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UNIVERSITE STENDHAL GRENOBLE 3
Groupe de recherche sur les enjeux de la communication (GRESEC)
EA n°608
Doctorat
Sciences de l'information et de la communication
Christine DEFUANS
LA NOTION DE CLIENT DANS LA CONCEPTION DES
SERVICES DE TELECOMMUNICATION
Etude à partir du cas de
France Télécom Recherche et Développement
Thèse dirigée par le Professeur Emérite Bernard MIÈGE
Soutenue le 15 juin 2006
Jury :
Mme. Josiane Jouët
Professeur en sciences de
l'information et de la communication
Université Panthéon
Assas – Paris 2
Mme Françoise
Paquien Séguy
Professeur en Sciences de
l'information et de la communication
Université Paris 8
Vincennes – Saint Denis
M. Jean Caune
Professeur Emérite en sciences de
l'information et de la communication
Université Stendhal
Grenoble 3
M. Bernard Miège
Professeur Emérite en sciences de
l'information et de la communication
Université Stendhal
Grenoble 3
M. Thierry Nagellen
Responsable d'Unité de
Recherche et Développement
France Télécom Recherche
et Développement
UNIVERSITE STENDHAL GRENOBLE 3
Groupe de recherche sur les enjeux de la communication (GRESEC)
EA n°608
Doctorat
Sciences de l'information et de la communication
Christine DEFUANS
LA NOTION DE CLIENT DANS LA CONCEPTION DES
SERVICES DE TELECOMMUNICATION
Etude à partir du cas de
France Télécom Recherche et Développement
Thèse dirigée par le Professeur Emérite Bernard MIÈGE
Soutenue le 15 juin 2006
Jury :
Mme. Josiane Jouët
Professeur en sciences de
l'information et de la communication
Université Panthéon
Assas – Paris 2
Mme Françoise
Paquien Séguy
Professeur en Sciences de
l'information et de la communication
Université Paris 8
Vincennes – Saint Denis
M. Jean Caune
Professeur Emérite en sciences de
l'information et de la communication
Université Stendhal
Grenoble 3
M. Bernard Miège
Professeur Emérite en sciences de
l'information et de la communication
Université Stendhal
Grenoble 3
M. Thierry Nagellen
Responsable d'Unité de
Recherche et Développement
France Télécom Recherche
et Développement
REMERCIEMENTS
Un parcours de doctorat est ponctué de nombreuses rencontres et d'échanges très divers.
Les multiples confrontations et les échanges de points de vue ont été pour mon travail de
recherche, comme pour moi-même, une véritable source d'enrichissement. Longue est la liste des
personnes que je souhaiterais pouvoir remercier pour avoir contribué de près ou de loin à ce
travail, ou simplement pour les encouragements reçus. Je tiens toutefois à m'adresser plus
spécialement à certaines personnes dont l'appui m'a été précieux.
Je remercie en premier lieu mon directeur de thèse, le Professeur Bernard Miège, envers qui
je suis particulièrement reconnaissante pour la confiance qu'il m'a témoignée, et pour son soutien
régulier tout au long de cette recherche.
Ce travail a pu naître également, grâce à l'intérêt que des managers de France Télécom
Recherche et Développement ont porté à mon projet. Sans le soutien de Jean-Marc Dumant,
d'Yvon Guillot ou Jean-Michel Bergé, il n'aurait sans doute jamais été initié. Sans celui de Michel
Mermet, Sylvie Tarozzi ou Thierry Nagellen, il n'aurait peut-être pas abouti.
Je témoigne aussi toute ma gratitude à mes collègues de France Télécom R&D, ergonomes
et sociologues en particulier, aux ingénieurs qui ont participé à mes investigations, ainsi qu'à mes
collègues universitaires du GRESEC pour les débats très enrichissants que j'ai eus avec eux.
Je dois de chaleureux remerciements à mes proches collègues de travail, et en tout premier
lieu à la formidable équipe à Grenoble, de l'Atelier de Démonstration et de Découverte
(aujourd'hui « Opt'Inov »), qui m'a toujours encouragée, et dont les témoignages d'amitié m'ont été
d'un grand secours dans les moments difficiles. Un grand merci donc à Eric, Maureen, MarieJeanne, Marylène et Nadine. Merci également à Marin pour ses précieuses relectures, à toute
l'équipe du « pôle » ; ainsi qu'aux « chamelles » et à Sylvie à Sophia-Antipolis.
Enfin, sans ma famille et sans mes amis, qui ont partagé certains de mes choix et certaines
de mes priorités, qui ont cru en moi et qui m'ont épaulée alors que le « monde » de la recherche
leur était parfois bien étranger, je n'aurais jamais trouvé le courage de mener ce travail à son
terme. Merci à tous, avec un clin d'œil à Mag et Thierry « on the moon », et merci surtout à mes
parents à qui je dédie ce travail.
SOMMAIRE
INTRODUCTION.......................................................................................................................... 12
I. ORIGINE DU SUJET................................................................................................. 13
II. ORGANISATION DU MEMOIRE .......................................................................... 15
PREMIERE PARTIE : CONSTRUCTION DE L’OBJET DE RECHERCHE ...................... 18
CHAPITRE 1 - LE CLIENT EN QUESTION.............................................................................. 19
I. LES TELECOMS SE TOURNENT VERS LE CLIENT........................................... 19
I.1. Contexte politico-économique............................................................................. 19
I.2. Emergence de la problématique du client dans les télécoms .............................. 23
I.3. Des tendances et des mouvements dans la durée. ............................................... 27
II. LE CLIENT COMME NOTION FONDAMENTALE............................................. 30
II.1. Origines étymologiques...................................................................................... 31
a-
La période romaine (Xe siècle av. Jésus Christ – an 476) ............................. 31
b-
Le Moyen-Âge (476 – 1492)......................................................................... 33
c-
De la Renaissance à la révolution industrielle (XVI –XIXes siècle)............. 34
II.2. Le client au XXe siècle....................................................................................... 36
a-
De la normalisation technique à la normalisation économique et sociale..... 37
b-
De la normalisation à la qualité..................................................................... 41
CHAPITRE 2 - PROBLEMATIQUE ET METHODOLOGIE..................................................... 44
I. QUESTIONNEMENT PROBLEMATIQUE ............................................................. 44
I.1. L'innovation : un ensemble de processus communicationnels ............................ 45
a-
La conception comme processus systémique ................................................ 46
b-
La conception : une activité de l'esprit.......................................................... 49
c-
Evolution des systèmes de R&D ................................................................... 52
I.2. L'impact de l'orientation client sur les pratiques dans l'entreprise. ..................... 54
a-
Des contraintes nouvelles.............................................................................. 54
b-
Un changement de culture : l'essor des services ........................................... 55
c-
Pourquoi étudier le client ?............................................................................ 57
II. METHODOLOGIE ................................................................................................... 59
II.1. Délimitation du terrain ....................................................................................... 59
II.2. Objectivation de la recherche............................................................................. 60
II.3. Démarche et techniques ..................................................................................... 61
II.4. Champs disciplinaires ........................................................................................ 64
CHAPITRE 3 - LOGIQUES TRANSVERSALES....................................................................... 66
I. LES LOGIQUES ECONOMIQUES ET STRATEGIQUES...................................... 66
I.1. Stratégie marketing et choix technologiques....................................................... 66
I.2. Risques et incertitudes......................................................................................... 69
I.3. Segmentation des marchés et de l'offre ............................................................... 70
a-
Segmentation stratégique............................................................................... 70
b-
Segmentation commerciale ........................................................................... 72
I.4. La rentabilité et la force concurrentielle de la R&D ........................................... 72
II. LES LOGIQUES ORGANISATIONNELLES ......................................................... 73
II.1. Le processus d'organisation en projet ................................................................ 73
a-
La dimension stratégique et managériale ...................................................... 76
b-
Financement et outillage des projets............................................................. 80
c-
La dimension informationnelle et communicationnelle................................ 83
II.2. Un Business Model pour la R&D de France Télécom ....................................... 84
a-
La formalisation des processus projets.......................................................... 84
b-
Propriété et valorisation du patrimoine intellectuel ...................................... 85
c-
La politique de brevetage .............................................................................. 86
III. LES LOGIQUES SOCIOCULTURELLES ............................................................. 88
III.1. L'investissement du cognitif et du social et la politique de marque ................. 89
III.2. Evolution de la pensée des usages. ................................................................... 93
a-
Les origines ................................................................................................... 93
b-
Les microsociologies et les études des médias ............................................. 94
c-
La sociologie des usages ............................................................................... 97
III.3. Conclusion ...................................................................................................... 102
CHAPITRE 4 - LE MANAGEMENT PAR LE CLIENT .......................................................... 103
I. LES GRANDES TENDANCES............................................................................... 104
I.1. L’avènement de la démarche « Qualité totale » ................................................ 104
I.2. Le projet de « l’intelligence collective » ........................................................... 107
II. LA RATIONALISATION DES METHODES ET DES DEMARCHES ............... 110
II.1. L'ingénierie simultanée (ou intégrée ou concourante) ..................................... 110
II.2. De l'analyse de la valeur…............................................................................... 111
II.3. Au management de la valeur ............................................................................ 114
III. CONCLUSION ...................................................................................................... 115
DEUXIEME PARTIE : LA NOTION DE CLIENT DANS LES PRATIQUES DE R&D.... 117
CHAPITRE 1 - L’INTEGRATION DU CLIENT DANS LES PROJETS ................................. 118
I. LA CONNAISSANCE DU CLIENT ET DES USAGES ........................................ 119
I.1. Du marketing à la sociologie ............................................................................. 119
a-
Méthodes et techniques sociologiques ........................................................ 121
b-
L'instrumentalisation des usages à France Télécom R&D.......................... 124
I.2. Segmentation par l'usage et identités collectives............................................... 126
a-
La segmentation traditionnelle enrichie ...................................................... 128
b-
La segmentation structurée par l'usage ....................................................... 131
c-
La prescription à l'honneur ......................................................................... 137
I.3. Ergonomie des services ..................................................................................... 139
a-
L'ergonomie d'évaluation : Test utilisateurs................................................ 141
b-
L'ergonomie de conception ......................................................................... 145
II. ANTICIPER ET FAVORISER LES USAGES....................................................... 148
II.1. Evaluer les concepts et idées de services ......................................................... 148
a-
Origines et fondements théoriques .............................................................. 148
b-
La notion de concept au cœur de la méthode.............................................. 151
c-
Méthodes diversifiées et techniques d'animation ........................................ 155
II.2. Détecter les tendances et anticiper l'avenir ...................................................... 160
a-
La prospective orientée usages.................................................................... 160
b-
Usages, «sens » et significations ................................................................. 162
c-
Les concepteurs comme ressource interne .................................................. 163
III. LES ESPACES DE RENCONTRE AVEC LE CLIENT ...................................... 165
III.1. Les structures d'accueil internes ..................................................................... 165
III.2. Le territoire du client et les espaces virtuels................................................... 168
III.3. Les traceurs et les outils en ligne .................................................................... 172
III.4. Le recrutement des clients .............................................................................. 173
a-
Une modélisation de l'utilisateur ................................................................. 173
b-
Une gestion spécifique de l'information...................................................... 176
III.5. Conclusion ...................................................................................................... 178
CHAPITRE 2 - UNE PRISE EN COMPTE HETEROGENE DU CLIENT .............................. 180
I. L'ASSIMILATION DE NOUVEAUX CONCEPTS................................................ 180
I.1. Une appropriation partielle................................................................................ 180
I.2. L'ergonomie et la sociologie dans les projets .................................................... 184
II. FACTEURS ORGANISATIONNELS ET COMMUNICATIONNELS ................ 191
II.1. Facteurs transversaux ....................................................................................... 191
II.2. L'influence des domaines d'activité sur les pratiques....................................... 197
a-
Le domaine des « entreprises ».................................................................... 197
b-
Le domaine « Internet »............................................................................... 199
c-
Le domaine « grand public » ....................................................................... 201
II.3. La R&D et les branches marketing .................................................................. 205
a-
Une insatisfaction notoire............................................................................ 206
b-
Des avis partagés......................................................................................... 208
c-
Un problème d'information et de communication ....................................... 211
III. MATHEMATISATION ET CODIFICATION...................................................... 215
III.1. De la singularité et de la différence ................................................................ 217
III.2. La tendance systémique .................................................................................. 219
III.3. Le courant critique de la sociopolitique des usages........................................ 219
a-
Interactivité et codification.......................................................................... 219
b-
La socio-politique des usages...................................................................... 221
III.4. Conclusion ...................................................................................................... 224
TROISIEME PARTIE : CONCEPTION ET ACTION COMMUNICATIONNELLE........ 226
CHAPITRE 1 - LE CONCEPTEUR ENTRE INGENIEUR ET MANAGER ........................... 227
I. L'INDUSTRIALISATION DES SERVICES ET SES CONSEQUENCES ............. 227
I.1. Rationalisation et innovation............................................................................. 227
I.2. Nouvelles pratiques et diversification des tâches.............................................. 233
I.3. La transversalité et les luttes de pouvoir ........................................................... 235
II. STATUT ET COMPETENCES DES INGENIEURS............................................. 239
II.1. Les statuts « cadre » et « chef de projet » ........................................................ 239
II.2. La multiplication des compétences du concepteur........................................... 241
II.3. Expertise, pouvoir et autorité ........................................................................... 246
III. CONCLUSION ...................................................................................................... 250
CHAPITRE 2 - LE MANAGEMENT DES COMPETENCES ET DES DISCIPLINES........... 252
I. LES RELATIONS HUMAINES ET L'EVALUATION DES COMPETENCES.... 252
I.1. L'employabilité des ingénieurs .......................................................................... 253
a-
Critique de la mobilité................................................................................. 254
b-
Les stages d'immersion................................................................................ 255
c-
Le client et l'employabilité .......................................................................... 258
I.2. Un nouveau cadre d'évaluation.......................................................................... 260
a-
L'entretien managérial ................................................................................. 261
b-
Formation professionnelle et gestion des carrières ..................................... 262
c-
Filières et familles de métiers...................................................................... 264
II. LA VALORISATION DES DISCIPLINES : LE CAS DE L'ERGONOMIE......... 266
II.1. Les enjeux de la valorisation............................................................................ 267
a-
La réduction des coûts................................................................................. 267
b-
La reconnaissance de l'expertise ................................................................. 268
c-
La dérive des demandes « marketing »........................................................ 270
II.2. Des solutions plutôt défensives........................................................................ 272
a-
Développer les débats.................................................................................. 273
b-
Les analyses comparatives .......................................................................... 276
c-
Modélisation des connaissances et statut opérationnel des savoirs ............ 278
III. CONCLUSION ...................................................................................................... 280
CHAPITRE 3 - L'INNOVATION COLLECTIVE. .................................................................... 282
I. ACTION COLLECTIVE ET COOPERATION....................................................... 282
I.1. Interdisciplinarité et coopération....................................................................... 283
I.2. L'idéologie de la concertation............................................................................ 289
II. LA CONCEPTION « PARTICIPATIVE » ............................................................. 293
II.1. Les formes de la participation .......................................................................... 294
a-
Typologie..................................................................................................... 294
b-
De la consultation à la décision................................................................... 296
III. LA FORMALISATION DE LA COOPERATION ............................................... 299
III.1. Les usages comme outil coopératif ................................................................. 299
a-
La résolution des problèmes d'usage ........................................................... 301
b-
La recherche coopérative orientée usages................................................... 302
c-
Conception ou innovation par l'usage ......................................................... 305
III.2. Le client co-concepteur................................................................................... 307
a-
Les clubs d'utilisateurs ................................................................................ 308
b-
L'individualisation de la logique du club : le consomm'acteur ................... 309
IV. CONCLUSION...................................................................................................... 311
CHAPITRE 4 - LE « SAVOIR-ETRE COMMUNICATIONNEL ».......................................... 314
I. "L'EVEIL" DE L'INGENIEUR ................................................................................ 314
II. LE CLIENT PROFESSIONNEL ET RESPONSABLE.......................................... 317
II.1. La professionnalisation du client ..................................................................... 317
II.2. Le consommateur responsable ......................................................................... 319
III. "FERTILISATION" ET CONTROLE SOCIAL.................................................... 320
III.1. Accéder à l'innovacteur par les réseaux.......................................................... 320
III.2. Solidarité ou partage des risques ?.................................................................. 322
IV. UNE INGENIERIE DU CLIENT ? ....................................................................... 323
QUATRIEME PARTIE : LA CONCEPTION EXPERTE DE LA REALITE...................... 325
CHAPITRE 1 - REPRESENTATION DU SOCIAL ET DE L'INDIVIDU................................ 326
I. RATIONALITE ET TAXINOMIE .......................................................................... 326
I.1. La déconstruction du social et de l'individu ...................................................... 326
a-
Caractéristiques stables et transverses ........................................................ 328
b-
La figure caméléonienne du client .............................................................. 332
I.2. Le « profil » entre individu et masse ................................................................. 335
a-
La remise en cause de la notion de classe sociale ....................................... 335
b-
Individualité et universalité......................................................................... 337
c-
Le dynamisme de la notion de profil........................................................... 339
II. IDENTITE ET SUJET ............................................................................................ 340
II.1. Psychologies et relations .................................................................................. 341
a-
La « culture psychologique » et l'altérité du sujet ....................................... 341
b-
La culture relationnelle ............................................................................... 343
c-
Identité sociale et représentation ................................................................. 345
II.2. Réflexivité et expertise..................................................................................... 348
a-
Le client expert............................................................................................ 348
b-
La pratique scientifique réflexive ............................................................... 350
II.3. L'individu social ............................................................................................... 351
CHAPITRE 2 - LA REALITE DE L'ENTREPRISE .................................................................. 355
I. LA REALITE EN TANT QU'OBJET D'ETUDE EN R&D .................................... 355
I.1. Réalité et immatérialité...................................................................................... 355
a-
La « réalité augmentée ».............................................................................. 356
b-
Ubiquité et informatique « pervasive » ....................................................... 358
I.2. Une réalité complexe ......................................................................................... 360
a-
Sciences sociales et complexité................................................................... 361
b-
Une réponse : la simplicité.......................................................................... 364
II. PRINCIPE DE « REALITE » ET IDEOLOGIE ..................................................... 365
II.1. Le « projet » de l'entreprise .............................................................................. 365
II.2. Réalité et identité.............................................................................................. 368
a-
L'investissement du symbolique.................................................................. 368
b-
Valeurs et réalité ......................................................................................... 371
CHAPITRE 3 - LA NARRATION DU REEL............................................................................ 375
I. « PRENONS LE TEMPS… » .................................................................................. 375
I.1. Les temporalités multiples de la conception ..................................................... 375
a-
Usages et temporalités................................................................................. 376
b-
Incertitude et urgence .................................................................................. 382
c-
Une société en retard sur elle-même ?......................................................... 384
I.2. Face à l'accélération : l'inscription dans le temps ou la narration. .................... 385
a-
Discours et « traduction »............................................................................ 386
b-
Récit et praxis.............................................................................................. 388
II. L'ART DE LA RHETORIQUE EN CONCEPTION .............................................. 391
II.1. La « préparation des esprits »........................................................................... 391
a-
La rhétorique de l'efficacité......................................................................... 394
b-
Rhétorique de la convivialité ...................................................................... 396
II.2. « L'art » de L'innovation ? ................................................................................ 397
a-
La prospective où la narration de la réalité ................................................. 397
b-
Créativité et pratique artistique ................................................................... 399
CONCLUSION GENERALE ..................................................................................................... 406
I. CONCLUSION SUR LA NOTION DE CLIENT .................................................... 407
I.1. La dépendance réintroduite et normalisée......................................................... 407
I.2. Une réémergence du sujet ?............................................................................... 412
II. PERSPECTIVES..................................................................................................... 413
II.1. Le parcours des représentations ....................................................................... 414
II.2. Discours unificateur et transcendance.............................................................. 415
III. UN MONDE HORS DE PORTEE ?...................................................................... 418
BIBLIOGRAPHIE....................................................................................................................... 422
I. OUVRAGES ............................................................................................................ 423
I.1. Sciences sociales et philosophie........................................................................ 423
I.2. Economie, sociologie des organisations, management...................................... 426
II. ARTICLES.............................................................................................................. 428
II.1. Sciences sociales, Economie ............................................................................ 428
II.2. Ergonomie et sciences cognitives..................................................................... 432
II.3. Management, presse professionnelle et généraliste ......................................... 432
II.4. Revues entières / dossiers................................................................................. 433
II.5. Articles en ligne et sites Internet ...................................................................... 434
III. COMMUNICATIONS, CONFERENCES, SEMINAIRES................................... 436
IV. RAPPORTS, MEMOIRES, THESES, DIVERS ................................................... 437
V. DOCUMENTATION DE FRANCE TELECOM................................................... 438
VI. DICTIONNAIRES, ENCYCLOPEDIES, GUIDES, LOIS ................................... 440
VII. ESSAIS ET ROMANS......................................................................................... 441
VIII. REFERENCES COMPLEMENTAIRES............................................................ 441
ANNEXES..................................................................................................................................... 444
I. PARCOURS PERSONNEL DE RECHERCHE ...................................................... 445
II. METHODOLOGIE D'ENQUETE .......................................................................... 446
II.1. Présentation de l’enquête ................................................................................. 446
a-
Méthodologie............................................................................................... 446
b-
Caractéristiques de l’échantillon................................................................. 447
II.2. Extrait du guide d'entretien .............................................................................. 449
INTRODUCTION
12
I. ORIGINE DU SUJET
La notion de client est aujourd'hui très présente dans l'ensemble des discours des entreprises,
qui adoptent des positions « orientées client » ou développent des stratégies de « relation client ».
Pourtant cette notion n'a pas toujours été aussi dominante dans les discours, ce n'est que depuis le
début des années quatre-vingt dix que celle-ci a commencé à prendre une telle dimension
structurante dans les stratégies d'entreprise. Cette période coïncide avec celle de libéralisation du
secteur des Télécoms en France.
Notre choix de développer une analyse sur cette notion est lié à un stage de DEA en sciences
de l'information et de la communication (Defuans, 1997), que nous avons effectué en 1997 au sein
1
du Centre National des Télécommunications (CNET) . Ce stage nous a permis de côtoyer les
pratiques des concepteurs des nouveaux services de télécommunications, dans une période où ces
activités connaissaient de profondes transformations. En 1997, le laboratoire qui nous accueillait
subissait une réorganisation due à la privatisation partielle de France Télécom, et au
repositionnement nécessaire de la R&D de l'entreprise se tournant progressivement vers le marché.
L'objet de notre stage était d'apporter notre contribution à la mise en place de méthodes
d'évaluation de services issues des sciences humaines et sociales, compétences qui étaient alors
faiblement représentées au sein du laboratoire qui nous accueillait. En effet, celui-ci employait, sur
un total de vingt-cinq personnes, seulement une ergonome (en cours de formation à la suite d'un
redéploiement de personnel), que nous avions en charge d'assister. L'année précédente, la
population de ce laboratoire ne comportait aucun représentant des sciences humaines et sociales.
Notre arrivée dans l'entreprise coïncidait donc avec un développement très fort des sciences
humaines et sociales dans la R&D. Au premier janvier 2006, ce laboratoire qui a subit plusieurs
réorganisations, comptait un effectif de près de quatre-vingt cinq personnes, dont près d'un tiers de
représentants des sciences humaines et sociales (ergonomes, spécialistes marketing, économistes
principalement) ce qui témoigne d'une évolution majeure que nous avions alors pressentie.
1
Créé en 1945, le CNET était alors un service externe du Ministère des Postes et
Télécommunications. Il a été rebaptisé en mars 2000 « France Télécom Recherche et Développement » et
constitue désormais une société Anonyme qui se positionne comme le centre de Recherche et Développement
du Groupe France Télécom. Selon des informations issues de l'Intranet de France Télécom, France Télécom
R&D emploie 4200 chercheurs ingénieurs et techniciens (fin 2004), ainsi que de 263 doctorants et postdoctorants (fin 2005).
13
L'objet de notre stage était donc d'étudier, à travers la mise en place de ces nouvelles
méthodes d'évaluation, la manière dont était traitée la question de l'usage (ou des usages), tel qu'il
est défini en sociologie des usages. Ce travail a créé une ouverture sur un certain nombre de
réflexions à approfondir, relatives aux thèmes notamment, de la gestion de l'information et des
activités, des méthodes de travail en conception, des compétences et des disciplines impliquées,
tout en attirant l'attention sur l'essor de la notion de client. C’est ainsi qu'est née notre volonté
d’approfondir dans le cadre d'un doctorat, la réflexion engagée alors. L'observation du changement
constaté sur un laboratoire était-il le fait d'un management localisé ou pouvait-il s'étendre à
l'ensemble des activités de France Télécom R&D ? Le cas échéant, comment s'opérait cette
transformation, et quelles motivations réelles entraînait une telle restructuration ? La notion de
client prenait par ailleurs une place de plus en plus grande dans le discours interne de l'entreprise
et il semblait intéressant d'analyser en quoi l'émergence, puis l'essor de la notion de client dans les
activités de conception de ce secteur, pouvait alimenter la réflexion et les travaux engagés au
GRESEC. Le choix de l’objet de recherche a donc été opéré dans la continuité du stage, dans un
contexte qui offrait une opportunité intéressante pour traiter d’un tel sujet. Notre recherche a été
2
financée par l'entreprise de janvier 1998 à juin 2000, date à laquelle nous avons été recrutée en
tant qu'ingénieur de recherche. Depuis lors, nos recherches doctorales ont été effectuées en
parallèle à notre activité professionnelle. L'annexe I présente un résumé des grandes étapes de
notre parcours personnel de recherche.
Depuis 1997 donc, nous sommes impliquée en tant que salariée de France Télécom,
côtoyant au quotidien les concepteurs de France Télécom R&D, ainsi que les clients de France
Télécom, accueillis dans les laboratoires de test ou enquêtés sur le terrain. Une telle position
implique la possibilité de suivre les évolutions managériales et les orientations stratégiques de
l'entreprise, et grâce à cela, de mieux comprendre les changements que nous proposons d'analyser
au niveau des pratiques des acteurs de la R&D. Le cas de France Télécom passant d’opérateur
public à acteur du marché est un terrain d’étude privilégié pour analyser l'essor de la notion de
client au sein d'un processus de R&D en transformation. Le but de la recherche est alors
de mesurer l’ampleur des changements constatés, de comprendre le processus de mutation des
pratiques dans un secteur clé de l'économie et d'identifier les moteurs du changement, ainsi que les
tendances durables et les enjeux sociaux qui y sont associés.
2
Sous Contrat de Formation par la Recherche (CDD-FR)
14
Nous sommes à la fois enthousiaste que le sujet que nous traitons se soit à ce point
développé depuis notre première année de doctorat, à en croire le nombre croissant de productions
scientifiques et de techniques relationnelles développées autour du client, et dans le même temps,
nous restons un peu amère de n'avoir pu diffuser nos connaissances plus tôt. Néanmoins, l'essor
permanent de ce thème a stimulé en permanence nos recherches et nous a incitée à les conduire à
terme, malgré les difficultés que nous avons pu rencontrer pendant ce parcours de doctorat.
II. ORGANISATION DU MEMOIRE
Nous avons organisé ce travail de recherche en quatre parties : la construction de l'objet de
recherche ; l'analyse des pratiques de conception centrées sur le client ; l'analyse de l'organisation
du travail des concepteurs ; et une synthèse analytique de nos recherches, construite sur les
tendances et les problématiques, stabilisées ou émergentes, dans le domaine de la conception.
La première partie explique la manière dont nous avons construit et mis en problématique
notre sujet de recherche. Elle propose tout d'abord une définition du contexte actuel des Télécoms,
qui a subi en l'espace de trente ans de profonds bouleversements, dont un qui nous intéresse plus
particulièrement : le changement de statut de France Télécom et son orientation vers le marché et
le client, que nous considérons comme une notion fondamentale. Ce travail justifie d'une part le
choix du sujet, mais il permet également de mettre en évidence un certain nombre de
problématiques et de tendances qui traversent les activités de conception. Dans un second temps,
nous présentons la problématique et les hypothèses qui fondent ce travail, et nous proposons une
description argumentée de notre démarche de recherche. En préalable à la seconde partie de ce
mémoire, nous mettons en évidence plusieurs logiques structurantes, transversales à l'ensemble des
pratiques de conception, en termes d'enjeux économiques et sociaux, ou d'organisation et de
management des activités.
Dans la seconde partie, nous nous attachons à dresser un inventaire systématique des
pratiques de conception impliquant fortement la notion de client (voire impliquant l'individu,
représentant du client et invité dans les laboratoires de R&D). Les pratiques sont analysées dans
divers champs disciplinaires et cet inventaire, issu d'une observation fine, est également confronté
au discours interne de l'entreprise, ainsi qu'aux représentations des acteurs de la conception,
recueillies au moyen de techniques diverses (groupes de travail internes, enquête de terrain). Nous
avons délibérément souhaité dans ce second chapitre, restituer les pratiques telles qu'elles sont
vécues, pensées, organisées dans l'entreprise, de manière à bien dégager les logiques qui dominent
ce champ de la conception. Un tel inventaire mériterait une critique plus détaillée dans chacun des
15
champs étudiés mais tel n'est pas le but de ce travail. Tant de disciplines œuvrent avec leurs
logiques propres, qu'étudier spécifiquement chacune d'entre elles pour en effectuer une analyse
approfondie impliquerait une séquence de travaux monumentaux et ne pourrait être exécutée dans
la démarche qui est la nôtre. En effet, notre but est d'offrir ce panorama afin de poser les bases de
l'analyse transverse que nous en faisons par la suite, et pour mettre en évidence des logiques
traversant les pratiques des acteurs de chaque discipline, de chaque métier, de chaque entité
organisationnelle. Le dernier chapitre de cette partie, loin de prétendre à une conclusion sur cet
inventaire, donne déjà les pistes de réflexion qui seront développées dans les troisième et
quatrième parties du mémoire. Cette seconde partie se présente donc comme le support
indispensable à l'élaboration d'une réflexion plus théorique sur la conception orientée client.
La troisième partie porte sur les tendances fortes ou émergentes dans l'organisation du
travail des concepteurs des services, ou dans les compétences transverses qui leurs sont aujourd'hui
demandées. Ces tendances sont observées grâce à la synthèse de notre analyse des pratiques et des
évolutions récentes constatées dans un certain nombre de disciplines, ou encore par le constat du
développement croissant des pratiques de coopération entre les acteurs et de l'essor de
l'interdisciplinarité en tant que domaine d'étude spécifique. Cette troisième partie est nourrie tant
par le travail d'enquête que nous avons réalisé auprès des concepteurs des services, que par notre
participation à des groupes de travail internes ou externes à l'entreprise, ou encore par les
informations recueillies à l'occasion de manifestations scientifiques abordant ces sujets.
Enfin, la quatrième partie constitue une synthèse construite sur le thème des représentations
qui dominent en conception de services, autour de l'individu envisagé avant tout comme client,
autour du social dans son ensemble, voire autour de la réalité que l'entreprise, par sa démarche
d'innovation, contribue à façonner. Cette partie aborde également d'un point de vue plus théorique
le lien que l'entreprise établit avec l'ensemble des acteurs économiques et sociaux.
Bien que notre terrain soit limité à l'entreprise France Télécom et au cadre restreint de la
conception de services, nous avons tenté, dès qu'une tendance forte émergeait de notre analyse du
terrain, de vérifier si celle-ci relevait d'une spécificité de l'opérateur France Télécom, ou bien si ces
tendances s'observaient également de façon plus générale dans le monde industriel. De même, nous
avons tenté à chaque fois, de vérifier si certains discours ou certaines pratiques particulièrement
représentées, s'appuyaient sur des courants théoriques ou sur une littérature scientifique spécifique.
Ceci nous a permis dans la plupart des cas d'étendre notre analyse et de remarquer que certaines
tendances observables en conception de services relèvent de tendances bien plus générales,
caractéristiques du monde industriel contemporain, que nous avons donc pu mettre en évidence
tout en les illustrant d'exemples issus de notre terrain d'investigation.
16
Nous proposons donc une analyse de la conception de services de télécommunication, sur un
terrain que nous limitons au territoire français, et qui a été étudié sur une période plutôt longue
s'étendant de 1998 à 2005. Précisons également que nous nous intéressons essentiellement à la
construction des services de communication, et non pas à l'étude spécifique de leurs divers champs
d'application (services de support, d'assistance Télécoms par exemple). Par ailleurs, tous les
auteurs cités dans ce travail sont précisément référencés en bibliographie. Nous avons ajouté à
celle-ci une rubrique « références complémentaires » contenant des références que nous n'avons
fait que parcourir sans analyse approfondie, ou bien des ouvrages non lus, mais cités par d'autres
auteurs et dont nous avons jugés intéressants de fournir les sources. La bibliographie est classée
par type de publication. Aussi, un même auteur peut être cité dans plusieurs rubriques différentes.
Les années de publication permettront de repérer aisément à quelle publication il est fait référence.
Nous adoptons dans ce travail une position critique vis-à-vis de la structuration des pratiques
professionnelles autour de la notion de client. Certains pourront émettre des réserves quant à la
légitimité d'une critique comme celle-ci, vis-à-vis de l'entreprise qui a soutenu un tel travail de
recherche. Nous souhaitons seulement préciser en préambule à ce mémoire que si critique il y a,
celle-ci porte bien sur un phénomène dont notre terrain d'analyse n'est finalement qu'une
illustration et que par ailleurs, nous pensons qu'elle présent un intérêt tant pour un public
universitaire, que pour les professionnels de l'entreprise.
17
PREMIERE PARTIE : CONSTRUCTION DE
L’OBJET DE RECHERCHE
18
CHAPITRE 1 - LE CLIENT EN QUESTION
I. LES TELECOMS SE TOURNENT VERS LE CLIENT
Notre objectif dans ce chapitre n’est pas de retracer toute l’histoire des télécommunications
puisque la littérature scientifique nous en propose aujourd’hui de nombreuses approches3. Il nous
semble toutefois important de donner quelques repères historiques et de mettre en évidence
certains faits qui ont marqué l’histoire des Télécoms à partir des années quatre-vingt, ainsi que
certaines problématiques sensibles du point de vue des sciences de l’information et de la
communication. Ces problématiques accompagnant l’évolution du secteur nous permettront de
mieux saisir les transformations observables actuellement dans les pratiques d’innovation et de
conception, ainsi que les principaux facteurs sensibles de ces transformations.
I.1. Contexte politico-économique
En France, les Télécoms représentent un marché en forte croissance et un domaine
d'investissements soutenus. Le secteur est au cœur d'une tendance économique marquée par
l’expansion et la libéralisation du marché, la rationalisation de la production, et la mondialisation
du capital. Cette tendance trouve notamment ses origines dans une crise politico-économique
apparue dans les années soixante-dix, notamment caractérisée par un ralentissement de la
croissance et une montée de la critique néo-libérale soulevant les défaillances de l’Etat, contestant
les monopoles naturels, prônant le marché et la compétitivité. En France, comme en Europe ou aux
Etats-Unis, les institutions publiques connaissent à partir de là une évolution majeure caractérisée
par la privatisation des grandes entreprises nationales. Cette évolution se déroule dans un contexte
qualifié de crise du service public - souvent présentée comme une « victoire du néolibéralisme
dans la pensée économique et politique » (Lamarche, 1998, p. 3) - favorisée par les mouvements
sociaux des années soixante et soixante-dix, eux-mêmes renforcés par la montée du concept
d’individualisme (individualisation de la consommation, des pratiques, de la production) : « la
critique libérale, au sens économique, et la critique libertaire convergent dans une remise en cause
3
Voir notamment les ouvrages cités en bibliographie du N°66 de la revue Réseaux, consacrant un
dossier à ce thème.
19
de la capacité du monopole public à assurer le respect de l’intérêt général » (Lamarche, 1998,
p. 4). La refonte du système public déclenche donc la mise en place de programmes de
privatisation et le mouvement de déréglementation apparu dans un premier temps aux Etats-Unis,
puis en Grande-Bretagne dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, se
développe progressivement en Europe (sous l’impulsion notamment de la Commission
européenne4), en Amérique Latine, en Asie. Il marque une séparation des régulateurs et des
opérateurs, ainsi qu'une distinction nette entre les fonctions réglementaires et opérationnelles.
En France, la privatisation de l’opérateur public France Télécom conduit à la libéralisation
du marché des services et des infrastructures dans les Télécoms, (jusqu'à l’ouverture de la boucle
locale le premier janvier 2002). Confrontée à l'ouverture de ses marchés à la concurrence,
l'entreprise doit alors engager une profonde mutation. Le processus de déréglementation du secteur
public et de re-réglementation de la concurrence passe d'abord par une phase intermédiaire, au
cours de laquelle la mission de service public de France Télécom évolue vers la garantie d’un
service public universel5, notion qui permet alors d’accompagner la déconnexion progressive des
activités du principal opérateur français de la sphère publique, tout en légitimant le maintien d’un
certain pouvoir étatique sur celles-ci. Jusqu’à la déréglementation donc, la logique dominante était
celle du service public, dans laquelle l’opérateur était en devoir vis à vis du citoyen, de garantir
l’égalité dans l’accès au service, la gratuité du raccordement, la qualité et la continuité du service.
La logique de marché s'infiltre assez tôt cependant au sein de l'institution :
« A partir de 1975, les choses changent. La création d'un service de marketing à la
Direction Générale des Télécommunications en 1970 commence à faire sentir ses
effets, même si les ingénieurs imposent encore le combiné gris et austère, alors que le
goût de la clientèle s'oriente vers des combinés gais et multicolores. Le délai
d'obtention d'une installation décroît rapidement pour tomber à une moyenne de trois
mois en 1981 » (Perriault, 1989, p 176).
La libéralisation du secteur des Télécoms et la création de l'entreprise France Télécom en
1990, première étape vers la privatisation de l’opérateur national, déclenche le passage progressif,
dans les discours de celui-ci, de l’« usager » de service public (ou « abonné »), au « client » du
marché. Milton Mueller résume bien l’évolution de la notion de service universel à travers la
transformation organisationnelle des Télécoms aux Etats-Unis (notamment le principe
4
Voir le Livre vert (Com(97)623) publié en 1997 par la Commission Européennes, dans lequel deux
grands objectifs commandent l'intervention de l'union européenne : la libéralisation et l'harmonisation des
Télécoms.
5
Ce terme apparu au début du XXe siècle aux Etats-Unis, est employé comme argument fort dans les
premières confrontations concurrentielles entre les opérateurs nationaux et les compagnies indépendantes. Il
entre rapidement dans le vocabulaire de la réglementation et de la politique téléphonique américaine
(Mueller, 1994, page 13).
20
d'interconnexion des réseaux), résultat d’un jeu d’acteurs politiques et industriels dans le cadre
d'un monopole réglementé :
« Plus que la simple présence d’un téléphone dans chaque foyer, il implique qu’une
infrastructure de télécommunication généralisée peut contribuer à l’unité nationale et
à l’égalité des chances. Historiquement, ce concept a été appliqué et interprété de telle
sorte qu’il eut un puissant impact sur la réglementation et la politique des pouvoirs
publics. Plus récemment, il a repris de l’importance dans les débats politiques en
Amérique du Nord, Europe et Asie avec l’empiètement de la concurrence sur les
traditionnels monopoles dans le secteur des communications. » (Mueller, 1994, p. 13).
Mueller précise que face à un nouvel essor de la concurrence dans les années soixante-dix,
le service universel permet la légitimation rétroactive du monopole réglementé, revêtant dès lors la
forme d'un argument idéologique plus que celle d’un argument politico-économique. C’est à cette
époque, d’ailleurs, que l’emploi du terme apparaît en Europe à l’heure où naissent les premiers
projets de modification du statut des Télécoms.
L'évolution de la notion de service universel se concrétise en France par l'instauration de la
loi du 26 juillet 1996 de réglementation des Télécoms, modifiant celle du 29 décembre 1990 qui en
réglementant une pleine concurrence dite loyale, marquait déjà une ambition de garantir un service
public dans un cadre libéralisé. Le système français et plus particulièrement le décret de 1997 sur
le service universel, imposent à la concurrence un subventionnement de cette mission étatique et
confère à France Télécom certains avantages concurrentiels. Ceci déclenche de sévères remises en
cause du système français à la fin de l'année 2001 du point de vue de la juridiction européenne6,
qui provoquent la décision en 2003 d'ouvrir également à la concurrence, la prise en charge des
missions de services universel (loi du 31 décembre 2003 et arrêtés du 4 mars 2005)7. Depuis les
années quatre-vingt dix et à la suite notamment des directives européennes, les Télécoms
connaissent des phases progressives d’ouverture des marchés (des terminaux et des services dans
un premier temps et totale en 1998). De même, depuis le début des années 2000 le dégroupage de
la boucle locale influe sur le positionnement des acteurs en présence. L’entreprise France Télécom
se doit d’interconnecter les prestataires de services et de leur assurer l’accès aux réseaux publics.
L'Autorité de Régulation des Télécommunications (ART) dont le rôle est d'assurer la régulation
juridique de la concurrence, doit dans le même temps s'adapter à cette dimension européenne, dans
la surveillance des différentes phases critiques de l'évolution du secteur. Elle contrôle l'activité des
opérateurs de réseaux et des opérateurs de services et vérifie l'interconnexion entre ces exploitants
pour assurer une concurrence effective et loyale, dans un contexte de développement fort des
6
Directive 2002/22/CE du parlement européen et du Conseil du 7 mars 2002 concernant le service
universel et les droits des utilisateurs au regard des réseaux et services de communications électroniques. Voir
également l'article de Henni Jamal dans « Les Echos » du 30 juillet 2002.
7
LOI n° 2003-1365 du 31 décembre 2003 relative aux obligations de service public des
télécommunications et à France Télécom.
21
transactions internationales. Elle régule ainsi la libéralisation des Télécoms instaurée au 1er janvier
1998 et donne l'obligation à l'ex-opérateur national de fournir un service universel a minima. La
mission de régulateur de cette institution évolue également pour s'adapter face aux évolutions
technologiques d'une part, et aux nouvelles préoccupations d'ordre public d'autre part, plutôt
centrées sur la couverture en réseau de téléphonie mobile et le déploiement du haut débit sur
l'ensemble du territoire, où un rôle accru attribué aux collectivités locales8. Cette mission relève de
politiques nationales, mais également de contraintes imposées par les politiques européennes,
notamment par le nouveau cadre réglementaire signé le 7 mars 20029.
L'apparition de la notion de service universel dans les Télécoms témoigne du profond
changement qu'a connu le service public en France, mais elle illustre également le processus par
lequel se sont multipliés les acteurs intervenant dans ce secteur, véhiculant de nouvelles
contraintes pour les opérateurs présents sur le marché et augmentant les interactions entre ces
derniers. La période des années 1970 à nos jours a en effet été marquée par une recomposition
globale des activités économiques, politiques et industrielles. Les entreprises se positionnent et
s’organisent désormais selon ces impératifs et enjeux économiques (stratégies de R&D, modèle de
croissance et de déploiement, etc.) par un jeu savant visant à accorder les avantages de la
concurrence avec un certain nombre de contraintes réglementaires et les inconvénients
d’infrastructures parfois lourdes à gérer. Ceci conduit à des modèles d’organisation sur le marché
qui se répandent dans le tissu industriel, comme par exemple, l’« externalisation » de certaines
fonctions et l'essaimage des activités de l’entreprise (c'est le cas pour France Télécom dans les
années quatre-vingt dix). Mais ceci suppose également une restructuration financière des
entreprises et de leurs investissements (positionnement court ou long terme), le recentrage
stratégique des activités10 et leur diversification, le renforcement des oligopoles au niveau national
et international. Ainsi, les stratégies de coopération entre les grandes entreprises, mais aussi entre
les grandes entreprises et les petites et moyennes entreprises (PME) se développent, y compris
dans la Recherche et Développement (réseaux et programmes technologiques, recherche en réseau,
coopération avec les start-up et les SSII). De nombreux programmes européens de Recherche et
Développement réunissant cette diversité d'acteurs en témoigne d'ailleurs. De plus, la convergence
des techniques et des supports (télécommunications, informatique, audiovisuel) et la distinction
croissante entre les réseaux d'une part et les services et les contenus d'autre part, de même que
l’arrivée du câble, l’essor de l’électronique et du numérique (la radiotéléphonie cellulaire dans les
8
Voir notamment (non lu) L'organisation décentralisée de la République, Collection "Aux sources de
la loi", Les éditions des Journaux Officiels, Paris, 11 avril 2003
9
Rapport annuel d'activité de l'ART, document de synthèse, Paris, juillet 2002.
10
Pour France Télécom, ce recentrage s'est opéré sur les services, parallèlement à l'abandon progressif
d'activités plus technologiques telles que la microélectronique, illustrant ainsi un déplacement du « cœur de
métier » de l'entreprise (pour reprendre une expression courante dans le langage professionnel).
22
années quatre-vingt par exemple) ou encore la montée d’Internet, placent le secteur des Télécoms
au centre d’un grand nombre de problématiques, qui en font progressivement une industrie
structurante d'une économie dite « nouvelle », et complexifient l’élaboration d’une stratégie
globale d’organisation des activités et de positionnement sur les marchés. Enfin, la conjoncture
depuis les années quatre-vingt dix est aussi marquée par la concentration des acteurs des Télécoms
(et leur réduction en nombre) ainsi que par le développement de services payants.
I.2. Emergence de la problématique du client dans les télécoms
Face à ces importantes réorganisations et à la multiplication des liens et des stratégies
mutuelles entre les acteurs en présence, l'entreprise se trouve confrontée à une multitude
d'interlocuteurs aux exigences et revendications diverses qu'elle doit gérer le plus souvent au coup
par coup. Dans une économie libérale, le profit étant la principale source de croissance, la
performance de l'entreprise est surveillée de près par les gestionnaires, mais également par les
nouveaux partenaires économiques que sont les actionnaires et les créanciers. En plus de générer
des revenus, l'entreprise doit être solvable et rentable financièrement. Elle doit dans le même temps
intégrer des revendications fortes :
« Les "clubs de producteurs" (opérateurs publics, producteurs de matériels
d’équipement, syndicats des personnels des opérateurs), qui fonctionnaient le plus
souvent sur un mode hiérarchique - coopératif, doivent faire place à des
configurations d’acteurs beaucoup plus complexes, montantes, ouvertes, multipolaires
où s’affirment les intérêts des grands usagers professionnels (multinationales et
grandes institutions des secteurs financiers et des services, multinationales des grands
secteurs industriels) et des concurrents réels ou entrants potentiels, opérateurs de
réseaux et fournisseurs de services » (Brenac, 1997, p 36).
En effet, le développement de la concurrence implique de nouveaux modes de rémunération
de l'entreprise qui impactent sur les coûts et la qualité des services proposés au public qui réagit
par une demande plus forte d'accès aux services :
« Deux autres facteurs sont venus compliquer la situation à la fin des années quatrevingt et au cours des années quatre-vingt-dix : la pression des usagers (et notamment
des grandes entreprises transnationales) pour une baisse des tarifs de la
communication de base, et la généralisation progressive de la numérisation, celle-ci
favorisant des usages beaucoup plus diversifiés que la seule communication vocale »
(Miège, 1997, p. 17).
Ainsi, la mission de service public de l’opérateur national se transforme en un engagement
pris par l’entreprise France Télécom, d’accessibilité à des services. De ce point de vue, le service
universel ne se présente pas comme le remplaçant légitime du service public, mais plutôt comme
un concept politico-économique idéologique défendant avant tout les intérêts des grands acteurs du
monde industriel. Face au retrait de l'intervention publique, dans un climat où la notion
23
d'incertitude, caractéristique de l'économie de marché, se répand largement dans les activités
économique, le contrôle des activités marchandes devient un objectif majeur pour l'ensemble des
acteurs économiques qui mettent en œuvre alors leurs moyens respectifs pour organiser le
développement technique dans le sens du marché, ou dit de manière plus formelle : réguler l’offre
et la demande pour rationaliser le marché.
La montée en puissance du marketing qui se nourrit de cette vague de nouveauté et
d’incertitude pour étendre ses activités se manifeste en effet dans cette période, en faisant émerger
la problématique du « consommateur final » comme problématique centrale. Les pressions les plus
fortement exercées sur l'offre ont été et continuent d'être celles des créanciers ou des grandes
entreprises, mais le consommateur final, déjà institué comme ressource essentielle de l'entreprise,
se constitue peu à peu comme acteur à part entière, intervenant dans ce maillage d'interactions
toujours plus dense autour de l'entreprise. Edith Brenac insiste sur la façon dont cette évolution du
service public est en lien avec l'émergence de la problématique du client aujourd'hui dominante
dans les discours produits par les spécialistes du marketing :
« S’il est inutile de revenir et d’insister sur le fait que l’intérêt des usagers
« ordinaires » est loin d’avoir constitué un enjeu moteur des changements, leur place
dans le système, leur statut et les conditions de satisfaction de leurs besoins émergent
comme problème et sont au cœur du débat et des controverses sur les conséquences
de la remise en cause du modèle de service public comme sur les nouvelles règles du
jeu qu’instances politiques et régulateurs doivent promouvoir. » (Brenac, op. cit., p
51-52).
Le consommateur fait ainsi l'objet d'une attention de plus en plus soutenue. La dynamique
de l’entreprise se fonde alors sur une stratégie de marché, résolument basée sur la création de
valeur et surtout de valeur ajoutée, en termes financiers, d’usage ou de trafic et plus récemment
d’audience Internet par exemple. La création de la valeur autour du trafic ou de l'usage implique de
penser le consommateur des services comme un élément stratégique de ce processus. La presse
ainsi que les revues en sciences sociales, notamment celles s'intéressant à la sociologie de la
consommation sont également révélatrices de l'ampleur que prennent les notions de consommateur,
puis de client à partir des années quatre-vingt. C'est ce que montre Fabien Ohl, dans un article dans
lequel il précise à propos du client que, « sa présence croissante va de pair avec l'accaparement de
l'expertise par des personnes et des agences d'étude et de marketing spécialisées dans la
consommation » (Ohl, 2002, p. 32).
L’ensemble de ces facteurs et mouvements favorise donc l’émergence, dès le début des
années quatre-vingt-dix, de la problématique du « client » dans le secteur français des Télécoms.
France Télécom, confrontée à ces multiples contraintes concurrentielles et stratégiques doit se
réorganiser pour s’adapter définitivement au changement du statut de l’usager vers celui de client,
qui devient une problématique sous-jacente englobant et véhiculant les enjeux politiques,
24
économiques et stratégiques d’une telle réorganisation. La réorganisation en question prend effet
au 1er janvier 1996, un an avant que le CNET ne devienne officiellement le centre de R&D de
France Télécom11. Elle se veut construite à partir du client par la création d’unités opérationnelles
construites autour de segments externes de clientèle (clients professionnels, clients résidentiels et
grands comptes) et de clients dits « internes » (i.e. les unités chargées de construire et d’exploiter
le réseau). La notion de client regroupe alors les divers interlocuteurs avec lesquelles l'entreprise
doit désormais « dialoguer ». Certains ouvrages publiés à cette époque témoignent de cette
émergence de la « nécessité client ». La citation suivante, issue d'un ouvrage d'économistes et de
gestionnaires paru en 1996, illustre parfaitement le discours qui est associé à l'innovation de
services dans le nouveau paysage des Télécoms en France et qui annonce le tournant sémantique
de l'utilisateur au client un an plus tard :
« Primo, le concours des utilisateurs est indispensable pour mettre au point les nouveaux
services. En effet, ces derniers ne sont pas à proprement parler des services de
communication, mais des services de gestion de l'information. Leur mise au point nécessite
de connaître de manière approfondie les exigences des utilisateurs, toujours spécifiques à
un métier, une activité, une tradition. Les utilisateurs sont donc nécessairement impliqués
dans les processus de mise au point des nouveaux services et systèmes de
Télécommunications. Eux seuls peuvent parvenir à mettre au point des cahiers des charges
précis, à tester les usages opérationnels des services et, grâce à des effets d'apprentissage
par l'usage, à proposer des améliorations aux offres existantes. Secundo, les utilisateurs
disposent d'un savoir sur la nature des problèmes (informationnels) à résoudre et sur leurs
solutions qui devient indispensable à la mise au point de nouveaux services. Leur
connaissance des activités et des métiers leur permet à la fois d'identifier les défaillances
de coordination (et les défauts de gestion de l'information qui leurs sont associés),
d'imaginer des solutions qu'il est possible de mettre en œuvre compte-tenu des traditions,
de la qualification des personnels, des rendements relatifs des différents types
d'investissement, (etc.), de discriminer les services les plus aptes à connaître un certain
succès commercial, d'identifier les acteurs les plus susceptibles d'adopter les solutions
nouvelles dans la phase de création du marché, etc. Leur position vis-à-vis des offreurs
traditionnels de services de télécommunications s'en est trouvée bouleversée. Tertio, les
circonstances historiques ont fortement incité les utilisateurs, du moins une partie d'entre
eux, à devenir plus actifs en matière d'offre de systèmes et de services. Ils ont souvent du
se substituer à des offreurs traditionnels défaillants incapables de leur procurer les
ressources dont ils avaient besoin. Ils ont également pu être attirés par la forte rentabilité et
la croissance exceptionnelle des nouveaux marchés de télécommunications en phase de
démarrage. Ces éléments expliquent que les "utilisateurs", c'est-à-dire toutes les entreprises
qui auparavant n'étaient pas parties prenantes de l'offre de services-réseaux de
télécommunications, se soient progressivement intéressées à ce marché. […] » (Brousseau
E., Petit P., Phan D., 1996, p. 101 – 102).
11
France Télécom devient Société Anonyme en décembre 1996 et le CNET, d'abord désignée en tant
que centre de R&D de l'entreprise, est rebaptisé France Télécom Recherche & Développement en mars 2000.
En 2004, suite à une nouvelle réorganisation du groupe, il devient la Division Recherche et Développement
du groupe France Télécom pour affirmer un positionnement plus transversal aux différentes entités du groupe,
telles que les filiales.
25
Cette citation correspond au discours dominant tenu par France Télécom dans cette même
période et indique le climat dans lequel se réorganise alors l'entreprise. Le même type de discours
se retrouve en effet dans les supports de communication interne de l'entreprise, ainsi que dans les
débats auxquels elle participe, avec la recherche universitaire notamment. Notons dans cette
citation que les utilisateurs sont essentiellement les grandes entreprises consommatrices de
réseaux, qui sont définies comme « exigeantes », développant des « usages opérationnels », et que
les auteurs insistent sur les « cultures » de métiers. Les utilisateurs sont ici désignés comme des
acteurs stratégiques pour l'entreprise, possédant un capital de connaissances exploitable. De plus,
une certaine complexité est introduite par l'évocation de la diversité des usages, des métiers ou des
activités et celle-ci préfigure alors le mouvement de diversification des services qui atteindra une
dimension impressionnante dans les années suivantes. D'autre part, le rôle majeur tenu par
l'information est pointé comme élément essentiel de l'innovation de services et nous verrons
ultérieurement que cette importance accordée à l'information et à sa gestion correspond à autre un
mouvement fort émergeant dans cette même période. Le précédent discours illustre parfaitement
la logique gestionnaire qui au-delà d'une volonté affirmée de « maîtriser » l'information, a impulsé
l'essor de la notion de client à France Télécom, en cherchant à faire de l'utilisateur un acteur
majeur et indispensable du processus d'innovation ; et en utilisant celui-ci comme instrument de
communication permettant d'introduire peu à peu, avec l'orientation alors toute récente de
l'entreprise vers les marchés, des exigences de rentabilité et d'efficacité commerciale auxquelles les
processus de France Télécom doivent désormais se plier. Citons enfin le discours officiel du
président de France Télécom le 16 décembre 1997 adressé aux décideurs et managers de France
Télécom et intitulé « Le client au pouvoir »12. Celui-ci, visant à préparer l'entreprise à l'ouverture
officielle du marché quelques jours plus tard, est alors construit sur quatre arguments majeurs :
« Etre au service du client », « Respecter le client », « Ecouter le client », « Satisfaire le client ».
12
« Le client au pouvoir », discours d'ouverture de la journée des décideurs de France Télécom, 16
décembre 1997 (documentation interne de France Télécom).
26
I.3. Des tendances et des mouvements dans la durée.
L'évolution du contexte politico-économique des trente dernières années est à articuler avec
l’essor des techniques d'information et de communication (TIC) qui a considérablement bouleversé
les modes de production des produits et des services et tout particulièrement ceux des Télécoms.
Dans les années quatre-vingt, c’est aussi la montée de la problématique des industries culturelles
qui (re)surgit face au développement considérable des contenus et des dispositifs techniques, sous
l’impulsion d’une pensée critique définie comme une « économie politique de la communication »
(Mattelart, 1995, p. 64 – 74). Comme le rappelle Enrique Bustamante :
« il faudra attendre la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt
dix pour que l’on commence à considérer l’information et la communication comme
une partie essentielle du processus de croissance économique. L’information a en
effet considérablement renforcé, accéléré et facilité les échanges au niveau mondial. »
(Bustamante, 1997).
Avant cela, de nombreux auteurs se sont consacrés à l'analyse des prémisses de ce
phénomène. Les chercheurs de l'École de francfort notamment, en s'appuyant sur les travaux
précoces du philosophe allemand Jürgen Habermas, ont largement montré comment les médias
émergeant à la fin des années soixante-dix, participent d'une extension de la publicité aux sphères
non marchandes, d'une transformation de la communication (presse industrialisée, radio, cinéma,
télévision) et des rapports qu'instaurent ces médias entre les entreprises ou les institutions
publiques et leurs publics, caractérisant ainsi une évolution majeure de l'espace public. Le concept
des « relations publiques généralisée » développé par Yves de la Haye (1984) et Bernard Miège
dans les années quatre-vingt et formalisé par ce dernier dans une suite d'ouvrages, décrit cette
évolution de l'espace public, marqué depuis plus de vingt-cinq ans par une industrialisation et une
marchandisation de la culture. Il définit des « modèles d'action communicationnelle » ayant
traversé l'histoire de l'espace public, dont celui, dominant de nos jours, des relations publiques
généralisées (qui tend à cohabiter toujours plus avec les modèles d'action communicationnelle
spécifiques aux TIC). Ce modèle se caractérise par des stratégies et des « techniques de gestion du
social » (Miège, 1997, p.121) mises en œuvre par les entreprises et les organismes publics, grâce à
la maîtrise des dispositifs techniques des médias.
27
Bernard Miège (1998) insiste notamment sur 3 mouvements de longues durées qui évoluent
parallèlement et se rencontrent dans l’histoire récente des télécommunications :
·
L’« informationnalisation » des activités économiques et sociales tout d’abord, caractérise
l’importance prise par l’information dans la période post-industrielle. L'auteur parle d’un
véritable procès social accéléré depuis le début des années quatre-vingt dix, qui a
considérablement modifié l’ensemble des activités sociales (l’organisation de la
production, de la distribution et des échanges marchands, ou encore l’organisation du
travail). L’information devient ainsi un bien marchand, moteur d’échange et de
communication et « Les télécommunications se trouvent au centre d’une fonction
primordiale tant du point de vue des échanges que du fonctionnement économique ».
·
Un mouvement d’industrialisation de l’information, de la culture et des échanges sociaux,
ensuite, qui est marqué par une marchandisation accrue et étendue à des domaines toujours
plus nombreux, mais aussi par un renforcement des industries culturelles et notamment des
industries de contenu, qui impliquent un repositionnement des industries de réseau et des
opérateurs de télécommunications, ainsi que de nouvelles stratégies et des efforts pour
adapter les ressources de l’entreprise. L'auteur anticipe alors que « l’information,
professionnelle spécialisée ou "grand public", la culture, mais aussi les échanges sociaux
(notamment par l’intermédiaire des messageries, des forums, etc. et par l’accès aux sites
des organisations de tous ordres) sont en train de devenir le terrain sur lequel se prépare et
s’organise la nouvelle industrie des services » (p. 22)
·
Le troisième mouvement concerne l’individualisation et la diversification des pratiques et
des usages sociaux, en tant qu’évolution sociétale, de même que la tendance à la
médiatisation de la communication multipliant les formes des échanges, ou encore
l’évolution du débat public et de l’espace public.
Enfin, la re-émergence récente du concept d’industrie culturelle est importante à souligner
dans le cadre de notre réflexion, car elle illustre le déplacement de plus en plus marqué des intérêts
industriels vers les contenus ainsi que l’ampleur prise par le phénomène d’industrialisation de
l’information.
La marchandisation ainsi que l’industrialisation de la culture et de la communication et son
intégration toujours plus forte avec le secteur des Télécoms caractérisent un phénomène qui a
atteint aujourd’hui une ampleur inégalée si l’on considère les nombreux modes d'« infiltration »
aujourd’hui des TIC dans l’ensemble des activités humaines. Cette infiltration résulte encore une
fois de stratégies marchandes toujours plus élaborées qui touchent notamment des domaines
particulièrement sensibles liés au service public, tels que la sphère du politique par exemple, objet
de nombreuses expérimentations ou encore les domaines de la santé ou de l'éducation avec la
28
grande diversité des programmes européens témoignant de la volonté d'une multitude d'acteurs, de
promouvoir les TIC et de contrôler de leur diffusion sociale. Les TIC se présentent ainsi comme un
rouage de la « nouvelle économie », concept économique désignant une évolution nouvelle du
mode de production, fondée sur une idéologie de la technique et de l'information. Le
développement des TIC est ainsi considéré comme une révolution technologique, une rupture
motrice du changement (grâce à la mise en réseau des acteurs par la technique), plus que comme
un aboutissement d'un processus pourtant engagé depuis longtemps (informationnalisation et
rationalisation de la production). (Bouquillon, Miège, 2001)
Dans les discours des industriels ou des analystes économiques, l'essor des TIC semble alors
marquer l’ère de la nouveauté : nouvelles technologies, nouveaux réseaux, nouvelle économie,
nouvelle organisation mondiale des échanges, nouveaux usages, ou encore nouvelles formes de
convergence. Cette insistance mise sur la nouveauté renvoie une perception de l'instabilité due à la
rapidité des changements que connaissent nos sociétés et à la difficulté à laquelle se trouvent
confrontés les chercheurs, scientifiques ou professionnels de tout bord pour saisir cette évolution.
La rapidité des changements entraîne des remises en question, la montée des incertitudes, et
l’apparition d’oppositions fortes dans les débats scientifiques comme l'illustre le grand débat
d'idées sur les réseaux, dans le milieu des années quatre-vingt dix, à l'heure de l'essor d'Internet13.
La recherche d'un ordonnancement dans ce qui est parfois décrit comme la complexité ou le chaos
du XXIème siècle constitue une rhétorique manipulée par les gestionnaires et les acteurs du
marché dans leur ensemble, pour légitimer la mise en place de nouveaux dispositifs et de nouvelles
pratiques, en évoquant systématiquement l'intérêt du client. Avec l'interpénétration croissante des
logiques publiques et des logiques entrepreneuriales et les questionnements qui en découlent, tout
concourt à placer au cœur des débats l'individu en tant qu'usager bénéficiaire des services publics,
consommateur et utilisateur des techniques, et finalement - toutes ces dimensions réunies - en tant
que client dans un contexte de marchandisation étendue. Nous allons voir comment précisément la
notion de client a pu évoluer dans ce contexte.
13
Cf. les dossiers parus en 1996 : « Internet – L'extase et l'effroi » dans la revue Manière de voir, Le
monde diplomatique ; et « Nouvelles technologies – mythes et réalités » dans la revue Sciences Humaines.
29
II. LE CLIENT COMME NOTION FONDAMENTALE
Grâce à cette analyse de premier niveau, le client apparaît au début des années quatre-vingt
dix comme une notion clé. La place du client dans les entreprises tend à devenir centrale, et même
structurante vis à vis de leurs activités, tant sur le plan managérial, que sur le plan de la création
technique et du développement des services. Au-delà d’un simple consommateur, le client est érigé
en véritable acteur des systèmes de production, à tel point que le « management par le client »
devient un modèle d'organisation et de gestion des entreprises. Ce constat nous amène à poser la
question du statut même du client. Qu’est-ce qu’un client ? Comment la notion de client en est-elle
arrivée à détrôner la notion de consommateur au sein de l’entreprise dans les représentations des
managers et des employés, ou dans leurs pratiques ? Par quels rouages le marketing et le
management se sont-ils appropriés cette notion, pour en faire aujourd’hui un outil stratégique de
gestion des activités ? Le management par le client n’est pas en effet, une pratique qui coule de
source, même si l'histoire des Télécoms nous aide à comprendre l'émergence de cette figure du
client dans les discours. Dominique Boullier qui travaille depuis plusieurs années sur les usages
des techniques, rappelle dans une de ses communications que :
« La place du client dans la conception des produits n’a pas toujours été considérée
comme décisive pour gagner des marchés : une politique de produit unique, standard,
limitait cette prise en compte des attentes ou des retours. C’est seulement depuis une
vingtaine d’années que le discours sur le client a pris une place stratégique en grande
partie liée à la montée en puissance de ces porte-parole officiels des clients que sont
les spécialistes du marketing » (Boullier, 1999, p. 466).
La construction du « management par le client » est le résultat d’un long processus au cours
duquel se sont organisés les systèmes économiques et sociaux que nous connaissons aujourd’hui.
Nous montrerons qu'elle permet aujourd'hui d'analyser des modalités de régulation des activités
humaines, car par rapport au consommateur, le client introduit une notion de dépendance entre les
acteurs qui ne fait que s'accroître. L’histoire même de la notion de client nous instruit grandement
sur la progression de ce processus à travers les âges. C’est à cet exercice de recherche historique et
étymologique que nous avons jugé opportun de nous livrer pour initier cette réflexion.
30
II.1. Origines étymologiques
Notre recherche sur le terme et le concept de client nous a conduit à remonter le temps et
s’est au fur et à mesure orientée vers une exploration historique, jusqu’à l’époque romaine. Certes,
l'ensemble de cet historique n’est pas primordial à la compréhension de l’actuel processus
d’innovation et de conception dans les Télécoms, mais nous avons choisi de restituer l’ensemble
de cette investigation, au risque de résumer l'histoire à quelques paragraphes, car elle nous permet
de mettre en avant la multiplicité des acteurs, des mouvements sociaux, des enjeux politiques et
institutionnels à l’œuvre dans la construction des représentations dominant l'ensemble des champs
sociaux et en particulier les systèmes de production. De ce point de vue, l'historique de la notion
du client nous permet d'insister sur un point important de notre analyse, celui de l'influence des
représentations dominantes de l'ordre social dans la régulation des activités humaines.
a-
La période romaine (Xe siècle av. Jésus Christ – an 476)
La notion de client trouve ses origines dans l’histoire romaine. Le terme cliens en latin,
désigne alors « un personnage ou une famille qui à Rome se trouvait lié(e) à un personnage de haut
rang » (Trésor de la langue française, 1977, p. 915-916). Il s’agit d’un rapport social très
hiérarchique entre un client, ou une famille de clients (la clientèle, clientela en latin) et son patron.
Cette forme de rapport hiérarchique apparaît à l’époque de la Plèbe, le second ordre du peuple
Romain, fondé sur une juridiction à la fois religieuse et Plébéienne. Les clients sont alors
d’anciens esclaves ou des gens pauvres, qui recherchent la protection d’un patron et lui apportent
en échange leur respect et leur total dévouement personnel. Les individus qui se trouvent liés à un
patron le sont généralement à vie, et leurs enfants héritent de ce statut. Il s’agit alors d’un rapport
de domination basé sur la relation de dépendance / protection ou de « subordination » (Cochoy,
Neuville, 2000, p. 31). Cette notion évolue à l’époque républicaine (Res publica), suite à la lutte
des plébéiens contre les patriciens, qui s’accaparent le pouvoir et font tomber le régime
monarchique, pour finalement obtenir, au début du IIIe siècle av. J-C, l’égalité avec les patriciens.
Les puissances de la Plèbe se multiplient alors et deviennent autant de « patrons ». Si l’articulation
dépendance/protection demeure, les clients se transforment en « individus qui se "commandent
dans la foi" d’un patron (commendere in fidem), lesquels les y reçoit (suscipere in fidem) ; lien
beaucoup plus lâche que Jadis et qui peut être dissout » (Grand dictionnaire encyclopédique
Larousse, 1982, p. 2309).
31
A Partir du IIIe siècle av. J-C, Rome commence à étendre son empire sur le monde
méditerranéen, à travers une série de guerres et de conquêtes. L’étendue que prend ce nouvel
empire génère rapidement des crises importantes, touchant tant les institutions que le Politique, qui
conduisent à une réorganisation de l’Etat. La période du Haut Empire marque ainsi la fin de la
République et instaure de nouveaux rapports sociaux qui peuvent s’illustrer à travers l’évolution
du statut du client :
« Sous l’empire, la véritable hiérarchie de clients qui s’est progressivement établie
prend toute son ampleur : chacun tend à être tout à la fois patron d’une clientèle
inférieure et client d’un personnage plus haut placé… D’un autre côté, les clients sont
bientôt si nombreux que les patrons doivent distinguer parmi eux divers degrés
d’intimité : amici (clients les plus proches), puis comites, convivae, familiares,
salutares… » (idem).
Cette évolution nous renseigne grandement sur les rapports de domination qui ont fondé les
termes que de nos jours, nous employons couramment pour désigner nos proches, ou les personnes
avec lesquelles nous avons des relations étroites. Cela nous rappelle ainsi que les termes « ami »,
ou « compagne » par exemple, renvoient toujours à une forme de contrat moral établi entre les
individus. Un(e) ami(e) ne doit pas trahir notre « confiance », nous devons « fidélité » à notre
compagne ou compagnon. Cela nous rappelle que toute forme de relation repose sur des
représentations, elles-mêmes liées à un ensemble de valeurs (culturelles, politiques, morales…). La
question des valeurs, nous le verrons plus tard, a son importance dans l’étude des pratiques de
conception.
Mais revenons tout d’abord au client latin. Le Haut Empire romain est marqué par la
décadence de la religion romaine officielle et par l’essor du Christianisme, des cultes orientaux
également, ainsi que par l’émergence des systèmes philosophiques. Des signes de faiblesse
apparaissent au niveau politique, notamment dans la politique extérieure du vaste empire, et
l'essoufflement des pouvoirs en place donne naissance à une crise d’envergure qui caractérise
l’époque du Bas-Empire. Les luttes pour le pouvoir ont dès lors des conséquences sur la vie
économique des citoyens romains et les guerres civiles se multiplient en périodes successives. La
crise de l’Etat empirique entraîne une crise économique marquée par la lourdeur des impôts mis en
place pour maintenir le système.
32
Dans ce contexte, seule l’église Chrétienne conserve une certaine autorité et permet la
stabilisation de certains statuts sociaux :
« La sclérose du Bas-empire fige formule et titulatures, qui seront ainsi transmises au
Moyen-Âge, chargées d’un contenu bien différent. Tout un vocabulaire féodal (aussi
bien « comte » que « commende ») est ainsi directement issu des formes lointaines de
la clientèle romaine. » (idem)
b-
Le Moyen-Âge (476 – 1492)
Le Bas-Empire romain laisse donc place à la période historique du Moyen-Âge et les
tendances politiques, socio-économiques et religieuses à la fin de l’Empire romain annoncent le
système médiéval. Celui-ci se caractérise par le recul de la notion de chose publique ; et
l’administration sophistiquée de l’Empire romain se voit remplacée par une autorité morcelée
composée de monarques. Cette époque est marquée par l’asservissement des classes paysannes au
profit des grands propriétaires terriens, dans une économie à dominante agricole. L’église qui a
conservé une position forte se fait le déclencheur, via l’élaboration d’une doctrine théocratique et
sous l’autorité de Charlemagne, des croisades et des guerres de religion. Un système social de forte
dépendance s'établit donc, dans lequel l’église et les propriétaires terriens détiennent le pouvoir sur
les vassaux. Dans ce système, la clientèle désigne alors l’ensemble des personnes qui sont
soumises à la protection d’un plus puissant.
Le Moyen-Âge connaît son âge d’or avec la réforme grégorienne de l’église à la fin du XIe
siècle, qui entraîne l’essor du monarchisme traditionnel, la reprise de l’économie rurale et urbaine,
le renouveau des droits savants, mais aussi le déclin du Saint Empire. Les XIIes et XIIIes siècles
marquent ainsi un tournant de la civilisation occidentale. A la fin du Moyen-Âge (le bas Moyen
Âge du XIVe et XVe siècle), des tensions féodales se développent avec l’apparition de conflits
d’autorité, notamment entre vassaux et suzerains. Mais d’autres conflits se développent également
entre l’ambition personnelle des individus et le dévouement qu’ils accordent alors à leurs
suzerains. Dans la dernière période des sociétés féodales, émergent alors les caractéristiques de
l’individualisme, de la laïcité et de la recherche du profit et le bas Moyen Âge marque une lente
rupture avec les valeurs du monde médiéval. C’est la bourgeoisie urbaine, qui transmet ces valeurs
nouvelles, au moment même où l’église connaît une période de crise, et où l’Etat se restaure sous
la forme de l’autorité. La guerre de cent ans accompagne l’éclosion de l’idée de nation14.
14
Auparavant, « La Chanson de Roland » (an Mille environ), récit inspiré de la bataille de Ronceveaux
(778) illustre déjà les tensions internes qu'allait par la suite connaître la société féodale. Mais c’est aussi grâce
au texte issu de ce récit qu'apparaît pour la première fois par écrit la notion de « marché » sous la définition
suivante : « convention portant sur la fourniture de marchandises, de valeurs ou de services » (voir le site
Internet « Gallica » de la Bibliothèque Nationale de France).
33
Les transformations profondes que connaissent les sociétés européennes à cette époque
ouvrent sur de nouvelles problématiques qui vont marquer l’histoire. La période artistique suivante
de la Renaissance est une illustration de ces changements majeurs. Dans cette période, se mêlent
mouvement humaniste, marché de l’art, pouvoir politique fort, ainsi que puissance économique et
financière. On peut d’ailleurs noter que la notion de « consommateur » apparaît dès le XVIe siècle,
celui de la diffusion en Europe du mouvement italien de la Renaissance. Dans les acceptions du
terme client, l’intérêt de la relation prend une dimension plus importante. Selon le dictionnaire
historique de la langue française (1992, p. 433), le client devient une « personne se mettant sous la
protection d’un grand, moyennant son aide ». Ainsi l’emploi du terme apparaît dès le XVe siècle
dans le domaine de la pratique juridique (le client d’un avocat, d’un notaire), puis dans le domaine
de la médecine de soin (client d’un médecin).
c-
De la Renaissance à la révolution industrielle (XVI –XIXes siècle)
Le XVIe siècle est pour l'Europe celui de la Renaissance et des Grandes Découvertes, de
l'Humanisme et des débuts de la Science moderne. Mais ce siècle est également marqué par
l'apparition de la Réforme et d'une crise religieuse, qui sera à l'origine des guerres de religion.
Emerge alors une critique de l’usure et des monopoles marchands, ainsi que du pouvoir politique
en place (Machiavelli, 2001). Au XVIIe siècle, époque des prémisses de la colonisation, du
redressement économique et du triomphe de l’absolutisme, la nécessité d’assurer la gestion des
richesses de l’Etat et l’administration de ses biens se fait alors plus importante. C'est en réponse à
ces préoccupations que se développe l’Economie15. Le marché qui est en plein essor, concurrence
ainsi la politique en crise, en introduisant en parallèle à l'individu citoyen, l'individu privé :
« Le marché se présente à la fin du XVIIe siècle comme la réponse globale aux
questions que les théories du pacte social ne pouvaient pas résoudre de manière
totalement satisfaisante et opératoire » (Rosanvallon, 1989, p. 15).
15
Successivement considérée dans l’histoire comme un art, puis comme une spécialité, l’économie va
progressivement être élevée au rang de Science : de l’économie politique qui dès le XVIIe siècle se consacrait
à la gestion des richesses de l’Etat, aux Sciences économiques (reconnues dans le courant du XVIIIe siècle),
qui se consacrent à l’étude des systèmes de production.
34
Si la notion de consommateur apparaît dès le XVIe siècle, elle ne sera cependant utilisée
dans son acception commerciale, qu’au XVIIIe siècle.L’absolutisme ne dure qu’un siècle et connaît
son déclin avec le mouvement des Lumières qui remet en cause les pouvoirs en place.16La
Révolution française de 1789, de même que la révolution industrielle qui se produit dans le même
temps en Angleterre, marquent un tournant historique dans l’histoire de l’Europe, tant au niveau
politique et social, qu’économique. La France assiste à la constitution d’une opinion publique au
XVIIIe siècle (Habermas, 1978) et les grandes puissances impérialistes européennes se tournent
vers la recherche de l’avantage technologique, commercial et colonial. Les révolutions
européennes de 1848 et le mouvement de libéralisme (économique, politique) sont également des
événements déterminants dans l’histoire des sociétés européennes. Jusqu'en 1914, l'Europe est
dominée au Centre et à l'Est par les Empires, et elle est marquée par les mouvements nationaux et
révolutionnaires.
La dernière période que nous venons d’évoquer correspond à l’émergence de ce que
Foucault a appelé les « sociétés disciplinaires », remplaçant les « sociétés de souveraineté », et qui
« procèdent à l’organisation des grands milieux d’enfermement » (Deleuze, 1990, p. 236). Dans
ces sociétés disciplinaires, on recherche la maîtrise de l’espace-temps pour composer la force
productive (en organisant les usines de production par exemple). Deleuze (idem), rappelle que
Foucault situe la genèse de ces sociétés disciplinaires aux XVIIIe et XIXe siècles et leur apogée au
début du XXe siècle. Dans cette même période, le taylorisme se développe et marque un autre
changement radical dans les rapports marchands. Le patron devient alors le représentant du
marché, nouveau mode de régulation sociale, dans un contexte de rationalisation de la production.
Il n'est plus seulement un employeur assurant la protection de sa clientèle, mais il exerce un
pouvoir accru de contrôle et d'organisation de la production jusque dans ses composantes les plus
élémentaires, à savoir les gestes du travailleur.
Le rapport de dépendance qui lie le client et son patron n'existe plus dès lors dans sa
dimension de rapport interpersonnel, mais se voit élargi et déplacé dans le contexte de l'économie
de marché, à des rapports entre des groupes d'acteurs (producteurs / consommateurs). C’est
d’ailleurs à la fin du XIXe siècle que serait apparue l’acception commerciale du terme « client ».
Son origine étymologique remonterait au journal du Maréchal de Castellane publié en 1895
(Trésor de la langue Française, 1977, p. 915-916). Les prémisses du capitalisme annoncent ainsi le
16
Une citation illustre parfaitement la philosophie qui règne au temps des Lumières et marque la
persistance de certains modèles de domination dans les esprits. Il s’agit d’un extrait des Mémoires du Comte
de Ségur, ouvrage publié en 1822. « La liberté, quel que fût son langage, nous plaisait par son courage ;
l’égalité par sa commodité. On trouve du plaisir à descendre, tant qu’on croit pouvoir remonter dès qu’on le
veut ; et, sans prévoyance, nous goûtions tout à la fois les avantages du patriciat et les douceurs d’une
philosophie plébéienne. » Mémoires du Compte de Ségur, 1822. Cité par Amédée GASQUET, Recteur de
l’Académie de Nancy, in Lectures Sur la Société Française aux XVIIe et XVIIIe Siècles, Paris, Ch.Delagrave,
4e édition, 1904. (in Cliotext, 2000, en ligne)
35
début d’une ère nouvelle, celle de la consommation et de l’organisation des systèmes de
production. Même si le terme a conservé de nos jours son acception commerciale, il est encore
fréquent de l’entendre employé avec certaines connotations qui rappellent le rapport social qui liait
les cliens de jadis et leur patron. L’expression populaire « La tournée du patron ! » en est une
illustration. La « fidélité » qu’accorde un client à une marque en est une autre. Ces traces de
l’histoire dans le langage courant nous permettent de rappeler que les rapports économiques et
sociaux se sont construits et continuent de se construire au gré des mouvements sociaux de masse,
que ceux-ci trouvent leur origine dans des conflits politiques, religieux, sociaux ou philosophiques.
Elles nous montrent également que depuis ses origines, la notion de client a véhiculé avec elle des
rapports de dépendance et de domination qui se sont transformés au fil des siècles.
II.2. Le client au XXe siècle
La dernière période qu’il nous reste à étudier (de la première guerre mondiale à nos jours),
met encore plus en évidence cette construction complexe. En effet, vers la fin du XIXe siècle, au
moment où se répandent les théories marxistes du mode de production capitaliste et de la lutte des
classes, les préoccupations commerciales se déplacent. Les biens et services, jusqu’à cette époque,
étaient seulement de première nécessité (alimentation, habillement, outillage) et répondaient à des
besoins dit plutôt « primaires » dans le langage économiste :
« C’est pourquoi les chefs d’entreprise s’intéressèrent longtemps à l’amélioration de
leurs techniques de production, puis à l’acquisition des ressources financières
nécessaires au renforcement de leur capital de production, puis au perfectionnement
des méthodes d’organisation du travail, plus qu’aux moyens de vendre ce qu’ils
produisaient » (Mercator, 1997, p. 3).
Mais au lendemain de la première guerre mondiale, les producteurs se voient confrontés au
développement intensif des marchés, les entreprises recherchent alors un équilibre entre l’offre et
la demande afin d’assurer la stabilité et la prévisibilité des rapports marchands.
36
C’est donc dans l’objectif d’adapter le mode de production, dans ses développements
successifs, à ce nouveau marché caractérisé par la production et de la consommation de masse, que
les préoccupations vont s’inverser en direction du consommateur :
« A partir du début du XXe siècle, et surtout après la première guerre mondiale, la
vente est au contraire devenue une préoccupation essentielle pour la plupart des
entreprises. La cause essentielle de cette évolution est l’avènement de ce que l’on a
appelé la société d’abondance. Sollicité par de multiples producteurs qui lui
proposent, en quantités pratiquement illimitées, leurs biens et leurs services, le
consommateur ou le client devient pour les entreprises la ressource la plus rare »
(Mercator, idem).
A compter de cette époque, le client tient désormais une place prépondérante dans les
entreprises où vont se développer les techniques de vente, de distribution, ou encore les techniques
de marketing qui ne cesseront d’évoluer au fil des ans, se diversifiant et se spécialisant, devenant
progressivement une composante forte de l’économie de marché.
a-
De la normalisation technique à la normalisation économique et sociale
Par ailleurs, les industriels doivent répondre aux incertitudes marchandes qui émergent avec
la production de masse. Les entreprises doivent en effet être suffisamment flexibles pour adapter
l’offre à la demande des consommateurs, et elles cherchent dès lors nécessaire de rationaliser et
d’optimiser la production, ce qui entraine rapidement le monde industriel dans un processus de
normalisation technique. Le phénomène de normalisation technique et technologique qui a émergé
dans les années 1920, relève donc au départ de démarches d’industriels qui dans le but d’optimiser
leur production, tout en réduisant les coûts et en respectant la législation mise en place, définissent
un certain nombre de normes techniques visant la rationalisation industrielle. Les normes de
l’AFNOR (depuis 1926) sont issues de ces démarches. Dans un document de 1992 édité par la
Communauté économique européenne et l’Association européenne de libre-échange (Thiard, Pfau
Wilhelm, 1992), les auteurs nous rappellent que « dès le début, l’objectif principal de ce
développement a été de garantir l’uniformisation, l’interchangeabilité, la sécurité ou la qualité de
produits techniques ». Ce même document reprend une définition de la normalisation adoptée alors
par l’Organisation internationale de normalisation (ISO), comme « une activité propre à établir,
face à des problèmes réels ou potentiels, des dispositions destinées à un usage commun et répété,
visant l’obtention du degré optimal d’ordre dans un contexte donné ».
D’autres facteurs favorisent un élargissement de la normalisation technique aux sphères
juridiques, sociales, politiques et bien entendu économiques : le développement de la juridiction et
du consumérisme. Cette nouvelle forme de la normalisation joue un rôle majeur dans le processus
de construction de la notion moderne de client. En effet, si la norme permet d’optimiser la
37
production, elle ne répond pas au problème des incertitudes marchandes directement liées au
consommateur. Une nouvelle problématique conduit donc les entreprises à mettre en place des
stratégies et des dispositifs visant à réduire les incertitudes marchandes (tels que les pratiques de
segmentation, la création de garantie de satisfaction, l’identification et la création de besoins
nouveaux, etc.). Parallèlement, une pression commence à être exercée par les mouvements de
consommateurs, faisant apparaître au niveau juridique cette fois, la nécessité de trouver des
moyens de protéger le consommateur des falsifications ou tromperies commerciales qui se
développent avec la publicité ou la réclame par exemple, et dans une moindre mesure des pratiques
de marketing telles que les sondages des populations (Ruef, 1993, p. 10). Une volonté émerge donc
d’instaurer une moralité commerciale à travers le respect du client, dont la loi et la juridiction
seraient les garants. Par exemple, la désignation des produits doit renvoyer aux qualités
intrinsèques de ce produit, ce qui conduit à toute une série d’innovation sur l’emballage et
l’étiquetage. Les entreprises s'adaptent aussitôt à ce nouveau cadre réglementaire avec le soutien
du marketing. L'emballage devient ainsi un moyen privilégié pour se démarquer de la concurrence
en s'appuyant sur le respect des règles de désignation. En outre, cela offre au consommateur une
nouvelle possibilité d’apprécier les biens à travers un ensemble de références de codifications et de
métrologies officielles (concernant par exemple la composition des produits, la provenance des
matières premières, etc…). La création du Service de la répression des fraudes et du contrôle de la
qualité (prévu par la loi de 1905 et institué par un décret du 22 janvier 1919) illustre
parfaitement cette évolution17.
Ce phénomène prend une ampleur considérable avec les mouvements sociaux de masse qui
se développent dans les années 1960 et qui consacrent l’émergence de revendications liées à
l’évolution des systèmes de production et à la « massification » (Boltanski, Chiapello, 1999,
p. 529-530). Ainsi, dans les entreprises, les ouvriers, au travers de la pression des syndicats,
demandent l’amélioration des conditions de travail (Carré, Crochart, 1987), et du côté des
consommateurs, un autre mouvement de masse, à l’origine américain, apparaît sous le terme de
« consumerism » et se diffuse rapidement en Europe, se traduisant en France par le
« consumérisme »18. Ce mouvement né de l’explosion de la consommation d’après-guerre aux
Etats-Unis désigne l’action des organisations de consommateurs, destinée à protéger la santé
publique, l'environnement et plus largement à la défense systématique des intérêts du
consommateur. Il contribue dès les années 1960 à considération nouvelle du consommateur dans
17
Nous pouvons citer également les créations successives du bureau de la consommation (1945),
première instance étatique française chargée des questions de consommation, de l’Union fédérale de la
consommation (UFC-1951), du Comité National de la consommation (CNC-1960), de l’Institut National de la
Consommation (1968), ou du Laboratoire National d’essai, etc. (in Cochoy, 2000).
18
« consommateurisme », ou « consommatisme » dans les versions francisées.
38
les activités de production, puisque l’objectif pour les consommateurs est alors de « faire prendre
leurs points de vue en considération par les pouvoirs publics et par les professionnels » (Lamizet,
Silem, 1997, page 152). Ce mouvement se diffuse ensuite en France, avec de fortes répercussions
sur le plan institutionnel comme le souligne Franck Cochoy :
« Ces enjeux traversèrent bien sûr l’Atlantique : tandis que les entreprises françaises
se formaient peu à peu au marketing américain, qui avance la figure du client comme
argument commercial (Laufer & Paradeise 1982), l’État et les représentants du
consumérisme français découvraient, à l’occasion des missions de productivité de
l’immédiat après-guerre, la puissance du consumérisme et l’importance des questions
de consommation : le CREDOC (Centre de recherche, d’étude et de documentation),
organisme public chargé d’étudier l’évolution de la consommation, l’Union Fédérale
des Consommateurs (1951), structure destinée à fédérer une série d’organisations
faibles et dispersées et Que choisir ? (1961), revue de l’UFC censée diffuser la bonne
parole consumériste, toutes ces institutions furent directement inspirées par
l’expérience américaine. » (Cochoy, 2000).
Comme nous l'avons déjà vu, dans les Télécoms, ce mouvement porte notamment sur la
baisse des tarifs de l'accès aux services. Le processus de normalisation technique doit donc
intégrer ces mouvements sociaux, et très rapidement, l’objectif de la normalisation est également
de trouver un consensus avec les autres parties prenantes du marché, c’est-à-dire les pouvoirs
publics et les revendications des consommateurs. Dans le même temps, la culture de masse de plus
en plus médiatisée, devient progressivement l’objet de critiques sévères aux Etats-Unis et en
Europe. Les travaux des chercheurs de l’école de Francfort (Theodor Adorno, Max Horkheimer),
ou encore ceux de Herbert Marcuse et de Jürgen Habermas illustrent la rencontre entre la pensée
philosophique, sociologique ou politique ; et la rationalité technique et scientifique :
« Pour Marcuse, comme pour Adorno et Horkheimer, tout le potentiel émancipateur
de la science et de la technique est voué à bénéficier à la reproduction du système de
domination et d’asservissement. Habermas, lui, réfléchit sur l’alternative à la
dégénérescence du politique dont l’Etat-sujet se fait l’agent, en réduisant les
problèmes à leur aspect technique, relevant d’une gestion rationnelle. » (Mattelart, op.
cit., p. 46).
Bernard Miège précise que cette « pensée critique » de la culture de masse est multiforme :
« Dans un sens élargi, la pensée critique rassemble toutes les positions (marxistes, sartriennes,
anarchistes, « intellectuelles »…) qui effectivement se mobilisent alors pour analyser les effets de
la culture de masse, de l’information marchande et de l’information « administrée ». Il est donc
abusif de réunir toutes ces positions dans une seule et même catégorie. » (Miège, 1995, p. 35). Une
critique multiforme est donc adressée aux nouvelles formes de domination et de contrôle, aux
« sociétés de contrôle » telles que définies par Foucault, qui remplacent selon lui les sociétés
disciplinaires (notamment caractérisées par le règne des sciences économiques) dans la deuxième
moitié du XXe siècle.
39
Ce contrôle passe selon Foucault par le pouvoir de la norme :
« Nous sommes entrés dans un type de société où le pouvoir de la loi est en train non
pas de régresser, mais de s’intégrer à un pouvoir beaucoup plus général : en gros,
celui de la norme. (…) Nous devenons une société essentiellement articulée sur la
norme. Ce qui implique un système de surveillance, de contrôle tout autre.» (Foucault,
1994, p. 75)
La normalisation évolue donc rapidement pour participer, au-delà de ses objectifs premiers
de rationalisation, à la création d'un système de valeur, interprété dans le monde industriel comme
un générateur d’attentes chez les consommateurs, notamment à travers ce que l’on appelle la
certification. La certification, dans la mouvance de mutation des valeurs et des cadres de référence,
permet d’assurer aux consommateurs que le produit proposé par l’industriel est de qualité, et
correspond bien aux normes définies, grâce à l'emploi de mentions telles que « certifié norme NF »
ou « ISO » (International Standard Organization) par exemple. La norme, prise ici non pas au sens
de la définition globale et foucaldienne du terme, mais au sens d'un principe restreint, formalisé
par une institution légitime, devient un argument commercial mais aussi un outil de promotion qui
glisse de la sphère industrielle à la sphère marchande. Il en est de même pour les pratiques
d'étiquetage ou d'emballage, qui influent sur les consommateurs et donnent une nouvelle
dimension aux pratiques : pratiques de choix, de test, de comparaison face à l’offre proposée sur le
marché :
« Le rôle des organisations de consommateurs va parfois plus loin que la seule
élaboration des normes ; elles peuvent contribuer à faire connaître les normes par le
grand public qui exigera des produits qui leur soient conformes et participe à la
vérification de la conformité des produits. Les organisations de consommateurs
participent activement au processus d'élaboration des normes, en assistant aux
réunions des comités techniques et en soumettant des commentaires sur les projets de
normes. Ces interventions se font au niveau national dans de nombreux pays mais
aussi au niveau européen ou international notamment grâce à des structures comme
l'ANEC et Consumers International19 » (Corre, 1999, p. 10).
Finalement, la normalisation désormais internationale, a été un processus au cours duquel
une certaine conciliation économique et juridique a été recherchée, afin d’orienter le marché et
donc de guider d’une certaine manière les choix des consommateurs, tout en se dégageant de purs
intérêts industriels en invoquant l'intérêt du client. Ainsi, par l'intégration du consommateur à ce
processus, c'est bien le procès d'extension de la norme décrit par Foucault qui s'observe. Le
système de surveillance des rapports marchands qui se met en place ne fait en quelque sorte que
restaurer à grande échelle la notion de protection, que nous avons évoquée dans nos paragraphes
précédents sur le client, et que le développement du marché avait écarté pour un temps. L'ensemble
19
L'ANEC est l'Association européenne de coordination de la représentation des consommateurs dans
la normalisation (1995). Consumer International (1995) est une association regroupant 90 pays qui se
présente comme le porte-parole mondial des consommateurs.
40
des acteurs du monde économique a contribué à maintenir par un jeu d'échanges de principes un
mode d'organisation du social critiqué de toute part :
« Quant aux orientations de la demande sociale, elles étaient facilement décelables dès les
années 1960. Elles s’exprimèrent alors sous la forme de la contestation de la
consommation de masse. Elle n’était qu’une invitation à la réaliser sous une forme
nouvelle, qui apparemment au moins, respectait mieux la diversité des goûts des
consommateurs et la personnalité des opérateurs industriels. Le désir de produits tout à la
fois moins uniformes, d’une qualité garantie et d’une fiabilité à toute épreuve, le besoin de
loisirs plus diversifiés et d’une information permanente à vocation universelle, l’aspiration
enfin à un travail plus personnalisé constituent trois tendances fortes de cette demande
sociale nouvelle. Le résultat de cette recomposition n’est pas la disparition de la société de
masse, mais sa renaissance sous une forme nouvelle. » (Caron, 1997, p. 389)
Cet extrait qui illustre l'intégration dans les stratégies industrielles des contestations sociales
montre également le processus d'intériorisation par lequel les individus assimilent et continuent de
nourrir ce processus d'intégration, participant ainsi à la normalisation de leurs propres
comportements.
b-
De la normalisation à la qualité
L'évolution de la normalisation, non seulement technique et législative mais aussi par
« extension » sociale, politique et même subjective, marque à partir de la moitié du XXe siècle la
dernière grande étape de la construction du client dans son acception actuelle. Dans le système de
contrôle par la norme, deux outils majeurs se développent. La traçabilité d’une part, permet à la
fois de contrôler un nombre élevé d’échanges, la circulation des biens, et la protection du
consommateur (on peut retracer ainsi la circulation des produits, et composer une forme de
mémoire ordonnée pour le futur qui pourra servir de référent dans la certification et le contrôle).
L’étiquetage et son suivi sont par exemple des outils de la traçabilité. La qualité d'autre part, est
déjà un argument commercial et juridique, mais elle devient aussi un moyen de légitimer toujours
plus cette forme de contrôle par la normalisation car elle se fonde sur des « exigences » émises par
les consommateurs vis-à-vis des produits et des normes20. La notion de qualité conduit à
implémenter les multiples certifications sous la pression des industriels et du droit, et atteint même
les instances de normalisation officielles. A l’intérieur des entreprises, la qualité se formalise en
tant que discipline professionnelle inspirée des sciences de gestion, et devient peu à peu un moyen
de légitimer de nouvelles formes d’organisation du travail et de la production, par des actions
toujours menées « au nom du client ». Elle est à l'origine de la démarche managériale de
« management par le client » illustrant désormais la normalisation économique et socioorganisationnelle, dépassant les seuls cadres technique et législatif. La qualité est un terme
20
Sur la « qualité », cf. le quatrième chapitre de cette partie.
41
englobant qui désigne tant la qualité intrinsèque des produits, que la qualité des processus
marchands ou des pratiques productives des entreprises. Elle s'érige peu à peu en discours unifiant
de cette évolution globale du mode de production que nous avons décrit.
