Discrimination sexuelle et infanticide en Inde du Sud

Transcription

Discrimination sexuelle et infanticide en Inde du Sud
ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2004-1
Stéphanie VELLA1
pp. 29-43
Université de Bordeaux III - Michel de Montaigne
Laboratoire Dymset
Domaine Universitaire
33607 Pessac Cedex
[email protected]
Discrimination sexuelle et
infanticide en Inde du Sud
INTRODUCTION : CONTEXTE ET PROBLÉMATIQUE
En Inde, depuis trois décennies, la problématique de la discrimination sexuelle suscite
de nombreuses recherches dans le domaine
des sciences sociales. Parmi les données
actuellement employées pour la quantifier, le
sex-ratio2 permet de déterminer une éventuelle inégalité entre femmes et hommes
selon les groupes considérés (population par
âge, urbaine, alphabétisée, etc.). Toutefois,
il est le produit complexe de différents facteurs : sex-ratio à la naissance, mortalité différentielle par sexe et migrations. En
revanche, le principal facteur utilisé dans cet
article, le sex-ratio infanto-juvénile (SRIJ,
0-6 ans), n'est pas sensible aux mécanismes
migratoires, très faibles dans ces classes
d'âges, et représente par conséquent un indicateur précieux de la situation des filles. Il est
fondamental de par son influence sur le
sex-ratio total, lequel a été, du fait de ses
distensions, largement étudié en Inde, en
particulier dans le Nord (Miller, 1997 ;
Visaria, 1999, pp. 81-88).
Le sex-ratio de la population indienne diminue assez régulièrement depuis 1901, ainsi
que le ratio de la population 0-6 ans, notamment dans certaines régions indiennes du
Nord-Ouest (Punjab, Haryana3) représentées sur la figure 1 de la carte des États
indiens (Atkins et al., 1997). À ce propos,
les résultats du dernier recensement de 2001
montrent une diminution quasi-générale des
ratios dans les principaux États, sauf au
Kérala4. En outre, le Punjab et l’Haryana
sont les deux États présentant les sex-ratios
les plus bas et le déclin le plus prononcé
(793 et 820 filles pour 1000 garçons). Nous
constatons un décalage vers des SRIJ de
plus en plus faibles, dans un contexte de
réduction de la fécondité qui pourrait favoriser la discrimination sexuelle. La géographie de la fécondité (Guilmoto, 1997) est
également complexe et le lien sex-ratio et
fécondité a souvent été étudié en Inde. Les
trois variables utilisées, sex-ratio infantojuvénile, indice de surmortalité infantile
1
déficits de femmes observés. Il s’agit en fait d’un rapport de féminité.
3 L’Inde est une fédération d’États et de territoires.
4 Le Kérala est l’État qui a le meilleur développement
social et le plus faible taux de fécondité.
L’alphabétisation des femmes est supérieure à la
moyenne et leur statut semble meilleur que dans les
autres États.
Doctorante en géographie tropicale, Université de
Bordeaux III. Programme « Population et Espace en
Inde du Sud » de l'Institut français de Pondichery (IFP)
et de l'IRD. Je tiens à remercier C.Z. Guilmoto ainsi
que les techniciens du département des sciences
sociales de l’IFP.
2 Le sex-ratio est calculé comme le nombre de femmes
pour 1000 hommes, ce choix facilitant l'analyse des
30
Figure 1 : Les États indiens en 1991
Source : S. Vella, SIFP
féminine5 et sex-ratio à la naissance ont en
effet dévoilé depuis de nombreuses années
des pratiques socioculturelles spécifiques,
ancrées dans le contexte du patriarcat
indien, dont l’infanticide des filles et l’avortement sélectif des embryons femelles6. Si le
premier est une pratique ancienne, identifiée
dans le Nord7, où elle perdure, et révélée
plus récemment dans le Sud8, le second est
beaucoup plus récent et lié à l’introduction
de technologies médicales. En effet, depuis
un quart de siècle, rien n’est venu enrayer
leur progression ni leur transformation en
instruments de sélection sexuelle. Ces techniques sont celles de l’amniocentèse, qui
révèle le sexe de l’enfant à 16 semaines de
grossesse, le sexage des embryons9 et
l’échographie. Ce dernier moyen, le plus
abordable pour l’ensemble de la population,
est en constante amélioration et il est actuellement possible de diagnostiquer le sexe
entre 13 à 14 semaines par échographie
trans-vaginale (Mazumdar, 1994). La difficulté, dans le contrôle de ces techniques est,
que depuis 1974, date à laquelle l’implantation expérimentale s’est effectuée à Delhi,
leur propagation s’est faite de façon totalement anarchique, car principalement dans
des infrastructures privées, souvent non
enregistrées par le gouvernement, qui a
5
relle”. De plus les avortements ne sont pas enregistrés.
7 Pour plus de détails sur l’infanticide dans le Nord,
consulter Paknasi (1970), Panigrahi (1972), Venkatachalam et Srinivasan (1993) et Sherwani (1998).
8 Mis à part dans la Tribu des Todas des Nilgiris au
Tamil Nadu : Thurston (1975) et Rivers (1986).
9 Selon la méthode d’Ericsson, par séparation des spermatozoïdes x et y et insémination artificielle, mais ce
diagnostic génétique pré-implantatoire est très coûteux
(RCWS, 1994, pp. 11-15).
C’est le rapport de la mortalité féminine sur la mortalité masculine à partir de la mortalité infantile : décès
d’enfants de moins d'un an sur les naissances vivantes
de l’année.
6 Nous avons utilisé le sex-ratio infanto-juvénile car les
chiffres bruts de ces pratiques sont très difficiles à obtenir et très en dessous de la réalité. En effet, les infirmières de village peuvent certes relever les infanticides
comme “morts pour raisons sociales”, mais leur supérieur préfère souvent les reporter comme “mort natu-
31
aujourd’hui de nombreuses difficultés à
mettre en place des régulations.
La négligence envers les filles est un autre
comportement discriminant, qui se décompose notamment en termes de soins et
d'alimentation et qui provoque une mortalité
accrue des filles et donc un sex-ratio infanto-juvénile déséquilibré. Il traduit un investissement parental sexo-sélectif, en fonction
de la valeur spécifique attachée au genre de
l’enfant. Le genre (ou sexe social, Hurtig,
1991, Maithreyi, 1998), en Inde, semble en
effet défini extrêmement tôt en comparaison
de l’Occident et prend actuellement toute sa
signification avant la naissance. Le sexe de
l’enfant à naître, dont la socialisation est
préétablie, est un enjeu crucial pour le devenir de la famille.