En faisant la synthèse de ces multiples transformations survenues au XXe siècle, le
sociologue Frank Cochoy explique qu’une nouvelle figure du client apparaît avec l’avènement du
capitalisme en tant que « construction conjointe du droit, et de la grande entreprise capitaliste »
(Cochoy, 2000), fondée sur la protection des personnes et du consommateur. Le client devient une
personne pourvue de droits relatifs à son inscription reconnue dans des relations marchandes,
soutenue par des institutions représentatives et juridiques. Mais elle constitue aussi une « figure de
rhétorique » que le management emploie pour organiser les activités de l'entreprise, au travers
notamment, des politiques de qualité. Cela illustre un changement fondamental dans l’histoire des
systèmes de production, illustré par l’hybridation croissante des logiques d’organisation et de
marché, ainsi que par la transformation radicale du rapport traditionnel entre l’offre et la demande.
Ici encore, on voit combien l'informationnalisation accompagne cette transformation (dispositifs de
traçabilité, techniques marketing, etc.). L'essoufflement du militantisme consumériste à partir des
années quatre-vingt a contribué à la généralisation du consensus entre les acteurs économiques et
sociaux. Les revendications ainsi que les actions des organisations de consommateurs ont changé
de rôle, en participant plutôt à l'information aux consommateurs et en défendant des valeurs
nouvelles (éthique, citoyenneté) mais de manière « assagie », c'est à dire sans remise en cause
radicale de la société de consommation mais avec toutefois une montée de la critique antimondialiste et du capitalisme (Ohl, 2002, page 30). Frank Cochoy résume ainsi cette évolution :
« En un siècle, le client s’est donc considérablement multiplié : le client industriel a
donné naissance au client consommateur et au client de droit, ces derniers ont été
transformés en clients normalisés ou en clients consuméristes, et les clients
normalisés ou consuméristes se sont mués en clients de la qualité (donneurs d’ordres)
et finalement en clients de qualité (citoyens). Au travers de ses générations
successives, la famille du client descend donc très profond (dans l’organisation), et
remonte très haut (jusqu’à la politique), tout en circulant sans cesse d’un espace à
l’autre, via le marché. La figure du client se présente bien comme un opérateur central
de marchandisation de l’organisation (via la qualité) et d’organisation du marché (via
la traçabilité) » (Cochoy, op. cit.).
Si nous sommes bien loin des rapports de domination que nous avons évoqués au départ
avec le client latin, il semble pourtant que ces rapports soient toujours bien présents dans une
configuration tout autre, où le contrôle est une nouvelle forme de la souveraineté, celle du marché,
de la société de consommation de masse et du management de la production par le client. Dans
cette configuration, la relation de « service » désormais centrale dans l'activité de France Télécom,
établie sur la base de contrats (de qualité, d'usage…) et qui a toujours été au cœur de la notion de
client, y compris dans ses acceptions les plus anciennes, trouve aujourd’hui de nouveaux moyens
42
d’expression et une légitimité sans précédent sur le marché. La nouvelle figure du client est sans
doute à replacer dans un contexte plus général que Boltanski et Chiapello appellent une nouvelle
configuration idéologique fondatrice d'un « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski, Chiapello,
1999). Ce chapitre nous permet de montrer en quoi l'entrée par la notion de client dans l'analyse
d'un processus productif peut nous aider à saisir la complexité liée à la multitude des acteurs
intervenant dans son organisation, ainsi qu'aux nombreux facteurs sociaux, politiques et
économiques y participant. Aux différents stades de son histoire, la notion de client a reflété le
climat global d'une société, et aujourd'hui encore, il est possible d'utiliser cette notion pour mieux
comprendre l'époque dans laquelle nous vivons, ainsi que les mécanismes par laquelle la société
évolue. C'est précisément cette analyse que nous proposons à présent, de façon parcellaire et ciblée
sur notre terrain d'étude. Nous développerons tout d'abord notre problématique ainsi que la
méthodologie de travail que nous avons mise en œuvre pour parvenir à cet éclairage particulier.
43
CHAPITRE 2 - PROBLEMATIQUE ET
METHODOLOGIE
I. QUESTIONNEMENT PROBLEMATIQUE
La présence de la notion de client dans le discours et les pratiques des acteurs sociaux a
donc à voir avec l'évolution d'un espace public et des modalités de communication entre les
individus, les institutions publiques, et les grandes entreprises privées. L'évolution de la notion de
client suit également une logique historique basée sur l'entretien de rapports de dépendance et de
domination entre des groupes d'acteurs, sous des formes se renouvelant progressivement. Ces
conclusions convergent donc dans l'idée que le croisement de stratégies d'acteurs multiples
concourt à donner forme à cette évolution du social dans son ensemble. Si ces rouages sont
désormais bien définis à une échelle macro économique et macro sociale, il nous semble que les
mécanismes par lesquels ces évolutions s'opèrent ne sont pas si évidents à saisir dans une
dimension plus réduite, ou plus « microsociale ». Comment un acteur donné participe-t-il
concrètement à ce processus, avec quelle implication personnelle, par l'intermédiaire de quels
facteurs structurants de ses pratiques ? Dès lors qu'il est dit que tel acteur ou tel groupe d'acteurs
est impliqué dans cette évolution, il doit en effet être possible, par l'étude de ses stratégies et de ses
pratiques et des stratégies qu'il met en oeuvre, d'identifier les mécanismes par lesquels il contribue
effectivement à ce phénomène. Nous proposons donc d'examiner le secteur des Télécoms, souvent
considéré comme domaine clé de cette évolution de par sa position à la frontière du public, du
politique, et du marché des techniques d'information et de communication. De ce point de vue, ce
serait en effet au sein des actions innovantes réalisées par les acteurs de ce secteur que pourraient
être décelées les facteurs influents sur le social à une plus grande échelle. Le domaine de
l'innovation et de la conception de services dans lequel la notion de client a pris un tel essor nous
semble être de fait, un terrain propice à une telle analyse.
44
I.1. L'innovation : un ensemble de processus communicationnels
L'innovation d'un point de vue économique, stratégique et managérial est définie comme un
facteur de production. Une autre façon de l'aborder est le point de vue organisationnel, car
l'innovation peut aussi être considérée comme un processus qui englobe plusieurs fonctions de
l'entreprise, notamment les fonctions marketing et commerciales, la production et la R&D.
L'approche socio-constructiviste de l'innovation technologique dans les années quatre-vingt a mis
en évidence l'importance des interactions entre ces diverses fonctions constituant autant de groupes
sociaux en compétition, et entre lesquels argumentations et négociations participent au processus
global d'innovation.
Dès lors, l'innovation technologique ne découle pas d'une pure rationalité technique. Le
concept de réseaux technico-économiques issu de la sociologie de l'innovation illustre également
cette dimension coopérative de l'innovation à travers l'étude des alliances stratégiques des acteurs
économiques. S'intéresser au phénomène d'innovation, implique donc d'avoir une vision globale
des activités et des interactions au sein de l'entreprise. Nous n'avons pas choisi d'analyser le
processus d'innovation de France Télécom, qui relèverait plutôt d'une analyse en sciences de
gestion par exemple, mais nous nous sommes intéressées à une composante essentielle de ce
processus intervenant au niveau de la fonction R&D : la conception des services de
télécommunication.
45
En effet, les activités de conception sont au même titre que toutes les autres activités,
traversées par la dynamique d'innovation de l'entreprise, et se composent d'interactions entre les
différentes fonctions comme l'illustre le schéma simplifié suivant (Giget, 1994, p. 15) :
L'innovation se présente ainsi comme un ensemble de processus communicationnels
marquant une interdépendance des acteurs. L'intitulé du schéma ci-dessus indiquant que
« l'innovation naît sur les axes de communication entre les fonctions de l'entreprise». Si l'on suit ce
postulat, il est donc possible d'analyser la façon dont les activités de conception de services
participent de cette « naissance » ?
a-
La conception comme processus systémique
A un niveau très pragmatique, le fait de concevoir peut être considéré comme une activité de
recherche de solution et de résolution de problèmes s'effectuant à plusieurs niveaux : la traduction
ou la transformation de besoins identifiés (pour la définition des services) et la mise en œuvre
stratégique et organisationnelle de cette traduction (pour l'élaboration des services). Mais il serait
insuffisant de considérer la conception uniquement de ce point de vue. Tout d'abord, les activités
de conception sont généralement organisées de manière systémique, et peuvent être décomposées
en deux classes d'activité :
·
Le système technologique composé des hommes, de leurs compétences et
savoir-faire, des machines et des logiciels, ainsi que des flux d'information. Le
système technologique est organisé en centres d'activités, au sein desquels des
équipes de concepteurs travaillent en projets.
46
·
Le système de conduite, qui à travers le management et le système
d'information de l'entreprise, permet de gérer l'ensemble des ressources, de
piloter et de planifier les activités de conception.
A l'intérieur de ce système, de multiples séquences d'activités diverses et variées composent
un ensemble que nous désignerons par « processus ». La notion de processus ne renvoie pas
uniquement à un enchaînement de tâches et d'activités identifiables sur une période, il fait aussi
référence à une méthode de gestion caractéristique des entreprises industrielles. Le processus par
lequel s'élaborent les nouveaux produits ou services dans le temps est ponctué de décisions
concernant la gestion stratégique et tactique des activités ou relevant de problèmes plus
opérationnels, selon des échelles temporelles allant du « court terme » au « long terme » et agissant
sur l'ensemble du système. Cet ensemble de décisions associé aux facteurs externes à l'entreprise
(dont le marché), fait de la conception un système d'activités complexe et en perpétuelle évolution,
c'est-à-dire un processus dont la maîtrise à tous les niveaux est indispensable. Nous considèrerons
donc la conception comme un « sous processus » de celui de la R&D, faisant lui-même partie
intégrante de la démarche globale d'innovation de l'entreprise. Il est important de bien distinguer
ces notions car elles renvoient à des dimensions très différentes (et ne constituent en aucun cas le
même terrain d'investigation) et elles ont souvent tendance à être confondues. Nous ne livrons ici
qu'une représentation isolée de l'activité de conception. En effet, mus par la tendance gestionnaire
rationalisante, de nombreux chercheurs ont développé des modèles de l'activité de conception,
visant à mieux contrôler les processus pour les rendre plus performants, pour les « optimiser ».
Nous aurons l'occasion dans un des chapitres de notre développement de revenir sur quelques
modèles récemment développés. Pour l'instant, il nous importe de bien comprendre en quoi
consiste ce processus.
Si l'on considère l'innovation comme un processus, il faut alors également considérer la
finalité qui l'anime. Le but ultime nous l'avons vu est d' « innover ». A ce propos, une autre
confusion est souvent faite entre invention et innovation. L'innovation, selon Marc Giget qui
reprend une définition du dictionnaire « Le Robert », consiste à « introduire quelque chose de
nouveau, d'encore inconnu, dans une chose établie » et comme le souligne l'auteur, l'important
dans cette définition est que : « l'élément fondamental qui caractérise l'innovation par rapport à
l'invention tient dans le verbe "introduire" de la définition » (Giget, op. cit. page 9). A l'opposé,
l'invention est un acte plus ponctuel qui n'est relatif à aucune projection dans un existant. De ce
point de vue, le système de conception est une organisation de savoirs (savoir concevoir) qui
dépend de la capacité de l'entreprise à identifier les marchés et à maîtriser la technologie, mais elle
est surtout le lieu où se démontre la capacité de l'entreprise à « traduire » en innovations l'avance
technologique et à « introduire » celles-ci dans le social par l'intermédiaire des marchés.
47
Ces définitions sommaires étant posées, nos interrogations vis-à-vis de celles-ci sont
multiples. Tout d'abord, sur le terrain de la conception, nous pouvons nous demander quelle est
l'ampleur des processus communicationnels à l'œuvre, entre les différents acteurs impliqués, dans
le processus d'innovation ? Quels acteurs sont effectivement en relation et dans quelles sphères du
social en particulier, mais surtout, quels sont les acteurs ayant le plus de poids dans le jeu
d'argumentation et de négociation qui caractérisent l'innovation de l'entreprise ? D'autre part, si
innover signifie introduire, qu'est-ce que l'innovation de service introduit réellement et quelle
dimension sociale revêt le service Télécoms en lui-même, vis-à-vis de la technique sur laquelle il
s'appuie ? Quelle visibilité avons-nous des mécanismes par lesquels cette introduction s'effectue ?
Nous émettons ici l'hypothèse que si certains mécanismes sont clairement identifiés (de gestion ou
de marketing par exemple), d'autres en revanche sont plus obscurs. Notamment, nous pensons que
l'activité même d'innovation de l'entreprise est en soi une innovation permanente ayant des
influences considérables sur le social, grâce au processus dit de « reengineering ».
Le phénomène de reengineering traversant toutes les grandes entreprises industrielles et qui
consiste à faire évoluer l'ensemble des processus dans un objectif d'optimisation (pour s'adapter au
marché et à la concurrence) est à l'origine des transformations organisationnelles dont la R&D
notamment fait en permanence l'objet. Il consiste tout d'abord en une analyse fine des processus et
de leurs modalités de gestion, permettant de les évaluer et de définir des modèles plus performants
en regard d'un certain nombre de critères établis (critères de qualité notamment). Le domaine de la
conception n'y échappe pas. Traduit littéralement, le reengineering signifie « reconcevoir » le
processus. Cela renvoie donc à une façon de penser les activités et illustre encore le fait que les
processus tels que celui de la conception de services ne peuvent être simplement considérés
comme un éventail d'activités ciblées, mais bien comme un ensemble d'activités organisées selon
un schéma de pensée, ce schéma de pensée étant formalisé à travers la modélisation des processus.
Notre démarche de recherche est donc orientée sur les pratiques de conception, mais il est évident
que cette analyse nous amènera nécessairement à aborder le sujet plus largement au niveau de la
R&D et de la démarche d'innovation. Nous ne nous contenterons pas seulement d'analyser le
processus de conception de l'innovation technique, même si cela représente l'objet principal de
notre travail, mais nous tenterons également de faire ressortir en quoi le domaine de la conception
participe à l'évolution globale de France Télécom, dans un contexte de changement fort et de
reengineering permanent et en quoi cette évolution entraîne avec elle des acteurs extérieurs à
l'entreprise mais en interaction avec elle d'une manière ou d'une autre.
48
b-
La conception : une activité de l'esprit
Une autre interrogation émerge lorsque nous considérons la définition de l'innovation et
l'étude que nous souhaitons entreprendre. Est-il possible face à cette définition systémique
d'étudier de manière distincte l'activité d'invention (élaboration du nouveau) et d'innovation ? Où
se situe la frontière entre les deux et cette frontière existe-t-elle seulement ? Les acteurs impliqués
dans les processus communicationnels interviennent-ils au niveau de l'invention ou de l'innovation
et finalement qu'est-ce qu'inventer ? Qu'est-ce que créer ? De toute évidence, nous n'essaierons pas
de répondre à cette vaste question qui demeure le foyer d'interrogations dans bon nombre de
domaines. Toutefois, nous montrerons combien cette question aujourd'hui représente un enjeu qui
intéresse beaucoup de spécialistes et comment le management, dans un souci de rendre les
processus plus performants, traite cette question à l'échelle du processus de conception.
Enfin, nous nous intéresserons également à la manière dont les acteurs impliqués dans ce
processus la « conçoivent » à leur tour. Le « Nouveau Petit Robert » définit en effet la conception
comme la « formation d’un concept, d’une idée générale dans l’esprit humain [...] Action de
concevoir, acte de l’intelligence, de la pensée, s’appliquant à un objet ». Il définit également le
terme « concevoir » ainsi : « Créer par l’imagination ». La conception d’un objet, y compris dans
un contexte économique et industriel est donc avant tout une construction de l’esprit, un acte
cognitif fondé sur des représentations mentales. Cet acte cognitif renvoie de facto aux pratiques
des ingénieurs dans leur exercice quotidien. La question de la créativité des ingénieurs surgit alors
et dans le contexte de l'industrie des services, nous pouvons nous demander si face à la
rationalisation croissante du processus, l'activité de conception ne se trouve pas transformée dans
ses sources les plus élémentaires, i.e. l'activité cognitive des individus ?
Patrice Flichy, dans un article de 1989, a étudié la culture technicienne dans le domaine des
Techniques d’Information et de Communication (celle du CNET notamment) et montre que c’est
dans l’imaginaire collectif des ingénieurs que naissent les innovations et que se déterminent les
orientations de recherche, bien en amont des préoccupations de marché et de commercialisation.
49
Flichy évoque le principe d'universalité, rapporté à une certaine idéologie de la
communication et recherché avec l'essor des réseaux ou encore celui de reproductibilité des
contenus, afin d' illustrer des vecteurs de formation de représentations dominantes ayant
grandement contribué à orienter l'innovation audio-visuelle, informatique et Télécoms, dans les
laboratoires de recherche du XIXe siècle :
« La longue durée dans l'évolution technique ne se manifeste pas uniquement par la
recherche continue d'une performance propre à un secteur mais également à travers
des représentations de la technique qui sont communes à l'ensemble du champ de la
communication, et sont partagées par la plupart des inventeurs et des ingénieurs »
(Flichy, 1989, p. 59).
L'auteur insiste par là sur l'importance des représentations que les acteurs ont de la
technique et de la société, dans la formation des innovations. Le milieu technicien dans lequel
circulent la logique industrielle, mais aussi un ensemble de représentations individuelles fondées
sur une appartenance des ingénieurs à la sphère sociale, constitue donc un lieu d'échanges et
d'interactions desquels émergent des représentations collectives, telles que les représentations des
usages des techniques (« projets d'usages » des inventeurs de la technique). Or il nous semble
qu'aujourd'hui, les représentations de la technique dans le champ de la conception se sont
multipliées. La présence de spécialistes en sciences humaines et sociales dans la R&D par
exemple, a largement étendu le champ de ces représentations et l'une de nos hypothèses est qu'il y
a aujourd'hui des conflits dans ces diverses représentations émanant d'une plus grande diversité
d'acteurs dans l'entreprise. Nous nous pencherons donc dans notre analyse de la conception de
services, sur ces représentations de la technique et de ses usages, pour analyser notamment les
techniques qui sont employées aujourd'hui dans le management de projet, pour stimuler et
exploiter l'imaginaire des ingénieurs.
D'autre part, les ingénieurs ont longtemps été les acteurs à qui l'on reconnaissait le pouvoir
et le potentiel créatif. Tel que l'a décrit la littérature romanesque de la fin du XIXe siècle,
l'ingénieur est un « savant pratique » montrant une « fascination pour les merveilles de la science
moderne », recherchant le « bénéfice de tous » et se mettant « au service du progrès » (CurutchetJullian, 1984, page 42).
50
Il est ainsi un travailleur passionné, impliqué dans l'évolution du monde qu'il contribue à
construire au regard d'une morale sociale véhiculant l'idée de progrès, œuvrant dans le contexte
optimiste et émancipateur en bien des domaines du développement industriel et du colonialisme :
« Les ingénieurs deviennent les garants du progrès qu'engendre la science non
seulement parce qu'ils construisent des machines qui étendent la maîtrise de l'homme
sur l'espace et le temps […] mais parce qu'ils ne sont pas avares de leurs
connaissances. Ils présentent une image rassurante de la science dont les miracles
s'expliquent et viennent s'ajouter au trésor commun. » (ibid, p. 43).
Qu'en est-il aujourd'hui de cet ingénieur face à l'évolution qu'a subi l'organisation de la
production dans le monde industriel ? L'ingénieur chevaleresque de la fin du XIXème siècle s'est
transformé en cadre « coaché », dont les valeurs sont devenues celles de l'entreprise qui l'emploie.
Intégré dans une multitude de réseaux gestionnaires et de processus au sein desquels la
connaissance et l'information sont devenues des instruments de pouvoir, faisant l'objet de toutes
les tentatives de maîtrise, soumises à des règles de diffusion et de confidentialité. L'ingénieur
n'apparaît plus comme l'acteur central de la création des services, mais plutôt comme un exécutant
au service d'une idée maîtresse : le marché.
Face à ce constat (que nous argumenterons dans nos prochains chapitres), quel est dès lors le
statut effectif de l'ingénieur et comment se représente-t-il son rôle au sein de l'entreprise ? Il
semblerait qu'au cœur des activités de conception, la définition même de l'ingénieur crée depuis
longtemps nombre d'interrogations et de débats. Depuis les années quatre-vingt, ces débats
s'organisent autour d'une volonté, toujours actuelle, de formaliser les activités de conception (en
grande partie à partir des travaux d'H.-A. Simon) et posent inéluctablement la question de
l'ingénieur et de son rôle ou de son statut dans cet ensemble d'activités (Verin, 1984). Aujourd'hui
face à l'ampleur qu'ont pris ces débats et aux nombreuses expériences de modélisation des
processus et des activités, et face également à l'instrumentation croissante du travail des
ingénieurs, il nous semble que cette question mérite d'être replacée dans le cadre d'une réflexion
globale sur les activités de conception, pour tenter de mesurer par exemple, du point de vue de
l'entreprise que nous étudions, comment cette reconnaissance scientifique de l'ingénieur intervient
dans les stratégies de communication. De toute évidence, le statut de l'ingénieur a
considérablement changé, et une de nos hypothèses est que l'essor du client dans l'entreprise a créé
une rupture nouvelle et radicale dans cette évolution. C'est ce que nous tenterons de démontrer par
notre analyse des pratiques de gestion des ressources humaines dans le cadre du management par
le client.
51
c-
Evolution des systèmes de R&D
Du point de vue plus général de la Recherche et du Développement, l'évolution des
Télécommunications soulève des interrogations. Pierre Papon indique une étape importante dans
l'évolution de la science et de la technologie en Europe marquée par la « professionnalisation de la
Recherche » (Papon, 2001, p. 20) au début du XXe siècle, suite à la révolution industrielle. Cette
période se caractérise notamment par l'expansion du système universitaire et la création
d'organismes de recherche publique, au cours de laquelle la science et la technologie sont
incorporées dans des « logiques de puissances » (Papon, op. cit., p. 17) au sein du pouvoir
politique. C'est le « caractère "opérationnel" » (ibid) de la science qui est moteur de ce mouvement
d'institutionnalisation de la science, poussé par des arguments économiques et renforcé au cours de
la Première Guerre Mondiale (et plus tard avec la Seconde Guerre Mondiale), par la mise en
évidence des faiblesses de défense des Etats. Ceci aboutit par exemple en France à la création du
Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en 1939, ou du Commissariat à l'énergie
atomique (CEA), en 1945, ainsi qu'au lancement de grands programmes scientifiques et
technologiques à l'échelle européenne.
Papon souligne également que le concept de Recherche et Développement est relativement
récent. Il est lié à une autre étape importante dans l'évolution de la science et de la technologie,
marquée par les stratégies de rationalisation et de normalisation qui traversent le monde industriel
dans la deuxième moitié du XXe siècle :
« Ce concept unificateur est apparu au début des années 60, lorsqu'on s'est attaché à
mieux caractériser les différentes étapes de la recherche scientifique et technique et à
quantifier les ressources humaines et financières qui y étaient engagées. La R&D
englobe l'ensemble des activités scientifiques et technologiques qui produisent des
connaissances et qui s'appuient sur les savoirs acquis pour mettre au point des
techniques nouvelles, engager des processus innovants et développer toutes sortes
d'applications. » (Papon, op. cit., p. 8).
La recomposition du monde industriel et des marchés dans les années quatre-vingt-dix,
accentuée par la mondialisation et la régionalisation des échanges (ouverture des frontières, levée
des protectionnismes nationaux), a eu un impact considérable sur l’évolution des politiques et des
stratégies d’innovation et de R&D, dans une logique du changement inhérente au système
capitaliste, décrite dans la citation suivante :
52
« La rivalité qu'entretient la concurrence entre les capitalistes les oblige à chercher
sans arrêt l'avantage sur leurs compétiteurs, par l'innovation technologique, la quête
de nouveaux produits ou services, l'amélioration de ceux qui existent, et la
modification des modes d'organisation du travail, si bien que nous trouvons là une
cause de changement perpétuel du capitalisme selon le processus de "destruction
créatrice" décrit par Schumpeter » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 89 – 90).
Le processus de reengineering précédemment décrit se situe dans cette problématique du
changement. De même, le renforcement des liens de l'entreprise avec la recherche universitaire est
rendu nécessaire par ce que François Caron (1997, p. 387) appelle une « scientification accélérée
de la technologie » et donc par la nécessité de conserver une compétence et une reconnaissance
scientifique forte sur le marché, à un niveau international équivalent à la dimension de la
concurrence, et incitant les entreprises à multiplier leurs partenariats pour partager leurs risques et
leurs investissements.
D'un autre côté cependant, les spécificités au niveau national demeurent. La spécificité du
système français par exemple en matière d'innovation avec l'intervention de l'Etat dans les
processus de R&D ou le financement de la recherche forment un ensemble d'influences qui
touchent le domaine des Télécoms, impactent sur les stratégies industrielles, et se font sentir
également dans la pratique des ingénieurs qui par exemple doivent s'adapter à la stratégie de
l'entreprise, elle-même liée à des choix technologiques qui s'opèrent au niveau national, en
fonction notamment de priorités émises par les pouvoirs publics. De plus, la multiplication des
partenaires des entreprises, soit dans le cas des alliances et des joint-ventures, soit dans celui des
relations avec les multiples sous-traitants, fournisseurs et prestataires de services est au centre de
l'analyse développée depuis les années quatre-vingt dans le courant de la sociologie de
l'innovation, représentée par les travaux du Centre de sociologie des innovations de l'Ecole des
Mines (Callon et Latour). Le concept de « réseaux technico-économiques » issu de ce courant met
précisément l'accent sur les alliances existant entre les acteurs de l'innovation technologique,
déterminantes dans l'élaboration des systèmes technologiques et qui caractérisent la dynamique du
processus d’innovation. Nous ferons donc référence ponctuellement à ces aspects dans notre
développement pour donner des clés nécessaires à la compréhension de certaines pratiques que
nous analyserons.
53
I.2. L'impact de l'orientation client sur les pratiques dans l'entreprise.
A partir des années quatre-vingt-dix, le client devient une notion largement employée dans
le discours de France Télécom. Déjà considéré comme une « ressource » de l'entreprise par
l'analyse économique, le client devient à partir de cette époque un « acteur » à part entière du
processus d'innovation. Présent dans la communication interne et externe, la notion de client
devient le moteur d'importantes transformations organisationnelles et se présente comme
l'emblème d'une logique de marché qui ne cesse de se renforcer dans les activités de conception. Il
nous faut ici souligner encore le contexte spécifique de France Télécom qui a partir des années
quatre-vingt dix doit faire face à une double évolution : devenir une entreprise privée (changement
de statut et changement de culture) et devenir une entreprise du marché (c'est-à-dire compétitive).
L'orientation client prise alors par l'entreprise permet de légitimer des pratiques managériales
motivées simultanément par ces deux enjeux. Pour l'étude qui nous intéresse, c'est-à-dire l'analyse
des processus communicationnels à l'œuvre dans l'innovation et la conception de service, le client
est donc une notion fondamentale, en tant qu'il se situe au cœur de ces processus comme élément
majeur de discours, mais aussi acteur de l'entreprise et objet d'étude empirique.
a-
Des contraintes nouvelles
La notion de client se diffuse rapidement dans l’entreprise, et s'inscrit réellement dans les
activités de R&D dès 1997. La réorganisation qui s'en suit s’effectue de manière radicale dans le
domaine de la conception de services et ne cesse de se poursuivre depuis, instaurant
progressivement un certain de nombre de contraintes nouvelles, véhiculées par le management et la
communication interne. D’une part la pression concurrentielle provoque une accélération globale
des processus de production qui se répercute donc sur les processus d’innovation, de conception,
de développement et de commercialisation, en instaurant des contraintes de délais très fortes.
D’autre part, dans un souci de rentabilisation des activités de R&D, les études se voient de plus en
plus « contractualisées », c’est à dire demandées et financées par les branches marketing de
l’entreprise qui orientent désormais une grande partie des activités de conception et d’innovation,
avec une obligation de résultat de plus en plus ferme pour les équipes de conception. Ceci va
également dans le sens de la « rationalisation » de ces activités, donc de la capacité des nouveaux
services à s’insérer dans les marchés, en générant du chiffres d'affaires avec le moins de coûts
possible. Dès lors, chaque piste ou idée d’innovation se transforme en un projet de conception,
dans un processus bien formalisé qui une fois encore vise la rentabilité des activités, et leur
54
adéquation aux stratégies des branches marketing. De ce fait, les innovations doivent
« s’illustrer », de manière parfois très aboutie (prototypes, modèles de rémunération associés aux
services) sous la forme de produits ou services commercialisables. Cette contrainte explique en
partie l’essor des activités de type développement dans ce domaine.
C'est pour ces diverses raisons également que l'appel au développement des sciences
humaines et sociales dans les activités de R&D (à travers notamment les expérimentations d'usages
et les tests de services) se fait plus insistant dans les années quatre-vingt-dix :
« Les différentes recherches en sciences humaines et sociales qui sont entreprises à France
Télécom et plus particulièrement au CNET, doivent pouvoir s'articuler avec la recherche
technique pour permettre une meilleure définition des nouveaux services […] De cette
coopération étroite entre ingénieurs et spécialistes des usages, devraient naître des
nouveaux services mieux adaptés à la demande de nos futurs clients » (Sinou, Flichy,
1995, page 13).
b-
Un changement de culture : l'essor des services
Enfin, l’orientation vers les services a provoqué un glissement des activités dans la R&D des
Télécoms. Les activités purement technologiques ont été « externalisées », et les prises de
participation dans des activités plus technologiques indispensables à l’innovation technique de
France Télécom se sont multipliées. Mais la réorientation des activités vers les services et les
marchés a également bousculé les habitudes de la plupart des acteurs de la R&D, comme le résume
cet extrait de l'article d'Edith Brenac :
« De fait et même si les changements ne sont pas aussi aboutis que certains le
souhaiteraient, tous les efforts convergent pour tenter la mobilisation générale autour
des enjeux commerciaux et pour 'tourner l’entreprise vers le client', un client qu’il
faut maintenant aller chercher, garder, et faire consommer : restructuration interne de
l’entreprise autour des grands segments de clientèle ; redéploiement du personnel vers
les métiers commerciaux ; plan « delta minutes » visant l’augmentation du trafic ;
"rééquilibrage" et diversification des tarifs, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle
ne fait pas la part belle au petit consommateur… Cette évolution, de même que les
bouleversements liés aux re-classifications, remet durement en jeu les identités et les
cultures des agents, aussi bien dans leur contenu technique et fonctionnel que du point
de vue des valeurs (service public, refus des valeurs marchandes, solidarité de corps,
égalitarisme) qui structuraient jusque-là leurs représentations des métiers, de
l’organisation, de leur fonction sociale individuelle et collective. Dans leur lutte
contre les réformes de 1990 et 1996, les syndicats se sont posés en défenseurs de ces
valeurs et en porte-parole des intérêts des usagers. » (Brenac, 1997, page 57)
Edith Brenac montre ici que la réorientation a eu de fortes incidences sur les pratiques
professionnelles (avec la répartition nouvelle de l’effectif au sein des grandes fonctions de
l’entreprise), mais aussi sur les perceptions individuelles et collectives du personnel en
transformant les représentations que les employés avaient de la culture de l’entreprise. La
marchandisation croissante des services et le développement de la logique commerciale, ont
55
également marqué un certain abandon de l'excellence technologique (au niveau des activités de
microélectronique par exemple), qui structurait la carrière de certains ingénieurs à France
Télécom. Si cette réorganisation a suscité de fortes résistances, principalement illustrées par la
lutte des syndicats, la culture technicienne s’est malgré tout transformée peu à peu, non sans le
concours d’un management habile du changement organisationnel. A travers l’instauration de
diverses démarches « qualité », visant à optimiser l’ensemble des processus et à introduire
notamment la contrainte de satisfaction du client (ou du moins dans un premier temps, l’enjeu de
l’acceptation par les clients des nouveaux services proposés sur les marchés), et grâce à
l’émergence également de nouveaux domaines d’activité (accélérant un processus de
renouvellement du personnel enclenché dès les premières phases de réorganisation), l’entreprise
propose à ses employés un accompagnement au changement. Celui-ci toutefois ne se fait pas sans
difficultés, et dans un contexte de désyndicalisation fort, favorisé notamment par les
restructurations (Boltanski et Chiapello, op. cit., page 344-381).
Les nouvelles formes de contrôle des activités dans l'entreprise ont des conséquences
majeures sur l'organisation de celles-ci, mais elles impliquent également de profondes
modifications dans les formes même de management, en instaurant un nouveau système de
délégation, de prise de décision et de gestion du personnel (gestion par objectifs, statut des cadres).
Tout ceci a un impact fort sur les pratiques des concepteurs, ainsi que sur la culture technique des
ingénieurs. C’est précisément cette transformation des pratiques, des valeurs et des cultures au sein
d’un processus en évolution que nous nous proposons d’analyser dans notre recherche. En effet, la
R&D, lieu de la rencontre des logiques du marché, est confrontée à une difficulté majeure liée à
l'organisation même de l'entreprise en grandes fonctions, puisque les nouveaux services issus du
travail des concepteurs doivent satisfaire à une multitude d'exigences - exigences commerciales,
exigences marketing, exigences managériales - le tout dans des délais très restreints. C'est
précisément pour répondre à cette multitude d'exigences, qu'une multitude de compétences
oeuvrent à la prise en compte du client dans le domaine de la conception. Notre terrain d'étude,
France Télécom R&D, est donc celui d'une entreprise innovante, c'est-à-dire dans le contexte
concurrentiel, qui ne peut se permettre de rester sur ses acquis et doit mettre en œuvre un
processus d'innovation performant.
56
c-
Pourquoi étudier le client ?
Si nous confrontons l'histoire de la construction du client, à l’ensemble des évolutions que
nous avons évoquées précédemment (marchandisation, industrialisation, évolution de la R&D,
etc.), nous pouvons dès lors penser que l’observation du processus formé par les pratiques de
conception réunies autour du client (au croisement, nous l'avons vu de débats politiques,
juridiques, économiques…), peut nous instruire sur diverses questions sensibles actuellement, du
point de vue des sciences de l'information et de la communication :
·
Les processus communicationnels dans les activités de conception et le statut de
l'information dans la configuration actuelle des ces activités. Si le client est un acteur à
part entière de l'entreprise, quel poids possède-t-il réellement vis-à-vis des autres acteurs,
et quel est précisément son statut et qui ou que représente-t-il concrètement ? Quelle est la
portée de son action ? Si nous retenons la notion de dépendance rattachée à celle du client,
en quoi l'omniprésence du client dans les activités sociales nous instruit-elle sur les
rapports sociaux existant entre les grandes catégories d'acteurs, et même entre les
individus ?
·
Quel est l'impact de la notion de client sur les métiers des ingénieurs, les formations ou
encore les évolutions académiques dans un certain nombre de disciplines ? Plus
particulièrement, quelles sont les incidences et les conséquences d'un discours « client »
sur les pratiques professionnelles et le management des activités de l'entreprise,
notamment sur la créativité des individus ? Qu'en est-il en effet aujourd'hui de
« l'imaginaire collectif » des ingénieurs décrit par Patrice Flichy à la fin des années quatrevingt (Flichy, 1989) ? Comment se construisent aujourd'hui ces représentations et quel
poids représentent-elles dans la conception orientée marché ?
·
Le client en tant qu'instrument de multiplication des échanges contribue-t-il à une
évolution ou extension de l'espace public, à de nouvelles places de débat, à de nouveaux
moyens d'expression ? Et si oui, comme cette contribution de déroule-t-elle concrètement ?
·
L'analyse de la transformation du processus et des nouvelles pratiques de conception
recèle nombre d'informations sur les discours dominants concernant l'idéologie de la
communication et de la technique, ou sur les idées liées au progrès social, en relation avec
l'innovation technique. Le client dans ce contexte n'est-il pas un instrument de légitimité
de la pratique industrielle capitaliste et l'orientation client de l'entreprise par exemple,
serait-elle la nouvelle garantie du progrès que l'ingénieur ne peut plus désormais assumer
57
isolément ? Comment alors, la notion de client est-elle utilisée par l'entreprise pour se
positionner dans un débat comme celui-ci ?
C’est donc en considérant ces divers questionnements et les multiples dimensions qui
traversent l’évolution des Télécoms, qu’il faut placer l’analyse du processus de conception, et
considérer l’émergence de la notion de client au sein de France Télécom. Partant de cette
réflexion, le client peut se présenter en tant qu’objet de recherche et problématique
communicationnelle, dans ce sens où la notion de client nous permet d'articuler les dimensions
micro et macro sociologiques de notre réflexion, en nous appuyant à la fois sur certaines théories
généralistes et sur une analyse de terrain plus fine. En postulant que l'introduction de la notion de
client dans les activités de conception a complètement transformé le processus à l'œuvre depuis des
années, et qu'une rupture majeure se situe aujourd’hui dans l’organisation de la technique, nous
émettons l'hypothèse que le concept de client est le principal vecteur du développement de
nouveaux modèles d'organisation des activités de conception, de nouveaux modèles d'approche de
l'innovation technique, et par là, de nouvelles formes de pensée et d'organisation des rapports
sociaux. L'innovation sociale serait alors surtout le fait de l'orientation client de l'entreprise en ellemême, bien plus que la résultante de services véhiculés dans le social par une démarche orientée
client. L'orientation client de l'entreprise se présente alors comme une nouvelle forme
d’expérimentation sociale qui mérite une analyse en profondeur.
La notion de client, dans un contexte de marchandisation accrue des services et de
rationalisation étendue, véhicule avec elle une idéologie de la technique en rapport à l'information
et à la communication, qui modifierait ainsi les activités de création, de conception de l'innovation
technique, fondées sur de pures logiques de rationalisation et de normalisation du social par la
technique.
Nous répondrons donc à l'invitation que Bernard Miège fait aux chercheurs des SIC dans « La
Pensée communicationnelle » :
58
« Que l'intelligence humaine, et tout particulièrement les processus mentaux et les
phénomènes symboliques, ne puissent actuellement être décomposés en éléments
pouvant être dupliqués par des machines ne gêne d'ailleurs pas la majorité des
informaticiens ; la résolution de cette difficulté (momentanée !), ils la recherchent…
dans la mise au point de logiciels de plus en plus perfectionnés intégrant des savoirfaire, des représentations sociales et mentales et des pratiques langagières, de telle
sorte que soient progressivement réduits les écarts avec le système humain. Cette
démarche toute pragmatique, mais s'inscrivant dans la filiation du positivisme, doit
être critiquée, notamment du point de vue spécifique qui est celui des sciences de
l'information et de la communication. » (Miège, 1995, p. 104)
II. METHODOLOGIE
Nous proposons donc de faire le point sur cette problématique à travers l'étude d'un
dispositif sectoriel. Ce travail relève pour cela de la méthode d’analyse des stratégies d’acteurs et
des logiques sociales à l’œuvre dans le domaine abordé. En regard de certaines recommandations
méthodologiques (Miège, 1992), nous avons veillé à cadrer au mieux le terrain et le champ de cette
analyse.
II.1. Délimitation du terrain
France Télécom se présente dés le début de notre recherche comme un terrain pertinent, car
le passé de l’entreprise permet de donner à l’investigation des repères temporels clairement
identifiés (dans le contexte évolutif des télécoms) que n’offre pas un nouvel opérateur entrant du
marché. L’éventualité d’une analyse comparative avec un ou d'autres opérateurs a été envisagée,
mais une comparaison du terrain français, avec celui d’un opérateur national étranger par exemple,
aurait considérablement accru le volume de notre investigation centrée sur un terrain déjà vaste.
De plus, dans ce cas comme dans le cas d’une comparaison entre plusieurs opérateurs sur un
territoire national, le contexte concurrentiel (s’internationalisant toujours plus) aurait rendu
impossible le travail présenté dans ce document.
Le client, fil conducteur de cette analyse, se présente alors selon nous comme une entrée
intéressante pour l’analyse, car son omniprésence dans les pratiques permet d’aborder le processus
sur le terrain, mais dans le même temps, de mener une approche plus théorique et plus macro
analytique. En effet, ce travail axé sur les pratiques des acteurs sociaux, ne peut se passer d’une
exploration plus élargie des divers champs disciplinaires rapportés au sujet, déjà largement
transversal. Dès lors, la difficulté n'est pas de choisir parmi les champs disciplinaires, ceux qui se
révèlent pertinents à étudier, mais plutôt de faire l’état dans un premier temps de toutes les
disciplines effectivement impliquées dans le processus, puis d’acquérir, pour chacune d’entre elles,
59
le minimum de connaissances nécessaires à un traitement homogène. Cela nous conduit
inévitablement à une exploration de champs théoriques multiples, qui engendre par la suite des
croisements intéressants, avec comme point d'entrée commun toujours, la problématique du client.
Les ingénieurs de la R&D se situent au croisement de logiques multiples : managériales,
stratégiques, sociales et humaines présentes sous diverses formes dans la conception. De ce fait,
l'analyse de leurs pratiques permet d'aborder finement la transformation du processus et de
dévoiler des effets de cette rupture, tels que la transformation des représentations et du rapport des
individus à la technique, à la communication ou à l'innovation, ou tels que les nouvelles formes de
coopération entre certaines catégories d'acteurs. Ce que nous proposons alors pour traiter cette
question est une analyse à double niveau : une analyse fine des pratiques de conception et une
analyse de l'usage de la notion de client à travers ces pratiques. Le terrain d'investigation est limité
aux activités de conception de services au sein de la Division Recherche et Développement21, dont
le personnel se compose majoritairement d'ingénieurs, qui sont la cible privilégiée de notre
enquête, mais aussi de techniciens, et de personnels administratifs.
Dans notre mémoire, nous employons le terme « concepteur » pour désigner de manière
indifférenciée les acteurs de la conception (spécialistes des réseaux, de l'informatique, des sciences
humaines…). Si nous nous intéressons également aux contraintes administratives pesant sur les
activités de conception, ce n'est que du point de vue de leur intervention dans les processus
(managers et décideurs), et non pas du point de vue des pratiques détaillées des personnels
administratifs.
II.2. Objectivation de la recherche
Il nous semble pertinent de rappeler ici que ce travail est né d'une opportunité bien
particulière, à la fois pour l'accès privilégié au terrain (relativement cloisonné car appartenant à
une fonction Recherche et Développement de l’entreprise soumise à des contraintes de
confidentialité) et en termes de moyens, car financé pour une grande partie par France Télécom.
La démarche empirique mise en œuvre dans ce contexte de financement pourrait faire l'objet d'un
certain nombre de critiques quant aux risques que représente ce choix dans la démarche du
doctorant. Il est évident qu'être présent sur le terrain à la fois en tant qu'acteur de la conception
(salarié de l'entreprise soumis à des prescriptions et des contraintes stratégiques et managériales),
et en tant que chercheur investigant sur le même terrain peut laisser penser (légitimement) que
21
Il s'agit de la dénomination officialisée en 2004 en remplacement de "France Télécom R&D" et
englobant d'autres entités. Toutefois notre étude avait essentiellement porté sur l'ancien périmètre de France
Télécom R&D.
60
certains facteurs ont pu nous influencer et nous conduire à un certain « artificialisme » dans la
démarche de recherche.
Nos recherches se sont effectivement déroulées dans ce contexte délicat, confrontées de
manière récurrente à des questions de confidentialité, à une difficulté à conserver un recul critique,
et à formuler nos arguments sans porter atteinte à l'entreprise qui nous offrait cette opportunité.
Nous pensons pour notre part qu'il y a en ce positionnement délicat du chercheur une opportunité
d'accéder à des sources de connaissances protégées mais précieuses pour la recherche, et nous
avons tenté, pour en tirer une réflexion la plus objective possible, d'exercer une distanciation
permanente sans prétendre non plus à une illusoire neutralité :
« Il me semble en effet qu'une des causes principales de l'erreur en sociologie réside
dans un rapport incontrôlé à l'objet. Il est donc capital que le sociologue prenne
conscience de sa propre position. Les chances de contribuer à reproduire la vérité me
semblent en effet dépendre de deux facteurs principaux, qui sont liés à la position
occupée : l'intérêt que l'on a à savoir et à faire savoir la vérité (ou, inversement, à la
cacher ou à se la cacher) et la capacité que l'on a de la produire […]. Si le sociologue
parvient à produire, un tant soit peu de vérité, ce n'est pas bien qu'il ait intérêt à
produire cette vérité, mais parce qu'il y a intérêt à produire cette vérité. Ce qui est très
exactement l'inverse du discours un peu bêtifiant sur "'la neutralité". » (Bourdieu,
2000, p. 71).
Edgar Morin pose par ailleurs en principe que « toute connaissance y compris scientifique,
n'est pas le reflet ou le miroir du monde extérieur. Elle est toujours une traduction et une
reconstruction » (Morin, 1998, page 6). Nous avons pour notre part longuement réfléchi à notre
position de salariée de France Télécom et la réflexion sur notre statut a accompagné nos
recherches jusqu'à leur aboutissement. Les techniques d'objectivation que nous avons mises en
œuvre pour favoriser cette distanciation critique sont notamment celles qui fondent la démarche
proposée par la « pensée communicationnelle » définie par Bernard Miège (1995). Nous avons
cherché en conséquences, à ne pas cloisonner notre recherche en termes de point de vue ou de
discipline, et à diversifier nos sources d'information, ou encore à croiser et à confronter les
pratiques et les représentations des acteurs avec des problématiques et des questions plus macro
sociales. Le secteur des Télécoms nous offre d'ailleurs une diversité telle, qu'elle en complexifie
fortement l'investigation. Notre analyse concerne donc le système des relations historiques et
sociales dans lequel s'insère notre sujet, ainsi que sa dynamique actuelle. Nous nous attachons
ainsi à étudier un processus en perpétuelle évolution.
II.3. Démarche et techniques
Notre démarche principale est celle de l'observation et de l'analyse des pratiques sur le
terrain, permise par notre insertion quotidienne dans les activités de conception. Grâce à cette
61
technique de l'observation participante, nous visons l'objectif de dresser un état de l'art, c'est-à-dire
un inventaire systématique des pratiques organisées autour du client. Mais nous jugeons nécessaire
de confronter cette observation aux représentations des acteurs. Cette confrontation est réalisée
grâce à l'enquête que nous avons administrée auprès des concepteurs(Defuans, 2000), en
sélectionnant la population des chefs des projets, statut relativement récent à France Télécom
R&D et se situant au croisement, selon nous, des logiques managériales, stratégiques, sociales et
humaines de la conception. Cette sélection a été opérée sur le statut (ou la fonction), et le terrain
par type d'activités (services aux professionnels, services aux entreprises, services au grand public,
recherche et développement technologique…). Nous avons essayé d'avoir une représentativité des
différents domaines de recherche de France Télécom, mais aussi des diverses implantations
géographiques de la division R&D de France Télécom R&D (chaque site possédant des
spécificités en termes de domaines d'activité représentés). L'annexe II présente la méthodologie
mise en œuvre pour ce travail.
Enfin le choix des thèmes abordés (thèmes génériques) par la technique de l'entretien semidirectif (versus directif), devait permettre d'orienter le moins possible l'entretien afin d'obtenir des
enquêtés, les représentations les plus spontanées et les plus personnelles possibles. Cette technique
nous a permis de relever des analogies dans les représentations recueillies, des tendances
communes aux différentes catégories représentées dans notre échantillon, mais aussi de relever des
spécificités très enrichissantes pour notre analyse, soit parce qu'elles ouvraient sur de nouvelles
pistes de réflexion, soit parce qu'elles confirmaient certains postulats. Notons également que le fait
d'appartenir à l'entreprise nous a grandement facilité la tâche de recrutement de l'échantillon et
nous a permis de mettre assez aisément en confiance les personnes rencontrées. Certains points de
notre analyse seront illustrés des extraits d'entretien recueillis lors de cette enquête. Nous avons
choisi de retenir les témoignages qui à la date de rédaction de notre mémoire sont toujours
significatifs de difficultés persistantes dans la conception à France Télécom Recherche &
Développement. L'enquête ayant été réalisée en 1999 et le processus de conception ayant
considérablement évolué depuis, bon nombre d'extraits d'entretien issus de notre enquête n'ont pu
être utilisés dans ce mémoire, même s'ils nous ont servi pour d'autres tâches (précision de la
problématique, pistes d'investigations).
Pour illustrer encore ces principes méthodologiques, nous avons porté une grande attention
au vocabulaire de la conception, dont l'usage sur une période donnée ou dans divers champs
théoriques offre un éclairage important pour définir plus précisément le statut dominant des objets
étudiés. Cet exercice s'est révélé indispensable notamment pour le terme « client » si banalisé
aujourd'hui dans le langage courant, et très intéressant également pour le terme « usages » plus
récemment diffusé dans la communauté des concepteurs. L'analyse du discours interne de
l'entreprise, véhiculé par les managers, par le système d'information et les diverses revues internes,
62
permet à l'identique un suivi de certaines évolutions du processus et illustre certains points-clés de
notre analyse. Cette analyse a constitué une tâche quotidienne dans notre démarche de recherche.
Notons également qu'en regard de l'évolution particulièrement rapide qu'a connu le domaine de la
conception à France Télécom, les pratiques se sont rapidement transformées, générant de la
nouveauté, de l'incertitude et une grande instabilité des repères, rendant plus aisée une
distanciation théorique quant à la « culture » propre aux activités de conception.
Notre parcours de recherche a également été ponctué par diverses la confrontation de points
de vue, avec les autres chercheurs appartenant ou non à notre discipline académique afin de
partager nos hypothèses et nos connaissances. Dans la première année consacrée à cette recherche,
nous avons entrepris d'explorer dans un premier temps les domaines pour lesquels nous avions déjà
accumulé des connaissances théoriques et pratiques grâce à notre parcours pré-doctoral (sociologie
et ergonomie par exemple), et ce dans le but de déterminer comment ces connaissances trouvaient
une inscription dans le sujet étudié. Sous l'impulsion de notre directeur de thèse, un séminaire22 a
nous a permis de présenter les premières avancées de notre réflexion à un groupe composé d'une
dizaine de chercheurs en sciences de l'information et de la communication concernés par le sujet.
Ce séminaire, riche en échanges, a permis de mettre en lumière une erreur fondamentale dans notre
parcours, qu'il aurait difficile à rattraper par la suite. En effet, concentrée dans l'exploration de
domaines connus et de disciplines familières, nous avions tout simplement omis de nous intéresser
à la catégorie, non des moindres que sont les sciences de l'ingénieur. Omettre de s'intéresser à la
discipline la plus représentée sur le terrain de cette recherche, nous encouragea par la suite à plus
de vigilance dans la manière d'aborder le sujet et de réunir les connaissances.
Nous avons entrepris par la suite de présenter nos travaux lors de manifestions scientifiques,
en participant autant que possible à divers conférences et colloques (Cf. Annexe I), et en
soumettant nos réflexions aux experts internes à France Télécom R&D, qui possèdent des
connaissances précieuses capables d'éclairer grandement certains points d'analyse. Nous nous
sommes donc efforcée de participer à un maximum de groupes de travail internes à France
Télécom R&D, mono-disciplinaires ou pluridisciplinaires, ce qui nous a aidé à comprendre les
interrogations sensibles dans le champ de la conception, les problèmes théoriques ou
organisationnels se posant ponctuellement ou de manière récurrente dans l'évolution de
l'entreprise.
22
Séminaire interne du GRESEC,
63
Enfin, nos années de recherche ont été nourries par les informations recueillies lors de
nombreux colloques et séminaires, et par une lecture abondante de la presse généraliste,
professionnelle, et scientifique. A travers cette approche globale de recherche, nous entendons
apporter une base de connaissances diversifiées sur le processus de conception de services de
télécommunication, du point de vue des sciences de l'information et de la communication, qui nous
l'espérons servira de vivier dans lequel puiser pour poursuivre les recherches sur ce secteur. Nous
situons plutôt notre travail comme une contribution méthodologique, s’appuyant elle-même sur de
nombreuses autres contributions, pour éclairer un sujet qui promet probablement pour les années à
venir nombre de projets de recherche probablement extensibles à d'autres domaines que celui des
Télécoms.
II.4. Champs disciplinaires
Ce travail croise plusieurs problématiques des sciences de l'information et de la
communication, notamment celles de l’insertion sociale des techniques et de la formation des
usages, qui nous le verrons, sont des questions particulièrement présentes dans les activités que
nous allons étudier. Les techniques dont nous parlons ici sont essentiellement les Techniques
d'Information et de Communication (TIC), qui ont connu un essor considérable à partir des années
quatre-vingt, grâce notamment au développement des technologies de télécommunication. Les
logiques sociales qui s'articulent dans les processus que nous étudions tiennent également une
place importante dans notre analyse. L'histoire des techniques n'est pas occultée, mais il s'agit d'un
champ d'analyse plus vaste auquel nous ferons référence ponctuellement. Les auteurs que nous
avons choisi d'étudier nous apportent cependant des connaissances pertinentes à ce sujet, dans la
mesure où ces dernières nous aident à comprendre l'évolution de l'acte de conception dans la
sphère technicienne, bien qu'elles soient issues de travaux plutôt centrés sur les TIC et leurs usages
sociaux. Nous procédons par ailleurs à une exploration dans diverses branches de la sociologie : la
sociologie de l'innovation, la sociologie des usages, pour tout ce qui a trait notamment aux
représentations associées à la technique ; et en rapport à une réflexion plus épistémologique sur la
conception, la sociologie de la science, que nous traiterons toutefois dans une moindre mesure, car
plus éloignée de notre domaine de compétences.
Nous nous intéressons également à un autre domaine, celui de la communication des
entreprises (communication interne, communication institutionnelle…), qui précisons-le, n'est pas
notre axe de spécialisation dans le domaine des sciences de l'information et de la communication,
mais que nous avons tenté d'explorer au mieux dans les domaines du management, du marketing
ou de la gestion de l'information, dont l'importance est cruciale dans l'analyse du processus.
64
Enfin, les nombreuses disciplines auxquelles nous avons été confrontées nous ont conduit à
approfondir nos connaissances dans les sciences humaines, et plus particulièrement dans le
domaine des « facteurs humains », relatifs à la psychologie cognitive et à son application en
ergonomie.
Enfin,
notons
que
nous
avons
été
confrontée
à
une
difficulté
méthodologique récurrente tout au long de notre travail : la rapidité de l'évolution des pratiques,
rapportée à la taille et au volume du terrain choisi (multiplicité des activités de conception), à la
dimension du marché (internationalisation), ou à la durée de notre recherche, nous a amenée
régulièrement à vérifier certains points d'analyse et à réactualiser nos connaissances, afin d'assurer
une vision la plus juste des pratiques.
65
CHAPITRE 3 - LOGIQUES TRANSVERSALES
Avant de décrire dans le détail les différentes modalités de prise en compte du client comme
cela sera fait dans la deuxième partie de ce mémoire, nous souhaitons évoquer et insister sur les
différentes logiques de fond qui traversent l'ensemble de ces pratiques et qui sont présentes dans
l'esprit des acteurs de la conception, de manière implicites ou de façon plus explicite par le biais de
la communication interne de l'entreprise. Nous avons choisi d'introduire notre étude sur les
pratiques en employant le terme de logique, car il évoque déjà le caractère à la fois cognitif et
méthodique de celles-ci que nous détaillerons encore par la suite.
Ces logiques peuvent être regroupées en trois grandes catégories résumant bien les enjeux
actuels à l’œuvre dans les processus d’innovation et de conception. D'une part, des logiques
d'ordre économique et stratégiques, incarnant les besoins du marché et le positionnement de
l'entreprise, d'autre part, des logiques organisationnelles de la conception qui influent grandement
sur les pratiques des acteurs, et enfin des logiques d'ordre socioculturel, qui gravitent autour de la
question de l'individu, de la société.
Ces logiques, économiques, stratégiques, organisationnelles ou socioculturelles donc,
gagnent désormais la conscience de chacun des acteurs de la conception. Ils les intègrent en tant
que préoccupations essentielles dans le déroulement des projets. Ce découpage en trois catégories
a été choisi pour permettre un classement et une lecture plus aisée de ce chapitre. De toute
évidence, chacune des logiques que nous présentons comporte une part d’économique
d'organisationnel et de social. Notre objectif n'est pas ici de définir un cadre strict, mais d'opérer
un regroupement pertinent selon l'angle du client. Précisons que certains points abordés dans ce
chapitre seront développés plus en détail dans les chapitres suivants. Nous souhaitons simplement,
dans un premier temps, offrir une grille de lecture permettant de mieux saisir l'ensemble de
l'analyse proposée par la suite. De toute évidence, les descriptions fournies ci-dessous ne seront
pas exhaustives.
I. LES LOGIQUES ECONOMIQUES ET STRATEGIQUES
I.1. Stratégie marketing et choix technologiques
Lorsqu’une entreprise commercialise un produit ou un service, elle cherche à anticiper la
manière dont celui-ci circulera sur un marché. Grâce à un processus de veille organisée
(économique essentiellement) et à un ensemble d'outils de marketing, il lui est possible de définir
comment une catégorie de produit ou de service doit être commercialisé pour trouver sa place sur
66
un marché et générer du chiffre d’affaires. Elle cherche donc à estimer au préalable voire à
programmer sa durée de vie, à choisir les moyens les plus efficaces de promotion, de distribution,
ainsi que les moyens de paiements associés, afin de favoriser l’acte de consommation et la création
de valeur (valeur ajoutée). L'entreprise établit ainsi des modèles prévisionnels qui lui servent à
définir des priorités dans le lancement des offres sur les marchés. Le cas de l’offre Mobicarte
commercialisée en 1997 par France Télécom illustre cette problématique. Cette offre propose une
carte à puce rechargeable avec plusieurs choix tarifaires, utilisable sur des téléphones mobiles et ce
sans abonnement ni facture. Les cartes de réapprovisionnement en unités téléphoniques peuvent
être vendues dans les agences mais également par d’autres circuits de distribution (Bureaux de
presse, etc.…).
Comme tous les services du marché, cette offre a été construite pour un public ciblé, mais
elle a aussi été basée sur un modèle économique (ou Business model), terme très utilisé en
marketing et plus généralement issu des sciences économiques. Il est difficile de donner une
définition unique de ce terme car il est employé pour désigner des processus différents, à des
échelles diverses. Trois grandes acceptions semblent toutefois se dégager (Aladjidi, Maître, 1999,
p. 10-12)
·
L’un des premiers emplois du terme concerne le business model d’une entreprise,
celui-ci caractérisant son modèle organisationnel sur le plan technico-économique et
dans un domaine d’activité déterminé (une start-up spécialisée dans la conception de
site Internet par exemple). Dans ce cas, le business model fait référence, à la
structure de son offre, à sa manière de générer des revenus, à la structure de ses
coûts, à l’ensemble des acteurs en relation avec l’entreprise (actionnaires,
partenaires industriels, banques…), etc. Cela correspond plus généralement à la
définition du modèle économique (ou modèle de croissance) d’une entreprise.
·
Le business model peut également être employé par extension pour désigner le mode
de commercialisation d’un produit ou d’un service. Il désigne la manière spécifique
de générer des revenus et de créer de la valeur avec des offres de service. Par
exemple, Internet a généré des modèles nouveaux de développement des entreprises,
de nouvelles démarches stratégiques, et de nouveaux mécanismes de création de
valeur. « L’audience Internet » en est une illustration type.
·
Enfin, le business model peut désigner de manière plus ciblée les plans d’affaire ou
business plans, qui cette fois concernent les modèles tarifaires et les calculs
économiques permettant, pour un projet budgété et à travers une veille ciblée et des
scénarios prospectifs, de juger et d’anticiper les taux de rentabilité, d’estimer les
périodes de retours sur Investissement, etc.
67
La notion de business model relève initialement de pratiques de gestionnaires. C'est aussi un
outil d’aide à la décision pour les branches marketing dans une démarche d’analyse marketing
classique (études de besoin, études de marché, études de segmentation, etc…), qui vise à identifier
le potentiel d'une innovation ainsi que les risques associés, pour en garantir sa réussite sur un
marché. Mais ces dernières années, ce modèle s'est progressivement déplacé dans la sphère des
activités de la conception. Les trois grandes acceptions de la notion de Business model y sont
utilisées de manière plus ou moins différenciée, mais la logique économique globale qui les
traverse est une dimension de plus en plus intégrée dans les pratiques de R&D. Dans le contexte
actuel de l’innovation Télécoms, les phases de conception raccourcies au maximum et la nécessité
d’innover pour l’intérêt direct du marché, impliquent que la réflexion sur le business model d’un
nouveau produit ou service soit amorcée le plus tôt possible. Les équipes de conception se trouvent
donc souvent en difficulté face à cette problématique essentielle du marché, car son intégration aux
pratiques nécessite l'assimilation de certaines notions économiques ainsi que le recours à des
spécialistes économistes. Le Business Model est donc un outil structurant des activités de
conception. De plus, c'est aussi devenu un effet de discours associé à un système de
représentations et, même si le terme de business model n'est pas forcément bien compris et bien
cerné par tous ceux qui l'utilisent à France Télécom (chefs de projets, techniciens, concepteurs,
etc.), il est quand même utilisé pour sa valeur supposée, c'est-à-dire la légitimité qu'il donne à celui
qui l'utilise et le crédit que cela peut apporter au projet de service.
Deux auteurs de la Harvard Business Review ont analysé l’importance du modèle
économique, entre autres facteurs, dans le processus d’innovation (Chan Kim, Mauborgne, 2000).
Leur enquête se base sur un corpus de cent entreprises, étudiées soit pour leur succès, soit pour
leur échec en termes d’innovation (entretiens avec des managers, analyses comparatives de cas et
de processus). Ils étudient plus spécifiquement le cas de l’offre de téléphonie du constructeur
Motorola, et expliquent l'échec qu'a connu l'entreprise, en raison de la négligence apportée à
certains facteurs essentiels et nécessaires à l’élaboration d’un bon modèle économique (coût élevé
de l’appareil, ergonomie et prise en compte des conditions d’utilisation laissant à désirer…).
L'offre du constructeur n'a pas su convaincre et attirer le client, et n'a pas non plus su faire face à la
riposte publicitaire de la concurrence. A travers cet exemple, les auteurs cherchent à montrer les
divers facteurs intervenant dans la réussite commerciale ou non d'une innovation et à quel point la
« réduction des incertitudes », liée de près à la notion de « prise de risque », est une étape
essentielle dans le processus d’innovation, afin d’offrir à l’innovation toutes les chances sur le
marché. Cette réduction des incertitudes, visant la recherche d’une véritable création de valeur
pour l’entreprise est un des objectifs majeurs de l’outil business model.
De nouvelles questions se posent donc à chaque évolution importante du marché. Comme
dans le cas des services sur Internet qui répondent à des exigences spécifiques liées au support lui68
même, aux moyens de paiement qu’il propose, etc (promotion du site, gestion, maintenance).
L'entreprise ne procède pas de la même façon si elle lance un site purement marchand, un portail
de services professionnel, ou encore un site de loisir grand public avec des services de
communication spécifiquement associés. Les concepteurs peuvent être amenés à réfléchir très tôt
aux solutions économiques de développement et de commercialisation d’un produit ou d’un
service : quel partenaire choisir pour la production ? Le développement de la technologie doit-il
être sous-traité ou « externalisé » ? France Télécom doit-elle remplir une fonction éditoriale dans
le lancement d'un service Internet ? Quel chiffre d’affaires peut-elle espérer de la
commercialisation ? Autant de questions récurrentes en conception, et sans cesse renouvelées au
fil de l’émergence de technologies et de concepts nouveaux, tels que les technologies mobiles de
troisième génération (3G), la télévision interactive, les objets communicants, etc.
D'autres facteurs contribuent fortement à orienter les pratiques des acteurs de la conception.
Les choix technologiques, effectués au plus haut niveau stratégique en font partie. Par exemple, la
décision de France Télécom d'acquérir une licence UMTS a des conséquences sur le
positionnement de l'entreprise sur le marché et représente un investissement financier important.
Dès lors, il s'agit pour la R&D de trouver les applications qui permettront de valoriser cette
technologie. Cela oblige à réfléchir dès l'acquisition de la licence aux services à offrir aux clients
avec cette « nouvelle » technologie. De même, les technologies permettant aujourd'hui l'accès à
Internet par des moyens divers (les téléviseurs par exemple), impliquent que l'entreprise soit en
mesure de maîtriser celles-ci et de fournir des services « dédiés ». Mais tous ces choix
technologiques ne sont jamais définitifs, la direction de l'entreprise émet toujours des priorités
quant aux services à développer en priorité pour telle ou telle technologie. La concurrence au
niveau mondial provoque une recherche perpétuelle et jamais aboutie de stabilité économique,
notamment par des outils tels que les business models, et les concepteurs de ce point de vue ne
peuvent que se « tenir prêts » à engager des actions dans le sens de la stratégie du moment.
I.2. Risques et incertitudes
Cette instabilité que nous venons d'évoquer nous permet d'introduire une autre notion
économique qui se renforce depuis le milieu des années quatre-vingt dix avec l'intensification et
l'internationalisation de la concurrence : le risque. Le risque est une notion déterminante dans les
discours des entreprises qui placent l'innovation au cœur de leur stratégie. Toute innovation est
considérée dans ce contexte comme une prise de risque. Le risque est à la fois commercial, lié à
l’échec possible de l’offre auprès du public, mais également marketing en termes de stratégies de
déploiement de l’offre et de positionnement concurrentiel. La prise de risque est désormais plus
qu’une contrainte dans le secteur de l’innovation des Télécoms, elle est partie intégrante de
69
l’ensemble des activités et illustre les impératifs stratégiques liés aux caractéristiques hautement
concurrentielles du secteur. Le risque peut donc avoir des effets positifs (lancement réussi d'une
innovation sur un marché), comme des effets négatifs (échec), mais les effets positifs étant
considérés comme créateurs de valeur pour l'entreprise, la prise de risque devient ainsi un élément
central de l'analyse stratégique.
Les risques sont multiples et on distingue généralement les risques endogènes (liés à la
stratégie et aux activités de l'entreprise) des risques exogènes (risques extérieurs liés à
l'environnement de l'entreprise). Les risques se situent à différents niveaux (social, juridique et
politique, économiques et commerciaux, financiers et boursiers, organisationnels et stratégiques,
professionnels, techniques et technologiques, environnementaux et humains (volonté de maîtrise
du client). Longue est la liste des risques potentiels auxquels est de ce point de vue soumise une
entreprise sur un marché ou un territoire donné et cette diversité introduit une nouvelle complexité
dans l'élaboration des stratégies et les pratiques d'innovation. La gestion des risques est donc une
activité essentielle de l'entreprise qui est même devenue une activité à part entière avec ses acteurs,
ses systèmes d'organisations, ses outils, ses techniques, ses valeurs. Elle est même génératrice de
profit, puisqu'on vend, sous forme de services, des solutions de gestion du risque : cryptographie,
logiciels ou progiciels anti-virus, télé-surveillance, etc. La gestion du risque dans les entreprises
consiste en l'identification (source du risque), la mesure (fréquence, gravité) et le traitement des
risques (réduction, abandon, ré-allocation de ressources par exemple). Il existe plusieurs catégories
de risques rattachés aux activités de R&D et de conception, tels que la valorisation du savoir, la
compétence et le choix du personnel, la protection intellectuelle, ou le contrôle de l'information par
exemple, mais la R&D en connexion avec les autres fonctions de l'entreprise doit également
assimiler et gérer en partie les risques qui découlent d'autres processus (risques gestionnaires,
risques liés à la communication et à l'image de marque, etc.) et qui sont systématiquement
véhiculés auprès des acteurs de la conception à travers la communication interne de l'entreprise et
le management des équipes.
I.3. Segmentation des marchés et de l'offre
a-
Segmentation stratégique
La segmentation du marché du point de vue du marketing stratégique, vise à découper celuici en grandes catégories de clients. Ce découpage du marché est structurant pour l’entreprise
puisque c’est en fonction de celui-ci que sont organisées ses activités. Par exemple, la
segmentation des marchés distingue traditionnellement le marché Grand public et le marché
Entreprises. La fonction marketing est découpée selon cette segmentation, pour former plusieurs
70
branches (Branche Grand public, Branche Entreprises, Branche Réseaux pour les activités
transversales plus technologiques, etc.). Pour chacun de ces grands segments de marchés, l'offre de
l'entreprise est découpée en catégories de services, sur lesquelles, la stratégie sera plus ou moins
accentuée en fonction de l'évolution du marché (consommation, concurrence, innovation). Il s'agit
d'une autre forme de segmentation qui permet d'organiser et de répartir la gestion marketing de
l'offre de services. C'est l'activité du marketing produit et/ou service. Enfin, les grands segments de
marché sont découpés en sous segments pour mieux commercialiser l'offre. Par exemple, est inclus
dans le marché dit « Grand Public », le marché des professionnels, qui est lui-même découpé en
sous-groupes en fonction de la taille des entreprises (du travailleur indépendant à la PMI), ou en
fonction de leur activité économique (filières ou secteurs d'activités). De même, le marché des
collectivités locales fait partie du marché Entreprises.
Cette segmentation marketing classique n’est pas propre au secteur des télécommunications.
Elle se rencontre dans la plupart des autres secteurs d’activités et elle est généralement utilisée
comme modèle pour regrouper et organiser les activités au sein de l'entreprise. Elle permet tant de
programmer la promotion et la distribution de l'offre, que d'orienter l'innovation de services et les
activités de R&D. Dans le domaine des Télécoms, les profonds changements connus par le secteur
ont eu de fortes conséquences sur la segmentation des marchés et donc sur le positionnement et
l’organisation des activités des opérateurs. D’une part, comme nous l’avons déjà évoqué dans la
première partie, la diversification des activités de l’entreprise a entraîné un nécessaire redécoupage
de celles-ci selon une typologie bien plus complexe qu’auparavant. En effet, l’essor des
technologies mobiles, d’Internet et des réseaux numériques a conduit l’entreprise à se réorganiser
selon ces grands axes d’activités, pour développer de nouvelles gammes de services (Wanadoo
pour l'Internet grand public, Orange pour la téléphonie mobile…), dans une configuration
radicalement différente de celle qui caractérisait le service public de téléphonie filaire destiné à
l’ensemble des usagers du territoire français.
D'autre part, l'évolution du travail et des modes de vie (travail, famille, etc.) est une
préoccupation qui influe sur le marketing sectoriel. En effet, les segmentations ne peuvent être
statiques, elles doivent refléter l'évolution des marchés et plus globalement, l'évolution de la
société. Par exemple, l'essor du travail indépendant, favorisé par les télé-activités modifie
considérablement le découpage du marché professionnel / grand public : un travailleur indépendant
qui a établi son activité professionnelle à domicile doit-il être considéré dans la sphère du client
professionnel ou dans la sphère domestique ? Ce type de questionnement n'intervient pas
uniquement au sein du marketing, il intervient dans le domaine de la conception de services, dès
lors que l'on s'interroge sur le public auquel doit se destiner l'innovation technique.
Enfin, l’internationalisation des activités et les repositionnements stratégiques incessants des
opérateurs ces dernières années ont introduit un élément de complexité supplémentaire en
71
accroissant la dimension géographique du marché et en bouleversant les segmentations établies.
France Télécom est ainsi passé d’entreprise nationale à groupe international, agissant sur des
marchés multiples et toujours plus étendus en volume et géographiquement. Le rachat d’Orange
par le groupe France Télécom, qui marque le regroupement stratégique de l’ensemble de ses
activités de téléphonie fixe et mobile, illustre la complexité à structurer l’organisation et à
segmenter les marchés, tout en tenant compte des bouleversements que connaît celui-ci.
b-
Segmentation commerciale
La segmentation stratégique des marchés, nous l’avons vu, concerne le positionnement et
l’organisation de l’entreprise dans une dimension macro-économique. Mais elle n’est pas
suffisante pour distribuer l'offre sur les multiples sous-marchés déclinés de cette segmentation,
d'où un recours à un marketing plus « opérationnel ». Celui-ci gère la distribution des offres sur les
territoires géographiques et doit faire face à d'autres problématiques liées aux particularités
géographiques des marchés. Il est le lien qui permet à la stratégie de se diffuser à tous les niveaux
de la commercialisation depuis les directions régionales, jusqu'à l'agence implantée dans une petite
commune. Il a parmi ses missions celle d'adapter la stratégie nationale aux dominantes de l'activité
économique et sociale régionale et locale.
Mais un type de marketing opérationnel s'est également développée dans la R&D pour
accompagner l'orientation des activités vers les marchés. Il s'organise en support auprès des chefs
des projets, soit pour épauler l'intégration croissante des dimensions marketing, stratégiques et
commerciales, soit pour assurer de meilleures relations entre la R&D et les branches marketing, en
se positionnant comme interface privilégiée entre ces deux domaines d'activité. Il s’agit soit de
cellules de soutien très proches des équipes de conception, soit de compétences placées à un
niveau hiérarchique plus élevé dans l’organisation matricielle de l’entreprise, fonctionnant comme
des relais entre les diverses activités (technique et conception, marketing, veille). Cette fonction
illustre une nouvelle fois l'orientation marché de la R&D et son impact organisationnel.
I.4. La rentabilité et la force concurrentielle de la R&D
Les logiques économiques ou gestionnaires qui traversent la R&D ne sont donc pas sans
incidence sur les pratiques des acteurs de la conception. D’un point de vue plus global, la R&D
n’est plus une structure unique et elle ne possède plus la même légitimité auprès des nouvelles
filiales habituées pour la plupart à sous-traiter le développement des nouvelles offres. France
Télécom est en effet un des rares opérateurs à posséder un tel volume d'activité de R&D. Dès lors,
la R&D doit pour se montrer rentable, se positionner en se mettant au service de l’ensemble du
72
groupe France Télécom, en profitant des accords et contrats établis entre la maison mère et les
filiales.
Si l'on regarde de plus près les conséquences de cette évolution du marché sur les projets de
R&D, la contrainte est de taille. En effet, les projets de conception étant soumis à une nécessaire
contractualisation auprès des branches marketing, les équipes de conception se voient contraintes
de faire évoluer leur activité de manière à toucher un maximum de structures au sein du groupe, et
à rester en accord avec la stratégie de ces branches en perpétuels repositionnement et
réorganisation. Les chefs de projets se voient donc confrontés à une multitude d'interlocuteurs
internes à démarcher, à satisfaire, voire à fidéliser, par l’élaboration de nouveaux services adaptés
aux marchés couverts par ces branches. Nous ne développerons pas ici une autre problématique
qui concerne la mise en concurrence de la branche R&D avec la multitude de consultants, de SSII
et de start-up, composants caractéristiques de ce que l'on appelle la « nouvelle économie ». Mais il
est évident que l'apparition de ces entreprises compétitives augmente encore la difficulté de
positionnement de la R&D de France Télécom. Nous aurons toutefois l'occasion de revenir sur cet
aspect à travers l'évocation des savoir-faire de l'entreprise et de leur management.
II. LES LOGIQUES ORGANISATIONNELLES
Face à l'ensemble des contraintes économiques évoquées précédemment, l'organisation des
activités se présente comme un enjeu majeur pour gérer la complexité induite par le marché.
Organiser les activités au sein d'un processus dans le but de les rationaliser était donc un des
premiers chantiers lancés par France Télécom lors de sa privatisation. Au niveau de la R&D
particulièrement, l'organisation en projet a été une des premières actions lancées dans ce cadres,
par l'introduction d'outils de gestion standardisés, offrant la possibilité de contrôler et d'orienter les
activités face aux mouvements du marché.
II.1. Le processus d'organisation en projet
L'organisation actuelle des activités de conception en projets est relativement récente à
France Télécom R&D (milieu des années quatre-vingt dix). Elle est comme nous l'avons déjà dit,
le résultat d'une réorganisation survenue suite à la privatisation partielle de l'opérateur. Avant cette
privatisation, le modèle organisationnel de l'innovation était l'organisation en programmes de
recherche, avec la caractéristique anecdotique mais non moins instructive de ce que l'on nommait
le travail « en perruque ». Cette expression désigne le travail de l'ingénieur, inscrit bien entendu
dans un axe de recherche, qui bénéficie d'une grande autonomie dans l'organisation et le rythme de
ses recherches. L'expression « en perruque » désigne plus précisément les activités parallèles que
73
pouvaient mener par passion les ingénieurs, s'extrayant parfois de l'axe directeur de leur
programme de recherche pour confectionner des systèmes originaux, résultat parfois d'une pause
ludique dans le travail quotidien, pouvant donner naissance à de grandes innovations. Le Minitel
serait naît ainsi, tout comme les premières formes d'échange en réseau de quelques ingénieurs au
sein de laboratoires de recherches qui auraient donné naissance à l'Internet désormais mondialisé
que nous connaissons aujourd'hui.
Ainsi, jusque vers la fin des années quatre-vingt-dix, on parlait peu de projets, mais surtout
de programmes orientés sur de grands domaines de recherche technologique (les activités n'étaient
pas encore orientées sur les services, si ce n'est sur l'amélioration des conditions de délivrance ou
d'accès au service public qu'était le téléphone fixe). Avec la privatisation de l'opérateur, l'arrivée
d'une pression concurrentielle et l'essor de logiques économiques décrites précédemment, il est
devenu nécessaire pour l'entreprise de réorganiser ces activités, jugées coûteuses, pour en avoir un
meilleur contrôle et pour assurer leur rentabilité. Dès lors, s'en est suivi une phase d'analyse du
processus qui a donné lieu tout d'abord à une formalisation très précise de celui-ci, puis à une
réorganisation dans le sens de la rationalisation des activités, propre à une industrialisation,
impliquant l'organisation du travail en équipes de recherche et développement.
Bien entendu, cette évolution de France Télécom R&D n'est un pas un cas à part, elle est à
replacer dans l'ensemble du mouvement de privatisation des grandes entreprises publiques qui
s'opéra dans le même temps dans les grandes puissances industrielles mondiales :
« La gestion de projet appliquée initialement à la réalisation de grands chantiers
unitaires complexes se révèle aujourd'hui bien adaptée à la gestion des opérations
industrielles où la difficulté réside dans le dessin d'une production importante en
volume d'un nouveau produit. On découvre en effet que la nature des problèmes est
identique : objectifs complexes nécessitant une clarification opérationnelle,
distinction des rôles différenciés entre conception, réalisation et utilisation,
coordination d'intervenants multiples, expression des objectifs en termes de qualité,
contractualisation des objectifs et des procédures, maîtrise des coûts et des délais »
(Bourgeois, 1997, p. 3).
Selon la norme NF ISO 10006 (1998, p. 1) concernant la qualité en management de projet,
le projet est « un processus unique, qui consiste en un ensemble d'activités coordonnées et
maîtrisées comportant des dates de début et de fin, entrepris dans le but d'atteindre un objectif
conforme à des exigences spécifiques telles que contraintes de délais, de coûts et de ressources ».
Il s'agit d'une démarche collective pouvant impliquer un grand nombre d'acteurs internes ou
externes à l'entreprise.
La normalisation du processus en projets vise à modéliser les activités pour en faciliter et en
optimiser le management ou la comptabilité. Dès lors, toute activité doit être mesurable pour
permettre un meilleur suivi. Si le projet est défini comme un processus unique, son management en
revanche est décrit comme un ensemble de processus regroupant certaines contraintes ou certains
74
types d'activités. La norme NF ISO 10006 propose dix groupes de processus de management de
projet, regroupés par « affinités », correspondant aux diverses contraintes des projets23 :
-
Le processus stratégique « qui légitime et indique les orientations à prendre pour un
projet », directement lié à la politique de l'entreprise vis à vis du marché et qui concerne
une vision globale de l'ensemble des projets de l'entreprise.
Le processus de management et de coordination des processus
Le contenu du projet
Les délais
Les coûts
Les ressources
Le personnel
La communication
Les risques
Les achats.
-
Cette catégorisation des contraintes de projet consiste en une structuration et une
coordination extrêmement poussée des activités, de sorte que toute modification intervenant dans
le déroulement d'un projet fait l'objet d'une formalisation, d'une vérification et d'une validation
systématique. L'ampleur et les objectifs variables des projets créent une grande diversité de
critères de suivi. Un projet peut faire partie intégrante d'un autre projet, on parle alors de sousprojet ou de projet associé. D'autres projets, dits transversaux concernent plusieurs types
d'activités.
Les principes de l'organisation en projet à France Télécom R&D, comme ailleurs, intègrent
donc plusieurs dimensions. Outre la définition des objectifs et des avantages et bénéfices attendus,
chaque projet comporte des contraintes - technologiques, réglementaires, ou normatives par
exemple - des risques et/ou des opportunités ainsi que des ressources (moyens humains / acteurs,
moyens financiers), et doit aboutir à des livrables (issus du terme anglais deliverable), dans une
logique de résultat. Nous allons reprendre certains éléments des processus normalisés du
management de projet listés ci-dessus pour préciser d'une part leurs modalités d'application, mais
aussi pour repérer des logiques fortes qui imprègnent les pratiques au sein des projets de France
Télécom R&D. Nous ne les énumèrerons pas un par un, mais nous retiendrons ceux qui présentent
le plus d'intérêt par rapport à notre problématique. Nous ne développerons pas par exemple la
dimension logistique des projets (achats, approvisionnement…) qui renvoie à des services dédiés
et à une démarche administrative spécifique dans laquelle les concepteurs interviennent assez peu.
23
Il existe d'autres normes internationales précisant certains aspects du processus de management de
projet, auxquelles nous ne nous référerons pas mais dont l'existence exprime le degré normatif de ce type
d'activité (ex: ISO 10007, ISO 10014…)
75
a-
La dimension stratégique et managériale
Un projet relève avant tout d'une logique de management d'un ensemble de ressources dans
le but d'atteindre des objectifs en cohérence avec la stratégie globale de l'entreprise :
« La gestion de projet a pour objectif essentiel d'apporter à la Direction du projet des
éléments pour prendre en temps voulu les décisions lui permettant de respecter des
engagements pris en termes de qualité, de coûts et de délais. C'est donc une activité
principalement prévisionnelle intégrant une vision globale et à long terme, technique,
commerciale et contractuelle du projet » (Bourgeois, op. cit.).
Un des concepts fondamentaux de cette formalisation du management de projet, présent en
tant qu'élément primordial du processus stratégique, est « la satisfaction des besoins implicites et
explicites du client »24, ce qui implique également une interaction très régulière avec le client
commanditaire du projet à tous les stades de son évolution. Tous les autres processus sont
intimement liés à cet impératif de satisfaction du client, qui se pose en logique transversale au
projet. Si la norme insiste sur ce point, les modalités concrètes de sa mise en application sont
beaucoup moins explicites. Nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur cet aspect. Les
bouleversements rencontrés par le secteur des Télécommunications ont de fortes incidences sur la
stratégie des projets. Les réorganisations fréquentes au sein du groupe France Télécom impliquent
des repositionnements tout aussi fréquents des projets vis à vis de la stratégie globale de
l'entreprise. La multiplication des acteurs présents dans les projets justifie le fait que ceux-ci soient
transversaux. Les orientations stratégiques ainsi que la charge de travail nécessitée par les objectifs
du projet font l'objet de prévisions fines et d'une négociation récurrente entre les diverses parties
prenantes, aux diverses étapes du projet, quant aux besoins et ressources à mobiliser. Cela
implique également une grande « flexibilité » des acteurs pour s'adapter en permanence à la
variabilité inhérente aux divers sous-processus du projet. Comme nous l'avons vu précédemment,
l'anticipation des risques et la gestion des incertitudes sont aussi des tâches majeures du
management de projet. Tous ces aspects traduisent une exigence de « qualité » dans la démarche
de management, qui est précisément surveillée par les spécialistes de la qualité, entendue ici au
sens d'une discipline de gestion (Cf. le quatrième chapitre de cette partie).
A chaque projet est affecté un responsable (le chef de projet), gérant une équipe. Une équipe
est affectée à un projet mais une personne peut participer à plusieurs projets. Le rôle du chef de
projet est à distinguer des autres intervenants, de par sa qualité de manager. Le chef de projet est
en effet défini comme un « leader », avec toutes les responsabilités évoquées dans notre
24
Le client évoqué ici est un client interne à l'entreprise. Il s'agit du commanditaire du projet allouant
les ressources nécessaires à sa réalisation. Nous reviendrons plus loin sur cette notion de client interne pour la
définir et en préciser les origines.
76
paragraphe sur la dimension managériale des projets, mais aussi avec un certain nombre de qualité
requises pour la gestion de son équipe puisque la charge lui revient de créer « l'esprit d'équipe »
nécessaire au bon déroulement du projet. La norme NF ISO 10006 (op. cit, p. 16) décrit certains
principes directeurs sur ce point :
« Il est recommandé de reconnaître et de récompenser un bon travail d'équipe. Le
management doit créer un environnement de travail qui encourage l'excellence, des
relations de travail agréables, la confiance, le respect au sein de l'équipe et envers toutes
les autres personnes impliquées dans le projet. Il est bon d'encourager le consensus,
l'ouverture, la liberté de la communication, et l'engagement commun à la satisfaction du
client ».
Notons ici que la satisfaction du client ne manque pas d'être rappelée comme objectif
primordial de la gestion de projet et que bien que cette phrase décrive clairement les
responsabilités du chef de projet vis à vis de l'équipe, l'application de ces principes, parfois flous
(liberté de la communication, encourager l'excellence...) est laissée à la libre interprétation de
chaque manager de projet, comme le reconnaissent d'ailleurs les spécialistes du management :
« Les conseils donnés dans la norme relèvent du bon sens : ce n'est pas pour cela
qu'ils sont toujours suivis, et il est bon de les répéter. Ceci étant, les styles de
management sont aussi variés en management de projet qu'en management général, et
aucun n'est théoriquement supérieur aux autres. Il en est de même des questions de
localisation (équipe regroupée, voire en plateau) dont la réponse n'est jamais
définitive et relève de la culture d'entreprise. Enfin, il ne faut pas oublier que l'une des
activités essentielles du chef de projet est de traiter les conflits qui surgissent
nécessairement au cours d'un projet. Arbitre en première instance, le chef de projet ne
doit pas être, lui-même, une source de différends » (Destors, Le Bissonnais, 1999, p.
143 – 144).
En résumé, la gestion du projet est codifiée mais elle relève de principes mal définis, flous,
qui permettent pourtant au management d'évaluer voire de sanctionner les concepteurs. Un projet
peut être interrompu (au profit d'un autre le plus souvent), repositionné, ou réorienté en raison du
lancement d'une offre concurrente par exemple, ou encore en raison d'une réorganisation de
l'organigramme (un nouveau manager définissant sa stratégie propre). Cela dit, les chefs de projet
ont tout intérêt pour valoriser la qualité de leur management, à voir leur projet aboutir. C'est la
preuve de la mise en œuvre d'une bonne stratégie de départ et d'une bonne gestion25. Une équipe
projet est le plus souvent pluridisciplinaire, fait relativement récent lié au développement de
techniques spécifiques du management des activités en projet. Ainsi, la plupart des laboratoires de
25
Toutefois, depuis le début des années 2000, le management tend à être de plus en plus regardant sur
le contrôle des projets et a procédé à la mise en place de nouveaux critères d'évaluation des projets à leurs
différents stades. Ainsi, il est de plus en plus fréquent que les projets soient interrompus, ou que leur
lancement soit refusé, en raison par exemple d'une étude de marché défavorable, ou bien parce que les chefs
de projet ne réunissent pas suffisamment d'arguments pour convaincre les décideurs de l'intérêt de poursuivre
le projet. Ce phénomène est renforcé par les contraintes budgétaires toujours plus fortes adressées au
marketing commanditaire, qui se répercutent de fait sur les projets de services en R&D.
77
la Recherche et Développement de France Télécom travaillent désormais avec des économistes,
des sociologues ou des ergonomes, accompagnant les informaticiens et les ingénieurs réseaux tout
au long des projets. L'organisation pluridisciplinaire des projets renferme une idée positive de la
coopération - thème qui nous intéressera tout particulièrement dans nos prochains chapitres - qui
semble aller de soi :
« Les travailleurs eux-mêmes, nous dit-on doivent être organisés en petites équipes
pluridisciplinaires (car elles sont plus compétentes, plus flexibles, plus inventives et
plus autonomes que les services spécialisés des années soixante) dont le véritable
patron est le client et qui se dotent d'un coordinateur mais pas d'un chef » (Boltanski,
Chiapello, 1999, p. 117).
De plus afin d'accompagner les équipes techniques de conception dans l'application des
logiques économiques (marché, risque, incertitude…), un certain nombre d'outils sont mis à leur
disposition à travers le système d'information de l'entreprise principalement. Les retours
d’expérimentation commerciale par exemple, permettent de tracer les premières tendances dans le
cycle d’évolution du nouveau produit ou service. Associée à cela, la veille sur des services de la
marque ou les services concurrents permet également de saisir cette dimension et de s’en inspirer
pour les nouvelles offres à développer. Le système d’information de l’entreprise est donc un outil
essentiel pour capitaliser et exploiter ce type de données. Les concepteurs y ont recours selon leurs
besoins, mais ils ne sont pas toujours à même de choisir les bonnes sources ou d’effectuer seuls
leurs prévisions, leurs estimations ou leurs choix. Le domaine de la conception s’enrichit alors,
petit à petit de compétences nouvelles et opérationnelles, avec l’intégration des économistes ou des
spécialistes en marketing dans les laboratoires de R&D. Nous aurons l'occasion de détailler la
présence de ces diverses compétences dans un prochain chapitre. De manière plus générale, notons
que l'enjeu de la gestion des compétences pour l'entreprise est considérable, d'autant plus que
France Télécom, comme nous l'avons dit précédemment, possède un volume de personnel
important, issu de son passé d'opérateur public, personnel, qui doit donc désormais être
« rentabilisé ». A travers la mise en place de la gestion de projets, l'entreprise vise à transformer les
compétences et même les « qualités » et les comportements individuels en compétences de
l'entreprise. La gestion des Ressources Humaines a donc une forte influence sur l'évolution des
pratiques et des métiers de la conception et nous percevons déjà combien le client, représentant du
marché et de la logique marketing, a un rôle moteur dans cette forme de management des individus
dans l'entreprise, à travers l'organisation en projet.
78
Face à la pression concurrentielle et à la nécessité d'innover toujours plus sur les marchés,
les dernières années ont été marquées par un raccourcissement toujours plus important des délais
de conception des nouveaux services, compressant fortement les diverses étapes de conception.
Dès lors, la gestion de la temporalité dans les projets relève d'un objectif stratégique majeur et
d'une gestion drastique. Les projets ont une durée de vie découpée en étapes (ou phases). Un
système décisionnel connu sous l'expression « go / no go » permet de faire un bilan aux différentes
phases d'avancement du projet et de valider ou non le lancement des phases suivantes. Les projets
peuvent être regroupés en trois grandes catégories :
·
Les projets à court terme ou « compétitifs », destinés à aboutir rapidement sur une offre
commerciale et qui consistent à une mise en forme de techniques disponibles par une
démarche faisant appel à la connaissance du marché et du client. Ces projets sont adaptés à
la logique « Time-to-market » caractérisant une production et commercialisation rapide des
offres de services.
·
Les projets « pré-compétitifs », qui supposent un assemblage de briques technologiques
disponibles dont l'intégration donnera lieu à un service innovant. Ces projets sont dits
« exploratoires », car ils nécessitent une exploration des marchés, et différentes formes de
commercialisation possibles.
·
Les projets à moyen terme, ou « d'anticipation », visant plutôt à explorer un sujet dans le
détail afin d'en faire émerger des idées de projets plus court terme. France Télécom a mis
en place un système permettant de conserver dans le contexte concurrentiel une capacité à
mener des projets d'antipation, grâce au financement de programmes spécifiques
(programmes transverses d'anticipation « Vision » par exemple).
Les propositions de projets sont systématiquement soumises à un comité, qui en accepte ou
non le lancement en fonction des orientations stratégiques et des priorités de la R&D. Dès son
initiation, un projet est formalisé dans le temps au moyen de jalons qui définissent les grandes
étapes de son déroulement, jusqu'à son aboutissement. Ces jalons sont autant de points de contrôle
et de vérification pour évaluer l'évolution du projet par rapport aux coûts engagés et objectifs de
départ. La planification permet donc de synchroniser les tâches et les différentes activités liées aux
projets, mais elle est aussi un outil de responsabilisation des acteurs/intervenants puisqu'elle offre
parallèlement une possibilité de contrôle des contributions de ceux-ci.
79
b-
Financement et outillage des projets
Les projets de France Télécom R&D sont financés (contractualisés) par diverses entités
appelées au niveau de la R&D des « branches clientes », étant le plus souvent des branches
marketing de France Télécom. Conséquence de l'éclatement du groupe en entités autonomes
(Wanadoo, Orange…), les financements sont de plus en plus recherchés au sein des filiales
nationales ou plus récemment internationales26 et de façon générale, auprès des unités d'affaires
(UA), responsables de l'élaboration marketing des offres. Le financement peut aussi provenir de la
Division R&D même, chacun de ses Centres de Recherche et Développement (CRD) possédant
des budgets (plus limités) pour financer ses propres projets dits « corporate ». Il existe aussi
d'autres sources de financement telles que les appels d'offre publics, les programmes européens, ou
les financements liés à un partenariat.
Un projet élaboré sur la base d'un financement contractualisé pour les besoins d'un client ou « maître d'ouvrage » (MOA) - est dit « projet client ». Il débouche le plus souvent sur la
fourniture d'un produit ou d'un service. L'équipe constituée autour de ce projet en assure la
« maîtrise d'œuvre » (MOE). Les budgets sont attribués en début d'année, sur la base de rapports
d'activité (reporting) et d'estimations produites par les responsables de projet. La comptabilité très
formalisée des projets fait partie du processus permettant de contrôler le rapport entre les
dépenses, les coûts, et les investissements, et devient un outil de contrôle mensualisé des activités
humaines. On évalue ainsi le degré de contractualisation en hommes/mois, qui définit le coût du
travail d'un ingénieur (i.e. sa valeur) par rapport aux ressources financières mises à disposition. Sa
charge de travail est donc comptabilisée selon son affectation à un ou des projets, chaque acteur
ayant la charge de comptabiliser lui-même la répartition de ses tâches mensuellement, via des
formulaires spécifiques détaillés à la demi-journée près. Ces formulaires sont ensuite saisis dans le
système d'information comptable pour effectuer des « reporting » aux différents niveaux
hiérarchiques, jusqu'au niveau le plus élevé de la R&D.
26
La politique de « groupe intégré » de France Télécom, promue en 2005, a comme objectif de limiter
cette recherche de financement contraignant les chefs de projets, et de favoriser une meilleure gestion globale
des budgets entre les branches marketing et la R&D.
80
Ce système permet de juger les contributions des équipes dans un projet ou au niveau d'un
budget, mais il représente également une contrainte forte pour les ingénieurs qui ont tout intérêt à
être « contractualisés » au maximum, ou en d'autres termes, à avoir chaque demi-journée de travail
imputée sur une source de financement contractualisée. Dans le cas inverse, cela signifie que la
personne travaille sur le budget propre du laboratoire et représente un coût non compensé. La
comptabilisation du coût humain se présente donc aussi comme un moyen de contrôle et de
jugement, utilisé par le management pour l'évaluation des personnes et de la rentabilité des
activités. Nous consacrerons un chapitre à cette importante question dans la troisième partie de
notre mémoire. Avec la crise financière majeure connue par France Télécom au début de l'année
2000, le changement de PDG du groupe France Télécom s'est accompagné de la mise en place d'un
système de contrôle plus fort des coûts des projets qui n'a cessé de se renforcer depuis. La
rationalisation des coûts affecte désormais les tâches les plus élémentaires dans les pratiques des
ingénieurs au sein des projets. Des « cost killers » (chasseurs ou tueurs de coûts) et des « cash
retrievers » (« rabatteurs » de gains), analysent désormais finement les pratiques pour repérer les
économies potentielles réalisables.
Les outils employés en conception doivent permettre de mesurer à tout moment
l'avancement du projet et les retards éventuels, l'évolution des coûts et l'état des budgets, ou encore
la réalisation des objectifs. Ils permettent soit de décrire textuellement les projets et leur
avancement, soit de les représenter de manière schématique. Le plan de management projet (PMP)
par exemple décrit les objectifs du projet, les délais, les acteurs impliqués, les ressources et les
coûts, ainsi que la répartition des lots d'activité.
D'autres outils permettent de représenter la structure du projet. Ce sont généralement des
arbres de conception tels que l'organigramme des tâches (OT) ou les diagrammes de « PERT » et
de « GANTT » plutôt utilisés pour la planification des tâches. Certains sont dédiés au pilotage
économique des projets comme les tableaux de bord de suivi financiers, ou les plans d'assurance
qualité (PQA). Enfin, sur le plan technique, les Cahiers Des Charges Fonctionnels (CDCF), a
Dossiers de Définition d'Architecture Technique (DDAT) et autres cahiers de spécifications, sont
autant de moyens de description permettant d'orienter et de contrôler la conception selon les
compétences mises à contribution.
81
Ces outils relèvent d'une formalisation poussée de l'organisation des pratiques, transverse au
monde industriel, comme l'illustre le schéma suivant (in Bourgeois, op. cit. page 8) représentant les
principaux outils de planification :
Les documents produits sont des référents communs à tous les intervenants des projets sur la
base desquels peuvent être menées les diverses actions correctives. Mais l'utilisation de cet
ensemble d'outils suppose une charge de travail importante, ainsi que des connaissances et une
pratique continue. Celles-ci nécessitent un apprentissage que tous les chefs de projets sont censés
recevoir, mais qui tend à être étendu à une plus large catégorie d'acteurs, par l'intermédiaire des
plans de formation interne. En effet, ces outils et ces documents composent une sorte de langage
spécialisé de la conception, très normatif, qui permet d'une part de réunir des compétences
multiples, mais qui, avec l'essor de la sous-traitance, l'essaimage et l'internationalisation croissante
des activités, facilite le contact avec les acteurs externes de l'entreprise. La structure de ces
documents est de plus en plus homogénéisée à travers des normes nationales, européennes et
internationales, ou certains consensus plus informels.
82
c-
La dimension informationnelle et communicationnelle
Un projet implique une grande circulation d'informations qui doit faire l'objet d'une gestion
minutieuse et stratégique et cela en lien avec plusieurs exigences propres au fonctionnement d'un
projet :
·
Le processus de gestion, qui implique la diffusion de l'information entre tous les acteurs du
projet, à travers notamment les outils que nous avons présentés plus haut. La gestion
stratégique du processus en projets au plus haut niveau, vise également à éviter des
doublons dans l'activité des multiples équipes projets réparties dans les nombreux
laboratoires de la R&D.
·
La protection intellectuelle liée à l'information circulant en dehors de l'entreprise, ou le
contrôle de l'information à l'égard des stagiaires et du personnel temporaire (CDD, soustraitants) sont des points de vigilance.
·
La stratégie liée aux diverses formes de partenariats (financiers, sous-traitants,
fournisseurs). Un partenaire reste une structure externe à l'entreprise, en contact avec les
marchés et donc avec la concurrence. L'information transmise à ce type d'acteurs est donc
bien limitée en fonction du rôle et du statut attribué au partenaire dans le projet.
·
Des exigences qualité dans la gestion de l'information imposent une capitalisation de
l'information et un contrôle de sa circulation selon un certain nombre de critères
uniformément prescrits dans la R&D. Ainsi, le référencement des documents, leur
archivage, et leur diffusion sur le système d'information répondent à des procédures
spécifiques et impliquent l'emploi de divers outils tels que les dossiers partagés (qui selon
le niveau d'avancement ou de confidentialité du projet sont plus ou moins fermés), les
listes de diffusion, les communiqués, etc.
·
La nécessité d'intégrer la veille et plus largement toute l'information interne et externe aux
projets et à l'entreprise. Là encore le système d'information joue un grand rôle dans la vie
des projets pour la centralisation de l'information, sa capitalisation et sa gestion.
·
La nécessité d'intégrer la stratégie de communication de France Télécom et de préserver
l'image de l'entreprise, mais aussi la mission de chaque projet de mettre en place une
démarche de communication propre au projet, dont la stratégie varie en fonction de son
niveau de confidentialité, de la clientèle concernée, de son importance stratégique, de la
diversité des acteurs impliqués. La communication des projets interne et externe (relations
aux médias notamment) est une contrainte supplémentaire assumée par les chefs de projets
et les concepteurs. Malgré le développement de services de communication et de cellules
de soutien, la communication est délicate car elle relève de compétences étendues
désormais demandées à chaque chef de projet et à un nombre toujours plus importants
83
d'acteurs de la conception. Cela suppose d'une part des qualités personnelles, mais
également une formation à la pratique de la communication et aux diverses techniques
existantes dans ce domaine. Celui qui sait communiquer possède donc des atouts
professionnels. La création des outils de communication est quant à elle largement soustraitée en externe à l'entreprise.
Cet ensemble de contraintes suppose donc la manipulation et la circulation d'importants
volumes d'informations entre les différents acteurs, mais aussi entre les diverses fonctions de
l'entreprise. La Gestion des Connaissances (Knowledge Management), qui a émergé avec l'essor
des réseaux est un courant de pensée issu des sciences de gestion, qui s'applique précisément à
élaborer des outils informatisés pour « optimiser » la circulation de cette information au sein de
l'entreprise et constituer le système d'information (SI) de l'entreprise, véritable socle sur lequel
s'organise notamment la distribution des logiciels par exemple, mais aussi la diffusion des discours
de communication interne, ou encore l'archivage de la documentation des projets par la Gestion
Electronique des documents (GED) notamment. Nous verrons dans la deuxième partie de ce
mémoire que l'information peut parfois être problématique au sein des projets, et les outils
informatisés de « gestion de l'information » ne sont alors d'aucun secours, car les problèmes
auxquels nous faisons ici référence relèvent de jeux de pouvoir mis au service de stratégies
individuelles de certains acteurs de l'entreprise. Continuons tout d'abord à explorer l'organisation
des projets au sein de la conception de services.
II.2. Un Business Model pour la R&D de France Télécom
a-
La formalisation des processus projets
Le management du processus projet (différent du management de projet) concerne une
vision à un plus haut niveau hiérarchique de l'ensemble des projets. Il répond à la nécessité de
s'adapter aux facteurs externes aux projets (environnement humain et organisationnel,
concurrence, bouleversements stratégiques liés à évolution du marché et à la stratégie de
l'entreprise). Il a parmi ses missions celle de gérer une typologie de projets très diversifiée à travers
ce que l'on désigne communément comme le « pilotage stratégique des projets » et la gestion d'un «
portefeuille de projets ». Les projets R&D sont ainsi identifiés au moyen d'une typologie propre à
l'entreprise France Télécom.
L'ensemble des activités organisées de la R&D a été formalisée au sein d'un Guide de la
réalisation du processus de la R&D interactif, publié sur son Intranet, dans lequel toutes les
activités sont présentées dans le détail pour composer le modèle de R&D de France Télécom. Par
84
ailleurs, il existe une charte de fonctionnement en projet propre à France Télécom R&D qui d'une
part, formalise la politique projet et sa mise en œuvre grâce à une transposition des exigences
fournies par les normes à la configuration propre de l'entreprise et qui d'autre part, véhicule une
« culture de résultat » auprès des équipes de conception.
Enfin, dans un objectif permanent de reengineering, l'entreprise est amenée à considérer ses
activités comme un terrain d'expérimentation, permettant de tester les nouveautés du management
des processus (issues de grandes tendances dans la gestion et d'organisation des activités comme le
télétravail par exemple), mais également d'expérimenter les innovations issues de la R&D. Par une
démarche interne de prescription, d'incitation ou sur simple invitation de la hiérarchie, il est
fréquent que certains services soient testés en premier lieu au sein de l'entreprise et de la R&D plus
particulièrement, avant d'être développés en expérimentation commerciale. Ce fut le cas
notamment du service « Top Message » par exemple27. Mais pour faire face à l'ensemble des
contraintes du marché (internationalisation, concurrence, filialisation, mutations technologiques),
France Télécom R&D a également mis en place en janvier 2001 un modèle rationnel de gestion de
la R&D sur le plan économique, juridique et fiscal, dans une logique orientée client : le New
Business Model (NBM) de la R&D.
Ce modèle décrit l'organisation des activités dans le sens de la stratégie de France Télécom.
Il vise à la fois la promotion de l'innovation, l'optimisation des coûts et des délais, et la relation
avec les clients internes au groupe France Télécom. Pour cela, le NBM propose un modèle de
relations d'affaire (RA) présenté ainsi :
« Le nouveau modèle RA consiste en la mise en place de règles, procédures et outils
adaptés permettant à France Télécom R&D de répondre à la complexité du contexte client
et à la diversité de leurs besoins en R&D »28.
Ce modèle de relations d'affaire fournit un certain nombre de règles, de procédures, d'outils
économiques et contractuels, et détermine concrètement le cadre contractuel de la division R&D
avec ses autres partenaires du groupe, ainsi que ses modalités pratiques de mise en œuvre (statuts
des clients, produits financiers, modes de rémunérations…).
b-
Propriété et valorisation du patrimoine intellectuel
Dans ce modèle, l'accent est mis notamment sur la propriété intellectuelle dans une stratégie
de valorisation de l'expertise de France Télécom et de contrôle de l'avantage concurrentiel. La
propriété intellectuelle peut être cédée ou non au client suivant le type de contrat. La nécessité de
mettre en place une gestion fine de la propriété intellectuelle est directement liée au fait qu'en
27
28
Service qui informe l'utilisateur d'un message reçu sur sa messagerie vocale.
Site Intranet de France Télécom R&D consulté le 18 juin 2002.
85
s'orientant vers les services, dont une des caractéristiques est l'immatérialité de la production,
l'entreprise devait trouver des moyens d'identifier la valeur de la production de la R&D, associée à
cette immatérialité. Par ailleurs, en s'orientant vers des activités plus centrées sur le développement
de services, il devenait impératif également de promouvoir la qualité spécifique de ces centres de
recherche, en valorisant la production et la capitalisation de l'information « grise », ou autrement
dit, de promouvoir et de valoriser la recherche scientifique. Cette recherche est considérée comme
un atout majeur de l'entreprise par rapport à ses concurrents, tant du point de vue de son passé qui
a permis de forger des expertises dans divers domaines, que dans les nouveaux champs de
compétences acquis avec les réorganisations. Finalement, il s'agit d'une nouvelle forme de
rationalisation des activités de R&D adaptée aux mutations du marché (internationalisation) et de
l'entreprise (accroissement du nombre de filiales notamment).
La Propriété Intellectuelle est une forme d'articulation entre des préoccupations
gestionnaires et stratégiques (gestion de l'information et communication, partage financier des
investissements dans les projets et co-développement avec les filiales), dans le but de maîtriser
l'exploitation des résultats de la R&D, tant pour les diffuser aux entités du groupe que pour les
valoriser à l'extérieur du groupe. C'est dans cette logique également qu'une nouvelle politique
active de brevets s'est fortement développée à France Télécom dès l'année 1998, impulsée
notamment par les politiques analogues se développant chez les concurrents européens, et
appliquée à toutes les inventions concernant les services, les logiciels, les marques créées, etc.
Tout ce qui est nouveau ou presque, devient progressivement brevetable. Les limites de ce
qui doit être ou non brevetable font d'ailleurs l'objet d'importants débats depuis la fin des années
quatre-vingt dix, comme en témoigne la consultation lancée en 2000 par l'Europe sur la
brevetabilité des logiciels. D'autre part, le dépôt de brevet représente une dépense prise en charge
par l'entreprise et considérée comme un investissement. Mais avec le nombre croissant de dépôt de
brevets, cette dépense doit être contrôlée pour ne pas atteindre une dimension démesurée. Une
procédure brevet a donc été mise en place et une sélection est donc opérée parmi les demandes de
dépôts de brevets effectuées par le personnel. Ces demandes sont examinées et hiérarchisées en
fonction de la stratégie de l'entreprise et de l'état du marché : certaines demandes peuvent être
refoulées et certaines technologies gagnent à être gardées confidentielles.
c-
La politique de brevetage
Les entreprises sont classées par certains organismes, aux niveaux national et international,
en fonction du nombre de brevets déposés chaque année. La veille sur les brevets est une activité
majeure pour le contrôle de la valorisation des activités de la R&D. La vocation initiale du brevet
d'un point de vue économique est de protéger et de valoriser le savoir. Il est en cela une forme de
86
propriété intellectuelle ancienne et reconnue qui sert par ailleurs la politique de marque de
l'entreprise. Mais dans la sphère industrielle, le brevet est une arme concurrentielle stratégique qui
doit également permettre de générer du profit via le transfert de technologie et les licences
d'exploitation.
« Le brevet est une arme économique. En effet, une entreprise possédant, dans un
domaine particulier, un large portefeuille de brevets est en position dominante. Elle
peut, par le jeu de l'attribution des licences d'exploitation, bloquer un concurrent, ou
encore négocier avantageusement avec lui. Les brevets sont donc devenus un réel
enjeu stratégique pour les entreprises, et les laboratoires de recherche industriels se
doivent de déposer un nombre maximum de brevets, même sur des améliorations ou
des optimisations que l'on peut objectivement considérer comme marginales. Ainsi, de
par la compétition économique, la dimension "brevet" et protection industrielle
devient l'une des nouvelles composantes du métier de concepteur de systèmes
numériques » (Boutillon, Danger, Matthieu, 2000, p. 122).
Plus encore, le brevet est devenu un outil d'évaluation de l'entreprise. Depuis la
réorganisation de France Télécom, il est devenu indispensable de prouver au plus haut niveau de la
hiérarchie du groupe, la rentabilité de la R&D et sa capacité à intégrer les contraintes de
l'entreprise sur les marchés. Cette rentabilité ne peut en effet, dans le modèle gestionnaire, qu'être
évaluée à partir de mesures concrètes, qui traditionnellement concernent le coût de la R&D et les
dépenses engagées. Mais dans le champ économique, le brevet est de plus en plus considéré
comme un outil de mesure générique et commun à la diversité du marché :
« Récemment, quelques chercheurs ont commencé à explorer les relations existant
entre les brevets et la valeur du marché des entreprises qui les détiennent. Nombreux
de ces chercheurs considèrent que les brevets peuvent être une mesure plus fidèle du
capital intellectuel de l'entreprise que les dépenses de celle-ci en R&D : les brevets
sont un indicateur des résultats de l'effort de recherche, alors que les dépenses en
R&D ne sont qu'un indicateur des ressources destinés à cet effort » (Baro, 2001,
p. 78).
Le brevet permet donc d'évaluer le capital intellectuel et la performance de l'entreprise, mais
aussi de comparer ce capital à celui de la concurrence. Il revêt donc une fonction de critère
économique de concurrence. On comprend ainsi que France Télécom mette en place une véritable
politique de brevetage très incitative envers le personnel. Des services dédiés permettent de
contrôler l'activité « brevets » à France Télécom R&D et offrent un soutien rédactionnel et
juridique : la Direction du Support Technique et de la valorisation (accueillant notamment un
service Organisation, Méthodes et Qualité qui s'occupe également du processus projets) ou la
Direction de la Valorisation et des Acquisitions de Technologie.
La protection par droits d'auteur est un levier de la politique de brevet, puisque les auteurs
d'une invention brevetée, dont France Télécom détient les droits, bénéficient outre une certaine
reconnaissance, d'une rémunération supplémentaire ; généralement, un cumul des protections par
87
droit d'auteur et par brevet est opéré. Dans certaines entreprises américaines, cela va parfois plus
loin car on observe une tendance se développant dans le management : le nombre de brevets
déposé par un individu peut entrer en compte dans son évaluation annuelle et jouer sur ses
augmentations de salaire et la distribution de « stock options ».
Pour conclure sur cet aspect, précisons que vu sous un autre angle, le New Business Model
de France Télécom propose un cadre de communication spécifique en donnant un statut nouveau à
l'information et en posant des contraintes fortes à sa circulation et à sa diffusion à l'intérieur
comme à l'extérieur du groupe France Télécom. Discrétion, célérité et concertation font donc
partie des attitudes demandées au personnel de la R&D quant à la divulgation des informations.
Pour finir sur un exemple plus anecdotique, c'est face à ces enjeux que le personnel de la R&D est
régulièrement appelé à une plus grande discrétion dans les transports publics que sont les trains ou
les avions, où aux horaires d'affaires, se croisent nombres de représentants d'entreprises
concurrentes.
III. LES LOGIQUES SOCIOCULTURELLES
Si pour l'entreprise, l’innovation ne peut être pensée sans intégrer la dimension marketing ou
commerciale du marché, elle ne peut se passer non plus d’une anticipation sur les conséquences
micro ou macro sociales de son lancement sur un marché. Encore une fois, afin de limiter les
risques d’échec d'un nouveau service, de nouvelles logiques se sont petit à petit imposées dans le
champ de la conception de services. Le thème de l’insertion sociale des techniques par exemple,
entre dans le champ de ces logiques. L’insertion d’une technique est en effet dépendante d’un
certain nombre de critères qui font désormais l’objet de beaucoup d’attention dans le domaine de
la conception. L'interrelation de la technique et du social n'est plus à démontrer pour l'entreprise.
Cette question a fait l'objet de nombreux travaux ayant donné naissance à divers modèles
théoriques se basant sur des approches historiques et sociologique et il est désormais acquis que
des liens forts existent entre la sphère de l'offre de systèmes techniques et la sphère sociale.
Dès 1995, la réflexion sur cette interrelation et sur la nécessité de mieux la maîtriser faisait
partie des réflexions de fond engagées à France Télécom afin d'anticiper le repositionnement de
l'entreprise. Lors d'un forum scientifique de février 1995, plusieurs experts étaient réunis pour
débattre des nouveaux enjeux relatifs à cette question. Ainsi des ergonomes, des sociologues et des
économistes ont été convoqués pour présenter l'état de l'art dans leurs disciplines respectives,
exposer les diverses pratiques développées alors au CNET, et insister sur la nécessité de
développer les sciences humaines et sociales pour répondre aux nouvelles exigences qui
émergeaient alors face à la transformation du marché, comme en témoigne l'extrait suivant:
88
« Les enjeux majeurs en ce qui concerne la dialectique sciences sociales et humaines /
conception de services sont désormais :
· de raccourcir les délais qui séparent l'innovation technique de sa transformation en
innovation de service
· de réussir à développer conjointement les supports, les contenus et les usages
La sévère compétition nationale ou internationale sur les services de télécommunications
n'autorise en effet ni à être en retard d'un service ni à proposer un service qui ne répondrait
pas totalement à la demande de la clientèle […] Travailler sur les supports, en intégrant
tout au long du processus de conception une démarche ergonomique, rechercher des
contenus en faisant preuve de créativité et d'inventivité, tenir compte des usages actuels
mais aussi définir une stratégie pour amorcer des usages futurs (partenariat,
expérimentation), intégrer les variables économiques dans le processus de décision…
Telles sont les préoccupations qui émergent au début de la décennie quatre-vingt et qui ont
permis de fonder des collaborations originales entre spécialistes d'origines diverses et peu
habitués jusqu'alors à travailler ensemble. » (Boret, 1995)
III.1. L'investissement du cognitif et du social et la politique de marque
Comme nous l’avons vu, il est indispensable pour l'entreprise que les solutions techniques
créées soient associées à un potentiel marketing (les «besoins » ou les « attentes » des clients en
termes de nouveaux services sont considérés comme une garantie de rémunération potentielle par
la consommation). Cette démarche implique que les concepteurs aient une connaissance préalable
des « usages » quotidiens des outils de communication, et plus particulièrement de la catégorie
d’outils se rapportant au produit ou service qu'ils souhaitent développer. La connaissance des
usages est désormais considérée comme essentielle pour accroître les chances de réussite d’un
outil sur un marché, mais aussi pour anticiper les usages futurs des services développés.
En sociologie ou en sciences de l'information et de la communication, des chercheurs
étudient depuis de nombreuses années déjà la problématique de l'insertion sociale des techniques
pour appréhender et mettre en évidence la complexité des facteurs liés à l'acceptation sociale de la
technique et à la formation de ses usages. En effet, un service aux caractéristiques très innovantes
et très séduisantes peut connaître un échec total en raison d’une utilisation trop complexe du point
de vue des clients. De même son mode d’utilisation peut ne pas être adapté aux habitudes des
individus, à leur manière de faire au quotidien, et là encore les risques d’échec sont importants.
Ainsi les travaux de recherche qui visent dans les milieux universitaires la compréhension des
phénomènes sociaux, relèvent pour les industriels d'un enjeu économique et stratégique de taille.
Cette préoccupation s'est peu à peu formalisée dans le monde industriel grâce à la diffusion
de la sociologie des usages. Ce courant théorique est représenté essentiellement en sociologie et
dans les sciences de l’information et de la communication (SIC). En France, son évolution a
notamment été marquée par les travaux de Michel de Certeau à partir des années quatre-vingt
(voir notre chapitre sur la logique de l'usage). Par une démarche et des techniques spécifiques, les
chercheurs qui trouvent une inscription dans ce courant, tentent d’appréhender les processus
89
récurrents dans la formation des usages. La compréhension de tels processus n’est possible que si
l’on cherche à détecter dans la durée (approche historique) une construction sociale dans son
acception la plus large, intégrant des dimensions à la fois micro et macro économiques, sociales,
culturelles, politiques et institutionnelles. La question des usages est donc largement traitée par les
sciences sociales depuis de nombreuses années. Elle est naît d'un intérêt ancien de comprendre et
théoriser29 le rapport que l’homme établit avec les techniques qu’il crée. Les travaux
d'anthropologie ou d'ethnométhodologie ou encore les recherches en histoire des techniques ont
contribué à l'émergence de cette pensée des usages, désormais inscrite dans les nombreuses
thématiques de l'insertion sociale des techniques. Les chercheurs en sociologie ou en SIC (et plus
récemment en marketing), ont opéré depuis une vingtaine d’années une construction et une
capitalisation de savoirs importants, qui permettent aujourd’hui de mieux saisir le contexte évolutif
des techniques, et plus particulièrement les techniques d'information et de communication (TIC),
ainsi que les enjeux actuels qui découlent de leur développement actuel. Ce courant a permis de
mettre au grand jour (et de combattre pour certains) le déterminisme technique des concepteurs.
Ainsi, la connaissance des pratiques et l’anticipation des usages sont-elles devenues des
axes stratégiques et se sont révélées créatrices de nouvelles pratiques (voire de nouvelles
fonctions) dans la conception. Nous aurons l'occasion de revenir en détail sur ce courant, afin d'en
saisir les évolutions actuelles. Le problème posé dans l'entreprise n'est donc plus seulement de les
mettre les services le plus rapidement possible sur les marchés, mais surtout de faire en sorte de
réduire le délai de leur acceptation par les clients, tout en gérant les compétences mises en œuvre
pour cela.
La préoccupation d’ordre social de l'entreprise s’identifie aussi sous d’autres formes, qui
relèvent plutôt cette fois, de la psychosociologie ou des sciences cognitives. En effet, s’intéresser à
l’adéquation de l’outil aux pratiques, c’est aussi se demander quelles sont les capacités physiques,
psychologiques ou cognitives des individus à utiliser cet outil. Le domaine des sciences humaines
et cognitives explore, depuis près de deux décennies le monde des outils informatiques. Deux
courants principaux nous intéressent ici : celui des Humans factors (facteurs humains), surtout
représenté dans les pays anglo-saxons et à visée plus théorique et celui de l’ergonomie, plutôt
représenté en Europe, et qui emprunte beaucoup aux travaux issus des Humans Factors pour des
applications plus pragmatiques. C'est ce dernier courant, l'ergonomie, que nous allons aborder plus
en détail dans notre mémoire. Dans le champ des Human Factors, les études tentent de
comprendre et de modéliser les comportements du cerveau humain pour en tirer des connaissances
sur le fonctionnement cognitif de l’individu dans son rapport au système technique. Alors que les
29
Voir notamment Lefebvre Henri, Critique de la vie quotidienne. (références en bibliographie)
90
pratiques de cette discipline relèvent d’analyses et d’expériences en laboratoire, celles de
l’ergonomie s’intéressent surtout au terrain et tentent d’appréhender l’individu au plus près de ses
conditions physiques et environnementales de vie quotidienne.
L’ergonomie, déjà présente dans les télécoms depuis les années soixante-dix a su saisir les
changements inhérents au marché dans le secteur des télécoms, pour s’imposer en tant que
discipline essentielle dans le processus de conception, notamment au début des années quatre-vingt
avec l'apparition du Minitel sur le marché des Télécoms, ou encore le développement de l'annuaire
électronique. Si, dans les années soixante-dix, l’ergonomie s’intéressait principalement aux
conditions de travail et à l’ergonomie des postes de travail, l’essor des Techniques d'Information et
de Communication (TIC) accompagnant la montée en puissance de la micro-informatique et les
progrès des technologies réseaux dans les années quatre-vingt, a transformé la demande sociale et
a orienté l’ergonomie vers de nouvelles thématiques et vers le développement d’une nouvelle
branche de cette discipline : l'ergonomie des produits ou services (ou ergonomie de conception)
apparue à la fin des années quatre-vingt.
Notons au passage que, de 1983 à 1993, le CNET comptait sept ou huit ergonomes, répartis
sur divers centres d'activités. En 1993, une nouvelle campagne de recrutement fait passer ce
nombre à douze (Blanquet, Poulain, 1995, p. 17). En 2003, le nombre total d'ergonomes à France
Télécom R&D s'élève à plus d'une cinquantaine. Cet accroissement des compétences en ergonomie
a été motivé par des objectifs de qualité ou de compétitivité, mais il résulte également d'études de
veille effectuées auprès d'opérateurs nationaux comparables à France Télécom, notamment à
travers l'étude des laboratoires de British Telecom où les "Human Factors" étaient alors très
développés.
Dans leur article intitulé « L’ergonomie » (1995), François Daniellou et Michel Naël
proposent d'en retenir une définition établie en 1988 par la Société d’Ergonomie de Langue
Française (SELF), qui la décrit comme « la mise en œuvre de connaissances scientifiques relatives
à l’homme, et nécessaires pour concevoir des outils, des machines et des dispositifs, qui puissent
être utilisés avec le maximum de confort, de sécurité et d’efficacité pour le plus grand nombre »
(p. 2). Les connaissances scientifiques dont parlent les auteurs correspondent à « des données
relatives au corps humain et aux propriétés de la pensée humaine » (idem) telles que les
caractéristiques anthropométriques, les propriétés de la perception, les propriétés de la mémoire et
du raisonnement humain, les rythmes biologiques, données issues de disciplines telles que la
physiologie ou la psychologie.
Mais l’ergonomie tire également des connaissances diversifiées de ses propres expériences
sur « l’analyse de l’activité humaine en situation réelle », correspondant à des pratiques d'analyse
qualitative grâce à l'observation et l'enquête sur le terrain. L’ergonomie des logiciels et plus
globalement l’ergonomie des produits informatisés et des services de réseau ont pris un essor
91
considérable ces dernières années et elles interviennent désormais à tous les stades de conception
et de développement des services de télécommunication. Grâce à des relevés de mesures, les
ergonomes analysent divers critères relatifs pour l’essentiel à « l’utilisabilité », c'est à dire la
facilité d'utilisation, d’un produit ou d’un service. Des normes et des guides de style sont créés
dans le but d’imposer le respect d’un minimum de règles d’ergonomie et de valoriser la discipline
par la production de connaissances. Cette analyse sur le terrain de l’activité et des tâches qui la
composent alimente par ailleurs la connaissance des usages devenue si stratégique.
D'autre part, le croisement des problématiques culturelles, sociales et cognitive explique
l'essor parallèle de la psychologie sociale, que nous aurons également l'occasion d'étudier en détail
à travers l'analyse fine des pratiques d'intégration du client. Ainsi, l’adéquation aux usages actuels
des outils, l’adéquation à des cultures ou des micro-cultures (celles des milieux professionnels
notamment), ou encore la facilité d’utilisation d’un produit ou d’un service, sont devenues des
contraintes en conception, importantes mais toutefois pas aussi essentielles que le potentiel
technique ou novateur des outils en cours de conception.
Enfin, la politique de marque doit aussi être considérée comme une volonté de renforcer le
lien que l'entreprise cherche à établir avec le public. La marque est devenue une notion forte à
France Télécom. Le contexte concurrentiel en est bien entendu à l’origine. Une marque véhicule
l'image de l'entreprise. Une marque forte, considérée comme une valeur ajoutée, permet de
renforcer la relation avec le client, de prendre plus de risques sur les marchés ou de vendre des
produits plus chers. L’offre nouvelle doit donc porter les valeurs et les promesses que véhicule la
marque à travers la politique globale de l’entreprise et la publicité qui en est faite. La marque
définit la personnalité que l'entreprise souhaite projeter à l'extérieur, et les représentations qu'elle
prétend former dans l'esprit du public. Elle propose des repères et a trait à l'imaginaire et à
l'émotion. Elle est souvent source de créations artistiques surprenantes dans le domaine de la
publicité. L'identité visuelle notamment, est devenue un critère très important dans la conception
des services. France Télécom en est à sa septième identité visuelle mise en place le premier mars
2000 avec une nouvelle signature « Bienvenue dans la vie.com »30. La communication interne qui a
grandement évolué ces dernières années à France Télécom, intègre parmi ses missions celle de
promouvoir auprès du personnel la marque et l'enjeu stratégique que celle-ci représente.
Si l'intégration, plus marquée qu'auparavant de l'identité et des valeurs de la marque est une
contrainte, la multiplication des identités graphiques au fil de l'essaimage du groupe en est une
autre. Les filiales sont autant de logos, de codes couleurs, de typographie à intégrer dans les
30
Slogan abandonné peu après pour des raisons juridiques.
92
maquettes. France Télécom s'est dotée récemment d'un site interne intégré au système
d'information qui fournit aux concepteurs des outils et des repères pour gérer cette contrainte le
plus en amont possible. Issu du service communication de France Télécom, ce site permet
également de véhiculer l'image et les valeurs de l'entreprise, l'objectif étant que chaque
collaborateur interne de l'entreprise intègre les valeurs de la marque. La promotion de certains
projets notamment, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de l'entreprise, est caractéristique de cette
volonté de structurer les représentations des concepteurs autour du projet global de l'entreprise
formalisé dans les slogans de la marque ou la publicité31.
III.2. Evolution de la pensée des usages.
Notre ambition n'est pas ici de retracer un historique détaillé de la pensée des usages, mais
de repérer les grandes périodes qu'elle a traversées, ainsi que les courants influents qui ont permis
sa large diffusion tant dans la sphère universitaire que dans la sphère industrielle.
a-
Les origines
Les interactions existant entre l'homme et les objets techniques ont toujours intéressé la
recherche scientifique, bien avant l'arrivée des TIC. La notion d'invention même, relative à l'objet
technique et plus largement à la manière dont l'homme utilise son environnement pour mieux se
l'approprier ou s'y adapter, a toujours stimulé les recherches de tout bord (histoire, anthropologie,
etc.). Les prémisses de la notion d'usage peuvent être situées au croisement de plusieurs courants
de pensée historiques dans les sciences humaines et sociales. Tout d'abord, les travaux des
ethnologues ou des anthropologues ont contribué à considérer l'étude des populations de manière
plus fine, en opposant les masses à des groupes sociaux plus limités, et en montrant l'importance
de concilier ces deux approches dans l'étude des populations. A partir de là, des méthodes ont été
développées pour investiguer les groupes sociaux et leurs rapports aux techniques notamment. Les
repères que nous donnons ci-dessous ne retracent pas toute l'histoire de ces travaux, mais ils
permettent de comprendre les évolutions qui ont permis à la sociologie des usages, tant présente
aujourd'hui dans la conception, de se constituer en tant que telle et de se diffuser comme nous le
verrons massivement, tant dans la recherche publique que privée.
31
Voir à ce sujet la réflexion menée par Marin Ledun au sujet du projet E-Poll de France Télécom et
des expérimentations de vote électronique menées dans le cadre de ce projet. (Ledun, 2005, p. 476 à 478).
93
b-
Les microsociologies et les études des médias
Des approches nouvelles de la sociologie et de la communication émergent dans la première
moitié du XXe siècle. Elles s'intéressent aux interactions sociales et se basent sur des recherches
microsociologiques et des méthodologies ethnographiques dans une démarche pragmatique. Elles
donnent lieu notamment aux travaux de chercheurs de la célèbre école de Chicago, dont la
caractéristique est de développer une « microsociologie qui part des manifestations subjectives de
l'acteur » (Mattelart, 1995, p. 16). A partir des années quarante, le courant interactionniste issu de
l'école américaine de Palo Alto32 - dont Gregory Bateson est un précurseur de par ses travaux sur la
« pragmatique », mais qui est aussi représenté par Paul Watzlawick ou Edward T. Hall pour donner
des exemples parmi les plus connus - insiste notamment sur l'importance du contexte dans l'étude
des phénomènes de communication33. Il contribue à transformer l'étude du social dans la seconde
moitié du XXe siècle (années cinquante et soixante) en considérant la communication comme « un
phénomène social intégré […] qui entend établir un pont entre le relationnel et le sociétal, entre ce
qui règle les rapports interindividuels et les rapports sociaux » (Miège, 1995, p. 51).
Dans cette seconde période, l'intérêt croissant pour le rapport de l'individu au groupe, pour
le subjectif, ou pour la dimension symbolique des interactions, est également marqué par
l'apparition de la sémiotique développée par Charles S. Pierce, ou encore par l'interactionnisme
symbolique issu des travaux plus anciens de G. Herbert Mead et largement diffusé par Erving
Goffman (1961) qui insiste sur le rôle de l'acteur dans des « cadres » d'interactions quotidiennes.
La sociométrie de Moreno qui apparaît dans cette même période et qui entend mesurer le social,
aura également une grande influence sur les pratiques d'investigation sur les usages en développant
l'idée d'expérimentation microsociologique sur des terrains restreints, dans laquelle l'enquêteur est
observateur mais aussi acteur. Moreno définit ainsi les prémisses de l'observation participante
désormais largement pratiquée par les laboratoires de recherche. Georges Gurvitch inspirera
également à ce courant la notion de « formes de sociabilités », qui place le rapport de l'individu
avec autrui et avec son environnement dans une logique dynamique, évolutive, en opposition donc
avec d'autres formes stables de sociabilité (Lapassade, op. cit., p.20). L'idée des formes de
sociabilité trouve encore aujourd'hui une actualité, si l'on se réfère au concept de « sociabilité
électronique » lié aux nouvelles formes de communication sur les réseaux numériques.
Enfin, l'ethnométhodologie fondée par Harold Garfinkel, prend pour objet l'étude
méthodique des pratiques des individus par l'analyse du langage et des actions sociales de ceux-ci,
32
Ou « Collège invisible »
Ce courant a notamment élargi une vision alors plutôt linéaire des phénomènes de communication à
une conception circulaire selon le schéma de Norbert Wiener (Mattelart, 1995, p. 36-39)
33
94
en les replaçant dans le contexte de dispositifs sociaux, en fonction de leur statut bien déterminé au
sein de ces dispositifs. Elle cherche ainsi à mettre en valeur des normes sociales de
fonctionnement, ainsi que des pratiques déviées de ces normes. Le cadre méthodologique de
l'ethnométhodologie est aujourd'hui grandement emprunté dans les études d'usage de type
microsociologique. Tous ces courants théoriques et méthodologiques convergent ainsi vers le
développement d'une sociologie « qui n'ignore certes pas le niveau des normes et de l'ordre macrosocial, mais [qui] cherche à en vérifier l'existence et le sens sur le plan microsocial de la perception
qu'en ont les acteurs dans la vie quotidienne » (ibid., p. 94), sociologie interprétative avant tout
qualitative et qui se distingue ainsi d'une macrosociologie plus « mathématique » et dite plus
« positiviste » (ibid., p. 96). « Au lieu de choisir ce qu'il faut observer et décrire à partir de leur
propres intérêts scientifiques, les sociologues anti-positivistes vont procéder autrement » nous dit
Georges Lapassade (ibid., p. 98). Dans cette configuration la réalité sociale est définie par les
acteurs sociaux, par les significations qu'ils accordent aux événements dans les diverses situations
de leur vie quotidienne et auxquelles les sociologues doivent donc accéder. Ce recentrage sur
l'acteur et non pas sur les institutions ou les macro-événements du social, prend une ampleur
accrue dans les années quatre-vingt dix où la notion de client relaye peu à peu celle de
consommateur.
Par ailleurs, la sociologie fonctionnaliste des médias trouve encore aujourd'hui une
résonnance dans les sciences sociales appliquées à l'innovation de services. Elle est attribuée à
l'américain Harold D. Lasswell et connaît un essor au lendemain de la seconde guerre mondiale
(dès 1927). Cette discipline s'inscrit dans le courant de recherche de la communication de masse
regroupant de nombreux autres auteurs influents et a donc contribué en partie au développement de
la pensée des usages. Dans une période marquée par la propagande médiatique, elle introduit en
effet un nouveau cadre conceptuel, centré à la fois sur les contenus, les supports et les effets des
médias, que l'on connaît mieux à travers la formule « Qui dit quoi, par quel canal, à qui, et avec
quel effet ? ». Le terme fonctionnaliste désigne ici le fait que l'on identifie les fonctions principales
du processus de communication dans la société grâce à des études centrées sur les effets des
médias.
Avec des chercheurs comme Paul Lazersfeld, apparaît une « nouvelle conception
professionnelle du métier de sociologue » (Mattelart A. et M., op.cit., p. 24) au sein du courant
fonctionnaliste, orientée vers une recherche opérationnelle souvent contractualisée auprès de
commanditaires publics et privés et qui constituera les prémisses d'une sociologie nouvelle. Les
enquêtes quantitatives auprès de larges panels constituent alors une méthode d'investigation
privilégiée pour mesurer les effets ou l'influence des médias sur les populations dans le courant
95
fonctionnaliste. L'emploi de techniques telles que la « machine des profils » (profile machine)
marque une volonté de « formalisation mathématique des faits sociaux » (ibid,
p. 23). Cette
formalisation est poussée plus loin encore puisqu'elle conduit les chercheurs à produire des
critères codifiés, ainsi que des modèles comportementaux constituant peu à peu une théorie de
l'adoption et de la diffusion de l'innovation, proche des préoccupations et des méthodes marketing
de l'époque, et caractérisée par un intérêt croissant pour le consommateur.
Héritier de cette tendance, le courant des Uses and Gratifications, majoritairement
représenté par les travaux d'Elihu Katz marque une nouvelle étape dans la formation progressive
de cette pensée globale des usages. De nouvelles théories émergent, aspirant à mieux comprendre
les processus de formation d'usages différenciés, en mettant l'accent sur le processus de diffusion,
ou sur le rôle actif, les capacités de résistance et le pouvoir de l'individu récepteur.
Les théories de la diffusion des médias ou de l'innovation, dans le contexte des industries
culturelles, évoluent ainsi peu à peu vers celle de la réception (audience active) et marquent
l'apparition du paradigme de la négociation entre l'émetteur et le récepteur, soulignant dans le
même temps la complexité sociale de l'interaction entre les médias, la technique et les individus.
Cette notion de complexité est au cœur par ailleurs des approches cybernétiques (qui s'inspirent
des travaux de Norbert Wiener, ou de Abraham Moles en France34), telles que celles de l'école de
Palo Alto depuis le milieu du XXe siècle, qui
intéresse particulièrement les sciences de
l'information et de la communication en tant qu'un des courants fondateurs de la discipline et
encore influent aujourd'hui. En effet, « il faut attendre la crise des modèles macrosociologiques,
contemporaine du retour aux espaces de proximité, pour voir enfin reconnaître, dans les années
quatre-vingt, la contribution décisive de l'ensemble de l'école de Palo Alto à une théorie sur les
processus de communication comme interactions » (ibid, p. 23).
Dans le même temps où toutes ces approches foisonnent et se multiplient, le croisement des
préoccupations liées à la rationalisation de la production et à la diffusion de l'innovation donne
naissance à une nouvelle approche de la notion d'usage et conduit au développement de la
sociologie de l'innovation. Celle-ci est marquée par une production et une accumulation de
connaissances accrues sur l'individu au travers d'investigations multiples visant à mieux connaître
les comportements, les besoins ou les désirs de celui-ci. Le consommateur est ainsi et désormais
placé au cœur du dispositif marchand.
En Grande-Bretagne plus particulièrement, le Centre de Recherche de Birmingham « CCS »
créé en 1964, connu pour ses relations avec les « Cultural studies » et qui a déjà investi dans les
années soixante le champ des « styles de vie», s'intéresse également à l'étude des médias sous
l'angle de la « dialectique des résistances et des dominations » et de la « réception » des médias
34
Voir les ouvrages cités en bibliographie complémentaire.
96
(Mattelart, Neveu, 1996, p. 23) en effectuant de nombreux emprunts théoriques, par exemple à la
sociologie interactionniste de l'école de Chicago, ou avec des croisements plus tardifs avec le
courant des Uses and Gratifications. A partir des années quatre-vingt, ces travaux sont notamment
marqués par l'application des modèles théoriques à des démarches multiples et empiriques, pour
l'étude de la réception des médias. En France, cette tendance à la capitalisation massive
d'informations sur les populations se retrouve notamment dans les études sur les styles de vie du
Centre de Communication Avancée (CCA) et de la COFREMCA dès le début des années soixantedix. Ces études, qui visent une meilleure compréhension de la société, sont aussi et surtout mises
au service du marketing, de la communication et de la publicité dans le milieu industriel ou dans le
secteur public, sous la forme d'études de marché, de sondages d'opinion, ou de mesures d'audience.
Ces outils sont basés sur la méthodologie du « Sociostyles Système » développée par Bernard
Cathelat du CCA (Cathelat, 1986), qui consiste en un découpage de la « personne » en trois
dimensions : l'individu privé (avec ses références culturelles, son vécu), l'individu social (le
citoyen), et l'homo oeconomicus (i.e. le client, le consommateur, la cible marketing). Par des
enquêtes multiples relevant de techniques sans cesse plus innovantes (dans leurs appellations plus
que dans les méthodes), les sociostyles permettent de « composer un univers social
"hypersegmenté" de ghettos et de corporatismes où se côtoient des styles de vie bigarrés » (Neveu,
1990, p. 140). Ce type d'approche séduit très tôt le monde industriel qui y trouve des repères
nouveaux, renouvelables au fil des « tendances » et des évolutions sociales pour développer ses
stratégies marketing de segmentation et d'étude des populations. En cela les observatoires qui
aujourd'hui tracent en permanence les usages, les évolutions des modes de vie et des
comportements, tels que ceux mis en place par le CCA offrent une matérialité de l'activité humaine
et sociale et proposent ainsi des profils qui ont du sens pour les spécialistes du marketing et dans
lesquels les acteurs de la conception de services peuvent projeter leur activité quotidienne. Mais
du point du vue des méthodes, certains noteront que « la distance qui sépare ces constats d'une
science du social est celle qui rend incomparable le bulletin météo et un traité de climatologie »
(Neveu, 1990, p. 143). Il s'agit bien là en effet, d'un ensemble de techniques d'investigation et
d'analyse fondé sur les sciences sociales, mais orienté et spécifiquement adapté à un but bien
précis.
c-
La sociologie des usages
Alors que sur le plan du marketing, les socio-styles prennent un essor considérable dans
les années quatre-vingt, en s'élargissant notamment à des études à caractère international, plusieurs
mouvements se mettent en marche parallèlement dans le milieu de la recherche. En France donc,
commence à se diffuser le courant anglo-saxon de l'interactionnisme regroupant un ensemble de
97
pratiques définies comme des « sociologies interprétatives », qui émergent parallèlement au déclin
progressif du structuralisme à la fin des années soixante-dix (Mattelart, op.cit., p. 79). D'autre part,
Michel De Certeau qui depuis les années soixante dix enquête sur les pratiques domestiques,
publie en 1980 un ouvrage relatant des analyses effectuées sur l'emploi d'outils domestiques par
certaines populations, et met en évidence des comportements et pratiques inventives des individus
dans leur acte de consommation (ruses, tactiques, détournements), face à l'usage prescrit des
produits. C'est la première fois qu'une démarche empirique de ce type est menée et les analyses de
Michel De Certeau sur « l'agir créatif » des individus face à la technique inspirent rapidement
grand nombre de penseurs et chercheurs en France qui s'intéressent de plus près à ces pratiques
spécifiques, si décalées de l'usage tel qu'il est pensé par exemple au sein de la communauté
technicienne lors de la conception. Une « pensée des usages » émerge donc dans le monde de la
recherche en sciences sociales, articulant les travaux consacrés à l'étude de la vie quotidienne avec
l'expansion des techniques et plus particulièrement, dès la fin des années soixante-dix, des
techniques d'information et de communication. Ces analyses préfigurent alors tout le courant de la
sociologie des usages qui se développe en France. Les trois éditions du colloque international sur
les usages et services des télécommunications (ICUST)35, dont la plus récente en 2001, montrent
aussi que ce thème a continué d'être un axe de recherche important dans la recherche française et
internationale, en sociologie comme dans d'autres disciplines.
En retraçant la genèse du courant de la sociologie des usages depuis le début des années
quatre-vingt Josianne Jouët met en avant sa spécificité sur le plan national, c'est-à-dire son
orientation initiale vers les techniques d'information et de communication ou le développement des
études sociologiques de l'après 1968, ainsi que le rôle prépondérant qu'a joué l'administration
publique des Télécoms (CNET et Direction Générale des Télécommunications) dans cet essor des
études d'usages (Jouët, 2000). En avril 1977, à l'initiative du CNET et en collaboration avec le
Centre National de la recherche scientifique (CNRS),
un colloque « Sciences humaines et
Télécommunications » est organisé à Paris. Il marque en France « l'introduction des thèmes
suscités par les télécommunications dans la recherche sociologique », (Mattelart, op.cit., p. 73).
En effet, la sociologie des usages se développe tout particulièrement autour de l’expansion
des TIC (terminal Minitel) ou des réseaux câblés, « c’est-à-dire sur des objets et des systèmes de
communication qui, tout en étant des médias, sortent du modèle classique de la diffusion des
médias de masse qui bénéficiait déjà alors d’une accumulation de savoirs théoriques et de modèles
d’analyse » (Jouët, 2000, p. 491). Le développement de ces recherches est assuré par le biais de la
recherche contractuelle publique, à une époque où les pouvoirs publics s’interrogent sur l’accueil
35
Arcachon (1997 et 1999), Paris (2001)
98
que réservera le public aux nouveaux systèmes d’information et particulièrement au vidéotex. Or,
paradoxalement, les études de la sociologie des usages rejettent catégoriquement la perspective
techniciste et soulignent le rôle actif de l’usager dans le modelage des emplois de la technique. Ces
études, ne se voulant pas nécessairement opérationnelles, s’attachent ainsi à « comprendre les
réactions du corps social face à l’arrivée de nouveaux objets de communication » (Jouët, op. cit., p.
493).
Dans la sociologie des usages, l’usage est analysé comme un « construit social » et l’usage
étudié est restitué dans l’« action sociale ». La construction de l’usage ne se réduit dès lors pas aux
seules formes d’utilisation prescrites par la technique qui font certes partie de l’usage, mais elle
« s’étend aux multiples processus d’intermédiations qui se jouent pour lui donner sa qualité
d’usage social » (ibid., p. 499). Les approches socio-techniques qui se développent alors dans le
milieu de la recherche permettent d’observer sur le long terme la construction collective de la
technique et du social, et redonnent aux usages une part non négligeable dans l’élaboration du
cadre socio-technique des machines à communiquer (Flichy, 1997). Elles identifient les phases
d’adoption, de découverte, d’apprentissage et de banalisation qui s'enchainent dans l’inscription
sociale des TIC. Une filiation s’effectue entre l’emploi des anciens et des nouveaux outils de
communication. Enfin, la construction sociale de l’usage des TIC dégage la complémentarité qui
se noue avec les autres moyens de communication. Au quotidien, l’analyse du rôle des outils
techniques permet de voir s’établir un lien entre l’architecture de la technique et la construction
des pratiques sociales.
Dans un de ses articles, Pierre Chambat (1994 [b]) résume les approches de cette
problématique
apparues dans les années quatre-vingt en mettant en évidence les différentes
positions théoriques des chercheurs de cette époque, héritées des étapes antérieures de constitution
de la pensée des usages. Trois courants de pensée dominent alors la réflexion :
·
La sociologie de la diffusion, fondée sur les travaux d'Everett Rogers dans les
années soixante, qui se concentre surtout sur l'offre technique et prend en compte
certaines caractéristiques de consommation et de variables socio-démographiques
pour prescrire des pratiques, au moment de sa diffusion sur un marché, selon un
modèle rationnel. On doit à ce chercheur notamment, le terme d'« early-adopter »
(adopteur précoce) qui est employé dans la prospective de services de France
Télécom, et caractéristique de la stratégie diffusionniste mise en œuvre dans le
domaine particulier de la R&D. Cette approche issue des réflexions sur la diffusion
de contenus par les grands médias (presse, télévision…) et qui dominait encore au
début des années quatre-vingt, a été souvent critiquée (par Rogers lui-même qui la
99
fera évoluer à partir des années quatre-vingt vers une approche plus « cybernétique »
en incorporant la notion de réseau de communication). La critique adressée alors au
diffusionnisme est le déterminisme de l'approche (l'offre déterminerait l'usage). Elle
est cependant toujours présente et fonde encore nombre de pratiques dans la
démarche marketing.
·
La sociologie de l'innovation, qui établit un lien plus étroit entre l'innovation
technique et l'innovation sociale (ou usage social) en mettant en évidence les effets
que l'une exerce sur l'autre et inversement. La dimension de l'usage est élargie à un
cadre macro-social, politique, anthropologique et non plus à une simple diffusion de
l'offre, puisque les usages contribuent à l'élaboration du lien social. C'est le
déterminisme technique de la sociologie de la diffusion qui est critiqué, grâce
notamment au modèle de la traduction (Callon 1986 ; Latour 1987 et 1989) qui
alimente les travaux du Centre de sociologie de l'innovation de l'Ecole des Mines de
Paris (CSI). Le postulat dans ces approches est que les usages s’insèrent dans des
rapports sociaux qui constituent la matrice de leur production. « Ce courant d'étude
n'est pas centré a priori sur les usages. Ces chercheurs s'intéressent avant tout à la
genèse des inventions techniques et des innovations industrielles » (Proulx, 2001,
p. 60). Néanmoins, ces approches centrées sur la construction sociale des techniques
contribuent à mettre en évidence que les transformations économiques et sociales,
qui bouleversent aussi bien le secteur productif que les institutions sociales comme
la famille, constituent en effet le « ferment » des usages sociaux (Jouët, 2000,
p. 508). Ainsi, la recherche des usages développe un axe double qui porte, d’une
part, sur la constitution de nouveaux collectifs ou micro-groupes de pratiquants des
TIC et, d’autre part, sur l’apparition de nouvelles formes d’échange social sur les
réseaux, qu’il soit collectif ou interpersonnel. Nous reviendrons dans la quatrième
partie de notre mémoire sur la dialectique souvent remarquée entre ces deux
notions.
·
La sociologie de l'appropriation introduit la notion de sens dans la dimension de
l'usage et met en avant le rôle actif et productif de l'usager, tel que l'a décrit Michel
De Certeau. L’appropriation des TIC est perçue comme un procès par la sociologie
des usages, c’est-à-dire « l’acte de se constituer un soi » (Jouët, 2000, p. 502),
l’appropriation est un axe qui permet à la recherche sur les usages de rompre avec le
modèle de la consommation, en réfutant le paradigme techniciste ou même
diffusionniste. Ici, l’usager ne met pas nécessairement en œuvre des stratégies
d’autonomie, mais il développe des tactiques d’appropriation dans la construction
100
de modèles d’usages spécifiques qui reposent sur une combinaison particulière des
fonctionnalités de la machine et des applications (Jouët, 2000, p. 502 - 503). Dans
ce courant, qui accorde une grand importance aux représentations individuelles (à
l'origine d'usages différenciés), va émerger notamment la notion de signification
d'usage qui renvoie aux valeurs et aux représentations des individus qui se
confrontent dans l'usage d'une technique, notions qui à ce jour sont fortement
développées dans les pratiques de conception. La sociologie de l'appropriation met
également l'accent sur l'importance de la durée dans la formation des usages ou sur
la question de la médiation entre l'offre technique et ses actes d'appropriation. Les
études d'appropriation, bien qu'elles relèvent toujours de la sociologie de l'usage,
s'inscrivent dans cette volonté de transformation de la prise en compte des
utilisateurs et postulent que les différences d'usages proviennent notamment du
statut ou de la valeur symbolique accordée aux objets. Dans cette démarche, certains
sociologues s'attachent à identifier les représentations et les valeurs investies par
l'utilisateur, en tant que système symbolique de l'usage quotidien (Mallein,
Toussaint, 1992 et 1994). Ces approches s'intéressent donc essentiellement aux sens
et aux valeurs attribuées à l'objet par son utilisateur.
Ces trois courants bien distincts et qui s'appuient chacun sur des écoles de pensées
spécifiques reflètent donc des façons différentes dans les années quatre-vingt, de penser l'usage et
l'appropriation de la technique dans les sphères sociales et ils caractérisent une évolution
importante dans les recherches en sciences sociales.
« La sociologie des usages des TIC ne constitue pas une sous-discipline reconnue de
la sociologie disposant, telle la sociologie du travail, d'une légitimité repérable à des
signes institutionnels. Elle désigne plutôt une préoccupation, un intérêt marqué pour
un type de problèmes qui se situent au croisement de trois disciplines : la sociologie
de la technique, la sociologie de la communication et la sociologie des modes de vie.
Plusieurs approches se distinguent par la manière dont elles agencent leurs réponses
aux questions nodales pour analyser la relation offre technique → demande sociale. »
(Chambat, 1994 [b], p. 254).
La pensée des usages dans son ensemble, révèle donc la présence et l'influence des
déterminismes techniques dans les activités productives, mais elle décrit dans le même temps
l'enjeu que peuvent représenter les usages pour l'entreprise. D'une part, nous constatons une
tendance dans le monde de la recherche publique à intégrer fortement dans les réflexions sur les
TIC la question des usages (exemple : Rapport MIRE sur les personnes âgées, TIC et citoyenneté,
TIC et santé) dans le but de mesurer les enjeux et les impacts des TIC sur les populations et sur les
systèmes nationaux. D'autre part, nous assistons à un phénomène d'instrumentalisation de la notion
101
d'usage dans la recherche appliquée, tant dans le domaine public qu'au sein des entreprises, comme
l'illustre notre étude du cas des Télécoms, au cœur du développement des TIC. Nous reviendrons
dans la seconde partie de ce mémoire sur cette notion d'usage, afin de voir comment et à quel degré
elle s'inscrit dans les pratiques de conception et dans les modalités d'« intégration » du client à ces
activités ; et pour mettre en évidence également la pensée critique qui se développe face à l'essor
considérable de cette notion dans ces activités.
III.3. Conclusion
La présence très marquée de ces logiques transversales à France Télécom R&D nous montre
que de toute évidence, l'entreprise est sortie d’une conception de l'innovation essentiellement
centrée sur la technique. On peut toutefois penser à ce niveau de l'analyse qu'il existe néanmoins
une tendance à un certain finalisme technologique (modèle de la traduction) qui conduirait à dire
que dès qu'une technique est adaptée au marché (grâce aux efforts d'intégration du client), sa
diffusion large et la formation d'usage dans le temps sont assurés. Mais l'incertitude étant
caractéristique du contexte de la conception, cette forme de finalisme est sans cesse remise en
cause par les problématiques perpétuellement renouvelées de la connaissance du client. Les
logiques transversales sont autant de contraintes influentes sur les activités des acteurs de la
conception. Elles nous aident à comprendre la façon dont s'opère la nécessaire intégration de
l’objet ou de la « ressource » client dans les activités de conception par des liens rationnels
existant entre la R&D, lse marchés et la sphère sociale et constituant une forme de normalisation
des rapports sociaux que nous chercherons à démontrer par notre analyse.
L'interpénétration de ces logiques transversales renferme notamment les fondements de
nouvelles pratiques de conception qui se caractérisent par une plus grande diversité de
compétences mises en œuvre dans les projets. A l’origine confinées dans des entités assez
cloisonnées de la R&D et dans des fonctions très spécifiques et très limitées, des disciplines telles
que l’ergonomie, la sociologie, ou plus récemment les sciences de l'information et de la
communication, la psychosociologie et le marketing, se sont progressivement affirmées au côté des
disciplines techniques de la conception, historiquement légitimes. Les logiques transversales
illustrent également les enjeux actuels dans le secteur des télécommunications. La gestion des
contraintes induites par celles-ci donne inévitablement lieu, comme ne manquent pas de le
souligner Bernard Maître et Grégoire Aladjidi à un « renouveau fécond de la pensée et de la
pratique managériale » (Aladjidi, Maître, 1999, p. 230) également très influent sur les pratiques
des acteurs de la conception. C’est ce que nous allons justement voir dans le chapitre suivant à
travers les formes de management de la conception centrées sur le client.
102
CHAPITRE 4 - LE MANAGEMENT PAR LE CLIENT
Dans ce chapitre, nous n'analyserons pas les méthodes de management dans leur ensemble
car elles sont trop nombreuses et relèveraient plutôt d'un travail en sciences de gestion. Toutefois
nous souhaitons souligner encore que le management évolue au fil de l'histoire, et des tendances
soit émergeantes, soit plus stabilisées dans les pratiques et méthodes de management, méritent
d'être présentées ici du point de vue de l'accent qu'elles mettent sur le client et du point de vue
également de leurs conséquences notoires dans le champ de la conception de services à France
Télécom36. Pour introduire notre analyse de ces tendances, nous nous inspirerons de celle de la
sociologue Eve Chiapello qui rappelle que le management est une discipline apparue au début du
XXe siècle, avec les travaux de deux ingénieurs (H. Fayol en France ou F.W. Taylor aux EtatsUnis) soucieux d'organiser, de contrôler et de maîtriser le travail des hommes (ou encore les
facteurs humains) au sein des structures économiques, et ce dans le but d'augmenter le profit de ces
structures.
Eve Chiapello présente ainsi le management comme un ensemble codifié de pratiques à
visée utilitaires, pragmatiques et le définit comme « […] la systématisation de pratiques forgées au
sein des entreprises dans des règles de conduite à caractère général. Celles-ci sont accompagnées
de théories les justifiant, ainsi que d'outils et de dispositifs permettant leur mise en œuvre »
(Chiapello, 1998, p. 46). Les sciences de gestion apparaissent ainsi pour capitaliser et produire des
règles issues de pratiques expérimentales de management, dans une démarche scientifique de
théorisation. Le management s'est étendu depuis son apparition à l'ensemble des activités de
l'entreprise et à son environnement, s'intéressant progressivement à toutes les fonctions de
l'entreprise (gestion, comptabilité, logistique, marketing, R&D, etc.) dans des objectifs de
rationalisation, d'anticipation et de planification. Nous avons déjà vu précédemment que
l'organisation des activités en projet était un ensemble de pratiques de management visant à réduire
les coûts, optimiser le travail humain, ou encore planifier les activités, mais ces dernières années
sont marquées par une avancée du discours centré sur le client dans les grandes théories et
pratiques du management. Nous allons voir comment ce discours a été développé à France
Télécom R&D, et comment de nouvelles tendances ont peu à peu émergé dans le management de
ces activités.
36
Nous aurons également l'occasion de parler d'une autre forme de management plus loin, lorsque
nous évoquerons la problématique de la gestion des Ressources Humaines en conception.
103
I. LES GRANDES TENDANCES
L'évolution considérable de France Télécom en l'espace de quelques années est remarquable
du point de vue des transformations organisationnelles. La transition du service public au marché
n'aurait pu être possible sans un management habile et un discours soigneusement construit. La
notion de client a dès la fin des années 1990, joué un rôle crucial en tant que motrice du
changement alors que France Télécom développait l'ambition de devenir l'opérateur numéro un sur
le marché français. Le discours et les techniques communicationnelles et organisationnelles sur
« la satisfaction du client » deviennent dès ce moment un enjeu majeur pour l'entreprise. Pour
l’ensemble des experts du Management et des Sciences de gestion, il est impératif aujourd’hui de
mobiliser les employés aux projets d’entreprise. Mais cela n’est possible que s’il existe un projet
porteur de sens. Comme l'explique Madeline Chenette, « diplômée M.Sc management des HEC et
conseillère en qualité de service et en transformation organisationnelle » :
« […] satisfaire le client a du sens pour l’employé en autant qu’il dispose des moyens pour
le faire et qu’il soit considéré comme un individu créatif et responsable. Satisfaire le client
et développer une « culture client » sont également des aspirations exprimées par la
majorité des dirigeants. La mobilisation par l’approche client est donc une avenue très
intéressante pour améliorer la performance de toute organisation » (Chenette, 1998, en
ligne).
Cet extrait nous montre donc comment les spécialistes du management promeuvent la notion de
client comme structure pertinente de discours pour introduire le changement dans l'entreprise et
concilier - ou du moins trouver un terrain d'entendement - entre divers niveaux hiérarchiques dans
l'entreprise, et de ce fait, pour fédérer l'ensemble du personnel autour d'un but commun.
I.1. L’avènement de la démarche « Qualité totale »
Le déplacement du concept de valeur au niveau du management est lié à au développement
sans précédent qu'a connu une discipline existant depuis plusieurs dizaines d’années : la Qualité.
Nous donnons ci-après une définition proposée par le Mouvement Français pour la Qualité
(MFQ) :
« Concrètement, c'est l'ensemble des propriétés et caractéristiques d'un produit ou d'un
service qui lui confère l'aptitude à satisfaire pleinement ses acheteurs au meilleur coût.
Dans les entreprises, la Qualité, c'est une démarche nouvelle d'organisation, un outil de
management, fondé sur la participation, la mobilisation et l'adhésion des hommes par la
responsabilité de tous et l'initiative permanente, individuelle ou collective, service de la
satisfaction des clients. »37
37
Source : site du MFQ.
104
De multiples manifestations conventionnelles nationales, européennes ou mondiales se
déroulent chaque année autour de cette discipline. Longue est la liste des prix attribués par les
nombreuses organisations nationales et internationales promouvant la qualité. Son essor dans les
années quatre-vingt-dix est marqué notamment par le passage de la « qualité » à la « qualité totale
». Ce terme provient des expressions « TQM (Total Quality Management) » dans les pays anglosaxons ou « TQC (Total Quality Control) » pour le Japon.
La démarche de « Qualité totale » est une méthode de management apparue dans les années
quatre-vingt, qui permet d’optimiser le fonctionnement global de l’entreprise, par une meilleure
gestion de l’ensemble qualité/coûts/délais. Elle s’inscrit dans un long processus d’évolution de la
discipline, au cours duquel on va passer du « contrôle » ou de « l’assurance » qualité, au
management de la qualité. Cette méthode s’inspire en l’adaptant du modèle japonais qui s’est
d’abord exporté aux USA avant de faire son apparition en Europe, et en France plus
particulièrement au cours de la dernière décennie. Initiée dans le secteur automobile dans une
période où il devenait nécessaire de rompre avec le modèle fordien, la démarche Qualité totale
s’est peu à peu infiltrée dans l’ensemble des secteurs de production de biens et de services de
grande diffusion. Elle est à l'origine notamment de l'approche "Kaisen", largement diffusée dans la
sphère industrielle, visant l'amélioration continue des processus dans l'entreprise.
Une démarche Qualité totale cherche à opérer un équilibre entre l’organisation de la
production et le développement des ressources humaines, dans le but d’atteindre des objectifs de
qualité, de répondre à des exigences nouvelles faisant partie d’un processus global et nécessitant le
plus souvent une évolution importante de la culture d’entreprise, mais aussi dans le but de
répondre à des contraintes de normalisation (normes ISO par exemple). Ce projet nécessite une
implication de la totalité du personnel et peut donner lieu à des réorganisations d’entreprise
importantes. Les diverses activités de conception que nous analyserons en détail plus loin, relèvent
en grande partie d'une démarche qualité orientée vers le client externe de l’entreprise, dont
l’objectif est de conduire un processus permettant d’être à l’écoute du client, de détecter les
besoins exprimés, pour ensuite les traduire en attentes.
Le postulat de départ de la démarche Qualité totale vis à vis des attentes client peut
s’expliquer à travers la métaphore simpliste de « l’iceberg », souvent utilisée par les managers
pour véhiculer auprès du personnel leurs théories et leurs démarches. On explique ainsi que la plus
petite partie de l’iceberg en surface correspond à l’expression verbale des besoins par le client,
alors que la partie la plus importante submergée correspond aux attentes réelles. Ainsi les attentes
exprimées par les clients ne correspondraient qu’en partie aux attentes réelles, qui ne sont pas
forcément transmises ou qui sont englobées dans des discours plus généraux encore ; d’où l’idée
d’un processus de traduction des besoins exprimés en attentes, via l’utilisation d’un certain nombre
d’outils spécifiques. La plupart des outils employés sont issus également des travaux d’experts
105
japonais qui ont souvent été adaptés aux cultures et aux modes de production occidentaux. Ces
outils concernent principalement les structures de commercialisation de l'entreprise à leurs
différents niveaux d’intervention : commerciaux, marketing opérationnel, départements achats ou
qualité.
Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement dans la Qualité totale - bien que ce
processus d'« interprétation des attentes » soulève aussi nombre d'interrogations quand à la validité
d'une telle démarche- est surtout qu'avec cette méthode de management, une notion nouvelle
notion est introduite, orientée cette fois-ci vers le « client interne » de l'entreprise. La notion de «
client interne », comme nous l'avons déjà évoquée à propos de la contractualisation des projets,
peut désigner plusieurs acteurs de l'entreprise :
·
Les branches marketing qui « achètent » des services à la R&D,
·
Les actionnaires (industriels, mais aussi les employés)
·
Le personnel de l'entreprise en tant que client de la marque.
L'implication du personnel dans l'image de marque de l'entreprise fait en effet partie d'une
stratégie de qualité totale. En effet, la marque se construit par le discours véhiculé à l'extérieur de
l'entreprise, mais aussi, par l'expérience de chaque employé, qui en tant que client lui-même de la
marque, est désormais considéré comme une contribution influente à la construction de l'image de
marque de l'entreprise. Plus encore, le personnel est réellement responsabilisé en ce sens que ses
comportements et ses attitudes doivent être en cohérence avec la marque et doivent traduire les
responsabilités et promesses affichées par l'entreprise. Le personnel doit donc contribuer à tenir les
engagements pris par l'entreprise ou, pour reprendre une expression rencontrée sur l'Intranet de
France Télécom : « Le personnel est, au quotidien, l'artisan de la marque »38.
Cette implication du personnel n'est pas seulement publicisée à l'intérieur de l'entreprise, elle
est aussi incluse dans le message adressé au public. Sur le site Internet public de France Télécom
R&D, on peut voir que le personnel est présenté comme engagé dans le projet de l'entreprise. Des
témoignages d'employés viennent renforcer ce discours. Ainsi, la qualité totale traduit une vision
d’un personnel impliqué de l’entreprise. Au côté de la satisfaction et de la fidélisation des clients
externes ; s'ajouter l'engagement et la productivité des clients internes.
Dans la conception de services le terme « client » renvoie ainsi, selon le contexte, soit au
client externe (le consommateur final des services), soit au client interne (l'entité marketing qui
finance le projet). Les acteurs de la conception emploie donc souvent le terme de « client final »
(ou « end user ») pour désigner le client externe, et celui de « client MOA » ou « client
intermédiaire » pour désigner l'acteur marketing. La diversité des définitions du client est
remarquable du point de vue de l'étymologie du terme que nous avons retracée précédemment, et
38
Le petit guide de la marque, Intranet de France Télécom, consulté le 26 juillet 2002.
106
de la notion de dépendance ou de formalisation des rapports sociaux qu'elle contient. Par cette
multitude de définitions, la notion de client exprime le degré de normalisation des échanges entre
les acteurs à l'intérieur de l'entreprise, et du contrôle exercé par le management sur ces échanges à
travers l'emploi de ce vocabulaire normatif.
I.2. Le projet de « l’intelligence collective »
En parallèle à l’essor de la Qualité, les sciences de gestion connaissent une forte évolution
car elles doivent suivre les transformations du marché ainsi que leurs répercussions sur
l’organisation des entreprises et le management, notamment face au développement des réseaux
d'entreprises et des échanges de données. C’est pourquoi beaucoup de chercheurs cherchent à
s’enrichir des connaissances d’autres disciplines telles que celles issues des sciences de
l’information et de la communication ou même de l’ergonomie, pour aborder de manière plus
efficace les situations de communication auxquelles ils sont confrontés. On peut signaler une
tendance spécifique aux sciences de gestion qui passe par la maîtrise des technologies de
communication pour participer à la mutation culturelle de l’entreprise et pour améliorer la gestion
de l’information. Cette démarche, souvent proche de la démarche qualité, s’accompagne parfois du
projet de mise en oeuvre de « l’intelligence collective » inspiré des travaux du prospectiviste et
essayiste Pierre Lévy (1994).
Cette idéologie vivement critiquée par les sciences de l'information et de la communication,
s'appuie sur les premiers travaux de conceptualisation de la notion d'information, et plus
particulièrement sur la théorie mathématique de l'information qui prend sa source dans la théorie
du signal de Shannon et Weaver (1975), et soutenue par d'autres tels que Norbert Wiener (1962)
ou Abraham Moles (1986). Cette théorie établit une analogie de fonctionnement entre l'énergie et
l'information, et, par extension et application à des domaines tels que la biologie ou le social, elle
donne naissance au courant de la cybernétique (ou théorie des systèmes généraux), dans laquelle
l'information circulante a une valeur. Elle est une substance dotée d'une quantité mesurable et de
qualités propres, indépendantes du sujet qui la fait circuler, ou des circonstances et des relations
dans lesquelles elle entre. A partir de là, il est possible de l'étudier au sein d'un système et selon
cette théorie, la société peut être comprise au travers des messages qui y circulent et par l'analyse
des outils de communication qui y sont utilisés. Le contrôle de la circulation de l'information et des
instruments le permettant, est dans ce courant un déterminant de l'équilibre socio-économique, qui
doit être mis en place méthodiquement car meilleur sera le contrôle, meilleur sera le « feed-back »
pour la société. Avec l'avènement du traitement électronique des informations, de la numérisation
des données et du développement des réseaux interactifs de communication, ce courant de pensée
se diffuse considérablement. Ainsi, l'intelligence collective se voit appliquée au politique avec la
107
« cyberdémocratie » de Pierre Lévy (2002), qui voit dans les réseaux la possibilité de favoriser la
construction de collectifs intelligents où les potentialités sociales et cognitives de chacun peuvent
se développer et s'amplifier mutuellement. Selon cette approche, le projet architectural majeur du
XXIe siècle serait d'imaginer, de construire et d'aménager l'espace interactif et mouvant du
cyberespace pour faire vivre une « démocratie en temps réel » (Lévy, 2002). Cette idéologie d'un
système cybernétique, critiquée de toute part, trouve toutefois un écho, dans le monde de
l'éducation concerné par la production des connaissances et le partage du savoir, mais aussi,
comme nous le disons en introduction de ce paragraphe, dans le domaine des sciences de gestion,
qui élaborent sans cesse de nouveaux moyens de contrôler les processus informationnels dans les
entreprises. Cette inspiration s'illustre notamment par les efforts fournis par ces spécialistes dans la
mise en place de systèmes d’information toujours plus performants. L'inscription des sciences de
gestion dans le courant de la cybernétique est née des préoccupations des gestionnaires d’optimiser
la gestion de l’information dans l’entreprise et d’améliorer l’organisation de la structure pour
accroître sa productivité. Ces contraintes obligent les spécialistes à trouver toujours de nouvelles
solutions et à intégrer notamment des outils de communication informatisés censés accélérer les
procédures et faciliter le travail de chacun. Ainsi, des chercheurs de ce champ scientifique mènent
des études pour replacer les prescriptions de la hiérarchie dans l’environnement global de
l’entreprise. Mais la critique souvent adressée aux sciences de gestion, portant sur leur démarche
trop rationaliste ne prenant pas suffisamment en compte les facteurs humains, a incité les
chercheurs à accorder une attention plus soutenue aux utilisateurs des techniques qu'ils prescrivent.
Cette démarche en quelque sorte de légitimation de la pratique novatrice gestionnaire a donc
déclenché une réflexion plus poussée sur l'utilisation des Techniques d'information et de
communication, et plus particulièrement sur les techniques de réseaux, en cherchant à mettre en
évidence les bénéfices (ou feed-back) de l'insertion des systèmes informatisés dans les entreprises.
Celle-ci porte par exemple sur l’identification de comportements type des utilisateurs dans
une démarche néo-béhavioriste, ou encore la mise en évidence de facteurs déterminants dans
l’utilisation des réseaux (analyse des pratiques ou des usages). Le nouveau cadre théorique de
référence dans ce champ disciplinaire, est souvent celui de l’interactionnisme, emprunté aux
travaux d’Erving Goffman. Là encore, c’est le client (interne ou externe), ainsi que la nécessité de
l’intégrer à toutes les activités de l’entreprise, qui nourrissent cette transformation. L'exemple le
plus abouti des réalisations issues de ce courant est l'ensemble des démarches et outils réunis sous
l'expression « Customer Relationship Management » (CRM) ou « Gestion des Relations Client »
(GRC).
Le développement de ce courant gestionnaire, centré les interactions entre le système
technique et les individus, avec un accent particulièrement fort mis sur l'information, se situe dans
le milieu des années quatre-vingt dix où commencent à se développer des études autour de la
108
gestion collective de l'information. Les Sciences de gestion ont transformé leur cadre de réflexion
pour s’intéresser de plus en plus à l’activité des individus en situation, inversant ainsi le paradigme
jusqu’alors dominant de la décision. Ce changement majeur explique l’intérêt que portent
actuellement les Sciences de gestion aux disciplines s’intéressant depuis plus longtemps à
l’activité ou aux processus de communication. Il relève en grande partie d’un courant apparu vers
la moitié des années quatre-vingt dix, surtout représenté aux USA à ses débuts avant de se diffuser
dans les tous les pays industrialisés. Il est souvent désigné par le terme de « Knowledge
Management » (KM) ou « Gestion des connaissances ».
Le colloque « The Knowledge Advantage » 39 datant de 1998, au travers des communications
proposées, démontre bien la diversité des applications possibles imaginées dès cette période. Des
représentants de divers groupes tels que Chrysler, Cisco System, Ford Motor, Manpower, Philip
Morris, Xeros... y présentaient en effet leurs expériences sur des thèmes significatifs tels que :
« Comment utiliser le KM pour améliorer le contact avec la clientèle ? », « Comment gérer les
connaissances dans les activités ? », « Comment gérer les connaissances dans l’innovation et le
développement de nouveaux produits ? ». Depuis, les manifestations de ce type se sont largement
multipliées pour former une tendance majeure aujourd'hui.
A France Télécom, ce développement du KM est caractérisé notamment par l'introduction
progressive à partir de fin des années quatre-vingt dix dans les discours des managers, du principe
de mutualisation des résultats de la R&D, visant à renforcer le contrôle des activités et notamment
à limiter les redondances parmi la multitude de projets répartis dans les divers centre de la division
R&D. Cette pratique est décrite alors comme un moyen d'optimiser l'usage de l'innovation au sein
groupe et d'éviter la sous-exploitation des résultats de la R&D dans un souci de rationalisation des
coûts. France Télécom R&D a mis en place au tout début des années 2000 un programme de KM
visant à créer un réseau de personnes et d'outils pour améliorer la circulation et le partage de
l'information dans l'entreprise, cette information à partager concernant les compétences des
employés, la documentation technique, ou les connaissances individuelles des personnes.
Quelles que soient les applications et les ramifications de ce courant, il est intéressant de
retenir que l’information ou la connaissance sont ici considérées comme des valeurs déterminantes
dans les stratégies et les activités des entreprises. La bonne gestion et la bonne exploitation de ces
valeurs en contexte concurrentiel semblent désormais considérées dans ce domaine, comme des
garanties de la pérennité des entreprises ; elles marquent encore plus un tournant déjà amorcé dans
l’histoire du management et de l’innovation concernant la rationalisation des méthodes, des
démarches, et des pratiques individuelles, le tout porté par l'orientation client de l'entreprise. Le
discours idéologique sur « l'intelligence collective » véhiculé dans ces projets concourt à cette
39
« The Knowledge Advantage », Cambridge (Massachusetts), 8-10 novembre 98.
109
normalisation des pratiques sociales. Les services de télécommunications se trouvent ainsi
largement influencés par la prédominance de ce courant dans les pratiques gestionnaires à
l'intérieur de France Télécom comme sur l'ensemble du marché.
II. LA RATIONALISATION DES METHODES ET DES DEMARCHES
Pendant longtemps, la gestion du processus de conception s'est effectuée sur la base d'une
approche séquentielle où s'enchaînaient diverses étapes et où intervenaient un à un les acteurs de la
conception, de manière assez cloisonnée. Sous l'impulsion de démarches qualité et de
l'organisation en projet, de nouvelles réflexions ont vu le jour et de nouvelles pratiques ont été
adoptées pour améliorer ce processus.
II.1. L'ingénierie simultanée (ou intégrée ou concourante)
Apparue avec le développement de la qualité, l'ingénierie simultanée s'est développée tout
d'abord aux Etats-Unis sous le terme de concurrent engineering, avant de se diffuser plus
largement vers les autres pays industrialisés. Basée sur des objectifs de management de la qualité
des processus industriels, cette méthode s'intéresse plus particulièrement au management du
développement de produits et à la réduction des coûts et de cycles de développement-production
(time-to-market). Elle est structurée autour du processus projet et accorde une importance majeure
à la notion de groupe de projet. Elle propose d'identifier clairement les acteurs et les métiers de
l'entreprise et d'intégrer dans les groupes de projet des compétences multiples (techniques,
économiques, marketing…) dans le but d'accélérer la circulation d'information entre ces différents
acteurs, et donc entre les différentes fonctions de l'entreprise, permettant ainsi de gagner du temps
dans le cycle d'élaboration des produits. Cette notion de groupe pluridisciplinaire ne répond pas
seulement à un objectif de rationalisation de l'activité, elle est également une technique de
management basée sur la motivation du personnel, pour favoriser l'implication et la participation
de celui-ci à la réalisation des contraintes de l'entreprise. Le schéma qui suit (in Bourgeois, op. cit.,
p. 6) illustre le degré de formalisation d'une telle méthode :
110
L'ingénierie simultanée a provoqué des changements notoires dans les organisations
industrielles, car en mettant l'accent sur le projet, elle a déplacé les soucis de gestion sur les
projets, plutôt que sur les services (services administratifs de l'entreprise). Elle a également
modifié la hiérarchie traditionnelle pour l'orienter sur la centralité du projet. Les outils de
l'Ingénierie Simultanée sont essentiellement des outils Informatique visant à optimiser la
circulation de l'information et à accélérer les phases de conception, tels que les outils de
Conception Assistée par Ordinateur par exemple (CAO). L'ensemble du processus projet que nous
avons déjà analysé précédemment en tant que logique organisationnelle de l'entreprise est donc
intimement lié à l'essor de ce courant méthodique et la réorganisation de France Télécom R&D
dans le milieu des années quatre-vingt dix relève d'une démarche globale d'Ingénierie simultanée.
II.2. De l'analyse de la valeur…
L'analyse de la Valeur (AV) dont l'origine est attribuée à L.D. Miles qui l'instaura en 1947,
était au départ une méthode de réduction des coûts des produits existants, qui a évolué au fil du
111
développement industriel pour devenir une méthode globale de conception très formalisée, qui
nous intéresse ici puisqu'elle met particulièrement l'accent notamment sur la notion d'utilisateur.
D'après la normalisation, l'AV est définie ainsi : « Méthode de compétitivité, organisée et créative,
visant la satisfaction du besoin de l'utilisateur par une démarche spécifique de conception à la fois
fonctionnelle, économique et pluridisciplinaire ». L'objectif principal de cette méthode est
d'optimiser le rapport fonction/coût du produit ou service, du point de vue de l'offreur et du point
de l'utilisateur client (prix du produit ou service), et donc de générer de la valeur pour l'une et
l'autre de ces parties.
L'AV est avant tout une méthode d'évaluation. Si les outils de mesure sont employés en
analyse de la valeur, une distinction peut être faite entre l'évaluation et la mesure selon cette
méthode :
« Etymologiquement, évaluer c'est assigner une valeur bonne ou mauvaise, meilleure
ou pire, à une chose, à un événement. La mise en œuvre d'une démarche d'évaluation
va donc dépendre de la notion de valeur qui sera retenue. La méthodologie de
'l'analyse de la valeur' est fondée sur une notion bien précise de la valeur et pouvant
s'apprécier à partir du rapport satisfaction du besoin / coûts ou fonctions / coûts
(Valeur = Fonctions/Coûts) » (Perrin, 2002).
Nous souhaitons ici mettre en avant deux caractéristiques de la méthode AV :
·
L'approche fonctionnelle : le concepteur se doit de penser l'utilisation des produits ou
services en termes de fonctions. Cette approche met ainsi le concepteur en garde contre
une démarche déterministe sur le plan technique, qui consisterait à mettre en œuvre un
certain de fonctionnalités technique sans ce soucier du besoin de l'utilisateur et de la
manière dont celui-ci pourrait se servir de l'objet créé. Cette approche traduit donc
l'exigence de transparence de la fonctionnalité technique pour l'utilisateur, dont le souci est
surtout de trouver une solution adéquate à son besoin, et la nécessité de penser en termes
de finalité pour le concepteur. Ainsi, l'analyse de valeur propose une distinction entre la
fonction de service et la fonction technique, décrite notamment dans la norme NF X 50150.
·
L'approche créative et pluridisciplinaire : l'AV encourage le développement de l'esprit
créatif des concepteurs et les incite à utiliser les méthodes et techniques de créativité, les
méthodes de groupes plus particulièrement. Selon l'AV, les concepteurs doivent se
concentrer sur leur rôle et utiliser les compétences connexes pour ce qui est de l'analyse
des besoins, les remontées clients, ou encore les données économiques (les compétences
nécessaires à l'élaboration de ces diverses compétences étant attribuées à des services
spécifiques tels que le service commercial ou le service après-vente par exemple). Le
groupe de travail fait donc partie intégrante de la méthode et un rôle majeur est accordé à
l'animateur de ce groupe, qui doit posséder des compétences et des expériences
112
diversifiées pour pouvoir coordonner l'ensemble des compétences pluridisciplinaires du
groupe et favoriser la créativité.
Ces deux principes fondamentaux sont mis en œuvre par une approche organisée, qui prend
également en compte les autres contraintes plus classiques de la conception (stratégie,
management projet, délais, normes et réglementation…) et qui sont aux fondements même de cette
méthode (coûts, valeur). On parle dans certains cas d'une véritable Ingénierie de la Valeur (Value
Engineering), bien que ce terme ne soit pas recommandé par les instances de normalisation.
Technique essentielle de l'analyse de la valeur, l'analyse fonctionnelle se présente comme une
démarche organisée de traduction des besoins identifiés en fonctions formulées et ordonnancées
explicitement. Elle consiste donc à recenser, caractériser, ordonner, hiérarchiser et valoriser les
fonctions. Visant des objectifs de qualité, cette technique utilise un certain nombre d'outils de
représentation tels que le diagramme FAST (Functional Analysis System Technique), et qui une
fois confrontées aux diverses contraintes de conception (coût des fonctions notamment) donneront
naissance au traditionnel cahier des charges fonctionnel (CdCF)40.
De par son caractère hyper-formalisé, la méthode AV est assez complexe à mettre en œuvre
et n'est pas toujours adaptée à toutes les activités, d'où le recours dans certains cas à des
prestataires de services spécialisés. Elle est toutefois souvent utilisée dans le contexte de
l'innovation industrielle. Une démarche d'analyse de la valeur oriente fortement la conception des
produits et des services. La hiérarchisation des fonctions et l'évaluation du coût de celles-ci
participent fortement à la construction du potentiel du produit ou service offert. Précisons
également que l'analyse de la valeur est une méthode itérative, qui permet de suivre le cycle
complet du produit ou service et de réévaluer à différentes étapes les critères d'analyse. L'AV
présente donc pour l'entreprise un grand intérêt en termes d'adéquation aux contraintes de
conception induites par l'orientation client de l'entreprise, car elle invite à penser le nouvel objet
technique du point de vue de son utilisation future. Mais si l'AV fournit un certain nombre d'outils
déterminants pour la démarche de conception, les techniques de créativité restent de l'ordre de la
recommandation générale, car celles-ci supposent un certain de nombre de connaissances
spécifiques ainsi que des compétences particulières. Il s'opère ainsi un déplacement d'une
technique (la créativité) relevant plutôt du marketing vers le champ de la conception.
L'AV n'est pas une démarche très développée sur notre terrain d'étude en tant que pratique
généralisée. Elle est utilisée ponctuellement par certaines équipes seulement, mais elle tend à être
40
Le CdCF correspondant à la norme NF X 50-151. Nous pouvons citer également à titre informatif
d'autres outils spécifiques à l'AV tels que l'Organigramme technique valorisé (Work Breakdown Structure),
ou encore le Taux d'échange technique, ainsi que des méthodes dérivées de l'AV, comme la conception pour
un coût objectif (CCO) ou DTC (Design-to-cost) aux Etats-Unis.
113
promue de plus en plus par les gestionnaires. Un pôle Analyse de la Valeur a d'ailleurs été créé
dans la division R&D de France Télécom, avec comme mission de présenter la démarche, de la
promouvoir, et de fournir l'assistance et la formation nécessaires aux équipes désirant la mettre en
œuvre, grâce à un réseau d'experts. Cependant, les principes fondamentaux de l'AV que nous avons
cités plus haut se retrouvent en partie dans les modalités générales du management de projet. En ce
qui concerne France Télécom R&D, nous pouvons dire que l'analyse de valeur est plutôt utilisée
dans une démarche plus globale de « Management de la valeur ».
II.3. Au management de la valeur
Nous avons étudié précédemment les techniques d'analyse de la valeur, mettant au cœur des
préoccupations les besoins des clients. Au niveau du management des activités, c'est le même
principe qui est mis en œuvre, à travers ce que l'on nomme le Management de la Valeur (ou VM
pour « Value Management »), caractérisant une approche systématique d'intégration globale de la
valeur (financière et d'usage) dans les activités de l'entreprise, et notamment, dans les activités de
R&D. Cette nouvelle « théorie » du management résulte d'un déplacement du concept de valeur du
champ des projets à celui du management, promue par certains spécialistes :
« On ne doit plus seulement faire de l'analyse de la valeur, de l'ingénierie de la valeur,
mais véritablement du management de la valeur, pour les produits bien sûr mais aussi
pour les autres activités et tous les postes de dépenses des sociétés industrielles. Il
faut que, jusqu'au plus haut niveau de décision, les responsables gèrent la société en
prenant pleinement en compte le concept de valeur. Nous sommes convaincus que les
entreprises performantes de demain seront celles qui auront su prendre ce virage. »
(Jouineau, 1993, p. 2)
Cette citation, extraite d'un article sur l'analyse de la valeur paru en 1993 dans
l'Encyclopédie professionnelle des Techniques de l'Ingénieur, illustre bien le déplacement de cette
notion de valeur. Elle illustre également la pensée qui a caractérisé l'évolution du CNET vers
France Télécom R&D dans les années quatre-vingt-dix, au moment où les laboratoires se
réorganisaient pour œuvrer dans le sens du marché. En effet, nous avons vu que l'analyse de la
valeur vise une rationalisation des activités par la production de valeur, et la prise en compte des
besoins du client. Ce sont exactement les mêmes principes qui sont repris dans le Management de
la Valeur, et il n'est donc pas étonnant que dès la fin des années quatre-vingt dix, des laboratoires
de recherche de France Télécom R&D affichent clairement leur volonté de développer des services
« à valeur ajoutée ». La culture de la valeur est donc véhiculée largement dans les activités de
conception.
Bien d'autres méthodes existent et sont plus ou moins employées selon les entreprises. La
« conception à l'écoute du marché » (CEM) par exemple est une méthode à l'origine d'un Japonais,
114
le Professeur Shiba, qui a utilisé les méthodes américaines de la qualité pour l'appliquer à la
résolution de problème. A travers l’utilisation d’un certain nombre d’outils propres, cette méthode
propose un processus de traduction des attentes et prescrit un lien étroit entre le marketing et les
activités de conception. Un de ces outils, probablement le plus connu est le KJ (ou diagramme des
affinités) 41. La CEM s'inspire également des sciences humaines et sociales puisqu'elle met en
avant également la technique de l'entretien qualitatif, et plus particulièrement, celle de l'entretien à
trois, l'enquêté, l'enquêteur, et le preneur de note (avec en plus l'enregistrement audio de
l'entretien). L'« Extreme prototyping Programming » est un autre exemple des méthodes qui se
développent actuellement dans le domaine de la conception des logiciels. Elle résulte également de
théories managériales visant à optimiser les processus de conception. Sans doute y aurait-il d'autres
méthodes à citer ici en exemple, mais nous nous limiterons celles que nous avons présentées,
sachant de plus que l'ingénierie concourante et l'analyse de la valeur sont les plus courantes.
III. CONCLUSION
La diversité des méthodes et démarches employées en R&D pour tenter d'optimiser le
processus témoigne d'un contexte expérimental permanent, caractéristique du reengineering que
nous avons évoqué et qui s'actualise dans le courant global de l'entreprise orientée client, jamais
abouti, qui se cherche et se précise au jour le jour. Nous verrons plus tard que l'introduction
progressive de la notion d'usage dans la pratique des ingénieurs, tend à faire évoluer encore ces
méthodes issues de la qualité et des sciences de gestion. Nous avons cherché à montrer jusqu'à
présent les conséquences sur l'organisation de l'entreprise du discours et de la politique orientée
client, au niveau essentiellement de la R&D, tout en rappelant à chaque fois les rapports de
dépendance et le caractère normatif que cette notion introduit dans les échanges entre les acteurs.
Ces conséquences portent sur la gestion globale des activités, sur la prescription de méthodes de
travail très formelles, sur l'introduction de contraintes nouvelles, et sur une rationalisation sans
cesse renforcée des activités humaines. Elle caractérise ainsi une mutation majeure des processus
communicationnels à l'intérieur de l'entreprise comme dans son environnement. Il nous semble que
ce travail était nécessaire pour pouvoir mesurer réellement l'impact du discours client sur ces
activités et l'ampleur des transformations induites par celui-ci.
En revanche, l'orientation client de l'entreprise ne se résume pas seulement en termes de
processus et de méthodes génériques. Elle influe également sur les compétences des acteurs, sur
leur manière de travailler et de coopérer au quotidien, ainsi que sur les moyens formels de
41
« Les tables rondes clients ou comment faire entrer la voix du client dans l’entreprise ». Réunion
mensuelle du Club Qualité Management de France Telecom, 4 Septembre 1998, CNET - Issy-LesMoulineaux.
115
contrôler l'exercice de ces pratiques et de ces compétences. Elle suppose également une présence
accrue du client externe, à savoir l'utilisateur ou le consommateur, dans les laboratoires de
recherche, au côté des concepteurs des services, et donne ainsi lieu à une organisation de la
conception de services dite « conception orientée client », qui s'appuie en partie sur les modèles
que nous avons déjà présentés. La présence accrue du client en tant qu'utilisateur de la technique
se réalise donc au travers de différentes modalités que nous nommerons des « pratiques
d'intégration du client » dans la conception se services, qui se déclinent de manières très diverses
et marquées par l'emploi d'une multitude d'outils que nous souhaitons présenter maintenant de
manière détaillée. Notre objectif dans la partie qui suit est de prolonger cette réflexion sur le
caractère normatif et discursif des processus communicationnels fondés sur la notion de client.
116
DEUXIEME PARTIE : LA NOTION DE CLIENT
DANS LES PRATIQUES DE R&D
117
CHAPITRE 1 - L’INTEGRATION DU CLIENT DANS
LES PROJETS
Après avoir évoqué de manière globale les grandes logiques autour desquelles gravite la
notion de client dans le processus de conception, nous allons voir de manière plus ciblée et plus
détaillée comment la notion de client et l'individu-client sont présents dans les différentes
pratiques professionnelles. Ce chapitre présente en effet un état de l'art des pratiques de conception
courantes qui « intègrent » ou « prennent en compte » le client en tant que ressource associée à une
pratique ou une stratégie. Rappelons que la R&D, lieu de la rencontre des logiques du marché, est
confrontée à une difficulté majeure liée à l'organisation même de l'entreprise en grandes fonctions,
puisque les nouveaux services issus du travail des concepteurs doivent satisfaire à une multitude
d'exigences - exigences commerciales, exigences marketing, exigences managériales - le tout dans
des délais très restreints. C'est précisément pour répondre à cette multitude d'exigences, qu'une
multitude de compétences oeuvrent à la prise en compte du client dans le domaine de la
conception. Dès lors, la conception des nouveaux services n'est pas le seul fait du travail des
ingénieurs issus des domaines techniques, mais le résultat d'actions coordonnées entre divers
acteurs, dans un contexte où le client est l'incarnation ou la matérialité idéologique de la logique de
marché.
Nous présentons ci-dessous un certain nombre de techniques et de méthodes, classées selon
de grandes catégories d'objectifs, et mises en œuvre aux différents stades de l'élaboration des
nouveaux services de télécommunication, par les disciplines que nous avons évoquées dans la
première partie de ce mémoire. Certaines de ces techniques ou méthodes étant plus récentes que
d'autres, nous essaierons dans le même temps de relever les principales problématiques qui
traversent la connaissance et l'intégration du client et qui ne trouvent pas toujours résolution dans
la configuration actuelle des activités. Cette démarche très pragmatique, quasi-clinique est
supposée nous permettre de dresser un tableau plutôt systémique des pratiques de conception
centrées sur la prise en compte du client. Au-delà de cet aspect descriptif, cette analyse nous
permettra d'identifier un certain nombre d'éléments sensibles dans la méthodologie globale
d'approche du client à France Télécom R&D. Ces facteurs sensibles une fois mis en évidence
seront croisés entre eux et mis en perspective avec des éléments plus théoriques, pour construire la
troisième partie de ce mémoire dédiée à l'analyse des grandes tendances et des pratiques nouvelles
de la conception orientée client.
118
I. LA CONNAISSANCE DU CLIENT ET DES USAGES
Un certain nombre d'outils existent pour intégrer le client, mais encore faut-il savoir de quel
client il est question. Ainsi, la première difficulté liée à la prise en compte du client dans la
conception est de l'ordre de la définition même de ce client. S'il est assez facile de définir ce qu'est
un client en terme de marché (c'est-à-dire en tant que consommateur d'un type d'outil grâce à des
données chiffrées et des statistiques), il est beaucoup plus difficile de considérer celui-ci dans sa
dimension humaine et sociale. Les difficultés en conception aujourd'hui relèvent de la capacité à
croiser les multiples angles d’approche du client au sein de l’entreprise, qui se caractérisent par
autant de typologie de segmentation des marchés et des populations. La multiplicité des formes du
marketing en elle-même, la multiplicité des techniques à l'origine des usages domestiques ou
professionnels, ainsi que la diversité des acteurs visés par la production sur les marchés, induisent
la multiplicité des représentations du client auxquelles sont confrontées les équipes de conception.
I.1. Du marketing à la sociologie
Nous abordons ici les pratiques de conception visant à mieux connaître les cibles de
population vers lesquelles s'oriente la conception (la plupart du temps définies et prescrites par le
marketing) : leur organisation sur un marché (exemple : les associations), leurs pratiques de travail
et de communication, leurs usages des outils de communication. Le terme usage est employé dans
son sens le plus large, car selon les disciplines, il ne revêt pas toujours les mêmes significations.
Nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur cette question de définition.
Nous avons vu dans le chapitre précédent que la segmentation des publics était une logique
forte et très structurante des activités de conception. Examinons à présent la multiplicité des clients
identifiés par les segmentations marketing. Dans la segmentation du client dit « professionnel » par
exemple, sont généralement distinguées les très petites entreprises (TPE) - qui intègrent
notamment les « SOHO (Small Office Home Office), ainsi que les travailleurs indépendants (ou
« solos ») - les petites et moyennes entreprises ou industries (PME-PMI), etc. Mais si cette
segmentation permet de définir des profils d'activité, elle ne permet pas en revanche une lecture
des types d'usages propres à ces catégories (si ce n'est en termes de factures télécoms, ou de trafic
téléphonique sur le réseau), qui permettrait d'adapter la technique innovante à l'activité
professionnelle des clients.