Dans cet article, nous avons choisi de
conduire une étude spatiale à différentes
échelles du Sud de l’Inde, afin de cartogra-
phier les anomalies du sex-ratio infantojuvénile qui dénotent d'importantes variations dans les comportements démographiques, qui sont parfois discriminatoires.
En outre l’objectif est d'apporter des premiers éléments de réponse au pourquoi de la
discrimination sexuelle, dans une région.
Dans un premier temps, nous décrivons
l’évolution et les différentiels du sex-ratio
infanto-juvénile en Inde du Sud. Nous examinons ensuite les tendances et les variations micro-spatiales au Tamil Nadu, à partir
d’une cartographie, en les confrontant à
l’analyse de terrain, quantitative et qualitative, en rapport avec des villageoises et
des ONG locales. Nous proposons ainsi des
éléments d’explication aux phénomènes
répertoriés statistiquement et spatialement,
notamment grâce à l’introduction du
concept de diffusion.
ÉVOLUTION ET DIFFÉRENTIELS DU SEX-RATIO JUVÉNILE EN INDE DU SUD
Nous nous intéressons ici à l’Inde du Sud
(Figure 1) car la discrimination sexuelle y
est moins étudiée que dans le Nord et
l'homogénéité relative entre les quatre États
du Sud10 (Tamil Nadu, Kérala, Andhra
Pradesh et Karnataka) a donné lieu à une
dichotomie Nord-Sud désormais classique.
Mais nous souhaitons montrer que des hétérogénéités, à des échelles plus fines, existent
entre les quatre États. La tendance générale,
durant les quatre dernières décennies, est
une baisse du sex-ratio infanto-juvénile
(SRIJ), globale et quasi-régulière en Inde du
Sud (Figure 2). L’Andhra Pradesh et le
Karnataka, où le SRIJ est plus élevé, déclinent en parallèle, sauf en 1981 où le SRIJ de
l’Andhra Pradesh subit une légère augmentation. Le Kérala suit un mouvement moins
régulier, puisqu’il a le plus bas SRIJ en
1961, inférieur à la moyenne indienne, puis
augmente pour atteindre le niveau de
l’Andra Pradesh en 2001. Par contre, le
Tamil Nadu enregistre le déclin le plus
rapide, de 985 en 1961 à 939 en 2001, date
10
du dernier recensement, et son SRIJ se
rapproche du SRIJ indien, inférieur au SRIJ
biologiquement normal, compris entre 950
et 1000, selon les variations du sex-ratio à la
naissance et de la mortalité différentielle
durant l’enfance (Mitra, 1985, Reddy, 1996,
Mayer, 1999, Agnihotri, 2000).
Concernant l’indice de surmortalité infantile
féminine (ISIF), en 1996, des différences
inter-étatiques importantes apparaissent et
l’Andhra Pradesh se démarque clairement
par un ISIF très faible (Figure 3). Au Kérala
comme au Karnataka, les valeurs sont beaucoup plus élevées mais c'est le Tamil Nadu
qui a l’ISIF le plus élevé. Ces résultats
confirment globalement les variations du
sex-ratio juvénile : l’Andhra Pradesh, où le
SRJ est le plus élevé, a également le plus
faible ISIF. Pourtant, il a également le plus
fort taux de mortalité infantile des quatre
États. Les enfants ont ainsi de très forts
risques de mortalité, mais selon un régime
équilibré entre les deux sexes. À l'inverse, la
mortalité est plus faible au Tamil Nadu, mais
Notamment du fait de l’homogénéité historique et culturelle des langues du Sud, dites langues dravidiennes.
32
Figure 2 : Sex-Ratio Infanto-Juvénile (Filles pour 1000 Garçons de 0-6 ans), dans les quatre États de l’Inde du Sud
et en Inde, 1961-2001
Vella, S., Source : Recensement indien, différentes années (Government of India).
Figure 3 : Indice de surmortalité infantile féminine (mortalité féminine/mortalité masculine x 1000) en Inde du Sud
et en Inde, 1996
Vella, S., Source : Sample Registration System, 1997.
la différence de mortalité entre les sexes est
la plus marquée.
Quant au sex-ratio à la naissance (SRN),
calculé par des méthodes statistiques indirectes (Sudha and Rajan, 1999), il reflète
les comportements ayant lieu tout au long de
la grossesse, et notamment les avortements
sexo-sélectifs. Biologiquement, une légère
prédominance des naissances masculines est
observée : le sex-ratio est en général de 950
naissances féminines pour 1000 naissances
masculines, variant entre 940 et 1000 selon
les populations. Une plus forte mortalité des
garçons en bas âge suit et le rapport entre
sexes s’équilibre vers 20 ans. Au-delà, les
femmes sont plus nombreuses, car biologiquement plus résistantes, sauf quand une
très forte mortalité maternelle, comme en
Inde, retarde l'augmentation de la proportion
de femmes observées dans les âges adultes.
33
En 1981 et 1991, le Kérala se distingue par le
plus faible ratio urbain de l’Inde du Sud
(Tableau 1). En 1991, l’Andhra Pradesh
enregistre encore une fois les meilleurs résultats, loin devant les autres États et la moyenne indienne. Mais ces chiffres, qui restent des
estimations, font apparaître avant tout une
baisse généralisée du SRN, qui peut difficilement être attribuée à des facteurs d'origine
biologique. Il est clair qu’il est désormais
socialement transformé et nous inférons
qu'une part significative de cette baisse de la
proportion des naissances féminines est due à
des avortements sexo-sélectifs.
Tableau 1 : Sex-Ratios estimés à la naissance (filles pour 1000 garçons), Ruraux et Urbains, en Inde du Sud et Inde,
1981 et 1991
Source: Sudha and Rajan, 1999.
Il s’agit maintenant de confronter ces trois
études statistiques à ce qui est connu des
États envisagés. Le Kérala, dont le développement social est le plus avancé, se détache
de la tendance de l’Inde du Sud. Pourtant, si
son taux de mortalité infantile reste le plus
bas de l’Inde, son ISIF est défavorable aux
filles. De plus, son SRIJ et surtout son SRN
sont en décalage avec le schéma général de
son développement social11, notamment en
comparaison de l’Andhra Pradesh et du
Karnataka où les conditions de survie des
filles sont meilleures. Pourtant, par opposition au Kérala, les trois autres États sont
beaucoup moins « développés » et plus agricoles. L'Andhra Pradesh se distingue paradoxalement par un niveau de développement défavorable mais les données démographiques les plus équilibrées, son profil
est donc divergent et plutôt avantageux pour
les femmes. Le taux de fécondité du Tamil
Nadu était de 2,1 en 1991, après une baisse
rapide12, soit le second plus faible de l’Inde
après le Kérala. Parmi les grands États, il est
reconnu comme étant assez avancé dans le
respect d’un certain nombre d’indicateurs
sociaux quoiqu'en retard sur le Kérala.
Pourtant, au Tamil Nadu, les statistiques
apparaissent fortement défavorables aux
filles. Il s'agit de pressions sociales ayant
pour conséquence l’augmentation du taux
de mortalité des filles à la fois avant et après
la naissance. D’ailleurs, le Tamil Nadu est
l’État dans lequel les habitants désirent le
moins de filles (NFHS, 2000, p. 122). Par
ailleurs, si cet État présente un taux de mortalité infantile très élevé, comme son ISIF, la
cause majeure de cette surmortalité féminine, surtout dans les premiers jours de l’existence, est l’infanticide des filles. En 1999,
celui-ci aurait officiellement représenté
8,3% de la mortalité infantile totale et 15,8%
de la mortalité infantile féminine. Ce taux
d’infanticide des filles était de 19% en
milieu rural et de seulement 1.1% en milieu
urbain (Athreya, 2000).
En ce qui concerne le sex-ratio à la naissance, en 1999, il était de 931 par rapport à 952
en 1991. Ce déclin est sans doute à relier à
l’avortement sexo-sélectif. Dans des poches
largement plus confinées au “corridor” Nord
du Tamil Nadu, le SRN apparaît plus faible
que la moyenne étatique, avec le chiffre
exceptionnellement bas de 858 à Salem en
11Sur
tions. Quand la taille de la famille diminue, la composition sexuée de la progéniture devient plus importante pour
les parents. La "qualité" de la descendance compte alors
plus que la "quantité" et le sexe des enfants peut devenir
une dimension cruciale des choix démographiques.
cette question de la remise en cause de l’égalité
femme - homme au Kérala, consulter Rajan, Sudha et
Mohanchandran (2000).
12 Une baisse de la fécondité conséquente à des répercutions sur les comportements discriminatoires des popula-
34
1999. Le décalage avec le sex-ratio biologique est ainsi de plus de 11 %. Ce chiffre
correspond donc à une fréquence exceptionnellement élevée d’avortements d'embryons
féminins.
Au Tamil Nadu, en 2001, plusieurs districts13 avaient des sex-ratios infanto-juvéniles inférieurs à la moyenne étatique de
939, dont Salem. Ce district avait en 1991 le
SRIJ le plus bas des districts de l'Inde et sur
les 54 districts indiens qui avaient un SRIJ
inférieur à 900, tous étaient dans le Nord, à
l'exception de Salem. Sur l'ensemble des
districts tamouls, on constate qu’une dimi-
nution a eu lieu de façon presque régulière
dans tous, surtout à partir de 1961. Mais
cette baisse générale de la proportion des
filles a été extrêmement rapide et précoce
dans le district de Salem : le sex-ratio est
parti d'un niveau de 980 et a commencé à
baisser sensiblement dès les années 1960,
descendant en dessous de la valeur de 830
en 2001. En 1999 dans le district de Salem,
l’infanticide représentait 64,4% des morts
infantiles féminines et la mortalité infantile
des filles était plus du double de celle des
garçons (ISIF de 2340 par rapport à 1189
pour le Tamil Nadu).
LA DISCRIMINATION SEXUELLE DANS L'ESPACE
Cette partie propose une lecture géographique de la discrimination sexuelle à partir
des données démographiques. En effet, l’analyse spatiale se révèle plus appropriée et
pertinente pour présenter les résultats, permettant à la fois une comparaison inter-étatique aisée, mais aussi une étude fine des
variations du sex-ratio infanto-juvénile au
sein des États. La carte de la figure 4 représente les sex-ratios infanto-juvéniles ruraux
en Inde du Sud, en 1991, car les données du
recensement 2001 ne sont pas encore toutes
disponibles. Le point de départ à cette étude
spatiale a été une carte numérisée de l’Inde
du Sud (Système d’Information Géographique). Elle représente tous les villages, qui ont
été disponibles pour la première fois sur support informatique à la faveur du recensement
1991. La base de données du projet
« Population et Espace en Inde du Sud »14
représente ainsi 65 000 unités villageoises
habitées en 1991 et le SIG permet pour la
première fois de cartographier le sex-ratio
infanto-juvénile au niveau des villages. Au
vu du nombre très important d’unités, une
agrégation a été effectuée, en calculant des
moyennes spatiales les regroupant dans un
rayon de 10 Km, par la méthode de ThiessenVoronoï. Une interpolation spatiale a été opérée avec les données regroupées du SRIJ, par
la méthode de kriging ordinaire, estimation
géostatistique standard (Chou, 1997). Ensuite, le contourage des régions statistiquement
homogènes a été effectué. Afin de favoriser
la clarté de la carte, la valeur 900 a été retenue comme seuil d’anormalité du SRIJ.
Globalement, le SRIJ rural est compris entre
900 et 1000, mais des variations géographiques considérables apparaissent à la lecture de cette carte. Peu de régions ont un
SRIJ supérieur à 1000. En Andhra Pradesh,
quelques micro-régions de ratios désavantageux pour les filles se dessinent dont une
zone au Nord correspondant à une aire tribale. D’ailleurs, autour de ces micro-zones,
une ceinture assez vaste de SRIJ très favorables se remarque nettement et correspond
à une zone tribale très étendue où la discrimination sexuelle est généralement réputée
moins importante qu'en région non tribale.
Au Karnataka, mise à part la zone frontalière adjacente à la région de Salem au Tamil
Nadu, seules quelques petites taches isolées
de SRIJ entre 800 et 900 se dessinent. Par
contre au Kérala, il semble que les valeurs
du SRIJ rural suivent un niveau moyen, avec
deux aires très avantageuses aux filles dans
deux districts le long du Tamil Nadu. Mais
seules des études de terrain dans ces zones
permettraient de les expliquer.
13
Fertility Project, SIFP », coordonné par Guilmoto et
présenté dans Espace, Populations, Sociétés, Guilmoto
et al., 2002.
Le district est la division administrative de chaque
État Indien.
14 Il s’agit de la base de données du projet « South India
35
Figure 4 : Carte des Sex-Ratios Juvéniles en 1991 en Inde du Sud
Source : Base de données SIFP, 1991.
© Stéphanie Vella.