Le même problème se pose pour les usages des outils dans la sphère domestique, où la
diversité des profils d'utilisateurs au sein d'une famille par exemple, complexifie l'approche du
client. Une des activités en conception consiste donc à aller explorer les usages de ces cibles plus
en détail, en se posant la question de savoir comment se comportent les individus à leur domicile
119
ou à leur bureau. Pour revenir à l'exemple de la sphère professionnelle, les études d'usages vont
permettre de connaître le fonctionnement des acteurs économiques, leur organisation sur un
marché (taille et statut de l'entreprise, filières, implantation géographique, caractéristiques du
marché, leaders, impératifs organisationnels, juridiques ou institutionnels, positionnement vis-àvis des TIC…), ainsi que l'activité des individus au sein de ces organisations. Tous ces facteurs
engendrent des contraintes caractérisant la situation spécifique d'une entreprise. Connaître et
analyser finement ces diverses situations, permet d'une part de relever certaines tâches ou actions
récurrentes au sein d'une activité, mais également de définir un certain nombre de variables qui
elles aussi peuvent influer sur les besoins et les attentes des clients professionnels, et qui une fois
identifiées, permettent aux spécialistes de la R&D de faire émerger de nouvelles pistes de réflexion
sur ces populations, voire de nouvelles idées de services.
L'étude des usages et des pratiques associées aux outils du marché requiert des techniques
d'investigation spécifiques fondées sur une approche de terrain, mais cela exige aussi que les
intervenants dans ces études adoptent une conception élargie de l'observation, qui ne prend pas
seulement en compte les usages tels qu'ils sont décrits dans les modes d'emploi ou présentés par la
publicité et le discours commercial, au risque de ne voir que la partie émergée de l'iceberg. C'est ce
que souligne notamment Jacques Perriault :
« S'intéresser aux usages oblige à sortir du cadre d'observation étroit et précis que
délimitent les protocoles d'emploi des machines. Sinon, il est impossible de prendre
en compte ce que les techniciens considèrent comme des déviances mais qui est
précisément le propre de l'individu, une multiplicité d'attitudes vis-à-vis de la
technologie, allant de la servilité à l'attitude la plus frondeuse. C'est l'homme qui est
ici au cœur de l'investigation et non l'appareil » (Perriault, op. cit., p. 16).
Ainsi, à partir de populations ciblées (par exemple un corps de métier pour le domaine
professionnel ou une population d'adolescents pour le domaine grand public), des spécialistes vont
sur le terrain pour enquêter auprès d'un échantillon de représentants de cette cible. Mais la plupart
du temps ils ne se limitent pas à la cible elle-même, les acteurs économiques et sociaux en contact
avec elle, sont aussi intégrés dans l'analyse afin de mettre en valeur les interactions entre la cible et
ces acteurs connexes. Un descriptif de la cible et de son réseau de relations est ainsi obtenu,
permettant de connaître plus précisément ce qui motive une pratique, ce qui crée un besoin ou une
attente marketing. L'étude des usages permet également de comprendre les motivations et les
modalités d'appropriation des produits et des services par les individus.
120
a - Méthodes et techniques sociologiques
La présence de sociologues dans la R&D depuis les années quatre-vingt (et plus
antérieurement grâce à la coopération de France Télécom avec l'IDATE), a contribué à ce que la
problématique des usages se diffuse rapidement dans le domaine de la conception. La sociologie y
est traitée selon plusieurs axes.
Les spécialistes s'intéressent par exemple à la sociologie de l'innovation et de l'objet
technique qui vise à identifier et comprendre les jeux d'acteurs en présence dans le processus
d'innovation (qu'il s'agisse des concepteurs, des utilisateurs, ou des médias, etc.), à la sociologie
des organisations (s'intéressant également aux impacts organisationnels de la déréglementation /
re-réglementation du secteur dans les dernières années), autant de points d'entrée dans la
problématique globale de France Télécom.
C'est la sociologie des usages qui donne lieu au plus grand nombre d'études. Celles-ci
s'inscrivent dans une approche globale des pratiques de communication et proposent selon les cas
des travaux de conjoncture sociale qui s'intéressent aux flux culturels, aux modes de vie ou à
l'étude des groupes sociaux correspondant à des populations segmentées. Elle produit également
des travaux d'analyse du changement social qui portent sur les grandes évolutions sociétales et les
tendances économiques, ainsi que leurs interactions, ou encore des travaux liés à des techniques
émergentes ou largement diffusées dans la sphère sociale : les études d'usages sur le Minitel, le
Videotex, ou les messageries ont par exemple dominé l'activité des sociologues du CNET dans les
années quatre-vingt. Par la suite les études d'usages se sont largement diversifiées en suivant les
évolutions majeures des technologies et de la société (française essentiellement) : étude des
« réseaux sociaux », étude des usages dans la sphère professionnelle, étude de la mobilité et des
nouvelles technologies sans fil, Internet, travail coopératif, hybridation des technologies
(multimédia par exemple), etc.
La revue « Réseaux » fondée par les sociologues Paul Beaud et Patrice Flichy et publiée par
le CNET dès 1983 est caractéristique de l'essor de la question des usages au début des années
quatre-vingt. De même, la participation en première ligne de France Télécom à des manifestations
scientifiques telles que le colloque international crée en 1997 sur les « Usages et les Services »
témoigne de cette présence forte de la problématique des usages dans l'entreprise. Un certain
nombre d'études ont pu être ainsi capitalisées et la problématique des usages est sans cesse
renouvelée. Nous ne développerons pas dans ce chapitre tout le champ théorique du courant de la
sociologie des usages désormais très représenté dans le monde de la recherche publique et privée
et ayant donné lieu à grand nombre d'ouvrages et d'articles spécialisés. Nous souhaitons plutôt
121
présenter dans un premier temps diverses méthodes, techniques et outils d'investigation pratiqués
dans la division R&D de France Télécom, dans le but d'évaluer le degré de pénétration de ce
courant dans la conception. Nous tenterons dans un prochain chapitre, de relever par un regard
plus distancié les tendances émergentes face à cette problématique des usages, ainsi que l'impact
de la logique de l'usage sur l'organisation globale des pratiques.
L'enquête statistique et les sondages
La réalisation et l'exploitation de grandes enquêtes statistiques portant d'une part sur les
comportements de communication des populations ou les chiffres de consommation, telles que les
publications de l'INSEE et des autres grands instituts de sondage parisiens par exemple, sont un
des principaux outils des sociologues qui comparent les données chiffrées, en tirent des grandes
tendances, et synthétisent les résultats en les orientant sur les problématiques intéressant
particulièrement les Télécoms. D'autre part, les enquêtes concernant certains champs de la vie
sociale (tels que par exemple le champ de la sociabilité, et plus récemment de la sociabilité
électronique, ou celui du budget temps des individus) font également l'objet de réflexions
approfondies. Le sondage, utilisé par le marketing, les fonctions commerciales ou les
professionnels de la publicité, tend également à être utilisé en R&D. Il est employé de manière
fréquente en sociologie (panel étendu), mais aussi de manière plus ponctuelle lors d'une phase
d'évaluation d'un service par exemple (échantillon restreint).
L'enquête qualitative et les entretiens individuels
Parallèlement aux études statistiques, l'enquête sur le terrain, outillée de grilles d'observation
(ethnographique / participante) ou d'entretiens individuels semi-directifs, est une autre méthode
privilégiée pour aborder les usages. Elle sert ainsi l'analyse des pratiques (en sociologie), ou
l'analyse d'activité (en ergonomie) qui répondent au même besoin d'une connaissance fine des
populations. En allant voir des clients sur leur lieu de travail ou à leur domicile, les spécialistes
analysent leurs comportements, leur utilisation des outils, les difficultés qu'ils rencontrent et la
manière dont leur utilisation des outils s'insèrent dans l'ensemble des tâches afférant à leur
situation individuelle. L'analyse des flux de communication fait partie par exemple, de ce type
d'enquête. Nous entendons par là l'ensemble des échanges d'informations ou interactions existant
entre les personnes, avec l'utilisation ou non d'outils, et pas uniquement les flux d'échanges de
données sur un réseau de télécommunication. L'observation des tâches effectuées par les individus
est bien différente si l'on s'intéresse en particulier à l'utilisation d'un téléphone mobile (d'un
122
commercial en déplacement par exemple), ou à l'utilisation d'un logiciel informatique (au domicile
d'une personne). Les techniques d'enquête sont donc adaptées à l'objet même de l'investigation.
Les expérimentations d'usage.
Les expérimentations de services sont un des lieux d'intervention également de la sociologie
des usages. A ce stade de la conception, très proche de la phase de commercialisation, les études
visent à étudier les premiers usages développés par les individus participants à l'expérimentation,
et à saisir le processus de formation de ces usages, grâce notamment à des analyses de traces,
croisées à des techniques d'entretien et des études plus généralistes sur la ou les population(s)
concernée(s). L'expérimentation d'usage n'est pas une pratique nouvelle, et tout ceux qui
s'intéressent aux TIC, gardent en mémoire l'épisode de l'expérimentation du Videotex au début des
années quatre-vingt. Aujourd'hui, cette pratique demeure très présente et réunit généralement de
nombreux acteurs en provenance des agences commerciales de France Télécom, des laboratoires
de France Télécom R&D et des partenaires extérieurs publics ou privés comme nous le verrons
dans un prochain paragraphe.
La veille
La presse généraliste ou spécialisée est également un vivier de connaissance sur les usages.
La veille informationnelle est donc fortement développée. Elle est effectuée tant par des
« veilleurs », spécialistes - dont l'activité principale consiste en une exploration systématique de la
presse, un traitement et une diffusion stratégique ciblée ou élargie selon les cas des informations que par tout acteur dans les différents échelons de la conception, qu'il soit informaticien,
sociologue, ergonome ou manager. Le recours à des consultants pour des études spécialisées est
aussi un moyen fortement employé pour la connaissance des usages. Ces études sont directement
commanditées par France Télécom (pour servir tant les fonctions R&D que marketing grâce à une
diffusion sur le système d'information global). Ces études produisent essentiellement des données
statistiques de type marketing (taux d'équipement, chaînes de valeur, ou croissance des ventes par
exemple), mais elles sont largement réutilisées pour évaluer la maturité du marché et conforter les
études d'usages sur certains types de services. France Télécom s'investit également dans des
associations telles que l'Observatoire des télécommunications dans la ville qui affiche comme
mission « d'accompagner les collectivités locales dans la société de l'information » et qui
rassemble les associations d'élus et de responsables territoriaux, la Datar, la Délégation
interministérielle à la ville et France Télécom. Nous pourrions parler ici des intérêts divers que
123
trouve France Télécom dans une association comme celle-ci, mais nous n'évoquerons pour l'instant
que le profit qu'elle tire de la veille technologique, réglementaire et économique dans le domaine
des TIC.
Ceci nous permet de mettre en évidence deux facteurs sensibles liés à la connaissance du
client : le coût et la dimension stratégique de l'information. En effet, les études, qu'elles soient
commandées à des consultants externes ou réalisées par l'entreprise, représentent un coût non
négligeable. Le fait que leur production soit de plus en plus importante témoigne de l'intérêt
stratégique que représente cette information pour l'entreprise. L'analyse croisée des nombreuses
études réalisées à travers la veille ou les études d'usage plus ou moins ciblées, permet de faire
émerger les usages les plus marqués, les tendances et les particularités liées à une population ou à
un type d'individu socialement caractérisé, grâce à l'interprétation qui en est faite par les
sociologues, ou tout autre acteur de la conception. Nous verrons plus tard que l'appropriation de
ces informations issues de sources multiples peut créer certaines difficultés.
La connaissance du client à travers ses usages est désormais un thème central puisqu'il est
érigé en domaine d'activité transversal à part entière, dans le schéma modélisé des activités de
l'entreprise, sous l'expression « Méthodologies de connaissance du client »1. Des acteurs de
l'entreprise, par leur métier et par les projets sur lesquels ils travaillent, sont directement classifiés
dans ce domaine d'activité transversal, qui se situe au même niveau que de nombreuses autres
activités plus technologiques (terminaux, briques de production, architectures de plates-formes
réseau, technologies de l'image et du son, etc.) ou directement orientées sur la production de
services
(services
de
données,
espaces
collaboratifs,
services
de
communication
interpersonnelles…). Dans le volume important des activités de R&D recensées, cette place
accordée aux méthodologies de connaissances du client peut paraître moindre, mais le fait même
qu'elle soit reconnue en tant qu'activité à part entière, témoigne de l'enjeu attribué à ce domaine.
Toutefois, la connaissance du client passe également par des approches et pratiques
professionnelles moins spécifiques et plus réparties dans l'ensemble des domaines d'activité de
l'entreprise comme nous allons le voir à présent.
b-
L'instrumentalisation des usages à France Télécom R&D
La pratique de la sociologie à la R&D de France Télécom est fortement orientée par la
sociologie des usages et la sociologie des organisations. Comme nous l'avons vu dans la première
partie de ce mémoire, la « pensée des usages » se développe fortement au début des années quatre-
1
Domaine d'activité introduit en septembre 2003.
124
vingt avec la création au CNET en 1982, du département Usages Sociaux de la
Télécommunication, sous la responsabilité de Patrice Flichy. Ce département noue très tôt des
relations avec des partenaires de la recherche publique et universitaire pour développer des
réflexions autour de la communication et des usages sociaux. Plus particulièrement, ces
collaborations donnent lieu à la création en 1986 d'un groupement de recherche (GDR), associant
le département « Usages Sociaux de la Télécommunication » du CNET, le CNRS, le Centre
d'étude des Mouvements sociaux2 du CNRS, ainsi que universitaire dont le Groupe de recherche
sur les enjeux de la communication (GRESEC). Le GDR Communication est un précurseur de la
recherche sur les TIC en France. Il reprend également la publication de la revue Réseaux créée par
le CNET (NETCOM, 1989). Ce groupement est maintenu jusqu'en 1995 où il s'achève après neuf
années d'existence et de production de travaux de recherches sur les usages des TIC.
La pensée des usages se diffuse encore plus largement dans l'entreprise dans la période
transitoire qui consacre la déréglementation des télécoms au début des années quatre-vingt dix, et
le développement sans précédant des TIC (favorisé par l'essor de l'informatique grand public et
d'Internet notamment), période au cours de laquelle l'usager déjà devenu consommateur évolue
vers le statut de client.
La pensée des usages se développe en effet de telle sorte que les sociologues professionnels
intervenant dans la recherche privée s'approprient les réflexions scientifiques pour les intégrer à la
problématique de l'innovation, dans le but tout d'abord de connaître finement les usages et leurs
motivations ou de comprendre les processus de leur formation (phase de familiarisation,
appropriation) puis, par la suite, dans l'objectif de les anticiper et de favoriser l'insertion sociale
des techniques. La recherche sur les usages issue à la fois du monde académique et du monde
industriel nourrit dans le même temps un processus de reengeneering méthodologique, favorisé par
le resserrage des liens des entreprises avec la recherche universitaire. Les centres de recherche
publics trouvent ainsi des sources de financement et les entreprises, de nouvelles ressources pour
nourrir leurs méthodes et leur processus d'innovation.
Par exemple le début des années quatre-vingt dix est marqué par la création d'une
convention entre le CNET et le CNRS et la création d'une équipe de recherche mixte « PRISME ».
La coopération recherche-industrie se manifeste également au sein des clubs « Crins » auxquels
participe France Télécom (Tréheux, 1995, p. 64). Les équipes de sociologues du CNET travaillant
sur les usages se voient également renforcées dès la fin des années quatre-vingt. Les spécialistes et
les décideurs de France Télécom se mobilisent grandement dans cette période pour promouvoir la
2
Centre de recherche de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, fondé par Alain Touraine en
1958 et dirigé par lui jusqu'en 1981. Le Centre de recherche est aujourd'hui dirigé par Louis Quéré.
125
question des usages et les méthodes de connaissance du client. L'entreprise se présente à cette
époque comme une organisation possédant les moyens de mettre en œuvre cette politique en en
tirant un bénéfice en termes de compétitivité :
« Dans cette course à la connaissance intime des mécanismes de
consommation, la très grande variété des usages et des comportements des
consommateurs et leur fluidité dans l'espace et le temps, représentent des
opportunités stratégiques pour France Télécom, seule entreprise à disposer d'un
réseau commercial de proximité et d'une aussi forte densité. Il y a là un facteur
de différenciation unique qu'il est impératif de transformer en avantage
stratégique, en apportant la preuve de la capacité de ce réseau à entrer
suffisamment loin dans la compréhension des usages de ses clients. » (Serve,
1997, p. 18)
A partir des années quatre-vingt-dix donc, une nouvelle étape marque les rapports que
France Télécom entretient avec la sociologie face aux nouveaux enjeux de compétitivité auxquels
est elle confrontée. Elle invite des sociologues universitaires lors de conférences, de séminaires,
visant à favoriser dans l'entreprise le développement d'une sociologie des usages tournée vers le
client. Dès le départ, l'enjeu organisationnel et managérial d'un tel projet est ainsi bien identifié.
I.2. Segmentation par l'usage et identités collectives
Un moyen aisé de repérer la place prépondérante accordée à la notion d'usage dans la
conception, est de regarder la manière dont a évolué la segmentation des publics dans l'entreprise.
La segmentation, nous l'avons vu sert à suivre l'évolution du marché et à organiser les activités de
l'entreprise sur la base de référentiels communs. Elle consiste donc à « construire des
représentations synthétiques à partir des informations extraordinairement foisonnantes et
complexes que les professionnels recueillent sur leur clientèles » (Cochoy, 2002, p. 10), lesquelles
représentations sont ensuite véhiculées sous forme de groupes de populations caractérisés en
termes d'identités socioprofessionnelles, associées à des catégories de pratiques, de besoins et
d'attentes.
Ainsi les premiers effets du courant de pensée sur les usages sur les activités de la
conception, sont les débuts d'une approche plus segmentée des populations, dans le but de mieux
appréhender les usages, mais aussi et surtout de définir de nouvelles cibles marketing pour
renouveler l'offre de services. Au début des années quatre-vingt dix, les segmentations
traditionnelles se révèlent insuffisantes dans le contexte du marché où il est nécessaire d'innover en
permanence et donc de multiplier les techniques et d'étendre leur périmètre social de diffusion
(insérer la technique là où elle n'est pas encore présente). C'est ce qui pousse l'entreprise à
126
s'intéresser sans cesse à de nouvelles populations, à partir d'une identification des champs sociaux
encore peu « couverts » par la technique.
Mais dans le même temps, la diversification et la multiplication des technologies génèrent
de nouveaux usages pour lesquels il devient nécessaire d'adapter les formes d'investigation. Par
exemple, les études ont mis en avant qu'après avoir découpé très distinctement les usages dans le
cadre privé et les usages dans le cadre professionnel, la recherche sur les usages se trouvait
confrontée, à une interpénétration croissante des usages professionnels et privés des outils de
télécommunication, et cela plus encore avec l'essor des technologies de téléphonie mobile. Cette
interpénétration se révélant alors particulièrement significative dans certaines sphères sociales
comme celle que représentent les petites entreprises, avec l'exemple marquant de l'entreprise
artisanale familiale, du travailleur indépendant ou du télétravailleur à domicile. Par ailleurs, les
stratégies marketing visant une personnalisation accrue des services ont complexifié la
connaissance des cibles et des usages puisqu'elles touchent désormais à des pratiques toujours plus
« individualisées », d'autant plus qu'à l'opposé de ce ciblage affiné des individus, le marché impose
de toucher une clientèle la plus étendue possible afin de générer suffisamment de chiffre d'affaires
et de rentabiliser les investissements.
Face à ces tendances marketing et à l'évolution des techniques d'information et de
communication, l'étude des usages à France Télécom R&D (depuis l'implication précoce dans les
années soixante-dix de la DGT3 et du CNET dans ce domaine) a permis la capitalisation d'un
certain nombre de données qui de par leur renouvellement, leur analyse, a permis la construction
d'un savoir précieux pour l'entreprise et a fortement influencé son orientation actuelle sur la
question des usages. Elle a permis de mieux cerner les populations en enrichissant les
connaissances sur les cibles de population définies par le marketing, et donc en précisant de
manière plus fine les segmentations existantes. Mais elle a permis également d'identifier de
nouvelles formes de segmentation pour diversifier les modalités d'approche du client et des
populations afin de renouveler l'offre de services auprès de nouvelles cibles. Rappelons que dans
la logique de la sociologie des usages, « les usages de la technique ne sont pas directement
assignables aux découpages sociaux préexistants » (Chambat, Jouët, 1996, p. 211-212). Les
machines à communiquer sont des objets « autour desquels se redéfinissent les rôles sociaux »
(Jouët, 2000, p. 509), ce qui implique pour l'entreprise de rester « en veille » permanente sur cette
question.
Nous proposons ci-dessous une typologie de segmentation des populations, regroupant les
diverses formes de segmentation que nous avons pu rencontrer au sein de la R&D de France
Télécom, par l'observation des pratiques dans leur ensemble, ainsi que par le suivi des divers
3
Direction Générale des Télécoms.
127
projets de conception conduits par les équipes. Certaines formes de segmentation relèvent de
modèles génériques parfois structurants de l'organisation, d'autres relèvent plutôt de tendances
émergentes dans les pratiques de certains laboratoires et ne sont pas (encore ?) généralisées.
Diverses formes de segmentation co-existent donc dans les activités et sont utilisées de manière
très hétérogène selon les laboratoires.
a-
La segmentation traditionnelle enrichie
La plus traditionnelle des formes de segmentation, qui reste une référence dans toutes les
activités de France Télécom est la segmentation par critères socio-économiques. Issue du
marketing et du domaine de la statistique, cette catégorie regroupe un nombre important de critères
distinctifs se rapportant au statut social de l'individu. Elle est issue également de normes de
catégorisation des individus dans la société, utilisées notamment pour le recensement de la
population nationale : Nomenclature des Activités Françaises (NAF) ou Catégories
Socioprofessionnelles (CSP) par exemple. Deux groupes de critères principaux se distinguent :
·
Les critères sociaux-économiques : ce sont par exemple l'âge, le sexe, la CSP, la
profession et le secteur d'activité, le lieu et le type de résidence, le nombre d'enfants
ou le nombre de personnes au foyer, critères fréquemment employés pour aborder
les populations au sein d'un projet.
·
Les critères marketing : c'est dans cette catégorie qu'intervient la segmentation de
type commerciale relative au marché et qui intègre des critères tels que le niveau de
revenu, le taux d'équipement en outils informatiques et de télécommunication, le
montant mensuel des factures de télécommunication, etc. C'est par la segmentation
commerciale que sont de même distingués les « bons » des « mauvais » payeurs. Ce
type de segmentation intègre également le chiffre d'affaires réalisé par l'entreprise,
sur la vente des services.
C'est de ce type de segmentation qu'est issue la figure type de « la ménagère »
approvisionnant son « panier », consommatrice par excellence. Mais cette segmentation tend à
s'enrichir toujours plus de nouveaux critères liés à l'usage que font les individus des techniques,
caractéristiques d'une analyse toujours plus fine des populations :
·
Les critères « socioculturels » (largement inspirées du courant des sociostyles) : ils
sont liés à des tendances culturelles et sociales fortes, détectées par les études
d'usage statistiques ou la prospective. L'essor de la mobilité des personnes, thème
128
abordé sous divers angles tels que le développement des moyens de transports ou
l'essaimage des activités, a par exemple donné lieu à la figure du « nomade »
caractérisant un individu en situation de forte mobilité et qui doit reconstituer son
environnement de travail en plusieurs lieux. Pour cet exemple-là, la discrimination
des individus s'opère sur l'évaluation de la fréquence des déplacements sur une
période déterminée, ou encore sur son niveau d'équipement en technologies mobiles.
Le croisement des critères d'âge à ces thématiques peut encore donner lieu à des
figures construites sous l'angle d'un marketing dit « générationnel », correspondant
par exemple à une tranche d'âge, telles que les « séniors » ou les « ados », ces
catégories étant ensuite décomposées en plusieurs profils types.
·
Les critères « de maturité d'usage » : ils concernent des données issues tant de la
sociologie que de l'ergonomie, comme le niveau d'expérience de l'individu dans
l'utilisation d'un outil donné, ou le niveau de maîtrise et de pratique de la technique.
Ces critères vont permettre par exemple de distinguer pour un outil ou une
technique particulière, l'usager expérimenté, du débutant et du néophyte.
·
Les critères « psychosociologiques », liés aux représentations des individus telles
qu'elles sont envisagées dans la sociologie de l'appropriation, autour notamment des
significations d'usage (sens, valeurs rapportées aux objets ou aux modes de vie par
exemple) (Mallein, Toussaint, 1992, p.122). Ces critères sont particulièrement
travaillés dans les études de type « focus group » ou plus généralement dans les
enquêtes qualitatives. Ils visent à comprendre le comportement et les réactions des
individus face à un outil ou un concept, en révélant les représentations positives ou
négatives associées. Les significations d'usage permettent ici d'anticiper les
phénomènes d'appropriation et les critères utilisés aident les spécialistes à définir
divers profils comportementaux vis à vis de la technique, tels que les « passionnés »
ou les « réfractaires » par exemple.
Le croisement de ces critères, issus d'une grande diversité de catégories construites et mises
en œuvre par divers spécialistes, permet de définir et de renouveler des profils d'individus ou de
nouvelles figures types de clients, au même titre que « la ménagère », sauf que celle-ci se verra
dotée d'attributs supplémentaires puisqu'elle pourra, par exemple, être réfractaire aux nouvelles
techniques, bien que suréquipée au foyer et experte dans l'utilisation d'Internet, malgré un niveau
de chiffre d'affaire généré plutôt bas. On voit donc que ces nombreux critères de segmentation et
de classement des individus selon des typologies, qui ne cessent de se multiplier au fil de la
progression des connaissances sur les usages, permettent une segmentation de plus en plus fine des
129
populations, mais introduisent parallèlement une complexité accrue dans le travail de définition
des segments, ou de ciblage d'un nouveau produit ou service.
Ces difficultés sont rencontrées par les acteurs de la conception à tous les stades du
processus, y compris dans les phases d'expérimentation ou d'évaluation de service, où il s'agit pour
les spécialistes de constituer des panels restreints significatifs comme nous le verrons dans nos
prochains paragraphes. Pour cette raison, les acteurs tentent de définir des figures de clients
standardisées qui offrent un référent commun aux divers intervenants des projets (depuis le chef de
projet en maîtrise d'œuvre jusqu'au marketing « stratégique » ou « produit » en maîtrise d'ouvrage),
mais qui, aussi et surtout, permettent de gagner du temps dans les phases « amont » des projets en
opérant inévitablement des réductions dans la caractérisation des populations. L'individu tend ainsi
à être de plus en plus modélisé sur la base d'une connaissance approfondie des usages qui toutefois
conduit à des catégorisations à la fois épurées et globalisantes ; et à travers cette tendance, les
pratiques aboutissent à la formalisation de modèles d'action intégrés dans les nouveaux services
par l'intermédiaires des prescriptions d'emploi conçues par les ingénieurs.
Il existe également un autre type de segmentation standardisée qui nous instruit sur les
processus par lesquels ces segmentations et catégorisations s'opèrent. L'organisation de l'entreprise
fondée sur un découpage de type « marketing produit » fait que certains laboratoires de R&D, en
contrat avec des branches spécifiques du marketing, s'intéressent plus particulièrement à des types
particuliers de techniques ou de technologies. Les populations auxquelles s'intéressent alors les
concepteurs de ces laboratoires concernent ainsi les utilisateurs d'une technique donnée. C'est donc
le produit ou le service qui définit les bases de la typologie de population à investiguer, qui doit
être avant tout utilisatrice de celui-ci. Les grandes catégories de services qui peuvent faire office
de critère de segmentation à France Télécom sont par exemple :
·
Internet et les Intranet : avec l'apparition d'Internet et la montée des réseaux, de
nouvelles formes d'usages ont émergé (la navigation sur le web par exemple, ou
encore le travail coopératif en ligne et l'échange de données). Internet concerne
plutôt le grand public (y compris les « petits professionnels »), alors que les Intranet
concernent plutôt les populations d'utilisateurs dans les grandes entreprises (ou
« grands comptes ») ou dans certaines PME4.
·
Les outils de téléphonie mobile (technologies hertziennes et satellites)
·
La messagerie électronique, l'informatique et la bureautique, la télévision numérique
haut débit, les systèmes vocaux, etc.
4
Les Réseaux Privés Virtuels (RPV), ou Virtual Private Network (VPN) se destinent également des
cibles particulières, à mi-chemin chemin entre celles d'Internet et des Intranet.
130
Ce dernier type de segmentation est donc principalement centré sur les projets de services
ou sur les offres marketing. Elle ne sert pas des fins exploratoires, mais est plutôt orientée sur
l'évaluation des nouveaux services auprès de populations cibles. La segmentation « produit et
services » et les segmentations « socio-marketing » se côtoient donc en permanence, s'imbriquent
et s'hybrident sans cesse au fil des stratégies et des pratiques opérationnelles de la conception. Cet
ensemble de segmentations montre ainsi comment les sciences humaines et sociales ont contribué
à faire évoluer les pratiques de segmentation en marketing, par l'enrichissement de celles-ci avec
des critères variés, se rapportant soit aux aspects socioculturels affectés aux clients, soit aux
aspects psychologiques ou psychosociologiques. Ceci ne marque que la poursuite d'une tendance,
que nous avons déjà évoquée dans notre première partie, se caractérisant par la mise à contribution
des sciences sociales à la connaissance des clients, grâce à des microsociologies qui accordent à la
subjectivité des individus une place prépondérante dans les études. Mais ce qui est marquant
depuis la fin des années quatre-vingt dix, c'est que la notion d'usage, englobant l'ensemble des
préoccupations économiques et sociales ou politiques, tend à devenir réellement structurante de
l'organisation de l'entreprise. Elle marque un glissement vers un paradigme nouveau dans la prise
en compte du client, dans lequel la connaissance du client est de plus en plus centrée sur ses
actions sensées, réfléchies, à partir desquels sont fournies les explications conduisant à la
connaissance des individus, et à partir desquelles également sont impactés les processus internes
de l'entreprise.
b-
La segmentation structurée par l'usage
La tendance, depuis la fin des années quatre-vingt dix, étant à l'interconnexion des diverses
techniques dans la conception, et parallèlement, les individus étant de plus en plus équipés d'outils
diversifiés, l'approche des populations par ce type de segmentation devient très complexe à gérer.
C'est pourquoi, notamment, France Télécom tente aujourd'hui d' « unifier son offre », en adoptant
la position d'un groupe « intégré », c'est-à-dire gérant ses filiales de façon homogénéisée,
proposant des services diversifiés en termes de technologie, pour un client pris considéré dans son
unicité ou sa globalité (contexte global d'usage). La facturation du client par exemple, s'effectue
d'un côté pour le l'offre de téléphonie mobile, et de l'autre pour l'offre de téléphonie fixe. Le client
lui, reste un client du même groupe. Ceci contraint France Télécom à adopter un mode
d'organisation spécifique.
Mais du même fait, l'entreprise cherche à développer de nouvelles formes de segmentations,
plus transverses à l'ensemble des critères précités. Dès lors apparaît une segmentation des publics
qui croise plus ou moins l'ensemble des précédentes catégories que nous avons décrites pour
131
répondre aux nouvelles contraintes d'unification que s'impose l'entreprise. L'intérêt porté aux
critères « produits », ou aux critères individuels ne suffisant plus donc, l'usage, dans sa dimension
sociologique large englobant les tendances macro-sociales, les micro-cultures, les contextes et les
situations, devient le moyen d'aborder le client dans cette transversalité recherchée, tout en
structurant l'ensemble des processus de l'entreprise. L'emploi majeur et structurant de la notion
d'usage dans l'innovation de services s'illustre parfaitement dans la façon dont est construit le
discours d'Orange dans sa campagne publicitaire et dans la présentation de son offre en 20045.
Celui-ci s'appuie en effet à la fois sur les modes de vie, l'individualité, ou les situations d'usages :
« Parce que vos besoins sont spécifiques, vos envies personnelles, et votre
mode de vie unique, Orange propose des solutions adaptées à chacun pour que
tout le monde s’y retrouve. »
L'offre proposée se veut alors adaptée à des besoins contextuels et fondée sur des
spécificités transformées en cas génériques dans lesquels les clients peuvent s'identifier. Ce
discours montre ainsi une prétention d'exhaustivité puisqu'il annonce que « chacun peut s'y
retrouver ». Les slogans utilisés prennent alors le ton du verbatim, de la parole du client : « rester
en contact avec mes proches tout simplement », « tout gérer sans stress », « accéder au top de la
technologie », « être connecté avec mes potes sans exploser mon budget » et dans aucun des cas, la
performance de la fonctionnalité n'est mise en avant, seul l'usage et la satisfaction qu'il est supposé
apporter constituent le discours. Les situations d'usages sont ainsi pré formatées, de même que
l'utilisateur probable auquel elles renvoient.
De la logique sectorielle…
D'un autre point de vue, l'approche sectorielle telle qu'elle est pratiquée en marketing a été
caractéristique pendant longtemps de l'organisation et des stratégies du monde industriel dans leur
façon d'aborder certains marchés, c'est-à-dire ceux de l'activité professionnelle en général. Elle
consiste à repérer la spécificité d'un secteur d'activité en identifiant les acteurs clés et leurs modes
de coopération, les filières, les problématiques propre à ce secteur, etc. L'approche sectorielle est
depuis longtemps structurante des activités de conception, par la mise en place de laboratoires
organisés selon des thématiques sectorielles, telles que la santé et le secteur médical dans son
ensemble, les collectivités locales, le BTP, ou le tourisme par exemple. Depuis les années 2000
toutefois, cette approche tend à être bannie des pratiques et des discours managériaux dans
l'entreprise. Elle semble être associée à une image de vétusté et conforte ainsi une volonté de
rupture de l'entreprise avec l'ère industrielle et ses modèles anciens, que l'orientation client cherche
5
Site Internet d'Orange (2004): www.orange.fr
132
précisément à dépasser. Ainsi en ce qui concerne le secteur public et des collectivités locales, on
parlera plus volontiers du « domaine » public et des « usages citoyens » d'une technique.
… à la logique communautaire
L'organisation des activités en « domaines » dans l'année 2003 marque en effet
l'affaiblissement majeur de la logique « sectorielle » à France Télécom. L'approche sectorielle est
jugée limitative dans le sens où elle induit des frontières dans les « territoires » d'activités des
projets qui ne permettent pas l'introduction dans les projets de la pensée des usages (prise ici dans
un sens très large et plutôt sociologique). L'approche sectorielle étant restrictive vis-à-vis des
marchés et non adaptée à l'organisation actuelle de l'entreprise, à celle-ci se substitue
progressivement une segmentation plus fine en « domaines » d'activité eux-mêmes sous segmentés
par l'identification de catégories d'activités dans lesquelles sont rangés une multitude d'acteurs
n'appartenant pas nécessairement au même secteur d'activité.
En effet, l'étude des usages et plus particulièrement les travaux fournis au sein de la
sociologie de l'innovation ont permis de mettre en évidence des réseaux de relations entre les
acteurs de diverses cibles, échappant à la logique sectorielle et aux découpages marketing
traditionnels. Nous repérons ici une forte influence de l'école de la traduction, fondée sur
l'anthropologie des sciences et des techniques développée par Callon et Latour postulant
l'existence de deux systèmes en interaction permanente : le système technologique, et le système
social, dans lesquels la construction sociale du client ou de l'utilisateur de la technique procède
d'une médiation permanente au sein d'un réseau «socio-techniques », composé non seulement des
acteurs mais aussi des objets :
« Contrairement à la sociologie classique des innovations (Rogers, 1995), qui traite
les objets techniques comme un déjà-là sans possibilité de modification, les objets et
les dispositifs techniques ne sont pas considérés a priori comme stabilisés dans une
forme définitive (Callon & Latour, 1985 ; Boullier, 1989). Il devient donc nécessaire
d'étudier le processus de construction sociale de ces artefacts qui apparaissent sous
une forme spécifique. D’où la nécessité méthodologique d'identifier les réseaux socioéconomiques d'acteurs (macro-acteurs) qui organisent la construction de ces objets
techniques (firmes industrielles, laboratoires de conception, agences
gouvernementales, etc.) (Proulx, 2001, p. 61).
Ce type d'approche, très tôt relayée au sein de France Télécom par les sociologues ou dans
le cadre des coopérations avec la recherche universitaire, a sans doute favorisé le développement
de ce type nouveau de segmentation. Nous l'avons vu précédemment, la sociologie de l'innovation
133
a contribué à l'évolution de la pensée sur les usages, et les interventions de ses représentants6 au
sein de France Télécom, ont contribué à la diffusion de telles réflexions au sein de l'entreprise.
Les spécialistes du marketing stratégique ou sectoriel, les sociologues et les prospectivistes
se sont donc intéressés à ces échanges réunissant des acteurs épars autour de centre d'intérêts
communs. C'est ainsi qu'est apparue le syntagme « communauté d'intérêt », sans doute lié par
ailleurs à l'attention portée très tôt à la formation des premiers newsgroup ou forums sur Internet.
L'approche par les communautés d'intérêt se trouve ainsi à la croisée des approches sectorielles (où
sont définis par exemple les principaux acteurs professionnels d'une filière), des approches
marketing classiques (où l'on distingue par exemple les professionnels du grand public), et de la
sociologie de l'innovation et de l'appropriation. Ce sont avant tout des circuits d'informations qui
sont identifiés par des études empiriques, pour dresser des cartographies d'interactions entre des
acteurs, qui sont ensuite validés par des recherches approfondies et étendues. La démarche est
donc plus « thématique ». Par exemple le domaine de l'habitat met en relation des individus (les
habitants composant une cible habituellement grand public), avec des acteurs professionnels (du
secteur du bâtiment ou des commerçants appartenant à l'environnement géographique local de
l'habitat), et des acteurs intermédiaires tels que les syndics de copropriété par exemple. Dans le
domaine du tourisme également, des interactions sont identifiées entre de grandes chaînes
hôtelières, des agences de voyage, le grand public, les autres prestataires de services, etc.
L'approche communautaire rompt donc les frontières habituelles de certaines segmentations et a
comme caractéristique de se fonder sur des résultats d'étude empiriques qui sont généralisées dans
un second temps, selon une logique centrée sur l'usage. Cette nouvelle forme de segmentation est
essentiellement issue du domaine de la R&D, qui cherche par là à identifier des sources
potentielles d'innovation de services.
L'étude des réseaux de relations des individus et des entreprises a élargi la vision que l'on
portait jusqu'alors sur une population déjà segmentée. Le client devient un membre d'une
communauté regroupant plusieurs acteurs. Il n'est plus dissocié de son environnement et les
interactions avec celui-ci sont constamment mises en valeurs. Une cible particulière (ou un profil
type) de client est donc placée au cœur d'un réseau d'interactions et d'influences diverses qui
permettent de définir la variabilité et la diversité des usages. D'autre part, l'essor de ce que l'on
appelle le CSCW (Computer Supported Cooperation Work) - qui caractérise l'ensemble des
pratiques de travail coopératif assisté par ordinateur - a généré une démarche d'approche des
usages de type ethnographique, mêlant à la fois ergonomie cognitive, psychologie de groupe et
6
Cf., par exemple, l'intervention de Dominique Boullier au Conseil scientifique de France Télécom en
1997.
134
sociologie des usages et mettant en concurrence un certain nombre de disciplines et de courants
théoriques (situationnisme, phénoménologie, cognition distribuée...7). Il a ainsi fortement influencé
les représentations croissantes de la « dimension collective » de l'usage qui se diffusent largement,
y compris dans la sphère publique comme l'illustre par exemple le programme « Utilisation
collective d'Internet par les PME » (UCIP 1998-2002)8 du Ministère de l'Economie, des Finances
et de l'Industrie, en faveur de la diffusion des TIC dans les PMI/PME et centré sur la diffusion et le
partage d'information. Pour donner un exemple plus récent, évoquons également le plan d'action
« TIC-PME 2010 » lancé en septembre 2005 par le même ministère, visant à renforcer la
compétitivité des PME grâce à un meilleur usage des TIC. Nous reviendrons sur cet essor de la
dimension collective de l'usage dans notre troisième partie, notamment au travers de l'analyse des
pratiques pluridisciplinaires.
Les usages événementiels
Les événements intéressent de plus en plus les télécoms lorsqu'ils génèrent un grand nombre
d'échanges sur les réseaux et ils se révèlent également être une mine d'informations sur les
relations entre les acteurs dans un contexte particulier d'usage événementiel. Par exemple, France
Télécom a procédé à la mise en place d'un observatoire d'usage temporaire lors du troisième Forum
social mondial de Porto Alegre au Brésil, grâce à la consultation quotidienne du site Internet
temporaire (information, forums) de la manifestation et d'autres sites représentant divers
mouvements sociaux, et a effectué une analyse impliquant divers spécialistes (politologues,
économistes, sociologues, ergonomes). L'objectif était surtout d'approfondir les pratiques
associatives associées à un évènement. L'événement est considéré comme générateur de
« besoins » spécifiques en termes de communication, liés à des situations particulières et perçu de
ce point de vue comme un potentiel d'innovation de service.
Dès lors, les acteurs de la conception ne s'intéressent plus uniquement aux pratiques
courantes et quotidiennes des individus, mais aussi, par addition, aux pratiques générées par un
événement majeur intervenant comme une rupture de situation dans l'usage courant. La conception
de service a trouvé par exemple un large terrain d'investigation dans le domaine assez général de la
gestion des risques (risques industriels notamment). La notion de risque est ici fréquemment
associée à celle d'accident qui suppose justement cette rupture dans l'usage. Dès lors, les
concepteurs confrontés à l'imprévisibilité du « moment » de la situation d'usage, s'attachent à
modéliser la situation en elle-même, en anticipant les pratiques déclenchées par l'accident ou
7
8
Voir le dossier « La coopération dans les situations de travail » (Réseaux n° 85, 1997).
Site du Ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie http://www.entreprises.minefi.gouv.fr/
135
l' « urgence » de la situation. France Télécom développe donc des services destinés à ces situations
particulières où les risques supposent d'une part, la mise en place de stratégies de gestion
anticipative, et d'autre part des pratiques de gestion ad hoc, qui dans les deux cas supposent des
échanges d'informations importants (communication publique, mise en relation des acteurs)
associés à de fortes contraintes de délais, de réactivité ou de fiabilité des réseaux. Les services dits
de « joignabilité » développés par France Télécom, centrés sur les contraintes de mise en relation
rapide et sécurisée des acteurs, se destinent donc tout particulièrement à ce type d'usage
événementiel.
L'événement au sens large, peut ainsi être considéré comme une situation d'usage temporaire
idéale pour mener des expérimentations de services. Cette pratique n'est pas nouvelle pour France
Télécom qui depuis longtemps investit les grandes manifestations pour fournir des solutions de
télécommunications spécifiques. Les Jeux Olympiques d'Albertville en 1992 ont été l'occasion
d'éprouver par exemple la diffusion par les technologies de Télévision Haute Définition (TVHD).
De même, les expérimentations dans le domaine de la santé telles la télémédecine
(télésurveillance, téléradiologie…) sont nombreuses. La tendance à l'expérimentation a été
favorisée par les grands projets nationaux qui se développent autour des « autoroutes de
l'information » (Lacroix, Miège, Tremblay, 1994) et qui permettent à France Télécom de s'associer
à d'autres acteurs publics et privés. Mais cette pratique connaît une nouvelle orientation depuis le
milieu des années quatre-vingt dix avec l'orientation client de la politique de France Télécom, qui
conduit à une segmentation des expérimentations sur des terrains restreints, dans lesquelles le
client intervient dans une démarche de participation, engagée de façon plus individuelle. Par
exemple, France Télécom a profité du salon Educatec à Paris en novembre 2002 pour expérimenter
un service utilisant la technologie WIFI. Dans ce cas précis, l'événement était à la fois un cadre
d'observation d'usage temporaire (prêt à des visiteurs d' « assistants personnels » pour utiliser le
service expérimenté), et l'objet de contenu sur lequel se fondait le service, puisqu'il s'agissait d'un
système fournissant des informations sur la manifestation elle-même (orientation dans le salon,
liste des exposants, etc.). Le traitement des usages événementiels suppose plus encore une
connaissance précise de l'organisation des acteurs, de leurs contraintes, de leurs usages, etc. ainsi
que l'intégration de contenus spécifiques dans les services. Par la proximité qu'impliquent de telles
opérations, la présence de l'entreprise est accentuée auprès de clients de type « Entreprise », qui
sont autant de partenaires légitimes pour promouvoir l'innovation de services de France Télécom.
De même, aborder l'usage du point de vue de l'événement suppose une méthode de segmentation
spécifique, fondée sur l'identification en premier lieu de l'ensemble des acteurs potentiellement
impliqués dans l'événement et de leur rôle spécifique dans la gestion de celui-ci, ce qui offre une
source d'information nouvelle sur les réseaux de relations entre les acteurs.
136
c-
La prescription à l'honneur
L'étude des phénomènes d'appropriation de la technique croisée aux contraintes marketing a
fait émerger plus récemment de nouvelles catégories d'acteurs, de nouvelles cibles marketing, de
nouvelles populations à enquêter. En effet, si l'usage dépend fortement du choix et de la pratique
individuelle, il peut également être soumis à certaines formes de promotions qui peuvent en
infléchir sensiblement le développement. Parfois même, l'usage d'un service ou d'une technique
peut être prescrit de façon assez autoritaire dans un contexte donné. Par exemple, l'informatisation
progressive des professionnels de santé n'est pas liée au simple choix de praticiens de développer
leur usage de l'informatique, bien que certains d'entre eux puissent être des « passionnés » du
domaine. L'équipement progressif de cette population est également lié à des contraintes imposées
par des politiques publiques sous l'influence du positivisme associé à l'idéologie de la « société de
l'information ». Il résulte également de la mise en place de processus à grande échelle (carte Vitale
pour la population des médecins par exemple) visant des objectifs de rationalisation des coûts ou
de modernisation des services publics (Carré, Lacroix, 2001)9, créant souvent des réticences, voire
des résistances fortes. De même, dans les grandes entreprises, le personnel est invité, parfois avec
insistance, à développer l'usage de certaines techniques choisies par des responsables des achats,
ou des dirigeants, techniques exclusives donc vis-à-vis d'autres techniques comparables d'un
marché.
Les réseaux professionnels, notamment ceux organisés en filière, sont également des
prescripteurs pour toute une chaîne d'entreprises. L'e-mail par exemple a beaucoup profité de la
pression que certaines entreprises pouvaient exercer sur d'autres pour que ce mode de
communication soit généralisé, au détriment d'autres techniques telles que le fax par exemple. Le
développement croissant des catalogues et des outils de commande en ligne est une autre forme
d'incitation à l'utilisation d'Internet entre des fournisseurs et leurs clients. Dans le domaine des
réseaux associatifs d'envergure, les processus dans les choix d'équipement logiciels peuvent
fonctionner à l'identique, c'est-à-dire être décidés au niveau des « têtes » nationales des réseaux
associatifs et se répercuter au niveau des associations locales. Dans le cas de la téléphonie mobile,
l'entreprise a étudié la façon dont les individus exerçaient une pression explicite ou implicite au
sein de leur famille ou de leur réseau de relation (cas des adolescents en particulier) pour inciter à
l'acquisition du terminal mobile. Nombreux sont les exemples qui peuvent illustrer la grande
diversité des formes de prescription possible au sein de réseaux sociaux.
9
Voir aussi les actes du colloque grenoblois de 1998 : « Les Téléservices dans la réorganisation des
secteurs de l'éducation et de la santé »
137
Les motivations à l'acquisition ou à l'usage d'une technique sont donc parfois liées à des
formes de prescription intéressant désormais fortement l'entreprise, qui y voit des moyens de
diffuser plus aisément la technique nouvelle. Elle cherche alors à identifier les prescripteurs
potentiels exerçant un certain pouvoir (de conviction, de prescription…), une certaine autorité sur
des groupes sociaux. Nous avons déjà vu comment à travers les différentes formes
d'expérimentation terrain, l'entreprise se trouvait des alliés pour promouvoir ses services. Il s'agit,
avec les prescripteurs, d'une autre stratégie visant les mêmes objectifs et donnant lieu à une
segmentation spécifique, résultant d'études parfois très approfondies. Nous reviendrons également
un peu plus tard sur le cas des institutions publiques qui sont un des premiers prescripteurs des
techniques d'information et de communication.
Le fait que l'entreprise tire profit de la figure du prescripteur nous intéresse ici tout
particulièrement car non seulement, comme cela se fait traditionnellement en marketing, elle
utilise l'autorité reconnue d'une instance ou d'une personne pour valoriser et promouvoir un produit
ou un service (en publicité, la figure de l'expert par exemple, ou celle de l'enfant conseillant ses
parents sont des techniques éprouvées), mais aussi parce qu'elle associe ces prescripteurs, devenus
partenaires, à la conception des services. L'expérimentation n'est alors qu'une de ces formes de
partenariat. Le partenariat peut également se jouer soit sur le plan financier (le prescripteur investit
dans l'offre en espérant y trouver une rémunération), soit en terme d'expertise (le prescripteur
utilise sa connaissance accrue d'un groupe social, ou se présente comme « conseiller technique »).
Mais quelque soit le cas, il est toujours attendu du prescripteur qu'en plus de sa participation à
l'élaboration de l'offre, il en fasse la promotion en endossant le rôle d'utilisateur « leader », voire
qu'il en impose la diffusion et l'usage au sein de son réseau ou de son organisme. Dans tous les cas,
la participation d'un expert à la conception sera toujours un moyen de promouvoir l'offre à un stade
ultérieur. Peu importe ici les contreparties que l'entreprise peut fournir au prescripteur pour son
engagement dans le processus d'innovation.
Déjà la sociologie de l'innovation de l'Ecole des Mines utilise la notion de « porte-parole »
pour désigner une personne ou une institution reconnue comme représentante officialisée des
marchés. Cette notion a été développée par Callon et Latour en s'appuyant sur les travaux de
l'américain Hugh Aitken (1993) sur la « traduction ». La notion de lead-users a été définie en
sociologie des usages comme le groupe d'individus dans lequel sont rangés les utilisateurs
pionniers constituant « une frange particulière, éclairée et innovée, de la population des
utilisateurs » (Vedel, 1994, p. 19). Elle a été récupérée en conception pour construire cette figure
du prescripteur. Nous la retrouvons également chez Jeremy Rifkin qui emploie le terme de
« passeur » pour indiquer tout le pouvoir qu'une entreprise acquiert en se plaçant à la frontière de
l'accès à la culture populaire (Rifkin, 2000, p. 229), le prescripteur étant précisément dans cette
position. Aujourd'hui, les relations existant entre les pouvoirs publics et les acteurs économiques
138
sont un créneau également investi par les grandes entreprises pour diffuser et promouvoir leur
offre en s'attirant leur soutien dès les phases premières de conception.
Ces nouvelles formes de segmentations sont ainsi appropriées à la logique et aux impératifs
de l'entreprise puisqu'elles sont directement appliquées à l'innovation de services soit en structurant
les projets auprès d'une cible de clients, soit en permettant à travers l'évaluation des services, de
préciser la cible pour un service plutôt orienté par la technique. Certaines segmentations vont donc
dominer dans l'organisation des activités pendant un temps, pour laisser la place à d'autres, et ce au
gré des orientations stratégiques et des changements politiques de l'entreprise. Par exemple, les
usages sectoriels étaient une forme de segmentation structurante jusqu'à la fin des années quatrevingt-dix, puisque les laboratoires organisaient leurs projets en fonction de secteurs d'activités
déterminés.
Au début des années 2000, l'application d'une organisation par domaines, fondés sur des
bases essentiellement technologiques ou marketing (technologies émergentes, marché dits
porteurs, produit hautement concurrentiel, etc…)10 et déterminés par des études de veille et de
prospective, réoriente les activités globales des laboratoires vers des usages plutôt
« communautaires » et centrés sur des services plus intégrés. De fait, les investigations des
populations empruntent des segmentations sensiblement différentes plus orientées sur les besoins
des projets qui doivent d'être en accord avec les orientations stratégiques. Rien ne permet de dire
quelle sera la dominante dans cinq ou dix ans, seul le marché déterminera cela. Les représentations
du marché et par ce bais, les représentations du social sont ainsi sans cesse bousculées par les
orientations stratégiques des grands acteurs industriels.
I.3. Ergonomie des services
Nous abordons ici une autre façon de prendre en compte le client, très présente dans le
domaine de la conception, avec ses méthodes et techniques spécifiques et représentée par une
discipline professionnelle : l'ergonomie des services. Si la sociologie vise une production de
connaissance élargie et transversale à l'ensemble des projets de conception et des activités de
France Télécom, l'ergonomie pratique le plus souvent des études ciblées et orientées sur
l'interactivité et sur des rapports plus « immédiats » entre l'utilisateur et l'objet ou le service, de par
son implication plus directe dans les projets (spécification d'interfaces, évaluation de services,
etc.). Elle conserve un lien indirect avec la recherche universitaire dans diverses disciplines
(sciences cognitives, physiologie, psychologie…). Dans un schéma idéal d'entreprise orientée
10
Domaines dits « Market Trends and Technologies »(MTT)
139
client, le concepteur doit être en mesure d'appréhender les difficultés potentielles des futurs
utilisateurs de la technique qu'il développe.
Or même si l'on considère que le processus fonctionne selon cet idéal, il est très difficile
pour le concepteur issu du domaine technique d'être « objectif » vis-à-vis des futures manipulations
que feront les utilisateurs de l'objet technique. En effet, même munis d'études préalables des
populations, les concepteurs pris dans un ensemble de contraintes techniques, de coût et de délais,
ne peuvent concevoir leur système en regard uniquement de ce que souhaite le client ou de ce qui
lui conviendrait le mieux. La pratique des ergonomes dans l'innovation de service, consiste
précisément à introduire un lien entre l'univers technique du concepteur et la réalité des usages du
côté de l'utilisateur. Elle permet aux concepteurs d'intégrer parmi leurs contraintes, celles relatives
à un regard porté plus finement sur l'individu, dans sa façon d'utiliser les objets, ainsi que sur les
mécanismes humains déclenchés par l'interactivité avec les outils (fonctionnements cognitifs,
mémoire, etc.).
La pratique de l'ergonomie est aujourd'hui mise en œuvre pour tous les types d'outils conçus
dans la division R&D de France Télécom, que ce soit des sites Internet, des serveurs vocaux
(dialogue vocal), des interfaces logicielles simples ou des outils « multimodaux » croisant ces
divers supports (travail coopératif, bureaux « virtuels », services intégrés, etc.). L'intervention
ergonomique se situe essentiellement au niveau de la description, de la représentation et de
l'analyse des tâches. Il s'agit d'un découpage des pratiques (ou de l'activité humaine pour reprendre
le terme utilisé dans la spécialité) selon des tâches, réalisées dans un certain contexte, en fonction
d'objectifs, et exécutées selon des procédures qu'il s'agit d'analyser finement et de mesurer
objectivement. Ainsi, l'envoi d'un e-mail à un destinataire par un logiciel, peut-être analysé en tant
que tâche, dans le cadre d'une activité professionnelle par exemple. Les ergonomes utilisent des
outils de mesure, ainsi qu'un concept clé pour leur analyse : l'utilisabilité des outils. L'utilisabilité
est la traduction française du terme usability, issu du courant anglo-saxon des Human Factors. Il
désigne un jugement de qualité dont les attributs sont la facilité d'apprentissage, l'efficacité
d'utilisation, la facilité de mémorisation, l'utilisation sans erreurs, et la satisfaction liée à
l'utilisation.
Nous présenterons plusieurs pratiques d'ergonomie en les organisant selon le degré de
participation du client afin de dresser un état de l'art des activités ergonomiques spécialement
dédiées à la prise en compte du client en conception de services. Nous ne détaillerons donc pas
l'ensemble des pratiques de cette discipline, mais plutôt les principales démarches organisées selon
deux grands types : l'ergonomie d'évaluation et l'ergonomie de conception, et ce dans le domaine
restreint des services (à distinguer par exemple de l'ergonomie des conditions de travail en tant
que branche distincte de la discipline, même si cet aspect est partiellement inclus dans toute
pratique ergonomique).
140
a - L'ergonomie d'évaluation : Test utilisateurs
A un stade très amont de la conception, les ergonomes pratiquent une forme d'évaluation sur
des maquettes ou des prototypes, destinée à orienter la conception dans le sens de la prise en
compte des usages et de l'adéquation aux besoins et pratiques du client. Plus précisément, les
spécialistes tentent de mesurer l'adéquation de la logique technique de l'outil évalué (structure et
architecture du produit ou service, logique fonctionnelle) avec ce que l'on nomme en ergonomie la
« logique utilisateur » (capacités cognitives, logique d'utilisation, habitudes ou usages
antérieurs…). Une de ces méthodes nous intéresse particulièrement car elle comporte une forte
interaction avec le client et caractérise une des formes les plus visibles de prise en compte du
client en conception. Il s'agit du test utilisateur. Un test utilisateur est une méthode d'évaluation
pratiquée le plus souvent en laboratoire, qui consiste à placer un utilisateur potentiel devant une
maquette suffisamment fonctionnelle ou un prototype pour permettre une interaction, et de
reconstituer une situation d'utilisation la plus proche possible de la réalité. L'utilisateur doit
pouvoir se projeter dans une situation proche de son quotidien. Cette méthode est formalisée en
plusieurs étapes :
L'analyse des besoins et la constitution des panels
Un chef de projet formule une demande d'évaluation pour une maquette donnée, et
l'ergonome entame une procédure d'analyse pour comprendre les origines et objectifs de cette
demande et engage un dialogue pour préciser divers points de la formulation. Les demandes
formulées par les concepteurs sont en effet souvent imprécises ou confuses. D'autre part, le
manque de clarté dans la présentation des objectifs de l'évaluation est souvent lié à un manque
d'information de type marketing nécessaire à l'initiation d'une telle méthode. Un exemple
significatif est la difficulté à définir le type de population à recruter pour participer à l'évaluation.
S'il est aisé de dire qu'un outil se destine à un type de profession en particulier, il est plus difficile
en revanche de caractériser l'utilisateur le plus concerné par l'outil parmi la multitude de
représentants de cette profession. Pour réduire cette population vaste, les spécialistes utilisent des
filtres de sélection, composés d'un certain nombre de critères tels que l'âge, le taux d'équipement,
le degré d'intérêt pour les techniques, etc. ; et la sélection de l'échantillon se fait en coopération
avec le concepteur du service. Le rôle de l'évaluateur est donc de guider et d'orienter l'évaluation
en poussant le concepteur à mieux définir sa demande. Pour cela, il effectue également un pré
diagnostic qui se présente comme une forme d'expertise au cours de laquelle l'ergonome apprécie
les fonctionnalités susceptibles de poser le plus de problèmes. Ce pré diagnostic oriente le choix
des fonctions à tester en priorité (tout ne peut généralement pas être testé dans la durée d'un test).
141
A la suite de cette première étape d'analyse des besoins, un cahier des charges de
l'évaluation est rédigé par l'ergonome et validé par le concepteur demandeur. Il présente les
objectifs reformulés, la méthodologie, ainsi que la planification et le chiffrage du coût de
l'évaluation. Il précise également les conditions d'exécution de la prestation et les contraintes liées
soit au degré de développement de l'outil (maquette ou prototype), soit au recrutement des
participants (période de congés par exemple), soit aux délais fixés. Lors d'une évaluation, les
délais de la prestation viennent se superposer à ceux du projet, et il est nécessaire de fixer un
certain nombre de jalons pour pouvoir garantir le maintien des délais fixés. Un jalon
particulièrement important est par exemple la date de livraison de la maquette, car sans elle, toutes
les autres étapes se trouvent décalées. A réception de la maquette évaluée, un certain nombre de
tests « à blanc » sont effectués pour s'assurer d'une part, que la maquette fonctionne correctement
une fois sortie du laboratoire où elle a été conçue, et d'autre part, pour vérifier la pertinence des
scénarios que vont devoir effectuer les clients ainsi que le timing des séances, par des tests dits « à
blanc ». Ceux-ci sont réalisés auprès d'employés qui endossent alors le rôle d'un client. Dans le
même temps, le recrutement des clients « réels » est effectué selon la cible et le planning établi.
La passation des tests et l'analyse des résultats
Les clients sont reçus individuellement ou par deux (plus rarement). Les ergonomes leur
expliquent dans un premier temps les objectifs de l'étude et le rôle qu'ils tiennent dans l'évaluation.
Ils leur présentent ensuite le produit de manière succincte, ainsi que le déroulement de la séance,
puis ils exécutent un certain nombre de scénarios pré-établis dans le cahier des charges,
reproduisant des situations d'usage type, rédigé de manière à ce qu'ils englobent les fonctionnalités
principales fournies par l'outil. C'est lors de la réalisation par l'utilisateur de ces scénarios que sont
mesurés ou évalués les différents critères constitutifs de l'utilisabilité. Enfin, les participants sont
interrogés sur les difficultés qu'ils ont rencontrées à chaque scénario et dans une dernière étape,
leur appréciation globale sur l'outil est relevée pour tenter de mesurer l'intérêt qu'ils y portent
fonction par fonction. Cette dernière phase se présente sous la forme d'une liste de questions et
relève d'une technique d'entretien qualitatif à mi-chemin entre l'entretien semi-directif et le
questionnaire. Les séances avec le client peuvent durer d'une heure à deux heures maximum.
Le client reçoit une compensation pour sa participation à l'évaluation. Pour un test, le
nombre de clients recrutés varie entre cinq (mini-test) et vingt personnes. Même si vingt personnes
ne suffisent pas à représenter l'ensemble d'une population déterminée, ce nombre est toujours
suffisant pour relever des caractéristiques types dans les modalités d'utilisation, les
incompréhensions, ainsi que les erreurs et difficultés de manipulation les plus fréquentes, ce critère
permettant alors de mesurer non pas la performance du système, mais bien la « performance
142
humaine » (Nielsen, 1993, p. 192-195). C'est du moins ce que révèlent des études réalisées par des
ergonomes qui montrent qu'au-delà d'un certain nombre de participants, les erreurs les plus
fréquentes reviennent (ibid, p. 166-169). C'est une limite bien sûr à l'analyse, mais celle-ci ne
prétend pas à l'exhaustivité, l'objectif étant d'abord de contrôler un certain nombre de facteurs
susceptibles, par leur accumulation ou par la gravité d'un seul d'en eux, de favoriser un rejet de la
technique.
Une fois les tests effectués, l'ergonome procède à l'analyse des résultats, en fonction de la
problématique fixée dans les objectifs de l'étude, et de l'analyse des critères propres à l'ergonomie
(facilité d'utilisation, perception de l'interface, mémorisation, logique d'utilisation, intérêt...). Il
croise ainsi les appréciations des sujets et les données effectives issues des manipulations de
l'outil. L'analyse donne lieu à un rapport et à une présentation orale au cours d'une séance qui
réunit l'ensemble des participants au projet, y compris souvent le client interne d'une branche
marketing (ou MOA), et qui prend vite le ton de la négociation. Les arguments ergonomiques sont
confrontés aux arguments techniques et marketing pour discuter de l'évolution future de la
maquette ou du prototype.
Une prestation à valeur ajoutée ?
Le test utilisateur est donc une prestation relativement lourde qui nécessite une
infrastructure et une logistique importante. Il s'agit d'une méthode coûteuse en temps et en moyens
pour l'entreprise, qui est sollicitée après une réflexion préalable concernant l'état d'avancement de
la maquette, le budget du projet et les délais nécessaires. Elle nécessite aussi une vision plus
globale sur les autres actions d'évaluation prévues sur l'ensemble du cycle de conceptiondéveloppement (expérimentations techniques et commerciales par exemple). Néanmoins, le
« retour client » obtenu grâce à ce type d'évaluation tend de plus en plus à être reconnu comme une
valeur ajoutée au service en développement.
Ce type de test, comme cela a été indiqué précédemment, est surtout pratiqué en laboratoire
pour en faciliter les préparatifs et la logistique. Mais les évaluations peuvent également être
effectuées sur le terrain, au domicile du client ou dans une entreprise par exemple. Il s'agit alors de
test in situ. Ils sont moins souvent pratiqués pour les raisons que nous venons de citer, mais ils
peuvent être réalisés pour dérouler sur le terrain des scénarios testés en laboratoire, et ainsi évaluer
l'influence du terrain sur les modalités d'utilisation, ou encore relever des spécificités ou des
facteurs importants dans les usages. Les ergonomes pratiquent également, de manière moins
fréquente, des tests comparatifs qui consistent à faire exécuter au client les mêmes manipulations
sur deux outils différents mais fonctionnellement comparables, de manière à mesurer les points
forts et les points faibles de chacun de ces outils. Ces études comparatives peuvent être utilisées
143
pour évaluer les offres France Télécom par rapport à la concurrence, mais cette pratique est limitée
par la législation freine cette forme d'évaluation de la concurrence.
Le test utilisateur est ainsi un outil de vérification de l'adéquation de la technique, à l'usage
potentiel qui peut en être fait. Il se fonde sur des références normatives de l'activité humaine et sur
un système de mesures issu de recherches universitaires et appliqué à une pratique en entreprise. Il
est ainsi un outil qui s'intègre parfaitement dans la logique de la conception orientée client et les
contraintes du processus de projet. De plus, la présence des individus dans les laboratoires de la
R&D contribue à renforcer l'image de France Télécom d'entreprise « orientée client ».
Expertise et avis d'ergonome
En marge des tests utilisateurs, il existe une autre forme d'évaluation : l'expertise. La plus
simple est une expertise, sous forme d'avis, que les ergonomes apportent ponctuellement à divers
stades d'évolution de l'outil en cours de développement, sans intervention cette fois d'utilisateurs
représentants d'une cible. L'expertise se base à la fois sur les connaissances fondamentales de
l'ergonomie, mais aussi sur l'expérience de l'ergonome en terme de « logique utilisateur » :
« N'est expert que celui qui tire son expertise de l'observation et l'analyse de vrais
utilisateurs. Aucun expert ne peut prétendre représenter ou imaginer toute la diversité
des utilisateurs. Il ne peut donc jamais se substituer aux utilisateurs ; en revanche, il
peut être utile dans une phase préalable ou intermédiaire, entre des test utilisateurs
[…] Dans la pratique, on admet qu'une expertise est valable lorsqu'elle est réalisée,
méthodiquement, par au moins trois experts. » (Ruef, 1993, p. 8).
Cet extrait indique que si le client n'est pas directement présent dans ce type d'évaluation, la
persistance de celui-ci dans les représentations et les logiques d'analyse des ergonomes est jugée
primordiale. L'ergonome intègre en effet la logique utilisateur par son expérience, et la restitue
dans son analyse propre, en la croisant avec des données plus normatives (normes ou critères
d'ergonomie standardisés). Le fait de pratiquer l'expertise avec trois experts vise d'une part à
réduire la part de subjectivité intervenant dans l'analyse et d'autre part à relever un maximum de
« défaillances » des systèmes.
Une autre forme d'expertise s'est fortement développée ces dernières années. Il s'agit de
l'expertise « mono expert » à mi chemin en entre la méthode de l'expertise et le « cognitive
walktrough ». Cette dernière méthode est basée sur le modèle cognitif de l'apprentissage par
l'exploration, qui consiste à se mettre dans une situation se rapprochant de celle d'un utilisateur
pour évaluer les difficultés potentielles que celui-ci pourrait rencontrer. Elle est préparée
généralement par des ergonomes qui sélectionnent un certain nombre de tâches à réaliser, puis elle
est mise en œuvre par un concepteur ou un groupe de concepteurs. Si cette méthode hybride n'est
pas vraiment pratiquée de cette manière dans la division R&D de France Télécom (c'est à dire par
144
les concepteurs issus du milieu technique), les ergonomes en utilisent la logique pour préparer une
expertise « mono expert ».
Toutefois, étant conscients de la validité limitée des résultats par rapport à une expertise
« multi experts » (notamment en termes d'interprétation subjective), la communauté des ergonomes
a largement débattu de cette question et a adopté, pour la qualifier au sein de France Télécom
R&D, les termes « avis d'ergonome », qui la distinguent de « l'expertise ». L'emploi de cette
technique s'accompagne toujours d'une mise en garde quant aux résultats limités qu'elle permet
d'obtenir et quant à la nécessité de les relativiser. L'avis d'ergonome est réalisé par exemple lors
d'un test utilisateur, au moment où l'ergonome effectue un pré diagnostic de la maquette pour
orienter l'évaluation et en élaborer le cahier des charges. Mais il a tendance à être employé de plus
en plus souvent dans un autre contexte, où les délais restreints de la conception et la réduction des
budgets amènent les chefs de projets à demander des prestations ergonomiques courtes et peu
coûteuses. Cette technique répond précisément à ces contraintes, ce qui explique qu'elle soit de
plus en plus souvent sollicitée. Cela fait d'ailleurs débat dans la communauté des ergonomes. Nous
aurons l'occasion de revenir sur ce point dans un prochain chapitre.
b - L'ergonomie de conception
Analyse d'activité et suivi de conception
Il serait réducteur pour l'ergonomie de limiter son intervention à l'évaluation, car les
ergonomes au sein de la R&D de France Télécom interviennent très en amont du processus de
conception et de diverses manières, pour y intégrer le plus tôt possible les contraintes
ergonomiques. Nous avons vu dans notre premier chapitre que les ergonomes pratiquaient
également « l'analyse d'activité en situation réelle » en allant à la rencontre des utilisateurs sur le
terrain, pour effectuer des observations, des mesures et des enquêtes auprès de ceux-ci. Cette
pratique constitue une des démarches de base de l'ergonomie (méthode assez comparable à l'étude
des pratiques en sociologie). L'analyse d'activité apporte en effet des connaissances essentielles
permettant d'orienter la conception dans le sens du client.
Pourtant, c'est ce type d'intervention ergonomique qui est le moins souvent pratiquée par les
ergonomes, malgré le contact de proximité qu'elle procure, en raison du coût et des délais inhérents
à l'investigation sur le terrain. Si cette étape est aussi importante pour les ergonomes, c'est qu'ils en
ressentent le besoin permanent lorsqu'ils sont intégrés à des équipes projets pluridisciplinaires, où
leur rôle est d'apporter cette connaissance pour contribuer à la structuration du nouveau dispositif
technique. La pratique de l'analyse de l'activité est donc une revendication forte des ergonomes qui
demandent en permanence des moyens pour pouvoir la réaliser plus fréquemment. Ils tentent pour
145
cela de chiffrer au mieux les bénéfices d'une intervention très amont, dans l'objectif de légitimer
toujours plus cette pratique. Elle devient le terrain de négociations lors de l'attribution des budgets
des projets et ne cesse de faire débat au sein de la communauté des ergonomes.
Lors d'un suivi de conception, l’ergonome assiste au quotidien le travail des concepteurs
pour participer aux phases de spécification et émettre des recommandations ponctuelles et
évolutives, afin de diminuer le coût de l’intervention en ergonomie dans son ensemble (coûts des
évaluations notamment). L’objectif est de minimiser les validations à répétition durant le cycle de
conception en essayant d’obtenir très tôt une qualité ergonomique satisfaisante. Dans ce cas,
l'ergonome fait généralement partie intégrante de l'équipe de conception. Lorsque le travail de
développement est effectué par des prestataires externes, l'ergonome a également un rôle de suivi
et de validation du travail réalisé. L'ergonome peut intervenir également dans des expérimentations
techniques ou commerciales, au même titre que les sociologues, pour apporter une dimension
ergonomique à l'évaluation. Il existe même au sein de la R&D un laboratoire d'ergonomie chargé
de mettre en place des expérimentations terrain. Enfin, lorsque des ergonomes sont intégrés dans
les équipes projet, ils peuvent rédiger les demandes d'évaluation ergonomique (test utilisateurs)
confiées aux laboratoires de test spécialisés. De cette manière, certaines difficultés peuvent être
évitées pendant la phase préparatoire, au niveau notamment de la formulation des demandes et de
la définition des objectifs d'évaluation.
Guides de style et modèles
L'ergonomie est la discipline professionnelle issue des sciences humaines et sociales la plus
ancienne dans la R&D de France Télécom. Présente au départ pour l'amélioration des conditions
de travail, elle a rapidement su s'adapter à la conception de produits, puis de services. C'est
notamment grâce à cette ancienneté qu'elle est tant représentée aujourd'hui, mais c'est grâce à elle
également que la discipline a pu capitaliser des connaissances et des expériences qu'elle valorise
encore aujourd'hui, en produisant des modèles de documents (procédures d'intégration de
l'ergonomie dans les projets, cahier des charges type pour la conception de manuels utilisateur) et
de guides de styles (recommandations ergonomiques). Un certain nombre de critères standardisés
sont utilisés dans les analyses ergonomiques. Certains sont normalisés, d'autres constituent des
guides de style dont certains font référence dans la discipline, comme par exemple ceux de Bastien
et Scapin (1997, p. 220 – 231).
146
Ils permettent aux analystes de structurer leur méthodes ou leurs outils de mesure de
l'utilisabilité, et d'argumenter leurs recommandations sur différents types de problèmes regroupés
dans les thématiques classiques de l'ergonomie pratiquée à France Télécom R&D, dont nous
donnons quelques exemples ci-dessous :
-
langage et dialogue Homme-Machine (interfaces graphiques ou vocales par exemple),
-
clarification des interfaces (éviter la surcharge des écrans d'ordinateurs par exemple),
-
adéquation des outils aux capacités cognitives et à la logique des utilisateurs,
-
simplification des procédures d'utilisation,
-
apprentissage et appropriation des outils,
-
adéquation aux besoins et attentes des publics (intégration des problématiques marketing)
-
harmonisation des interfaces dans l'ensemble des projets.
De nouveaux critères d'appréciation subjective des outils ont fait leur apparition plus
récemment. Le coût des services en fait partie, de même que la notion d' « affordance », issue du
psychologue de la perception James J. Gibson et véhiculée dans les activités de conception par
Donald D. Norman (Norman, 1999, p. 38 – 43), qui l'a décliné dans le domaine des interfaces
homme/machine. Ce terme difficile à traduire en français renvoie à la perception par l'utilisateur de
l'accessibilité et du confort global d'utilisation fourni par un outil.
L'ergonomie, au travers de ses méthodes et systèmes de mesure, participe à l'amélioration
des services pour les rendre plus faciles à utiliser, plus adaptés aux pratiques des individus, mais
dans le même temps, elle participe également à la normalisation de la technique et de l'utilisateur
en tant qu'être cognitif et usager de la technique. C'est à partir du travail des ergonomes, entre
autres, que vont être décidées les évolutions du produit, lors de séances de restitution des analyses
où sont présents, la plupart du temps, les concepteurs en charge du projet et la maîtrise d'ouvrage
qui finance le projet. Il s'agit de véritables séances de négociations où se confrontent arguments
ergonomiques, techniques, stratégiques et commerciaux, les arguments ergonomiques n'ayant pas
toujours une place de choix face aux arguments marketing (délais de lancement de l'offre
notamment).
Mais l'exigence de rationalisation, de mise en conformité à des normes de qualité, ou
d'instrumentation de la conception tendent à générer une multiplication de chartes, de règles
d'ergonomie appliquées, de standardisation des interfaces, qui se présentent comme autant de
recettes ergonomiques rapidement applicables en projet et sans l'intervention des ergonomes. Nous
verrons dans la troisième partie de ce chapitre que cela pose d'ailleurs un certain nombre de
problèmes : l'homogénéité des règles incluses dans ces prescriptions normées ne sont en effet, pas
toujours en accord avec l'hétérogénéité des projets, des segments de populations visées, et des
problématiques de conception orientée vers la satisfaction du client. L'harmonisation des outils et
des interfaces a été pendant longtemps un cheval de bataille de l'ergonomie. Aujourd'hui, face à la
147
diversification accrue des services, à la segmentation croissante des publics, et face aux besoins de
distinction concurrentielle, le souci d'harmonisation se trouve confronté à des stratégies marketing
de différenciation selon une plus grande diversité de critères.
II. ANTICIPER ET FAVORISER LES USAGES
L'intégration de la problématique des usages, dans sa dimension temporelle notamment, a
joué un grand rôle dans le domaine de la conception en introduisant certaines contraintes que nous
venons de décrire. Les processus de formation des usages sont pris en compte très tôt dans la
conception. Le but est d'une part de les anticiper (relever les facteurs leviers de la formation des
usages), et d'autre part de favoriser leur développement (appropriation des services par le plus
grand nombre de clients et le plus rapidement possible). Des méthodes et des techniques sont donc
mises en œuvre pour répondre à ces deux objectifs.
II.1. Evaluer les concepts et idées de services
Face au raccourcissement des cycles de conception et à la contrainte toujours plus forte
d'inscription sociale future de la technique, les idées de produits ou services nouveaux sont
évaluées de plus en plus tôt dans le domaine de la conception. Pour cela, des techniques dérivées
du marketing et de la psychosociologie sont employées pour effectuer des pré-tests de concept, qui
se traduisent par des réunions de groupe11 (ou entretiens collectifs), généralement désignés dans le
domaine de la conception sous le terme de « focus group ».
a - Origines et fondements théoriques
L'essor initial de la méthode de l'entretien collectif, est lié à l'émergence dans les années
soixante d'une « ethnographie des audiences » et d'un « mouvement intersubjectif » (Mattelart, op.
cit., pages 75 à 90) (témoignant d'un investissement des sciences cognitives et de la psychologie
dans le champ du social), consacrant par exemple le développement de la linguistique, de
l'ethnométhodologie ou du behaviorisme. Elle est basée sur plusieurs fondements théoriques.
Tout d'abord, elle s'appuie sur l'analyse du contenu, qui renvoie à l'analyse fonctionnelle et
structurale du discours apparue au tout début du XXe siècle et qui a été appliquée en premier lieu à
l'analyse de la presse, puis à l'étude de la propagande et aux recherches politiques (cf. Lasswell,
11
L'analyse que nous proposons ci-après est issue de nos recherches bibliographiques et de lectures
diverses, de la formation professionnelle que nous avons reçu auprès de l'Institut Supérieur du Marketing de
Paris (support de cours « livret pédagogique 2000 »), et de notre expérience en tant qu'animatrice-analyste de
réunions de groupe à France Télécom R&D.
148
1971), avant d'être étendue et enrichie à partir des années soixante, avec le développement
notamment de la micro-informatique puis des logiciels d'analyse de contenu. Le développement de
la créativité, en tant que discipline, a également été un élément moteur du développement des
réunions de groupe avec par exemple la célèbre technique du Brainstorming. La créativité a été
initialement mise au point dans des objectifs de résolution de problèmes et de recherche de
solutions. L'approche alors adoptée est basée sur la quantité (des idées) plutôt que sur la qualité.
Selon Osborn (1988), la quantité entraînant la qualité, la technique du brainstorming appelait la
constitution de groupes de personnes. Ces principes se sont ensuite enrichis par les travaux de
divers spécialistes centrant leurs travaux sur l'imaginaire et la subjectivité et sur leur confrontation
à la pensée rationnelle (la confrontation étant génératrice de créativité). D'autres recherches et
études expérimentales, menées sous l'impulsion de logiques industrielles ont permis de
perfectionner les méthodes de créativité appliquées aux groupes12.
Les premières théories sur la créativité remontent au lendemain de la seconde guerre
mondiale, à une époque où d'une part, de nouvelles formes d'organisation du travail et des activités
émergent dans les entreprises et, d'autre part des travaux d'universitaires nord-américains sur l'art,
la créativité, la psychologie enfantine ou l'éducation se développent. Les travaux des chercheurs
visent alors à identifier les facteurs permettant de stimuler la créativité des individus. La créativité
commence ainsi à être décrite en tant que propriété que possède chaque individu, en quantité
variable, et qui se révèle plus ou moins au fil des situations, favorables ou non à son expression. Il
y aurait ainsi des situations dites « créatives » (Lowenfeld, 1959). Maslow (1959) distingue quant
à lui la créativité primaire (spontanée, jaillissante, à caractère ludique) de la créativité secondaire
(contrôlée, disciplinée, non ludique). Taylor (1959), qui conçoit plutôt la créativité comme un
processus résultant sur la production d'idées neuves et « valables », dégage cinq niveaux
hiérarchisés de créativité (expressive, productive, inventive, innovante, émergente). Ces théories
ne cessent par la suite et aujourd'hui encore, d'être enrichies par les travaux de cogniticiens ou de
psychosociologues ainsi que par les études empiriques. Les capacités créatives sont alors par
exemple, mises en rapport avec la personnalité des individus et leurs traits de comportement (e.g.
Mussen, 1956 ou Helson, 1967). La discipline « créativité » s'impose alors progressivement, avec
ses méthodes et ses techniques, et elle se formalise progressivement avec par exemple, les travaux
de travaux de William J. J. Gordon (1965) sur la « synectique », une méthode de créativité fondée
sur la confrontation d'idées.
12
Elles visaient par exemple à mesurer la variation des performances en fonction de la taille des
groupes et à mener des études expérimentales pour analyser cette variation.
149
A travers cette importante production scientifique, les fondements théoriques de la créativité
s'établissent. Ils continuent aujourd'hui de générer une abondante littérature scientifique et
d'alimenter des pratiques applicatives dans de multiples champs, tels que ceux du management et
de la gestion des ressources humaines (motivation au travail par la diversité et la mobilité, discours
sur l'autonomie), de l'éducation ou de l'art. L'étude de l'imaginaire et la créativité ont dans les
années quatre-vingt dix investit le cadre de l'innovation de services, en se concentrant d'abord sur
la créativité des ingénieurs puis sur celles des clients.
Antoine Picon dit de l'imaginaire qu'il possède un « caractère matriciel et flexible » par
lequel naissent des images pouvant se « substituer les unes aux autres » (Picon, 2001, p. 45-46).
Cette notion de substitution correspond aux mécanismes de la créativité décrits par Gordon, fondés
sur la capacité des individus à effectuer des analogies. En effet, Gordon propose quatre types
d'analogie correspondant à diverses formes de substitution (d'idées ou de concepts) :
-
L'analogie personnelle renvoyant à une substitution chercheur/ objet.
-
L'analogie directe correspondant à une substitution de type objet/objet.
-
L'analogie symbolique permettant la substitution d'objets ou de concepts et notamment la
substitution Image/objet,
-
L'analogie fantastique pour la substitution fantastique/réalisme.
Gordon (1965) montre que par le déclenchement de ces mécanismes d'analogie et de
substitution, il s'opère chez l'individu un changement dans la structure psychologique d'une
situation perçue. Il appelle cette structuration soudaine l'intuition (insight). C'est sur ces
fondements notamment que qu'ont été élaborées les techniques utilisées dans la méthode des
réunions de groupe, basée également sur le postulat que la verbalisation spontanée stimule la
production des idées. L'application la plus connue des techniques de créativité dans le management
des activités, est sans doute le « brainstorming » (ou « remue-méninges ») développé dès 1936 par
Alex Osborn, considéré comme « le père » de la créativité, et largement utilisé depuis dans
diverses activités telles que la publicité, le marketing, ou, pour ce qui nous intéresse surtout ici, la
conception de services.
Par ailleurs, la psychologie sociale ou psychosociologie, au croisement donc de la
psychologie et de la sociologie, a fortement influencé l'essor de ces pratiques d'évaluation en
groupe. Depuis les travaux d'Auguste Comte (1839) ou d'Emile Durkheim (1895)13 qui ont permis
la caractérisation de l'individu comme être social et qui ont mis en évidence les influences sociales
13
Pour ces deux auteurs, voir les références fournies en « bibliographie complémentaire ».
150
qui agissent sur la personne, la dichotomie individu/société a perduré et a été aux fondements de la
constitution de la psychologie sociale qui s'est ensuite développée autour de l'analyse des relations
en tant que processus dynamique, ou encore dans le développement des travaux sur les
représentations sociales des individus. La psychologie sociale prend donc comme objet les
relations sociales ou interpersonnelles (concept sociologique fondé sur une vision systémique de la
société), et étudie leur fonction déterminante et structurante des individus et des pratiques sociales.
Plusieurs théories sont issues de cette discipline et ont conduit à des approches multiples de
l'objet, telles que les approches behavioristes (du psychologue Carl Hovland), cognitivistes (du
psychologue Kurt Lewin), phénoménologiques, symboliques (Mead, 1934), ou ceux de Lévi
Strauss (1958) avec l'approche structurale. Cette diversité des approches va répartir les chercheurs
dans de grands courants de pensée tel que le situationnisme (accent mis sur la situation), le
structuralisme ou le fonctionnalisme (accent mis sur les structures de relations « universelles » qui
ordonnent la vie sociale ou sur les fonctions essentielles de la communication). La psychologie
expérimentale et notamment les travaux de Kurt Lewin sur la dynamique des groupes au
Massachussetts Institute of Technology (MIT), ainsi que la psychosociologie industrielle
représentée par Elton Mayo (Mattelart A. et M., 1995, p.28), ont fortement contribué à
l'élaboration des méthodes d'évaluation de groupes qui sont pratiquées aujourd'hui. Plus
généralement, leur développement a été grandement favorisé par l'interactionnisme sociologique et
la méthode empirique développée par l'école de Chicago.
b-
La notion de concept au cœur de la méthode
Sur le plan méthodologique, la psychologie de la communication des groupes met en œuvre
l'analyse des représentations, par l'intermédiaire d'une analyse du discours des individus, dans
laquelle trois facteurs de sens sont généralement identifiés, selon les théories de la linguistique :
l'auteur qui énonce le discours (contexte propre de l'individu), le discours lui-même (contexte de la
réunion de groupe), et l'interprétation de l'analyste (définie comme une « économie de la parole
intégrée »). Nous verrons plus tard que l'essor de ces théories centrées sur la notion de groupe
participe d'une évolution actuelle majeure dans les sciences sociales. Mais auparavant, il nous reste
à expliquer comment ces méthodes ont pu s'infiltrer dans le champ de la conception.
151
Leurs premières applications au milieu du XXe siècle, ont lieu dans un contexte bien
particulier et un champ limité :
« L'origine des focus groups, ou groupes de discussion, remonte à la Seconde Guerre
mondiale et aux films de propagande, dont les producteurs s'efforçaient d'apprécier
l'impact. Ils eurent l'idée d'organiser des projections devant des salles différemment
composées afin de mieux évaluer les effets produits. On demandait aux spectateurs
d'appuyer sur un bouton, vert quand ils adhéraient au message, rouge quand ils
s'estimaient heurtés. La projection était suivie d'une discussion avec un animateur
pour permettre l'expression des réactions et des commentaires. Cette méthode est
devenue ensuite très populaire dans le marketing pour identifier les préférences et les
goûts des consommateurs » (Barthes, Callon, Lascournes, 2001, page 224).
L'application au marketing et à la publicité de la méthode des réunions de groupe date des
années soixante-dix avec l'utilisation des réunions de consommateurs pour des tests de packaging,
ou de noms de marque. Elle incorpore à la méthodologie globale des réunions de groupe, des
techniques « projectives et créatives ». La technique de groupe est également employée à partir des
années quatre-vingt pour l'analyse de la réception des médias. Elle est beaucoup plus récente dans
les activités de R&D (années quatre-vingt dix) et son insertion est sans doute à mettre en relation
avec l'essor des services d'une part, dans lesquels la dimension immatérielle induit de plus grandes
difficultés à conceptualiser l'offre en amont (en opposition à la réalisation concrète d'une maquette
ou d'un prototype), et avec la transformation du processus d'innovation dans lequel l'innovation
marketing a plus d'importance qu'auparavant.
La méthode des réunions de groupe sert en effet dans le domaine de la conception, à
l'évaluation (ou test) des nouveaux concepts et utilise la créativité et les représentations des clients
pour faire émerger des idées de services, ou des projections d'usages potentiels de la technique.
Cette forme d'évaluation est pratiquée par des acteurs de la conception appartenant le plus souvent
à une discipline des sciences humaines et sociales, ayant reçu une formation adaptée à la pratique
des réunions de groupe en entreprise, et que nous désignerons ici par les évaluateurs. Elle peut
également être sous-traitée auprès de consultants spécialisés en marketing de l'innovation.
L'utilisation de cette méthode en conception répond encore et toujours à une rationalisation
des activités dans un contexte de raccourcissement des délais de conception. Elle permet de tester
les concepts très en amont, avant que ceux-ci donnent lieu au développement coûteux
d'applications n'intéressant pas les clients. Elle offre ainsi un moyen supplémentaire de gérer un
des risques de la conception. En ce sens, elle est liée à la formation des usages que l'on essaie par
là d'anticiper au mieux en s'assurant que les concepts à l'origine des services sont acceptés (ou
assumés pour reprendre un terme propre à l'analyse psychosociologique) par les clients. Le but
également est de favoriser une meilleure appropriation des outils qui en naîtront. La méthode est
jugée bien adaptée à l'innovation grâce à la dynamique de groupe et son potentiel créatif. En effet,
dans une situation individuelle, il est considéré que la projection dans le futur est une projection
152
risquée vers un inconnu, qui freine ainsi l'expression et ramène trop vite l'individu à la réalité
(phénomène d'autocensure). En revanche, les spécialistes estiment que la situation de groupe crée
un contexte sécurisant et dynamisant, où l'expression de chacun est libre, sans contrainte, dans
lequel la censure est proscrite, permettant dès lors l'expression en groupe d'une plus grande
créativité (elle-même issue de l'articulation de situations individuelles et des contradictions
émergeant du collectif). Le groupe reproduit en quelque sorte et vise à produire également une
« mise en scène de la vie sociale » (Castel, 1981, p. 178)
Cette méthode consiste donc en la réunion d'un échantillon homogène de clients,
« significatif »14 d'une cible, pour profiter de la « dynamique » créée par la situation de groupe tout
en gérant les rapports de pouvoir inhérents à cette situation. Nous verrons plus loin qu'il existe un
grand nombre de techniques destinées à contrôler cette dynamique.
Un point clé de cette méthode est donc le concept. A la suite de Ferdinand de Saussure,
Herbert Marcuse emploie le mot concept pour désigner la représentation mentale d'un objet :
« Il est ainsi appréhendé comme le résultat d’un processus de réflexion. Cet objet de
pensée peut être quelque chose qui est emprunté à la vie quotidienne, à la vie
pratique, ce peut être une situation, une société, un roman. […] il détermine une
certaine relation universelle, une certaine condition universelle qui est essentielle à
l’objet particulier et qui constitue la forme dans laquelle il peut apparaître comme un
objet concret d’expérience » (1968, p. 129 – 130).
Elaborer un concept est une fonction du langage à la portée de tous. Le concept est une
chose publique, que chacun va pouvoir « interpréter » et « projeter » dans sa réalité propre. Le
concept peut être considéré comme un référent commun à un groupe d'objets, contrairement par
exemple à l'idée, qui se rattache plutôt à un objet en particulier. Chacun peut donc avoir une
représentation propre d'un concept et sonder un concept revient à sonder une diversité de
représentations. Une des premières étapes des réunions de groupe étapes consiste donc, à partir
d'un concept élaboré et décrit par les concepteurs, à le formuler précisément par écrit afin d'établir
dans un premier temps entre l'évaluateur et le concepteur un consensus sur sa définition. Dans un
deuxième temps, il est retravaillé pour construire une définition suffisamment pour les participants
du groupe qui le découvriront. La formulation précise du concept va permettre de préciser le degré
de concrétisation de celui-ci, qui va grandement influer sur l'orientation de la méthode.
Dans le cas d'un concept très amont qui n'est pas matérialisé en termes d'applications de
services et qui se révèle même difficilement formulable (il s'agit généralement d'un potentiel
14
Les spécialistes évitent généralement d'employer le terme « représentatif » qui correspond
traditionnellement au terme utilisé dans la technique du sondage, pour désigner un quota quantitatif relatif à
une population estimée en données chiffrées. Les échantillons représentatifs sont plutôt liés au domaine de la
statistique où l'on effectue des calculs sur des quotas minimum validés par des formules mathématiques. Pour
des petits échantillons de personnes, les évaluateurs préfèrent parler d'échantillon significatif.
153
technique que l'on souhaite transformer en service), le travail consiste en une recherche plutôt
créative, par une investigation large des attentes des individus et par une sollicitation plus poussée
de l'imaginaire et la créativité des participants, afin de matérialiser le concept en termes de
fonctionnement et de design. Il s'agit plutôt d'une séance de créativité appliquée à un domaine
particulier. Un autre degré de concrétisation peut être caractérisé par un concept que l'on a réussi à
formuler de manière explicite. Deux cas de figure peuvent alors se présenter. Dans le premier cas,
le concept est formulé clairement mais il n'est pas matérialisé. Il s'agit donc d'évaluer la manière
dont les participants s'approprient le concept et en imaginent des applications en termes de
services. La créativité des participants est toujours sollicitée, mais les spécialistes vont insister sur
les diverses applications imaginées pour les tester plus finement. C'est ce type d'évaluation qui a
été par exemple mis en œuvre à France Télécom R&D pour l'évaluation du concept de « vêtement
communiquant ». Le second cas de figure concerne un concept déjà matérialisé à travers un certain
nombre de « concrétisations de services » imaginées par les concepteurs. La phase de créativité est
donc réduite et il s'agit plutôt de confronter les idées des concepteurs aux représentations du
groupe dans une démarche que l'on peut plutôt qualifier de résolution de problème, visant à
optimiser le concept et valider les idées d'applications.
La préparation de ce type d'évaluation révèle dans la phase préparatoire d'analyse, de
grandes difficultés pour les concepteurs et chefs de projet, d'une part pour formuler leur idée et
d'autre part pour la projeter vers un « point de vue utilisateur ». L'opération préalable de
formulation du concept, qui peut paraître simple a priori, est en réalité une contrainte forte pour
les concepteurs. Un concept mal formulé peut donner lieu à un rejet total de celui-ci par le groupe,
en raison d'une difficulté de compréhension, écourtant ainsi la séance et représentant de ce fait un
coût inutile. Cette étape est donc primordiale et elle requiert un soin particulier pour « anticiper ce
risque ». Enfin, l'origine du concept peut être de sources multiples :
-
L'équipe de conception procède à un brainstorming interne d'où émerge le concept. Parfois
l'idée est émise par une personne isolée.
-
A travers une étude de marché, ou une étude de veille, un client interne d'une branche
marketing détecte un concept jugé intéressant et souhaite que celui-ci soit approfondi par la
R&D pour faire naître des idées de services.
-
Le concept émerge d'une étude d'usage, d'une étude prospective, ou d'une évaluation de
produit ou de service antécédente.
Quelle qu'en soit l'origine, le concepteur doit en premier lieu s'approprier le concept et le
« retraduire » en termes de conception, c'est-à-dire en termes de projet. Généralement, l'opération
de formulation du concept génère quantité d'échanges entre divers intervenants (marketing,
concepteurs, évaluateurs). De plus, le travail avec l'évaluateur consiste en une re-formulation dite
« créative » d'un problème intégrant à la fois la re-formulation du concept et la re-formulation des
154
objectifs et des ambitions de l'enquête. Il s'agit d'une double re-formulation qui va servir à
l'évaluateur à s'approprier l'univers du projet. Cette opération est claire pour un analyste
expérimenté, mais la démarche peut paraître plutôt obscure au concepteur qui doit changer de
point de vue et doit se projeter lui-même dans une vision étendue du contexte de l'évaluation, tout
en s'écartant de la logique dominante de la fonctionnalité technique. Ceci demande des efforts au
concepteur et une certaine adresse de la part de l'évaluateur pour mener le dialogue pendant cette
étape. L'ensemble des interactions existant entre les différents acteurs autour de cette pratique,
renvoie également à des difficultés propres à la dimension pluridisciplinaire de la conception, que
nous traiterons de manière plus approfondie dans la troisième partie.
c - Méthodes diversifiées et techniques d'animation
Les différents degrés de matérialisation des concepts, ainsi que la définition de la cible des
participants donnent lieu à trois types de réunions de groupe, ayant leurs particularités
méthodologiques (Catz, Defuans, 2000) :
-
Les séances de créativité : la créativité, rappelons-le, se veut une démarche de résolution de
problème. Le problème est en effet posé sur le terrain d'une réalité située (qui renvoie dans
notre contexte à l'innovation de services), puis les spécialistes cherchent à en éloigner le
groupe en « stimulant l'imaginaire » par une opération qualifiée de « détour latéral », avant
de revenir à la réalité (croisement). L'imaginaire produit par l'éloignement (ou la pensée
latérale) résulte d'un ensemble de stimuli qui nous l'avons vu est favorisé par la dynamique
de groupe. Ces stimuli font émerger des idées qui sont ensuite sélectionnées en fonction du
problème à résoudre. Ce type de séance peut durer d'une demi-journée à deux jours.
-
Les groupes projectifs créatifs (ou « non directifs ») durent quelques heures seulement, et
s'effectuent avec moins de participants. L’objectif des groupes projectifs est d’analyser de
façon approfondie les motivations et les freins des individus face à un concept, d'explorer
leur imaginaire, de formuler des hypothèses créatives et d'analyser le contenu d’un discours
sur un thème donné.