Cette cartographie fait ressortir avant tout le
particularisme de cet État, car deux régions
de taille importante sont identifiées. Il existe donc un déséquilibre qui suit un contour
géographique précis. Ainsi, la cartographie
des sex-ratios infanto-juvéniles à l’échelle
du Tamil Nadu en 1991 (Figure 5) est révélatrice de ces grandes hétérogénéités au sein
de l’État. Dans la plupart des aires, le SRIJ
est supérieur à 950 et correspond donc à des
Échelle : 1 cm = 100 km.
valeurs normales de la mortalité par sexe.
Mais la situation se révèle bien différente
dans certaines poches qui semblent isolées,
où le SRIJ est inférieur aux valeurs moyennes, comme à l’Ouest de Madurai et dans la
poche de Salem-Dharmapuri. On note ainsi
encore une fois la forte compacité spatiale
du phénomène, qui n'est pas le fait du lissage géostatistique effectué à partir de données spatiales fines. La proportion de filles
36
Figure 5 : Carte des Sex-Ratios de la population de moins de 7 ans, Tamil Nadu, 1991
Source : Base de données SIFP.
© Stéphanie Vella.
est la plus faible dans le Nord-Ouest et la
plus forte dans les Sud et Nord-Est du Tamil
Nadu. D’autre part, l’amplitude du déséquilibre fille-garçon est considérable quand des
valeurs inférieures à 660 sont observées
dans l’aire de Salem. Ce sont des régions où
une fille sur trois manque en 1991. À une
échelle plus microscopique dans cette zone,
on compte de nombreux villages de plus de
2000 habitants où le SRIJ est de 2 garçons
pour une fille. Nous tenons sans doute ici le
pic en Inde du Sud de la discrimination des
Échelle : 1 cm = 65 km.
petites filles. D’ailleurs, le bloc qui a le
record du plus bas sex-ratio infanto-juvénile
du Tamil Nadu (614), est un bloc rural du
district de Salem.
Il est intéressant de constater qu'en suivant
le grand axe routier Coimbatore-Dharmapuri qui va vers Bangalore, le SRIJ n’est pas
uniforme à l'intérieur même du Kongu
Nadu, région recouvrant les districts de
Coimbatore, Erode et Salem alors que cette
aire présente une certaine homogénéité
économique et culturelle. À partir de Coim-
37
batore, région très riche où le SRIJ est à un
niveau normal (950-1000), la route traverse
le plateau du Kongu Nadu et le ratio reste
dans des valeurs moyennes (900-1000).
Toutefois, avant de traverser la rivière de la
Kaveri, un changement brutal intervient, et
le SRIJ décline fortement, passant de 950 à
moins de 830. On atteint très vite le minimum de 614 : en moins de 50 km, le SRIJ a
diminué de 50 %. À la sortie de Salem, le
SRIJ augmente pour revenir à 800 à
Dharmapuri et 950 à Krishnagiri. Il est difficile de penser que le Kongu Nadu est une
zone homogène, en matière de peuplement
notamment, tant les variations du comportement de discrimination de genre peuvent
être extrêmes.
Si la zone de Salem est la plus fortement
marquée par le déficit des filles, renforcée
par celle de Dharmapuri, la région de
Madurai semble beaucoup moins étendue.
Elle paraît rattachée à la précédente par des
zones de SRIJ compris entre 900 et 950.
Depuis le recensement de 1991, le phénomène a progressé, une expansion à de nouvelles zones est apparue et certains auteurs
parlent, depuis 1996, de « ceinture contiguë » pour spatialiser l’infanticide des filles
(Athreya & Chunkath, 2000). Les chiffres
de mortalité que nous avons examinés
conduisent à des SRIJ encore plus bas que
ceux enregistrés en 1991, pour les premières
données du recensement 2001. Ainsi Salem
aujourd’hui semble être reconnue comme
foyer secondaire, après Madurai. De fait,
même si de façon actuellement trop imprécise, Salem, Dharmapuri et Madurai sont
toujours citées, à une échelle plus fine, la
distribution géographique s’affine et l’on
constate qu’au moins le double de districts
est impliqué dans 30% des infanticides. Les
districts du Sud, de l’Est et du delta de la
Kaveri sont a priori épargnés par l’infanticide. Aucune anomalie n’a été repérée dans
ces zones, si ce n’est, en 1999, dans des
districts un peu excentrés par rapport à
l'axe Madurai-Salem. Une autre exception
concerne le district de Coimbatore qui tout
en étant à l’Ouest, à la limite du corridor,
n’est absolument pas concerné par l’infanticide d’après les données disponibles et nos
enquêtes.
DISCRIMINATION DANS UN VILLAGE DE LA RÉGION DE SALEM
La distribution géographique de la discrimination, telle qu’elle a été présentée, ne
peut être approfondie et soutenue que par
des données de terrain sur les formes de
discrimination pratiquées, recueillies à une
échelle pertinente. Cette analyse a pour
objectif de donner des explications plausibles, socioculturelles et économiques, à la
concentration géographique des infanticides, l’origine des comportements et leur
évolution, en rapport avec l’évolution des
pratiques médicales et juridiques. À un
niveau local, il semble possible de dégager
les spécificités internes à un groupe, indispensables à la compréhension d’un phénomène social comme la discrimination
sexuelle. Ainsi, en 1999-2000, nous avons
mené une étude dans un village composé de
cinq hameaux, dans le district de Salem,
afin de comprendre le contexte de la discrimination sexuelle à travers le vécu des
femmes, les traditions, les rites et les sys-
tèmes de parenté des castes locales. Ce village appartient à la région historique prospère du Kongu Nadu dont nous venons de
parler, où l’agriculture est étroitement liée à
l’industrie (Schar, 1992). Les taux de natalité peuvent y être très bas, les liens villecampagne sont les meilleurs par rapport au
reste de l'État et l’intensité de l’irrigation y
est également très importante. C’est ainsi
une aire très sèche d’agriculture irriguée
par puits, d’industrie textile et d’activité de
transports par camions. Le village a été
choisi pour sa localisation dans une zone
très sensible de sex-ratios juvéniles très
faibles et les registres de l’infirmière
confirment la présence de l’infanticide et
de l’avortement sélectif des filles : en 1999,
le sex-ratio total de la population était de
900 femmes pour 1000 hommes, et le sexratio infanto-juvénile de 784 (204 garçons
pour 160 filles). Ce déséquilibre est avant
tout attribué à l'infanticide pratiqué en
38
majorité par les castes des Gounders et des
Dalits15.
Dans ce contexte, des précisions au sujet de
la discrimination sexuelle ont été obtenues
auprès des femmes du village16. Les résultats de ces enquêtes montrent que les garçons sont dans l’ensemble toujours préférés.
Selon ces villageoises, le garçon occupe de
multiples fonctions : il est l’héritier, présent
pour assurer le respect et la fierté des
parents, il prend soin d’eux quand ils sont
vieux ou malades et conduit leurs rites funéraires.
La fille, par contre, les quitte lors de son
mariage et jusqu’à cette étape, ils doivent
surveiller sa virginité. De plus, elle est réputée occasionner tout au long de sa vie des
lourdes dépenses à ses parents. Il faut ainsi
lui acheter des bijoux et conduire une coûteuse cérémonie lors de sa puberté. Le
mariage est également de plus en plus cher,
et la dot est devenue la norme y compris
parmi les Dalits, qui ne la pratiquaient pas
jusqu’à récemment, étant de part leur rang
social le plus bas, épargnés par ces coutumes
des castes supérieures. C’est en effet la caste
terrienne des Gounders qui dépense le plus.
Par ailleurs, ces dépenses en faveur de la
progéniture féminine continuent bien après
le mariage, puisque lors des parturitions, les
parents doivent en payer les frais, comme
ceux des cérémonies de la grossesse. Il
semble pourtant que durant la jeunesse de
femmes de cinquante ans aujourd’hui, les
filles aient été plus aimées, un changement a
donc eu lieu. La fille conserve tout de même
des fonctions précises, comme l’accomplissement des tâches domestiques ou l’affection vis-à-vis de sa mère. Une seule fille est
en fait généralement acceptée, car la discrimination sexuelle tient compte de la parité
dans la famille.
Ainsi ce destin féminin difficile et la dot
sont cités comme raisons majeures à l’infanticide des filles17. D’ailleurs, c’est la cause
spontanément invoquée pour leur surmortalité, sur laquelle toutes s'accordent. Les
femmes Dalits dénoncent les Gounders,
mais souvent avec prudence en raison de
leur dépendance économique18. Dans les
autres communautés la pratique de l'infanticide est avouée, même s’il est parfois difficile de parler du phénomène avec les mères
directement concernées. Selon la majorité
des villageoises, l’intensité du phénomène
diminue du fait de la généralisation des
stérilisations et de la possibilité de pratiquer
des avortements sexo-sélectifs grâce aux
échographies. Les programmes gouvernementaux en faveur des filles, depuis 1993,
en réponse à la révélation médiatisée de l’infanticide, auraient également eu un effet dissuasif. Auparavant en effet, les villageoises
pensaient que l’infanticide était un fait normal et il est possible qu'il se soit pratiqué il
y a dix ans dans des proportions encore plus
importantes. Les 12 infanticides enregistrés
dans le village en 1998 ont presque tous eu
lieu durant la première semaine de vie de
l'enfant. Par ailleurs, des médecins continuent à établir des faux certificats de décès,
même si aujourd’hui les personnels de santé
sont encouragés à établir la liste réelle des
infanticides. En certains villages suivis par
une ONG luttant contre l’infanticide, et où
les naissances se font encore en majorité à
domicile, l'infanticide féminin est presque
une norme encouragée par les villageois.
L’évolution spatio-temporelle du phénomène reste étroitement liée à l’évolution médicale, pénale et politique au Tamil Nadu. En
effet, l’avortement sexo-sélectif est aujourd’hui disponible partout dans cet État, grâce
à la multiplication des cliniques privées et
des équipements d'échographie. Les pratiques reproductives des femmes ont subi le
fort impact du transfert technologique et ces
dernières s'y sont trouvées confrontées en se
rendant dans les hôpitaux, les dispensaires et
les cliniques. Ainsi, les techniques modernes
semblent prendre désormais une place
importante dans le discours et les pratiques
discriminantes des villageoises. Il reste difficile d'enquêter auprès des groupes plus
15
des castes du village.
17 L’infanticide des garçons existe mais est extrêmement rare.
18 Les Dalits travaillent sur les terres des Gounders, en
tant que coolies agricoles ou plus rarement employés à
l’année.
Les Gounders sont des agriculteurs, propriétaires terriens, en général prospères, alors que les Dalits sont le
plus souvent des paysans marginaux ou sans terre.
16 L'échantillon de femmes a été sélectionné selon leur
degré de coopération et leur disponibilité. Nous avons
ainsi interrogé 114 femmes, en respectant la proportion
39
aisés, notamment les Gounders, fréquentant
les cliniques privées des bourgs proches, où
les femmes sont suivies et où l'échographie
coûte au minimum 250 roupies, soit environ
cinq jours de salaire d’un sans-terre. Le secteur privé a donc la préférence des femmes
aisées, où les avortements peuvent se pratiquer en toute illégalité. Les médecins du
privé19 nous ont indiqué que les villageoises
pauvres vont à l’hôpital gouvernemental
pour connaître le sexe du bébé, même si
cette pratique est interdite, mais préfèrent
avorter dans leur village avec une infirmière, car c’est moins cher20. L’implantation
des échographes semble récente dans la
région de Salem, puisque les médecins, dans
le privé et dans le public, en ont fait majoritairement l’achat de 1992 à 1996. Les
patientes sont persuadées que cet instrument
ne sert qu’à connaître le sexe de l’enfant.
Les médecins nous ont expliqué que la caste
de Gounders avait commencé à pratiquer
l’infanticide et avait ensuite adopté les technologies de détermination sexuelle.
Si nous voulons comprendre la cartographie
de la discriminations sexuelle et envisager
pourquoi elle est entre autres concentrée
dans cette région de Salem, se pose le problème du suivi de l’évolution de ces pratiques. En effet, même si la caste des Kongu
Vellalars Gounders, appelée Gounders, a
été étudiée, ces pratiques discriminantes ne
l’ont pas été. Il faut comprendre pourquoi
les Gounders, dans d’autres parties du
Kongu Nadu, ne semblent aucunement pratiquer l’infanticide, comme dans le district
de Coimbatore où plusieurs études ont montré que les Gounders étaient nombreux
(Beck, 1979).