Ces deux premiers types de réunion de groupe utilisent la méthode appelée « Etude de
Motivation Créative (EMC) » qui puise dans les motivations préconscientes et inconscientes, et
qui est jugée plus adaptée à une démarche prospective ou créative (innovation).
-
Les focus groups (on se focalise sur), appelés encore groupes directifs ou tables rondes
sont un troisième type de réunion de groupe, plutôt adapté à la résolution rapide de
problèmes rationnels (souvent utilisé pour former des groupes d'experts ou dans les
démarches de Conception à l'Ecoute du Marché (CEM), ou encore en prospective avec la
155
méthode Delphi par exemple (une méthode de groupe itérative basée sur des estimations et
des probabilités).
Pour ces diverses méthodes, l'organisation des séances est généralement la même : un
animateur, qui sera également l'analyste des résultats, guide la discussion à partir d'un guide préétabli qu'il a mémorisé. Il veille dans le même temps à conserver une bonne dynamique de groupe
à instaurer une ambiance conviviale, généralement favorisée par un buffet offert aux participants.
Une personne placée dans la salle un peu à l'écart du groupe prend des notes les plus complètes
possibles, qui seront le principal support utilisé pour l'analyse des résultats. Les séances sont de
plus enregistrées sur support audiovisuel pour permettre à l'analyste de revenir sur certains points
importants, ou pour vérifier l'émetteur d'une phrase donnée, parmi les participants du groupe.
Quelque soit la méthode de groupe choisie, les séances comportent toujours une phase
d'introduction standardisée comportant notamment la présentation de l'évaluateur et de son rôle
dans le groupe, et la présentation de consignes types dont voici quelques exemples :
-
« La censure ou l'autocensure sont interdites »,
-
« N'ayez pas peur des préjugés ou de dire n'importe quoi »,
-
« Tout ce qui est dit est intéressant pour nous ».
Il s'agit en fait de « manager » le groupe et d'y instaurer un climat de confiance et de
décontraction maximum, afin de réduire le contrôle que les personnes exercent sur elles-mêmes ou
sur les autres, et diminuer ainsi la déperdition d'énergie générée par la situation de groupe. Dans
cet objectif également, une phase dite « de purge » est systématiquement pratiquée. Les
spécialistes considèrent en effet que les participants, avant d'arriver à la séance, ont déjà
appréhendé la situation et se sont en quelque sorte préparés à se retrouver en groupe, dans des
locaux appartenant à France Télécom. Il est supposé qu'ils ont pu pré analyser la situation,
travailler mentalement des arguments relatifs à leur vécu des Télécoms (relatif par exemple au coût
élevé de la dernière facture de téléphone), ou avoir préparé un discours afin de se positionner tout
de suite et de justifier leur présence à la réunion. Il s'agit donc pour l'analyste de faire évacuer dès
le départ les discours et les représentations censés perturber la dynamique de groupe, afin d'obtenir
des personnes un comportement plus spontané et « libéré » de ces pensées qui maintiennent les
individus dans une certaine tension. Il est établi en effet que l'attitude créative que l'on souhaite
développer repose sur la pensée positive, qui vise à faire ressortir ce qu'il peut y avoir de « bon »
dans la présentation d'un concept.
La phase dite « de purge » permet donc aux sujets d'évacuer les représentations négatives
associées aux télécoms ou à France Télécom en particulier et elle est présentée aux participants
comme un exercice d'échauffement, pendant lequel il est demandé aux participants d'énoncer
spontanément toutes les images et tous les mots qui leur viennent à l'esprit lorsqu'on évoque le
156
téléphone, les Télécoms, le portable, ou encore l'informatique. Il n'est pas rare dès lors d'entendre
évoqués le coût des télécommunications ou d'Internet, l'intrusion dans la vie privée et la sécurité
des données, la liberté, etc. autant de termes relatifs au vécu négatif des personnes vis à vis des
Télécoms, à la persistance des représentations inscrites dans les discours médiatiques par exemple,
ou aux angoisses profondes de ces personnes. Ces évocations négatives reviennent de manière
récurrente pendant toute la durée d'une séance. Elles ne sont généralement pas étudiées en tant que
telles dans le détail. Elles entrent dans les arguments de la négociation finale qui vont permettre
d'évaluer le degré d'acceptation du concept, et les décisions qui vont permettre soit de l'améliorer,
de le reformuler ou de l'abandonner. Néanmoins nous verrons plus tard que d'autres spécialistes
s'attachent de plus près à ces représentations non positives pour mener des travaux plus prospectifs
et à une plus grande échelle que celle des projets de services.
Une fois cette phase de purge et d'échauffement effectuée, l'analyste peut aborder
progressivement le concept à tester, de manière générale tout d'abord (approche thématique par
exemple), puis en apportant peu à peu des précisions sur le concept ou les idées de services. Dans
les réunions de groupe, il y a une alternance systématique des phases de projection / création (ou
divergence) et des phases de rationalisation (croisement) grâce à diverses techniques. Les
techniques de projection consistent à parler comme si l'on était un autre, de manière très
spontanée. Les images et les représentations symboliques émergent de ce fait plus facilement car
l'individu ne se sent ni jugé, ni obligé de se dévoiler aux autres membres du groupe. Mais il ne
s'agit que d'une distanciation apparente car les représentations renvoient bien à l'inconscient (ou au
préconscient) et au vécu des individus.
Il existe un grand nombre de techniques formelles que nous ne décrirons pas de façon
exhaustive, mais dont nous pouvons donner quelques exemples :
-
Les techniques associatives ou analogiques (plutôt employées pour la créativité) : elles
proposent d'associer à un thème des images mentales par la pulsion de mots ou la pensée
par images (les participants énoncent les mots qui leurs viennent spontanément à l'esprit
sans réfléchir). Par exemple, l'animateur emploie la consigne « si je vous dis "téléphone",
quelles sont les images qui vous viennent à l'esprit ? ».
-
Les Questionnaires Auto-Administrés (QAA) : ils permettent par un travail écrit proposé
individuellement à chaque participant, de relever les représentations individuelles
(technique utilisée notamment quand le groupe devient difficile à contrôler et que l'on
souhaite « casser » temporairement la dynamique du groupe),
-
Les techniques projectives telles que « le portrait » qui consiste à faire émerger du groupe
un profil type de l'utilisateur d'un service par exemple.
157
-
L'écriture d'un scénario de film, exercice très ludique qui pousse les participants à
scénariser leurs projections, leurs représentations.
-
Les exercices pendant lesquels les sujets doivent produire des schémas (des réseaux de
relation par exemple), qui traduisent le mode de représentation des personnes par rapport à
un sujet d'enquête et qui expriment le vécu lié au contexte personnel des participants.
Ces techniques s'accompagnent de consignes types données par l'analyste, dont la
formulation est supposée être « neutre » et qui permettent de recueillir une verbalisation plus
spontanée, comme par exemple la formule « quelles sont les mots, les images qui vous viennent à
l'esprit ? » qui est préférée à la suivante : « à quoi cela vous fait-il penser ? », qui suppose déjà un
processus de réflexion et de traduction de la pensée. Chaque phase créative ou projective est suivie
d'une phase de rationalisation pendant laquelle il est demandé au groupe d'expliquer pourquoi telle
image a émergé, ou pourquoi tel service a été imaginé. Les évaluateurs recherchent les mots
prononcés par les participants les plus adaptés au concept étudié, les représentations émergentes
les plus positives ou négatives, etc. Pour cela, des techniques dites « synthétiques » ou «
déductives » sont employées.
Par les techniques projectives, relevant de la créativité, les animateurs cherchent à
contourner le discours rationnel des individus, pour identifier les images profondes inscrites dans
les représentations. Les images renvoient à l'inconscient collectif qui fonde les résistances, les
attraits et les motivations des individus. Par la rationalisation en revanche, les animateurs
confrontent ces représentations à la réalité afin de vérifier la pertinence de leur interprétation et
d'évaluer leur acceptation sociale par les sujets (i.e les sujets assument-ils ce qu'ils ont dit
auparavant ?).
L'évaluateur est un analyste, pour les phases de préparation comme nous l'avons vu, mais
également pour les phases d'interprétation relevant de l'analyse de contenu qui va faire émerger le
sens des discours. L'évaluateur a également un profil d'animateur qui fait appel à des qualités dites
« humaines ». La qualité de l'animation exige notamment le maintien d'un pouvoir pour diriger
l'expression, distribuer la parole (en s'assurant que chaque participant pourra s'exprimer
individuellement par exemple ou en repérant un leader dans le groupe pour freiner une trop forte
intervention) et empêcher la discussion de s'écarter du sujet. Mais cette « autorité » doit à la fois
être mesurée pour ne pas créer de conflits entre les participants ou avec l'animateur. L'animation
est donc considérée comme un phénomène mimétique puisque l'animateur capte la dynamique du
groupe et s'y adapte en permanence. Cette pratique requiert évidemment une bonne expression
orale (puissance de la voix, ton non directif et non accusateur) et de savoir utiliser correctement sa
gestuelle pour gérer l'espace physique où est réuni le groupe en faisant preuve de présence et de
dynamisme (s'agiter suffisamment pour ne pas « endormir » le groupe, mais pas trop pour ne pas
158
générer de stress). Enfin la planification des séances étant très précise, l'animateur doit contrôler
l'horaire en permanence. Le développement de ces qualités d'animation et l'acquisition de ces
compétences nécessitent une pratique régulière de cet exercice.
Les qualités de l'animateur influent donc énormément sur la qualité des résultats. Une
animation trop ou pas assez autoritaire, ou une interprétation trop hâtive des discours peuvent
transformer complètement les résultats. C'est une des critiques majeures adressées à la méthode
qui induit des biais dans l'interprétation des résultats. Il est évident que cette méthode fondée sur la
pensée toute positive de l'innovation de service ne peut prétendre à une véritable objectivité
méthodologique. Néanmoins, elle se propose de fournir des orientations, des pistes en utilisant les
représentations mentales issues du groupe, et en essayant de limiter au maximum l'intrusion dans
ces représentations, de celles de l'animateur. En tout état de cause, la présence même de
l'animateur et le contexte artificiel créé par la situation sont déjà des perturbations. La tentation est
grande pour certains acteurs de la conception non-spécialistes de pratiquer l'animation et l'analyse
de groupe, mais ceux-ci se retrouvent rapidement confrontés aux diverses difficultés que nous
avons évoquées, et choisissent finalement soit de sous-traiter à d'autres acteurs de l'entreprise ou à
des prestataires externes, soit de se former à la technique. Ceci explique la présence croissante en
conception de personnes formées à cette méthode ainsi que l'essor sur le marché de la formation
professionnelle de stages spécialisés.
La méthode des réunions de groupe est mise en œuvre de diverses manières à France
Télécom. Elle est pratiquée le plus souvent par des ergonomes ou des psychosociologues ayant
suivi une formation professionnelle et elle est appliquée tant pour la prospective, dans le but de
faire émerger des scénarios futuristes, que dans l'évaluation des concepts, ou encore au sein des
équipes (brainstorming) pour favoriser la créativité des concepteurs.
Son coût global est moins important qu'un test utilisateur et elle nécessite une logistique
réduite. Elle illustre une manière très poussée d'aborder le client dans des dimensions multiples
(psychosociologique, symbolique, ethnologique, idéologique, voire psychanalytique). La méthode
des réunions de groupe nous montre ainsi la manière dont l'offre est construite à ses premiers
stades. Avant même d'exister, elle est pensée en termes de projets en accord avec les objectifs de
rentabilité de l'entreprise, elle est pensée également de façon positive et toute cause possible de
représentation négative est éliminée le plus tôt possible. Le client est sollicité ici pour délimiter les
contours d'une offre déjà élaborée dans des schémas mentaux, qui progressivement prendront
forme dans la technique et dans l'usage programmé et prescrit de celle-ci. Le client intervient ici
pour définir les limites de l'acceptabilité de ce qu'on lui prépare. La question posée au client en
effet n'est pas « qu'est-ce que vous voulez ? », mais «ce que l'on a imaginé pour vous vous semblet-il acceptable et qu'en ferez-vous ? ». En ce sens, la méthode agit comme une pré-programmation
159
des réponses attendues, elle-même construite à partir des représentations dominant dans la
politique et le discours de l'entreprise.
II.2. Détecter les tendances et anticiper l'avenir
On retrouve ce type de questions dans d'autres pratiques de l'entreprise, et notamment dans
les activités de prospective de services. Les évolutions culturelles, les modes de vie, les modes
d'organisation économique des activités, les phénomènes de modes, les grands débats publics :
toutes ces expressions caractérisent des tendances socio-économiques. Leur identification et leur
suivi sont devenus précieux pour définir ou anticiper le contexte de l'insertion des nouveaux ou
futurs services, et son influence sur les usages que pourraient en faire les individus. En effet, pour
suivre la réflexion de Ruth Scheps : le but assigné à la prospective ne serait pas de prédire l'avenir
mais plutôt de « s'interroger sur les futurs en germe dans la situation présente » (Sheps, 1996,
p. 11), et cela passe donc nécessairement par un travail d'analyse de cette situation.
a - La prospective orientée usages
Les travaux des sociologues pratiquant la sociologie des usages ou les études ergonomiques
sont une des ressources de la R&D pour obtenir ce type d'informations relatives tant à la sphère
domestique et privée que professionnelle. Mais ces approches plutôt centrées sur un terrain précis
ne suffisent pas toujours à comprendre et expliquer les origines des changements ou des
phénomènes observés, même si des éléments macrosociologiques y sont intégrés afin de détecter
des « signaux » dit faibles ou forts, chargés de sens et donc interprétables, combinables en vue
d'une analyse synthétique. C'est précisément là qu'intervient la prospective. Développée dans les
années soixante par les grandes nations soucieuses de comprendre les dynamiques sociales et les
difficultés potentielles que prépare l'avenir, la prospective permet de prévoir sur le long terme des
« dangers » ou « périls » potentiels (carences énergétiques, risques écologiques…) auxquels
pourraient être confrontées ces nations.
La discipline connaît un essor important à partir des années quatre-vingt en se rapprochant
des besoins des entreprises, donnant ainsi naissance à une prospective dite « stratégique », dont
l'objet est de réduire les risques et les incertitudes liées au marché, par la mise en évidence de
tendances (sociétales, économiques, technologiques). Si ce phénomène de professionnalisation de
la prospective en entreprise a provoqué l'éclatement de la discipline en diverses branches ou du
160
moins en diverses formes d'application, les principes demeurent les mêmes et celle-ci est toujours
liée à une posture stratégique et volontariste :
« Nos anticipations vaudront ce que vaut la combinaison de quelques ingrédients
comme la qualité de nos observations, la pertinence de nos analyses, la vraisemblance
de nos scénarios, sans oublier, notamment, la finesse de notre capacité d'écoute ou la
fertilité de notre imagination créatrice, le tout en cohérence avec notre vision
stratégique. » (Quentin, 2002, p. 42).
Nous pouvons noter deux grandes caractéristiques des méthodes employées en prospective :
d'une part, elles réunissent les dimensions quantitatives et qualitatives de l'information, et d'autre
part, elles visent l'élaboration de scénarios probables du futur. Une des plus connue est la méthode
« Delphi », issue de la créativité et consistant à regrouper des experts autour d'un thème d'analyse
prospective. A travers ses méthodes, la prospective trouve une légitimité forte dans une entreprise
innovante en situation concurrentielle et orientée vers la prise en compte du client. Elle est
désormais très présente dans la R&D de France Télécom grâce à la mise en place progressive
depuis la période de réorganisation des années quatre-vingt, de laboratoires ou cellules de
prospective. Un des « pôles de recherche » de France Télécom R&D15 est dédié à la prospective de
services. Sa mission est caractéristique du recentrage global des activités de France Télécom vers
les services et il nous intéresse particulièrement du point de vue de la prise en compte du client
puisqu'il est fortement orienté sur les usages sociaux et les représentations dans une dimension
interdisciplinaire.
L'intégration croissante de sociologues dans les équipes de conception a permis de faire
émerger la problématique des usages en tant qu'outil pertinent de prospective de services. C'est
ainsi qu'en 1999, a été créé le pôle de prospective de services en grande partie orienté sur les
usages. Cette démarche marque une étape importante dans la reconnaissance de l'importance des
usages pour l'innovation. Le pôle de recherche ne se contente pas de mener une prospective centrée
sur les usages, il couple à celle-ci une prospective technologique permettant de rapporter
l'évolution de l'offre technique à l'évolution de la société, dans une dimension de plus en plus
internationale, et en se dotant d'un réseau d'experts. Comme toutes les activités de la R&D, la
prospective est menée dans une démarche de rationalisation des activités. Ce qui implique une
fourniture de résultats exploitables et adaptés à l'objectif principal de France Télécom qui consiste
en un renouvellement permanent sur le marché d'une offre capable de générer des résultats
financiers. Cette démarche est donc inscrite dans une vision moyen terme des évolutions, pour
15
Il existe plus d'une quinzaine de pôle de recherche à France Télécom Recherche et développement,
centrés soit sur des technologies spécifiques, sur des domaines d'applications particuliers ou sur des
problématiques logicielles par exemple. Ces pôles réalisent des travaux transversaux aux différentes activités
de projet de la R&D et sont fortement en relation avec les milieux universitaires et les centres de recherche
français ou étrangers.
161
suivre l'évolution du marché et de la société, qui nous l'avons vu, sont perçus dans un processus de
transformation accélérée.
b - Usages, «sens » et significations
La prospective est donc une discipline qui s'attache à relever dans l'activité sociale des
signaux, faibles ou forts, mais des signaux chargés de sens qui peuvent permettre d'anticiper sur
des risques potentiels, de mettre en lumière des tendances fortes au sein de la société, et dans le
domaine de l'entreprise en particulier, d'orienter l'innovation de services et d'anticiper les usages
des techniques : « La vision prospective donne du sens "signification", la stratégique donne du
sens "direction" »(Quentin, 2003 [a], page 40). Dans cette logique, les usages sont ici considérés
en tant que signaux (faibles pour des usages « détournés », ou émergents et forts pour des usages
massivement développés par exemple.). La prospective orientée sur les services et les usages se
sert donc fortement des études d'usages pour alimenter ses travaux, afin d'anticiper les ruptures
technologiques grâce à une veille adéquate, mais également les ruptures d'usages liées à des
technologies émergentes. D'autre part, comme nous l'avons vu précédemment, un des apports
majeurs de la sociologie des usages est d'avoir mis en évidence le fait que si les individus utilisent
une technique, c'est que celle-ci fait sens pour eux, qu'elle représente un moyen d'accomplir un
projet ou de réaliser une intention d'où l'emploi majeur du concept de signification d'usage.
La prospective met en lumière des stratégies et techniques de résistance des individus face à
l'introduction des nouveaux outils et ces analyses sont largement récupérées sur le plan
opérationnel. Le travail de prospective à sa manière permet de prévoir les facteurs pouvant induire
des effets négatifs sur la société et par là, d'anticiper sur les résistances qui pourront être opposées
aux techniques en voie de développement. La recherche de prescripteurs auprès d'une communauté
va précisément dans ce sens. De même, les études sur « l'acceptabilité sociale des services »,
contribuent à définir les facteurs de résistance, tout comme l'ergonomie plutôt axée sur le travail
mental en situation, peut évaluer les résistances liées aux capacités physiques, cognitives et
organisationnelles. Les perceptions négatives émises lors d'une réunion de groupe intéressent donc
fortement les prospectivistes.
Lorsque Pierre Chambat (Chambat, 1994 [a], p.45) évoque au début des années quatre-vingtdix, le peu d'intérêt dans le débat public pour les orientations et les choix technologiques, pour
l'acceptabilité des techniques ou pour l'impact de leur introduction dans la société, sans doute
n'imagine-t-il pas que cela donnera lieu à ce jour, dans la R&D de France Télécom, à des pratiques
professionnelles autant influencées par la problématique des usages.
162
c - Les concepteurs comme ressource interne
L'activité de prospective à la fois socio-économique et technologique utilise grandement les
ressources humaines internes de la conception. Les équipes sont mises à contribution selon leur
domaine d'activité « services ». Les concepteurs se projettent dans l'avenir, et utilisent le niveau de
compétences et les connaissances spécifiques qu'ils ont de leur domaine, pour tenter d'imaginer les
évolutions que pourraient connaître les techniques dans un avenir où le contexte socio-économique
serait différent. Il s'agit de définir une "vision" de la société à des horizons de cinq ans environ.
Ainsi dans le domaine particulier de la télémédecine, par exemple, les concepteurs
imaginent les nouveaux outils de soins à distance et les nouveaux outils de communication, dans
un contexte imaginé en regard de l'évolution actuelle des systèmes de santé (développement de
l'hospitalisation à domicile par exemple). Dans le domaine de l'habitat pour donner un autre
exemple, les concepteurs imaginent une nouvelle génération de bâtiments largement équipés dès le
gros œuvre, de technologies de télécommunication évoluées rendant possible des applications de
services diversifiées.
Il s'agit donc d'un travail de projection dans l'avenir faisant appel à l'imaginaire des individus
confronté à la réalité des évolutions actuelles, dans des champs d'activités déterminés au sein
desquels ils sont considérés comme « experts ». Cette technique est empruntée à la
psychosociologie qui nous l'avons vu, travaille beaucoup avec la dialectique de projection /
rationalisation. Ce travail nécessite également un certain nombre de ressources en information
telles que les études socio-économiques ou d'usages, réalisées spécifiquement pour le travail
prospectif ou déjà existant déjà par ailleurs. Les projections ciblées sont croisées avec des
tendances plus générales comme par exemple le thème toujours plus fort de la « mobilité » des
individus.
Afin de projeter des visions prospectivistes à plus long terme, rien n'empêche également de
puiser dans la science-fiction qui regorge de représentations collectives intéressantes à explorer.
La vision issue de ce travail est ensuite scénarisée pour apporter une dimension plus concrète au
"monde" imaginé, grâce à des techniques narratives exprimant des scènes de la vie quotidienne
(illustrations sous forme de bandes dessinées animées par exemple). Sur une toile de fond
décrivant un contexte « technico-socio-culturel », les usages de techniques futuristes sont
scénarisés. Il est alors question de scénarios prospectifs appelés au sein de France Télécom des
« Dreamstories » (récits de rêves).
Dans une démarche d'innovation, la prospective est une discipline qui est créatrice de
nouvelles idées de services, mais elle est également un outil stratégique permettant de démontrer la
capacité d'innovation et d'anticipation de la R&D. Ses activités nécessitent une coordination à
plusieurs niveaux. Au niveau des équipes, il est nécessaire de coordonner et d'animer le travail de
163
réflexion des concepteurs. Une personne est généralement désignée pour remplir cette fonction.
Qu'elle soit ou non spécialiste (elle ne l'est pas dans la plupart des cas car rares sont les équipes qui
possèdent ce type de compétences), cette personne remplit le rôle type d'un animateur de séance de
créativité, ce qui suppose un certain nombre de qualités et de connaissances qui influent sur la
qualité et l'efficacité du travail issu de ces séances. Cela donne lieu dans la plupart des cas à des
séances de brainstorming, plutôt qu'à de véritables séances de type créativité ou focus group.
Néanmoins, les compétences mises en œuvre sont suffisantes pour faire émerger des idées et les
concepteurs ont le plus souvent des dispositions à « rêver l'avenir », qui sera nécessairement
empreint d'une culture technicienne. Les besoins de coordination ne se situent pas uniquement au
niveau des équipes. Plusieurs équipes travaillent en effet sur des domaines similaires
(télémédecine, habitat, handicap, secteurs professionnels, technologies de réseaux, etc.). Il est donc
nécessaire de réunir et de classer les scénarios prospectifs par domaine, pour offrir une lecture
ordonnée et plausible des scénarios. Le pôle de prospective de services a donc une mission
implicite de management d'une prospective répartie sur l'ensemble des laboratoires de la R&D,
tâche délicate en raison du volume et de la diversité de ce terrain. De ce fait, il témoigne à nouveau
de la dimension collective et pluridisciplinaire de la conception.
Ce que venons de présenter constitue en quelque sorte une utilisation de la ressource « client
interne » de l'entreprise, les représentations collectives des ingénieurs étant mises à contribution.
Le concepteur est utilisé pour son expertise, qui se définit non seulement vis-à-vis de ses
connaissances techniques, mais également vis-à-vis de la connaissance du marché qu'il possède à
son niveau, de ses capacités créatives, ou encore de son statut d'utilisateur potentiel. Nous voyons
ici que le statut attribué à l'ingénieur correspond à celui d'un individu acteur aux compétences et
expertises multiples. Il est en outre possible, pour certains scénarios prospectifs jugés d'un intérêt
accru par rapport à la stratégie de l'entreprise et à l'évolution du marché, que le client final
intervienne pour donner son avis sur les idées de services ou les concepts présentés dans les
scénarios prospectifs. Il s'agit là d'une démarche de type « évaluation de concept ». D'une manière
générale, la prospective faisant appel à toutes sortes de compétences et d'expertises, a recours de la
même manière à une grande diversité de méthodes impliquant le client (enquêtes, réunions de
groupes, sondages, etc.).
164
III. LES ESPACES DE RENCONTRE AVEC LE CLIENT
III.1. Les structures d'accueil internes
Face aux multiples formes d'intégration du client dans les activités de conception, la division
R&D de France Télécom s'est peu à peu dotée d'équipements adaptés à cette acquisition de
connaissances sur les individus et à l'accueil des « clients finaux » dans ses locaux, à l'image par
exemple des structures du Laboratoire d'Ergonomie des Produits dépendant du Laboratoire
National d'Essai (LNE) de Paris. Pour les évaluations ergonomiques ou les évaluations de concept,
plusieurs laboratoires de test, appelés initialement Ateliers de Démonstration et de Découverte
(ADD) ont été mis en place dès 1997 dans la division R&D de France Télécom. Il s'agit de locaux
équipés spécifiquement pour ces évaluations. Une régie audiovisuelle permet le contrôle de
plusieurs salles de test ainsi que l'enregistrement des évaluations.
Selon les cas, plusieurs types de données sont enregistrés :
-
La voix du client, pour les diverses critiques, remarques, et attentes qu'il formule pendant la
séance.
-
Les manipulations effectuées sur le service évalué (lorsqu'il s'agit d'un parcours sur un
écran d'ordinateur, l'image de cet écran, avec les déplacements de souris et les changements
de page sont enregistrés simultanément avec la voix).
-
L'ensemble d'un groupe (son et image) lors d'une évaluation de concept, ainsi que les notes
prises par l'animateur pendant la séance.
-
Le visage du client, pour capter ses expressions (étonnement, agacement…)
-
Le regard du client lors de l'utilisation d'outils d'eye-tracking.
Dans la régie audiovisuelle, les concepteurs sont souvent présents pour assister aux
évaluations relatives à leur projet. Ils peuvent ainsi être confrontés de fait aux difficultés éprouvées
par les utilisateurs « testeurs » et aux représentations spontanément émise par les individus. Plus
rarement, les représentants marketing des unités d'affaires assistent également aux tests. Avec les
enregistrements, les évaluateurs disposent d'outils de travail précieux pour leur analyse qui va
nécessiter un dépouillement et une analyse fine des discours (verbalisations des clients) et des
manipulations ou des difficultés rencontrées par les clients lors de ces évaluations. Ces
enregistrements servent également à appuyer les rapports d'analyse, grâce à une sélection d'extraits
- restitués sous forme de verbatim écrits ou de séquences audiovisuelles compilées particulièrement convaincants lorsqu'ils sont présentés à l'équipe projet lors des restitutions des
165
résultats. Les laboratoires équipés de traceurs (analyseurs informatiques des manipulations
effectuées sur les systèmes) disposent encore d'informations supplémentaires à présenter.
Posséder dans ces laboratoires de tels équipements répond à la fois à des contraintes de
confidentialité puisqu'on évite de passer par des prestataires externes, et d'une stratégie dite
« d'internalisation » (posséder et/ou faire avec les moyens internes à l'entreprise) visant à réduire
les coûts des évaluations, qui pour répondre aux exigences de prise en compte et de satisfaction du
client, sont de plus en plus fréquemment pratiquées. Jacob Nielsen, ergonome anglo-saxon ayant
notamment travaillé pour les laboratoires de Recherche de Bell Communications, a déposé sur le
site « useit.com » un article commentant un descriptif des coûts de réalisation d'une évaluation de
type focus group (2 séances avec deux groupes) proposée par un consultant new-yorkais en 1998.
Cette étude prend en compte toutes les étapes et les contraintes de réalisation (rémunération d'un
animateur-analyste, repas pour le groupe et les intervenants professionnels, recrutement et
rémunération des participants, location d'une salle et d'un équipement audiovisuel et informatique),
et estime le montant total de cette évaluation (n'incluant pas le travail effectué par le demandeur et
l'analyste dans la phase préparatoire) qui s'élève à 11 640 Dollars (Nielsen, 2003, en ligne).
Bien que, comme le précise J. Nielsen, ce coût soit estimé au plus haut (si l'on considère
comme lui que New York est une ville où les coûts sont généralement plus élevés que dans d'autres
villes des Etats-Unis) et rajoutons, non comparables comme tels en France, nous comprenons que
la possession d'une infrastructure de test interne à l'entreprise permette de réaliser d'importantes
économies et qu'il peut s'agir d'un investissement pertinent face à la rationalisation des coûts. La
plupart des grandes entreprises développant des services d'informatique ou de Télécoms sont
équipées de tels laboratoires. Une étude menée en 1994 par ce même auteur révèle que ces
laboratoires sont apparus dans la plupart des cas dans les années quatre-vingt ou quatre-vingt dix
(Bellcore, British Telecom, Microsoft, Philips, Sun Microsystems par exemple). France Télécom
s'est ainsi alignée dès sa privatisation aux logiques industrielles des grands acteurs du marché de
l'Informatique et des Télécoms (Nielsen, 1994, pages 3-8).
Il existe d'autres types de structures répondant à des objectifs sensiblement différents. Il
s'agit de laboratoires également dédiés à l'accueil du client, mais plutôt à des fins de démonstration
que d'évaluation, même si l'on profite toujours de la présence du client pour évaluer les ressentis
subjectifs. Cette deuxième catégorie « d'espace client » englobe des structures appelées « Espace
innovation » et « Espace de découverte ». Le succès rencontré par les premières structures de ce
type mises en place au tout début des années 2000, a rapidement entraîné le développement d'un
réseau d'espaces d'accueil du client, implanté sur chaque site de R&D, et appelés « Les jardins de
l'innovation », appellation évoquant la nouveauté, la croissance, et l'art de faire avec la métaphore
du jardinage. Ce sont des espaces où sont démontrées la capacité d'innovation et les compétences
166
de l'entreprise dans le but de renforcer l'image de France Télécom aux yeux des populations
locales (élus et citoyens, chefs d'entreprises, universités…) et des médias.
Pour le plus publicisé et le plus volumineux de ces espaces ouverts publiquement, i.e. « Le
Studio Créatif »16 qui s'est inspiré des méthodes de travail du Media Lab du MIT (Massachusetts
Institute of Technology) de Boston, l'objectif est nettement différent. D'une part, il comporte un
espace reproduisant un logement futuriste constituant également un espace d'observation équipé de
caméras et de micro. Dans celui-ci, les techniques nouvelles (maquettes, prototypes) sont
présentées telles qu'elles pourraient être insérées dans la société, mais dans un futur prospectif. On
y propose également des films animés ou des clips vidéo. Le studio ressemble en cela aux espaces
destinés aux tests marketing des produits de grande consommation, dont se sont équipés bon
nombre de producteurs (Findus par exemple17). D'autre part, il se veut un espace de rencontre avec
les pouvoirs publics, la presse, ou les industriels. La démarche de ce laboratoire est ainsi à michemin entre la psycho-sociologie et la prospective et remplit également un rôle de vitrine
d'innovation.
Dans ces différents laboratoires, les clients sont accueillis non pas pour être mis en situation
de test, comme c'est le cas très explicitement avec les Ateliers de Démonstration et de Découverte
(ADD), mais plutôt pour découvrir les dernières innovations produites par les équipes projets, pour
participer à l'innovation en imaginant à cette occasion des usages potentiels, ou encore pour
« imaginer » les Télécoms du futur (à des horizons long terme) grâce à une mise en scène
savamment étudiée. Bien entendu, toutes les projections - si futuristes soient-elles - émergeant lors
d'une visite d'un ou de plusieurs clients, sont systématiquement rationalisées pour en évaluer le
potentiel créatif à plus ou moins long terme (évaluation de concept). La pratique est similaire celle
de la prospective de services que nous avons évoquée précédemment, dont les résultats d'études
sont testés auprès des clients.
Du simple espace de démonstration présent sur les plus grands sites de France Télécom
R&D, en passant par les ADD, jusqu'au studio créatif où le client baigne dans une ambiance
futuriste très scénarisée, les structures d'accueil du client sont désormais nombreuses. Quelle que
soit l'orientation de ces laboratoires, tous ont un double rôle : ils permettent non seulement de
recueillir à des degrés divers l'avis du client, mais ils sont également une vitrine de la capacité
d'innovation de l'entreprise et ont donc comme mission sous-jacente de véhiculer l'image
« novatrice » de l'entreprise et d'affirmer son positionnement en tant qu'entreprise orientée client.
Ainsi, le terrain de la R&D recèle-t-il de plus en plus de pratiques relevant plutôt du champ
commercial ou des relations publiques (ce qui implique nécessairement une évolution des
16
Issu d'une démarche plus ancienne ayant donné sa première une première dénomination « Créanet »à
ce studio, remplacée par la suite.
17
Voir l'article « Comment vit-on… dans le "loft" de Findus », Challenge n°210, 2003.
167
compétences au niveau global de la R&D). En effet, en entrant dans un laboratoire, même si la
caractéristique « utilisateur » domine, un individu ne cesse pas pour autant d'être d'un client qui
reste toujours à séduire. L'invitation des clients dans les laboratoires véhicule une image forte :
celle de l'accueil, de l'attention et de l'intérêt portés à la personne, mais aussi celle de la
compétence de l'entreprise véhiculée par le matériel perfectionné, les accès sécurisés qui
impressionnent généralement les visiteurs.
Avoir des laboratoires d'essais internes est un avantage pour l'entreprise. D'une part, cela lui
permet de garder un bon niveau de confidentialité des actions en cours. Mais de plus, les analystes
acteurs de l'entreprise acquièrent des compétences supplémentaires dans leur domaine grâce à leur
meilleure connaissance du secteur des Télécoms (par rapport à une étude qui serait sous-traitée
auprès d'un consultant extérieur). Cela présente plusieurs avantages comme par exemple de
générer un dialogue plus aisé entre les utilisateurs rencontrés et les concepteurs. Enfin, dans un
contexte de crise financière comme cela était le cas pour France Télécom en 2003, la disponibilité
des compétences et des locaux au sein de l'entreprise limite la sous-traitance coûteuse de ce type
d'études auprès de consultants spécialisés.
Il n'est pas rare également que les ingénieurs de la R&D de France Télécom soient sollicités
pour participer à des évaluations. Deux cas de figure motivent cette pratique. Dans le premier cas,
l'outil développé s'adresse à un public technicien qui doit être doté de compétences en
informatique. Les compétences des ingénieurs peuvent alors être utilisées sans trop introduire de
biais dans les résultats car la population de test est comparable à la population à laquelle est
destiné le système en cours de développement. Les spécialistes veillent toutefois à recruter des
ingénieurs qui ne sont pas spécialistes du domaine de recherche concerné. Dans le second cas,
l'outil développé s'adresse au grand public et le personnel peut être aussi considéré dans cette
dimension-là. Mais à ce moment-là, le fait que ces représentants internes du grand public sont de
vrais « professionnels » de la technique est pris en compte : ils ne sont donc pas représentatifs de
l'utilisateur néophyte par exemple et la méthode prétend moins à la validité. Le recours à cette
ressource a lieu uniquement lorsque les délais de réalisation de la prestation sont très courts, ou
lorsque le budget ne permet pas de faire appel à de « vrais clients ». Cette solution peut aussi être
utilisée pour préparer et affiner au mieux une évaluation qui sera ensuite effectuée auprès de
clients externes.
III.2. Le territoire du client et les espaces virtuels
L'accueil du client dans les laboratoires de R&D présente donc un certain nombre
d'avantages pour tester les maquettes, les prototypes et les concepts, mais il ne permet pas de
prendre en compte le contexte dans lequel évoluent les individus dans leur quotidien. D'autres
168
techniques consistent donc à réaliser des enquêtes de terrain, c'est à dire au domicile des personnes
et dans les entreprises où travaillent les professionnels. Ces enquêtes nous l'avons vu, servent
essentiellement la sociologie (étude des pratiques sociales et des comportements de
consommation) ou l'ergonomie (analyse d'activité).
Mais les actions à l'extérieur des laboratoires ne se limitent pas à ces enquêtes de pratique et
d'usage. Les expérimentations sont une autre forme d'intégration du client à l'extérieur de
l'entreprise et concernent des phases plus avancées du processus de conception (on parle souvent
de phases de pré-déploiement qui caractérisent une des dernières étapes avant le lancement
commercial d'un nouveau service). Elles s'organisent le plus souvent avec le concours
d'organismes partenaires qui sont soit des entités marketing de France Télécom (les Directions
Régionales essentiellement), soit des collectivités locales, soit des entreprises. Nous pouvons citer
en exemple, pour sa dimension publique, l'expérimentation qui a eu lieu sur la commune de
Mérignac lors des élections présidentielles de 2002, au cours de laquelle a été testé un système de
vote électronique élaboré par une équipe internationale regroupant divers partenaires (Siemens,
France Télécom R&D, l'agence Aquitaine Europe Communication, le Ministère de l'Intérieur
Italien, l'agence italienne Ancitel)
dans le cadre d'un projet financé par la communauté
européenne18.
De manière plus générale, les expérimentations visent plusieurs objectifs souvent cumulés,
et il est possible de les regrouper selon quatre grands types ou objectifs (la tendance veut que ces
quatre objectifs soient désormais intégrés systématiquement) :
-
Les expérimentation techniques : elles ont pour but de tester la fiabilité des systèmes
développés, de mesurer les conséquences de leur implantation sur la gestion des réseaux et
le trafic, d'analyser les erreurs produites et donc d'améliorer la qualité technique des
systèmes et de prévoir les difficultés de déploiement des nouveaux services sur les réseaux
et sur l'activité des unités opérationnelles.
-
Les expérimentations de trafic et d'usage : elles permettent de mesurer les échanges générés
sur un réseau lors de l'utilisation d'un service par un groupe d'utilisateurs, à des fins
marketing (augmentation du trafic, volume de données échangées) et d'estimer sur une
durée la formation des usages (fonctions les plus utilisées, fonctions non-utilisées, parcours
individuel de chaque utilisateur, apprentissage progressif). Les outils utilisés pour répondre
à ces objectifs sont les analyses de trace, les enquêtes quantitatives et qualitatives
(entretiens et questionnaires, observations). Elles permettent de produire des rapports
18
Projet IST-1999-21109, qui a donné lieu notamment à l'expérimentation d'un système de vote par
carte à puce avec transmission de données sécurisées, les 21 avril et 5 mai 2002.
169
détaillés sur les difficultés ergonomiques rencontrées par les utilisateurs, sur l'intérêt porté
par ceux-ci aux diverses fonctions, sur les problèmes liés à l'insertion des techniques dans
un environnement (quels services sont sollicités dans l'organisation qui accueille
l'expérimentation ? quelles ressources sont mobilisées ? quel coût cette insertion
représente-t-elle ? Quelles transformations peuvent être observées dans l'organisation de la
structure ? etc.). Nous retrouvons ici des préoccupations typiquement liées à l'innovation et
à l'insertion sociale des techniques.
-
Les expérimentations commerciales : elles ont lieu lors du lancement d'une nouvelle offre
commerciale, le plus souvent opéré sur une région test, avant d'être étendu au territoire
national. Si ces expérimentations sont pilotées par les Directions Régionales de France
Télécom (entités marketing), elles impliquent de plus en plus souvent des équipes
pluridisciplinaires formées en partie de personnels de la R&D, (ayant participé au
développement de l'offre de préférence) pour les aspects techniques, sociologiques ou
ergonomiques.
-
Les expérimentations événementielles : les expérimentations peuvent prendre des formes
beaucoup plus informelles lorsqu'elles sont menées par exemple à l'occasion de
manifestations événementielles. Les équipes projet participent en effet de plus en plus à des
salons professionnels ou grand public, afin de répondre à une exigence de communication
dans la gestion de projet (améliorer l'image de l'entreprise en valorisant l'innovation et les
compétences de l'entreprise, promouvoir les offres…). Mais ces manifestations sont aussi
considérées comme un bon moyen d'évaluer auprès du public les services présentés.
L'entreprise peut ainsi proposer au public les nouvelles techniques (et transmettre ainsi une
image forte), mais aussi recueillir l'avis des visiteurs (observation, questionnaires,
entretiens..).
Ainsi, France Télécom R&D a présenté au public lors de la manifestation « Villette
Numérique »19, le projet Quinte-sens, un système haut-débit de « transmission sensorielle » offrant
des animations interactives (visite virtuelle ou création graphique) intégrant la diffusion d'odeurs,
le toucher à retour d'effort (technologie haptique), le dialogue vocal et la vision en relief. Ce projet
exploitant les technologies les plus avancées et une multitude de compétences de l'entreprise, est
un véritable instrument concurrentiel permettant de démontrer l'avance technologique de
l'entreprise auprès du grand public et des professionnels du Numérique. Dans le même temps,
19
« Villette Numérique », manifestation dédiée à la Création et aux Arts Numériques, 26-30 septembre
2002, Cité de La Villette, Paris (manifestation dont France Télécom R&D était partenaire).
170
l'exposition au public permet de recueillir des avis sur les usages potentiels d'un tel système et d'en
améliorer le fonctionnement.
De même, le projet « Pilotexpo » a été expérimenté lors du salon « Educatec »20, au cours
duquel un réseau sans fil (Wifi) a été temporairement mis en place. L'expérimentation consistait à
prêter aux visiteurs des PC de poche de type assistants personnels. Les services proposés sur ce
réseau permettaient aux visiteurs de se repérer dans le salon, d'accéder au programme et à la liste
des exposants, de choisir une langue, ou encore d'accéder aux informations presse pour les
journalistes. Il s'agissait donc ici de tester lors d'un événement particulier, un ensemble de services
dédié aux manifestations événementielles. Une telle expérimentation a pu être mise en place grâce
à un partenariat entre industriels, sociétés de services et collectivités.
Un autre exemple est le soutien apporté par la Fondation France Télécom au projet « AUSSI
(Analyse d'Usages Sociaux de l'Internet) », de l'Observatoire des Usages d'Internet (OUI), qui
étudie le développement des usages de services Internet résultant de projets préalablement
sélectionnés (notamment pour mesurer l'écart entre les objectifs annoncés et les usages réels). Ce
type d'expérimentation vise précisément à sensibiliser les porteurs des projets mais surtout, à
« faire progresser la méthode d'analyse des usages ».
Les expérimentations, résultats d'une coopération entre la R&D, les services Communication
et le marketing, répondent donc à divers objectifs à un moment donné du processus d'innovation.
Elles sont un lieu de rencontre des techniques d'évaluation en laboratoire (test utilisateurs,
enquête), des techniques d'évaluation sur le terrain, de pratiques marketing et commerciales, et de
contraintes politiques et stratégiques liées aux partenariats établis (dans le cas de l'expérimentation
de vote électronique du projet européen E-Poll à Mérignac, le contexte de politique locale des
élections constituait un ensemble de contraintes supplémentaires délicates à intégrer dans
l'organisation). Elles impliquent donc une forme de management bien spécifique mêlant à la fois la
gestion de partenariats avec de multiples entités et la communication stratégique entre une
multitude d'acteurs (qui ne bénéficient pas tous du même statut vis-à-vis de la diffusion de
l'information ou des même niveaux de confidentialité).
Les expérimentations contribuent également à l'innovation grâce aux résultats obtenus qui
alimentent et actualisent ainsi les ressources nécessaires à la conception de nouveaux services et de
nouvelles offres. Dans certains cas, elles sont une étape ultime de validation avant les phases de
commercialisation des nouvelles offres. La politique française de décentralisation favorise sans
aucun doute la multiplication des expérimentations locales, et de manière plus générale, nous
constatons que le local tend de plus en plus à être un instrument mis au service d'une
compréhension de problématiques plus globales (Mabileau, 1999, pages 183 à 186). Parfois la
20
« EDUCATEC » (Salon Mondial de l'Education), Paris - Porte de Versailles, 20-23 novembre 2002.
171
validation par une ou des expérimentation(s) locale(s) suffit souvent à déclencher le lancement
d'offres, mais il faut se replacer ici dans le contexte d'expérimentations où l'objectif est avant tout
d'obtenir une validation du bon fonctionnement technique du service expérimenté (à ce stade, la
validation « client » ou « utilisateur » a un poids moindre). Ce passage quasi-obligé par les
expérimentations dans les cycles de conception agit comme une condition suffisante pour la
validation de la technologie et remplit par ailleurs une fonction « d'exemplarisation » et de
formation précoce des utilisateurs à la technique nouvelle (Ledun, 2005, p. 381-382). Enfin,
comme le souligne justement Ernst Cassirer, « l'expérimentation, entendue en toute rigueur, ne
vise-t-elle jamais le cas réel, tel qu'il s'impose hic et nunc avec la plénitude de ses déterminations
particulières, mais, bien plutôt, un cas idéal que nous lui substituons » (Cassirer, 1977, p. 288)
III.3. Les traceurs et les outils en ligne
Internet a généré de nouveaux usages, liés à la spécificité du support et à la présentation
particulière de l'information sur celui-ci. De ce fait, les usages d'Internet ont généré de nouvelles
formes d'investigation en transformant la temporalité dans la relation au client. En effet, les outils
traditionnels d'observation ne se montraient guère adaptés à l'analyse de ces multiples clics parfois
frénétiques sur une souris nécessaires au déplacement sur un site, ou d'un site à l'autre, ou encore à
la lecture sur l'écran, deux actions majeures de l'interaction avec le système technique (perception
et navigation). Il est très difficile par exemple d'observer in situ les pratiques sur Internet (clics
rapides, durée et lieux de consultation variables). C'est pourquoi, à la fin des années quatre-vingt
dix, de nouveaux outils informatiques et de réseaux ont commencé à se diffuser dans le domaine
de la connaissance des usages.
Ces outils permettent une forme élaborée d'analyse de trafic (i.e., quantité de données
circulant sur un réseau) puisqu'il est possible de savoir non seulement quel est le parcours effectué
par un utilisateur qui navigue de site en site sur Internet, mais aussi quels sont les outils de
navigation utilisés pour effectuer ce parcours (boutons, liens, menus…). Ceci permet donc de
mieux comprendre la logique de navigation de l'utilisateur et d'obtenir des indications sur son
intérêt pour l'information contenue dans les sites (ordre de consultation des rubriques
d'information, temps passé sur une rubrique…). Cela permet également d'évaluer l'ergonomie du
site (boutons peu utilisés, essais/erreurs de parcours et difficultés notoires, nombre de recours à
l'aide ou au plan du site…).
Ces outils sont qualifiés de « traceurs » car ils permettent de relever et d'analyser des traces
informatiques, qui sont dans un second temps interprétées par des spécialistes. L'apparition de tels
outils illustre d'une part la pénétration de l'informatique dans certaines pratiques comme forme
d'instrumentation des pratiques liées à la connaissance des usages, ainsi que l'importance prise par
172
la dimension qualitative de l'information dans l'étude des comportements des utilisateurs. Mais si
ces traces de consultation permettent de recomposer le parcours effectué par l'utilisateur, elles ne
permettent pas en revanche, de connaître les motivations de l'utilisateur et de percevoir les
intentions motivant chaque clic de souris. Ainsi, les nouveaux outils qui se multiplient sur les
marchés et que l'on associe parfois à des démarches plus globales, telles que le Customer
Relationship Management (CRM) ou Gestion de la Relation Client (GRC), créent nombre
d'interrogations et font également l'objet de débats professionnels ou scientifiques sur les qualités
des résultats obtenus par cette technique. En effet, le suivi des usages à l'aide de relevés de traces
permet de présenter des faits, mais il ne permet pas à lui seul de les expliquer ou de les interpréter.
Les relevés informatiques sont donc de plus en plus fréquemment croisés avec d'autres types de
données plus sociologiques ou avec des études de terrain ou de laboratoire.
Dans cette même catégorie d'outils, nous pouvons également citer les instruments de eyetracking qui dans leur fonction première permettent de comprendre le suivi du regard lors de la
lecture sur écran d'un point de vue psycho-cognitif, mais qui, aujourd'hui, sont utilisés pour relever
des traces afin de reconstituer le parcours du regard sur l'écran, et de le croiser avec les traces
informatiques de navigation. Enfin, grâce à des logiciels spécifiques, Internet a généré de
nouvelles façons d'interroger le client par des échanges électroniques (mails, formulaires, analyse
des forums…). Ces techniques servent aujourd'hui tant le marketing des agences France Télécom,
que les laboratoires de R&D qui utilisent les résultats à des fins sociologiques, ergonomiques ou
techniques (identification des problèmes réseaux et des dysfonctionnements ou « bugs »).
III.4. Le recrutement des clients
a - Une modélisation de l'utilisateur
La participation des clients à diverses évaluations de concepts (groupes) ou aux tests
ergonomiques suppose que les spécialistes aient au départ clairement identifié et caractérisé des
cibles de clientèle et qu'ils aient défini préalablement des profils de clients à accueillir. Cette
opération se révèle aussi cruciale, délicate et problématique que l'analyse des besoins en évaluation
ergonomique ou la formulation des concepts lors de réunions de groupe. En effet, elle passe par
une segmentation d'une population donnée, afin d'élaborer des filtres de recrutement. Un nombre
restreint de personnes qui seront des « représentants » desdits groupes est ensuite sélectionné dans
les groupes de population ainsi définis. Toutefois, le nombre de personnes participant à des études
qualitatives est souvent bien faible pour pouvoir représenter l'ensemble d'une population
segmentée (échantillons significatifs insuffisants). La sélection d'un échantillon s'opère en fonction
173
de plusieurs facteurs, évalués au moment de la préparation des tests ou des enquêtes, par
concertation entre l'analyste et le responsable du projet de développement.
Cette réflexion se base en principe sur des études marketing ou d'autres études d'usage ou
d'ergonomie antérieures qui offrent déjà des grilles de segmentation établies. Mais il est fréquent
que les analystes partent sur des bases totalement vierges pour élaborer cette grille de sélection.
Nous donnons ci-dessous quelques exemples de critères pouvant être utilisés pour le recrutement
des échantillons, en commençant par des critères qui excluent certains profils :
-
Les clients ne doivent pas travailler chez un opérateur concurrent (la personne même ou un
membre de sa famille), pour des raisons évidentes de discrétion sur les projets en cours. Il
ne peut s'agir toutefois de confidentialité, car rien n'empêche un utilisateur de parler à son
entourage de l'expérience qu'il aura vécu dans les laboratoires de France Télécom R&D,
mais les fuites d'information sont ainsi limitées.
-
Ils ne doivent pas être spécialisés en ergonomie ou en psychosociologie afin d'éviter tout
comportement « expert » ou analytique dans l'évaluation (sauf si tel est le but).
-
Ils ne doivent pas avoir participé à une évaluation dans la dernière année (on cherche ainsi
à éviter une forme de « professionnalisation » des participants qui sont indemnisés à
chaque étude).
Certains critères discriminants sont utilisés de manière assez systématique, quel que soit le
type et le sujet de l'étude :
-
Le sexe : pour avoir des échantillons équilibrés homme/femmes.
-
L'âge : les utilisateurs ont généralement l'âge de la majorité car en deçà, les contraintes
relatives à l'autorisation parentale et aux droits de l'enfance rendent les démarches plus
compliquées et plus délicates.
-
Les compétences culturelles ou professionnelles de l'utilisateur (l'utilisation d'un service
requiert-elle des compétences liées à la connaissance fine d'un métier ou d'un secteur
d'activité ?, etc.)
-
Les compétences techniques (offre-t-on un service dédié à des personnes expérimentées
dans le domaine de l'informatique, d'Internet par exemple, ou de la Bureautique plus
généralement, ou bien le service est-il dédié à une cible plus large comportant
probablement des néophytes dans ce domaine ?)
-
Le niveau de revenu de l'utilisateur (étant donné le coût estimé du service, peut-on le
proposer à toutes les catégories socio-professionnelles ?)
-
Recherche-t-on des individus déjà utilisateurs de techniques ou de services comparables à
ceux évalués ?)
174
D'autres critères sont liés à l'orientation de la technique soit vers le grand public (cibles dites
« résidentielles »), soit vers des cibles de professionnels (services destinés à une utilisation dans un
cadre professionnel). Dans le cas des services destinés au grand public, les difficultés sont
généralement moindres car la segmentation du grand public s'effectue sur la base d'un petit nombre
de critères standardisés (sexe, âge, taille du foyer, degré et type d'équipement télécoms, degré de
familiarisation avec la technique, etc.) Une représentation de tous les publics est alors recherchée.
Mais parfois le grand public peut être segmenté selon certains découpages dont celui du foyer
notamment : personnes en activité professionnelle ou non (femme au foyer par exemple), personne
seule ou en couple, avec enfants ou non, scolarisés ou non, etc.
Pour les cibles professionnelles qui représentent une population très hétérogène, la sélection
de l'échantillon est plus complexe car elle utilise un plus grand nombre de critères de
segmentation. Les interrogations portent alors sur le statut du professionnel à recruter (artisan,
profession libérale, salarié, chef d'entreprise, décideur…), sur le secteur d'activité visé, la taille
type des entreprises et les compétences qu'elle emploie, etc. Dans le cas des grandes entreprises
(ou grands comptes), c'est une fonction de l'entreprise en particulier qui va être visée (tous les
employés ? les commerciaux uniquement ?), etc. Il s'agit donc d'un véritable travail de
« modélisation de l'utilisateur futur probable » de la technique en cours de développement, travail
qui s'appuie sur des pratiques de segmentation sans cesse renouvelées pour chaque outil ou service
à évaluer. Cette modélisation est plus ou moins précise selon le degré de projection dans des
usages imaginaires de cet outil, ou selon les usages existants de techniques comparables que l'on a
pu identifier avec des études antérieures.
Nous voyons donc ici une illustration du climat d'incertitude dans lequel baignent les
concepteurs et du travail de construction de l'usager futur qui s'opère dès les premières phases de la
conception. Etant donné les incertitudes qui apparaissent dès ces phases préalables d'enquête ou
d'évaluation, il est évident que les résultats des études, sans compter sur les problèmes inhérents à
chacune des méthodes, ne peuvent apporter de réponse exhaustive aux interrogations initiales des
concepteurs quant à l'adéquation de la technique et à ses possibilités d'insertion sociale. Nous
reviendrons par ailleurs de manière plus détaillée sur les pratiques de segmentation en conception,
dans notre chapitre suivant sur la logique de l'usage, et nous verrons dans la quatrième partie de ce
mémoire que les pratiques de segmentation et de ciblage, évoluent avec le développement croissant
des « profils » de clients.
175
b - Une gestion spécifique de l'information
Le recrutement des clients, qui s'effectue essentiellement par prospection téléphonique, est
également une opération qui requiert une gestion fine à plusieurs niveaux. Les délais sont une
contrainte forte face à l'accélération des processus dans leur ensemble. La tâche de recrutement
représente généralement l'activité d'une personne sur un poste dédié. Les spécialistes prévoient
généralement que seuls 10% des personnes sollicitées acceptent de participer à une évaluation.
Obtenir ce quota demande donc un certain temps et le délai nécessaire à la réalisation de la tâche
doit être intégré à la planification globale de l'évaluation.
L'opération de recrutement suppose également l'utilisation et la gestion de bases de données.
Les listes de contacts proviennent le plus souvent des agences commerciales de France Télécom,
qui fournissent au « recruteur » des listings, extraits des bases de données commerciales à partir de
filtres de recrutement (sélection des profils souhaités). La question des bases de données est
problématique car cela nécessite un travail de mise à jour constant. De plus, les bases de données
commerciales sont constituées à partir de critères commerciaux, et ne comportent pas toujours les
critères diversifiés utilisés pour la segmentation des publics en R&D. C'est uniquement par
l'entretien téléphonique que certaines informations peuvent être obtenues. L'éclatement du groupe
en filiales complexifie encore cette opération. Il y a quelques années encore, l'ensemble des clients
France Télécom était réuni dans les bases de données des agences France Télécom. Aujourd'hui,
chaque filiale constitue ses propres bases de données dont elle est l'unique propriétaire.
L'information n'est plus centralisée de ce point de vue là. Les ergonomes doivent aller rechercher
les clients « mobiles » auprès d'Orange, les clients « fixe » auprès des Directions régionales de
France Télécom, les clients « Internet » auprès de Wanadooo, etc.
Cette difficulté que représente l'éparpillement de l'information est accentuée par le
cloisonnement entre les filiales autonomes. Ainsi parallèlement aux efforts déployés pour maîtriser
l'information dans l'entreprise à travers la mise en place de systèmes d'information volumineux, les
données clients elles, se trouvent de plus en plus éclatées et difficiles d'accès. Par ailleurs, avec
l'ouverture à la concurrence, les clients ne sont plus clients d'un seul et unique opérateur
téléphonique. Ils peuvent en avoir plusieurs (pour l'abonnement à une ligne téléphonique fixe, pour
l'accès à Internet, ou pour le réseau de téléphonie mobile…). Les bases de données de France
Télécom ne peuvent donc fournir l'ensemble des informations sur les clients dont une partie est
détenue par la concurrence. Il devient donc nécessaire de faire évoluer les méthodes de
recrutement pour les adapter à ces transformations, en diversifiant notamment les sources
176
d'information. Mais d'un autre côté, il devient également nécessaire pour le groupe France
Télécom, de faire évolution son système d'information de façon à le rendre plus unifié.
Dans ce sens, les annuaires sont de plus en plus utilisés (autant génériques comme « Les
pages blanches » ou « Les pages jaunes » que spécialisés comme les annuaires d'entreprises locaux
et régionaux). Ils permettent d'opérer une première sélection en fonction des métiers par exemple.
L'achat de fichiers commerciaux tend à devenir une pratique de plus en plus fréquente, et dans
certains cas, le recours à des sociétés spécialisées dans le marketing téléphonique peut avoir lieu.
En plus des bases de données externes, il y a également les bases de données constituées au sein
des laboratoires d'évaluation21. Tous les clients qui viennent passer des tests, ou participer à des
réunions de groupes sont enregistrés dans des bases de données comportant également des
précisions telles que la date et l'intitulé de l'évaluation à laquelle ils ont participé. Les spécialistes
cherchent ainsi à éviter que les clients ne viennent trop souvent dans les laboratoires, et ils utilisent
également ce fichier lorsque les fichiers externes ne suffisent pas.
Enfin, les laboratoires de test qui sont implantés sur divers sites en France, effectuent leur
recrutement sur une zone géographique réduite, de manière à ce que les clients invités n'aient pas à
se déplacer sur des distances trop importantes au risque de les voir refuser l'invitation. Ceci rend
encore plus complexe la contrainte de renouvellement des panels. Mais une autre difficulté surgit
également vis-à-vis de l'activité économique de la zone géographique. Par exemple, l'ADD
implanté à Lannion est confronté à une population locale historiquement rattachée au domaine des
Télécommunication (par la présence ancienne de France Télécom ou d'Alcatel par exemple). Ainsi
les recruteurs ont plus de chances de rencontrer des professionnels des Télécoms qui ne sont pas a
priori les profils généralement recherchés pour les évaluations. Lors de la création de l'ADD sur le
site de Grenoble, dédié à l'évaluation de services pour les professionnels, ce critère a été pris en
compte puisque la diversité des activités économiques de cette région était jugée assez
satisfaisante. Ce critère revêt donc une importance et peut influer sur les pratiques comme en
témoigne un des concepteurs que nous avions interrogés lors de notre enquête de terrain :
« Le problème c’est que ça se passe à Lannion et que les gens s’y connaissent
vachement en Télécoms. Alors c’est vrai qu’en faisant appel à des sociétés
extérieures sur la place parisienne par exemple, on a un public moins
connaisseur, qui n’est recruté qu’une fois par an… »
Le recrutement des clients pour les pratiques d'investigation des besoins et d'évaluation des
services doit donc faire avec un grand nombre de contraintes, et cette opération se complexifie
grandement avec l'extension des marchés et l'éclatement des activités du groupe en filiales. De
21
Soumises à des déclarations à la CNIL et à des procédures juridiques contractuelles avec les clients
reçus dans les locaux
177
même, face à la segmentation toujours plus poussée des publics ciblés, la taille des populations à
enquêter tend à être réduite. Nous pouvons nous interroger sur la pertinence, méthodologique et
stratégique, de certaines cibles définies pour les nouveaux services, notamment lorsqu'il s'agit de
faire un test avec des représentants d'un corps de métier dont la présence sur une région atteint tout
juste la taille de l'échantillon requis pour l'évaluation. La difficulté à définir les cibles marketing
est donc une difficulté réelle à laquelle les chefs de projet sont souvent confrontés. Souvent, les
évaluations de services en laboratoire servent à réviser, tester, ou définir précisément la cible du
service testé, bien que ce ne soit pas leur rôle initial.
III.5. Conclusion
Ce chapitre nous montre l'incroyable foisonnement de l'information produite par la stratégie
orientée client de la conception de services. Les méthodologies mises en œuvre regroupent un
ensemble de pratiques professionnelles et d'expertises qui s'adaptent et sont modelées pour
répondre aux contraintes d'une telle stratégie. L'individu client sollicité par l'entreprise, est analysé
sous toutes les coutures : ses usages, ses intentions, ses envies, ses limites, rien n'est laissé au
hasard à partir du moment où l'information peut être exploitée d'une manière ou d'une autre pour
favoriser l'innovation de services. Le client se présente alors comme un partenaire de l'entreprise,
qui établit momentanément un contrat avec celui-ci le temps d'une enquête ou d'une évaluation.
Mais toutes les méthodes et les techniques d'intégration du client à la conception de services
participent ainsi à l'établissement d'une relation avec le client, à une plus grande échelle, à la fois
spatiale et temporelle. Jeremy Rifkins parle ainsi des « techniques relationnelles » promues par les
spécialistes américains des sciences de l'information (Rifkins, 2000, p. 132), et mises en œuvre par
le marketing pour établir des relations durables avec les clients, grâce notamment à un emploi
massif des techniques d'information et de communication. Ces techniques relationnelles en prenant
en compte les réseaux propres des individus (grâce à la notion de « communautés d'intérêt » par
exemple) permettent également de contrôler le consommateur (Rifkins, op. cit., p. 135) dans
l'ensemble des activités, marquant ainsi l'hégémonie d'un marketing « roi » dans une économie en
réseau. C'est bien ce que pressentait et prescrivaient les experts de France Télécom dans un
discours de 1997 :
« Le savoir sur l'usage obéit pour l'essentiel à cette logique de construction par
l'expérience directe de milliers de contacts avec nos clients. Il s'agit de créer le contexte
qui rende possible sa capitalisation en un corpus de connaissances transmissible et
partagé par l'ensemble de l'organisation. » (Serve, op. cit., p. 19)
Nous verrons plus tard qu'avec l'émergence de pratiques de « co-design » ou « design
participatif » par exemple, de nouvelles modalités d'intégration du client s'imposent
178
progressivement. Nous avons choisi de traiter ces pratiques dans une troisième partie car il nous
semble important au préalable de mettre en évidence d'autres facteurs qui nous permettront de
mieux comprendre les raisons de l'émergence ainsi que l'évolution actuelle de ces pratiques
nouvelles, à commencer par les difficultés liées aux méthodes présentées précédemment et à leur
mise en œuvre très hétérogène sur l'ensemble des laboratoires de la division R&D de France
Télécom. En effet, ce chapitre peut laisser penser que ce processus est rodé et fonctionne selon une
logique et des principes compris et admis par tous les acteurs de la conception. Mais la réalité est
toute autre car cet accroissement des méthodes d'investigation et d'intégration du client dans les
activités perturbe fortement l'organisation qui ne s'est adaptée au fonctionnement en projet que
récemment et qui doit assimiler également les nouvelles contraintes induites par cette évolution
méthodologique. Les concepteurs, acteurs de ce processus en pleine mutation subissent souvent les
effets de la conception orientée client et nous allons tenter de montrer à présent où se situent les
facteurs sensibles liés à la mise en œuvre de cette stratégie, en nous appuyant fortement sur
l'enquête que nous avons réalisée au cours de l'année 1999.
179
CHAPITRE 2 - UNE PRISE EN COMPTE HETEROGENE DU
CLIENT
Toutes les pratiques que nous avons énumérées précédemment méritent effectivement d'être
relativisées. Si l'intégration du client est bien réelle, elle n'est pas le fait de tous les acteurs et de
tous les concepteurs de la R&D de France Télécom. Nous avons abordé jusqu'à présent les
pratiques formelles mises en œuvre dans les projets et relevant dans la plupart des cas de pratiques
de spécialistes en sciences humaines et sociales. Mais la prise en compte du client, faut-il encore le
rappeler, est désormais une charge incombant à chacun des acteurs de France Télécom. Les
techniciens et ingénieurs informaticiens ou spécialisés dans les technologies réseaux doivent donc
eux aussi participer à cet exercice et intégrer les pratiques des ergonomes ou des sociologues dans
leur travail quotidien, ce qui n'est pas sans poser de problèmes. Il existe en effet des facteurs qui
tempèrent et diversifient cette prise en compte du client selon les laboratoires de R&D.
I. L'ASSIMILATION DE NOUVEAUX CONCEPTS
Nous avons vu à travers notre analyse des pratiques que la question des usages était
largement traitée en conception, à travers une multitude de pratiques centrées sur le client final,
l'entreprise est désormais à l'affût de l'innovation sociale, pour anticiper les usages potentiellement
liés à une innovation technique. L'acquisition de ce vocabulaire, des concepts et des contraintes
qu'ils véhiculent constitue une réelle difficulté et les pratiques que nous avons présentées ne vont
pas certainement pas de soi. Elles résultent d'un processus (accéléré comme l'ensemble des
activités de l'entreprise) de diffusion des notions d'usage ou de client, et d'appropriation par les
acteurs de la conception. Nous nous sommes donc intéressée lors de l'enquête terrain que nous
avons réalisée en 1999, au point de vue des concepteurs. Nous avons parallèlement recherché les
facteurs ayant favorisé ou accompagné le déploiement de ces notions dans les laboratoires de
R&D.
I.1. Une appropriation partielle
L'étude des usages et les différentes techniques d'approches du client ont été favorisées par
l'évolution organisationnelle de l'entreprise et notamment par le décloisonnement progressif de
180
certaines fonctions. Dans son article de 1989, Patrice Flichy évoquait la difficulté que pouvaient
avoir les ingénieurs à intégrer la dimension marché dans leur réflexion :
« la majeure partie de la recherche-développement dans le champ de la
communication est assurée dans les grandes entreprises, où il y a une division
complète entre recherche technique et observation du marché […] Aussi, l'inventeur
n'ignore par le social, mais il a rarement les moyens d'évaluer son état et, surtout, ses
mouvements et peut échouer à cause de cette mauvaise évaluation du marché. Mais
réciproquement, l'homme de marketing peut se tromper sur l'état de la technique »
(Flichy, op. cit., p. 65).
Ceci nous est confirmé par cette phrase d'un concepteur interrogé dix ans plus tard (Defuans,
2000, op. cit.) :
« Le client c’est une entité à laquelle on n’avait pas accès jusqu’ici. Le CNET
était enfermé chez lui et ne voyait jamais le client ».
Il est désormais évident qu'un grand chemin a été parcouru en une dizaine d'années puisque
le décalage entre technique et marché, dans les représentations des acteurs et dans leurs pratiques
fait l'objet d'une gestion outillée visant précisément sa réduction. Le système d'information de
l'entreprise intervient notamment dans ce cadre. Mais si les choses ont évolué à France Télécom
R&D, ceci s'est déroulé de manière assez inégale toutefois. Certains laboratoires se sont dotés plus
que d'autres (ou plus tôt que d'autres) de compétences nouvelles, issues des sciences humaines et
sociales, et ont donc commencé à aborder la question des usages de manière plus organisée et plus
réflexive, sur la base de connaissances théoriques, et au travers des expériences managériales.
D'autres en revanche, de par leur évolution différente, se sont plus éloignés de la question des
usages et possèdent moins les compétences nécessaires pour la traiter.
Cette disparité dans les laboratoires de recherche relève d'une part des domaines de
conception, puisque certains sont plutôt centrés sur la recherche technologique alors que d'autres
s'orientent essentiellement vers les services dédiés au client final. D'autre part, elle repose sur des
politiques managériales locales propre à chaque laboratoire, qui s'appuient sur les expériences ou
acquis théoriques (de la sociologie des usages et de l'ergonomie essentiellement), ou encore sur les
perceptions et les convictions propres à certains managers. Cela fait partie d'un processus
d'innovation organisationnelle et managériale favorisée par une relative liberté accordée aux
managers, et plus encore, à une volonté de les impliquer dans la démarche de reengineering
cruciale pour l'entreprise22. L'influence de certaines personnes novatrices, ayant une position
22
Le laboratoire VIP (Value Added Integrated Services for Professionals) par exemple, qui aujourd'hui
n'existe plus, a réparti ses projets à partir du découpage d'un segment de marché (celui des professionnels de
type PME-PMI) en communautés d'intérêts et d'usages. Par la suite, ce découpage a influencé plus largement
l'approche de la R&D.
181
hiérarchique plus élevée est donc un levier au développement de certaines pratiques, comme le
montre ce témoignage d'un responsable d'unité23 :
« Je pense que les gens ont des besoins simples et relativement limités, qu’ils
ne sont pas capables de manipuler des services complexes. Je pense que le
CNET a une vision fausse de ce que souhaite le client, parce que les
techniciens sont intéressés par des choses complexes. Je me bats sans arrêt
pour simplifier les spécifications que me font les techniciens, et bien c’est
comme si je leur arrachais les tripes, ça ne les intéresse pas ».
Si les politiques et les pratiques managériales ont eu, ou ont toujours selon les cas, une forte
influence sur le degré d'intégration du client, elles n'expliquent pas à elles seules les fortes
disparités observables dans les pratiques au sein des projets. Dans notre observation du processus
et des pratiques de conception, nous avons pu relever que les concepteurs éprouvent des difficultés
à s'approprier concrètement le discours sur les usages, ce qui nous a été confirmé par notre enquête
auprès des concepteurs et chefs de projet (Defuans, op. cit.). Ils leur est en effet difficile de
percevoir les apports des sciences humaines et sociales pour la conception et surtout, de
s'approprier les données issues de la sociologie ou de l'ergonomie pour diverses raisons que nous
allons présenter ci-après, et qui sont étayées de témoignages des acteurs de la conception issus de
formations techniques. Dans la plupart des cas, l'enjeu des usages est bien intégré, tant en terme de
démarche (plutôt orientée marketing), qu'en terme d'anticipation et de ressource pour l'innovation.
Même si certains associent encore le terme « usages » à des données marketing classiques et plutôt
quantitatives (taux d'équipement des ménages par exemple), le terme est de plus en plus perçu dans
sa dimension sociale (insertion de la technique dans les pratiques des acteurs sociaux), mais
toutefois dans le contexte très rationnel des objectifs et des contraintes d'innovation et de
conception (risque, incertitude, segmentation des publics, etc.) :
« Les usages, c’est analyser les besoins du client final en termes d’outils de
télécoms, sa manière de travailler pour développer de nouveaux usages,
proposer des services qui s’intègrent au mieux dans la vie de tous les jours »
« Les usages, c’est l’utilisation au quotidien d’un service, qui doit faire partie
du quotidien du client, qui doit répondre à un besoin. Pour nous, c’est de bien
comprendre que la personne qui va utiliser ce que l’on étudie n’a pas la même
culture que nous, donc de se mettre à sa portée, et de façon à lui offrir un
service qui ne soit pas rédhibitoire, et simple »
« La difficulté est plus dans le développement des usages que dans les attentes.
Dans notre domaine, les gens ont du mal à digérer tout ce qu’on leur apporte.
Il y a tellement de nouvelles technologies que les gens ont du mal à assimiler
tout. Les attentes en fait, il n’y en a pas tant que ça, ou elles sont certainement
plus au niveau commercial qu’au niveau technologique. Pour tout ce qui est
mobile, par exemple, la préoccupation est souvent commerciale, il faut s’y
23
Unité de Recherche et Développement
182
retrouver dans toutes les offres France Télécom et concurrentes. Ils sont
paumés. Mais ça n’empêche qu’il faut bosser et continuer à essayer de
développer d’autres choses »
On perçoit par ailleurs que grâce à l'accumulation de nombreux résultats d'études
ergonomiques, d'enquêtes sociologiques ou marketing et avec l'accompagnement des pratiques par
un discours sur le client, certaines exigences de l'orientation client commencent à s'infiltrer dans
les représentations des ingénieurs à la fin des années quatre-vingt dix. Les notions de coût,
d'utilité, d'utilisabilité sont assez souvent présentes dans les discours. Les témoignages ci-dessous
montrent une certaine appropriation de ces notions :
« Les clients attendent des trucs simples, faciles à utiliser, économiques, et
certainement pas avec des tas de gadgets coûteux. Et puis ils attendent aussi
une certaine cohérence dans tout ça, ils sont plein de cartes, l’accès à chaque
service est spécifique, pour utiliser plusieurs services il faut un machin
répertoire et faire un effort à chaque fois »
« Si on maîtrisait mieux les usages, on pourrait faire des services plus de niche,
à cibler des gens quoi, comme on avait réussi à le faire avec le Tatoo »
« Il y a deux aspects dans les usages : les usages d’aujourd’hui et les usages de
demain. Les usages d’aujourd’hui, on peut à peu près les cerner, on devrait
pouvoir le faire en voyant ce que font les clients. Les usages de demain, c’est
justement à nous de les anticiper, de les pousser. Il faut croire en ces usages
qui n’existent pas encore et tout faire pour y aller. Donc il y a des risques à
prendre […] On attend que l’usage vienne via un concurrent pour le faire. Il
faudrait qu’on ait la démarche inverse. Entre usage et besoin, je dirais
qu’anticiper les usages peut faire naître des besoins, après c’est la
communication qui va faire naître le besoin. Il faut être aussi réactif pour voir
comment les gens s’approprient tel outil. Les usages ne sont pas toujours ceux
qui sont prévus »
Ces extraits nous montrent bien que les notions d'usage, de besoin ou d'attente, bien
qu'employées distinctement, relèvent d'une représentation dominante associée à la nécessité
d'innover sur un marché. Les usages semblent donc être un véhicule de diffusion d'une vision de
l'innovation, élargie à la dimension sociale et commerciale de celle-ci, à une problématique globale
incluant l'aboutissement sur le marché. La « logique de l'usage » semble donc agir comme un
accompagnateur, permettant de faire évoluer ces représentations dominantes des concepteurs
(fondées sur la pratique technique) vers une représentation plus théorique du processus global de
l'innovation. La notion d'usage agit donc ici comme un catalyseur de l'attention des concepteurs sur
les contraintes du marché, et nous observons un emploi de plus en plus fréquent de cette notion
dans les discours de communication interne.
Il existe toutefois des freins à l'appropriation de la notion d'usage associée au client, malgré
sa présence forte dans le discours interne à France Télécom. En effet, si les pratiques d'intégration
183
du client se sont multipliées et diversifiées au cours des dernières années, des difficultés persistent
au niveau de l'appropriation des études sociologiques ou ergonomiques par exemple. Les
difficultés relèvent le plus souvent d'une méconnaissance des apports de ces disciplines, ou bien
d'une incapacité à en percevoir les apports directs pour les projets, en regard des contraintes
(inversement bien identifiées) qu'elles représentent au sein de ceux-ci. Il s'agit pour ainsi dire de
difficultés à manager ces disciplines au niveau micro organisationnel des projets et ces difficultés
sont de plusieurs ordres.
I.2. L'ergonomie et la sociologie dans les projets
La sociologie est tout d'abord une discipline encore mal connue, probablement en raison de
productions que les concepteurs ont du mal à s'approprier. Les études sociologiques sont le plus
souvent distribuées à l'ensemble des laboratoires, car elles sont produites au sein de France
Télécom R&D par un laboratoire dont la mission est officiellement transverse à toute la structure.
Toutefois, de plus en plus de chefs de projet font appel à des études spécifiques, ciblées sur des
problématiques bien particulières.
« La sociologie je connais assez peu »
« La sociologie je ne sais pas ce que c’est. C’est quoi ? »
« Je n’y ai jamais eu recours. Je connais encore moins que l’ergonomie »
« Je pense qu’il y a un manque de ce côté là, pour l’instant je n’y ai eu aucun
recours »
« Je sais que qu’il y a des gens au CNET, du moins à l’époque, enfin je pense
qu’ils sont toujours là. Mais par contre je n’ai jamais eu l’occasion de faire
appel à eux. Donc c’est vrai que je ne sais pas trop quel peut être leur apport,
je n’ai pas de notions. Autant en ergonomie, en marketing, j’ai quelques
notions, autant en sociologie je suis beaucoup plus dans le flou. C’est moins
connu je dirais. Marketing, ergonomie, on nous a rabattu les oreilles.
Sociologie… »
« Je n’ai eu aucun recours à la sociologie. Pour moi la sociologie doit
apporter pour cibler les populations, une bonne connaissance des diverses
catégories de façon à vraiment s’adapter à leurs besoins. Mais ce n’est pas un
paramètre pris en compte aujourd’hui, parce qu’on ne nous l’introduit pas
dans nos études, ou c’est fait lors de conversations, mais d’une façon confuse.
Je n’ai jamais vu passer un rapport de sociologie »
Ce dernier extrait d'entretien est particulièrement intéressant, car cette personne qui dit
n’avoir jamais vu passer de rapport de sociologie, dit à un autre moment de l’entretien avoir soustraité une étude sur les usages à un laboratoire de la R&D de France Télécom, qui est en réalité le
laboratoire de sociologie fondé par Patrice Flichy. Le concepteur aurait donc confié cette étude à
des sociologues sans le savoir. Cela montre que la sociologie peut être mal identifiée, bien que ses
184
activités le soient un peu plus. En effet, certains en ont déjà entendu parler ou savent que des
études sociologiques existent, mais ils ne savent pas trop comment cela se concrétise.
« Là je suis sec. Aujourd’hui on n’a pas eu le temps de regarder ça, on imagine
qu’il y aurait certains apports pour nous mais je n’ai pas assez de réflexion làdessus. Je sais que les gens intègrent la sociologie dans leurs réflexions, mais
je ne sais pas s’ils ont bien le temps de le faire, parce qu’ils sont toujours sur le
grill avec ce qu’on leur demande en projets »
Pourtant, la plupart arrivent à percevoir, par rapport aux manques qu’ils ressentent dans leur
travail, les apports que pourrait avoir la sociologie, certainement en raison de la préoccupation
croissante pour la notion d’usage, que l’on peut observer au niveau global de la R&D.
« Pour définir, cerner le besoin, les attentes... Si le besoin n’est pas exprimé
par la branche client, si on a un doute au niveau du besoin »
« Pour définir des tendances sociologiques lourdes... Pour cibler, identifier un
sous-groupe social, comme on a fait pour Tatoo »
« Pour la définition de service ça peut être une entrée, la définition d’un
service qui manque. Un besoin émergeant »
« Plutôt pendant la phase expérimentale pour mesurer l’impact auprès des
utilisateurs ou évaluer les chances de succès de la maquette »
Le discours tenu dans ces précédents extraits sur la sociologie correspond plutôt à une
définition du marketing. L'exemple du « Tatoo » en tant que réussite commerciale revient plusieurs
fois dans nos verbatim. L'illustration d'une approche par l'usage associé à une réussite commerciale
semble donc attirer l'attention. La connaissance du phénomène de formation des usages tel qu’il est
défini en sociologie (appropriation, substitution, construction des usages dans le temps…) ne fait
pas partie en revanche des connaissances de base des personnes issues de domaines techniques. Si
cette perception de la sociologie associée au marketing est dominante, il existe certains cas où la
sociologie fait l'objet d'une description plus adéquate, ce qui témoigne encore de la disparité dans
les représentations et les pratiques. Sur les vingt personnes rencontrées au moment de notre
enquête, deux semblaient avoir saisi plus justement le rôle de la sociologie, mais toujours dans une
vision prospective de génération d'usages pour les futures techniques :
« J’imagine que ça pourrait aider à définir les usages probablement. C’est-àdire comment les gens vont utiliser les produits, les services. Des exemples
fréquents ont montré des usages complètement détournés de ce qu’on avait
conçu au début. Peut-être qu’avec la sociologie, on sait un peu comment les
gens vivent et se comportent, on pourra peut-être anticiper les notions d’usage.
Je sais que la sociologie est présente dans les activités du CNET, mais je ne
sais pas à quelle échelle »
« Je n’ai jamais travaillé avec des sociologues, mais j’imagine que c’est la
façon dont les gens se comportent par rapport aux innovations, leurs besoins
185
en termes d’usages justement, et puis surtout l’évolution dans le temps. Il y a
sûrement des études sociologiques qui expliquent l’engouement actuellement et
le boom des mobiles, d’internet. Alors que paradoxalement, le Minitel ça a été
plus long, ça veut dire que les gens réagissent à leur environnement. La
sociologie peut peut-être nous aider à comprendre ce qui se passe, pas
seulement comprendre mais agir »
Pour terminer, en dehors de la mauvaise connaissance de la discipline, la principale
difficulté pour ceux qui ont été en contact avec la sociologie reste celle de l’utilisation des rapports
diffusés, peut-être en raison de la lourdeur des rapports mais surtout en raison de la difficile
compréhension du « langage sociologique ». Les concepteurs peuvent donc avoir du mal à
exploiter ces documents et ces données, ainsi qu'à y trouver du sens par rapport à leurs projets.
« J’ai fait faire l’année dernière à un labo universitaire, une étude
sociologique, par une étudiante en thèse de sociologie. Mais j’ai du mal. Il
paraît que c’était très intéressant et bien fait, vu les profs qui encadraient la
thèse. Mais moi j’ai du mal à en ressortir l’essence du truc. Bon, sur un
rapport de 50 pages on voit bien quelques trucs, mais ça en est au point que
j’ai demandé au prof qui encadrait la thèse de me tirer les conclusions. Je n’ai
pas envie de refaire ça tout de suite. Pourtant on sait bien que dans ce
domaine, la sociologie ça représente un tiers de la réussite d’un projet, mais je
n’arrivais pas à en sortir ce que je voulais. Honnêtement je suis franc, je sais
que c’est important mais j’ai du mal à m’y mettre. Je fais ce que je peux mais
c’est un peu dur »
Enfin, il convient de citer deux extraits provenant d'un même entretien, dans lesquels le
travail des sociologues est utilisé sans difficulté.
« Il y a des gens de DIH-UCE qui font des études sociologiques d’usage, ils
interviennent pour la partie innovante du projet, au niveau des groupes de
créativité et ils vont nous aider à mieux segmenter le marché et animer les
réunions avec les ingénieurs grands-comptes »
« Avec UCE on doit récupérer des études qui ont été lancées et à l’inverse, on
récupère pas mal de choses des UA et on leur fait suivre »
La sociologie donc, n'est pas une discipline totalement reconnue par les concepteurs. Si au
niveau le plus élevé de la hiérarchie de la R&D son rôle est bien identifié, les relations entre les
spécialistes de la sociologie et les acteurs des projets ne sont pas celles espérées. Il ne fait aucun
doute que si des sociologues étaient intégrés aux équipes projets, la diffusion de cette discipline en
serait favorisée, mais les difficultés ne seraient qu'en partie résolues. Car il semble que c'est la
spécificité même de la réflexion sociologique qui est en question. Les problématiques traitées, les
questions posées et les analyses effectuées ont du mal à trouver une place légitime dans les projets.
Peut-être cela peut-il s'expliquer, si l'on suit Pierre Bourdieu, par le fait que la sociologie « fait
186
peur » ou du moins dérange en dévoilant des « choses cachées et parfois refoulées », ou encore
parce que la sociologie fait problème :
« Sans cesse interrogé, le sociologue s'interroge et interroge sans cesse […] En fait, la
sociologie ne fait que poser aux autres sciences des questions qui se posent à elle de
manière particulièrement aiguë. Si la sociologie est une science critique, c'est peutêtre qu'elle est elle-même dans une position critique. La sociologie fait problème,
comme on dit. » (Bourdieu, 2000, p. 70).
Cette phrase de Bourdieu s'applique particulièrement au statut de la sociologie à France
Télécom R&D, notamment dans les réactions qu'elle peut susciter auprès des ingénieurs.
Dominique Vinck évoque également ce problème en prenant l'exemple d'un projet relaté en 1996
par une sociologue24. Il souligne la « méfiance » des ingénieurs vis-à-vis des sociologues lorsqu'ils
leurs confient des travaux dont le résultat attendu est de savoir si une technologie peut-être adoptée
par les acteurs sociaux. Puis évoquant les sociologues, il précise que « tout d'abord, ils ne
supposent pas acquise la définition du problème ou la formulation de la question. Ils tiennent à
l'explorer par eux-mêmes et, au besoin, à la reformuler » (Vinck, 2000, p. 100). Il évoque
également les temps nécessaires à la sociologie pour produire ses résultats, temps peu concordants
avec le rythme d'élaboration des projets techniques : « Le projet est quasi terminé quand les
sociologues sont, enfin, en mesure de présenter des conclusions fondées et validées. Pour les
ingénieurs, il est trop tard. Le concept est figé. Ils déplorent la lenteur des sociologues, tandis que
ceux-ci accusent les premiers de manque d'ouverture. » (ibid.)
Si la sociologie n'est plus balbutiante au sein de la conception de services comme au début
des années quatre-vingt, sa diffusion et son assimilation par l'ensemble des acteurs ne va pas de
soi. Une tendance semble toutefois se dessiner depuis le début des années 2000. En effet, face à
une volonté toujours plus marquée de faire aboutir les projets rapidement sur des services
commercialisables, et les concepteurs étant de fait en recherche de soutien pour y parvenir, la
sociologie semble présenter un intérêt croissant auprès des spécialistes de la technique. Elle
semble être perçue en effet comme le moyen de trouver des usages potentiels de techniques
innovantes, permettant de justifier la pertinence d'un projet. Nous n'avons pas pu actualiser notre
enquête pour confirmer cela, mais notre observation des pratiques montre néanmoins que face à de
nouvelles opportunités technologiques telles que le « machine to machine » (M2M) par exemple,
ou face au considérable développement des « micro » et nanotechnologies par exemple, les
concepteurs sont en attentes d'« idées » de la part des sociologues pour trouver des applications de
services. La sociologie serait donc perçue comme le moyen d'échapper à une impasse quand la
nouveauté technologique n'est pas compatible, en termes de maturité, avec l'urgence du marché, et
24
Fanny Carmagnat qui a été sociologue dans la division R&D de France Télécom pendant plusieurs
années.
187
ce au travers de la notion d'usage qui réunit aujourd'hui le discours des sociologues et les
préoccupations des concepteurs.
En ce qui concerne plus particulièrement l'ergonomie qui nous l'avons vu, s'exprime dans
une dimension plus pragmatique que la sociologie et qui est très représentée au niveau des équipes
projet, les problèmes sont sensiblement différents. D’une manière générale, l’ergonomie est bien
connue et la plupart des acteurs de la conception ont déjà eu affaire avec l'ergonomie dans leur
pratique. Toutefois, cela ne s'applique pas non plus à l'ensemble de la population du domaine
technique, et il semblerait que de manière générale les concepteurs éprouvent des difficultés à
qualifier cette spécialité précisément.
« …je dis que c’est un point important. Le service actuel n’est pas utilisé parce
qu’il n’est pas ergonomique »
« Quand on fait des services c’est indispensable… C’est un aspect qu’il faut
regarder dès le départ pour faire des trucs qui soient sympa et faciles à
utiliser »
« Pour l’ergonomie c’est assez concret. C’est de concevoir quelque chose (la
partie visible) qui soit adapté au mieux, utilisé au mieux »
Alors que les ergonomes revendiquent des actions sur le terrain pour capitaliser de
l'information sur les individus comme activité récurrente de leur métier, les concepteurs qui ont
recours à cette discipline, perçoivent plutôt l'ergonomie comme devant être positionnée dans un
processus itératif, au cours duquel les ergonomes interviendraient ponctuellement pour évaluer et
valider des maquettes ou des prototypes. C'est une représentation largement dominante au sein des
activités de conception comme en témoignent ces divers extraits d'entretiens :
« En amont, c’est moins utile, mais c’est quelque chose qu’il est important
d’intégrer dans les projets, surtout avec réalisation, pour un service qui va au
client final. Ça permet d’éviter des catastrophes »
« On fait une ébauche de maquette, puis on montre aux ergonomes, je crois que
c’est plus efficace comme ça »
« On va voir les ergonomes avec notre cahier des charges fonctionnel et ils
nous aident à définir les écrans, l’interaction avec le service, à réaliser la
maquette (en amont), et puis on voit d’autres ergonomes pour la validation
ergonomique finale »
« Sur un autre projet, il y a 3-4 ans, on avait eu recours à des ergonomes. Ils
avaient fait beaucoup de critiques sur l’interface, qu’on avait prises en compte,
et c’était bien d’avoir leur avis »
« On travaille un peu avec ACS25 sur certaines notions. Je trouve qu’il serait
bien que ce qui se fait à ACS ou au CTS26 de Clamart soit un peu généralisé
25
26
Aide à la conception de services (ancienne dénomination d’une unité d'un laboratoire)
Commutateur de test de services (Ancienne dénomination d’une unité d'un laboratoire)
188
pour aider les phases amont, c’est-à-dire de faire assez rapidement des
prototypes pour pouvoir les présenter de manière itérative aux clients, et en
récompensant par ailleurs les clients, pas seulement en leur filant le service
gratuitement ; et puis essayer d’avoir de vrais clients et pas des gens racolés
en interne à FT »
« On a fait pas mal d’ergonomie pour notre portail Internet, on a travaillé avec
des équipes qui ont beaucoup contribué à la charte graphique, qui ont fait des
pages d’accueil, de la reprise d’ergonomie sur pas mal de télé-services en
cours de lancement ou ouverts sur le portail, et cela en relation directe avec les
chefs de produit du marketing. Le travail sur l’ergonomie est assez régulier »
Ainsi l'ergonomie est souvent considérée comme un ensemble de règles acquises et
rapidement applicables aux Interfaces Homme-Machine et à l'habillage des outils techniques (avis
d'ergonome, expertises, spécifications), ce qui correspond à une ergonomie que l'on qualifie
souvent de « surface ». Ceci ne demande pas de réflexion plus poussée aux ingénieurs qui se
contentent dès lors d'appliquer les recommandations ergonomiques pour reconstruire ou remodeler
les interfaces, en s'en remettant à l'expertise reconnue de ces spécialistes. En revanche, la
dimension d'adéquation aux pratiques de populations ciblées, qui nous l'avons vu relève de
méthodes plus lourdes (analyse d'activité sur le terrain, test utilisateurs) et qui est évaluée en
ergonomie par des techniques de confrontation entre logique technique et logiques d'utilisation
(très diversifiées en fonction des divers types d'utilisateurs concernés) - réflexion dès lors plus
complexe - ne semble pas revêtir une importance égale dans l'esprit des ingénieurs. L'appropriation
par les concepteurs de ces logiques d'usage implique nécessairement des efforts de compréhension
plus poussés, et cela les contraint à manifester un intérêt pour les comportements des individus,
leurs contraintes organisationnelles et professionnelles, les usages les plus courants dans les
activités humaines et sociales. Autrement dit, cela nécessite à chaque fois une forme de « déviance
réflexive » temporaire, pour s'extraire de la logique purement technique, au profit d'une immersion
dans le champ du social et de la confrontation au marché.
Toutefois, la logique technique n'étant jamais totalement écartée ; ces deux activités doivent
être menées en parallèle et c'est donc un double exercice intellectuel pour le concepteur que
suppose la prise en compte effective de l'activité ergonomique dans les projets, l'ergonomie étant
considérée ici dans sa dimension d'analyse globale des activités humaines. Cet effort intellectuel
implique encore une fois le temps de la réflexion dont les concepteurs ne disposent généralement
pas. Dans la mesure où l'intervention ergonomique est courte, réactive, et rapide à intégrer
(qualificatifs que l'on pourrait appliquer au processus de conception dans son ensemble), elle
présente un intérêt pratique et pas seulement théorique. La contrainte temporelle associée à la
pratique conditionne donc aussi le jugement des ingénieurs.
Il nous semble nécessaire à ce stade d'opérer une distinction entre le chef de projet, qui
détient les ressources et qui va commanditer des études ergonomiques, et les ingénieurs qui
189
occupent plutôt des fonctions de « développeurs », plus distants de la stratégie du projet, et qui
vont devoir intégrer les résultats d'études ergonomiques dans leur travail comme source de
contrainte :
« Ce qui est problématique, c’est qu’il faut redéfinir l’interface du service,
donc c’est du développement supplémentaire »
Les recommandations ergonomiques en effet génèrent le plus souvent une remise en cause
du travail déjà effectué pour tendre vers une amélioration de celui en regard de la nécessité
programmée et programmatique de la satisfaction du client. Il s'agit donc d'une critique qui se veut
constructive, mais qui étant donné les difficultés de perceptions que nous avons évoquées dans les
paragraphes précédents, peut facilement être perçue par les développeurs comme un jugement de
valeur sur la qualité du travail fourni. Dans certains cas donc, les développeurs se passeraient bien
de ces recommandations :
« Ce n’est pas négatif mais je n’en sais rien. Des apports il doit y en avoir mais
je n’en ai pas encore vraiment vu. Dans un de nos projets, il y avait des
ergonomes mais on n’a rien vu de concret sortir de ce qu’ils devaient faire. Ils
travaillent pour le maître d’œuvre en général, pas forcément à notre demande.
Je ne les réclame pas non plus »
Le recours à l’ergonomie n’est donc pas systématique. Certains concepteurs, en 1999,
n’avaient d’ailleurs encore jamais eu recours à des ergonomes dans le cadre de leurs projets et ne
le souhaitaient pas. Plus encore, les rencontres entre les ergonomes et les spécialistes de la
technique ne sont pas toujours fructueuses, voire aboutissent à l'échec (l'étude ergonomique est
rejetée et « mise au placard »), et les ergonomes et les informaticiens peuvent parfois entrer dans
des relations conflictuelles. La communication difficile entre les personnes ou le mauvais emploi
de l'ergonomie et le manque de visibilité sur les résultats, sont autant de facteurs qui nuisent à la
coopération entre les acteurs de la conception. L'ergonomie en tant que pratique n'est donc pas
toujours considérée (à juste titre) comme déterminante pour le succès des nouveaux services malgré une prescription forte du management pour qu'elle soit traitée dans la plus grande partie des
projets - d'où l'intérêt moindre que certains peuvent y porter.
Des concepteurs pensent dès lors que l’ergonomie doit avoir un degré d’intervention limité
et considérer cette discipline comme « optionnelle ». Notre observation quotidienne nous permet
de dire que certaines tensions réelles existent entre des ingénieurs et la communauté des
ergonomes, allant parfois jusqu'à la rétention intentionnelle de l'information pour éviter le dialogue
avec ces spécialistes et ceci est toujours observable en 2005. Une autre difficulté que nous avons
pu relever est que l'ergonomie - ne s'appuyant pas uniquement sur des données exactes mais aussi
sur des données subjectives fournies par les clients et fortement variables d'un sujet à un autre – est
190
parfois perçue comme une question de « bon sens » pour reprendre une expression couramment
entendue dans les couloirs des laboratoires, et comme fortement dépendante de la subjectivité de
chacun (spécialiste ou non de la discipline). Le témoignage ci-dessous présente toute la mesure de
ce jugement :
« Il n’en faut pas trop non plus. Le problème de l’ergonomie, c’est que tout le
monde a toujours son mot à dire. Tout le monde peut en faire […] Je crois que
le problème c’est ça. Sur tout ce qui est look, facilité d’emploi, tout le monde a
son mot à dire et ça ne plaira jamais à tout le monde. Donc il faut le prendre
en compte mais pas non plus le mettre au centre de tout parce que ça ne fera
jamais l’unanimité »
L'ingénieur qui s'exprime ici montre le peu de crédibilité qu'il accorde à l'ergonomie par
rapport à sa connaissance propre de la discipline. L'ergonomie, tout comme la sociologie, semble
donc souffrir d'une sorte de crise de légitimité liée à une perception quelque peu « incrédule »,
négative, ou à une mauvaise connaissance de la part des concepteurs des méthodes que celle-ci
propose. Si le terme « ergonomie » est largement diffusé et employé dans les activités de projet, la
pratique ergonomique demeure bridée par des représentations négatives et des contraintes de
conception et bien que depuis 1999 l'ergonomie se soit renforcée dans la R&D, les facteurs
précédemment cités demeurent des éléments forts de différenciation des pratiques d'intégration du
client. En dehors des questions liées à ces deux disciplines représentantes des sciences humaines et
sociales, il existe des facteurs transversaux qui nuisent à l'application, généralement prescrite, des
méthodes et techniques d'intégration du client.