Une caste a toujours un territoire d’origine
et le nom du Kongu Nadu a donné le nom
des Kongu Vellalars Gounders. Ils sont ainsi
décrits comme une caste de propriétaires
terriens dominante. Ils étaient agriculteurs, à
l’origine, et considéraient leur terre maternelle comme étant le Kongu Nadu (Singh,
1998). Autrefois dans cette communauté, les
femmes travaillaient beaucoup dans les
champs, semblaient participer aux décisions
et organiser les affaires familiales non liées
aux finances. Aujourd’hui, si les femmes de
plus de quarante ans travaillent encore dans
l’agriculture, les jeunes épouses mariées restent au foyer. Cela est également vrai quand
elles sont éduquées, ce qui est souvent le
cas, car cette caste est favorable à l’éducation des filles. Comme nous l’avons précisé,
une des habitudes anciennes des Gounders
consiste à employer les autres communautés
du village à leur service. Selon Brenda Beck
(1979), les castes subalternes imitent ainsi
leurs pratiques sociales, car ils possèdent
une influence considérable sur elles. Les
mariages traditionnels de leurs filles se faisaient souvent avec l’oncle maternel, mais
cette coutume a pratiquement disparu dans
le village étudié et ils arrangent aujourd’hui
des mariages exogamiques. En outre, ils
observent encore des règles très strictes,
comme l'interdiction du remariage des
veuves ou les dépenses somptuaires pour les
cérémonies familiales. Par ailleurs, la progéniture idéale dans cette communauté semble
être aujourd'hui celle de l’enfant unique, de
préférence mâle, et traditionnellement, ils
n’avaient que deux enfants, de façon à éviter la division de la terre. L’infanticide ou
l'avortement était alors peut-être avant tout
une méthode de planning familial, en l'absence de moyens de contraception plus
modernes.
Nous avons examiné depuis combien de
temps l’infanticide existe dans cette zone et
s’il peut être relié à des facteurs externes comme le développement économique - qui
auraient influencé les coutumes de cette
caste. Il ne faut pas oublier que les pratiques
sociales sont dues à la fois aux caracté-
19
coût est de 2500 roupies en moyenne. L’avortement est
autorisé en Inde depuis 1971, sous des conditions
strictes mais celui sexo-sélectif est interdit depuis 1994.
20 L’hôpital gouvernemental devrait être gratuit, mais
en fait pour avoir accès aux soins, il faut verser de l’argent en quantité proportionnelle aux soins demandés.
Dans le cas d’un accouchement ou d’un avortement, les
sommes sont conséquentes, même si plus abordables,
que dans le secteur privé.
Seuls les hommes nous en parlent, car les femmes
médecins sont peu disposées à aborder le sujet des
avortements qu’elles seules effectuent, et qui peuvent
être illégaux. Leurs centres d’ailleurs, ne sont pas tous
reconnus par le gouvernement. L’avortement qui suit
une échographie, en cas de fœtus femelle, coûte cher
dans une clinique privée et dépend du nombre de
semaines de grossesse : à 16 semaines, date à laquelle
on peut savoir le sexe par une échographie banale, le
40
ristiques des communautés, mais aussi aux
caractéristiques du milieu dans lequel elles
vivent, selon leur accès à la ville, à l’éducation et aux réseaux de communication. Les
réponses au sujet de la datation sont variées,
à cause de la difficulté des villageois à dater
un événement, à commencer par leur propre
naissance. Les anciens racontent que lors de
leur jeunesse, l’infanticide existait déjà.
D’autres enquêtes ont montré que c’était
un phénomène postérieur à l'indépendance
(1947), mais qu’il y a trente ou quarante ans
les Gounders pratiquaient déjà l’infanticide.
Des médecins nous ont affirmé qu’il a
commencé entre 1950 et 1970, période à
laquelle la dot est apparue dans cette communauté. Ces réponses correspondraient à
l'examen de statistiques historiques : le
phénomène est devenu vraisemblablement
significatif durant les années 1960, ayant
peut-être été limité à des groupes plus isolés
auparavant.
Il faut également s’interroger sur le rôle de
la révolution agricole et sur son uniformité
dans le Kongu Nadu, afin d’appréhender les
changements internes qui se sont produits
dans cette communauté de propriétaires terriens. Dans le milieu des années soixante, la
révolution agricole a déterminé des changements dans les règles de la propriété de la
terre. En effet, les Gounders s'enrichissant
ont été en mesure d'acheter de nouvelles
terres ainsi que de se diversifier vers d'autres
activités comme le secteur des transports,
pour lequel ils ont acheté des camions qu’ils
ont conduits. Une hypothèse serait que leurs
déplacements dans toute l’Inde aient facilité
l’apparition de la dot par imitation des habitudes du Nord, et que l’infanticide en fût une
conséquence ultérieure. Mais indépendamment des contacts avec d'autres parties de
l'Inde, les changements se sont peut-être
déroulés de la même façon que chez les
Kallars de Madurai, qui pratiquent également l’infanticide et qui ont été plus étudiés
(Dumont, 1957 ; Krishnaswamy, 1988)21.
La disparition du prix de la fiancée et l'inflation de la dot correspondraient alors directement à l'enrichissement rapide de certaines
couches paysannes et de la pression exercée
sur les femmes au sein du « marché matrimonial ».
Cette explication, assez courante, de l'infanticide comme réponse à l'inflation de la dot
a l'avantage d'offrir un schéma assez cohérent des phénomènes simultanés de la Révolution Verte au Tamil Nadu, la diffusion des
coutumes de dot et la discrimination féminine allant en s’exacerbant. Toutefois, il
reste à expliquer pourquoi d'autres régions
n'ont pas été touchées de la même manière
par l'apparition des formes les plus extrêmes de discrimination féminine telles que
constatées à Salem ou à Madurai. De nombreuses régions ont en effet connu un développement économique rapide, agricole
notamment, mais notre cartographie a
démontré que la surmortalité des filles est
particulièrement circonscrite au sein du
Tamil Nadu. L'absence de surmortalité des
filles au cœur du Kongu Nadu, dans la
région de Coimbatore, est particulièrement
surprenante au vu de la situation dans le
pays de Salem voisin et c’est ici que l’explication des déplacements des Gounders de
l’aire de Salem vers le Nord, prend toute sa
signification.
21
(Krishnaswamy, 1988). Parmi les Kallars, la position
sociale des femmes se dégrada, car elles participèrent
moins à la nouvelle agriculture, furent moins payées et
la pression de la dot se fit plus forte. L’infanticide
semble être apparu à la suite de ces bouleversements.
L’accumulation de propriété semble donc nuire au statut de la femme et la surmortalité féminine semble plus
fréquente parmi les classes riches (Miller, 1997).
La pratique de la dot dans cette caste commença dans
les années 60, à l’ouverture du barrage de la Vaigai dans
le district d’Usilampatti (à côté de Madurai, figure 6) et
le boom économique qui s'ensuivit. Les disparités de
revenus augmentèrent et des nouveaux-riches émergèrent. Les mariages consanguins firent place à des
mariages en dehors de la famille fondés sur des choix
économiques et le volume de la dot augmenta très vite
41
CONCLUSION : LA DIFFUSION DES PRATIQUES DISCRIMINANTES
Les parties précédentes se sont intéressées à
la discrimination à l’égard des filles, à trois
échelles différentes : celle de l’Inde du Sud,
du Tamil Nadu et de la région de Salem avec
l’étude, entre autre, d’un village. Ces parties
établissent l'existence d’une discrimination
sexuelle accentuée, en même temps que
dynamique, car elle continue de progresser
et de se répandre à de nouvelles régions et à
de nouveaux groupes sociaux. Même si
notre étude n’a présenté des cartes à microéchelle que pour 1991, les résultats cités des
sex-ratios infanto-juvéniles sur plusieurs
décennies ainsi que les cartes gouvernementales à macro-échelle (districts) confirment
que le phénomène évolue, en attendant de
pouvoir dresser des cartes à micro-échelle
pour le recensement de 2001.
Cette évolution relève typiquement de
mécanismes de diffusion : il est utile de
comprendre à présent comment une pratique
sociale comme celle de l’infanticide a émergé, à une période donnée dans un champ
sociospatial précis, pour se propager ensuite
de façon directionnelle. Cette propagation
semble en effet s’être faite de manière spécifique dans l’espace et dans la société
tamoule. Nous avons mis en évidence, grâce
à une cartographie inédite, l’organisation
spatiale du phénomène. La notion de diffusion nous aide ainsi à envisager comment
cette organisation s’est mise en place d’un
point de vue dynamique. La définition de la
diffusion est le phénomène de propagation,
dans le temps et l’espace, d’une chose spécifique, telle une idée, une pratique sociologique, culturelle, auprès, par exemple, des
individus ou des groupes (Hagerstrand,
1952 ; Rogers, 1995). Le schéma s'applique
parfaitement à l’infanticide, dont l'existence
était vraisemblablement très réduite et localisée voilà plus de cinquante ans.
Pour simplifier, on peut décomposer l'analyse de la diffusion en deux dimensions : un
système social donné, à fonctionnement
« traditionnel » et propre aux populations
concernées, notamment des Gounders, et un
événement historique propre à l'histoire
locale et que l'on peut rattacher en outre à
l'apparition de la dot et aux effets de la
Révolution Verte. Une fois l'infanticide
apparu, dans une région et des communautés
données, un potentiel de diffusion existe,
d'autant plus fort que les groupes adoptant
sont haut placés dans la hiérarchie sociale et
fournissent une référence pour le reste de la
société locale. On s'attend alors à observer
un étalement progressif des pratiques nouvelles autour d'un foyer de dissémination
originel, et c'est l'image que renvoie globalement la géographie de la discrimination
sexuelle au Tamil Nadu, centrée autour de
Salem et Madurai.
Lors d’un tel processus, des barrières de
toutes natures (physiques ou culturelles)
orientent la direction des flux, les freinent,
voire les arrêtent créant des discontinuités
dans l’espace (Bailly, 1998). Notre cartographie a notamment montré que la diffusion
régionale ne semblait pas se faire de manière uniforme : les hétérogénéités spatiales
locales induites, par les limites environnementales, politiques, administratives ou
culturelles, sont visibles. Nous avons ainsi
observé qu’une région montagneuse, fortement enclavée, était faiblement touchée, en
dépit de sa proximité du foyer de l'infanticide à Salem. Ce territoire ne constitue-t-il
pas une “poche de résistance” à la discrimination ? Pour le démontrer, il faudrait une
étude plus fine de cette région, afin de
mesurer l'intensité de ses échanges avec les
communautés de la plaine.
Puisque la pratique de l’infanticide et de
l’avortement sexo-sélectif semble avoir été
essentiellement promue par les Kongu
Vellalars Gounders, il est intéressant de
constater que ces derniers occupent principalement deux districts, Coimbatore et
Salem. Ceux de Salem auraient historiquement adopté l’infanticide pour des raisons
qui ont été ébauchées précédemment. Ainsi,
par un mode de propagation sociale, grâce à
leur position de caste dominante, ils l’auraient transmis dans un contexte socio-économique favorable aux autres communautés. Ils auraient alors joué le rôle de groupe
“pionner” qui propage une “innovation”,
grâce à des facteurs de proximité sociale,
culturelle et géographique. La diffusion
serait ici en premier lieu verticale, au sein
de l’échelle sociale (top-down model), de
l’élite vers l’ensemble de la société locale.
Cette diffusion rendrait ainsi compte de
42
l'accentuation régulière de la discrimination
mesurée à Salem grâce au sex-ratio juvénile.
La diffusion a concerné l'infanticide, mais
sans doute aussi d'autres pratiques telles que
la dot ou l'abandon des mariages préférentiels. Même si l’incidence varie avec la classe sociale, la communauté et la religion, la
proximité spatiale a facilité cette propagation. Se combinent ensuite des mécanismes
de diffusion horizontale, c'est-à-dire à travers l'espace, au-delà des communautés fortement homogènes existant dans la petite
région d'origine. Cette diffusion procède
par le biais de canaux privilégiés, qui sont
socialement structurés : l’échange ne peut
se dérouler qu’entre individus et groupes
sociaux qui entretiennent des contacts, et ne
prend effet qu’en fonction de la qualité et du
volume de ceux-ci. De plus, la stricte distance géographique a un effet crucial dans
l'intensité de ces échanges. Les échanges
interpersonnels restent en effet le support
privilégié à la communication d’informations et à la formation de systèmes de normes et de représentations.
Si la diffusion de l'infanticide semblait, en
1991, limitée à quelques zones, elle est
beaucoup plus étendue aujourd'hui, au-delà
de sa région historique d'apparition et
relayée par l’avortement sexo-sélectif. Le
recensement de 2001 permet de confirmer
ces hypothèses de diffusion. Il demeure que
les tendances du déclin du sex-ratio infantojuvénile, dont les statistiques disponibles
attestent, dès à présent, que les discriminations de toutes formes à l’égard des filles se
sont renforcées, présagent que ce nouveau
siècle devrait être caractérisé par un déficit
singulier de femmes dans certaines parties
du Tamil Nadu. Notre article a permis de
souligner, à travers l'examen des contours
sociaux et spatiaux du phénomène, que la
dynamique de la discrimination sexuelle est
un phénomène complexe, qui puise ses
racines à la fois dans la spécificité d'une aire
culturelle régionale, dans l'effet des changements économiques structurels qui marquent l'Inde rurale et dans les mécanismes
de diffusion du changement social. Seule
une analyse intégrant démographie, économie, espace et anthropologie donne une
image cohérente de l'aggravation contemporaine des discriminations sexuelles au Tamil
Nadu.