II. FACTEURS ORGANISATIONNELS ET COMMUNICATIONNELS
II.1. Facteurs transversaux
Les disparités observées dans la prise en compte du client ne sont pas uniquement liées à
l'introduction de nouvelles notions et de nouvelles problématiques avec leurs exigences
spécifiques, elles relèvent parfois de certains facteurs qui peuvent être soit des leviers, soit des
freins importants à l'intégration du client, voire même des sources de conflit entre les acteurs. Ces
facteurs ont bien souvent trait à l'organisation même des activités, ou à la communication entre les
personnes.
Une partie des concepteurs sont tout à fait conscients de la difficulté essentielle, que
rencontrent les ergonomes et que nous avons déjà évoquée à plusieurs reprises, du manque de
ressources pour opérer des investigations de terrain, et élaborer une connaissance du client fondée
191
sur des informations plus descriptives et actualisées d'une certaine « réalité ». Les deux extraits
suivants sont fortement critiques vis-à-vis de l'ergonomie, mais ils soulèvent parallèlement un
problème central également identifié par les ergonomes, celui de la nécessité d'aller sur le terrain
pour recueillir une information qui traitée et synthétisée, permettra de transférer aux équipes de
développement des connaissances exploitables et argumentées. Les témoignages suivants
différencient précisément la qualité des informations fournies par les résultats d'enquête terrain, et
celle des informations contenues dans les normes d'ergonomie ou les autres guides de style :
« Bien sûr c’est nécessaire l'ergonomie, mais moi je me méfie des ergonomes.
Il y a des ergonomes au CNET, je les ai utilisés quelques fois et il s’avère que
je n’ai pas été satisfait. On a fait une expérimentation de 5-6 mois pour savoir
sur quels boutons les gens appuyaient le plus, les ergonomes n’ont pas été
capables de voir que les gens, ils n’avaient pas envie d’appuyer sur les
boutons, parce qu’ils avaient peur de couper la communication, parce qu’ils
n’ont pas l’habitude de trafiquer leur truc. Ils ont des connaissances
livresques, mais ce n’est pas ça qu’il faut. L’ergonomie c’est essentiellement du
bon sens. Je ne suis pas sûr que l’ergonomie telle qu’elle est faite au CNET soit
l’idéal. Peut-être parce que les ergonomes ne connaissent pas plus que nous les
clients. C’est comme les psychologues quoi, ils mettent en œuvre ce qu’ils ont
appris à l’école. Peut-être que s’ils allaient se balader pour voir ce que veulent
les clients, de l’ergonomie plus pratique, ça serait déjà mieux »
« L’ergonomie c’est essentiel mais pour l’instant je n’ai aucun recours aux
ergonomes, je pense que je vais m’en passer. J’ai vu le résultat sur d’autres
projets et ça ne m’a pas plu. A FT, je dirais qu’on a un gros défaut là-dessus.
On applique des chartes. Toujours ce processus administratif. En fait on fait
appel à des ergonomes, ils ont tendance à casser tout ce qu’on fait pour
appliquer les chartes. Je suis méchant là, mais j’ai vu des exemples de services
où les ergonomes étaient passés. Ils ont peut-être plus à l’esprit l’application
des chartes que l’utilisation réelle du service par les clients. Ils ont peut-être le
même problème que nous, ils n’ont pas la visibilité des usages, des services…
Le plus important pour faire une ergonomie de service, ce n’est pas
d’appliquer les chartes graphiques, mais d’imaginer l’usage qui doit être fait
du service. On va travailler l’ergonomie, mais si je peux éviter de passer par
les structures mises en place qui sont très hiérarchisées, très administratives…
Je préfère travailler avec des expérimentations parce que c’est l’usage qui va
être fait du service par les clients qui nous apportera le plus ».
Le second extrait fait référence à la normalisation poussée de l'ergonomie, à travers les
chartes d'entreprises notamment, qui selon lui engendre une mauvaise pratique de l'ergonomie,
mais tous deux militent en quelque sorte pour une prise en compte de la dimension « d'usage »,
représentative pour eux du client. Or, la mise en œuvre coûte cher en termes de ressources, par
comparaison à l'application par un concepteur d'une liste de critères d'ergonomie issue d'un guide
ou d'une norme. Citons encore d'autres difficultés purement organisationnelles, liées cette fois aux
ressources nécessaires à l'intégration de ces connaissances ou de ces pratiques. En effet, si le
recours aux ergonomes est prescrit, et selon les cas admis, les concepteurs estiment ne pas avoir
192
toujours les moyens de mener à bien cette démarche, soit par manque de disponibilité des
ergonomes qui étant le plus souvent attachés à un laboratoire interviennent dans plusieurs projets à
la fois, soit en raison de délais toujours plus serrés, dans lesquels l'intervention ne peut qu'être
limitée car incluse dans toute une série d'autres interventions (marketing, sous-traitance,
développement, etc.).
« On a beaucoup progressé au CNET sur cet aspect-là. Il y a beaucoup de
ressources qui vont bien maintenant. Maintenant, savoir si elles sont
disponibles, c’est une autre étape. Ce n’est peut être pas encore suffisamment
intégré, on a peut-être encore des progrès à faire là-dessus mais ça va »
« Le problème avec l’ergonomie, c’est que sur des cycles courts, il arrive qu’on
n’intègre les équipes d’ergonomes qu’à la fin, là où il aurait été plus logique
de les faire intervenir plus tôt, parce que ça oblige à recasser le service. Mais
la priorité c’est la rapidité de mise en route, donc voilà »
Il ne s'agit là que d'exemples qui ne reflètent pas l'ensemble des concepteurs mais qui
illustrent bien la multitude des contraintes de la conception, et de là, les problèmes qui peuvent se
poser quant à l'intégration du client. Cette analyse nous montre que les divers spécialistes ont
semble-t-il la capacité de travailler ensemble, la question est de savoir si le management et la
politique de l'entreprise leurs en donnent réellement les moyens. La réflexion sur le travail
pluridisciplinaire sur lequel nous nous pencherons dans un prochain chapitre doit nécessairement
prendre en compte le problème de fond, celui de la rencontre des micro-cultures à l'intérieur de
l'entreprise, que nous avons voulu souligner dans ces paragraphes. Mais auparavant, il convient ici
de mettre en évidence d'autres facteurs générant des difficultés dans la communication entre les
spécialités.
Nous avons déjà vu que le vocabulaire général de l'innovation était employé de manière
plutôt imprécise par les concepteurs. Le vocabulaire des usages, ou plus généralement le discours
sociologique semble également poser problème aux concepteurs. Pour donner un exemple concret,
il suffit de regarder les significations diverses que peut revêtir un seul mot selon les spécialités. Si
nous prenons comme exemple le terme « flux »27 tel qu'il est manipulé dans les activités de
conception de la R&D à France Télécom, nous nous apercevons que, du point de vue du marketing
stratégique, les flux sont généralement considérés comme des flux de chiffre d'affaires (le
marketing produit par exemple s'intéresse au pourcentage généré à l'échelle d'un marché ou d'une
zone géographique, ainsi qu'à l'augmentation de la consommation générée par la vente d'un
Intranet) ou encore des flux de données (trafic sur un réseau). Du point de vue des techniques de
27
Nous nous appuyons pour cela sur une de nos expériences professionnelles, lors d'un travail en
équipe pluridisciplinaire mené autour de cette notion au cours de l'année 2002.
193
réseau, les flux seront généralement considérés comme des données quantitatives en unités de
débit (nombre d'octets par seconde par exemple) variables en fonction du potentiel des réseaux et
du type de données transmises (images, texte, EDI28, etc.). Enfin, du point de vue de la sociologie
ou de l'ergonomie, les spécialistes sont plutôt intéressés par la qualité de l'information échangée
sur les réseaux et parlent alors de flux d'information ou de communication et d'échanges entre
supports de communication. Il est dès lors aisé d'imaginer les difficultés qui peuvent se présenter
lorsque ces différentes disciplines se trouvent réunies pour travailler ensemble et les
argumentations nécessaires pour pouvoir trouver des consensus en termes de définition.
Mais la question du vocabulaire n'est qu'une partie du problème. Le plus difficile à concilier
est sans doute les langages propres à chaque discipline, qui correspondent bien sûr à des
vocabulaires différents, mais aussi à des connaissances spécifiques assimilées par les praticiens,
des styles d'écritures et des modes d'expression acquis lors de la formation et de l'expérience, des
représentations en rapport à des logiques d'analyse et des intentions liées à l'exercice d'un métier,
lui-même répondant à des objectifs spécifiques. L'ensemble de ces facteurs réunis peut générer lors
du dialogue entre les spécialistes, des incompréhensions ou des difficultés d'appropriation de
l'information échangée.
« On a déjà eu un rapport concernant les pratiques de consommation, les
habitudes des gens, les évolutions de la société, mais c’était tellement farfelu,
des vérités assenées comme ça, dans un langage peu appropriable par des
ingénieurs. J’avoue qu’on s’est bien marrés en le lisant, on s’est dit : ok,
qu’est-ce qu’on fait de ce truc-là ? Il n’y a pas de courroie de transmission
entre les gens qui vont phosphorer là-dessus et les gens du laboratoire. »
« On a essayé de travailler avec des ergonomes mais c’est très difficile. On n’a
jamais vraiment pu leur faire faire quelque chose de vraiment utile. Mais le
problème c’est que techniquement, ils ont vraiment du mal à comprendre ce qui
est faisable, ce qui est possible, ce qui est demandé »
« J’ai déjà vu passer des rapports sur les usages d’Internet ça ne m’a pas
spécialement parlé. Je vois pas comment je pourrais l’appliquer à mon
travail »
Enfin, il faut ajouter à cela les problèmes liés aux modes de communication. Lors d'un débat
oral, la réactivité est plus aisée, les incompréhensions plus faciles à exprimer ponctuellement et les
réponses sont obtenues directement. Mais les échanges entre disciplines fonctionnent le plus
souvent sur le mode de l'écrit par la remise de rapports d'études par exemple. Les délais et le
manque de temps chronique dont souffrent les acteurs de la conception limitent les échanges
oraux, et les discussions prolongées sont plutôt rares et souvent écourtées par la prochaine réunion
prévue sur le planning. Il faut encore ajouter à cela le fait que les laboratoires sont répartis sur
28
Echange de données informatique.
194
plusieurs sites géographiques et les interlocuteurs sont souvent éloignés géographiquement. Le
téléphone et la visioconférence ne sont pas toujours à même de résoudre ces problèmes de
communication.
Ce dernier point ouvre sur une problématique très actuelle dans la réflexion sur les
techniques d'information et de communication, plus particulièrement celles dédiées à
l'enseignement. Cette problématique tourne autour de la notion de « présence physique » en
opposition aux échanges souvent qualifiés de virtuels dans la communication informatisée ou
« médiatisée », et sur l'impact de ces nouveaux modes de communication sur l'apprentissage
notamment. Dans le cadre de la coopération entre les acteurs de la conception, cette problématique
a toute sa place, mais elle ferait l'objet d'une étude à part entière. De nombreux travaux de
recherche pourraient néanmoins permettre d'approfondir cette réflexion, plus particulièrement en
sciences de l'information et de la communication.
Les concepteurs qui, face aux impératifs de marché, se trouvent dans une activité contrainte
par des délais raccourcis, ont du mal par exemple à exploiter les connaissances sur les usages,
présentées le plus souvent dans des rapports volumineux dont la synthèse seule ne suffit pas
toujours à en tirer l'essentiel pour les projets. Ces rapports résultent en général d'enquêtes lourdes,
d'activités de recherche longues. Cette difficulté s'applique davantage à la sociologie qu'à
l'ergonomie. Cette dernière est plus orientée sur les « besoins » d'information des projets, alors que
les études sociologiques sont commanditées le plus souvent par les branches marketing, ou des
structures transversales à la R&D, pour explorer des problématiques encore mal cernées comme
par exemple : la mobilité dans la sphère professionnelle ou les usages des Télécoms dans les Très
Petites Entreprises (TPE).
La grande quantité d'informations reçues par les concepteurs en provenance de sources
multiples, accentue encore le problème et les concepteurs sont souvent contraints d'opérer un tri
sélectif dans les informations reçues, et donc de définir des priorités :
« J’ai déjà vu passer des choses. J’ai un ou deux rapports dans mon bureau
mais comme j’ai beaucoup à lire… De toute façon on croule un peu sous les
choses à lire. Ce n’est pas par manque d’intérêt, mais comme on travaille dans
l’urgence, on lit ce dont on a besoin »
Nous avons également vu précédemment, avec le cas de l'ergonomie, que les efforts
intellectuels que représente l'imprégnation dans une logique d'utilisation (versus logique
technique), nécessitent un temps d'adaptation dont les concepteurs manquent généralement.
Comme nous l'avons précédemment évoqué, l'intégration d'études ergonomiques dans les
projets peut aussi faire l'objet de réticences de la part des concepteurs car elles aboutissent souvent
195
à des conclusions impliquant des révisions des maquettes, et donc des développements
supplémentaires, de surface dans la plupart des cas (amélioration de l'interface) et dans certains cas
des développements de fond (révision de la logique structurelle et fonctionnelle du service). Les
concepteurs peuvent donc anticiper ce surcroît de travail potentiel et chercher ainsi à éviter le
recours à l'ergonomie. Ainsi, si certains attendent des sciences humaines et sociales qu'elles
permettent d'améliorer le service apporté au client (ou la satisfaction des décideurs marketing),
d'autres savent que cela implique de revoir les développements déjà effectués et n'y sont pas
toujours prêts.
Enfin, nous pouvons citer quelques cas dans lesquels les concepteurs ont été très déçus par
leurs expériences de travail avec des ergonomes, et en sont devenus « méfiants ». Leur discours
montre que ces personnes pourtant, saisissent bien le problème de fond, celui du rôle plus
fondamental de l'ergonomie dans la conception, qui n'est pas seulement d'appliquer des
connaissances normées, mais de produire et fournir une connaissance du client, partielle et
appliquée (aux projets).
« Sur le service qu’on est en train de développer on avait fait, sans ergonomes,
une maquette qui avait bien plus. Pour la version d’exploitation, on a fait appel
à des gens spécialisés, on a sous-traité à des ergonomes qui ont fait la
maquette et les réactions (de notre MOA) c’était : c’est nul, c’est moche, les
couleurs ce n'est pas pratique, c’était bien mieux avant… Alors on est
méfiants »
Dans ce dernier extrait, le reproche adressé à l'ergonomie ne porte pas sur sa capacité à
produire des résultats qui vont dans le sens du client utilisateur, mais bien sûr sa capacité à
répondre aux attentes d'un autre client, qui semble pour l'ingénieur interrogé de la plus grande
importance, à savoir le « client décideur » de la branche marketing. Dans l'ensemble de nos
entretiens, les expériences vécues par les concepteurs vis à vis de ces disciplines de soutien sont
donc assez souvent évoquées de manière négative, avec des réticences et avec un certain nombre
de réserves, témoignant encore de la difficulté d'installer un dialogue productif entre les
spécialités. Ceci est à mettre en lien étroit avec la question du management que nous avons
évoquée plus haut, c'est-à-dire le rôle du manager au niveau de l'accompagnement des personnes
dans cet effort d'inflexion vers le client final par l'intermédiaire des sciences humaines et sociales.
Mais dans le même temps les entretiens réalisés révèlent des enjeux qui dépassent le seul cadre de
la coopération entre les disciplines, tels que les stratégies développées par les acteurs pour gérer
les rapports de pouvoir, liés par exemple au mode de financement des projets, ou aux relations
contractuelles entre les fonctions de l'entreprise.
196
II.2. L'influence des domaines d'activité sur les pratiques
Si nous faisons abstraction à présent du rôle des sciences humaines et sociales, nous nous
apercevons que d'autres facteurs contribuent à rendre les pratiques de prise en compte du client
disparates au sein de la division R&D de France Télécom. Ces facteurs sont liés à la diversité des
domaines d'activités auxquels sont rattachés les concepteurs. En effet, selon les activités, les
concepteurs n’ont pas tous les mêmes ressources et les mêmes relations avec les disciplines de
soutien. Dans cette rubrique, nous analyserons donc la variabilité des perceptions et des
expériences évoquées par les concepteurs afin de faire émerger des spécificités dans les principaux
domaines d’activité explorés. Nous nous baserons pour cela sur nos observations et nous traiterons
également les extraits d'entretien recueillis au cours de notre enquête en les classant par domaines
d’activité, afin de suivre la logique d'organisation des activités de l'entreprise.
a - Le domaine des « entreprises »
Dans les activités « entreprise » (désignant ici principalement les grosses PME ou les clients
dits « grands comptes », le client est aisément identifiable car il s'agit en général d'une entreprise
de grande taille, dont l'organisation est plus ou moins connue et avec laquelle une relation
privilégiée est établie par les relais marketing. Il est donc plus facile pour les acteurs des projets
d’entrer en discussion avec les spécialistes du marketing et d’obtenir des informations sur les
« besoins », les « attentes » ou les « usages » du client. Aux entreprises correspondent en effet des
modes d'organisations normalisés, avec un découpage en grandes fonctions (achat, logistique,
marketing, etc.) qui constituent autant de micro-organisations et qui offrent une appréhension des
pratiques plus structurée au départ (du moins en ce qui concerne l'organisation dite « front-office »
qui caractérise l'organisation plutôt matricielle des entreprises, par opposition avec le « backoffice » qui désigne des processus moins formalisés et des relations plus ou moins directes avec
d'autres acteurs économiques sur les marchés). Les relations avec ces entreprises sont plus faciles à
établir. Le rôle du marketing opérationnel est précisément d'établir un contact durable et privilégié
avec des interlocuteurs au sein d'une entreprise et d'opérer un suivi de clientèle. La R&D bénéficie
donc de cette interface et la prise en compte du client peut alors s'opérer sur un mode spécifique,
plus proche de la relation commerciale.
Les activités de R&D dédiées au domaine des entreprises (dans lequel sont également
classées les collectivités territoriales), relèvent de deux catégories. La première concerne les
services de réseau génériques, élaborés pour l'ensemble du marché et configurables de manière à
pouvoir être adaptés à chaque grande catégorie d'entreprise. La seconde englobe les services
spécifiques, réalisés pour le compte de très grandes entreprises en réponse le plus souvent à des
197
appels d'offres (mise en place d'un intranet de groupe par exemple), nécessitant alors une profonde
analyse de façon à fournir à celle-ci une réponse adaptée (personnalisée) en terme d'installation
technique, de réorganisation et de services. Les clients « Entreprises » sont par ailleurs invités
fréquemment dans les laboratoires, notamment dans les espaces d'accueil que nous avons présentés
précédemment (jardins de l'innovation). La mise en place de partenariats pour des
expérimentations pilotes avant commercialisation est également une pratique fréquente dans ce
domaine. Les extraits ci-dessous illustrent bien la manière dont la R&D tire profit d’un contact de
proximité avec le client final :
« Au niveau des entreprises, on essaie déjà de prendre en compte les
contraintes qu’on connaît (sécurité, confidentialité). Les entreprises ont des
contraintes spécifiques par rapport au grand public »
« Nous faisons intervenir le client au quotidien, pour la bonne raison que dans
les projets sur lesquels on travaille, on a des sites pilotes qui servent d’abord à
nos usages et qui servent aussi à faire des démonstrations. Donc le client final
y est reçu, grâce d’une part à la collaboration avec la Direction des Grands
Comptes qui nous envoie des clients, qui les accompagne. On leur fait des
démonstrations, on leur montre un petit peu l’état d’avancement technologique
de nos réflexions »
« Il y a également les présentations qu’on fait sur les salons. Au cours d’un
débat suite à la présentation, chaque client exprime son besoin et c’est là qu’on
a une retombée directe du client vers nous. Je trouve que c’est très intéressant
parce que ça évite d’avoir le filtre de l’exploitant entre nous et le client, à tel
point que là, une activité prend naissance chez nous d’accompagnement des
Grands Comptes dans les réponses aux appels d’offres des clients. Notamment
concernant ces technologies nouvelles, dont les Grands Comptes ou les
commerciaux de la branche n’ont pas forcément toutes les compétences
aujourd’hui pour pouvoir répondre comme il faut . Nous on a une personne qui
est chargée de faire ça »
« On a aussi les ateliers de démonstration dans la direction, on y présente
toutes les études innovantes et puis on a des retours. En général on participe, il
y a toujours une personne ici qui peut questionner et recueillir le ressenti et la
perception du client vis à vis d’un service. Donc on l’a en direct, et en même
temps ça nous permet de tester nos produits et les évolutions que l’on a
apportées »
« Des méthodes, il n’y en a pas. Il y a eu la notion de stage terrain29 qui est
apparue mais à mon avis ce n’est pas assez efficace. Il y a des outils. Ici on a
un ADD [n.d.a. : Atelier de Démonstration et de Découverte]. Comme on
travaille sur des services, dès qu’on a une démo un peu innovante, c’est facile
de montrer des choses au client. On reçoit les clients, on peut discuter avec
eux, on vend un peu cette image "techno" du CNET, et ça permet aussi d’avoir
un retour, d’avoir leur vue sur ce qu’on développe, et puis l’image qu’ils ont de
FT aussi, de la marque. Là il y a un contact qui se crée »
29
Stage d'une semaine en général permettant à un employé de découvrir un autre métier dans une autre
entité de l'entreprise, en R&D ou non.
198
« C’est surtout en phase d’expérimentation qu’on aura un véritable contact
avec le client. L’idée qu’on a avant l’expérimentation, c’est de présenter nos
prototypes aux clients en ADD pour trouver des prospects. J’ai l’impression
que les clients aiment bien ce genre de débat. Venir au centre de recherche FT,
qu’on les fasse un peu rêver quoi. Bon après ils reposent les pieds sur terre, ils
demandent si c’est rentable pour eux ou pas. En fait au sein de l’entreprise il y
a différents acteurs : celui qui gère les cordons de bourse, celui qui gère le
réseau, et puis il y a une discussion entre eux pour savoir s’il est rentable
d’intégrer telle ou telle innovation dans leur entreprise. On essaie de se mettre
aussi à la place des clients. Dans les télécoms on a l’avantage d’être des
utilisateurs potentiels de ce que l’on conçoit. Mais ça peut être aussi un piège
parce que chaque entreprise a ses particularités. Dans la R&D on a un usage
des télécoms assez facile, ça n'est pas forcément le cas de tous les secteurs
d’activité »
« Ce qu’on va essayer de faire, c’est d’expérimenter a posteriori. Aller dans le
sens de l’expérimentation client. C’est plus des tests de validation d’usage que
d’intégration des attentes »
Dans le domaine « entreprise » donc, le contact avec le client semble plus officialisé. Il faut
noter que, dans ce contexte bien précis, l'interlocuteur de l'entreprise cliente qui entre en contact
avec la R&D est un individu que nous pouvons qualifier d'« averti ». Il s'agit souvent en effet d'un
décideur de l'entreprise ou d'un responsable informatique, c'est-à-dire d'une personne ayant déjà en
tête une pré-analyse des pratiques et des usages de l'entreprise. Ce qui n'est pas forcément le cas
dans les domaines suivants.
b - Le domaine « Internet »
Le domaine « Internet » est assez particulier en termes de rapport au client. Les raisons en
sont la relative nouveauté des usages, la diversité de la clientèle ou encore la croissance
extrêmement rapide des taux de connexion ; et la spécificité des outils qu’offre Internet pour la
prise en compte du client (mails, questionnaires, traceurs et compteurs de connexion, etc.). Internet
est également un domaine particulier puisqu’il est un axe stratégique majeur pour l'identité de
France Télécom et le positionnement de la marque sur le marché, face à la croissance du modèle
« asp »30. Ces éléments en font un secteur où la prise en compte du client est plus effective que
dans d’autres types d’activités, et il semble qu’il y ait, en conséquence, une plus grande relation
entre la R&D et le marketing.
« Si on ne répond pas très vite aux attentes, l’audience se déporte sur d’autres
services. Donc à partir de là on fait un travail régulier pour voir quels sont les
facteurs de succès existants des portails. Pour ça on a des batteries d’études au
niveau du CNET, et on travaille en collaboration avec le marketing sur
30
Application Service Provider (modèle qui désigne la fourniture d'applications logicielles en ligne)
199
l’analyse des usages, les taux de progression des services ouverts…. Moi je
reçois toutes les semaines, des statistiques service par service. Il y a des gens
qui travaillent de manière plus pointue pour caractériser les attentes des gens.
On essaye aussi de structurer la réflexion par domaines (recherche et accès à
l’info, services de communication…). Là il y a des gens du CNET et les gens
des branches qui dialoguent. Et puis on peut regarder les usages sur les
portails concurrents ou les services concurrents »
« Il y a toute la construction de la marque FT. Les consignes pour nous, c’est
déjà de bien connaître les différentes valeurs véhiculées par la marque. Donc
la manière dont FT souhaite communiquer et construire son image auprès de
ses clientèles. Donc on doit faire en sorte que la communication vers le client
soit bien contrôlée par le marketing et la communication externe. Il y a aussi
une éthique à respecter vis à vis des données client. Nous on a une politique de
fidélisation vers FT. Pour la clientèle FT sur Internet, on est assez proche du
marketing sur toute leur réflexion et on appréhende ça »
« On est en prise directe avec le marketing. Donc c’est agencer les services
pour qu’indépendamment ils soient compréhensibles et faciles d’accès aux
utilisateurs, adapter le service à ce que les gens peuvent appréhender et
manipuler. Ou alors il faut simplifier ou modifier une solution développée par
un autre acteur ou une start-up, pour qu’elle rentre dans la logique de notre
portail. Et puis il y a l’ensemble des services entre eux. Là on travaille sur la
notion de profil utilisateur, ou de base utilisateur, pour circuler d’un service à
un autre sans se perdre, en simplifiant les usages, en mutualisant les données
qui sont nécessaires au bon fonctionnement des services »
Dans ce domaine d'activité, la relation s'opère sur des modalités spécifiques plus proches de
la gestion de « publics de médias ». Les ingénieurs parlent en effet d'audience Internet, et de panels
larges, lesquels, face aux difficultés de segmentation vont être plutôt abordés par des
expérimentations ou des questionnaires par exemple.
« La difficulté qu’on a c’est qu’on travaille plutôt sur des médias généralistes,
on ne traite pas des panels aujourd’hui, ça devient très lourd après. Ce qu’on a
fait sur certains services innovants ou d’envergure, c’est des expérimentations
pilotes en partenariat avec des collectivités. On avait 3000 testeurs avec des
ateliers de suivi, des animateurs… là on les suivait de très près. Pour le reste
on s’appuie sur des ressources marketing. On va monter aussi prochainement
un service d’accueil client et on commence à réfléchir à comment utiliser ce
retour. Ce n’est pas essentiel ce retour-là, ça coûte de l’argent et ce n’est pas
encore dans la philosophie, mais ça sera intéressant pour le CNET et pour
nous, pour un retour vers les chefs de produit, et peut-être que ça élèvera la
qualité du service et qu’on prendra encore des parts de marché. Ce qui est le
plus important pour nous, c’est d’analyser les comportements d’audience, on
suit l’évolution du service dans le temps. On suit les audiences dans le
cheminement, le nombre de clics, comment ils naviguent sur le site…On fait un
peu d’eye-tracking aussi pour l’analyse de l’impact des bandeaux publicitaires
[…]. On a lancé aussi des panels de questions sur Internet. Mais c’est surtout
l’audience qui nous intéresse »
« Nous, le client, on l’analyse finement par rapport aux sites d’audience. FT va
vers une dimension média, on va avoir une clientèle pour cette partie-là qui
s’appelle de l’audience, qu’on découpe en audience généraliste, spécialisée.
200
On a des classements par femmes, enfants, tranches d’âge, CSP+31. Et il y a
l’audience au sens Wanadoo, au sens Voilà… En plus ce n’est pas que de la
clientèle FT, et parfois ce sont des marchés internationaux »
Une autre caractéristique marquante est que les modalités de production puis de lancement
commercial se basent sur des cycles très courts, d'où le fonctionnement par « essai-erreur » décrit
par un des concepteurs, qui consiste à présenter commercialement le service sous une forme
initiale et à le faire évoluer progressivement au fil des réactions du public, supprimant ainsi
certaines étapes intermédiaires d'évaluation pendant la conception. Par conséquent, la satisfaction
du client est plutôt mesurée quantitativement au nombre de connexions et au taux de satisfaction,
plutôt que par des approches qualitatives approfondies. De ce point de vue, le modèle spécifique
d'Internet semble avoir influencé l'approche globale de l'entreprise qui recherche toujours plus
d'immédiateté dans les réactions attendues des clients.
« Un avantage c’est que sur Internet, on peut travailler assez vite par essaierreur. Donc on est souvent sur des cycles de développement très courts […]La
charge de déploiement est beaucoup plus légère comparée à des activités
réseaux, et puis on a toutes les techniques d’analyse des "logs" (analyse des
connexions). On a très vite un retour d’utilisation des services. Donc avec ces
deux choses là, on peut aller très vite en prise avec le marché. L’inconvénient
c’est que c’est un peu exigeant en termes d’organisation et de réactivité des
équipes »
Couplé à l'orientation politique stratégique de l'entreprise vers les services de réseaux, ce
modèle fondé sur l'expérimentation semble devenir dominant car les techniques d'évaluation sur
les réseaux s'adaptent à l'accélération générale des processus de l'entreprise et à la diffusion des
services en phase expérimentale. Il semble également que dans le domaine « Internet », comme
dans le domaine « Entreprise », les relations étroites entretenues avec le marketing facilitent
l'approche du client. L'incertitude étant moindre autour de cette cible, la coopération entre ces deux
catégories d'acteurs semble en être favorisée. Le client étant identifié rapidement, la segmentation
du marché ne pose pas de difficulté notoire. Nous allons voir dans les prochains paragraphes que le
cas n'est pas similaire pour ce qui concerne le domaine « grand public » par exemple.
c - Le domaine « grand public »
Dans ce domaine, les concepteurs s’en remettent beaucoup aux services marketing,
considérés comme des intermédiaires indispensables pour la démarche d’intégration du client
final. Ils attendent de leur part des données sur les populations du marché permettant de
développer des services appropriés à des « besoins » commerciaux préalablement identifiés. La
31
Catégories Socio-professionnelles supérieures.
201
fonction du marketing est donc considérée comme une opération de « traduction » des « attentes »
des publics à travers les études de marché et les enquêtes à grande échelle (sondages).
« … Les services marketing ne sont pas très disponibles, ils se reposent trop
sur nous. A partir du moment où ils ont défini un concept assez vague, ils nous
demandent de prendre ça en charge de A à Z. Ça dépend des UA (Unité
d'affaire marketing), mais l’UA avec laquelle on travaille c’est comme ça que
ça se passe. Ça nous cause des soucis parce que nous, on considère que ce
n’est pas notre domaine d’expertise. Donc on fait ce qu’on peut mais on sait
pas si c’est satisfaisant pour eux »
« Quand c’est contractualisé avec les UA, c’est en discutant avec elles qui font
l’interface avec le client final au niveau marketing. C’est quand même leur
travail d’identifier les besoins du client, on peut faire des suggestions mais
c’est eux qui décident »
« On a des retours d’expérience sur l’usage du service via le marketing. Ils ne
sont pas très calés sur les attentes, mais sur les usages on a des retours d’info »
« La prise en compte du client est effectuée par les gens pour qui on travaille,
parce qu’on se situe finalement en position de prestataire »
Malgré leurs attentes vis-à-vis des branches marketing, il semblerait donc que ces
spécialistes ne soient guère satisfaits de l'information qui leur est fournie. Plus encore, ils ont le
sentiment que leurs attentes leurs sont retournées. Ce jeu de renvoi de responsabilité nous montre à
quel point la « connaissance » du client grand public, au cœur pourtant des discours et visiblement
essentielle à l'argumentation des acteurs, paraît finalement peu présente et problématique de ce
point de vue :
« Une anecdote : dans la phase d’expérimentation, en ce qui concerne le
dimensionnement32 du service, on s’est aperçus que l’usage réel du service
était à des kilomètres de ce qu’avait demandé la branche cliente. Je pense qu’il
n’y avait pas d’étude de marché derrière, le type de la branche ne connaissait
pas trop son marché, et du coup on a sélectionné un panel le plus large
possible en espérant obtenir des résultats. C’est vrai que ce n’est pas facile,
qu’on essaye, mais je pense qu’on ne sait pas forcément faire réagir les clients
et qu’on a un gros problème là »
« Si c’est nous tous seuls qui essayons de deviner le besoin, on va trouver les
choses les plus évidentes et on va passer à côté de l’essentiel. Tandis que si on
présente des maquettes de services, qu’ils nous aident à les affiner, et qu’on
confronte ça à des utilisateurs finaux, on peut obtenir des résultats
intéressants »
Le caractère approximatif de l'approche initiale du marché est ici particulièrement mis en
évidence, d'où la nécessité ressenti par un des ingénieurs de réaliser des tests sur maquette qui de
ce point de vue, visent avant tout à préciser la cible marketing, et moins à évaluer l'ergonomie du
32
C'est-à-dire la taille du marché couvert et la tranche tarifaire du service vendu.
202
service. La difficulté spécifique avec le grand public est donc bien de cibler une population parmi
la masse d’individus qui compose ce segment de marché. Le problème semble se poser surtout au
niveau des résidentiels (sphère domestique) et dans une moindre mesure au niveau des
professionnels (petites entreprises, artisans, commerçants, voire « solos »). Le problème évoqué
tient précisément à la nécessité d'innover pour un marché de masse de façon à ce que le service
génère un maximum de revenus, mais tout en s'assurant que le service présentera suffisamment
d'intérêt pour la grande diversité d'individus qui composent cette masse.
« Autant dans le domaine des entreprises ou autre, on a une chance de voir le
client ou d’en rencontrer quelques-uns, de se faire une idée un peu
représentative, avec le grand public, tout de suite ça devient un peu vague
parce que la masse est vraiment importante »
« Le client c’est Mr tout-le-monde en ce qui concerne le grand public. A la
limite justement, la cible c’est de ne pas cibler, c’est d’arroser le plus
largement possible pour que tout le monde puisse l’utiliser. Pour les
entreprises et les professionnels c’est encore différent »
« C’est très difficile puisqu’il y a une gamme très importante qui va par
exemple de la génération de nos parents jusqu’aux adolescents. Il y a vraiment
de tout et c’est vrai que du coup, inventer le produit ciblé devient de plus en
plus complexe. « Le » grand public devient « les » grands publics. Il y a peutêtre une idée de base mais elle doit être définie en fonction des multiples profils
client. Il y a vraiment de tout »
« Il y a une segmentation de plus en plus fine de la clientèle par marché, puis
par secteur d’activité, puis par type de fonction. Donc nous on conçoit une
offre assez générique, puis on l’affine, on la segmente, on la cible »
Le service est donc conçu comme une offre générique censée séduire un public le plus large
possible, et c'est par des phases de validation que les concepteurs évaluent a posteriori son
adéquation à certaines catégories de personnes appartenant à la cible globale. Si les ingénieurs ne
se trouvent pas dans un fonctionnement par « essai-erreur » comme dans le domaine précédent, ils
s'en rapprochent dans la mesure où l'impossibilité de cerner la majorité de la population rend
difficile la mise en oeuvre d'enquêtes préalables approfondies (de type qualitatives).
« On fait des validations ergonomiques finales avec les clients, pour revoir un
peu le service si on s’est planté »
« On fait des démonstrations à partir de maquettes. Il faut avoir une idée de ce
qu’ils recherchent. On fait des propositions puis on teste avec un panel. De
toute façon les clients ils ne savent pas trop ce qu’ils veulent, ils ne savent pas
trop ce qui est faisable. Il faut leur montrer quelque chose de concret si on veut
qu’ils réagissent »
Pour combler le manque de précisions et l'incertitude sur les cibles grand public dans la
conception des offres, certaines équipes ont recours à la technique du focus group qui va permettre
203
à la fois de recueillir des avis de clients, mais qui dans le même temps permet de mieux définir la
cible du service, préciser les procédures fonctionnelles du services, ou faire émerger des attentes
au sein de l'échantillon cible.
« Dans le cadre de l’avant-projet, on se base sur des études marketing en trois
étapes : on a les groupes projectifs où on recueille les réactions par rapport à
un concept ; ensuite les focus group : on a précisé un peu ce qu’on avait
imaginé à partir des groupes projectifs et on propose un concept finalisé ; et la
troisième étape, c’est une étude quantitative où là, par rapport à un produit
ficelé, bien défini, on essaie de voir quelle est la pénétration que l’on peut
espérer. Pour les études quantitatives, aujourd’hui on ne sait pas trop comment
on va le faire. On ne sait pas si effectivement ça va être une mise en situation,
dans ce cas c’est difficile de faire ça sur la quantité, est-ce que ce sera juste
une description téléphonique, ça me semble un peu léger, mais aujourd’hui on
n’a pas d’idée particulièrement arrêtée sur le sujet »
Dans ce dernier extrait, les incertitudes évoquées par le concepteur face à l'emploi des
méthodes d'étude du client confirment encore la difficulté pour cette population à s'approprier les
nouvelles méthodes des sciences humaines et sociales. Si l'emploi de ces méthodes est prescrit aux
différentes étapes du cycle de conception, leur mise en œuvre dans une démarche stratégique
d'étude du marché est une tâche complexe pour les concepteurs.
« On fait des groupes de travail (une vingtaine de personnes) pour l’étude d’un
concept, avec une clientèle ciblée sur le produit existant sur le marché, proche
du concept qu’on traite dans notre projet, et on les invite à manger. Bon c’est
pas du suivi vraiment régulier, mais ça permet de rencontrer des trucs
marrants, des choses auxquelles on ne s’attendait pas, qu’on avait pas
demandées du tout et qui avaient l’air de revenir souvent »
L'incertitude est perceptible également dans la façon dont les concepteurs utilisent les
résultats de ces méthodes. Dans les deux précédents extraits, l'élaboration des concepts et la
maturation des idées dans la démarche des concepteurs relève plutôt d'un tâtonnement qui investit
fortement leur subjectivité et leur manière d'interpréter les résultats. Cela signifie que même à
partir des études de marché ou des études d'usages déjà interprétées par les rédacteurs des
analyses, un second filtrage de l'information est opéré par les concepteurs. Déformant encore
l'information initialement recueillie sur les divers terrains d'étude.
L'autre aspect qui ressort de ces témoignages est que l'activité spécifique de chaque
laboratoire induit des manières différentes de considérer l'intégration du client en conception, et
donne lieu à des pratiques diversifiées. Le fait même que l'activité soit plutôt orientée sur le
développement de services ou sur l'amélioration de technologies pures (briques technologiques)
peut générer des écarts importants dans la prise en compte du client. Ainsi, les laboratoires qui ont
conservé une activité plus centrée sur les technologies de réseaux peuvent paraître plus en retard
204
quand à la démarche de l'entreprise orientée client, même s'ils sont conscients de la nécessité de
commencer à penser aux usages et à l’utilisation que les clients pourront avoir de ces
technologies :
« C’est vrai qu’on ne sait pas tellement faire nous, comme on est plus sur un
projet technologique et qu’on n’a pas trop réfléchi au côté service ou usage.
Donc on se fait aider par d’autres équipes du CNET qui travaillent là-dessus.
On travaille avec Créanet33 pour voir quels pourraient être les usages, et des
choses vont prendre forme avec eux. On va faire des séances de créativité. Je
suis vraiment en attente de ces résultats, je suis content de travailler avec eux
parce que sinon je ne sais pas comment faire »
Nous voyons donc avec ces différentes variables que les difficultés liées à la prise en compte
du client ne proviennent pas uniquement du fait de la présence de logiques nouvelles, issues des
sciences humaines et sociales, au sein de la conception. L'analyse des disparités liées aux
différents domaines d'activités traités par les ingénieurs montre que la taille des marchés ou des
organisations est influente sur les modalités d'investigation des « besoins » et des « attentes » des
clients. Mais cette analyse fait émerger une autre dimension, celle de la présence du marketing
jugée trop forte par les concepteurs dans ses prescriptions vers la R&D, et trop faible finalement
du point de la production et surtout de la diffusion de l'information. Le domaine du marketing,
comme nous allons le voir à présent, a dans ses relations avec la R&D une influence considérable
sur les représentations et les pratiques des concepteurs.
II.3. La R&D et les branches marketing
Nous aurions très bien pu traiter la question du marketing et de ses relations avec la R&D
dans notre rubrique précédente car ces relations varient beaucoup également en fonction de
facteurs organisationnels, communicationnels ou propre à un domaine d'activité. Mais il nous a
semblé plus pertinent d'y consacrer une partie spécifique car nous allons voir que les concepteurs
rencontrent de nombreuses difficultés pour gérer leurs relations avec les services marketing.
« Il y a plusieurs types d’innovation chez FT. L’innovation technique au niveau
des réseaux et des services, dont on parle beaucoup, et l’innovation marketing
dont on parle peut être un peu moins »
Cet extrait évoque une distinction forte entre deux types d'approches de l'innovation qui
coexistent aujourd'hui dans l'entreprise, i.e l'approche dite techno-push (ou « poussée par la
technologie », et l'approche dite market-pull (« ou tirée par le marché »). La seconde approche
caractérise la démarche introduite par la politique d'orientation client, qui consiste en
33
Il s'agit de la première appellation du laboratoire qui deviendra par la suite « Le studio créatif ».
205
l'identification de « besoins » et d'« attentes » que l'entreprise s'efforcera de satisfaire. Nous allons
voir que c'est surtout du point de vue de cette approche market-pull que les concepteurs
rencontrent leurs difficultés.
a-
Une insatisfaction notoire
Les concepteurs attendent beaucoup du marketing pour les orienter dans leur
développement. C’est un soutien face à la contrainte d’adéquation au marché qu’ils souhaiteraient
avoir de la part du marketing. Pour eux, en effet, la réponse aux besoins du marché ne peut être
apportée que s'ils disposent de bases solides de connaissances sur ce marché, sur lesquelles
s'appuyer pour développer de nouvelles offres. Les concepteurs estiment que le marketing «
devrait avoir un rôle moteur par rapport à la R&D », que « c'est la base, le début d'une étude ».
Selon eux, les « besoins » et les « attentes » que le marketing cherche à satisfaire en élaborant des
offres commerciales, doivent être fournis à la R&D par le marketing lui-même :
« Le rôle du marketing par rapport à la R&D, je pense que ça serait de sortir
des choses un peu stratégiques, des services, des usages, et de voir si c’est
faisable avec la R&D. Mais là encore, il faudrait que ce soit du marketing long
terme. Ou ça peut être à quelques mois car c’est d’abord être réactif et
développer rapidement, mais ça devrait avoir son rôle moteur par rapport à la
R&D »
« Le client lui, il a un métier, il attend de FT qu’on lui donne des solutions qui
lui permettent d’être plus efficace dans son métier et qui lui fassent gagner de
l’argent. Le besoin, c’est quelque chose qui revient souvent. On parle de la
définition du besoin. Donc on travaille même avec les responsables du
marketing de la BE qui nous remontent les attentes des clients. Normalement,
c’est la base, le début d’une étude »
Certaines personnes interrogées sont bien conscientes des difficultés liées à la connaissance
du marché et développent un discours très analytique sur la place stratégique qu'occupe
l'information dans la démarche d'anticipation de services.
« Les attentes, ce sont des choses qui ressortent du marketing, parce que sinon
on essaie de les "intuiter", mais on s’aperçoit qu’on n’est pas les mieux placés
pour le faire parce qu’on est vraiment trop dedans. On a des attentes qui sont
bien plus impressionnantes que celles des clients qui sont plus simples »
« A mon avis le marketing devrait travailler sur deux axes. Le marketing
opérationnel, c’est à dire qui nous remonte les besoins clients immédiats à
court terme, ou même de la veille. Quand il y a un client qui a un problème, il
faut réagir. […]Et puis il y a le deuxième aspect du marketing qui est un petit
peu négligé, qui justement devrait être de réfléchir un petit peu plus aux
usages, en relation avec des sociologues, qui est le marketing stratégique qui
devrait essayer d’imaginer quel va être dans le temps l’évolution des usages. Et
là ça veut dire qu’il faut mettre en place un certain nombre d’outils (collecte
d’information, traitement des informations) pour essayer de projeter à
206
l’échéance d’un an ou deux. En technique, on fait de la veille technologique, et
c’est à travers elle que l’on peut arriver à discerner quelle va être dans le
temps l’évolution des techniques et l’évolution des produits. Entre le moment
où on conçoit un service et où on le met sur le réseau, il se passe un certain
temps. Donc il est important d’anticiper sur ce que seront les techniques et la
maturité au moment où on mettra le produit dans l’offre. Je pense que le
marketing stratégique devrait également avoir cette démarche »
« Pour tout ce qui est nouveaux services, on n’a pas l’impression que le
marketing soit en prise avec le client. On a un peu l’impression qu’ils
découvrent le résultat du service. Bon il y a toujours une part d’incertitude,
mais c’est vrai que ça serait bien d’avoir plus de terrain, d’anticipation de la
part du marketing. Alors bon, ça passe peut-être plus par la sociologie, mais il
faudrait arriver plus à anticiper les attentes réelles des clients, à les faire
parler, à leur faire exprimer ce qu’ils veulent. A anticiper le fond de l’air
quoi »
« C’est fondamental ça, je suis convaincu qu’aujourd’hui c’est la principale
lacune dans le développement de service. On ne pourra pas vivre longtemps
comme ça »
Il est évident à travers ces extraits d'entretiens que les concepteurs ressentent un manque par
rapport à ce qu'ils attendent du marketing. Ils sont effectivement dans une situation de dépendance
qu'ils ont du mal à gérer, le décideur marketing étant à la fois celui qui commandite des services ou
qui va choisir ceux qui seront commercialisés (d'où les tentatives de séduction de la R&D par des
maquettes
toujours
plus
« habillées »
graphiquement,
mais
fonctionnellement
moins
satisfaisantes). Mais dans le même temps, le spécialiste en marketing est aussi celui qui doit
apporter la connaissance du marché pour que les équipes puissent orienter leurs développements
dans le sens de ce qu'attendent les décideurs du marketing.
Cette position délicate est souvent mal vécue par les concepteurs, qui ont un peu le
sentiment de devoir faire le travail relevant des spécialistes du marketing. Ils n’excluent pas pour
autant l’activité marketing de leur travail, car nous avons déjà vu que la pénétration de la logique
marketing dans les activités de R&D, a été acceptée comme conséquence inévitable du contexte
concurrentiel. Ils intègrent donc les nouvelles contraintes de marché qui pénètrent de plus en plus
les activités de R&D, mais ils ne sont pas prêts pour autant à mener une double activité :
« La partie marketing, elle n’est pas faite qu’au CNET, elle est faite dans la
branche client qui nous finance. Encore une fois, on a peu de rapports avec les
gens du marketing de la branche. Par exemple, toute la partie business plan,
étude de marché, etc. elle a été faite au CNET. Parce que normalement, elle
doit peut-être être faite au CNET, mais elle doit aussi être reprise, étayée. Je
crois que le marketing est plus pris par l’activité vente que par l’étude de
marché, je ne sais pas. L’expression des besoins, c’est le CNET qui la propose,
qui la soumet à la branche, qui dit oh c’est une bonne idée, et ça en reste là.
On est une force de réflexion, ce n’est pas aberrant de le faire, mais il faut que
ce soit confronté. Pour moi ce serait important qu’on puisse participer aux
relations que le marketing a avec les clients »
207
« Ben le marketing j’ai plus l’impression d’en faire que d’y avoir recours. Il y
a bien des demandes des gens du marketing auxquelles on doit répondre de
temps en temps, mais les demandes long terme, il n’y en a presque aucune qui
provient du marketing, ça c’est un peu dommage. C’est leur boulot
normalement, ça devrait se faire dans l’autre sens. Les UA sont assez peu
intéressées par tout ce qui est plus de trois mois, donc le marketing long terme,
on est obligés de le faire nous-mêmes, donc d’anticiper les usages et à partir de
là, d’essayer de voir à quoi peuvent ressembler les offres autour de ça. La
contrepartie de ça, c’est que quand on leur fait des offres et qu’on va les
trouver, ben ça leur plaît pas parce qu’on a fait leur boulot. Mais ça permet
d’initialiser la discussion »
Le besoin d'information est ici lié à la nécessité de renouveler l'offre sur le long terme, c'est
à dire à anticiper les marchés. Ce que mettent en évidence les concepteurs est l'écart existant entre
le rythme de l'innovation qui doit nécessairement anticiper sur l'avenir à plus ou moins long terme,
et l'urgence dans laquelle se trouve le marketing pour réagir sur les marchés. Le développement
important des activités de prospective au sein de la R&D ces dernières années est sans doute lié à
une volonté de résoudre cet écart fondamental dans les rythmes et les objectifs de travail de ces
deux grandes fonctions de l'entreprise. De même, la présence croissante à partir des années 2000
de spécialistes du marketing intervenant en soutien dans les laboratoires de R&D, la création en
2004 de laboratoires spécialement dédiés aux études de type marketing, ainsi que le renforcement
dans cette même année des profils de consultants marketing, sont les témoins de la volonté de
l'entreprise de pallier les différentes carences évoquées par les concepteurs des services en 1999 et
d'introduire des « acteurs » effectuant un relais entre les branches de l'entreprise.
b-
Des avis partagés
Les concepteurs ne réagissent pas de la même façon quand ils évoquent leurs relations au
marketing. Les extraits précédents montrent une insatisfaction flagrante de certains concepteurs.
Mais d'autres ne ressentent pas trop cette difficulté. Ce sont la plupart du temps ceux qui disent
avoir de bonnes relations avec le marketing des branches, ou ceux dont l’activité permet d’avoir un
contact de proximité avec le client (notamment, les activités contractualisées avec la branche
entreprise, où le client est plus facilement identifiable et accessible). Ce sont également ceux qui
ont dans leur laboratoire un correspondant ou une équipe marketing, ou enfin, ceux qui
développent un effort plus soutenu au niveau de la communication pour tenter de renforcer les
liens avec leurs interlocuteurs marketing. C’est bien des relations avec le marketing que dépend le
problème et c’est celui qui révèle le plus « d’inégalités » dans les verbalisations. Nous parlons
d’inégalités car autant ceux qui ont de bonnes relations avec leurs interlocuteurs du marketing en
tirent des avantages considérables, autant la situation inverse génère des handicaps. Dans les deux
premiers extraits ci-dessous, les personnes interrogées estiment même avoir de la « chance »
d’avoir cette qualité de relation avec le marketing.
208
« Nous dans notre laboratoire, c’est lié au domaine sur lequel on travaille,
exceptionnellement on a des contacts directs avec les clients finaux, mais à la
limite c’est admis, il fut même un temps où c’était interdit. Par rapport aux
autres laboratoires, on est parmi les seuls. On a de la chance de pouvoir
dialoguer avec le client qui nous fait part de ses préoccupations et de ses
besoins »
« Nous on a une chance qui est de travailler assez en confiance avec FTMMS34
et avec le marketing de FTMMS, donc on n’a pas trop de difficultés à apporter
de nouvelles idées, à les faire partager avec les chefs de produit du marketing »
« Avant je n’étais jamais en contact avec les UA . Maintenant on travaille
beaucoup plus main dans la main, c’est plus de relationnel. Les UA se reposent
sur nos compétences techniques et nous on doit identifier leurs besoins »
« C’est des relations assez conviviales avec le marketing. Ce sont des
discussions dans lesquelles il y a des échanges »
Les expériences évoquées dans les précédents paragraphes sont plutôt positives et évoquent
des relations « conviviales », « main dans la main », mais pour la plupart, l’intégration du client, de
ses attentes ou de ses besoins est bien plus problématique. La critique adressée au marketing est
alors parfois sévère, même pour ceux qui ont bien conscience des difficultés spécifiques
auxquelles sont confrontés les spécialistes du marketing dans le contexte des Télécoms.
« Souvent quand les gens du marketing viennent nous voir, on a l’impression
que les réflexions qu’ils nous sortent, c’est plus des réflexions qu’ils avaient en
interne entre eux, que vraiment des choses qui viennent des clients finaux »
« Ben les attentes sont censées nous être remontées par le marketing des
branches commerciales. Comme c’est nos clients, on le fait, mais très
honnêtement, on n’a pas l’impression qu’ils se préoccupent de ce que veulent
les clients finaux »
« Ce qui devrait exister c’est la satisfaction réelle du client sur tous les aspects
(du point de vue technique, économique…). La réalité est loin de ça puisqu’on
part d’une situation où on met en œuvre des services par principe sans étude
marketing, sans vérifier qu’il y a un besoin, que les clients ont quand même un
budget limité… »
Les concepteurs ont ici l'impression que le marketing lui-même ne détient pas l'information
qu'ils réclament et que les orientations qu'ils leurs donnent relèvent plutôt d'une improvisation que
d'un réel travail d'investigation des attentes et des besoins du client. De ce fait, ils peuvent être très
crédules vis à vis de la pratique en marketing qu'ils jugent trop centrée sur des problématiques
gestionnaires et tarifaires que sur une réelle et stratégique prise en compte du client.
« On trouve quand même que c’est plutôt aux UA de faire tout le travail de
positionnement des offres par rapport aux autres offres de FT, de faire tout le
travail de définition de la cible, c’est-à-dire à combien d’utilisateurs, quelle
évolution de la croissance du service, et puis même sans rentrer dans les
34
France Télécom Multimédia Services
209
détails techniques, définir les grandes lignes du service. On pense que c’est
quand même important qu’ils participent activement, et en fait pour l’instant,
ils n’ont pas trop le temps de s’investir parce qu’ils sont dans des perspectives
encore plus court terme, c’est-à-dire sur des offres qui sont déjà montées,
c’est-à-dire redéfinir les offres tarifaires ou des choses comme ça, et ils ont un
peu de mal à se détacher du court terme pour regarder ce qui va sortir dans six
mois »
« Il est indispensable d’aller dans le sens de notre client. On n’y va même
certainement pas assez. L’organisation actuelle de FT en UA, de trop centrer
les offres sur les UA, me paraît encore limite quoi. Pour les entreprises, il
faudrait plus adapter les offres au client (pour le résidentiel ce n’est pas
possible). Mais les UA actuellement sont assez hermétiques à cette approche
là. Ils veulent avoir une offre et puis après ça, les IGC35 vont se débrouiller
avec. Moi je bosse avec les IGC, et je comprends leur problème, c’est que les
clients disent : « votre offre elle est bien belle, mais ça ne correspond pas à ce
que je veux donc faites-moi autre chose ». Et ils sont coincés, ils ne peuvent
pas. Les UA elles ne veulent pas trop en entendre parler. Si on veut vraiment
avoir une démarche commerciale, il faut prendre en compte le client dès le
départ et savoir adapter nos offres à ce que le client veut »
Malgré toutes ces critiques, les concepteurs s'efforcent de répondre aux attentes émises par
les décideurs marketing, aussi imprécises soient-elle, puisque ce sont eux qui fournissent les
budgets nécessaires au fonctionnement des projets. Selon un des concepteurs, ce phénomène est
accentué par la concurrence interne qui peut exister au sein des départements marketing, ou encore
par la mauvaise gestion des activités au niveau des branches de l'entreprise.
« C’est très difficile d’intégrer les attentes. Je reçois des demandes d’un chef
de projet X, qui ne voit que son petit truc, qu’il veut tout de suite, comme ça,
dans 6 mois, sans qu’il y ait eu une réflexion globale, c’est-à-dire du
stratégique, comme c’est lui qui paye, c’est ce qu’on fait. Un peu après, il va y
avoir un chef de produit qui voudra quelque chose à 95 % identique, on le fera.
Je suis à la disposition de mon maître d’ouvrage. Après, mon travail consiste à
traduire ce que veut le client, parce que c’est 3 lignes, c’est une feuille de chou,
la demande est très mal formalisée. Et puis vous connaissez l’organisation de
FT par branche. Les branches sont autonomes entre elles, et puis à l’intérieur
des branches, les chefs de projet sont autonomes. Et puis à l’intérieur des
DRD, il y a un saucissonnage des services. Bon il est évident que tous ces
services s’adressent au même client mais qui n’a pas les mêmes besoins à un
moment donné de la journée. Ce qui fait qu’on ne peut pas avoir de cohérence
entre les services. Imaginez la même chose dans une entreprise de voiture, il y
aurait deux services qui sortiraient des voitures pratiquement identiques, ben
sur le marché je voudrais voir ce que ça donne. Moi je dis qu’il n’y a pas un
fabricant de lessive qui travaille aussi mal. Ce n’est pas possible ça »
35
Ingénieurs Grands Comptes
210
Certains utilisent alors leurs propres moyens pour répondre à cette exigence de la
conception, et l’imagination est un terme qui revient plusieurs fois comme moyen de prise en
compte des attentes.
« Moi je m’imagine ce que souhaite le client, des choses simples. En fait je n’en
sais rien. Quand on développe un service, on a pas de cible de ce que le client
souhaite. Il n’y a pas d’étude, de typologie de client ou de grandes lignes
directrices. C’est probablement possible d’avoir ce genre de choses. S’il
s’avère que la seule chose qui intéresse un client quand il va acheter un
terminal mobile, c’est la couleur, et bien faisons de belles couleurs, mais ce
n’est pas la peine de consacrer une énergie folle à faire des gadgets qui ne
serviront jamais »
« Il y a vraiment un fossé entre ce que le client attend et ce qu’on imagine. On
n’a pas énormément de retours sur le vécu, le « pensé » des produits FT. Ces
retours-là en général sont connus de la BGP36 mais ne redescendent pas
jusqu’à nous. On nous en parle beaucoup, mais ça reste assez flou, on ne sait
pas trop. A la rigueur, j’ai plus de retours de la part de mes amis, de ma
famille. Il y a bien des stages terrain, mais ce n’est pas un retour comme des
enquêtes ou ce qui est fait du point de vue marketing »
Au regard de ces verbalisations, nous constatons que la prise en compte du client n'est pas
toujours celle qu'affiche l'entreprise dans ses campagnes de communication. Malgré les efforts
fournis par l'ensemble des acteurs, celle-ci passe encore par un certain nombre de filtres et ne
répond pas toujours aux exigences d'objectivité que les méthodes suggèrent. Le marketing possède
en ce sens un certain pouvoir de contrôle sur l'information et n'ayant pas analysé les pratiques de
cette discipline en dehors du champ de la conception, il nous est impossible de savoir comment
s'opère très concrètement la manipulation de la donnée « client » dans ce contexte. Il semble
évident en tout cas, qu'elle connaît des difficultés toutes aussi importantes qu'en conception, qui
mériteraient d'être analysées en détail pour mesurer toute l'ampleur de la problématique de la «
connaissance du client consommateur » et du traitement global de cette information dans
l'entreprise. Nous avons déjà décrit les problèmes de communication qui se posent dans le dialogue
entre plusieurs disciplines au sein des équipes. Ces problèmes de communication touchent de toute
évidence l'entreprise à une plus grande échelle que celle de la seule R&D.
c-
Un problème d'information et de communication
Une des difficultés mise en avant par les concepteurs concernant les relations existant entre
la R&D et le marketing est le problème de circulation de l'information. L'information est en effet
jugée cruciale pour le bon fonctionnement des équipes. Les concepteurs attribuent à la
36
Branche Grand Public
211
communication un rôle considérable et considèrent l'information comme une ressource
indispensable qui doit faire l'objet d'une gestion rigoureusement efficace, la ressource étant vite
périmée dans le contexte accéléré des activités. Pour que les équipes de projet puissent réagir
rapidement, elles ont besoin d'obtenir l'information nécessaire à leur activité tout aussi rapidement.
Le problème soulevé est que cette information n'existe pas, n'est pas disponible ou bien n'est pas
communiquée par ceux qui la détiennent.
« On avait eu connaissance aussi, il y a un an, d’un plan marketing d’une UA
de FT, ça nous avait été très utile parce qu’ils avaient des focus group, et donc
on avait eu les grands axes des attentes clients. Ça nous avait servi pour
orienter à la fois nos développements et la façon dont on doit représenter nos
développements pour qu’ils soient acceptés par nos deux clients en interne et
en externe. Il y a tout un aspect communication pour bien orienter le
développement en cours vis à vis des attentes justement »
« Le problème, c’est un problème de remontée d’information. Parce qu’avant
de traiter une information, il faut être capable de la collecter. Donc je sais
qu’il se fait des choses, ça va dans le bon sens, mais on est tout le temps
derrière le client. Ce qu’il faudrait, c’est être devant le client. On est toujours
derrière, et on travaille dans l’urgence et on a un manque de visibilité sur ce
qui se fait. Il y a un manque de données. Moi ce que j’en vois, c’est au travers
de l’UA avec laquelle je travaille. Je ne sais pas comment ça se passe par
ailleurs, mais à ce niveau-là, il y a un manque clair de collecte d’information,
ça m’a été dit par le marketing branche lui-même lors d’un stage terrain que
j’ai effectué chez eux […] Donc ça veut dire qu’il y a un problème de remontée
et de traitement d’information »
« Les difficultés c’est du fait de la remontée des besoins clients, du terrain vers
le marketing. Il semblerait, pour ce que j’en vois, qu’on ait beaucoup de mal à
remonter, de la part des commerciaux, les besoins des clients pour les remonter
et les retransmettre au CNET. Et souvent, le marketing se fie à des impressions
générales, ou à ses propres idées, et on a souvent besoin de passer par des
phases d’expérimentation pour y voir plus clair. Il faut des expérimentations
vite montées. Ça permet de voir assez rapidement la réaction du client, les
difficultés qu’on a rencontrées pour déployer le service. C’est important aussi
pour corriger le tir dans une deuxième phase et avoir une offre plus adéquate
au besoin du client, ou même s’il faut, ça peut être le cas de certains projets,
abandonner l’idée. On mettra ça en attente. Nous on aura développé une
compétence sur le sujet, mais le marché ne sera pas encore mûr »
Le problème semble ainsi être lié en première approche à la circulation de l'information,
mais les entretiens montrent qu'il existe une forme de confrontation entre les différents acteurs de
l'entreprise, pour la plupart issus de l'ancienne organisation de France Télécom, opérateur public,
et qui face à la contrainte d'intégrer la « ressource client », défendent leur position et engagent des
rapports de pouvoirs pour se protéger de la nouvelle contrainte qui pèse sur eux. Les acteurs se
renvoient en quelque sorte la responsabilité autour de la question de la production et de la
diffusion de l'information.
212
Pour les concepteurs, le meilleur moyen de combler les manques d’information est donc
d’avoir des contacts rapprochés avec les spécialistes du marketing. L'information est toujours
pensée, dans une pensée toute positive, comme une solution potentielle face à l'incertitude des
marchés. Les requêtes sans cesse adressées à l'ergonomie, à la sociologie montre le climat incertain
dans lequel évoluent les concepteurs. Certains prennent des initiatives et font des efforts pour
favoriser une bonne communication, étant bien conscients des rapports de pouvoirs qui dressent
des obstacles entre les individus. Ils tentent ainsi d'infiltrer le monde du marketing, par des
stratégies qui doivent leur permettre de rencontrer les spécialistes et d'établir des relations durables
avec eux.
« Une autre démarche, hé bien c’est une démarche personnelle d’essayer de
s’intégrer à la réflexion marketing, des ingénieurs grand compte, des gens du
marketing. Ça c’est ce que j’ai réussi à faire avec le marketing de la branche
cliente et le marketing stratégique d’un secteur donné et je pense que c’est une
bonne chose. Ce qu’on fait avec eux, c’est réfléchir à la stratégie vis à vis d’un
secteur, on va faire des interviews des clients. Donc ça c’est un vrai contact
avec des vrais clients, il y a même encore trois ou quatre ans, dans la plupart
des centres du CNET, c’était inimaginable. C’est une démarche personnelle,
mais par contre, personne ne me met des bâtons dans les roues pour ne pas le
faire. Je pense que c’est positif, mais il faut aussi qu’on ait un retour au niveau
R&D, qu’on ne tombe pas dans du marketing nous-même. On aide le marketing
à avoir une vision plus long terme, mais il faudrait intégrer le feed-back dans
la boucle »
« … je dirais qu’il y a un manque côté marketing, c’est pour ça que j’ai envie
d’aller vers eux, qu’on bosse avec eux pour avoir une meilleure vision de ce
qu’ils attendent et essayer de leur donner l’envie d’aller voir un peu plus loin
en comblant le manque de vision de ce qui peut se faire. C’est un peu utopique
quoi parce qu’il y a tellement de guéguerres internes à FT, de problèmes
d’organisation, de personnalités, mais c’est comme ça qu’il faudrait bosser. Le
fait d’intégrer la R&D, le marketing et même les commerciaux, c’est le rêve.
On essaie d’aller dans ce sens-là. Je sais bien qu’on n’y arrivera pas
totalement mais… »
« Le plus dur, c’est la phase de prospection pour les expérimentations. De
donner les indications aux commerciaux pour qu’ils aillent prospecter le client,
et leur expliquer ce que l’on fait. On a un discours très technique, le marketing
a un discours un peu moins technique, il n’arrive pas forcément à bien
communiquer avec ses commerciaux. C’est un problème de communication en
fait. Récupérer l’info quoi. C’est le principe du téléphone arabe. Quand les
gens se rencontrent tout va bien quoi »
« Avec le marketing on a des relations très étroites, à tous les niveaux. C’est-àdire que toutes les personnes qui travaillent sur le projet sont en prise assez
directe avec le marketing stratégique. Parce qu’en fait, on construit autant
avec eux les services. Dans les développements, on appelle très régulièrement
les chefs de produits et ils viennent très régulièrement nous voir. On veille à ce
qu’il y ait le maximum d’adhérence entre les équipes et le marketing, que les
gens se connaissent bien et discutent beaucoup ensemble. Tout le monde ne
peut pas discuter avec tout le monde, donc le travail c’est d’organiser la
213
relation et d’organiser la communication à notre niveau, sachant que les UA le
font de leur côté »
Il nous faut ici rectifier notre analyse par rapport à ces extraits recueillis en 1999. A cette
date, des profils de spécialistes en marketing avaient été intégrés à la R&D, mais ils étaient encore
peu nombreux, et dans un petit nombre seulement de laboratoires. Aujourd'hui, la présence de ce
type de profil a été renforcée. Il semble que cela puisse être d'un apport important pour les
concepteurs qui peuvent dès lors avoir un interlocuteur de proximité, capable à la fois de dialoguer
avec les intervenants de la technique, mais aussi de réaliser des études pour les besoins des projets,
de les « traduire » en terme de « besoins » ou plutôt d'« attentes » à satisfaire, et également
d'assurer le relais avec le marketing des unités d'affaires (UA). Les personnes que nous avions
rencontrées en tiraient déjà un bénéfice.
« Il y a deux personnes qui interviennent et qui pilotent les études marketing. Il
y en a une dans une Direction qui s’occupe des aspects marketing pour
l’ensemble de la direction, et une autre, dans une autre Direction qui travaille
dans une équipe marketing où ils sont plusieurs. Ces deux personnes montent
les études, font appel aux sociétés, suivent derrière et essaient de tirer les
grandes leçons, les grandes lignes de ce qui peut être dit dans les groupes
projectifs, les focus group…»
« On a intégré directement chez nous des gens qui ont une formation de type
marketing, école de commerce (3 personnes) et à mon avis c’est vraiment une
bonne idée, parce que ça permet de travailler de manière beaucoup plus
sereine avec les gens du marketing en face dans les UA. On prend beaucoup
plus de choses en compte dans les besoins des UA. On s’occupe beaucoup plus
que d’aspects simplement techniques… Je pense que ce marketing de
laboratoire nous a permis de valoriser beaucoup plus le travail qui est fait par
les équipes techniques auprès des gens du marketing… A mon avis, ça c’est
extrêmement positif… ça favorise les relations CNET/Branches »
L'initiative en 1999 d'orienter le prix de l'innovation37 sur la récompense des projets ayant
mis en valeur les relations R&D / marketing, relations qualifiées alors de multidisciplinaires,
montre que l'enjeu pour l'entreprise de décloisonner ces deux fonctions a bien été perçu. Depuis
notre enquête, la division R&D de France Télécom R&D a également étendu et renforcé un profil
de métier appelé « Ingénieur d'affaires » qui était encore peu répandu dans les laboratoires en
1999. Il s'agit pour ces personnes d'assurer l'interface entre les branches marketing et les
laboratoires de la R&D. La réorganisation de l'entreprise en 2004 prescrit des relations encore plus
étroites entre la division R&D et les divisions marketing, c'est-à-dire par des contacts plus
« individualisés » entre les spécialistes du marketing et les concepteurs. De même, cette nouvelle
37
Ce prix existe depuis 1982. Il vise à récompenser les meilleurs projets selon certains critères qui
évoluent au fil des ans et qui étaient centrés en 1999 sur la « synergie entre chercheurs et spécialistes du
marketing » Fréquences Télécoms n°137, février 2000 (revue interne).
214
organisation définit de nouveaux profils de poste hybrides entre la R&D et les Directions
Régionales cette fois, afin de favoriser la communication avec le marketing plutôt opérationnel,
proche du terrain et des clients. Cela répond ainsi à des difficultés que nous avons mises en
évidence dans ce chapitre. Mais si la situation a évolué depuis 1999, cela ne résout qu'en partie le
problème car nous avons vu que les relations ne dépendent pas uniquement d'un fonctionnement
organisationnel mais aussi d'initiatives prises par les acteurs, d'attitudes et de volontés
individuelles qui rencontrent par ailleurs des obstacles liés à des enjeux de pouvoir.
III. MATHEMATISATION ET CODIFICATION
Les outils d'aide au traitement et à l'analyse des résultats d'une évaluation auprès d'un client
(ou d'utilisateur) sont parfois surprenants tant ils schématisent, standardisent, mais aussi
reproduisent et instrumentalisent à la fois la logique d'action des individus clients, et des
spécialistes (analyse des tâches à travers les scénarios de test par exemple) qui permettent de
cocher les facteurs clés de l'analyse : réussite, échec, abandon du scénario, recours à l'aide. Nous
pensons tout particulièrement à un logiciel de traitement dont est équipé un des laboratoires de test
de services de la R&D, qui automatise le calcul des résultats, à partir d'un repérage manuel et « à la
volée » des facteurs clés, pendant la séance d'évaluation. Du même point de vue de la codification
des informations, lors d'études de type psychosociologique, les spécialistes peuvent employer des
grilles codifiant le ressenti des individus interrogés, par des codes symboliques tels que la « grille
des émotions » (ou emocards) : il s'agit d'un ensemble de figures dessinées sommairement et
représentant des expressions faciales caractéristiques d'un ressenti observé par l'analyste ou évalué
par l'individu lui même. Nous voyons donc ici des formes poussées de codification, de
schématisation, qui agissent comme de véritables filtres (de saisie, de lecture, ou d'analyse) qui
transforment l'action du client et sa pensée en éléments d'analyse quantifiables, traités sous formes
statistiques, et qui offrent donc une « matière épurée » à travailler. De l'individu, il ne reste alors
qu'un ensemble de schémas ou de données organisées en tables, traités le plus souvent sous forme
statistiques.
De plus, tout ce qui ne concerne pas directement l'analyse est écarté, soit temporairement
(archivage pour exploitation ultérieure), soit définitivement. Nous l'avons notamment avec les
phases de « purge » lors des focus group. Les données ainsi travaillées et restituées excluent donc
une partie des actions, comportements ou verbalisations relevées au moment des évaluations. Le
client, disparaît en quelque sorte derrière un document ou une base de données, et seuls quelques
traits de celui-ci réapparaissent, mis en forme, synthétisés, interprétés. Ces méthodes qui formatent
les critères d'analyse et formalisent les méthodes permettent d'une part la simplification des tâches
215
de l'analyste, mais surtout, elles définissent des processus d'évaluation qui réduisent le temps total
d'évaluation, et rendent ainsi la méthode moins coûteuse et la fourniture de résultats plus rapide.
La crédibilité des méthodes dépend également de la façon dont les résultats sont divulgués.
Nous avons vu combien les responsables de projet peuvent avoir des difficultés à s'approprier les
rapports d'analyse, ou combien aussi, ils peuvent être dubitatifs quant à la validité des résultats
produits. Ceux-ci doivent donc être « probants », non pas en s'appuyant sur des études
universitaires ou expérimentales reconnues - qui valident les méthodes employées du point de vue
des spécialistes qui les mettent en œuvre (mais qui n'apportent aux concepteurs aucune assurance
réelle) – mais au contraire en apportant la preuve que les résultats sont fidèles à ce que pensent et
« vivent » les clients. Cela assure les concepteurs que les résultats ne proviennent pas seulement du
bon sens de l'analyste. Le verbatim est alors le moyen de réintroduire le client, en tant qu'individu,
personne de jugement, et non pas en tant que « chose définie par des critères ».
A l'image de la Créature romanesque du docteur Frankenstein38, le client, construit sur la
base d'une synthèse de matière, parle et vient « concrètement » à la vie dans les laboratoires de
conception. Le mythe de la fabrication de l'homme par l'homme ne s'exprime ici qu'au travers de la
représentation construite de l'homme mais il caractérise bien en revanche comment les spécialistes
du marketing associés aux spécialistes des sciences sociales peuvent ainsi créer de toute pièce une
figure humaine. La parole du client, véritable « pensée en action » est alors le support légitimant
le travail de l'analyste, le moyen de réintroduire une apparence humaine et sociale, d'apporter ainsi
des repères plus tangibles aux destinataires des rapports. Ce client peut également, pour revêtir
plus de « réalité » être filmé, ou représenté sous forme de personnages de dessins animés.
L'analyse fait alors sens dans la mesure où elle offre la « preuve » qu'elle répond « véritablement »
à la contrainte d'intégration des « besoins et attentes », d'un client qui existe bien. Nous assistons
donc, après une décomposition formalisée et codifié de l'individu-client, ainsi qu'à un processus de
personnification d'une production intellectuelle basée sur des données « brutes » recomposées. Le
cadre expérimental devient ici, grâce au travail des experts sur l'information client, le « porteparole par excellence de la réalité empirique » (Cassirer, 1977, p. 317)
Avec les outils de capture et de traitement mathématique automatisés (des verbatims ou des
manipulations en ligne par exemple), le principe de codification et de mathématisation est encore
plus évident. La multiplication de ces outils d’évaluation automatique qui requièrent moins les
compétences des spécialistes et se révèlent ainsi moins coûteux, prend une nouvelle direction en
étant directement appliqués à l'analyse. Non seulement, ils permettent de codifier la parole ou
l'action, mais aussi la méthode d'analyse et l'analyse en elle-même, grâce à l'identification préalable
38
Wollstonecraft Shelley Mary, 2000.
216
de critères d'analyse standardisés qui sont intégrés au système informatique, puis repérés
manuellement au cours d'une évaluation et comptabilisés selon la fréquence de ce repérage
(nombre d'erreurs commises ou nombre d'échecs à un scénario par exemple). L'analyse est alors
très épurée, seul le repérage des critères la compose. Les « faits » sont relevés et l'analyse s'appuie
simplement sur ces faits, sans chercher à en identifier les logiques explicatives, ou les cadres
d'énonciation. Les problèmes majeurs sont ainsi identifiés et le croisement de quelques critères
permet des explications sommaires (nombre d'erreurs répétées sur une fonction + recours à un outil
d'aide + échec au scénario = utilisabilité médiocre), mais ces analyses sont alors considérablement
appauvries, comme si seule la gestuelle était finalement étudiée. Ces outils se développent
particulièrement au sein des laboratoires d'« utilisabilité »39, motivés par une recherche de
performance et de distinction concurrentielle par la méthode ou la technique. Dans une entreprise
comme France Télécom dans laquelle la politique est fortement orientée client, et c'est peut-être un
atout de ce point de vue particulier, le développement de ces techniques automatisées demeure
assez limité, car dans cette forme d'évaluation, l'utilisateur, ou le client, tend à « disparaître »
encore plus.
III.1. De la singularité et de la différence
L'analyse de l'ensemble des pratiques d'intégration du client à la conception révèle la
production massive d'information sur les individus, par la mise en oeuvre de divers dispositifs de
« codification ». Que ce soit à travers la constitution des « profils », des « styles de vie » ou des
« catégories d'usages », notre analyse montre que les individus sont assignés dans des réceptacles
sémiotiques spécifiques destinés à les trier, ou à stabiliser les données de connaissances produites
lors des interventions en R&D. Ce processus de codification profite dans le même temps de
l'expansion et de la diffusion des techniques depuis la tendance à la « formalisation mathématique
des faits sociaux » (Mattelart, op.cit. p. 23).
Il est tentant ici de mettre ce processus croissant en parallèle avec l'évolution de la
psychologie en France à partir des années soixante-dix, qui comme le démontre Robert Castel, a
donné lieu dans le milieu de l'assistance publique un processus de classification des individus :
« Les interventions médico-psychologiques seraient ainsi avant tout un moyen de
calibrer différentiellement des catégories d'individus pour les assigner à des places
précises. Le diagnostic-expertise représenterait le stade "scientifique" d'un processus
de distribution des populations dans des circuits spéciaux, éducation spéciale ou
travail spécial, par exemple. Légitimation par un savoir (ou pseudo-savoir) de
39
Voir notamment les multiples outils présentés par divers intervenants européens lors de la
manifestation « First User Lab European Conference », Cité des Sciences et de l'industrie, La Villette, Paris,
24 novembre 2004.
217
décisions qui arbitrent entre des valeurs essentielles et portent l'expertise à la hauteur
d'une nouvelle magistrature des temps modernes » (Castel, 1981, p. 128).
Ce processus qui marque alors la prédominance croissante de la caractérisation et du
classement des pathologies sur leur traitement personnalisé (comme dans le cas du handicap
indiqué par l'auteur) opère également une dissociation diagnostic –expertise et prise en charge,
caractérisant l'évolution de la médecine mentale vers l'intervention experte. Nous reviendrons dans
notre dernière partie sur la notion d'expertise, mais intéressons-nous tout d'abord à la codification
des pathologies. Robert Castel précise que « le savoir médico-psychologique procure un code
scientifique d'objectivation des différences » (Castel, 1981, p. 131) Les nouvelles technologies
utilisées pour le traitement, la synthèse et l'archivage des informations recueillies sur les
populations, permettent alors « un mode de gestion technocratique des différences » (ibid, p. 132).
C'est le même processus qui s'observe en analysant la façon dont les enquêtes de population
réalisées par les spécialistes de la R&D organisent les pratiques et permettent la décomposition du
social selon des segments nouveaux à partir d'un savoir non pas « médico-psychologique », mais
« socio-psychologique ». La codification s'opère ainsi au niveau des systèmes de représentation du
client, et les divers codes de représentation s'identifient à partir de la pratique même des acteurs de
la conception (utilisateur probable et utilisateur final en ergonomie, « acteur » en sociologie). Ils se
fondent essentiellement sur les savoirs et les savoir-faire des individus. A grand renfort
d'objectivisme scientifique, le client peut être assigné dans des catégories nouvelles qui influencent
fortement la politique d'intervention ou autrement dit, la stratégie marketing de l'entreprise auprès
de ces populations.
C'est un processus similaire également qu'observent Boltanski et Chiapello à une autre
échelle, et pour qui la codification accompagne l'évolution des modes de production vers la
diversification des produits et des services, vers la personnalisation et donc, vers la prise en
compte des différences liées aux individualités, ou encore vers une consommation désormais
reconnue comme individualisée :
« la codification se différencie de la standardisation, qui était une exigence de la
production de masse, au sens où elle permet une plus grande souplesse. Tandis que la
standardisation consistait à concevoir d’emblée un produit et à le reproduire à
l’identique en un nombre aussi important d’exemplaires que le marché pouvait en
absorber, la codification, élément par élément, permet de jouer sur une combinatoire
et d’introduire des variations de façon à obtenir des produits relativement différents
mais de même style. En ce sens, la codification permet une marchandisation de la
différence qui n’était pas possible dans le cas de la production standardisée » (1999,
p. 537 – 538).
Ainsi, la codification, sur laquelle repose la reproduction, a pour objectif de limiter la
diversité des significations qui peuvent être extraites du bien (ibid, p. 538 – 539). Une autre forme
de codification s'identifie donc dans les processus même de conception de service qui se
218
caractérisent toujours plus par un assemblage de « briques technologiques », selon des potentialités
d'usages appliquées à des groupes sociaux ou des contextes spécifiques.
III.2. La tendance systémique
De telles observations concernant les pratiques de la connaissance du client, ou l'analyse des
marchés et des groupes ou réseaux sociaux, nous montrent que l'ensemble de ces démarches se
caractérise par une approche fortement systémique qui s'attache précisément à la constitution de
modèles fondés sur l'étude des phénomènes dynamiques et structurants du social. Par une approche
comme celle-ci, l'entreprise identifie et délimite des champs d'études, des « systèmes » tels que les
domaines d'activités ou les communautés d'intérêt, composant eux mêmes le système social. Ils
sont déterminés par des orientations marketing, puis décomposés pour faire surgir les éléments clés
et tracer entre eux des circuits d'échanges, qui sont soumis à l'analyse des spécialistes (aussi bien
sur l'analyse des réseaux d'échange et des flux de communication, que sur les logiques des acteurs,
ou les « chaînes de valeur »).
Depuis les premiers travaux systémiques jusqu'aux analyses plus récentes proposées par des
auteurs influents dans la sociologie des organisations (Michel Crozier en particulier, 1977),
l'approche systémique demeure forte en conception de service. Elle n'est que rarement mise en
œuvre comme telle car nous avons vu qu'à celle-ci s'opposent, ou du moins se confrontent d'autres
approches fondées sur une logique différente, celle de l'usage, mais notre analyse nous montre
pourtant qu'elle structure partiellement les pratiques de l'entreprise, tout particulièrement celles des
ingénieurs et des spécialistes des réseaux ou des cogniticiens influencés par la « cyberpensée ». En
effet, « si la méthodologie est peu appliquée, la référence à l'idée de système ainsi que l'emploi
assez métaphorique d'éléments de la méthode gardent une certaine actualité » (Miège, 1995, p. 19).
Il en résulte que l'entreprise y trouve de nouveaux moyens d'accès à la connaissance du client,
présent au sein de réseaux sociaux désormais clairement établis pour les spécialistes.
III.3. Le courant critique de la sociopolitique des usages
a-
Interactivité et codification
Depuis les années quatre-vingt-dix, nous l'avons vu, la notion d'usage ne cesse de se
renforcer au sein des activités de conception, et la sociologie des usages se diversifie en croisant
les champs de la sociologie des organisations, de la sociologie du travail, ou en s'inscrivant dans
des problématiques plus macro-sociales. Cette prédominance de la notion d'usage largement
219
récupérée par le marketing, a alerté des chercheurs en sciences sociales qui voient alors à cette
époque le phénomène d'instrumentalisation de la notion se renforcer.
En effet, les recherches qui portent sur les interactions entre les TIC et leurs usagers, ou plus
généralement sur les techniques dites désormais « interactives » mettent de plus en plus en
évidence, sous l'angle de la médiation, les influences fortes exercées par la technique, et révèlent
notamment le fait que la technique véhicule avec elle des normes d'usage incorporées : « ces outils
informatisés impliquent chez l'usager l'incorporation de compétences proprement sociales, définies
comme la capacité à qualifier la situation et à ajuster son comportement en conséquences –
mobiliser les ressources pertinentes, utiliser le vocabulaire adéquat, se conformer aux règles en
vigueur, etc. » (Akrich, 1993, p. 89). Pour d'autres auteurs, cette incorporation est également
favorisée par les modes d'emploi (Boullier, Legrand, 1992).
Dans son habilitation à diriger des recherches, Josianne Jouët expose sa réflexion sur cette
même problématique du point de vue des sciences de l'information et de la communication. Sans
remettre en question les travaux antérieurs en sociologie des usages, elle invite à réfléchir sur un
possible déterminisme social, qu'engendrerait une analyse replaçant trop la problématique de
l'usage social, dans celle de l'offre. Elle met ainsi en évidence les limites des approches mettant
trop en avant le pouvoir de l'usager récepteur, en mettant notamment l'accent sur le fait que la
technique n'est pas neutre et en révélant la « technicisation du procès de communication » (1992,
p. 63). Cette technicisation implique à travers l'interactivité permise par les outils de
communication informatisés, une participation accrue de l'usager au cours de l'usage qui, par
l'apprentissage d'un certain nombre de codes de la technique véhiculés par les outils, assimile de
manière informelle et emploie, dans ses activités de communication courante, des savoir-faire
techniques (se limitant toutefois à des procédures opératoires de base et qu'on ne peut pas qualifier
réellement de culture technique dans le sens où les référents culturels des usagers ne sont pas
transformés). Une autre forme de codification est ainsi définie dans laquelle la technicisation du
procès de communication se greffe sur le paradigme informatique et devient peu à peu intégrée à la
quotidienneté. Les principes de programmation et de logique séquentielle par exemple, sont
« inscrits dans les modes d’emploi des appareils courants et sont devenus […] partie intégrante des
schèmes mentaux d’un grand nombre d’usagers » (Jouët, 1993, p. 102). L'auteur met ainsi en
évidence le processus d'opérationnalisation des usages en ce sens que les pratiques respectent
l'architecture de la technique, faisant émerger de « nouveaux modèles d'action » (1992, p. 74).
D'autre part, l'auteur explique comment les pratiques des usagers se trouvent gagnées par des
valeurs véhiculées par les techniques, dans leur principe même de fonctionnement (gain de temps,
performance…). Les outils informatisés concourent non seulement à une technicisation des
pratiques de communication, mais sont aussi porteurs de valeurs de rationalité et de performance
qui pénètrent les pratiques. Parallèlement, les individus génèrent une multiplicité de pratiques
220
individuelles dans lesquelles ils mettent en œuvre une subjectivité qui se ressource dans
l'interaction sociale dans un processus de « réflexivité sociale » (Jouët, 1992, p. 98). L'auteur
entend par là que dans l'acte d'appropriation, l'individu construit son identité à la fois
personnelle et sociale. La mise en évidence de ces processus ou phénomènes, démontre donc que
la technique et le social ont une emprise l'un sur l'autre et que l'usage social des techniques repose
sur une dialectique, une rencontre entre l'innovation technique et l'innovation sociale. Mais
Josiane Joüet appelle à une « nécessaire modestie » dans l'analyse effectuée sur les pratiques des
individus dans le contexte actuel car selon elle, s'il est possible de repérer des facteurs
d'interprétation du développement des pratiques de communication, « il demeure impossible de
formuler un modèle explicatif global » (ibid., p. 92).
b-
La socio-politique des usages
Ce type de réflexion sur la dialectique sociale de l'usage, alimente notamment le courant de
la socio-politique des usages, qui à partir de la théorie de l'influence réciproque, propose
d'examiner sous un angle plus macro-social les phénomènes de production, de diffusion et
d'appropriation de la technique. Dans ce courant, les chercheurs mettent en évidence que la
dichotomie existant entre la conception et la diffusion sur le marché, tend à s'effacer pour laisser la
place à une vision globale du processus d'élaboration de l'offre et de la formation des usages. Cette
tendance témoigne de la rationalisation croissante de la cohérence socio-technique et du paradigme
de la négociation entre la technique (et ses producteurs) et le social. Face à la présence croissante
du client dans l'entreprise, la socio-politique des usages tente d'explorer les implications que cette
figure particulière de l'usager-client peut avoir sur les processus de diffusion des TIC dans la
société :
« L'approche socio-politique certes n'étudie pas les processus de construction de
l'usage et, en ce sens, ces travaux ne relèvent pas stricto sensu de la sociologie des
usages. Néanmoins, ces analyses insistent sur les figures de l'usager en tant que
citoyen et client, et replacent l'usage dans son environnement et dans les stratégies
politiques et marchandes. Cette approche dégage les enjeux de société qui soustendent la diffusion des TIC » (Jouët, 2000, p.498).
Après avoir été placé au centre des réflexions, le pouvoir de l'usager est replacé au
croisement de trois logiques fortes : une logique technique, une logique économique, et une
logique sociale. Ce positionnement caractérise l'émergence d'une nouvelle critique qui entend
rappeler que l'offre constitue également une forme de pouvoir déterminante dans les processus de
formation des usages. L'essor des contenus télévisuels ou télématiques, ou encore les prémisses de
l'Internet grand public et le développement du multimédia, à l'origine de la prolifération de l'offre
des TIC, favorisent l'émergence de cette pensée critique. L'exemple du téléspectateur devenant
221
consommateur, la création de la CNIL40 en 1978 ou de l'ART41 en 1997 et le discours sur la
« défense du consommateur », montrent un climat général qui progressivement reconnaît à l'offre
un pouvoir d'influence sur l'individu et l'organisation sociale dans un système démocratique.
La pensée critique de la sociologie des usages, définie comme une « socio-politique des
usages » apparaît donc comme un courant orienté sur la critique de la culture et de la
consommation de masse que nous avons évoquée dans notre premier chapitre.
« Afin d'éviter les impasses d'une analyse centrée exclusivement sur le pouvoir et les
ruses de l'individu-consommateur, une approche socio-politique des usages entend
contextualiser ces derniers et les replacer à l'intérieur de la société actuelle. Il s'agit,
en d'autres termes, de reconnaître le pouvoir de l'usager, mais un pouvoir contraint et
fortement limité par le pouvoir dominateur de la production » (Guyot, Vitalis, et alii,
1994, p. 9).
Par ailleurs, cette critique émerge dans un contexte de contractualisation croissante des
études d'usages réalisées par les acteurs industriels auprès des laboratoires de recherche publics,
tendance qui n'a cessé depuis de se renforcer, car comme le rappelle Erik Neveu (1990, p. 138),
« le marché solvable des savoirs et consultations sociologiques est dominé par les outsiders du
monde de la publicité et de la communication ». C'est donc une dérive vers l'empirisme (Jouët,
2000, page 513) qui est critiquée, dans le sens où la construction sociale de l'usage, problématique
au cœur de la sociologie des usages, tend à être de plus en plus absente des études d'usage qui ne
se concentrent le plus souvent que sur les modalités d'utilisation (ou usage instrumental) :
« cette prolifération d'études d'usages, décontextualisées de toute problématique, n'est
pas sans avoir d'effets pervers sur la recherche scientifique elle-même. En effet, la
recherche sur contrat va évoluer vers des appels d'offre plus ciblés et contraignants,
vers des études plus opérationnelles d'autant que les commanditaires principaux de la
recherche sur les usages des TIC, les opérateurs de télécommunications, ont changé
de statut et sont désormais soumis aux lois du marché. Dès lors la recherche sur
contrat devient plus encadrée et doit répondre à des demandes ponctuelles. » (Jouët,
2000, p. 511).
Nous verrons aussi dans la troisième partie que des problèmes semblables, liés à
l'opérationnalisation des études, se posent de façon comparable au niveau de la pratique en
ergonomie au sein de la R&D de France Télécom.
Dans cette critique à mi-chemin entre la sociologie de l'innovation et la sociologie de
l'appropriation, la dialectique dont il est question est donc dissymétrique, le pouvoir de l'offre
l'emportant sur celui de l'usager. L'art et les ruses de l'usager décrites par Michel de Certeau
( 1990) ne sont plus le point de focalisation de la pensée sur les usages qui se tourne également
vers l'art et les ruses des producteurs pour imposer leur offre. Ce courant met notamment l'accent
40
41
Commission National Informatique et Liberté
Autorité de Régulation des Télécoms.
222
sur la notion de représentation regroupant à la fois les représentations mentales (idées que se font
les concepteurs des usages probables de la technique ou à l'inverse, idées que se font les
utilisateurs de la technique), mais aussi la représentation politique et institutionnelle des
utilisateurs dans le processus (représentation en nombre, mais aussi qualitative par le biais des
groupes de pression, des syndicats, etc.).
A travers la notion de représentation, ce courant attire l'attention sur l'enjeu social que
représentent les modalités de production de la technique qui s'efforcent d'agir sur ces diverses
formes de représentations, et lance un débat général sur la place des TIC dans la citoyenneté ainsi
que sur le rôle des puissances publiques dans le processus d'élaboration des techniques. Les
phénomènes d'exclusion sont pointés, notamment selon l'axe des compétences nécessaires à
l'appropriation des modes opératoires des machines, logiciels ou services comme nous l'avons déjà
vu. Ce qui est alors en jeu, ce sont les capacités variables des individus ou des groupes sociaux à
s'adapter au mode de fonctionnement des techniques selon une multitude de facteurs sociaux. Mais
la notion de représentation est également traitée du point de vue des stratégies élaborées par les
industriels et sur les représentations dominantes que ceux-ci se font de l'usager de la technique, en
tant que consommateur ou client.
D'un côté donc, les chercheurs dans le courant critique s'affairent à comprendre les rapports
entre technique et société, à décrire les processus multiples de construction de l'usager-client et à
mesurer les enjeux de la diffusion des techniques. De l'autre, les industriels utilisent ou
réinvestissent cette connaissance sans cesse actualisée pour développer l'offre, dans un processus
permanent de rationalisation de la pensée des usages. Ce processus relève du point de vue de
l'entreprise d'un reengineering méthodique, mais d'un point de vue plus général, nous pouvons
considérer qu'il est un rouage type du processus évolutif du capitalisme, qui le contraint de
répondre d'une manière ou d'une autre à toute critique qui lui est adressée :
« quand le capitalisme est obligé de répondre effectivement aux points soulevés par la
critique pour chercher à l'apaiser et pour conserver l'adhésion de ses troupes qui
risquent de prêter l'oreille aux dénonciations, il s'incorpore par la même opération,
une partie des valeurs au nom desquelles il était critiqué » (Boltanski, Chiapello, op.
cit. p. 71).
223
Ces auteurs nous disent également que :
« parce que la critique permet au capitalisme de se doter d'un esprit qui, on l'a vu, est
nécessaire à l'engagement des personnes dans le processus de fabrication du profit,
elle sert indirectement le capitalisme et est un des instruments de sa capacité à durer,
ce qui pose d'ailleurs à la critique des problèmes redoutables puisqu'elle est
facilement placée dans l'alternative d'être soit ignorée (et donc inutile), soit
récupérée » (ibid., p. 586).
En suivant cette logique, nous comprenons mieux l'enjeu que représente pour l'entreprise,
l'appropriation des connaissances produites en sociologie, y compris celles issues de la critique,
puisqu'à partir de là, elle se donne les moyens de revoir, d'adapter son discours, ses stratégies, de
manière à apporter une réponse destinée à affaiblir et déstabiliser la critique. Nous verrons dans la
troisième partie de ce mémoire que les notions de « coopération » et de « partenariat » avec le
client, sont un moyen « idéal » pour l'entreprise de montrer sa volonté de « partage » des pouvoirs
(celui de l'usager, et celui de l'entreprise et de ses autres partenaires) dans les processus de
production, et ainsi de fournir des arguments lui offrant une plus grande légitimité, face à la
critique.
III.4. Conclusion
Nous avons montré dans cette partie que les sciences humaines et sociales et le marketing, à
travers la diversité de leurs contributions, apportent une multitude de « réalités sociales » que
doivent intégrer les concepteurs dans leur travail. Ces réalités sont construites par les spécialistes,
délimitées par des cadres à la fois temporels et géographiques, et sont renouvelées en permanence
en regard des problématiques de conception et des contraintes des projets. Les ingénieurs sont
poussés à se projeter dans ces ensembles de représentations sans jamais s'y investir totalement par
manque de temps, de compétences, ou plus simplement par manque d'intérêt. Plusieurs problèmes
se posent alors et nous avons tenté de montrer que ceux-ci sont liés à l'articulation des langages,
aux temporalités variables des études dans chaque discipline, aux difficultés de communication
que posent la transversalité des activités, ou encore au traitement complexe de l'information que ne
résolvent pas vraiment les moyens techniques mis à la disposition des acteurs. La conception se
révèle être ainsi un véritable terrain d'expérimentation sociale, dans lequel est progressivement
intégrée une culture orientée client. Celle-ci s'accompagne de techniques et de dispositifs
nouveaux qui doivent peu à peu se diffuser mais qui rencontre les écueils de difficultés toutes
autres que techniques (communication humaine à une échelle microsociale).