BIBLIOGRAPHIE
AGNIHOTRI S. B. (2000), Sex Ratios Patterns in the
Indian Population, Sage, Delhi, 379 p.
on the Sample Registration System, Registrar General
of India, Delhi, 415 p.
ATHREYA V. & CHUNKATH S. R. (2000), Tackling
Female Infanticide, Social Mobilisation in Dharmapuri,
1997-1999, Economic and Political Weekly, vol. 35,
n° 49, pp. 4345-4348.
GUILMOTO C. Z. (1997), Géographie de la fécondité
en Inde (1981-1991), Espace Populations Sociétés,
n° 2-3, pp. 145-159.
ATKINS P. J., TOWNSEND J. G., RAJU S. et
KUMAR N. (1997), Une géographie du sex-ratio en
Inde, Espace Populations Sociétés, n° 2/3, pp. 161-171.
GUILMOTO C. Z. et VAGUET A. (éd.) (2000), Essays
on Population and Space in India, Institut français de
Pondichéry, Pondichéry, 254 p.
BECK B. E. F. (1979), Perspectives on a Regional
Culture. Essays About the Coimbatore Area of South
India, Vikas Publishing House, Delhi, 211 p.
GUILMOTO C. Z., OLIVEAU S. et VINGADASSAMY S. (2002), Une expérience de SIG en Inde du
sud. Théorie, mise en œuvre et application thématique,
Espace Populations Sociétés, n° 1-2, pp.147-163.
CHOU Y. H. (1997), Exploring Spatial Analysis in
Geographic Information Systems, Onword Press, Santa
Fe, 474 p.
HÄGERSTRANS T. (1952), The propagation of innovation waves, Lund, Lund Studies in Geography,
Séries B, n° 4.
DAS GUPTA M., CHEN L. C. & KRISHNAN T. N.
(eds.) (1995), Women's Health in India. Risk and
Vulnerability, Oxford University Press, Delhi, 320 p.
HURTIG M.C. et al. (éd.) (1991), Sexe et genre. De la
hiérarchie entre les sexes, Paris, CNRS, 281 p.
DUMONT L. (1957), Une sous caste de l'Inde du sud.
Les Pramalai Kallars du Tamil Nadu.
International Institute for Population Sciences (2000),
National Family Health Survey (NFHS 2, 1998-1999),
Mumbay, IIPS, 443 p.
Government of India (1999), Compendium of India’s
Fertility and Mortality Indicators, 1971-1997, Based
KRISHNASWAMY S. (1988), “Female Infanticide in
Contemporary India: a Case-Study of Kallars of Tamil
43
Nadu”, in Rehana Ghadially (ed.), Women in India
Society, a Reader, Sage, Delhi, 310 p.
MAITHREYI K. et al. (eds.) (1998), Gender, Population and Development, Oxford University Press, Delhi,
364 p.
MAYER P. (1999), India’s Falling Sex Ratios,
Population and Development Review, vol. 25, n° 2,
New York, pp. 323-343.
MAZUMDAR V. (1994), Amniocentesis and Sex
Selection, Occasional Paper, n° 21, Centre for
Women's Development Studies, Delhi, 22 p.
MILLER B. (1997), The Endangered Sex: Neglect of
Female Children in Rural North India, Oxford
University Press, Oxford, 223p.
MITRA A. (1985), “Implications of the Sex Ratio in
India's Population”, in K.V.Sundaram & N. Sudesh
(eds.), Population Geography, Heritage Publication,
Delhi, 400 p.
MUTHARAYAPPA R. et al. (1997), “Son Preference
and its Effect on Fertility in India”, in National Family
Health Survey Subject Reports, n° 3, International
Institute for Population Sciences, Mumbai, pp. 1-35.
PAKNASI K. B. (1970), Female Infanticide in India,
Kanti, Calcutta, 304 p.
PANIGRAHI L. (1972), British Social Policy and
Female Infanticide in India, South Asia Books, Delhi,
204 p.
RAJAN I. S. & MIHRA U. S. (1992), Decline in Sex
Ratio, Alternative Explanation Revisited, Economic
and Political Weekly, vol. 27, n 46, pp. 2505-2508.
RAJAN S. I., SUDHA S. & MOHANACHANDRAN
P. (2000), “Fertility Decline and Worsening Gender
Bias in India: Is Kerala No Longer an Exception?”,
Development and Change, vol. 31, pp. 1085-1092.
REDDY K. M. M. (1996), An Introduction to Demographic Behaviour in India, A View on Sex Ratio in
India, Kanishka, Delhi, 177 p.
Research Center for Women's Studies (1994), A Lesser
Child : Girl Child in India, RCWS, Mumbay, pp. 11-15,
65-66.
RIVERS W. H. R. (1986), The Todas, Rawat Pub.,
Delhi, 416 p.
ROGERS E. M. (1995), Diffusion of Innovations, The
Free Press, New York, 518 p.
SCHAR P. (1992), Capitalisme agraire et industrialisation rurale en Inde méridionale (Étude de la région
de Coimbatore - Tamil Nadu) », Cahiers d’Outre-Mer,
vol. 45, n° 178, pp. 125-158.
SHERWANI A. (1998), The Girl Child in Crisis, Indian
Social Institute, Delhi, 133 p.
SINGH K. S. (1998), Survey of India, India's Communities, vol. 5 & 6, Oxford University Press, Delhi,
2507 p. & 4144 p.
SUDHA S. & RAJAN I. S. (1999), Female Demographic Disadvantage in India 1981-1991: New Selective
Abortions and Female Infanticide, Development and
Change, vol. 30, n° 3, pp. 585-618.
THURSTON E. (1975), Castes and Tribes of Southern
India. The Native Races of India, vol. III & VII, Cosmo
Publications, Delhi, pp. 52-91, 416-421, 360-389.
VENKATACHALAM R. & SRINIVASAN Viji (1993),
Female Infanticide, Har-Hanand Publications, Delhi,
99 p.
VISARIA L. (1999), “Deficit of Women in India.
Magnitude, Trends, Regional Variations and Determinants”, in R. Harathi & B. Aparna (eds.), From
Independence Towards Freedom, Oxford University
Press, Delhi, 248 p.

Documents pareils

BIP 14

BIP 14 Nadu, Inde du Sud (Infanticide des filles et avortement sélectif des embryons féminins). Elle fait partie du laboratoire ADES-Dymset (Bordeaux III), sa thèse s'est déroulée au sein du programme “Po...

Plus en détail