Mais surtout, la coopération croissante entre les acteurs transforme profondément les
pratiques et fait émerger de nouvelles exigences managériales et de nouvelles compétences,
renouvelant ainsi la problématique. La conception orientée client est ainsi le moteur d'une
224
transformation dans la R&D de France Télécom à la fois expérimentale et productrice d'expertise.
L'entreprise s'autoalimente en quelque sorte pour faire évoluer ses processus dans le sens de la
stratégie qu'elle se donne, mais la transformation ne s'arrête pas aux processus. La question des
comportements individuels sur laquelle aboutit ce chapitre rejoint celle des compétences que nous
avons déjà abordée ponctuellement et qui s'inscrit également dans cette transformation. En effet,
l'ingénieur de formation technique doit aujourd'hui déployer de nouvelles compétences pour gérer
au mieux les contraintes des projets et la coopération avec de nouveaux acteurs issus des sciences
humaines et sociales, et parallèlement, le statut même de l'ingénieur se transforme. C'est sur ces
évolutions fondamentales liées aux ingénieurs-concepteurs en tant qu'individus acteurs et
« compétents » que nous allons nous pencher à présent.
225
TROISIEME PARTIE : CONCEPTION ET ACTION
COMMUNICATIONNELLE
226
CHAPITRE 1 - LE CONCEPTEUR ENTRE INGENIEUR
ET MANAGER
Des transformations fondamentales peuvent être relevées dans les pratiques des concepteurs
à France Télécom R&D, depuis l'introduction de la notion de client dans les discours internes de
l'entreprise. Ces transformations sont liées, d'une part, aux nouveaux modes de management des
activités et notamment à celles qui promeuvent une intégration du client grâce aux techniques et
méthodes évoquées précédemment. D'autre part, d'un point de vue plus macro-économique, elles
peuvent être mesurées au regard des transformations des logiques industrielles et des modalités de
production des services. Les mouvements de fond que nous souhaitons rappeler ici ont des
répercussions fortes sur les pratiques des ingénieurs. Nous présentons ci-après les facteurs les plus
marquants de ces transformations en nous appuyant sur l'évolution de l'organisation des activités
au cours de la période 1998 – 2006 et en les illustrant d'extraits du discours des concepteurs issus
de notre enquête terrain.
I. L'INDUSTRIALISATION DES SERVICES ET SES CONSEQUENCES
L'industrialisation des services de Télécommunications et son impact sur les rythmes de
l'innovation ont transformé les représentations que les ingénieurs avaient de l'innovation et de leur
rôle dans ce processus.
I.1. Rationalisation et innovation
L'évolution du management a eu de fortes conséquences sur le métier d'ingénieur des
Télécoms dont les pratiques au sein de France Télécom R&D sont beaucoup plus structurées et
contrôlées qu'auparavant. La période des années quatre-vingt-dix a été marquée, comme nous
l'avons vu précédemment, par une rationalisation poussée des activités, caractérisée surtout par
l'organisation en mode « projet ». L'activité d'innovation, qui n'était pas jusqu'alors rythmée par des
jalons, des échéances ou des délais rigides, est désormais perçue par les concepteurs comme un
objectif à atteindre à court terme, par un travail planifié et par le suivi rigoureux de procédures
normalisées. On perçoit d'ailleurs dans les discours des concepteurs une certaine nostalgie et un
sentiment de « dénaturation » de l'activité même d'innovation ; certains d'entre eux estimant même
227
qu'elle « n'existe plus », et ce sentiment est lié à des conditions différentes d'exercice du métier
d'ingénieur :
« Côté CNET on a assisté à une mutation. On fait de l’innovation mais quand
même à moyen terme et pour que ce soit rentable au point de vue économique.
On peut travailler en avance de phase par rapport au marché, mais ça reste
toujours du moyen terme »
« A mon avis, l’innovation n’existe plus. On fait beaucoup plus de
développement, d’intégration, que d’innovation. C’est la réalité »
« Avant c’était purement théorique. Des gens avaient des idées farfelues et les
mettaient en œuvre sans savoir si c’était vraiment utile, nécessaire ou si ça
intéressait quelqu’un »
« Les projets avec une rentabilité court terme, il n’y a rien d’innovant »
« On ne fait plus de recherche fondamentale comme auparavant, pour explorer
un certain nombre de domaines, sans savoir ce qu’il y a au bout. Ça devient de
la recherche appliquée »
Dans les extraits d'entretiens ci-dessus, nous constatons que l'innovation est plutôt perçue au
sens d'invention, de production de nouveauté technique, ou de créativité, c'est à dire d'une activité
de l'esprit. Lorsque les ingénieurs disent que l'innovation n'existe plus, ils parlent plutôt d'une
créativité libre qui ne peut plus s'exprimer face à la logique de marché. Ils opposent ainsi la
recherche fondamentale et la création ou l'invention, à la recherche appliquée, au développement, à
l'intégration de services, et donc la rationalisation.
Les transformations évoquées par les concepteurs renvoient le plus souvent à une logique
politico-économique orientée par l'essor des services et de l'immatériel, une logique de marché
donc, dont l'influence se ressent sur l'organisation des activités et les pratiques au sein de
l'entreprise :
« Il y a un passage du produit au service, c’est à dire un déplacement de la
valeur ajoutée »
« L’innovation c’est développer de nouveaux usages pour générer du Chiffre
d’Affaires »
Les objectifs « court terme » sont cités spontanément par l'ensemble des personnes que nous
avons interrogées. De même, le glissement inévitable des activités vers une recherche plus
appliquée, ou plus axée sur le développement, est perçu très nettement par les acteurs de la
conception, tout comme les contraintes qui y sont associées (court/moyen terme, délais, réactivité).
Aussi, si certains concepteurs pensent que l'innovation n'existe plus (en tant qu'activité créative
non orientée), la plupart d'entre eux la considèrent désormais comme une activité essentiellement
228
orientée par le marché. L'avance technologique doit être mise au service de la concurrence et de
l'intérêt économique.
« On a toujours à l’esprit les contraintes technico-économiques, ce que ça peut
apporter en plus, ou en termes économiques, quel intérêt économique…»
« La problématique de l’innovation pour nous, c’est d’être tout le temps
réactifs et d’innover aussi vite que les américains et les autres acteurs du
domaine »
« L'innovation c’est avoir le plus par rapport à la concurrence »
L'extrait ci-dessous est particulièrement éclairant ; il montre bien que l'écart entre le
discours véhiculé par l'entreprise mettant en avant la prise en compte des « besoins » du client, et
la réalité pratique du travail du concepteur qui doit avant tout répondre aux exigences marketing de
création de besoin :
« L’innovation, c’est vraiment proposer de nouveaux services pour un
avantage concurrentiel. C’est aussi proposer le service avant que le besoin ne
s’en fasse sentir. On aura plus une approche de proposition que de réponse au
client »
La pénétration de logiques marketing dans les activités de R&D et les éléments que nous
avons relevés dans la deuxième partie de notre mémoire (relations entre la R&D et le marketing)
montrent à quel point les ingénieurs ont le sentiment d'assumer de plus en plus le rôle du marketing
dont semblent se dégager les spécialistes face à la complexité du marché (identification des
besoins clients, connaissance des cibles marketing et des marchés). Mais les concepteurs
ressentent aussi l'obligation d'exercer eux-mêmes une pratique marketing à l'intérieur de leur
discipline.
« Dans nos relations vis à vis des branches, on fait une forme de marketing,
enfin plutôt le coordinateur du projet que moi »
On perçoit ici que les tâches de marketing assumées par les concepteurs ne consistent pas
uniquement à intégrer la contrainte du marché externe et du client final, car ce dernier extrait
illustre également le fait que les chefs de projet, dans leur démarche vis à vis des branches
marketing clientes de la R&D, doivent avoir un certain « comportement » marketing avec leurs
interlocuteurs. L'activité des concepteurs est aussi contrainte par l'image que doit véhiculer le
service final auprès du « client marketing », autant qu'auprès du client consommateur. Comme
nous l'avons vu précédemment, l'ergonomie ainsi que le « look and feel » des services sont devenus
des enjeux majeurs. Dès lors, les concepteurs s'efforcent d'illustrer au mieux les maquettes, de les
229
rendre attractives pour s'adapter aux contraintes du marché, mais aussi pour séduire le client
marketing interne cette fois (celui qui attribue les budgets).
« En temps que responsable d’URD1, mon travail, c’est plus du marketing
stratégique que de la R&D. Les développements qu’on fait, il faut bien les
emballer, les enrober, faire une offre qui plaise au client interne »
Pour reprendre une expression citée par un des concepteurs et fréquemment employée dans
la R&D de France Télécom, « l'achat sur étagère », en tant que pratique prescrite (promue dans les
discours managériaux) est de plus en plus fréquente. Elle consiste à utiliser des techniques
existantes pour les assembler et développer une nouvelle offre, et elle devient une des
caractéristiques des nouvelles pratiques de conception. Les concepteurs parlent souvent en effet
d'un « assemblage de briques technologiques » pour désigner un mode d'élaboration des nouvelles
offres de services, caractéristique des pratiques d'innovation à court terme, permettant un
renouvellement rapide et déclinable de l'offre sur des marchés segmentés, et caractéristique
également d'une logique structurante de l'industrie des services. Le rapport même à l'ensemble du
tissu industriel est totalement transformé. Lorsque les concepteurs évoquent cette transformation il
est aisé de percevoir les changements que cela suppose dans les pratiques professionnelles :
« C’est vraiment le rapport opérateur – industriel qui a changé, parce que
avant, FT avait la maîtrise totale de ses innovations. On s’achemine de plus en
plus vers l’achat sur étagère… Je pense qu’avant, on cherchait moins au jour
le jour, mais il y avait vraiment des choses novatrices »
« On est de moins en moins là pour vraiment réfléchir, spécifier et faire
développer, on est de plus en plus là pour entretenir les contacts avec les
industriels et essayer d’être les mieux servis. Donc il y a moins de Recherche et
Développement et de plus en plus de maîtrise d’ouvrage où le bout de la chaîne
de développement est l’intégration dans le réseau par les expérimentations »
Les concepteurs recherchent à produire et à associer une valeur à la technique (valeur
d'usage, valeur symbolique, d'utilité, d'efficacité) qui, lorsqu'elle est perçue par le client, est
supposée générer l'acte d'achat et de consommation. Il s'agit donc d'établir une « connexion » entre
le système technique et le client. Ici le rôle d'innovation purement technologique est laissé à
d'autres acteurs, la conception ayant pour mission d'assurer une exploitation innovante de la
technologie sous forme de services à valeur ajoutée. Ceci suppose donc des interactions avec un
plus grand nombre d'acteurs (constructeurs, sous-traitants, etc). La modalité de production
caractérisée par des pratiques d'intégration et de mise en forme de la technique, est supposée
permettre une forte réactivité sur le marché pour réagir par exemple au lancement d'une offre
1
Unité de Recherche et Développement regroupant plusieurs équipes de projet.
230
concurrente et développer rapidement des services sur la base d'une nouvelle technique disponible
sur le marché.
Dès qu'une nouvelle technologie apparaît, les opérateurs l'étudient et si possible, l'exploitent
avant la concurrence pour développer des services renouvelables (grâce à la multiplicité des
assemblages et habillages possibles). En ce sens, l'intégration de briques technologique est
particulièrement adaptée à la contrainte de renouvellement fréquent et rapide de l'offre sur les
marchés. Il n'est donc pas étonnant que l’innovation soit perçue par les concepteurs comme une
activité de veille, de suivi du marché et de capacité à s’y adapter et à y répondre, plutôt que comme
une activité génératrice de réelles nouveautés.
« (L’innovation) c’est d’être toujours au courant de tout ce qui se trouve sur le
marché, et d’être capable de l’intégrer en ajoutant une petite plus-value, qui
fait que ce sera intéressant pour le client »
« Je pense que l’innovation aujourd’hui chez FT, elle consiste à trouver
l’industriel le plus innovant, puis à essayer d’en profiter. J’ai quand même
l’impression qu’il y a peu de choses qui sortent vraiment de chez FT et du
CNET et qu’on a de plus en plus un rôle de suiveur, à guetter les nouveautés du
marché et se dire après innovant parce qu’on va être les premiers à arriver à
faire des expérimentations par exemple »
« On fait des choix technologiques mais moins de technique et plus de gestion
de projet »
Avant de développer des usages auprès d'un segment de marché, la pratique consiste donc à
développer un usage accru de la technologie au sein même de l'entreprise, dans une démarche
exploratoire visant dans un premier temps à découvrir la technologie puis à se l'approprier. Ce type
de pratique place ainsi les concepteurs dans une position d'utilisateurs leaders (« lead-user ») et de
prescripteurs de la technique, et dans une démarche d'appropriation soumise elle aussi au rythme
accéléré de la conception. Les ingénieurs sont donc supposés être experts de la technologie afin de
pouvoir l'exploiter au mieux et dans délais restreints, ce qui nous l'avons vu, est rendu difficile par
la charge de travail générée par l'administration des projets.
Sur le plan des pratiques professionnelles, les transformations induites par le positionnement
« services » et l'orientation « client » ont un impact considérable. Tout d'abord, l'essor et la
diversification des techniques informatiques entraînent un accroissement des besoins en
compétences de développement informatique, et la nécessité de surveiller le marché pour
s'approprier les nouveaux supports de développement (tel que, par exemple, le langage de
programmation « .net » lancé en septembre 2002 par Microsoft, ou les applications et langages
« Open source » (Java, Linux). Il en va de même avec les technologies réseaux et les nouvelles
normes de transmission de données telles que le GPRS, la norme Bluetooth ou encore l'UMTS,
dont l'usage est prescrit dans l'entreprise du fait de sa stratégie de positionnement sur le marché
231
(investissements et achats de licences). L'ingénieur est dans ce cas en position d'expérimentateur
de la technique, et ce tant pour le compte de l'entreprise pour laquelle il travaille, que pour le
producteur de la technologie expérimentée, qui ne manque pas de proposer aux utilisateurs de lui
faire parvenir toutes les difficultés rencontrées par ceux-ci, de manière à faire évoluer
progressivement l'offre par une élimination pas à pas des dysfonctionnements. Ainsi, la
technologie est vendue dans un état imparfait, de manière à être première sur un marché, quitte à
ce que les utilisateurs soient insatisfaits. Bien entendu, cette politique n'est pas le fait de tous les
producteurs, mais il semblerait que plus l'entreprise soit innovante et concurrencée, plus elle
adopte ce mode de diffusion.
D'autre part l'achat de technologies externes à l'entreprise implique des besoins de formation
et/ou des acquisitions de compétences adaptées. L'entreprise qui ne peut se doter de l'ensemble de
ces nouvelles compétences techniques se voit obligée de recourir à des spécialistes externes qui
interviennent de manière ponctuelle ou durable. Ces contributeurs intègrent alors les laboratoires
de R&D en tant que consultants externes, mais travaillent sur des postes à temps plein. Leur
mission est de développer des blocs (ou « briques ») de services utilisant la technologie (grâce à
divers codes de programmation informatique par exemple), ces blocs étant eux-mêmes réutilisés
pour composer des bouquets de services commercialisés sous une forme assemblée. Les SSII
constituent ainsi un vivier précieux pour les grands groupes qui peuvent y recruter pour des durées
limitées (selon les besoins de l'entreprise sans cesse renouvelés par la stratégie d'adéquation à
l'évolution du marché) les experts nécessaires aux divers projets. La fin des années quatre-vingt
dix est donc marquée par une tendance à recruter, dans des sociétés externes, des experts de
chaque technologie (technologie logicielle le plus souvent) qui participent à l'innovation de
service, en intégrant les laboratoires de France Télécom R&D pour des durées plus ou moins
longues correspondant généralement à celles des projets. Nous ne nous étendrons pas sur la
question de la précarité de cette main d'œuvre. L'actualité du début des années 2000 a
suffisamment démontré les conséquences fâcheuses de cette manipulation ultra-libérale des
compétences sur l'emploi des ingénieurs informaticiens dans les SSII. Ce sur quoi nous souhaitons
insister ici, c'est que le recours à l'expertise externe conforte l'idée que le rôle de l'ingénieur, à
travers le statut de chef de projet est tout autant de maîtriser la technique, que d'établir les bonnes
relations avec les acteurs appropriés du marché.
L'éclatement de la composition technique de l'offre permet ainsi de réaliser une quantité
d'assemblages divers et variés dans le but de présenter des offres commerciales nouvelles, et de se
positionner ainsi sur des marchés émergents, tout en garantissant l'image d'une entreprise
fortement innovante sur un secteur économique hautement concurrentiel. D'une autre manière,
l'entreprise entend valider la qualité d'un service qu'elle a choisi chez un fournisseur de services
232
externe (c'est le cas notamment des bouquets de services sur Internet), grâce à la notoriété
reconnue de la marque France Télécom. France Télécom étant experte, elle prétend donc pouvoir
donc choisir pour le compte du consommateur, les services de meilleure qualité disponibles sur le
marché, pour les assembler au sein d'une offre spécifique.
I.2. Nouvelles pratiques et diversification des tâches
Globalement, le fonctionnement en mode projet, introduit dans la deuxième moitié des
années quatre-vingt-dix, a finalement été accepté et reconnu par les acteurs de la conception
comme nécessaire dans le nouveau contexte concurrentiel. Des avantages perceptibles tels que la
concrétisation des recherches, la visibilité des activités ou la disponibilité des compétences ont
favorisé une appropriation de la logique du projet par les concepteurs, qui y trouvent un moyen
pour répondre aux nouveaux enjeux de France Télécom face à la concurrence, diffusés par les
managers et les services de communication internes.
« La gestion en projet, je trouve que c’est assez positif, ça a un peu mis des
contraintes (jalons, délais, obligation de résultat) donc on voit plus qu’avant
les résultats des travaux. Jusque là, certains projets étaient du domaine de
l’Arlésienne. ça permet de valoriser quelque chose auprès des clients »
« Pour ma part, je suis à fond pour. C’est une démarche très positive. C’est un
mode de travail qui est vraiment gagnant dans le sens où ça permet d’éviter la
duplication de compétences dans cette organisation transverse. Ça permet de
profiter des compétences d’une autre entité »
« Je pense que c’est un moyen très efficace pour atteindre un objectif donné,
dans un délai donné, vers un coût donné »
« Les points positifs c’est qu’on arrive quand même à isoler un peu une équipe
projet sur un but bien précis »
« Ça permet de structurer les activités, de respecter les délais, les cibles. Ça
permet de montrer qu’il y a une adéquation entre ce que fait le CNET et ce que
font les branches. Ça permet de définir en commun les objectifs et de voir
qu’on les a bien atteints »
Cependant la mise en place effective de nouvelles pratiques induites par le processus projet
s'est heurtée à des résistances et a participé de la création de difficultés importantes au niveau de la
supervision et du contrôle de l'ensemble des activités de Recherche et Développement. En effet,
l'éclatement des activités en de nombreux projets suppose, comme nous l'avons vu dans notre le
premier chapitre, la mise en place d'outils de contrôle, de suivi et de « reporting » qui impliquent
des changements fondamentaux dans l'organisation de l'entreprise et dans les pratiques des acteurs.
Si ces changements ont été radicaux dans les réformes organisationnelles pilotées par les
233
décideurs, ils se sont opérés plutôt par tâtonnements et par étapes progressives dans la pratique.
Lors de notre enquête, de nombreuses critiques liées à l'organisation globale de l'entreprise et à une
gestion des activités de projet « non aboutie » étaient émises. Celles-ci concernaient le plus
souvent l'évolution des outils de gestion et le manque de visibilité des activités de R&D dans leur
ensemble pour le repérage et la coordination des projets.
« Pour être vulgaire, je dirais que l’organisation de projet au CNET, c’est le
bordel »
« La gestion projet, elle n’est pas aboutie. Des choses se font, mais je pense
que le processus n’est pas encore abouti »
« Ça fait deux ans que je suis dans la DRD2 et j’ai déjà vu passer deux formats
différents de reporting »
« … Multiplier les projets fait qu’à la fin, il y a assez peu de coordination,
donc chacun mène son projet un peu comme il l’entend, souvent en rapport
avec une branche cliente, donc ça me paraît assez difficile d’avoir une vraie
coordination CNET et une vraie vision stratégique de ce qui est fait et ce qu’il
y a à faire »
Le mode d'organisation des activités de projets est alors souvent en contradiction avec
l'organisation même des projets à une plus petite échelle. Le contrôle des activités au niveau global
de la R&D ou même du groupe France Télécom (organisation des branches marketing et
coordination de celles-ci avec la R&D), ainsi que les contraintes stratégiques et gestionnaires,
n'apparaissent pas adaptées aux contraintes des projets et des tâches quotidiennes des concepteurs.
« Il n’y a aucune coordination entre les chefs de produit et on risque de faire
des choses redondantes donc contradictoires… C’est un gros problème ça et je
ne vois pas comment dans ces conditions-là on pourra satisfaire un client,
puisque souvent les services s’empilent comme ça, de manière incohérente et
contradictoire »
« … L’autre inconvénient c’est que comme c’est hyper transversal, tous les
gens sont impliqués dans plusieurs projets à la fois et on a du mal à se
concentrer sur une chose à la fois, on en revient toujours à faire dans
l’urgence, à travailler sur la tâche qui a le degré d’urgence le plus important »
« Les frontières ou l’articulation entre gestion de projet et gestion de
programme R&D ne sont pas encore forcément clarifiées, le qui fait quoi, ou
quelles sont les responsabilités des personnes, ou de temps en temps, quelles
sont les périmètres des entités. C’est important que ce soit bien structuré parce
que ça permet à tous les acteurs de se repérer dans leur contribution à
l’ensemble. Cela permet d’éviter des problèmes de doublons de fonction ou de
tension entre les personnes. Il reste encore à faire sur ce point là »
2
Direction de Recherche et Développement
234
Nous
voyons
ici
que
les
problèmes
de coordination
peuvent
engendrer des
dysfonctionnements en termes de relations interpersonnelles et même des « tensions ». Il y a de ce
fait une tentative permanente, à travers des réorganisations successives d'opérer une
« mutualisation » des ressources et des projets, sensée donner plus de visibilité aux activités
géographiquement et structurellement réparties. C'est dans cette optique notamment que le new
business model présenté dans la première partie de notre mémoire a été mis en place à France
Télécom R&D. Mais bien que le fonctionnement en projets ait nettement progressé depuis 1999,
date à laquelle nous avons réalisé notre enquête, les stratèges et les managers doivent faire face à
des difficultés de fond qui semblent difficilement solubles malgré les efforts produits.
I.3. La transversalité et les luttes de pouvoir
La plupart des problèmes tels qu'ils sont évoqués par les concepteurs (autour par exemple
des carences informationnelles ou de l'accès difficile à l'information) semble donc provenir du fait
que l’organisation transversale des activités est en conflit avec l’organisation matricielle et
hiérarchique des fonctions commune à toute organisation. La notion de « pouvoir » revient souvent
dans les verbalisations des concepteurs, en tant qu’obstacle à une bonne organisation transversale
des projets. Sont alors évoqués, par exemple, les conflits entre les différents niveaux hiérarchiques
ou encore les compétences qui ne sont pas mises à disposition comme cela est pourtant prescrit
dans les discours. En effet, les concepteurs ne sont pas les seuls à avoir été touchés par les
réorganisations et les nouvelles orientations managériales, car les managers eux-mêmes ont subi
cette transition, parfois lourdement. Depuis l'orientation de l'entreprise vers les services, les
compétences de chacun sont sans cesse soumises à réévaluation, au gré des nouvelles orientations
politiques, des réorganisations, et dans une logique d'évaluation permanente des métiers et des
carrières.
Ce climat d'incertitude croissant engendre des inquiétudes souvent fortes chez les managers
qui craignent ainsi de perdre leur pouvoir et de se voir détrôner ou « mis au placard » pour
employer une expression fréquemment employée par les acteurs. De manière plus générale, le
personnel est conduit dans tout période de transition (qui tend à devenir permanente) à démontrer
sa capacité à adapter ses compétences et ses pratiques aux nouvelles exigences du marché et donc
de l'entreprise. Il en résulte inévitablement des jeux de pouvoirs visant à des positionnements
stratégiques individuels et anticipatifs, dans un contexte où la transversalité et l'organisation
mutuelle des activités est déjà problématique. Un des problèmes souvent cités est celui de
l'allocation des ressources aux projets.
« Il y a toujours le même problème entre l’axe fonctionnel et l’axe
hiérarchique. Quand on est dans une organisation plutôt matricielle, avec
235
compétences et spécialisation par URD, par laboratoire. Et puis une
organisation transversale par projets et clients, il y a toujours des problèmes
pour ajuster la charge aux demandes et aux disponibilités, que ce soit
budgétaire ou ressources humaines. C’est d’ailleurs pour ça qu’il faut des gens
pour gérer les projets »
L'obtention des ressources est une négociation permanente, et une des difficultés
rencontrées par les chefs de projets est que l'allocation des ressources n'est par toujours stable et
effective.
« Le souci qu’on a c’est par rapport à l’organisation verticale, donc
hiérarchique et tout ce qu’on appelle nous « nos joyeuses querelles de
clocher ». Qui est à la tête du projet ? C’est les difficultés en fait de
l’organisation matricielle, à savoir que le chef de projet n’a pas de pouvoir
hiérarchique et parfois il peut se heurter à une hiérarchie qui sera pour
diverses raisons hostile au projet (ce n'est pas forcément contre le chef de
projet, ça peut être par rapport à son entité de rattachement) ».
« Normalement, il devrait y avoir une organisation matricielle avec des labos,
des compétences, des chefs de projet. Les chefs de projets devraient pouvoir
aller chercher dans les labos les compétences et être sûrs de les avoir. Moi par
exemple, dans mes projets, j’ai une douzaine de partenaires dont quatre ou
cinq labos du CNET. Déjà, j’ai du mal à obtenir les compétences que je
cherche puisque je suis en conflit avec les chefs de labo et puis quand je les ai,
je n’ai pas de garantie de les avoir encore 3 mois après. Il n’y a pas
d’engagement des chefs de labo pour fournir des ressources. Il y a un conflit
entre les chefs de labo, les chefs de projet, les chefs de labo ont leur petites
prétentions hiérarchiques »
« Il y a des verrous un peu partout et ça ralentit énormément le bon
déroulement des projets. Pour quelque chose qui paraît être évident à faire,
parfois on perd trois mois parce que telle personne ne voulait pas signer tel
bon de commande. C’est un héritage du passé je pense. Une structure très
administrative »
Nous pouvons noter dans l’ensemble des extraits d'entretiens de ce chapitre, la présence des
termes « soucis », « pouvoir », « querelles », « conflits » qui révèle le ressenti fortement négatif
des concepteurs. Ils montrent le décalage réel entre le schéma de pensée régissant l'organisation de
l'entreprise et la pratique managériale d'un côté, et l'activité effective des acteurs au bas de la
hiérarchie. Alors que le management de l'époque (1999, date de notre enquête) tentait de
promouvoir l'adhésion du personnel aux nouveaux objectifs de l'entreprise, ainsi que l'acceptation
des contraintes et des difficultés auxquelles était confrontée l'entreprise face au marché, présentées
comme inévitables, des résistances s'opéraient et un certain nombre de personnes restaient donc
dubitatives quant aux nouvelles pratiques prescrites.
« Moi je me méfie actuellement des gros projets, qui font appel à toutes les
DRD… Pour moi c’est le genre de truc trop lourd à manier, où il y a trop de
responsables de quelque chose et finalement, il y a trop de barreurs et pas
236
assez de rameurs. Donc la notion de grand projet, j’en reviens un peu. Il y a eu
de mauvaises expériences là-dessus. J’aurais tendance à privilégier les projets
moyens, entre 5-10 hommes-an et surtout sur lesquels on trouve un cœur de
projet raisonnable. Il faut qu’il y ait une équipe projet soudée et proche. Moi
j’essaie de faire appel à des compétences très spécifiques lorsqu’on ne les a
vraiment pas chez nous. Mais environ 80 % du projet s’est fait dans mon URD.
Parce que déjà, pour une équipe, je trouve que c’est motivant d’être tous
ensemble et d’aller tous ensemble dans le même sens. Quand c’est trop réparti,
ça ne marche plus. Moi j’ai les deux cas, ce projet, et puis on participe à un
autre projet CNET qui fait appel à tout. Hé bien la rapidité d’avancement du
projet n’est pas du tout la même (au niveau de la réactivité face aux problèmes,
aux priorités) et puis la motivation des gens »
« On parle de convergence. Dans certains sujets, on est amenés à voir que par
exemple, Internet va vers les mobiles. Dans ce cas il faut qu’on se synchronise
ou qu’on définisse une politique cohérente avec la politique de FTM3, au sens
où on doit nous aussi intégrer les démarches des autres acteurs du mobile
(Bouygues, SFR). Donc quand on va évoluer vers ces marchés, ça va être assez
complexe, c’est clair. On peut être amenés à construire des offres qui nous
amènent vers des segments de clientèle qui aujourd’hui sont ceux de la BE4,
alors qu’on travaille pour la BGP5. Nos développements sont portés par la
BGP vers le marché. Ça peut être problématique parce que les différentes
entités ne marchent pas forcément sur les mêmes logiques de marché, de
clientèle. Il faut qu’on fasse attention à ne pas phagocyter leur offre. D’autant
plus que l’on parle de Branches, mais parfois au sein des Branches, la
communication ou la collaboration entre entités ne va pas de soi… »
« Pour moi un projet, c’est un client, un objectif, une durée. C’est ça un vrai
projet. Bon après ce n’est pas obligatoirement plus transversal et tout réparti.
Donc j’essaie d’appliquer cette définition de base du projet »
Il serait bien entendu naïf de penser que les luttes de pouvoir n'ont existé qu'à partir des
réorganisations mises en place dans les années quatre-vingt-dix, mais nous pouvons présumer que
ces luttes ont largement gagné en intensité depuis cette époque, en raison des multiples
réorganisations que connaît régulièrement l'entreprise. L'une des stratégies les plus efficaces mise
en œuvre alors pour contrôler et réduire ces formes de conflits et de résistance (de toute évidence
anticipées par les décideurs au moment de la mise en place des réorganisations) est de favoriser les
mouvements de personnel (ou « mobilités »), soit par la promotion des départs anticipés en préretraite, notamment pour les compétences jugées les moins utiles face au nouveau positionnement
de l'entreprise, ou encore par la circulation des personnes entre les branches de l'entreprise. Ceci
permet de placer les personnes au cœur de certains conflits dans des fonctions nouvelles, leur
permettant de dialoguer avec de nouveaux interlocuteurs. De même, la mise en place des outils de
gestion de l'information (en grande partie de réseaux, comme l'intranet de l'entreprise par exemple)
3
France Télécom Mobiles
Branche Entreprise
5
Branche Grand Public
4
237
intervient dans cette stratégie managériale de gestion du changement, qualifiée positivement
« d'accompagnement au changement », et qui résulte tout simplement d'une adhésion à une
idéologie de l'information largement présente dans cette pratique, qui s'illustre dans la croyance
que l'intelligence collective peut être managée dans l'entreprise.
Nous supposons que si aujourd'hui, nous réalisions le même type d'enquête auprès des
concepteurs, des problèmes semblables liés aux jeux de pouvoirs et aux stratégies individuelles
émergeraient, dans le sens où nous assistons encore actuellement à des réorganisations liées aux
changements stratégiques de l'entreprise, notamment avec les deux changements de présidents à la
direction du groupe6. Les activités se réorganisent en effet en grands domaines centralisateurs
d'activités, éclatées géographiquement et structurellement, ou encore sous forme de hiérarchie
ascendante visant à harmoniser l'ensemble des pratiques de groupe. La politique de mobilité
demeure fortement dispensée, et chacun doit comme dans le milieu des années quatre-vingt-dix
« revoir ses positions » face à ces nouvelles orientations. Il est clair que cette situation de
bouleversement n'est pas propre à France Télécom. Elle est le propre de toute entreprise, quelque
soit sa taille, sur un marché nécessairement évolutif en contexte concurrentiel. Mais si l'on
considère que France Télécom se trouve sur un marché porteur de l'économie nationale qui, de
plus, emploie un nombre considérable d'individus sur le territoire, les enjeux sociaux que
représentent ces transformations pour l'évolution des métiers de l'ingénieur, méritent ici d'être
considérés dans le cadre plus large de la gestion des ressources humaines dans les entreprises et de
la formation professionnelle, afin de mesurer l'ampleur de ces évolutions à l'échelle du marché du
travail cette fois.
6
Thierry Breton, le 2 octobre 2002 et Didier Lombard le 27 février 2005.
238
II. STATUT ET COMPETENCES DES INGENIEURS
II.1. Les statuts « cadre » et « chef de projet »
Rappelons que la rationalisation de la conception et la mise en place d'une organisation en
projet a débouché sur un découpage fin des activités selon une certaine hiérarchie allant des grands
programmes de Recherche et Développement jusqu'à des tâches élémentaires qui peuvent encore
être réalisées par plusieurs personnes au niveau d'une équipe. Le tableau suivant décrit cette
hiérarchie en l'étayant de quelques exemples :
Hiérarchie organisationnelle des projets
Exemples d'activités correspondantes
Programmes (ou laboratoires dédiés)
Innovation de services pour un segment de
marché « Entreprises » (Services aux
collectivités locales par exemple)
Projets
Développement d'un bouquet de service
dédié à une cible
Sous-projets
Analyse de besoin
Développement d'un service du bouquet
Lots d'activités
(Qui correspondent généralement à un lot
technique, ou à une phase d'un projet dans un
planning)
Intégration technique des services,
Phase d'expérimentation,
Groupes de tâches
(ou « work packages »)
Réalisation de maquettes,
Intégration d'une technologie
Test utilisateurs
Ainsi, dans l'entité « chef de projet », il faut distinguer plusieurs échelles de responsabilités
selon le projet dont est responsable le concepteur. Le terme projet est en effet assez flou puisqu'il
désigne de manière générale un ensemble de tâches organisées composant l'activité de l'ingénieur
selon des objectifs déterminés. Il est une expression qui désigne un mode d'organisation des
activités de conception et permet de définir des statuts de l'ingénieur. L'ampleur des responsabilités
attribuées au concepteur chef de projet est donc très variable selon que celui-ci est responsable
d'un projet, d'un sous projet ou d'un lot, mais son statut et sa mission restent inchangés. Ainsi, à
moins d'être le simple exécutant d'une tâche, ce qui dans le cas d'ingénieurs possédant le statut de
cadre est peu probable, chaque personne tend à devenir chef de projet dans la mesure où ses
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responsabilités sont accrues. En effet, le concepteur est dans la plupart des cas un cadre, avec un
niveau de formation d'ingénieur, les techniciens étant aujourd'hui bien moins nombreux
qu'auparavant.
Dans le milieu des années quatre-vingt-dix, France Télécom a mis en place une nouvelle
convention collective propre aux Télécoms (Séparation de France Télécom et de La Poste),
définissant le statut de cadre au sein de l'entreprise. Cette convention définit deux statuts de cadres,
correspondant à deux échelles de responsabilités : les Cadres Exécutifs Autonomes (CEA),
désignant un plus haut niveau de responsabilité également caractérisé dans les textes officiels par
une autonomie accrue, et les Cadres Opérationnels de Proximité (COP) dont l'autonomie a priori
est jugée moins importante et plus dépendante d'un encadrement managérial. Si le choix parmi ces
deux statuts, lors de leur mise en place, a été laissé aux salariés, une très forte pression
managériale a été exercée pour que l'ensemble des ingénieurs choisissent celui de CEA, générant
ainsi des conflits importants (l'autre statut étant plutôt destiné à des techniciens).
Une fois encore, cette évolution n'est pas propre à France Télécom mais elle résulte d'une
évolution fondamentale de l'entreprise capitaliste en crise, forcée de susciter plus d'adhésion de la
part de ses cadres, en les impliquant plus fortement dans la « vie », les enjeux et les difficultés de
l'entreprise. De ce point de vue le statut de cadre doit être considéré comme un outil de
manipulation des ressources humaines puisqu'il implique une responsabilisation accrue des
personnes et donc un autocontrôle accru de la part des acteurs. L'autonomie en effet, est considérée
comme un moyen d'atteindre ce but en suscitant l'adhésion du salarié à l'entreprise, qui lui offre
ainsi en échange une certaine « liberté » dans l'exécution de son travail. La mobilisation et la
motivation du personnel sont en effet des axes majeurs de la pratique managériale.
Mais la rhétorique si présente de l'autonomie est aujourd'hui accompagnée de pratiques bien
spécifiques qui transforment le statut du cadre, car cette reconnaissance s'accompagne de nouvelles
responsabilités et suscite bien plus qu'auparavant la prise d'initiatives. A l'inverse, cela génère
également plus de prudence chez les salariés qui se doivent d'assumer leurs responsabilité, y
compris en cas d'erreur et cela avec une « protection managériale » moindre. L'image d'un employé
dit « proactif » oblige en effet les cadres à entrer dans une relation de confiance avec leur
hiérarchie et « à prendre en charge certaines tâches de contrôle autrefois assumées par les échelons
supérieurs ou les services fonctionnels » (Boltanski et Chiapello, op. cit., p. 127). Ou encore, ce
management « participatif » des ingénieurs, permet de « développer un sentiment aigu de
responsabilité face à l'organisation et par là même de culpabilité si les objectifs fixés ne sont pas
atteints » (Miège, 1995, p. 65).
Cette évolution résulte d'un rejet progressif des modes de direction et de management
hiérarchique et bureaucratique des entreprises qui a traversé la seconde moitié du XXe siècle, mais
la tournure qu'elle prend aujourd'hui est largement favorisée par la rhétorique du client qui en
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cristallisant les contraintes du marché capitaliste, permet d'introduire des exigences de flexibilité,
de mobilité dans le travail, qui ne peuvent être mises en œuvre que par l'autonomie accordée aux
employés. Ainsi le discours sur l'autonomie permet de légitimer la contrainte croissante pesant sur
les cadres face au contexte « incertain » et « exigeant » du marché, tout en répondant à des
revendications de la part de cette catégorie professionnelle, considérées dès lors comme une
« demande sociale » à intégrer dans les stratégies de Gestion des Ressources Humaines.
Si cette autonomie est censée réduire la domination exercée par la hiérarchie sur les cadres,
elle ne la supprime pas pour autant. Au contraire, la notion même de cadre renvoie à une
dichotomie hiérarchique de la force de travail dans l'entreprise. Elle permet d'homogénéiser par un
statut reposant sur des principes, non seulement la pratique mais aussi les attitudes des ingénieurs
comme nous les verrons un peu plus loin, dans un processus de normalisation des comportements
humains. Comme le soulignent les auteurs que nous citons ci-après, la mise en place de ce statut à
grande échelle lui a permis de devenir une référence prédominante sur le métier :
« Entre le XIXe siècle où l'ingénieur pouvait se définir par un métier et aujourd'hui, il
s'est produit une sorte de désingularisation de l'ingénieur. On est passé de l'ingénieur
au cadre qui, lui, se définit d'abord par une position dans un réseau hiérarchisé. Les
ingénieurs sont devenus une sous-catégorie au sein d'un ensemble plus vaste, les
cadres. Et ce qui est commun à cette sous-catégorie, ce n'est plus un type d'activité,
c'est leur formation, leur titre d'ingénieur diplômé, protégé par la loi. Ce qui les réunit,
c'est une formation scientifique et technique qui débouche sur un statut, mais cela
n'indique en rien le type de fonction que les ingénieurs exerceront dans l'entreprise.»
(Benguigui et Monjardet, 1984, p. 104)
Luc Boltanski et Eve Chiapello qui ont analysé un grand nombre de textes de management,
relèvent également cette tendance à la diversification de la catégorie des cadres en fonction du
degré de responsabilité et d'autonomie reconnue par le statut, conduisant parallèlement à la
désingularisation des ingénieurs précédemment évoquée et, à l'émergence de nouvelles formes de
classification et de contrôle de la force de travail, qu'ils envisagent comme « un éclatement
prochain de la catégorie des cadres » (Boltanski et Chiapello, op. cit., p 394).
II.2. La multiplication des compétences du concepteur
L'évolution du métier et des conditions d'exercice du métier de concepteur considérée au
travers de l'évolution du statut de l'ingénieur, met en évidence la charge de contraintes et de
responsabilités qui occupe une grande place dans les pratiques des acteurs. Si nous ajoutons à cela
la contrainte d'intégration du client et des pratiques des sciences humaines et sociales, nous
comprenons aisément qu'une résistance puisse s'opérer au sein de la communauté technicienne.
D'une part, les concepteurs ne peuvent plus exercer une activité qui leur est chère (explorer,
découvrir, créer librement), activité qui permettait aux chercheurs auparavant plus isolés de
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développer une pratique quasi-artisanale et maîtrisée, que le travail en équipe déstructure, comme
le souligne Hannah Arendt (1983, p. 216) : « Il n'est rien de plus étranger ni même nuisible à
l'artisanat que le travail en équipe, qui n'est qu'une variante de la division du travail […] ». D'autre
part, l'intégration des sciences humaines et sociales représente une contrainte supplémentaire
lourde à gérer, génératrice de contraintes, et impliquant l'acquisition de compétences destinées à
permettre le dialogue avec ces spécialistes.
Par ailleurs, les compétences en langues étrangères se développent fortement avec
l'internationalisation du marché, le développement ou l'achat de filiales à l'étranger, la participation
de l'entreprise à des projets européens, etc. L'essor de la sous-traitance et le développement des
partenariats impliquent également un passage du savoir-faire au « savoir faire-faire ». De même, la
nécessité d'illustrer les idées de services au plus tôt implique de pouvoir réaliser des maquettes et
de développer des interfaces graphiques rapidement. De plus, la compétence technique ou
« experte » se voit accompagnée, voire remplacée dans certains car par une compétence
managériale, liée au statut de cadre et de chef de projet de la grande majorité des concepteurs. La
gestion des contraintes imposées par l'ingénierie concourante, le management par le client ou plus
généralement les démarches de qualité et de rationalisation et d'industrialisation de la production
des services, font ainsi partie intégrante des tâches affairant aux concepteurs dans la dimension
projet, puisque chacun porte une responsabilité vis-à-vis de ces enjeux. Ainsi la multiplication et la
(sur)charge de responsabilités attribuées aux chefs de projet dans leurs missions (d'encadrement
d'une équipe notamment) est une des caractéristiques majeures de l'évolution des métiers de
l'ingénieur dans la conception.
Cette évolution du métier est perçue de manière très nette par les concepteurs, qui sont bien
conscients des raisons ces transformations, mais conscients également de ce que cela suppose en
termes de compétences :
« La profession R&D a évolué effectivement. On est plus près du client. Ce sont
les nécessités, c’est le contexte qui le veut. C’est vrai qu’on a tout un système
de gestion qui a été mis en place et qui est assez contraignant pour un
chercheur »
« Au niveau technique le métier n'a pas vraiment évolué, mais par contre il y a
toute une dimension d’adéquation au marché en plus (contraintes budgétaires,
de délais…)»
« On doit être capables de travailler en équipe, pas un mec tout seul au fond de
son laboratoire, travailler avec des partenaires industriels, avec une approche
de client/fournisseur, et non pas de soutien à l’industrie comme cela se faisait
avant. Ce sont des nouvelles compétences pas techniques que l’on nous
demande »
242
La compétence technique développée lors de la formation initiale de l'ingénieur tend à
revêtir une importance moins souveraine qu'auparavant face à la compétence managériale. Le Goff
remarque ceci dans son étude des nouvelles formes de management :
« […] dans le travail d'un ingénieur aujourd'hui, l'aspect proprement technique
n'occupe pas ou plus une place hégémonique ; cet aspect tend à devenir secondaire au
profit d'activités de management des individus et des collectifs. […] Deux
caractéristiques principales définissent l'activité de l'ingénieur : il est techniquement
polyvalent et il est amené à exercer une responsabilité globale qui mobilise des
compétences sortant du champ de la technique » (Le Goff, 2000, p. 51 - 52).
L'auteur pointe la fonction de management incombant désormais à l'ingénieur, mais il
distingue toutefois la tâche de management dans le pilotage des projets, et la fonction de
management pour l'encadrement de la production. Dans les projets, les équipes étant plus
« homogènes » (ingénieurs et techniciens) et de plus petites tailles que dans les activités de
production (ouvriers), le chef de projet n'occupe pas une position hiérarchique fortement distincte
de son équipe : « Dans ce cadre, on parlera plus volontiers de communication et de négociation
"d'égal à égal" » (Le Goff, op. cit., p. 61), bien que, précisons-le, cette relative « égalité » ne soit
valable qu'en termes de statut encore une fois. C'est donc la multiplicité des compétences qui est
recherchée et non pas la maîtrise d'un champ de compétences essentiellement techniques, les
compétences spécifiques pouvant être recrutées ponctuellement sur le marché du travail pour des
besoins délimités dans le temps (les technologies se renouvelant rapidement, l'intérêt est surtout
d'avoir des ingénieurs capables de s'adapter à ce renouvellement plutôt que des personnes ultra
spécialisées qui auront du mal à se reconvertir). Certains concepteurs peuvent donc avoir le
sentiment que les compétences techniques sont sous-utilisées au sein de l'entreprise et que
l'orientation vers les activités de services ne permet pas la mise en œuvre de certains savoirs et
savoir-faire pourtant disponibles :
« Les gens du CNET doivent être les avant-coureurs de FT pour les services
futurs et la compétence technique dans le cœur de métier des télécoms. Je
pense que la réalité est assez loin de ce discours-là »
« FT a cette force de travail quelque part, et ne l’utilise pas comme il devrait le
faire. C’est un peu dommage »
Les compétences managériales sont souvent à acquérir pour les ingénieurs. Ils doivent les
développer et apprendre à les mettre en oeuvre. Le schéma ci-après (in Destors, Le Bissonnais,
1999, annexe 8) représente le processus de développement de l'équipe projet selon un modèle,
l'échelle de Cogg, et illustre le degré normatif de la gestion des comportements dans le travail en
équipe, relative précisément à ces compétences managériales :
243
En considérant que tout concepteur est cadre, et qu'il tend également à assumer de plus en
plus une responsabilité de type « chef de projet », nous voyons bien à travers ce schéma que les
compétences demandées à celui-ci dépassent largement celles liées à son expertise technique.
L'intitulé de ce tableau qualifie le manager de projet comme un leader, terme généralement attribué
au manager quel qu'il soit :
« C'est de leurs qualités personnelles qu'ils tirent l'autorité qui font d'eux des
"leaders", non d'une quelconque position statutaire […] L'autorité qu'ils acquièrent sur
leurs équipes est liée à la "confiance" qui leur est accordée grâce à leurs qualités de
"communication" et d'"écoute" qui se manifestent dans le face-à-face avec les
autres. » (Boltanski, Chiapello, op. cit., p 122).
Cet essor de la normalisation des comportements s'inscrit dans le processus global de
normalisation des activités industrielles et de l'organisation en projets, et dans le processus de
normalisation des comportements du cadre responsabilisé et chargé de nouvelles missions dans le
contrôle des activités. La transformation a été particulièrement visible dans le cas de la R&D de
France Télécom travers le passage de métiers spécialisés, au développement de services et à la
244
gestion de projet7. Ceci implique pour les concepteurs, en plus de développer de nouvelles
compétences, une nécessité de savoir coordonner plusieurs compétences. Cela ne relève plus
simplement d'une attitude ou de traits de caractères qui conduisaient certains ingénieurs de
l'ancienne entreprise publique, lorsqu'ils le souhaitaient, à prendre des responsabilités plus
importantes pour diriger des programmes de recherche (un ingénieur pouvait auparavant rester un
simple exécutant durant toute sa carrière). Ces impératifs atteignent désormais l'ensemble des
cadres de la conception puisqu'ils sont poussés par le management à endosser ces responsabilités
pour pouvoir progresser dans l'entreprise et dans leur carrière (que ce soit en termes d'évolution
dans la hiérarchie ou en termes d'augmentation de salaire) :
« Ce qui change le plus mon travail, c’est que je passe de plus en plus de temps
à faire des tableaux Excel pour compter les hommes-mois, gérer la
responsabilité du projet, ça prend pas mal de temps et on a de moins en moins
pour faire de la technique, enfin de la R&D »
« La fonction que j’occupe aujourd’hui est beaucoup plus une fonction de
management, presque de commercial pour aller chercher des contrats auprès
des clients internes, qu’une fonction d’encadrement technique comme c’était le
cas il y a 10 ans. C’est clair que je ne fais plus de technique du tout. Alors qu’il
y a 10 ans, quelqu’un qui encadrait une équipe c’était un expert dans la
technologie, moi je ne suis pas du tout expert dans une technologie. C’est un
changement fondamental »
La pratique managériale incombant à chaque chef de projet, en appelle donc à une certaine
quantité de compétences nouvelles qui relèvent plutôt d'aptitudes ou d'attitudes. Dans le tableau
précédent, nous pouvons relever les termes « attitude solidaire » ou « maturité », ainsi que les
« risques » potentiels liés à des lacunes en ces termes, ou encore les « sacrifices » à opérer pour
atteindre les objectifs. Le développement du travail en équipe dans un contexte nécessairement
contraint en appelle en effet à certaines attitudes relatives à une volonté de « maîtrise », ou à une
« intelligence consciente » de l'altérité et à une forme de négociation relevant plutôt d'une
conciliation permanente entre des intérêts individuels et des intérêts collectifs. Ce processus de
conciliation est ponctué de ruptures introduites par des prises de décisions qui viennent clore à un
moment donné la négociation et qui vont par leurs conséquences générer de nouveaux terrains de
discussion et de négociation, marquant ainsi une tâche continue de management.
Dans cette perspective, la parole et le talent d'orateur jouent un rôle fondamental. Les
capacités des individus à s'exprimer et à dialoguer (ce qui introduit également la notion d'écoute)
font partie de ces compétences ou aptitudes nouvelles demandées aux ingénieurs. Dans le schéma
7
Dans le cas du site grenoblois de la division R&D ceux-ci étaient liés à l'activité dominante de la
micro-électronique dont les recherche portaient, par exemple, sur les technologies et la miniaturisation des
circuits imprimés.
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de l'échelle de Cogg, les termes « exprimer », « établir le contact », « ouverture », « inciter » sont
inscrits dans la liste des compétences requises aux différentes étapes du processus. Ces termes
suggèrent que le chef de projet doit être un habile manipulateur du langage et des techniques de
communication intersubjective (sujet-sujet ou sujet-groupe), dans le but d'exercer une autorité sur
autrui. C'est la relation à autrui finalement qui fait l'objet d'une attention plus soutenue et c'est en
termes de relations interpersonnelles que l'on demande aux ingénieurs d'élargir leurs compétences,
de manière à mieux appréhender les « conflits » et à les résoudre efficacement, ou encore afin de
pouvoir gérer les « luttes de pouvoir », les « luttes intestines » existant au sein d'une équipe, pour
reprendre encore les termes du schéma précédent.
L'individu est donc placé en position de maîtrise de l'autre et de lui-même, et l'on retrouve
ici la position par exemple de l'animateur de groupes projectifs. Dès lors, il est de plus en plus
fréquent d'entendre parler dans le milieu du management des compétences « humaines » ou
« sociales » dont doivent faire preuve les ingénieurs et des formations spécifiques leurs sont ainsi
proposées, propositions accompagnées par l'argument d'un épanouissement personnel au travail. :
« L'impératif que met en avant cette idéologie du renouvellement perpétuel, c'est
d'apprendre soi-même à changer, c'est-à-dire l'exigence de travailler sa propre
disponibilité et sa souplesse relationnelle au moins autant que ses connaissances.
Comment en effet faire face aux changements technologiques et aux impératifs de la
concurrence, si ce n'est en faisant du travailleur un être sans aspérités et sans
crispation dont les capacités sont mobilisables à tout instant » (Castel, 1981, p. 175 176).
La plupart des grands instituts de formation professionnelle ont donc fait évoluer leur
catalogue de formation vers ces nouveaux besoins afin de fournir aux entreprises, les cadres
« flexibles » et « compétents socialement » qu'elles réclament.
Ainsi, même si la technique
demeure la base de l'activité de l'ingénieur, elle se voit de plus en plus complétée par ces
compétences
nouvelles
qui
ébranlent
les
notions
d'expertise
et
de
responsabilités
traditionnellement rattachées aux métiers de l'ingénieur. Ce phénomène caractérise plus
globalement une tendance à l'évolution du système de reconnaissance par les qualifications vers la
reconnaissance par des compétences étendues, qui à travers le descriptif que nous en avons fait, se
révèlent être de véritables « compétences communicationnelles ».
II.3. Expertise, pouvoir et autorité
Le sentiment des concepteurs peut donc être celui d'une dévalorisation de la compétence
professionnelle initialement liée à une spécialité, voire à la perte de son expertise technique. Ce
phénomène est accentué par la présence croissante de disciplines telles que l'ergonomie, qui sont
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mal maîtrisées par les spécialistes de la technique et avec lesquelles ils doivent pourtant entretenir
des relations de plus en plus fréquentes.
Pour en revenir à l'intégration de l'ergonomie dans les projets, alors que l'ingénieur met en
œuvre tout son potentiel de connaissances et de compétences pour développer des outils
complexes, des ergonomes, dont certains ne savent toujours pas précisément quel est le rôle et dont
l'apport laisse d'autres dubitatifs, émettent des critiques quant à l'illogisme ou la mauvaise
« utilisabilité (usability) » de certaines fonctionnalités, pourtant performantes du point de vue
technique. Il en résulte dès lors un climat évident de conflit, de méfiance pour reprendre le terme
employé par un concepteur, entre les deux populations qui se doivent pourtant de travailler
conjointement, et le phénomène est encore accentué lorsque les études ergonomiques remettent en
cause le travail déjà réalisé, qui résulte d'efforts sur la durée et qui généralement procure
satisfaction à son créateur.
Le rapport ergonomique qui recommande donc de revoir la structure du service ou qui
suggère des modifications importantes de l'interface, peut donc constituer une critique violente du
point de vue du concepteur (ou du responsable d'équipe), qui doit alors considérer que malgré ses
efforts, le travail accompli n'est pas jugé de bonne qualité. Alors qu'il existe un attrait réel des
ingénieurs pour le potentiel et la complexité de la technique, la nécessité de simplifier les outils
pour en favoriser l'appropriation par les clients devrait l'emporter. Les résistances sont donc
fréquentes et parfois violentes et dans les faits, il n'est pas si fréquent que les arguments
ergonomiques l'emportent.
A un autre niveau, certaines tâches qui constituaient la routine de l'ingénieur tendent à
devenir de plus en plus difficiles à pratiquer. La formalisation poussée du processus de conception
et la rationalisation des activités ont comme conséquence d'augmenter la charge de travail des
concepteurs (plus de tâches et moins de temps pour les réaliser). Tout salarié doit être le plus
rentable possible. Il est donc plutôt apprécié par le management que certaines personnes puissent
être « contractualisées » à plus de cent pour cent de leur temps de travail. En raison de la
comptabilisation des activités humaines, le temps passé sur un certain nombre de tâches relatives à
la mission de recherche des ingénieurs - telles que la veille documentaire ou la lecture de la
littérature grise et de la presse spécialisée par exemple, ou encore la participation à des
manifestations scientifiques - ne peuvent être imputées directement sur un projet puisque ces
activités relèvent de pratiques générales et transverses. Ces tâches ne sont donc pas comptabilisées
en tant que telles et de ce fait (ainsi qu'en raison de délais de conception raccourcis), ces activités
sont moins souvent pratiquées.
Une manière de compenser ce déficit est de mettre à disposition des ingénieurs des revues
de presse spécialisées, des notes de lecture et des comptes-rendus de colloque, des annonces de
parution commentées, le plus souvent par l'intermédiaire du système d'information informatique en
247
réseau. L'Intranet de France Télécom regorge de ce type d'informations diffusées sur divers sites.
La réduction en quelques années de l'effectif, de l'espace physique et des moyens de la
bibliothèque technique du centre grenoblois de France Télécom R&D témoigne d'une réduction de
la pratique de lecture à des fins de culture professionnelle individualisée. Les activités de veille
pratiquées individuellement n'ont pas disparu pour autant, mais elles impliquent que les acteurs
sachent manipuler habilement leur comptabilité personnelle pour équilibrer leurs rapports
d'activité mensuels, et qu'ils sachent faire le tri dans le foisonnement d'informations disponible sur
l'Intranet. A nouveau, nous pouvons constater les effets de l'idéologie plaçant l'information et sa
gestion en tant qu'élément clé de l'efficacité du travail des acteurs et de l'organisation plus
généralement. L'information étant mise à disposition, il revient au concepteur de la consulter, de se
l'approprier et même de l'enrichir par ses propres productions. Les bases de données mises à
disposition des concepteurs sont incroyablement nombreuses. La densité de l'information est
considérable. Nous n'avons pas développé notre enquête sur ce point précis, mais nous émettons
l'hypothèse qu'une étude des pratiques de « consommation » de l'information à l'intérieur de
l'entreprise mettrait en évidence de grandes difficultés, voire même une inefficacité ou une
utilisation très faible de certains outils.
La participation à des manifestations scientifiques est également bien plus contrôlée
qu'auparavant et le plus souvent soumise à la décision du manager direct de l'ingénieur qui peut se
voir refuser sa requête en raison d'une participation déjà trop importante à des manifestations ou
tout simplement pour des raisons budgétaires (coût de la manifestation et du déplacement). Là
encore, la demande doit être motivée par un intérêt stratégique global ou être liée directement à un
projet.
La curiosité ou l'intuition de l'ingénieur vis à vis d'un sujet en revanche, ne sont pas des
arguments de poids. De toute évidence, les personnes sachant argumenter (et développer leur
compétence communicationnelle pour résister à ce contrôle) auront plus de chance d'élargir leurs
horizons, d'entretenir leur culture personnelle, d'acquérir des connaissances complémentaires et de
baigner tant dans l'actualité de leur discipline, mais même pour ces profils de personnes, la tâche
est rendue plus difficile par les contraintes de « contractualisation » du temps de travail. Ceci
génère de nouvelles contraintes relatives à l'aptitude des individus à valoriser leur savoir et leur
savoir-faire, ainsi qu'à l'argumentation qu'ils doivent mener auprès de leur hiérarchie. Ce
paragraphe montre encore la manière dont peu à peu les ingénieurs sont dépossédés de certaines
pratiques liées à leurs intérêts individuels, et pourtant relatives à leur activité professionnelle,
marquant ainsi une possibilité réduite de construire au quotidien une « culture personnelle » dans
l'entreprise, alors même que le discours des RH est de favoriser le « développement personnel » de
l'acteur.
248
Parallèlement, le transfert des responsabilités managériales attribue au concepteur une forme
de pouvoir relatif à son autonomie, en termes de prise de décision, de contrôle des activités, et de
position hiérarchique vis à vis des membres de son équipe, de sorte que l'autonomie concédée se
voit contrebalancée par la contrainte d'assimiler une nouvelle responsabilité. Il est demandé en
quelque sorte au concepteur d'exercer ce pouvoir qui lui est confié à l'échelle de son activité. Cet
exercice du pouvoir doit passer par la reconnaissance d'une certaine autorité du chef de projet par
les membres de son équipe. Or cette autorité, comme le souligne Jean-Pierre Le Goff a quelque
chose à voir avec la technique, qui si elle est effectivement mise en question et n'occupe plus la
même place dans les compétences de l'ingénieur (qui s'en sent parfois dépossédé par ses nouvelles
activités managériales), demeure tout de même l'ancrage de base des métiers : « la compétence
technique demeure le fondement de l'autorité » (Le Goff, op. cit., p. 62). Un chef de projet peut
l'exercer sur son équipe dans sa fonction de management, même si cette autorité, pour pouvoir
s'exercer fait appel également à d'autres compétences et « l'identité professionnelle d'un ingénieur
ne peut être réduite ou assimilée à celle d'un manager » (Le Goff, op. cit., p. 67). Par ailleurs, le
statut de chef de projet n'implique qu'un pouvoir à des échelons limités et ce pouvoir entre en
conflit avec celui des supérieurs hiérarchiques ou des services de contrôles (comptables
notamment), plus particulièrement en période de surveillance budgétaire accrue.
Cette confrontation peut être très mal vécue par le chef de projet comme en témoignent les
discours de deux personnes rencontrées en 1999, dans lesquels nous pouvons noter en particulier
les termes de « droits », de « prééminence », de « parcours du combattant », qui indiquent le climat
de négociation permanent entre plusieurs autorités en conflit :
« Les chefs de projet sont souvent démunis. Il faudrait une charte définissant
les droits effectifs des chefs de projet et la prééminence par rapport aux chefs
de labo. Il y a un problème de disponibilité de ressources et de fonctionnement
en équipe projet temporaire, mais au CNET il n’y a pas cette transversalité »
« On nomme les chefs de projet, on lance les projets, puis c’est à lui de se
débrouiller tout seul pour négocier avec chacune des entités l’affectation de
moyens. Il faut qu’il négocie lui-même les contrats avec les branches clientes,
mais une fois qu’il a le contrat, il faut qu’il négocie avec les budgets en interne
au CNET. En fait c’est un véritable parcours du combattant. En clair, être chef
de projet au CNET, c’est démerdes-toi. Peut-être que d’autres projets c’est
différent, mais moi par rapport à ce que je vois, ça semble être le cas d’autres
personnes. Le problème c’est qu’on fait les choses à moitié. On nomme des
responsables de projet mais ils ne sont même pas responsables de leurs
moyens. Quand on passe commande, il faut aller négocier avec le responsable
de gestion pour débloquer le budget… Enfin, on ne nous fait pas confiance »
Nous voyons dans ce dernier verbatim, une illustration du transfert de responsabilité opéré
sur le chef de projet à qui l'on reconnaît le pouvoir de négocier les budgets mais qui face à une
autorité supérieure, n'a pas les mêmes moyens d'exercer ce pouvoir. Le terme « confiance » évoque
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ici le vécu difficile d'un chef de projet quant à son statut, au centre d’un ensemble de contraintes
que nous avons évoquées depuis le début de ce mémoire, liées directement à l'organisation en
projet
(délais, budgets, contraintes stratégiques et marketing du donneur d’ordre, conflits
d'autorité) et qui encore une fois favorisent une perte subtilement masquée du contrôle et donc du
pouvoir individuel de l'ingénieur sur son propre travail et ses propres responsabilités.
Un dernier point mérite d'être noté. Non seulement, les compétences des concepteurs se sont
vues élargies à celles de chef de projet, avec toutes les (nombreuses) qualités requises que cela
suppose, mais on peut considérer qu'il se voit également élevé au rang d'un commercial. En effet,
dans le contexte de réduction des budgets, il doit sans cesse démarcher les branches marketing de
l'entreprise (en tant que clients internes), rencontrer des clients (consommateurs) et des
prescripteurs lors d'opérations externes (expérimentations, salons…), ou de manifestations internes
(accueil des clients, des pouvoirs publics, etc.), ce qui étend encore le champ de compétences de
ces acteurs de la R&D qui doivent être capables de gérer les relations publiques tout en étant bons
vendeurs de la marque. L'évolution de la tenue vestimentaire des ingénieurs (que nous avons
observée et qui pourrait faire l'objet d'une enquête sociologique intéressante), si elle ne fait l'objet
pourtant d'aucun discours managérial officiel, témoigne de cette orientation vers des relations plus
commerciales et normées entre les individus. Nous voyons que l'évolution de la Qualité et
l'introduction de la notion de client externe ou interne, véhicule du discours de la
responsabilisation et de l'orientation client, ont fortement influencé les pratiques professionnelles à
tous les niveaux, et France Télécom n'est bien entendu par un cas unique de ce point de vue :
« Au-delà des compétences techniques les entreprises recherchent des hommes et des
femmes ayant des compétences proches des sciences humaines : gestion de l'innovation,
analyse de la valeur, notions d'ergonomie, ou de design, gestion de projet, capacité de
dialogue et d'échanges d'informations, travail en équipe. En définitive, les industriels ont
besoin de personnes plutôt généralistes avec un réel savoir-faire autour de métiers existants
comme la conception de produit ou la gestion de production ; ces personnes doivent pouvoir
s'adapter à cet objectif global que la société CISCO a résumé par ce slogan : "le client, le
client, le client' » (Bresson, 2000, p. 136).
III. CONCLUSION
L'entreprise est confrontée en permanence à des difficultés gestionnaires. Elle doit sans
cesse adapter son organisation, transformer ses processus et de ce fait, les concepteurs baignent
dans un climat marqué par des contradictions multiples liées à une recherche de compétitivité. La
taille du groupe France Télécom est telle, que l'inertie de son activité globale rend difficile une
adaptation constante au marché par les réorganisations et les orientations stratégiques fréquentes.
Ces difficultés d'adaptation relèvent de la stratégie et du management mais elles touchent aussi les
250
concepteurs qui subissent ces difficultés et doivent en plus s'adapter eux-mêmes en fonction de
celles-ci. Les conséquences sont donc largement démontrées : conflits interpersonnels, querelles,
incertitude chronique et, autre aspect que nous n'avons pas démontré mais qui est bien connu de
l'entreprise néanmoins, perte de motivation dans le travail.
De ce point de vue, l'entreprise doit faire face à un autre type d'enjeu gestionnaire qui ne
concerne plus simplement la gestion des activités de projet, mais celle des concepteurs au niveau
individuel. Former de bons clients internes, capables de s'adapter à l'entreprise, ne s'opère pas
uniquement par les expériences d'immersion momentanée que sont les stages terrain par exemple.
Cela nécessite un travail pour amener les acteurs à gérer eux-mêmes les conflits et difficultés
relationnelles générées par les situations de travail propre au contexte mouvant et à l'organisation
complexe et problématique de l'entreprise.
251
CHAPITRE 2 - LE MANAGEMENT DES COMPETENCES
ET DES DISCIPLINES
L'ensemble des évolutions que nous constatons dans les pratiques des ingénieurs a nous
l'avons vu des effets considérables dans bon nombre de domaines. Il nous semble intéressant à
partir de là de voir ce que cela implique à l'échelle de l'ensemble du processus, tant pour
l'évolution des métiers des Télécoms que pour l'implication sociale des transformations qui
traversent ce secteur, à la fois clé pour l'économie nationale, et si présent dans les activités sociales
en général. Nous essaierons donc dans un premier temps de nous pencher sur la question des
métiers et des carrières des ingénieurs, puis nous explorerons d'autres processus qui se réalisent au
sein de celui de la conception.
I. LES RELATIONS HUMAINES ET L'EVALUATION DES COMPETENCES
Le développement de nouvelles compétences et de nouvelles expertises au sein de France
Télécom R&D est une tendance assez marquante. L'entreprise doit en effet s'adapter en recrutant et
formant sa main d'œuvre en fonction de multiples facteurs. Le processus de reengineering
s'applique donc également sur les compétences et les métiers de l'entreprise qui devient une
entreprise « apprenante ». François Caron (Caron, op. cit., p. 379) remarque que « les nouvelles
technologies sont destructrices de qualifications, de métiers et de savoir-faire et en font naître de
nouveaux. Ce processus de destruction-construction présente pour chaque système technique des
caractères spécifiques ». Ce processus agit tant sur les processus liés aux usages des services et des
techniques associées, que sur leurs modalités de construction. La gestion des compétences dans
l'entreprise est du ressors de la fonction Ressources Humaines (RH) qui se décline également au
niveau de la branche R&D. En RH, l'employé est considéré comme une ressource de l'entreprise
nécessitant un contrôle. Boltanski et Chiapello (op. cit., p. 566) indiquent également que « la
logique des compétences attribue directement aux personnes humaines une "valeur économique" ».
Celle-ci liée aux impératifs d'efficacité, de productivité et de compétitivité.
La Gestion des Ressources Humaines (GRH) est une discipline qui se montre de plus en
plus innovante ces dernières années. Elle a développé en effet un nombre considérables d'outils
dont une grande partie utilise les technologies numériques (site Intranet pour l'information RH et la
gestion des congés, sites pour la recherche d'emploi au sein du groupe, grilles d'évaluations, etc.).
Nous avons vu qu'à travers la gestion de projet, l'aspect de l'organisation des compétences était un
point sensible, mais à un niveau plus global, la gestion des compétences passe aussi par leur
252
valorisation. Ainsi l'adéquation des compétences aux besoins du marché est-elle stratégique et
oriente fortement les politiques de recrutement du personnel de la R&D. La politique de formation
continue vise précisément à adapter les compétences aux besoins nouveaux.
Mais une innovation sans doute la plus marquante ces dernières années est la mise en place
d'une rhétorique managériale construite autour du concept d'employabilité qui mêle à la stratégie
de mobilité, un discours sur le développement ou l'accomplissement personnel au travail, censée
répondre aux objectifs de motivation du personnel et d'accompagnement au changement dans le
contexte évolutif de l'entreprise, en se basant sur plusieurs critères standards :
-
La reconnaissance du travail de l'individu et de ses qualités humaines
-
La reconnaissance des résultats produits
-
Les perspectives de carrière et la sécurité de l'emploi.
I.1. L'employabilité des ingénieurs
L'ensemble des transformations des métiers de la conception que nous avons évoquées
jusqu'à présent constitue une réflexion de fond pour la fonction de Gestion des Ressources
Humaines (GRH) de l'entreprise qui elle aussi doit s'adapter aux transformations induites par le
marché. Le plus souvent, pour obtenir des individus répondant aux critères attendus, on opère ce
qui se nomme en langage professionnel une « sélection à l'entrée », c'est-à-dire au moment du
recrutement. Grâce à des entretiens effectués par des personnes ayant le plus souvent reçu une
formation en psychologie ou psychosociologie, et grâce à des techniques bien rodées. Les
prétendants au poste sont testés et leur potentiel évalué non seulement en termes de compétences
techniques, mais aussi en termes d'engagement dans l'entreprise et dans ses principes de GRH
(favorable ou non à la mobilité par exemple), en encore en termes de qualités relationnelles
(synthèse, expression et argumentation notamment) et de résistance au stress. Des grilles
d'évaluation permettent donc de sélectionner des individus supposés moins résister au management
et capables de remplir les missions d'un cadre.
Mais la sélection à l'entrée n'est pas le seul moyen d'adapter le salarié au rythme et aux
contraintes de l'entreprise véhiculées par le management. Un nouveau concept apparu au début des
années quatre-vingt dix, est aujourd'hui largement diffusé dans les discours pour transformer les
comportements des ingénieurs dans l'entreprise. En effet, il est désormais fortement recommandé
aux concepteurs, de se préoccuper de leur employabilité au sein de l'entreprise et plus globalement
au sein du marché de l'emploi. Terme encore inexistant dans les dictionnaires de langue française
(plus pour longtemps probablement), importé des méthodes GRH des Etats-Unis (employability),
l'employabilité fait référence à des critères déterminants la possibilité, pour un individu, d'être
employé au sein de l'entreprise (ou de continuer de l'être s'il fait déjà partie du personnel). Là
253
encore, la rhétorique managériale qui accompagne ce terme est celle de l'incertitude, de la précarité
de l'emploi en contexte de crise économique. Elle prône la nécessité de faire évoluer ses
compétences pour assurer la pérennité de son emploi et se conformer à la politique de mobilité de
l'entreprise.
L'employabilité agit comme une véritable menace pesant sur les salariés, qui laisserait
presque croire que c'est uniquement au nom de la sauvegarde des emplois des individus qu'un tel
critère a pu apparaître. Tel n'est pas le cas bien entendu car l'employabilité fait référence à
l'ensemble des facteurs que nous avons développés dans ce chapitre. En effet, est employable
l'individu capable de mobilité, de réflexivité et de réactivité. Ces trois termes regroupent
finalement les conditions par lesquels les compétences peuvent être manipulées aisément dans
l'entreprise pour s'adapter aux besoins du moment. La réactivité peut être mise en œuvre par
exemple lorsqu'un nouveau projet jugé prioritaire nécessite l'affectation rapide de certaines
personnes à celui-ci. Elle est liée à la capacité d'un individu à interagir avec ses collègues et à gérer
des aléas. La réflexivité concerne la capacité de la personne à anticiper et à s'adapter à un
changement (réorientation des activités, changement stratégique, réorganisation hiérarchique…) et
à prendre des initiatives opportunes.
a - Critique de la mobilité
Concernant la mobilité plus particulièrement, la migration des compétences de la R&D vers
d'autres fonctions de l'entreprise permet de véhiculer des compétences ou des expertises techniques
(notamment dans les agences commerciales) et des compétences de gestion de projet (qui
permettent aux ingénieurs de se reconvertir en managers dans d'autres domaines que la R&D). La
mobilité est donc avant tout fonctionnelle (changement de fonction) mais elle est aussi selon les
situations géographiques (changement de site, de région ou de pays avec l'internationalisation de
l'entreprise) et depuis 2003, la mobilité vers la fonction publique est largement favorisée dans le
cas particulier de France Télécom. La mobilité est une pratique classique des ingénieurs dans
l'entreprise. Mais pour l'entreprise, cette circulation des compétences permet de maintenir dans
l'ensemble des activités de l'entreprise un niveau minimum de maîtrise technique et elle est
présentée comme un passage inévitable dans la carrière d'un ingénieur. Elle est censée permettre
au personnel de diversifier ses expériences au cours de sa carrière, la fonction RH ayant d'ailleurs
comme mission officielle l'accompagnement de la carrière des ingénieurs.
Or, cette mobilité se fait souvent par l'incitation (à partir d'un certain nombre d'année
d'ancienneté dans un poste par exemple) et ne correspond pas nécessairement à un choix spontané
ou à un projet individuel. Si des outils RH se mettent en place pour accompagner cette mobilité
(aide à la recherche de poste, aide au déménagement, etc.), elle demeure une pression forte exercée
254
sur les personnes et si elle peut dans certains cas favoriser un épanouissement personnel lorsqu'elle
correspond réellement à un projet personnel, elle est dans d'autres cas une source supplémentaire
de stress et d'incertitude. Dans tous les cas, la mobilité permet à l'entreprise de s'adapter plus
facilement au marché en déplaçant les compétences, en libérant des postes pour recruter des
compétences nouvelles répondant mieux à l'évolution technologique et aux besoins du marché.
Pour cela elle a besoin d'individu capables de s'adapter aux changements, ou encore d'employés
devenant en quelque sorte des « intérimaires permanents » (Castel, 2001, p. 191).
b - Les stages d'immersion
Un autre type d'action menée dans le management de la mobilité des concepteurs et du
personnel plus généralement, moins évidente à identifier a priori, est celle qui consiste à utiliser les
connaissances et les compétences des concepteurs en termes techniques, pour les véhiculer à
l'extérieur de la R&D. Ces actions connues sous par les termes de « stage terrain », consistent à
insérer temporairement les ingénieurs au sein de fonctions marketing (produit et services), ou
commerciales (agences, espace Internet, unités de déploiement). Ces stages répondent
essentiellement à deux objectifs.
Le premier objectif est interne à l'entreprise. Il correspond à un transfert de compétences, à
une forme « d'échange culturel » entre deux domaines d'activité pour favoriser un décloisonnement
des fonctions de l'entreprise et préparer les individus à une mobilité professionnelle. Dans le cas
des stages en agence commerciale par exemple, les ingénieurs apportent aux commerciaux leur
expertise pour les aider dans leur démarche de compréhension et de valorisation du potentiel de
l'offre de France Télécom8. Dans le même temps, l'ingénieur s'extrait temporairement de son milieu
technicien pour se confronter à un contact plus étroit avec le client (interne et externe) et à la
réalité du marché. L'ingénieur retourne ensuite à ses activités de conception, avec, grâce au vécu
de cette « expérience », une logique de marché plus présente à l'esprit, comme l'illustrent les
témoignages ci-dessous issus de notre enquête terrain.
« A chaque fois que j’ai eu l’occasion de rencontrer des clients finaux… c’est
plutôt très intéressant comme expérience… parce qu’on se rend compte que les
gens insistent énormément sur la simplicité des services, donc ce n’est pas la
peine de se casser la tête à définir des services extrêmement puissants,
sophistiqués, alors que ça sera inutilisable.»
8
Les catalogues de services utilisés par les commerciaux sont en effet de volumineux fichiers dans
lesquels sont regroupés l'ensemble des services disponibles, dans leurs diverses versions et mises à jour, ainsi
que les offres commerciales associant pas exemple un terminal à un service. Les commerciaux doivent donc
s'approprier un grand nombre de connaissances, souvent par le biais de formations diverses, mais la richesse
de l'offre rend cette appropriation complexe, puisqu'il ne s'agit pas uniquement de retenir les tarifs, mais aussi
les modes de fonctionnement technique et les configurations informatiques et réseaux nécessaires à leur
utilisation, afin de pouvoir les expliquer et les valoriser auprès des clients.
255
« Dans une fonction précédente, j’étais chez des exploitants. Bon ce ne sont pas
des clients finaux mais c’était intéressant parce que j’ai pu voir avec eux qu’il
y avait un problème de joint entre eux et le CNET, parce qu’ils venaient de
recevoir un outil du CNET qui était hyper compliqué et ils avaient une
formation vraiment sommaire ; et les pauvres ils étaient complètement paumés,
ce qui à mon sens est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Donc j’ai pu voir
les défauts d’un certain nombre de fonctionnements où le CNET était
complètement "décorrelé" des clients au sens exploitant. Au passage, je les ai
aidés »
« … et puis je vous dis, j’ai vu comment les clients achetaient les produits : il y
en a une minorité qui correspondent au profil du CNET, des cadres, des pros,
tout ça : 10 %. 90%, ils s’en foutent de tous ces trucs-là, ils veulent des choses
vraiment très simples, ça les effraie d’avoir des trucs compliqués. Alors ça
revient à dire qu’aujourd’hui on optimise nos services pour 10 % de notre
clientèle ? Ça ne me paraît pas idéal »
Alors que l'objectif interne est de rapprocher des fonctions de l'entreprise, le second objectif
externe à l'entreprise est de donner plus de crédibilité à la technique, grâce à l'image de
performance et de maîtrise technique que sont sensés véhiculer - consciemment ou non - les
ingénieurs auprès du public. L'objectif est qu'ils assistent les utilisateurs, mais aussi qu'ils leurs
apportent une vision enthousiaste de celle-ci. Cet objectif est réalisé à travers la participation des
concepteurs à des opérations publiques, dans le cadre d'expérimentations commerciales ou dans le
cadre d'opérations « promotionnelles » ou de partenariat (« Internet dans les écoles », « Noël en
agence »). Ici la volonté de placer les ingénieurs près du public est clairement affirmée. Notons
que les concepteurs sont aussi une aide très utile lors de ces opérations où les ressources sont
souvent démesurées face à l'ampleur des manifestations, d'où le sentiment de certains concepteurs
d'être un peu exploités :
« En général ceux qui en ont fait l’ont plutôt vécu comme une contrainte parce
qu’en général le stage terrain ne remplit pas son rôle. Les gens ne découvrent
pas forcément quelque chose. Il servent surtout de main d’œuvre ou ils ne
servent à rien selon les cas »
Que ces stages soient perçus ou non positivement, ils remplissent une fonction non
négligeable dans la logique de l'entreprise orientée client. Ils forment en effet les concepteurs à
être de meilleurs clients internes (du point de vue des processus qualité). Ils visent également à
rapprocher ces clients internes des clients externes. La politique de mobilité revêt donc des formes
variées. Au niveau de la R&D et dans le contexte propre de France Télécom, la mobilité permet
également de supprimer progressivement des postes, l'entreprise possédant un volume de R&D
considérable bien supérieur à celui de ses concurrents. La rationalisation des coûts de la R&D
passe donc aussi par une réduction de l'effectif, la mobilité étant un des moyens de cette réduction
en déplaçant des personnes vers d'autres fonctions (marketing, agences, communication, qualité,
256
etc.). En 2003, France Télécom a par exemple négocié des transferts de compétences vers la
fonction publique territoriale.
L'administré des services publics étant de plus en plus considéré comme un client,
l'argument de l'expertise qu'a acquise France Télécom dans ce domaine est mis en avant pour
justifier une telle connivence des pouvoirs publics et de l'entreprise encore fortement liée à l'Etat.
La question de la mobilité dépasse largement le cadre de France Télécom, elle est dans le milieu
industriel une marque de l'importance de la transférabilité des savoirs et de l'expertise pour la
gestion des entreprises, mais elle est aussi un moyen de manipuler plus encore la main d'oeuvre :
« L'impératif de mobilité est si bien entré dans les mœurs qu'une entreprise qui ferme un site
en proposant des reclassements à cinq cents kilomètres de distance peut se réclamer d'une
fermeture sans licenciement : si les gens ne suivent pas, c'est de leur faute après tout ; s'ils
sont licenciés, c'est qu'ils l'ont bien voulu. Dans une telle conjoncture, les salariés dont le
savoir ou le savoir-faire est à la fois le plus spécialisé et le moins spécifique sont les mieux
payés car ils peuvent se déplacer rapidement d'une entreprise à l'autre sans que l'on puisse
pour autant facilement se passer d'eux » (Boltanski, Chiapello, 1999, p. 457 - 458).
Une étude sur la mobilité des ingénieurs issus de Supélec (de 1960 à 1997) montre d'une
part que la mobilité des ingénieurs est très forte, surtout chez les jeunes ingénieurs et qu'elle
s'effectue sous différentes formes (géographique, fonctionnelle, sectorielle) ; et d'autre part, que les
ingénieurs ne sont plus autant attachés à l'entreprise que par le passé. Il semble ainsi plus difficile
pour un ingénieur de réaliser toute sa carrière dans la même entreprise. Si la mobilité continue
d'être un moyen de promotion des ingénieurs qui intègrent avec l'expérience des postes à
responsabilité plus élevée (ascension hiérarchique et mobilité fonctionnelle), elle se caractérise
également une circulation plus importante des ingénieurs sur le marché du travail, qui passent
d'une entreprise à une autre, notamment car la promotion se fait de plus en plus par le changement
d'employeur comme le note Jean-Jacques Duby :
« La constante, c'est le mécanisme des promotions successives, plus ou moins rapides,
jusqu'à des niveaux plus ou moins élevés, mais qui touche une majorité : deux
Supélec sur trois terminent leur carrière avec des responsabilités hiérarchiques. La
mutation, c'est la disparition de la fidélité qui liait l'ingénieur et son entreprise »
(Duby, 2003, p. 4).
La notion de fidélité évoquée dans la dernière citation nous rappelle encore ce rapport de
dépendance auquel nous nous référons depuis le début de ce mémoire. Ici, elle nous indique que
l'employé n'est plus dans un rapport de dépendance clairement établi avec l'entreprise. Le contrat
établi entre l'ingénieur et l'entreprise porte sur une forme de consensus établi sur les services
mutuels que doivent se rendre les deux parties. Le discours de dépendance se trouve en revanche,
selon nous, dans le rapport au client : c'est en grande partie par son aptitude à adhérer pleinement à
l'orientation client de l'entreprise et aux contraintes que cela suppose que l'ingénieur va être
257
porteur de valeur aux yeux du management. De son adhésion à l'ensemble des principes de la
logique orientée client, dépend son employabilité.
c - Le client et l'employabilité
Ainsi, l'employabilité se fonde sur des valeurs en hausse qui tendent à devenir des valeurs de
référence (mobilité, réflexivité, réactivité, mais aussi responsabilité, initiative), poussant encore
plus loin la normalisation des comportements du cadre-ingénieur. Mais la nouveauté qu'introduit
ce concept est surtout que l'individu doit exercer sur lui-même un contrôle accru de manière à
assurer son employabilité et à en apporter des preuves à l'entreprise. Est donc employable la
personne qui sait prouver son adhésion à la politique managériale de l'entreprise, par l'adoption de
ces valeurs de référence et en développant son propre autocontrôle.
Dans ce contexte, le client a largement participé à ce transfert du contrôle des activités, car
en adhérant à la politique client de l'entreprise, chaque acteur devient désormais responsable de
son comportement pour atteindre l'objectif de satisfaction du client, qui passe nous l'avons vu, par
l'adaptation au marché, y compris en termes de compétences et de souplesse professionnelle :
« L'insistance mise par ailleurs par les auteurs de management des années 90 sur le
client est une façon de faire admettre à leurs lecteurs que la satisfaction des clients
doit être une valeur suprême à laquelle l'adhésion s'impose (« le client est roi »). Ce
dogme présente un double avantage : d'une part, celui d'orienter l'autocontrôle dans un
sens favorable au profit puisqu'en économie concurrentielle la capacité différentielle
d'une entreprise à satisfaire ses clients est un facteur essentiel de réussite et, d'autre
part, celui de transférer aux clients une partie du contrôle exercé dans les années 60
par la hiérarchie. » (Boltanski, Chiapello, op. cit., p. 126).
Le client devient ainsi une nouvelle figure de l'autorité, instrument largement mobilisé par
les managers pour contrôler les activités des ingénieurs, ainsi qu'un outil favorable au
développement de nouveaux critères de GRH. Ce management néo-behavioriste rencontre
toutefois une certaine résistance de la part des concepteurs car nous l'avons vu, la mobilité, même
accompagnée d'un discours sur un potentiel épanouissement personnel, ne suscite pas forcément
l'adhésion du personnel qui la perçoit généralement plutôt comme une contrainte :
« Le développement d'une culture centrée sur le client et des compétences dites
comportementales (autonomie, responsabilité) et relationnelles (internes et externe)
constituent un basculement qui n'a rien de naturel, surtout lorsqu'on entend y parvenir
au plus vite en considérant qu'on n'a pas le choix » (Le Goff, 2000, p. 75).
Si comme le dit Le Goff, ce basculement nouveau mais relevant d'un processus d'adaptation
du management perpétuel, n'a rien de naturel, c'est qu'il touche les individus au plus profond d'euxmêmes. La relation à autrui qui se trouve formalisée dans les nouvelles compétences
« communicationnelles » demandées aux concepteurs, implique un travail individuel perturbant
258
fortement les subjectivités, car c'est un « savoir-être » qui est désormais requis et plus seulement
un savoir ou un savoir-faire (Boltanski, Chiapello, op. cit., p. 151). L'individu doit en quelque sorte
se transformer et cette transformation peut se révéler radicale selon les individus et leur
« tempérament » ou leur expérience personnelle. Ainsi le fait d'exposer ces transformations et de
les soumettre au débat avec les acteurs de l'entreprise ne règle pas le problème qui touche de plus
en plus près à l'intériorité des individus : « on retrouve dans ce domaine du comportement et des
relations humaines, le mirage d'un savoir total et d'une maîtrise totale, sans reste, de l'activité » (Le
Goff, op. cit., p. 16).
Bien que des résistances puissent s'observer de la part des ingénieurs, la pression liée à
l'activité, la pression managériale et l'argument de la sécurité de l'emploi et de l'employabilité en
général ont le plus souvent raison de celles-ci :
« Ceux qui se trouvent pris dans ces dispositifs ne peuvent ni refuser
catégoriquement de participer à ces échanges, ce qui les conduirait tout droit à la mise
à l'écart et au renvoi, ni ignorer, même dans les moments où ils s'y engagent avec le
moins d'arrière-pensées ou même avec plaisir, que ces relations sont adossées à des
techniques de mobilisation […] » (Boltanski, Chiapello, op. cit., p. 558)
Les réunions de laboratoire ou d'équipe, qui sont l'occasion de faire le point entre les
managers et leurs équipes font souvent l'objet de débat houleux révélant cette résistance à la
politique RH. Pourtant celle-ci est bien vite atténuée ou endiguée lorsque, de retour à leurs
activités, les concepteurs se retrouvent pris dans le rythme accéléré des contraintes quotidiennes.
Le rythme soutenu du travail constitue également un moyen de contrôle des activités. Evoquant la
multiplicité des charges incombant aux cadres, Jean-Pierre Le Goff en dénonce les effets pervers :
« Il en ressort une impression de surcharge de travail et d'excitation qui, en répondant
aux sollicitations et en réglant les problèmes au fur et à mesure qu'ils se présentent,
conduit à perdre tout recul réflexif et prospectif sur le plus long terme. L'expression
"avoir le nez dans le guidon", employée par les cadres, traduit bien ce phénomène ».
(Le Goff, op. cit., p. 85).
Le stress induit par une telle situation est réel. Il n'est pas tant lié à la charge de travail qu'à
la multiplicité des contraintes à gérer dans les projets. Nous ne nous étonnerons donc pas de voir
aux éditions Microsoft Press (Destors, Le Bissonnais, 2000), deux auteurs spécialisés dans le
management de projet, inviter les chefs de projet à adopter un style « paresseux » pour mieux gérer
le stress inhérent à leur activité, et donc, être plus efficaces. Le style du « grand paresseux » n'est
autre qu'une description commentée avec un peu d'humour, de philosophie et de psychologie, des
normes de gestion de projet, en suggérant une gestion bien organisée des activités (organisation,
préparation, anticipation). Il est suggéré au chef de projet d'adopter une attitude positive : ne pas
dire « non » lors d'une demande d'un manager, mais plutôt « oui mais » (technique de négociation).
Les auteurs lui apprennent ainsi à tenir tête à sa hiérarchie et à préserver ses intérêts et ceux du
259
projet, sans pour autant s'opposer à ses managers. Ils lui enseignent les qualités de l'écoute, du
dialogue et de la communication, et lui font préférer par exemple les répliques « il doit y avoir un
moyen » à « c'est impossible ». Enfin, ils lui rappellent l'objectif primordial de la satisfaction du
client, et de l'adéquation aux intérêts et enjeux de l'entreprise, tout en lui accordant le droit à
l'erreur. Ils lui apprennent en quelque sorte à adopter un comportement plus docile face au
management et aux contraintes de l'organisation en projet, et proposent des techniques destinées à
mieux gérer le stress lié à cette situation.
Les professionnels du management ont bien identifié ce problème du stress. L'art du
management aujourd'hui consiste à maintenir un certain niveau de stress, jugé stimulant pour la
créativité et l'efficacité au travail, tout en donnant les moyens aux individus de gérer leur stress. Le
management par le stress fait également l'objet de théories de la part de certains spécialistes en
sciences de gestion que nous ne citerons pas ici. Face à la tension induite par le contexte
concurrentiel et à un contrôle des activités toujours plus fort, l'entreprise recherche de nouveaux
moyens de gérer le stress à une échelle plus globale, de manière à ce qu'il ne nuise pas à la
production, mais plutôt le contraire.
La décision prise en 2002 par France Télécom de participer financièrement à l'activité
sportive de son personnel peut au premier abord être considérée sous l'angle d'une démarche
d'entreprise citoyenne, liée à une stratégie de communication interne visant la motivation du
personnel. D'un autre point de vue, nous pouvons voir dans cette démarche la cristallisation des
écueils auxquels peut conduire un management par le stress trop fort, ainsi que la prise de
conscience, par l'entreprise, du « risque » encouru vis-à-vis de l' « efficacité » du personnel, d'où sa
volonté de réduire ce stress en invitant le personnel à le gérer par lui-même via l'exercice physique.
Alors que le modèle de management japonais propose des exercices de gymnastique au sein même
de l'entreprise, le modèle européen, inspiré de pratiques nord-américaines, encourage l'activité
sportive en dehors du travail.
I.2. Un nouveau cadre d'évaluation
La mise en place d'une politique « RH » fondée sur l'employabilité implique nécessairement
d'adapter les techniques d'évaluation du travail de chaque employé. Un nouveau cadre d'évaluation
accompagne donc ces pratiques managériales. A France Télécom, cela se traduit par la mise en
place d'« entretiens d'évaluation » entre l'employé et son manager direct. L'entretien se compose en
premier lieu d'une étape « bilan » qui liste les diverses contributions de l'employé par rapport à sa
fonction et ses missions, précisées par des appréciations qualitatives. Ce bilan est ensuite
synthétisé par un graphique permettant d'apprécier en un coup d'œil les résultats obtenus par
rapport à ce qui en était attendu. Ce bilan est réalisé sur la base d'objectifs fixés lors du précédent
260
bilan. La deuxième étape de l'entretien consiste donc à définir des objectifs pour la période
suivante. Annuel lors de sa mise en place au début des années 2000, ce bilan-contrat d'objectif a
été renforcé en 2003 puisqu'il s'effectue, depuis, deux fois par an. L'ingénieur est donc évalué tous
les six mois sur ses compétences et ses pratiques, et c'est à partir de ce contrôle de résultats que se
décident les augmentations de salaires ou les promotions.
a - L'entretien managérial
Cette évaluation sous forme d'entretien individuel, qui se veut grâce au dialogue, la plus
« humaine » possible (le manager est supposé être à l'écoute des difficultés de l'employé et veiller à
fixer des objectifs réalisables), est fondée sur un modèle d'évaluation sous forme de grilles
contenant un grand nombre de critères normatifs des comportements attendus de l'employé. Ces
grilles constituent des outils « particulièrement sophistiqués et (qui) poussent le dogmatisme et le
formalisme à l'extrême » (Le Goff, 2000, p. 81).
Parmi les critères, nous retrouvons notamment les compétences « sociales » ou
« managériales » que nous avons évoquées précédemment. Ces compétences communicationnelles,
s'inscrivent en réalité dans un modèle systémique des relations sociales, qui implique le respect de
normes ou de codes sociaux dans le travail (être poli, arriver à l'heure à une réunion, respecter la
parole de l'autre), c'est à dire des principes qui sont censés aller d'eux-mêmes. En se basant sur ces
codes sociaux légitimes, ce modèle de relations intersubjectives peut s'imposer peu à peu et
devenir structurant des comportements des ingénieurs. Il réduit le risque de rejet d'une politique de
management qui s'imposerait du dehors (des normes sociales). Par le dialogue, l'évaluation n'est
plus directive en ce sens qu'elle n'est plus effectuée par la hiérarchie seule, mais en concertation
avec l'employé.
Il n'en reste pas moins que les critères d'évaluation eux, sont bien définis par la hiérarchie.
Le salarié ne peut que s'y conformer et donner un jugement de valeur sur chacun des critères :
« L'"évaluation des compétences" n'impose en apparence aucun modèle ou aucune
norme : elle est censée mesurer l'état exact des capacités du salarié à un moment
donné ; et le spécialiste extérieur n'est là que pour l'aider et le guider. Mais en fait, la
longue liste des compétences évaluées constitue le modèle à partir duquel il est
apprécié et qui lui est renvoyé comme une norme à laquelle il devra se conformer,
sans bien sûr que cela soit clairement dit » (Le Goff, 2000, p. 156).
Cette évaluation durant laquelle on mesure l'évolution des compétences, des responsabilités,
et des « attitudes », est un jugement que l'on opère selon des modalités d'appréciation qui
demeurent souvent floues et qui laissent un champ large à l'interprétation subjective. Chaque
manager en effet, pourra apprécier différemment l'attitude ou le comportement de ses employés.
261
Mais parallèlement, cette codification extrême, contribue à une « dénaturation des rapports
humains dans le travail » (Le Goff, 2000, p. 83).
D'autre part, la phase de l'entretien concernant la « définition d'objectifs » que l'employé
devra atteindre au cours de l'année (réalisation, formation, évolution de carrière, etc) caractérise
une forme de contrat passé avec l'entreprise, qui va bien au delà de l'engagement subjectif de
l'employé dans l'entreprise. Le contrat est le moyen de stabiliser la légitimité du modèle
d'évaluation en accordant une place à la préférence et au choix personnels, puisque ces objectifs
sont négociés à la fois par le manager et l'employé. Néanmoins, cette négociation confrontée à la
normalisation des comportements à quelque chose d'antinomique car elle ne peut s'opérer que sur
des critères prédéfinis et prescriptifs. L'antinomie se situe précisément entre l'amoncellement
d'impératifs dictés par le management et la relative liberté reconnue à l'individu dans la
négociation. Elle marque ainsi la frontière que le management tente de masquer entre l'espace de la
décision et l'espace de l'exécution du travail :
« La place que prend l'intérêt pour le psychologique et le relationnel ne résulte pas
d'une découverte tardive des vertus de la convivialité. Elle exprime plutôt un état du
système de production où les contraintes objectives de l'économie sont placées hors
d'atteinte des sujets, qui n'ont d'autre recours que de travailler l'espace de leur propre
potentiel et de leurs relations » (Castel, 1981, p. 189).
L'essor de la contractualisation, que ce soit au niveau global des activités de l'entreprise
(entre la R&D et le marketing), au niveau des projets (rationalisation des activités et
documentation contractuelle entre les parties prenantes), ou au niveau des individus et de
l'entreprise (contrats d'objectifs) est en effet une tendance majeure qui illustre l'évolution de la
rationalisation vers une dimension plus sociale et humaine (rationalisation des comportements
humains et des modes de communication des individus). Le client ici, est un outil intervenant dans
chacune de ces étapes de rationalisation. Il permet de légitimer les pratiques grâce à une rhétorique
fondée sur les impératifs du marché dans une logique concurrentielle et capitaliste. Il permet donc
de susciter plus fortement l'adhésion de tous à cette logique dominante.
b - Formation professionnelle et gestion des carrières
Des ingénieurs « coachés »
Un aspect que nous n'avons pas traité dans cette analyse, mais qui mérite toutefois d'être
évoqué (et qui pourrait constituer une piste de recherche intéressante), est l'évolution de la
formation des acteurs de la conception. L'apparition du terme « concepteur » dans les années
quatre-vingt qui s'est décliné par la suite dans divers domaines (concepteur multimédia, architecte
262
Internet), témoigne de cette évolution des compétences et des profils de l'ingénieur. Il permet de
joindre deux dimensions du travail de l'ingénieur : la dimension créative et la dimension plus
opérationnelle de la réalisation d'un projet au sein de l'entreprise. Le terme concepteur s'oppose à
celui d'inventeur en ce sens qu'il illustre la rationalisation de l'acte créatif dans le travail de
l'ingénieur.
Pour prendre un exemple que nous connaissons bien, l'arrivée à France Télécom R&D de
diplômés en sciences de l'information et de la communication dans les années quatre-vingt dix
proposant des profils de « concepteurs multimédia » ne s'est pas faite naturellement. Si les
compétences de ces jeunes ingénieurs étaient reconnues, leur statut en revanche, générait plutôt le
scepticisme, car il contenait alors une dimension pluridisciplinaire et de gestion de projet qui était
encore peu développée dans les activités de l'entreprise. Ce statut tend à être plus reconnu
aujourd'hui car l'organisation en projet s'est depuis répandue et inscrite dans les pratiques de
l'entreprise. Le terme chef de projet toutefois reste plus parlant que celui de concepteur, qui même
s'il intègre les multiples dimensions et étapes de la conception, reste trop éloigné de la vision
rationnelle des activités en projet.
Il s'agit ici d'un exemple qui illustre la difficulté pour l'entreprise de s'adapter à la fois aux
exigences de normes organisationnelles et au marché de la formation. Le problème pourrait
également être pris dans l'autre sens puisque les écoles d'ingénieurs et les instituts de formation
universitaire doivent également intégrer dans la formation qu'ils dispensent les besoins nouveaux
de l'entreprise. Le phénomène de reengineering touche également le milieu de la formation
puisque celui-ci se doit plus que jamais dans un contexte économique fragile où le taux de
chômage ne cesse de croître, de permettre aux jeunes ingénieurs de s'insérer dans les activités
économiques en étant le plus « opérationnels » possible, c'est-à-dire « efficaces », dès leur sortie de
formation. Nous ne développerons pas ici plus avant l'importance du sujet de la formation initiale
des ingénieurs, même si cette question mérite une attention soutenue car on peut y retrouver les
mêmes rouages de la normalisation économique et sociale que nous avons décrite précédemment.
Nous nous attacherons plutôt ici à repérer quelques évolutions significatives dans le
domaine de la formation professionnelle qui nous permettent d'illustrer les tendances que nous
avons déjà évoquées. La politique de formation continue vise à adapter les compétences aux
besoins nouveaux et la politique de mobilité interne a été mise en place également pour répondre à
une nécessité de faire circuler les compétences dans les diverses entités de la R&D et même du
groupe France Télécom, pour en assurer une transmission. Elle est en cela un outil pour
l'adaptation de l'entreprise aux changements technologiques et aux changements économiques et
sociaux en général. Les formations professionnelles proposées aux ingénieurs suivent donc ces
changements et sont soit d'ordre technique, soit d'ordre organisationnel (formation à la gestion de
projet, appropriation de normes et de documentation technique normalisée), soit comportementales
263
(techniques d'expression, de négociation, de communication, etc.). Celles-ci sont en lien direct
avec les contrats d'objectifs et elles ne s'inscrivent que dans la projection d'un projet professionnel
élaboré lors des entretiens de progrès.
Ainsi, que ce soit lors de ces entretiens, dans le choix des orientations de carrière ou de
formation, ou même dans le management quotidien, les ingénieurs sont encadrés en permanence.
On appelle cela un management de proximité, qui vise à instaurer des rapports plus étroits entre le
management et les acteurs, afin de mieux contrôler les activités des personnes tout en conservant
un climat de relations plus « humain » et sensé permettre aux acteurs un épanouissement personnel
au travail.
Cette forme de contrôle s'appuie largement sur le discours du « développement personnel »
issu d'un développement fort de la « culture psychologique » dans la société depuis les années
soixante-dix, s'accompagnant d'une « instrumentalisation croissante du changement personnel » et
de l'instauration de normalités comportementales :
« L'étayage de l'obligation sur l'individu ne passe pas par la coercition, mais par sa
mobilisation volontaire. L'alternative n'est pas de se soumettre ou de se révolter, mais de
rassembler son potentiel au service de la tâche à accomplir, ou d'être marginalisé. Une
nouvelle figure de la mort sociale se dessine. Elle ne passe pas par l'exclusion brutale, la
ségrégation, elle annule les individus en les déconnectant des foyers de décisions et des
circuits d'échanges » (Castel, 1981, p. 208 - 209).
Cette déclinaison dans le monde du travail de l'engagement volontaire des individus, fait
évoluer le statu du manager qui devient un vrai coach tel que le décrivent Boltanski et Chiapello :
« Les entreprises vont devenir "apprenantes", l'organisation des compétences va devenir un
point essentiel, et de nouveaux métiers sont appelés à la vie comme celui de coach dont le
rôle est d'offrir un accompagnement personnalisé permettant à chacun de développer tout
son potentiel » (Boltanski, Chiapello, op. cit., p. 120).
c - Filières et familles de métiers
La politique de mobilité suppose également que les ingénieurs évoluent dans leur carrière en
passant d'une fonction à une autre et en diversifiant ainsi leurs expériences professionnelles. Afin
d'inciter mais aussi de d'accompagner ces changements dans les carrières (apporter des réponses
aux résistances des ingénieurs), les RH ont mis en place des filières parmi lesquelles les ingénieurs
doivent choisir d'orienter leur évolution professionnelle, par exemple dans des familles de
fonctions proposées aux acteurs de la R&D :
-
La filière chef de projet qui est en général celle par laquelle commencent les jeunes
ingénieurs.
264
-
La filière manager qui est celle vers laquelle s'orientent le plus souvent les chefs de
projets expérimentés
-
La filière expert, qui après avoir été négligée car impliquant une forte spécialisation ne
correspondant plus tellement aux impératifs de la compétence multiple, a été
revalorisée récemment, dans une politique de valorisation des expertises de l'entreprise
sur le marché et dans les milieux académiques.
N'ayant pas approfondi nos investigations sur ce sujet, nous ne pouvons décrire précisément
le contenu de chacune de ces filières qui se diversifient par ailleurs. Ce qui nous semble intéressant
encore une fois, c'est de mettre en évidence le degré de contrôle qui est exercé sur la carrière de
l'ingénieur, grâce à la catégorisation et à la mobilité entre les filières. Le découpage et la
classification des activités et des profils d'ingénieurs ne s'arrêtent pas là. Au delà des compétences,
du statut, de la fonction exercée ou de la filière choisie, l'ingénieur est aussi caractérisé par la
famille d'emploi (et non plus de métier) à laquelle il appartient. Plusieurs familles d'emploi existent
au sein de France Télécom, dont certaines concernent plus particulièrement les concepteurs. Par
exemple, les ingénieurs peuvent être rattachés à une famille de métier plutôt axée sur des activités
de «conseil, ingénierie, développement », ou bien à une famille centrée sur la « recherche
appliquée ». Si la distinction entre ces deux grandes familles n'est pas évidente à saisir a priori, ce
qui est évident en revanche, c'est que la recherche fondamentale se voit totalement écartée des
activités de la R&D.
Instaurée en 2003, cette classification des emplois n'est pas encore totalement stabilisée. Sa
mise en place s'est effectuée sans réelle information sur ses raisons d'être et les motivations qui ont
conduits au choix de ces deux familles. Il faut voir à nouveau dans la mise en place de cette
classification, une manière d'adapter l'entreprise à son évolution sur le marché, c'est à dire une
entreprise de création de services en contexte concurrentiel, et non plus un centre de recherche
public. La classification traditionnelle chercheur / technicien n'est en effet plus compatible avec les
nouveaux besoins en ressources opérationnelles liés à l'activité concurrentielle. La diversification
des catégories permet alors un meilleur contrôle sur les ressources humaines.
Ainsi l'entreprise qui se veut apprenante pour pouvoir s'adapter au changement et permettre
à ses employés d'évoluer avec elle dans ce contexte, est dans le même temps particulièrement
innovante en termes de classification RH, et de nouvelles méthodes de manipulation des individus
au sein de l'entreprise. Les GRH doivent par ailleurs s'adapter aux nouveaux métiers nés du
déploiement des réseaux, de l'interactivité, et de l'image numérique. La conception recrute en effet
de plus en plus de graphistes et de designers qui assistent les informaticiens, dans un contexte où
l'image et le signe ont pris une importance considérable dans les réseaux.
265
De plus les dispositifs de gestion des compétences ne cessent d'évoluer, à tel point qu'un
accord cadre a été signé au printemps 2003 entre la Direction du Groupe et les syndicats, en
réponse notamment a des revendications de transparence vis à vis de la politique mise en œuvre au
début des années 2000. Cet accord porte non plus sur la gestion simple des compétences, mais sur
une gestion « prévisionnelle » des compétences. Cet accord doit permettre au delà de plus de
transparence et d'équité, de mieux accompagner les employés impliqués (de leur initiative ou non)
par la mobilité, mais il est surtout destiné à anticiper les changements que connaîtra l'entreprise
dans les années à venir par un contrôle accru des activités et des carrières, pour adapter les
compétences, sachant que ces changements n'apparaîtront pas tout seuls et qu'ils seront comme
toujours dictés par la stratégie des décideurs. Tout comme cela a été le cas il plus de vingt ans dans
le domaine de la santé publique, « ainsi s'ébauche la possibilité d'une gestion prévisionnelle des
profils humains […] La rationalisation, la coordination, les redéploiements, etc., visent à modifier
la structure des entreprises et des établissements, à charge pour les personnels de suivre et de
s'adapter à ces changements avec tous les risques de turbulences individuelles et collectives que
comporte un tel empirisme. » (Castel, 1981, p. 130).
Les relations entre les RH et les ingénieurs sont appelées à se multiplier et à se diversifier, et
la pression (indirecte) exercée sur les acteurs vouée à s'intensifier. La notion de « client interne »
issue de la démarche « qualité », s'incarne bien dans ces nouvelles relations qu'entretiennent les
managers avec les ingénieurs. Elle semble se renforcer si l'on en juge par la nouvelle terminologie
qui se développe autour de ce thème comme par exemple le terme de « cliemployé » ou encore les
démarches dérivées du CRM appliquant les techniques de relation client pour les employés de
l'entreprise, réunies sous l'expression « Employee Relationship Management » ou « ERM ».
(Perronet, 2004)
II. LA VALORISATION DES DISCIPLINES : LE CAS DE L'ERGONOMIE
Parallèlement à cet essor des compétences sociales et à la diversification des compétences
techniques, les RH et les managers doivent aussi, tout comme les ingénieurs des domaines
informatiques et réseaux, se familiariser avec les disciplines des sciences humaines et sociales dont
la présence dans les activités de R&D s'est considérablement accrue. Si comme nous l'avons vu,
les concepteurs ont du mal à s'approprier ces disciplines dans leurs pratiques quotidiennes, il
semblerait que du point de vue de la gestion des ressources humaines les problèmes soient en
partie similaires. Les responsables RH ne sont pas souvent en mesure de savoir quel est le rôle
précis que jouent ces spécialistes dans l'entreprise. S'ils ont une idée, ils ont par exemple du mal à
situer dans leurs grilles d'évaluation et leurs listings de compétences, la position d'un ergonome ou
d'un sociologue.
266
II.1. Les enjeux de la valorisation
L'enjeu pour les disciplines des sciences humaines et sociales est double. D'une part, les
spécialistes doivent valoriser au sein des équipes de conception les apports de leur travail
quotidien. D'autre part, ils doivent sans cesse se placer dans une démarche de formation pour faire
comprendre aux managers et aux responsables des ressources les fondements de leurs activités et
leur positionnement dans le cycle de conception. Les enjeux sont considérables puisque
l'attribution des moyens en dépend (que ce soit pour l'attribution de moyens ponctuels dans un
projet, ou à plus grande échelle, pour la négociation des quotas de représentation des disciplines en
question, en termes d'effectifs, à l'échelle des laboratoires voire de la R&D dans son ensemble).
Ces disciplines se trouvent donc dans un procès de justification-légitimation permanent. Si la
sociologie, plus ancienne et de manière générale plus vulgarisée dans la société ressent moins les
effets de ce procès (les publications des sociologues du CNET dans la revue Réseaux ont permis
de légitimer la discipline dans l'entreprise grâce à une reconnaissance extérieure), l'ergonomie en
revanche est un cas particulièrement intéressant à analyser car elle se trouve en situation d'effort
permanent pour la légitimation de sa place dans la conception.
En analysant les stratégies des acteurs de cette discipline, nous pouvons mieux comprendre
les enjeux et les tensions qui règnent de ce point de vue dans les activités de conception, voire les
dérives auxquelles cela peut conduire. Nous avons déjà examiné les différentes pratiques de
l'ergonomie, regardons à présent la manière dont ces pratiques sont organisées dans les
laboratoires à l'échelle globale de la R&D. L'ergonomie y est présente de diverses manières et
selon deux modalités d'organisation principales. Dans une première configuration, les ressources
sont regroupées au sein d'une entité (URD) et dans ce cas il s'agit d'une structure spécialisée qui
détient un rôle plus important en terme de recherche fondamentale dans certains domaines clés liés
aux technologies émergentes (environnement physique, acoustique, sécurité, recherche cognitive)
ou appliquée (qualité des médias, multi-modalité d'accès aux services, virtualité, avatars et 3D,
mobilité, haptique, etc.). Dans la seconde configuration, les ressources sont disséminées dans les
différents laboratoires de recherche, c'est à dire que les ergonomes sont rattachés à des équipes
pluridisciplinaires, pour intervenir sur plusieurs projets, dans une démarche plus opérationnelle.
a - La réduction des coûts
Pour valoriser les apports de leurs pratiques, les ergonomes ont toujours favorisé une
intégration la plus en amont possible de la conception, argumentant que l'intégration précoce
permet d'éviter que des développements supplémentaires et coûteux ne soient être effectués par la
suite. Mais ce discours ne suffit pas, et il est devenu nécessaire de prouver les apports de
267
l'ergonomie en termes de réduction des coûts de conception. Pour cela, les ergonomes ont pris le
problème à l'inverse et ont tenté de montrer les coûts pouvant être générés par une intervention
trop tardive des spécialistes. Le schéma ci-dessous montre que au plus les erreurs de conception
sont détectées tardivement, au plus le coût de rectification de ces erreurs sera important, ceci
valant pour les stades premiers de spécifications comme pour les étapes de développement des
interfaces graphiques. Ce schéma est donc la base sur laquelle se construit un des arguments de
légitimation des ergonomes :
(In Daniellou, Naël, 1995, p. 3)
b - La reconnaissance de l'expertise
Un autre moyen d'assurer un recours plus fréquent et plus « volontaire » à l'ergonomie est de
valoriser l'expertise de l'ergonome et son apport pour les projets de conception. Cette valorisation
peut passer par une analyse « critique », au sein même de la discipline des diverses méthodes
d'évaluation ergonomiques disponibles, afin de valoriser d'une part la compétence et l'efficacité de
l'ergonomie, mais aussi afin de montrer encore une fois l'importance de la faire intervenir au plus
tôt dans le cycle de conception. Ainsi des chercheurs des laboratoires de Hewlett Packard
(Jeffries, Miller et alii, 1991) ont mené une expérience sur une interface fonctionnant sur le
système informatique UNIX, pour comparer quatre méthodes d'évaluation ergonomique et mesurer
leur degré d'efficacité, à travers le nombre et le type de problèmes d'ergonomie détectés ainsi qu'en
termes de coût de réalisation. Les méthodes choisies étaient les suivantes :
·
l'expertise (« Heuristic evaluation ») : 4 experts analysent l'interface sur la base de leurs
connaissances, de leurs compétences, et de leurs expériences antérieures,
·
les tests utilisateurs menés par un ergonome,
·
les guides de styles, utilisés par les concepteurs pour corriger l'interface,
268
·
la méthode « cognitive walktrough » basée sur le modèle de l'apprentissage par
l'exploration, qui consiste à se mettre dans une situation se rapprochant de celle d'un
utilisateur pour évaluer les difficultés potentielles que celui-ci pourrait rencontrer
(effectuée par un groupe de concepteurs sur des tâches sélectionnées par un expert
ergonome).
Les résultats montrent que l'expertise permet de repérer au moins cinquante pour cent des
problèmes sur l'ensemble des évaluations. Le degré de gravité ou de sévérité des problèmes
détectés a également été étudié sur la base d'une grille d'analyse rédigée par des ergonomes. Les
résultats montrent cette fois, que tout comme l'expertise, les tests utilisateurs permettent de relever
des problèmes plus graves. Les expérimentateurs ont dressé le tableau comparatif suivant que nous
avons traduit du texte d'origine en anglais (idem) :
Expertise
Test utilisateurs
Avantages
Permet de détecter plus de
problèmes
Inconvénients
Nécessite des experts en
ergonomie
Permet de détecter plus de
problèmes graves
Nécessite plusieurs experts
Coût faible
Permet de détecter des
problèmes graves et récurrents
Permet d'éviter les problèmes
de priorité moindre
Guides de styles
Exploration en
situation de
découverte
Permet de détecter les
problèmes généraux et
récurrents
Peuvent être utilisés par les
concepteurs
Aide à définir les buts et
attitudes supposées des
utilisateurs
Peut-être utilisée par les
concepteurs
Nécessite des experts en
ergonomie
Coût élevé
Ne permet pas de détecter pas
des problèmes de fond
Ne permet pas de détecter
certains problèmes graves
Nécessite une méthodologie de
définition des tâches
utilisateurs
Fastidieux
Ne permet pas de détecter les
problèmes d'ordre général ou
récurrents
Une telle analyse permet finalement de mettre en valeur l'expertise des ergonomes en
démontrant l'apport de l'analyse du spécialiste. En ce qui concerne les tests utilisateurs, cela permet
269
de justifier le coût élevé d'une telle méthode et d'attirer l'attention sur l'importance du retour de
l'utilisateur pour relever des problèmes importants. Les deux autres méthodes étant plutôt
recommandées en recours « ultime » lorsque les ergonomes ne sont pas disponibles, puisqu'elles
sont appliquées par les concepteurs. Ces résultats de d'analyse méthodologique sont utilisés par les
ergonomes pour promouvoir auprès des décideurs et stratèges de la R&D l'intérêt de leur
démarche, mais aussi pour convaincre les chefs de projet de leur accorder la confiance qui est si
difficile à instaurer dans le travail en équipe pluridisciplinaire.
c - La dérive des demandes « marketing »
Valoriser une discipline vis-à-vis du management global de la R&D, revient à répondre à
une obligation de résultats, mais cela consiste aussi à montrer une capacité à répondre aux
exigences nouvelles de la conception, c'est-à-dire aux exigences du marché, telles que le
renouvellement de l'offre ou la connaissance des cibles. Ainsi, chaque discipline doit désormais
contribuer à l'émergence de nouvelles idées de services. Le travail d'un ergonome ou d'un
sociologue ne doit plus seulement consister en l'amélioration de l'ergonomie, ou la compréhension
d'un phénomène sociologique, il doit aussi permettre de trouver de nouvelles voies pour infiltrer la
technique dans la vie des individus.
Les demandes adressées à ces spécialistes sont de plus en plus exigeantes et constituent un
risque important pour les disciplines concernées d'être totalement instrumentalisées et de perdre
progressivement leur spécificité scientifique au profit de méthodes hybrides émergeant sous la
contrainte du marché et la problématique marketing dominante. L'argument courant d'optimisation
des méthodes masque en réalité un impératif de pérennisation pour certaines disciplines, dans le
contexte de réorganisation permanente de l'entreprise et de rationalisation des activités. Si
aujourd'hui l'ergonomie et la sociologie semblent être bien en place malgré les difficultés
soulevées précédemment, il s'agit pour ces disciplines d'une lutte permanente pour la valorisation
de leur potentiel, et pour le maintien d'un autre type de qualité dont on parle moins, qui est celle de
la recherche d'un maximum d'objectivité et d'une caution scientifique dans la mise en œuvre des
méthodes et techniques issues de ces disciplines.
Nous pouvons observer actuellement une tendance à une forme d'hybridation des méthodes
des sciences humaines et sociales au sein de la conception de services. Par exemple, un test
utilisateur dédié à l'ergonomie pourra prendre la forme d'un entretien mené par un ergonome, dédié
à l'évaluation du concept et la perception du coût possible du service, sans qu'aucun critère
ergonomique ne soit apprécié. A l'inverse, un focus group pourra être utilisé pour évaluer la qualité
d'une interface. Si ce genre de pratique hybride à mi-chemin entre deux méthodologies aux
techniques et objectifs différents peut émerger, c'est souvent par absence de choix. En effet, les
270
spécialistes, au même titre que les autres acteurs de la conception sont contractualisés et doivent
donc être en activité permanente. Face à une demande fortement orientée par des besoins
marketing ou des contraintes de coût ou de délai, les méthodologies classiques ne font pas toujours
le poids. Aussi entre mettre en œuvre une méthodologie hybride qui répond à la demande et ne pas
réaliser de prestation par « éthique » méthodologique, le premier choix l'emporte souvent. La
tension entre qualité ou objectivité du travail et nécessité marketing pervertit donc la pratique des
spécialistes.
Si ce phénomène n'est pas généralisé, il s'observe toutefois de plus en plus fréquemment.
D'autres exemples peuvent venir conforter cette remarque. Nous avons déjà parlé en évoquant la
pratique des ergonomes, des expertises « à la volée », peu coûteuses, qui sont souvent demandées
aux spécialistes (par opposition aux expertises organisées et des techniques plus lourdes à mettre
en œuvre). Dans ce cas, c'est bien le manque de temps et la nécessité de fournir des résultats en
urgence qui déclenche la perversion. De même, nous avons vu que les ergonomes, lors des tests
utilisateurs réclamaient des maquettes en état suffisamment fonctionnel pour pouvoir réaliser les
prestations dans les meilleures conditions. Or le plus souvent, les délais manquant aux techniciens
(pour le développement des interfaces ou l'intégration des briques technologiques par exemple), les
maquettes arrivent en état encore « creux » (jargon professionnel indiquant une interactivité
faible), ce qui suppose que le test utilisateurs devient également l'occasion de réaliser des tests
techniques (d'intégration) en même temps que les tests d'ergonomie.
Dans certains cas, c'est l'ensemble d'une Unité de Recherche et Développement qui prend
une orientation marketing pour répondre aux besoins accrus des Branches Marketing dans un
domaine (connaissance et compréhension des marchés, spécifications et définition de modèles
généraux de services). Dans ce cas, l'équipe composée d'informaticiens, d'ergonomes, et de
représentants du marketing, doit s'adapter à cette orientation avec le risque d'une perte des
compétences, qui deviennent encore plus difficiles à valoriser, et d'un phagocytage par la pratique
marketing. Enfin, pour prendre un exemple plus extrême, heureusement moins fréquent, il arrive
dans certains cas que des spécialistes du marketing s'inspirent de méthodes des sciences humaines
et sociales pour réaliser des questionnaires, sans base méthodologique, d'où des résultats d'une
pertinence douteuse (par exemple des questionnaires quantitatifs sur des échantillons de vingt
personnes). De toute évidence, le management porte un intérêt limité à cette notion d'expertise
technique ou méthodologique, puisque nous l'avons vu, les compétences managériales sont tout
autant influentes dans la carrière d'un ingénieur dans l'entreprise, quel que soit son domaine de
spécialité. Nous pensons pourtant qu'à plus long terme, les effets négatifs pour l'entreprise
pourraient être importants.
Le problème que nous souhaitons surtout poser ici est que l'impératif de fournir une
approche client, grâce à des résultats d'enquête ou d'évaluation, dans un contexte où les délais et
271
les moyens manquent, poussent les spécialistes de tout bord à « bricoler » des solutions
méthodologiques, à mettre en œuvre des pratiques déviantes, qui pervertissent les disciplines dans
leurs fondements et tiennent peu compte des travaux de recherches qui ont permis la mise en
œuvre de certaines méthodes dans les sciences humaines et sociales, sans compter que la validité
des résultats repose de moins en moins sur une reconnaissance scientifique. De plus, cela peut
conduire à terme à une dévalorisation de la compétence des spécialistes dans l'entreprise, dont
nous avons vu qu'elle était déjà bien problématique et donc à une dévalorisation des formations et
des diplômes.
Bien entendu, l'évolution d'une méthode peut être légitime au sein d'une entreprise qui doit
répondre à des exigences du marché, car nous avons vu que cela fait partie d'un processus de
reengineering. L'implémentation de critères d'appréciation ou d'évaluation nouveaux n'est pas en
soi problématique dans ce contexte. Les ergonomes par exemple centrent leur travail sur le confort
des utilisateurs, ou encore sur l’efficacité de l’utilisation d’un système donné (« utilisabilité ») ;
mais ils vont souvent plus loin en considérant que l’acceptabilité d’un produit ou service, en
termes d'ergonomie, dépend également d’autres critères tels que le coût ou l’utilité perçue. L'ajout
de critères de perception du coût dans une grille d'évaluation n'est donc pas nuisible à la méthode,
c'est plutôt la mise en œuvre inexperte ou biaisée de la méthode dans son ensemble qui pose
problème. La critique que nous adressons ici est assez similaire à celle de la socio-politique des
usages lorsqu'elle met en évidence les effets pervers de la contractualisation des études d'usage.
Certains spécialistes au sein de la R&D ont bien perçu cette difficulté et ont cherché à
intégrer les nouvelles exigences marketing, et les nouvelles contraintes de la rationalisation du
processus dans les méthodes, en menant une réflexion de fond. Mais seuls les spécialistes étant
intégrés dans des structures transverses et non dans les projets opérationnels peuvent mettre en
œuvre de telles réflexions. Le projet appelé « Qualité Globale Perçue » est une initiative de ce
type. Elle croise les exigences de qualité, d'approche marketing, et d'éthique scientifique et
méthodologique. Mais une fois encore, l'appropriation de ces travaux par les spécialistes en
situation plus opérationnelle est problématique car elle est freinée par le manque de temps, la
pression des chefs de projet, et dans certains cas, par le manque d'initiative laissée aux spécialistes
pour en assurer la promotion.
II.2. Des solutions plutôt défensives
De toute évidence, ces difficultés sont bien perçues par l'ensemble des spécialistes de la
discipline et parfois même par certains acteurs externes aux disciplines concernées. Elles génèrent
interrogations et débats, conflits, inquiétudes et incertitudes, et une recherche de solutions
272
permanente est en marche dans la communauté professionnelle dans le but d'assurer la pérennité
des disciplines dans l'entreprise.
a - Développer les débats
Une question en particulier est récurrente et illustre bien le climat dans lequel baignent les
spécialistes : faut-il refuser une prestation demandée par un chef de projet, car ce qui fait l'objet de
la demande n'est pas du ressort (initial) de la discipline ? Refuser une prestation, c'est refuser un
objet de contractualisation (et donc une rentrée d'argent), si chère à tout laboratoire de R&D.
Accepter cette prestation, c'est engager la discipline tout entière dans une voie qui ne lui est pas
reconnue, et qui peut entraîner très rapidement une généralisation de cette pratique. La vigilance
est accrue de ce point de vue, et les rencontres disciplinaires qui s'opèrent dans l'entreprise
permettent à chaque fois de faire le point sur les pratiques et l'exercice de la discipline sous ses
diverses formes. C'est un lieu de confrontation des expériences, d'expression des difficultés
rencontrées et de recherche communes de solutions à apporter et de discours à tenir. L'objectif est
bien de construire un discours unifié.
Mais les débats sont également l'occasion de mettre en place des processus de diffusion des
connaissances et de communication dans l'entreprise pour former l'ensemble des acteurs de la
conception à la problématique globale de l'ergonomie. La conception d'une documentation
commune, servant tant de référentiel pour la discipline que pour les autres disciplines en est un
exemple. C'est ainsi qu'a été créé par exemple une « Demande type de prestation en ergonomie »
qui permet aux concepteurs de fournir toute l'information nécessaire aux spécialistes dès les
premiers contacts. Un livre vert également a été édité et largement diffusé dans l'ensemble des
laboratoires d'un centre de recherche afin de former et de guider les concepteurs dans leur recours
à l'ergonomie. Des cahiers des charges types ont été mis en place et la réalisation de guides de
styles contribue également à véhiculer les connaissances tout en montrant la capacité des
ergonomes à produire, synthétiser et partager des connaissances.
Il faut considérer ici l'ensemble des praticiens comme une véritable communauté au sein de
la R&D, avec ses règles de fonctionnement, ses leaders, ses espaces publics de rencontre. De ce
point de vue, le rôle (et la personnalité) de chacun a son importance. Le but est de faire adhérer
l'ensemble des spécialistes à des principes « d'éthique méthodologique » ou de déontologie. D'une
certaine manière, l'insertion croissante des sciences humaines et sociales est le fruit d'une volonté
pour chacune d'entre elles de développer leur reconnaissance au sein de l'entreprise, mais elle a été
sans aucun doute favorisée par la présence de personnalités influentes (des leaders, souvent
reconnus dans les milieux universitaires) représentantes de ces disciplines, dont l'objectif
notamment est de convaincre les managers. Ces leaders ont de par leur expertise et/ou leur position
273
hiérarchique9 un pouvoir de prescription accru auprès des décideurs et des managers les plus
élevés dans la hiérarchie, et leur démarche est donc cruciale pour la communauté qu'ils
représentent « officiellement ». Il s'agit souvent de personnes présentes depuis longtemps dans
l'entreprise, connaissant bien son histoire et son organisation, ayant acquis un savoir et un savoirfaire dans le temps, et donc, ayant acquis une certaine légitimité. Mais à côté de ces leaders, le rôle
des managers est considérable également. Par la démarche de managers que l'on peut qualifier de
« novateurs » ou « intuitifs », à l'écoute des tendances du marché, mais aussi à l'écoute des
tendances internes de la conception, les disciplines des sciences humaines et sociales ont pu
s'imposer plus facilement dans certains laboratoires que dans d'autres. A l'inverse, des résistances
peuvent s'opérer et la représentation en faible nombre d'une spécialité l'empêche souvent de se
déployer idéalement au sein d'une équipe.
Nous avons observé que ces stratégies de « défense » disciplinaire ont connu une période
d'essoufflement au début des années 2000. Tout d'abord, il est vrai, les disciplines des sciences
humaines et sociales ont progressivement gagné en légitimité depuis le début des années quatrevingt dix. Mais d'autre part, les réorganisations permanentes, la réduction des budgets ou leur
surveillance accrue, ainsi que la mobilité des personnes ont sans doute freiné ces efforts de type
« communautaires ». Ces réunions de spécialistes fréquemment observées à la fin des années
quatre-vingt-dix tendaient ainsi à se faire moins fréquentes au début des années 2000 donc et la
nécessité de réaliser des tâches contractualisées rendait d'autre part peu opportun ce type de
rencontres. Par ailleurs, l'éclatement géographique des spécialistes sur le territoire, de même que le
cloisonnement organisationnel et les jeux de pouvoirs existant entre certaines entités rendaient
certaines initiatives vaines ou les complexifiaient fortement. La rétention d'information et les
« querelles » pour l'obtention des budgets peuvent en effet empêcher les coopérations à l'intérieur
même d'une la discipline. Il semble que 2005 soit une année de réorientation de la politique de ce
point de vue. La création de communautés officielles « ergonomie » ou « chefs de projets » par
exemple, marque en effet une volonté nouvelle de formaliser et sans doute « normaliser » la
pratique des disciplines, tout en favorisant une meilleure communication entre les acteurs10.
La reconnaissance au sein même de l'entreprise est donc favorable à la légitimation des
acteurs. Mais elle n'est pas suffisante en ce sens que les disciplines évoluent également à l'extérieur
de l'entreprise et qu'une discipline coupée de ces racines (universitaires, académiques, institutions
9
Les ergonomes, comme les autres spécialistes, accèdent de plus en plus souvent à des postes de chefs
de projet dans l'évolution de leur carrière, et parfois à des postes de responsables d'unités, ce qui leur confère
une position hiérarchique et des niveaux de concertation et de décision plus élevés.
10
Cette volonté de fédérer et mettre en visibilité les communautés de spécialistes est probablement liée
à la stratégie nouvelle de l'entreprise en 2005, notamment autour du programme sur la « simplicité pour le
client » que nous aborderons dans la quatrième partie de notre mémoire.
274
représentatives) ne peut subsister à l'intérieur de l'entreprise. La participation des ergonomes à des
colloques, conférences et autres manifestations scientifiques ou professionnelles est donc un
moyen de ne pas isoler la discipline dans l'entreprise. Elle est l'occasion de soumettre les
difficultés à l'ensemble de la communauté scientifique ou professionnelle, à travers l'évocation
d'une part d'expériences particulières pour favoriser une prise de conscience généralisée, et d'autre
part pour rechercher dans la réflexion commune des pistes de solutions.
La participation à des réseaux de chercheurs, des associations professionnelles (telle que la
Société d'Ergonomie de Langue Française par exemple) ou aux réunions des instances de
normalisation va dans le même sens (de nouvelles normes apparaissent face à l'essor de
l'ergonomie de produit et de l'ergonomie des logiciels, issues notamment de la capitalisation des
expériences dans le milieu industriel). D'autre part, de plus en plus d'ergonomes cherchent à
acquérir le « Titre d'ergonome européen », diplôme créé à l'initiative de l'Association pour la
Reconnaissance du Titre d'Ergonome européen en Exercice (Artee), qui promeut à la fois la
formation initiale en ergonomie (face à un nombre croissant de personnes exerçant ce métier sans
y avoir été réellement formé) et l'expérience acquise professionnellement.
Valoriser la pratique et l'expertise en ergonomie de la R&D de France Télécom, permet ainsi
d'obtenir une plus grande reconnaissance à l'extérieur, et donc d'obtenir plus de pouvoir à
l'intérieur de l'entreprise. Il semblerait que les orientations de la politique de recherche de
l'entreprise depuis 2003 favorisent cette tendance. En effet, l'entreprise décidée à obtenir une
reconnaissance scientifique pour s'imposer sur le marché et conforter la confiance de ses clients,
partenaires, ou actionnaires, promeut la communication de la R&D vers l'extérieur, que ce soit au
niveau de l'expertise technologique ou au niveau des sciences humaines qui illustrent la capacité
de l'entreprise à comprendre et apporter de la satisfaction au client. L'entreprise s'aligne ainsi sur
une stratégie commune aux grands groupes industriels qui cherchent à être représentés
massivement dans les instances représentatives des expertises professionnelles.
De manière générale, la question de la certification des ergonomes se pose de plus en plus
en France, comme en Europe ou aux Etats-Unis. Les associations dont l'objectif est de promouvoir
la compétence des ergonomes se sont multipliées en une dizaine d'années. L'association UPA
(Usability Professional's Association), très influente sur le territoire américain (elle est sponsorisée
notamment par des entreprises qui possèdent des départements d'ergonomie telles que Microsoft,
Sun Microsystems, Kodak ou IBM pour ne citer qu'elles) a d'ailleurs crée un groupe de réflexion
qui durant les années 2001-2002 a abondamment travaillé sur ce sujet. La certification comme gain
de pouvoir et d'image auprès des industriels et au sein des équipes de conception - développement
est donc un des nouveaux enjeux émergeant au sein de la discipline, enjeu qui revêt encore une
importance limitée en France, mais qui semble être partagé en tout cas au niveau stratégique de
France Télécom. Les manifestations françaises en ergonomie réunissent d'ailleurs un grand nombre
275
de spécialistes issus de France Télécom, mais aussi d'EDF, ou de la SNCF par exemple, c'est-à-dire
des grandes entreprises françaises des services.
b - Les analyses comparatives
Une tendance forte également est de s'ouvrir aux autres disciplines pour montrer une
capacité à profiter des connaissances et expériences des autres, pour s'enrichir et répondre ainsi à
des exigences managériales fondée sur l'optimisation des méthodes et leur adéquation toujours
plus forte aux nécessités du marché (rationalisation, démarche de reegineering). Dans le domaine
des dialogues homme/machine par exemple, les ergonomes vont s'intéresser de plus près à la
linguistique, et tenter de se rapprocher de la sociologie, pour mieux appréhender la dimension de
l'échange dans les interactions. Mais parallèlement, les ergonomes sont confrontés au
développement de nouvelles méthodes telles que les focus group ou les enquêtes de type
sociologique, et ils doivent ainsi se positionner clairement par rapport à celles-ci de manière d'une
part à positionner leur champ d'intervention, et d'autre part à être complémentaires avec ces
pratiques. Une solution consiste donc à comparer les méthodes finement et à faire circuler ces
résultats au sein de la communauté de manière à ce que chacun puisse en avoir une connaissance a
minima.
Ce phénomène est présent au-delà de France Télécom. En particulier, face à l'essor de la
méthode des focus group dans les milieux industriels, l'ergonomie éprouve le besoin de se
positionner clairement afin d'éviter une possible et dangereuse dérive méthodologique dans
l'application des diverses méthodes. Jacob Nielsen, chercheur et consultant qui est souvent
considéré comme un représentant les plus influents du courant anglo-saxon de l'ergonomie, a
publié un article (Nielsen [b], en ligne) présentant brièvement la méthode des focus group, en
mettant en évidence les points forts et les points faibles de celles-ci – en comparaison aux
méthodes d'évaluation ergonomique - dans son application en conception.
En France, l'ergonome Christian Bastien, homologue de Nielsen en termes de
reconnaissance scientifique et médiatique, a opéré la même démarche en publiant sur un site
Internet de vulgarisation et de promotion de l'ergonomie (L'ergonome11), un article sensiblement
comparable. En effet, ce texte en deux parties vise d'une part à présenter la méthode des focus
group, et d'autre part à alerter les utilisateurs de celle-ci sur les limites de son champ d'application,
son positionnement dans les cycles de conception, et son rapport de complémentarité (et non de
substitution) avec les méthodes d'évaluation ergonomique. L'analyse d'activité, cheval de bataille
de l'ergonomie y est protégée et mise en valeur :
11
Accessible à l'adresse http://www.lergonome.com.
276
« les "focus group" ne remplaceront jamais les analyses de l'activité et des tâches des
utilisateurs que les outils logiciels sont censés faciliter. Le "focus group" est une
technique des plus intéressantes. Encore faut-il qu'il soit utilisé de manière
appropriée… » (Bastien, en ligne).
La seconde partie de l'article, rédigée par une autre ergonome Corinne Leulier, va au delà
d'une pure ambition de vulgarisation, elle donne également des arguments à la communauté des
ergonomes pour défendre l'ergonomie et la valoriser auprès des souscripteurs des évaluations. A
travers plusieurs exemples, l'auteur illustre des cas d'utilisation des focus groups en marketing
d'une part et en ergonomie d'autre part, et elle présente ainsi des limites très nettes dans les champs
et les modalités d'application de la méthode. Elle montre également ce que peut apporter le focus
group en termes d'évaluation subjective dans les évaluations :
« L'utilisation conjointe de différentes méthodes complémentaires comme l'inspection
experte, les entretiens, les focus groups, les tests utilisateurs (etc.) permet de formuler
des recommandations ergonomiques qui, si elles sont appliquées, améliorent à la fois
la performance des utilisateurs mais aussi leur appréciation subjective du produit »
(Leulier, en ligne).
Nous avons jusqu'ici parlé essentiellement de l'ergonomie, car c'est un domaine que nous
avons pu observer plus finement et parce qu'en raison de son ancienneté dans l'entreprise, elle est
confrontée de manière plus évidente aux transformations de celle-ci. Mais la discipline n'est pas la
seule à éprouver cette nécessité de se familiariser avec les méthodes des autres. Dans le domaine
des approches client plus généralement, le déploiement croissant d'une diversité de méthodes dans
l'entreprise, fait qu'il est parfois difficile, pour les divers profils de concepteurs, de choisir celle qui
sera la plus adaptée au contexte et aux besoins d'un projet.
Une analyse comparative a été menée par une chargée d'évaluation de services du site de
R&D de Grenoble en 1999. L'objectif était de comparer les résultats et les coûts de mise en œuvre
des méthodes de l'entretien individuel et de l'entretien de groupe avec l'intervention de deux
prestataires de services invités pour l'occasion. Si ce type de confrontation est peu fréquent pour
les raisons que nous avons déjà évoquées de temps et de coût, elle témoigne de la difficulté pour
les acteurs de s'approprier les nouvelles méthodes qui se répandent de plus en plus dans
l'organisation. Ainsi la mise en concurrence des méthodes dans les pratiques, illustre la nécessité
pour les spécialistes, de mieux les connaître et de les maîtriser, de manière à pouvoir argumenter
sur les apports de l'une ou de l'autre, de défendre la spécificité de chacune, ou plus simplement de
mieux les employer. Le contexte économique concurrentiel introduit une forme de concurrence
méthodologique qui conduit soit à des pratiques visant la complémentarité des disciplines, soit
l'interpénétration des disciplines par l'élaboration progressive de méthodes hybrides. Cette forme
de concurrence interne est accrue par l'éclatement de l'entreprise en filiales qui possèdent
historiquement des spécialistes (comme Orange lors de son rachat par le groupe France Télécom),
277
ou qui s'en dotent lors de leur mise en place (Centre de R&D de Brisbane en Californie, filiale
Wanadoo, etc.). Si les coopérations sont le plus souvent souhaitées (et prescrites par un discours
sur la « mutualisation » et les « échanges transversaux »), elles demeurent bridées par les objectifs
de contractualisation des études et de rentabilité individuelle, qui impliquent d'obtenir la gestion
des budgets accordés pour les différentes interventions. En 2003, la politique affichée par le
président qui venait d'accéder à la tête du groupe France Télécom insistait sur le positionnement de
la division R&D pour l'ensemble du groupe, ce qui sans doute, vise à éviter un cloisonnement et
une concurrence entre les diverses centres de R&D, mais encore une fois le changement prescrit ne
s'opère pas aussi simplement dans la pratique.
c - Modélisation des connaissances et statut opérationnel des savoirs
Un autre moyen d'imposer plus visiblement l'ergonomie est de modéliser les connaissances
produites par les spécialistes pour tenter de les imposer comme des normes de références dans les
pratiques. L'imposant projet « Look & Feel » est le témoin de cette volonté de placer l'ergonomie
dans une position forte, en mettant en place des outils opérationnels permettant aux concepteurs
d'intégrer à la fois la contrainte liée à la qualité des services (guides de styles pour les des
dialogues et des interfaces dans ce cas précis), et celle de l'image et de l'identité de l'entreprise
(chartes graphiques et sonores par exemple). A la suite d'années de travail, ce projet a conduit à la
réalisation d'un site Internet et de guides de style se voulant normatifs, véhiculé sur l'Intranet de la
R&D, sur supports papier et Cd-rom, et qui se veulent interactifs puisque les retours des
concepteurs en termes d'usages sont censés être pris en compte.
Ce type de démarche vise aussi à améliorer l'ensemble des dialogues sur les diverses
interfaces (web, vocales, mobiles, Minitel), les différentes tailles d'écran (PC, PDA, Mobiles), à
harmoniser certaines fonctionnalités récurrentes des réseaux : identification, authentification,
impression…) ou encore à harmoniser le vocabulaire sur les services développés. Elle s'inscrit
également dans une démarche consistant à développer des recommandations et des
expérimentations sur des thèmes de plus en plus sensibles en terme d'homogénéisation, notamment
en raison de l'internationalisation et de la filialisation du groupe (ex : présentation des factures,
modalité d'accès aux services, traitement, capitalisation et diffusion des retours utilisateurs).
Malgré les efforts fournis, cette démarche ne rencontre pas un franc succès car elle propose des
modèles qui ne sont pas toujours adéquats avec la nécessité d'innover et de démarquer les
interfaces de la concurrence. Entre exigence d'un côté de qualité ergonomique et de l'autre côté
originalité et créativité faisant la différence face à des populations toujours plus segmentées
(logiques d'utilisations « contextualisées », voire individualisées), il y a des antagonismes qui
278
dessinent une des limites de la rationalisation et de la modélisation des savoirs dans le champ des
interactions humaines, appliqué à la logique de création de services marchands.
Du côté de la sociologie, nous avons vu précédemment qu'une difficulté pour les chefs de
projets était de s'approprier les résultats d'études. Les sociologues sont donc confrontés au même
type de difficulté que les ergonomes, en ce sens que leurs productions doivent pouvoir être
utilisées au mieux par les équipes projets dans le contexte très contraignant et restrictif des
activités. Ils tentent donc de se rapprocher des projets, de suivre de plus près leurs évolutions et
d'orienter leurs études sur des thèmes plus restreints ou en tout cas, proches des problématiques
ponctuelles des concepteurs. Afin de suivre le rythme des projets, ils procèdent également à des
études plus courtes dans le temps et plus empiriques. Être plus en adéquation avec ces contraintes
est pour eux le moyen d'être en contractualisation plus forte avec les projets et donc de faire avec
la logique de rationalisation des activités.
En sociologie, les techniques de légitimation sont différentes car la sociologie ne possède
pas les systèmes de mesure ou les critères d'appréciation aussi formels que l'ergonomie. En
revanche, elle s'appuie pour valoriser ses apports sur une notion désormais particulièrement forte
au sein de l'entreprise qui est la notion d'« usage », ou encore sur la modélisation de profils ou
d'interactions sociales. Les enjeux pour les disciplines des sciences humaines et sociales sont donc
considérables, même si leurs apports sont de plus en plus reconnus grâce à un discours utilisant de
plus en plus la notion de client. Mais les spécialistes manquent de temps et de moyens pour mener
leur combat au sein de l'entreprise, et un des meilleurs moyens pour prouver l'intérêt réel des
pratiques est encore d'attirer l'attention des décideurs sur la charge de travail des spécialistes (et
même la surcharge de travail), soit le degré fort de contractualisation qui indique une sollicitation
importante des disciplines au sein des projets.
Parallèlement, les spécialistes doivent sans cesse communiquer sur leurs travaux et
« vendre » leurs prestations par des démarches de promotion (à l'intérieur de l'entreprise le plus
souvent, mais aussi à l'extérieur), tout comme les chefs de projet doivent vendre leurs projets
auprès du marketing. Les spécialistes maintiennent toutefois leurs efforts pour pouvoir exercer leur
métier dans les meilleures conditions possibles (c'est-à-dire avec les moyens nécessaires) et la
politique d' « internalisation » (limitant la sous-traitance) qui a été mise en place au début des
années 2000 dans un objectif de réduction des coûts, a favorisé cette reconnaissance interne.
Enfin, il semblerait que dans les débats internes aux disciplines, la tendance se soit quelque
peu inversée à partir des années 2000. En effet face au développement de pratiques
pluridisciplinaires et de coopération, et face à un management très contraignant et prescriptif, les
ergonomes tendent à positionner le problème de leur intervention au sein des équipes non plus en
tant que difficulté interne à la discipline, mais en tant que difficulté liée à l'orientation globale de
279
l'entreprise vers le client dans une démarche de « user-centered design » pour reprendre
l'expression anglo-saxonne qualifiant ce mode d'organisation de la conception.
Ce déplacement est une manière de relever le fait que le problème n'est plus celui de la
discipline, mais celui du management à l'échelle de l'ensemble des activités de conception, et donc
du management du processus dans son ensemble. Il constitue en quelque sorte une tentative de
transfert de responsabilité censée impliquer plus fortement la direction de la R&D dans le débat,
en réponse aux prescriptions et contraintes managériales de celle-ci. De même, la sociologie tente
de s'appuyer plus fortement sur le discours de l'entreprise prônant la transversalité des fonctions du
groupe, afin de bénéficier de meilleurs contacts par exemple avec les interlocuteurs marketing des
branches et des filiales du groupe, dans le but de ne pas s'isoler des préoccupations sensibles au
sein de celles-ci. Nous pouvons voir dans ce retournement, l'expression d'une forme de résistance,
de critique vis-à-vis des orientations prise par la direction qui se révèle donc ici, mais qui demeure
malgré tout timide. Cela met par ailleurs en évidence le processus d'adaptation des spécialistes aux
contraintes managériales, par une forme d'autocontrôle.
III. CONCLUSION
L'exemple choisi de l'ergonomie nous permet d'illustrer ce qu'implique l'évolution d'une
organisation pour les acteurs et pour les milieux professionnels. La politique d'une entreprise a des
conséquences considérables sur les métiers. Les transformations et les enjeux que nous avons
décrits se sont déjà produits pour d'autres disciplines, à d'autres époques, et dans d'autres
contextes12 et se produira probablement pour d'autres disciplines encore dans le futur. France
Télécom a par exemple mis en place un plan de formation dans ses agences aux techniques
d'entretiens et aux méthodes qualitative. Dans les boutiques France Télécom de Seine-Saint-Denis,
les vendeurs enregistrent l'entretien qu'ils ont avec le client (avec l'accord de celui-ci) dans
l'objectif de « diagnostiquer le "potentiel" du client, c'est-à-dire déterminer ses besoins et son profil
dans le fixe, le mobile et Internet ». Cette méthode est par ailleurs appelée « coaching », terme
faisant référence à une relation de proximité et plus personnalisée avec le client13. On voit ici le
lien qu'une telle démarche établit entre les domaines du commercial, des sciences humaines et
sociales et celui des Relations Humaines. Les hybridations et les extensions des méthodes sont
donc de plus en plus fréquemment observables.
12
Cf. par exemple Robert Castel (1981) sur la déstructuration du milieu professionnel de la pratique
psychiatrique ou les procès internes du milieu psychanalytique.
13
« Vendeurs coachés pour clients ciblés », Fréquences Télécom N°168, mars-avril 2003, p. 19 (revue
interne de France Télécom).
280
En ce qui concerne le positionnement et la légitimation des disciplines, l'arrivée plus récente
de spécialistes de la conception des TIC en sciences de l'information et de la communication
engendre le même processus dans l'entreprise. La formation de chef de projet en multimédia par
exemple se trouve à la croisée de l'ergonomie, de la sociologie et de la technique, et nécessite donc
des stratégies de positionnement de la part de ces spécialistes lorsqu'ils rejoignent des équipes où
les places de chacun ont déjà du mal à s'affirmer. L'évolution même du statut de chercheur vers
celui d'ingénieur chef de projet est un autre exemple des évolutions fondamentales que connaissent
les métiers.
Connaître et décrire ces mécanismes nous semble une tâche particulièrement importante
pour les recherches à venir, car ils sont porteurs d'enjeux de taille ne serait-ce que pour le marché
de l'emploi. L'orientation client de l'entreprise a entraîné des bouleversements de taille dans les
métiers déjà soumis au développement rapide des techniques de réseaux. Par la mise en place d'une
nouvelle politique et de nouvelles méthodologies de conception, elle a introduit des contraintes
génératrices de stratégies (stratégies de pérennisation, stratégies de management des compétences)
et de tensions fortes entre les acteurs telles que par exemple la tension permanente générée par la
nécessité pour les disciplines issues des sciences humaines et sociales de valoriser leurs apports,
tout en répondant à la contrainte globale de coopération avec les autres acteurs de l'entreprise.
Cette tension est d'ailleurs caractéristique de la question centrale et de la problématique du travail
pluridisciplinaire sur lequel nous allons nous pencher à présent.
281
CHAPITRE 3 - L'INNOVATION COLLECTIVE.
Les chapitres précédents nous montrent que la dimension collective des pratiques et des
usages fait l'objet d'une attention toujours plus grande. Des normes de comportement se diffusent
peu à peu au sein des différentes disciplines et métiers de la conception de services, et celles-ci
sont progressivement intériorisées par les acteurs, selon des modalités relevant de rapports de
pouvoirs, de stratégies d'acteurs à l'échelle individuelle ou collective.
I. ACTION COLLECTIVE ET COOPERATION
Les problèmes de légitimation et de coordination que peuvent rencontrer à un niveau les
disciplines et à un autre niveau les concepteurs, relèvent du problème de la coopération inhérente à
l'organisation des activités en projet, à la transversalité des activités et à l'entreprise « orientée
client » (user centered design). C'est cette nécessité de travailler avec d'autres spécialistes qui
conduit les acteurs d'une part à s'interroger sans cesse sur leurs apports spécifiques et d'autre part, à
porter un intérêt plus grand à d'autres champs disciplinaires ou à se former à de nouvelles
techniques. Les ergonomes, conscients que d’autres facteurs que l'ergonomie seule, influent sur
l’adoption des outils offerts aux publics, tentent d’intégrer des facteurs externes tels que les
relations sociales au travail, les phénomènes de mode, etc. Ils s’ouvrent ainsi de plus en plus à
d’autres champs disciplinaires ayant un passé plus expérimenté dans ce domaine (sociologie,
psychosociologie du travail, sémiologie, etc.).
En février 1993, lors d'un conseil scientifique de France Télécom, des ergonomes leaders
dans l'entreprise, prescrivaient déjà le travail sous forme pluridisciplinaire :
« Il apparaît cependant clairement que la mise au point de ces services ou outils
d'exploitation nécessite non seulement une coopération entre ingénieurs et ergonomes,
mais aussi des collaborations pluridisciplinaires entre associant d'autres compétences
telles que : graphistes, économistes, sociologues et spécialistes de marketing » (Naël,
Poulain, Blanquet, 1995).
Les informaticiens peuvent également suivre des formations courtes à l'ergonomie par
exemple, ou à l'Analyse de la Valeur. Le marketing également tente de se rapprocher des méthodes
sociologiques pour traiter des usages qu'il manipule pourtant traditionnellement à sa manière. Les
sociologues quant à eux puisent des ressources dans les sciences de gestion par exemple.
La notion de client a donc véhiculé avec elle un discours unifiant (tout le monde ayant
désormais le même objectif) qui suppose la coopération entre les acteurs pour atteindre cet objectif
commun. Elle se présente également comme une articulation des logiques multiples de la
conception et tend à faire glisser le schéma de la pluridisciplinarité, vers celui de
282
l'interdisciplinarité signifiant non seulement une présence de plusieurs disciplines autour d'un
même objet, mais aussi et surtout une coopération et des transferts de connaissances entre ces
disciplines.
Nous avons évoqué jusqu'à présent les difficultés que rencontraient les spécialistes de la
technique et des sciences humaines et sociales, mais notre observation du processus dans la R&D
de France Télécom nous montre également que cette coopération n'est guère plus évidente entre les
divers spécialistes des sciences humaines et sociales entre eux, et plus particulièrement entre les
ergonomes et les sociologues, malgré les efforts de chacun pour travailler conjointement. Bien
qu'ayant des techniques d'investigation similaires et des objectifs communs, les disciplines ont
encore du mal à travailler ensemble. Les rapports de pouvoir, les activités transverses, les tensions
de contractualisation, les impératifs de légitimation et de valorisation constituent autant de freins à
la coopération, même si les choses évoluent peu à peu dans le sens recherché par l'entreprise. Les
enjeux du management sont précisément de réduire ces conflits ou ces incompatibilités. Une
tendance forte actuellement dans ce domaine est donc de privilégier la recherche méthodologique
pour parvenir à l'efficacité collective dans une démarche interdisciplinaire.
I.1. Interdisciplinarité et coopération
Il est utile de rappeler que le schéma de la pluridisciplinarité n’est pas nouveau. « Si
l'histoire officielle de la science est celle de la disciplinarité, une autre histoire liée et inséparable,
est celle des inter-trans-poly-disciplinarités » (Morin, 1994, en ligne). La naissance des sciences de
l'information et de la communication résulte aussi par exemple, d'un positionnement
interdisciplinaire autour d'un objet spécifique. L'histoire même des disciplines académiques peut
donc être vue sous l'angle de l'interdisciplinarité et d'une institutionnalisation progressive de la
recherche et de ses idéaux :
« […] les disciplines d'aujourd'hui naquirent interdisciplinaires, en tant que
mouvements sociaux aspirant à aborder toutes sortes de phénomènes et de registres de
la vie, pas seulement le domaine de la réalité sur lequel elles venaient à exercer un
gardiennage. A cet égard, le positivisme a une place à part en tant que méta théorie de
l'interdisciplinarité » (Fuller, 2003, en ligne).
Selon Fuller, l'université est le lieu où l'interdisciplinarité, en pleine période de guerre froide
marquée par l'exil de nombreux scientifiques ou des alliances nouvelles dans l'industrie, a pu
s'institutionnaliser et trouver un cadre ainsi qu'un ancrage légitime dans son ambition d'établir une
nouvelle épistémologie critique de la connaissance (pour répondre aux problèmes de l'après 1945).
Aujourd'hui, l'interdisciplinarité a dépassé ce cadre institutionnel pour pénétrer celui des
entreprises, dans le contexte bien particulier de la coopération, entre des acteurs issus de
283
formations et aux parcours très diversifiés. Le renouveau que connaît l'interdisciplinarité
aujourd'hui est à mettre en parallèle avec l’évolution des systèmes de Recherche et
Développement, telle que nous avons décrite dans la première partie de notre mémoire, marquée
notamment par un effort de recherche dans une compétition à caractère international, et par une
« montée des réseaux en sciences » (Vinck, 2000, p. 18). François Caron situe une croissance des
pratiques tendant vers l’interdisciplinarité dans les années 1970, période de crise institutionnelle et
de redéfinition des systèmes de Recherche et Développement. La recherche industrielle et, plus
encore, le développement des produits ont exigé une approche pluridisciplinaire plus importante :
« Le nouveau schéma de l’innovation, notent Mowery et Rosenberg14, est par nature
pluridisciplinaire. Le succès exige une étroite coopération entre un nombre croissant
de spécialistes. » La durée de cycle de produit enfin s’est considérablement réduite,
alors que celle de la mise au point s’est, dans la plupart des cas, fortement allongée.
Les processus d’apprentissage sont devenus plus complexes […] » (Caron, op. cit., p
346)15.
Face à une complexité nouvelle et problématique, l'interdisciplinarité a subit une impulsion
qui en a fait aujourd'hui un moteur nouveau de l'action scientifique et technique. Mais dans le
même temps, le lien fort qui unit le monde de l'industrie et de l'entreprise à l'université permet à la
pluridisciplinarité de se renouveler au sein de cette dernière dans des motivations toutes autres que
celles qui ont déclenché son émergence initiale.
Joëlle Le Marec qui a développé une réflexion sur l'interdisciplinarité dans sa dimension de
dialogue organisé en vue d'une production scientifique, dit a juste titre que :
« […] La complémentarité d'approches si souvent invoquée n'est la plupart du temps
que la reprise sans exigence scientifique particulière d'une injonction politique et
culturelle adressée à la recherche comme à l'ensemble des institutions […] La
complémentarité prédétermine, avant même que la réflexion soit entamée, une
représentation positive d'une interdisciplinarité qui court-circuite les conditions de sa
construction au plan scientifique et donc sa signification scientifique elle-même » (Le
Marec, 2001, p. 99).
Pour Fuller, certaines valeurs de l'entreprise et du marché, telles que la flexibilité,
l'adaptabilité ou l'aptitude à la communication que nous avons évoquées au sujet de l'ingénieur,
deviennent à travers la pratique interdisciplinaire, des qualités également appréciées dans
l'université : « On peut cependant dire que ces qualités sont moins profondes que la "réflexivité
critique" promue par les interdisciplinaires de l'époque antérieure » (Fuller, op. cit., en ligne).
14
Mowery D. C., Rosenberg N., 1989.
Les expérimentations, comme nous l'avons vu précédemment, témoignent également à la fois d'une
coopération très formelle entre plusieurs catégories d'acteurs, et de cette tension temporelle toujours plus forte
dans les rythmes de production.
15
284
L'interdisciplinarité est devenue un phénomène présent dans tous les grands pays
industrialisés et elle pose le problème donc de la difficile coopération entre les acteurs. Les
premières initiatives de coopération interdisciplinaires sont anciennes et ont accompagné
l'émergence de l'interdisciplinarité depuis la seconde moitié du XXe siècle, mais elles ont
commencé à se sont formaliser et à être institutionnalisées à partir de la fin des années soixantedix. De nos jours, elle donne lieu à de nombreuses tentatives de modélisation, visant toujours la
rationalisation des pratiques.
La pluridisciplinarité est souvent présentée comme la constitution autour d'un objet d'un
schéma cognitif particulier ou l'organisation d'un système théorique, permettant des articulations
entre les disciplines, voire des hybridations. Dominique Vinck propose quatre modèles de
l'interdisciplinarité qui distinguent différentes formes d'articulation des disciplines selon les
contextes et les objectifs de la rencontre interdisciplinaire : la complémentarité, la circulation, la
fusion et la confrontation (Vinck, 2000, p. 85 - 97). L'objectif de cette modélisation est de montrer
le rôle du contexte, des leviers et des contraintes inhérentes à une situation de coopération
interdisciplinaire, ou encore des dispositifs institutionnels à l'œuvre, autant de facteurs qui influent
donc sur les modalités de l'échange. L'interdisciplinarité ne revêt jamais les mêmes formes selon le
contexte de la coopération, les acteurs et leurs stratégies propres, ou les objectifs initiaux de la
coopération. A l'instar d'Edgar Morin, nous pensons que précisément, le plus important vis-à-vis de
cette tendance et des questions que posent la rencontre interdisciplinaire ou l'évolution des
disciplines est de « tenir compte de ce qui est contextuel y compris des conditions culturelles et
sociales, c'est-à-dire voir dans quel milieu elles naissent, posent des problèmes, se sclérosent, se
métamorphosent » (Morin, op. cit., en ligne).
Pour mesurer l'étendue de ce phénomène, citons encore les projets du « Massachusetts
Institute of Technology » (MIT) et en particulier le travail interdisciplinaire effectué au sein d’un
laboratoire : le « Center for Coordination Science » (CCS). Ce laboratoire étudie la manière dont
les individus travaillent ensemble et comment leurs pratiques pourraient changer avec de nouvelles
technologies d’information (Organizational structures and information technology). Ces
chercheurs travaillent aussi sur le développement de nouveaux outils de travail collaboratif
(Coordination technology), ou encore sur le développement de nouvelles théories de la
coordination (Coordination theory). Le CCS s’intéresse donc à la manière dont la coordination
peut s’opérer « avec ou sans la technologie » et les champs couverts par les nombreux projets de ce
laboratoire sont l’informatique, les théories de l’organisation, la psychologie, les systèmes
d’information, le management et les Sciences économiques. Ce CCS est très actif et parraine de
nombreux séminaires, ateliers, ou colloques. Il est associé à d’autres laboratoires du MIT et
bénéficie du soutien de nombreux et prestigieux sponsors du monde entier tels que Andersen
285
Consulting, Digital Equipement Corporation, Daimler Benz, Fuji Xeros, Union Bank of
Switzerland, British Telecommunications. Le prestige du MIT et la liste des sponsors impliqués
dans le projet font du CCS un laboratoire de référence mondiale et novateur dans ce domaine. On
trouve également des activités comparables en Europe. Citons par exemple le programme de
recherche interdisciplinaire norvégien « Studio Apertura »16, initié en 1998. Ce programme porte
sur la coordination des activités, des acteurs et des ressources dans les organisations, avec une
réflexion axée sur les nouvelles technologies. Il combine des expertises en informatique, sciences
de l’ingénieur et sociologie dans le but de développer des connaissances sur le phénomène de la
coordination. Pour donner un autre exemple de ce type de pratique en Europe, nous pouvons citer
les travaux effectués au « Media and Communication Management Institute »17 de l’Université de
St Gallen en Suisse, qui portent notamment sur la gestion des connaissances et l’industrie des
médias. Un autre exemple plus recent de cette tendance, est le programme européen « Ecolead »
(European Collaborative Networked Organizations Leadership Initiative), dans lequel France
Télécom est impliqué.
En France, des groupes de recherche se sont également orientés sur la démarche
pluridisciplinaire. Les initiatives de ce type foisonnent en France surtout dans les années quatrevingt dix. Le Conseil Economique et social18 prône notamment en 1992 la recherche
pluridisciplinaire comme impératif de compétitivité19. Nous pouvons citer par exemple les activités
du groupe de recherche GRESICO (Groupe de Recherche Société, Information et Communication
de l’Ouest) créé en 1995 au sein de la nouvelle Université de Bretagne-Sud. Le group « Eiffel » de
l'INRIA également, a mis en place une méthode d'analyse des tâches cognitives pour la conception
collective (COMET) dans le but de développer des modèles cognitifs du travail collectif. Un
numéro de la revue « Sciences de la société »20, issu d’un colloque sur la « Coproduction de la
qualité » montre également cette volonté croissante de faire participer de nombreuses disciplines à
la réflexion sur un objet particulier, la qualité, devenu central dans les politiques de gestion
industrielles. Les écoles thématiques ou les universités d'été organisées par les universités
françaises, ainsi que les « montages institutionnels » tels que les Groupement d'Intérêt
16
Consulter le site Internet (http://www.apertura.ntnu.no/). Ce programme prend la suite d’un autre
programme « PAKT » clos en 1997.
17
Consulter le site Internet (http://www-mcm.unisg.ch/)
18
« Le Conseil économique et social est une assemblée constitutionnelle consultative placée auprès
des pouvoirs publics. Par la représentation des principales activités économiques et sociales, le Conseil
favorise la collaboration des différentes catégories professionnelles entre elles et assure leur participation à la
politique économique et sociale du Gouvernement. Il examine et suggère les adaptations économiques ou
sociales rendues nécessaires notamment par les techniques nouvelles » Source : http://www.conseileconomique-et-social.fr
19
La recherche française : un nouvel élan – Pluridisciplinarité et synergies dans la Recherche, Notes
d'Iéna, n°97, CES, Paris, 26 mars 2002.
20
« La coproduction de la qualité », n°46, 1999.
286
Scientifiques (GIS) ou les Groupements De Recherche (GDR) sont encore des lieux où se
développe l'activité pluridisciplinaire en vue d'un partage de problématique.
En termes d'organisation du travail, la méthode à la fois la plus directe et la plus répandue
pour organiser la coopération des acteurs, consiste à former des équipes pluridisciplinaires au sein
desquelles les échanges permanents entre individus de spécialités multiples permettent la
formation permanente des acteurs. C'est typiquement l'objectif visé par l'organisation en projet
mise en place dans les entreprises. Mais celle-ci ne sait et ne peut résoudre les rapports de force
qui peuvent exister dans les équipes. Ces rapports de force sont par exemple d'ordre numéraire,
nous avons d'ailleurs vu la faible influence que peuvent avoir un ergonome ou un sociologue isolés
au sein une équipe d'une dizaine d'ingénieurs informaticiens ou réseaux. Les rapports de forces
peuvent également être disciplinaires et stratégique (stratégies liées aux parcours individuels des
concepteurs et managers et à la gestion de leurs carrières). Les rapports de forces qui existent au
sein des équipes résultent donc de la confrontation de stratégies individuelles et/ou collectives. La
coopération crée des tensions fortes et elle suppose que chaque acteur adhère à ce projet de
coopération, or nous avons vu à travers notre enquête auprès des concepteurs que les relations
n'allaient pas toujours dans ce sens.
Il existe de toute évidence une dimension collective dans l'entreprise, mais le collectif
n'implique pas nécessairement la coopération. La confusion est grande et les deux notions sont
souvent assimilées l'une à l'autre. Les quelques tentatives pour réunir l'ensemble des sciences
humaines et sociales dans la division R&D de France Télécom, au sein de groupes de réflexion ou
lors de réunions ont vite connu leurs limites. Les rapports de pouvoirs sont souvent un frein à la
coopération entre les acteurs. Les sources de confrontation sont ainsi multiples et sans cesse
renouvelées et la coopération se heurte aux contraintes gestionnaires au sens large de l'entreprise
(gestion des activités, des compétences, des carrières…).
« Dans l'activité de travail collectif en vue de la production de biens et de services,
des rapports de commandement et d'obéissance, une organisation du travail, une
discipline productive et les contraintes qu'ils impliquent sont nécessaires. Il nous
paraît fallacieux de le nier au nom d'une utopie généreuse, de l'éthique ou des bons
sentiments » (Le Goff, op. cit., p. 35).
Nous retrouvons ici le problème évoqué par un des concepteurs lors de notre enquête de
l'impossible adéquation entre l'organisation matricielle de l'entreprise et l'organisation transversale
des projets. Néanmoins, pour favoriser cette coopération qui ne va pas de soi, un outillage
spécifique se met en place. Les méthodes de management des individus par exemple ont abouti à la
mise en place de nouveaux statuts pour le cadre, basés sur un rapport de partenariat entre celui-ci
et l'entreprise et visant un décloisonnement de la personne tant en termes d'aptitude que d'attitude
(Quentin, 2003, p. 43 - 44). L'outillage est également Informatique. Il est alors issu des travaux de
287
spécialistes du Management des Connaissances, ou de la qualité et de la grande lignée des
réflexions sur l'organisation scientifique du travail qui a récemment fait de l'autocontrôle (introduit
par le développement du statut de cadre) un nouveau principe de management.
L'outillage managérial est donc avant tout un ensemble de modèles et de référentiels visant à
contrôler les dépenses budgétaires ou la quantité de travail humain fourni sur tel ou tel autre projet.
Il vise donc plus à un contrôle global des activités des acteurs à qui l'on accorde plus d'autonomie
et de responsabilité, qu'un travail d'échange réel et de coopération entre ces mêmes acteurs. Dans
le domaine informatique encore, les travaux visant à modéliser les activités de coopération en
réseau, donnent lieu à une diversité de logiciels de partage, munis d'avatars, de repères virtuels
sensés améliorer le travail en réseau et permettre plus d'efficacité dans les activités coopératives.
L'essor de ces outils informatisés témoigne d'une rationalisation de la logique et du fonctionnement
des activités coopératives qui se trouve formalisée au sein du courant du Computer Supported
Cooperation Work (CSCW) ou « travail coopératif assisté par ordinateur » qui développe des
outils tels que les « Workflows adaptatifs », ou les « collecticiels ». Ainsi donc, la volonté de faire
coopérer des acteurs est bien réelle, mais les moyens mis en œuvre pour y parvenir s'appuient
essentiellement sur des déterminations et des ancrages idéologiques, ce qui expliquerait que la
coopération soit toujours aussi problématique malgré les efforts concrètement fournis.
« Il y a en effet une proximité forte entre l'informatique et le positivisme politique
d'entreprise. La volonté d'organiser la coopération humaine, quel qu'en soit le but, a
nécessairement une dimension politique, au sens où l'homme est animal politique
comme on le sait depuis Aristote. Or c'est chose complexe et peu maîtrisable […]
l'administration des choses ne pourra jamais se substituer au gouvernement des
hommes, ou pour nous placer dans un registre moins sociétal, au management' »
(Pavé, 1990, p. 138 - 139).
Dans les sciences sociales, de nombreuses études tentent d'aborder la coopération du point
de vue de l'activité humaine, des situations de travail, de la cognition. Un dossier de la revue
Réseaux21 consacré à la coopération illustre d'ailleurs l'intérêt que portent les ergonomes et les
sociologues à cette question. Les travaux de Michèle Lacoste (1998) apportent également un
éclairage intéressant sur la question de la coopération. Celle-ci insiste sur la notion d'activité en
tant qu'approche plus large que la seule notion d'interaction, la présentant comme un « construit
intégrateur » permettant une analyse des processus communicationnels dans la coopération et des
problèmes que nous évoqués par ailleurs (langage, conflits, etc.). Michèle Lacoste propose
notamment d'identifier trois formats de communication, qui interviennent dans de multiples
configurations (résultant des processus adaptatifs des acteurs à des situations diversifiées), dans
l'organisation du travail : la co-action, les échanges ponctuels de coordination, les « scènes » ou
21
« La coopération dans les situations de travail », n°85, 1997.
288
« séquences » conversationnelles. Elle utilise ces formats pour montrer en quoi l'automatisation ou
la modélisation des comportements a ses limites. Un autre intérêt des travaux de Michèle Lacoste
est de considérer l'interaction dans la coopération de travail dans une dimension à la fois
interindividuelle et sociotechnique du collectif et de la coopération.
La complexité de la coopération d'un point de vue communicationnel et son irréductibilité à
des modèles comportementaux limitatifs semble donc être un point du vue partagé par nombre
d'auteurs dans divers champs disciplinaires. Le terme de coopération ne semble cependant pas
revêtir le même sens à tous les niveaux dans l'entreprise et chacun s'emploiera à le concevoir d'une
manière qui puisse servir ses propres activités. Retenons qu'une activité pluridisciplinaire ou plus
généralement de coopération est avant tout un espace de discussion, de négociation et bien souvent
de conflits comme on a pu le voir avec l'activité de projet, qui est orienté par un but précis et qui
ne naît pas forcément d'une volonté mutuelle de coopérer. La tendance à élever la coopération
formalisée au rang de condition indispensable de l'efficacité donne lieu à de fortes prescriptions de
pratiques et elle dépasse largement les enjeux industriels. Elle constitue une autre rhétorique
marquante de l'époque contemporaine, celle de la concertation, que nous ne pourrons pas
développer ici dans le détail même si l'intérêt est grand, mais qui mérite d'être en partie explorée,
par rapport à notre sujet concernant la présence du client comme acteur de la conception,
intervenant désormais dans la plupart des activités coopératives.
I.2. L'idéologie de la concertation
En France, l'attrait croissant pour la modélisation et la formalisation poussée du travail
collectif et coopératif est sans doute à replacer dans le contexte à la fois politique et technologique
à la fin des années soixante-dix. Nous avons vu dans nos précédents chapitres que dès le
lendemain de la seconde guerre mondiale, l'intérêt des entreprises pour le consommateur est
impulsé par les problématiques des incertitudes marchandes et du consumérisme qui annoncent
l'avènement du marketing. Il se renforce par la suite avec l'assimilation progressive dans les
entreprises de « la logique de l'usage » et des techniques d'investigations qui l'accompagnent. Mais
deux autres facteurs sont déterminants pour comprendre l'implication du client dans la coopération
au sein des entreprises qui elle-même étendent leurs coopérations avec des ressources situées à
l'extérieur de l'entreprise. A la fin des années soixante-dix, face à la crise du service public, le
gouvernement français qui doit trouver de nouvelles stratégies pour s'attirer les faveurs de l'opinion
et gagner en crédibilité, engage des mesures de communication auprès du public, fondées sur la
transparence et l'accès à l'information publique.
Le rapport que Simon Nora et Alain Minc adressent au Président de la République en 1978
(Nora, Minc, 1978), prédisant une société nouvelle à l'image d'une « agora informationnelle »
289
(p. 124), offerte par les TIC alors émergentes (essor de la « Télématique »), est l'exemple souvent
cité pour décrire le processus par lequel se construit progressivement le discours idéologique sur la
« société de l'information », à partir des années soixante-dix, au travers notamment des rapports
d'experts. Ce discours décrit un lien causal entre l'essor des TIC comme facteur déterminant du
changement et la métamorphose de la société (une société informationnelle qui dépasserait
radicalement la société industrielle), largement relayé par la suite, et promeut une société de
l'information, jugée « toujours aussi inconcevable » selon Bernard Miège (2002, p. 41). Ce
discours également, accorde aujourd'hui encore à l' « usager-citoyen » un rôle central de
contribution aux affaires publiques, grâce aux TIC. Les politiques publiques s'emparent donc très
tôt de ces discours réifiant les TIC, qui dès cette époque « trahissent une croyance dans le potentiel
de résorption de la crise économique par les TIC naissantes (micro-informatique individuelle,
progrès des moyens de transmission, de stockage, de traitement et d'affichage numérique ou
graphique, etc.) comme autant de moyens de solliciter les individus en agissant sur leurs
représentations et sur leur capacité à penser leurs pratiques quotidiennes de manière "formelle" et
"logique" » (Defuans, Ledun, 2004). Les politiques publiques mettent alors l'accent sur la
modernisation des services publics, sur les mécanismes de régulation économique et sociale par les
TIC, sur la résorption du chômage, sur la décentralisation ou sur la construction économique
européenne. Depuis, et avec l'avènement des autoroutes de l'information et d'Internet, ces discours
ont évolué vers les arguments du renouvellement du lien social, mais surtout à la re-fondation de la
citoyenneté (discours sur la démocratie électronique notamment).
L'émergence des TIC se traduit alors par l'informatisation toujours plus étendue des activités
humaines et par une croyance délibérément positiviste dans le « pouvoir organisateur et bienfaiteur
des nouvelles technologies » (idem). La modernisation du service public qui tend vers la
satisfaction de l'administré en tant que bénéficiaires de services, se soumet ainsi à des critères de
qualité, ce qui marque une transformation profonde dans les représentations du rôle et des missions
de l'état pour représenter et organiser le collectif. Héritage de la pensée positiviste moderne, la
notion de collectif est alors intégrée dans les discours de promotion de l'informatisation, incitant à
la mise en commun des pratiques individuelles des TIC, et vient souvent appuyer la dénonciation
d'un individualisme croissant ou une régression des pratiques collectives. Ainsi, nombreux sont
ceux qui, sous couvert d'arguments issus de tradition humaniste par exemple, militent à partir de là
pour l'action collective, sous l'égide d'un renouveau de la citoyenneté.
La rhétorique concernant la participation des individus à la production de l'information et la
concertation, devient ainsi le fondement de bon nombre de démarches aux niveaux public,
institutionnel, et marchands. L'institut de sondage IFOP par exemple utilise la référence des
290
« Conférences publiques de Consensus », inspirées du célèbre « modèle suédois »22 fondé sur le
consensus et l'égalité, recréées au Danemark en 1987, puis diffusées dans plusieurs pays européens
(en France en 1998). Ce modèle qui consiste à réunir pouvoirs publics, citoyens et experts
scientifiques, est appliqué par l'institut de sondage pour donner plus de crédibilité à son approche
de la problématique d'innovation, basée sur une « concertation » avec le grand public. IFOP
développe l'argument suivant :
« La réintégration des citoyens dans des processus d'évaluation et de décision complexes,
jusqu'alors réservées aux publics experts qui doivent leur permettre de devenir "une
véritable force de proposition » (Panis-Lelong, Valade-Thong, 2003, en ligne)
L'institut se forge ainsi, une plus grande légitimité pour développer ses enquêtes auprès des
populations et il se présente comme un partenaire de choix auprès des entreprises. Il n'en reste pas
moins que les consensus dont parle l'institut IFOP, sont trouvés avec un panel de citoyens réduit
(15 personnes), sensé représenter des points de vue diversifiés, et dont les membres sont recrutés
pour leurs « capacité d'écoute et d'ouverture au débat » ou parce qu'ils sont jugés « capables » de
s'impliquer dans la discussion. Les panélistes sont donc préalablement évalués par des
psychosociologues, qui s'assurent qu'ils formeront de bons interlocuteurs. Les experts d'IFOP le
reconnaissent, leur méthode se base sur des présupposés, sur des critères prédéfinis :
« On ne cherche pas à être représentatif (au sens quantitatif du terme) d'une population de
référence, mais à prendre en compte l'ensemble des postures logiques pouvant exister à
l'égard du sujet étudié ; il conviendra donc d'identifier a priori, tous les critères
susceptibles d'induire des logiques de fonctionnement différentes par rapport au sujet »
(idem).
Cette phrase ne peut que conforter la critique quant à la validité d'une telle méthode dite de
concertation. Comment définit-on ces « postures logiques » ? Comment identifie-t-on « a priori »
des « critères » susceptibles « d'induire » des logiques de fonctionnement ? Nous voyons ici que le
vocabulaire utilisé manipule des notions floues ne renvoyant qu'à de vagues concepts. En cela, la
méthode ne diffère guère de celles de l'industrie, d'autant plus que les dossiers traités et soumis à la
méthode des consensus, sont soigneusement préparés à l'avance (documentation, constitution d'un
panel d'expert choisi, "formation" des panélistes à la problématique…). C'est en tout cas ainsi que
22
De nombreux acteurs s'intéressent particulièrement au modèle suédois (voire au modèle scandinave)
en raison notamment des taux de pénétration particulièrement élevés (et précoces depuis la libéralisation des
Télécoms en 1993) de la téléphonie mobile et d'Internet sur le marché national. Le modèle de la concertation
avec le grand public, et la « confiance »accordée par les individus dans les choix étatiques intriguent donc les
industriels, les pouvoirs publics et les cabinets de conseil, en raison de la rapidité et le succès de la diffusion
des technologies dans ce pays. La Suède est notamment le pays d'origine du langage Linux, des IRC (Internet
Relay Chat), ou des constructeurs Nokia et Ericsson par exemple. Les industriels suédois accordent dans la
logique du consensus, une place de choix au client et à sa satisfaction. Une culture client est fortement
présente dans les entreprises suédoises de manière traditionnelle. Les entreprises suédoises sont également un
modèle en termes de gestion des ressources humaines, que les entreprises françaises notamment tentent de
s'approprier.
291
les représentants de l'institut IFOP déclarent qu'il est possible « de faire d'un public passif et
conformiste une force de proposition réelle ». Cette déclaration met en évidence la question
essentielle de la transformation du comportement de l'individu dans un objectif d'innovation et
donc, du rôle structurant des représentations relatives à la coopération des individus aux processus
d'innovation.
La logique de la concertation entre « profanes » et « experts » comme instrument de
l'innovation rejoint celle de la vulgarisation dont l'évolution a maintes fois subi la critique, mais
qui a aussi joué un rôle structurant :
« On considère désormais la vulgarisation dans le paradigme de la traduction comme
une formation idéologique qui a malheureusement, pendant très longtemps, préconstruit les questions des chercheurs travaillant dans le champ des rapports entre
sciences et société. Et pourtant, il est impossible désormais, lorsqu'on analyse les
phénomènes liés à la circulation des savoirs dans le champ des rapports entre sciences
et société, d'écarter ce modèle de la vulgarisation dans la mesure où il a structuré les
représentations, les modes d'actions les engagements de quantité d'acteurs » (Le
Marec, op. cit., p. 104).
L'idéologie de la concertation, associée au positivisme accompagnant l'essor des pratiques
coopératives, a fortement participé à l'inscription de la notion de client dans les processus de
conception de services. La construction progressive d'une idéologie de la participation est le fruit
d'un entrecroisement de logiques publiques et de logiques industrielles, chacune faisant appel aux
arguments de l'autre pour se renforcer. Les pratiques d'expérimentation - autre exemple de
manifestation des rhétoriques de la concertation et de la coopération – illustrent plus encore cette
imbrication puisque de plus en plus, l'élaboration et la diffusion de nouvelles techniques passent
par la mise en place d'expérimentations locales menées en partenariat par les pouvoirs publics, les
industriels ou les autres acteurs du marché. Albert Mabileau rappelle d'ailleurs qu'au niveau des
enquêtes en sciences humaines et sociales sur les populations ou les cultures locales, ou les travaux
pluridisciplinaires, n'émergent que dans les années soixante, et ce en raison notamment du
cloisonnement existant auparavant entre les disciplines :
« En réalité, le milieu de la recherche sur le local en France a connu pendant
longtemps une fermeture largement artificielle des champs scientifiques en raison de
ses traditions, chacune des disciplines restant protectrice de son savoir particulier et
des contributions qu'elle a pu apporter » (Mabileau, op. cit., p. 181).
Pour cet auteur, le local apparaît comme « un horizon de pratiques où se font jour les
interdépendances entre disciplines concernées » (ibid., p. 182). L'auteur insiste sur la dimension
théorique accordée au local pour la connaissance globale des sciences sociales et s'interroge sur le
bien fondé épistémologique de la systématisation croissante des expériences locales ou la
généralisation du local :
292
« Mais l'aspect le plus riche du point de vue de la coopération interdisciplinaire reste
l'articulation nouvelle, à la suite de la décentralisation, des relations entre le national
et le local, laquelle s'exprime par un emboîtement d'institutions et de systèmes
d'action recouvrant et assurant les rapports entre de multiples espaces locaux » (ibid.,
p. 183).
La dimension spatiale est un axe de réflexion sur l'interdisciplinarité qui renvoie aux
formes de la coopération (du travail « en plateau » à la coopération à distance grâce aux outils de
réseau) et aux problématiques communicationnelles de l'interaction que celles-ci posent comme
nous l'avons évoqué précédemment, tant au niveau des échanges interpersonnels, qu'au niveau
sociotechnique de la communication entre diverses institutions. Elle pose également la question de
la mise en relation du client présent sur un nombre d'espaces indéfini et, elle fait intervenir en tant
que problème les dispositifs techniques définissant les espaces de rencontre avec les clients. De ce
point de vue, l'espace social est en quelque sorte inondé de ces dispositifs, car les moyens
techniques permettent aujourd'hui d'établir la relation avec le client jusque dans les foyers, les
entreprises, les espaces publics.
Dans l'entreprise, le phénomène participatif a donc atteint un degré formalisation accru,
non seulement par l'organisation des activités en projet, mais aussi par la prescription d'une
coopération plus forte entre les spécialités, et par une volonté, illusoire s'il en est, de favoriser la
transversalité. La gestion des ressources humaines y contribue par la gestion des compétences des
acteurs et le management, adhérant et promoteur de cette idée, la diffuse grâce à de nouvelles
formes d'organisation des processus et à la mise en place d'outils informatisés destinés à favoriser
l'accroissement des échanges.
« L'utopie d'un collectif horizontal sans hiérarchie, composé d'individus pareillement
autonomes et responsables, se redéploie sous une forme nouvelle. L'entreprise
moderne, débarrassée des scories du passé, doit enfin permettre à l'individu de
s'épanouir pleinement dans un collectif débarrassé de toute contrainte et hiérarchie
dominatrice. Société "informationnelle", "communicationnelle", "cognitive", "en
réseaux", les nouvelles technologies viennent réactiver ce fantasme » (Le Goff, op.
cit., p. 156).
Avec l'introduction du client acteur dans l'entreprise, ce phénomène s'exprime dans une
dimension encore plus vaste et qui implique fortement le social et l'espace public, par les
démarches désormais largement répandues de conception participative et de co-conception.
II. LA CONCEPTION « PARTICIPATIVE »
La coopération s'effectue donc entre spécialistes, mais le client étant de plus en plus
considéré également comme un spécialiste, elle s'effectue aussi avec lui. Dès lors, la question pour
l'entreprise n'est plus seulement de savoir comment impliquer l'utilisateur ou le client dans la
293
conception, mais aussi de comprendre la dynamique d'un processus participatif, dans lequel le
client est un acteur de la négociation (impliquant les multiples acteurs de la conception de
services).
L’ingénierie concourante qui existe désormais depuis plusieurs décennies est une démarche
de développement de produits qui implique une forte communication entre constructeurs et
équipementiers,
puis
entre
équipementiers
et
fournisseurs/sous-traitants.
Ce
processus
organisationnel largement répandu dans le milieu industriel appelle une coordination plus forte des
activités, basée sur une coopération globale, formelle et informelle, entre tous les acteurs qui
doivent être placés en situation d'interactivité permanente. Si l’ingénierie concourante n’intègre
pas systématiquement et directement le client, elle suppose une ouverture du champ de la
conception à un éventail d’acteurs qui en étaient jusqu’alors traditionnellement absents. Les
démarches participatives s'appuient sur ces mêmes principes de coopération et de coordination en
intégrant le client à des processus du même type. Ainsi, les démarches « d'intégration du client »
aux activités de conception de services, que nous avons décrites précédemment, telles que les
évaluations de maquette avec des utilisateurs, sont souvent qualifiées de « conception
participative ». Dominique Boullier dit à ce propos que:
« la tendance post-moderne n’est plus à la représentation, et c’est vrai en politique
comme en conception de produits, mais à la participation, (le “ participatory design ”,
le “ co-design ”, le co-développement, etc…), ce qui va bien plus loin que le
“ développement centré utilisateur ” (user-centered design). Car il ne s’agit plus d’un
concepteur qui se centre utilisateur mais d’un concepteur qui négocie avec un
utilisateur réel, au point que l’on ne peut plus distinguer les rôles des uns et des
autres. » (Boullier, 2001, p. 2).
S'il est vrai que les formes de participation se sont multipliées et ont évolué de la simple
consultation à la participation plus engagée du client, nous verrons toutefois que les rôles du client
dans de tels processus sont tout à fait identifiables et qu'ils se distinguent de celui des concepteurs.
II.1. Les formes de la participation
a - Typologie
Il y a donc face à ces nouvelles pratiques « orientées client », l'émergence d'une nouvelle
terminologie, souvent employée de manière désordonnée dans les milieux professionnels et
scientifiques, et correspondant à des degrés très divers de participation du client. Ainsi la forme la
plus faible d'implication du client (une dizaine d'interviews d'utilisateurs par exemple) peut être
qualifiée de démarche participative. Le terme « participation » révèle l'apparition d'un véritable
système discursif, comme l'a été celui de l'entreprise « citoyenne ». L'entreprise qui affirme avoir
une démarche de conception participative prétend ainsi agir au nom de l'utilisateur final. Il s'agit
294
pour elle de développer un discours marketing et médiatique par lequel elle peut gagner en
légitimité. Le phénomène de la participation, sous toutes ses formes, est ainsi toujours mis en
valeur dans les discours.
Il nous semble important de clarifier et de dresser une typologie des différentes démarches
participatives que nous avons pu identifier au cours de nos recherches. Entre la simple consultation
des utilisateurs, leur passage temporaire dans les laboratoires de R&D et leur implication en tant
que concepteurs au même titre que les ingénieurs, la frontière est bien souvent floue. La typologie
que nous proposons est volontairement très schématique. Elle ne se veut pas exhaustive car encore
une fois, notre but n'est pas de modéliser l'activité participative mais de repérer les enjeux et les
rouages que masque la diversité de ses définitions et de ses représentations.
·
Les démarches à caractère consultatif : ce sont principalement les démarches d'évaluation
en laboratoire ou sur le terrain (enquêtes et expérimentation), au cours desquelles
l'utilisateur (ou client) est consulté vis-à-vis d'une à une activité spécifique de la
conception. Sur la base de propositions, il émet un avis qui sera intégré comme source
d'information dans le projet, et réutilisé ultérieurement pour des phases plus
décisionnaires.
·
Les démarches socio-marketing prescriptives : l'évolution de la segmentation des publics,
notamment en termes de communautés d'utilisateurs ou de « communautés d'intérêt » a
conduit à l'identification de leaders au sein de ces communautés, considérés également
comme des prescripteurs. La participation des prescripteurs aux activités de conception est
en effet de plus en plus fréquente. Ces personnes bénéficient généralement d'une position
hiérarchique et/ou d'une influence reconnue dans leur communauté et sont capables de
promouvoir l'innovation dans leur champ social, dont ils ont une connaissance
approfondie. Dès lors, les concepteurs ne s'adressent par à l'utilisateur final (ou end-user),
mais aussi à ces utilisateurs dits « intermédiaires ». Ce phénomène touche plus
particulièrement le domaine des activités économiques des petites entreprises (marchés
professionnels où l'organisation des activités passe par de nombreux intermédiaires, au
sein de filières ou de réseaux d'entreprises), ou des grandes entreprises au sein desquelles
sont identifiés des groupes d'utilisateurs par exemple. Dans le marché du grand public, les
associations jouent également ce rôle de prescripteurs (exemple des fédérations sportives
qui sont en contact avec les associations locales, elles-mêmes en contact avec les
pratiquants de sport). De même, les enfants ont souvent un rôle de prescription reconnu
auprès des parents. Le rôle du client considéré ici est alors consultatif également, mais on
le dote d'un attribue spécifique qui permet de le distinguer du point de vue de la stratégie
d'accession au marché et l'offre est construite aussi en fonction de ce statut. Le
prescripteur en tant qu'intermédiaire est donc rétribué pour le service qu'il rend à
295
l'entreprise : « …l'intermédiaire intervient comme s'il possédait un droit de propriété sur la
personne de celui qu'il met en contact avec un tiers qui attend un bénéfice de ce
rapprochement » (Boltanski, Chiapello, op.cit., p. 554)
·
La démarche de partenariat : le partenariat peut être considéré comme une autre forme de
participation du client à la conception. Comme nous l'avons vu dans un chapitre précédent,
le domaine marketing des grands comptes (grandes entreprises), entretient des relations de
proximité avec le client qui est souvent un expérimentateur de choix des nouveaux
services, une source d'information continue quant à la connaissance du client, et un
précieux conseiller par rapport à la connaissance fine qu'il a de son environnement
économique et social. La mise en place de partenariats, pour des expérimentations de
services le plus souvent, caractérise encore un degré supérieur de coopération car le rôle
du partenaire est consultatif et prescriptif (en termes d'usage) mais aussi dans certains cas
décisionnaire. Le statut de partenaire donne au client un pouvoir supplémentaire. Les
décisions prises au cours des négociations de partenariat auront des répercussions sur le
client partenaire (impact organisationnel, prise de risque face à la nouveauté) comme sur
l'entreprise qui propose l'offre (aménagement spécifique d'un réseau pour l'expérimentation
ou modification spécifique de l'offre initiale par exemple). Le partenariat est donc
traditionnellement réservé à des entreprises ou des institutions de taille importante.
b - De la consultation à la décision.
La question est finalement de savoir si le client est ou non invité à la table des négociations
et s'il a ou non un pouvoir de décision. Dans le cas des focus groups ou des tests utilisateurs, la
pratique participative vise surtout à recueillir des verbalisations de clients. Le client semble invité
à la table de négociation, mais il reste un négociateur virtuel ou du moins, sa négociation n'a lieu
qu'avec une technique ou un concept qui lui est présenté, en dehors de toute information sur les
conditions spécifique de son élaboration. Plus encore, le client qui intervient dans ce cadre n'a
aucune garantie que son avis influera sur la conception du service. Pourtant c'est dans cet esprit de
décision partagée qu'est apparu initialement le terme de conception participative dans les pays
scandinaves qui a inspiré tant de chercheurs et d'industriels depuis. Il revêt aujourd'hui un sens
bien différent dans la mesure où la décision se limite en réalité à une simple participation
consultative.
Nous constatons néanmoins la multiplication des démarches de ce type, qui se regroupent
sous les tendances de l'entreprise ou de la conception orientée client, de l'entreprise dite « à
l'écoute du marché », ou du « user centered design » (conception centrée sur l'utilisateur). La
coopération des acteurs dans les démarches dites « participatives » ne cesse de soulever des
296
interrogations et crée des innovations méthodologiques. La réflexion n'en est finalement qu'à ses
prémisses car bon nombre de problèmes ne sont pas résolus, bien que des outils se prévalant de la
marque « outil de travail coopératifs » se soient déjà répandus sur le marché.
Dans les outils de travail coopératifs, la modélisation du comportement ou des réactions ou
des décisions possibles des acteurs dans une situation de coopération atteint un degré de
formalisation maximale et exclusive. Certains systèmes par exemple ne proposent qu'un nombre
restreint de réactions possibles (d'accord / pas d'accord) selon un principe du vote. De plus, ces
systèmes supposent que le rôle des acteurs dans la discussion soit identifié, hiérarchisé et modélisé
de la même manière. C'est par exemple le cas pour les outils de partage de documents qui
comportent un système de gestion des droits d'accès et de modification, sorte de codification
législative interne au système qui introduit des notions de droit et d'interdit par lesquelles les
utilisateurs se voient attribuer un statut et un pouvoir, au sein de ce qui s'appelle « coopération » à
distance.
Quelle que soit sa forme, la participation véhicule l'idée que grâce à une prise en compte de
l'avis du client, l'entreprise pourra être plus compétitive. Mais de nombreuses questions et de
nombreux enjeux limitent fortement la participation effective du client, et son rôle véritable dans
ces processus. Sachant par exemple qu'aujourd'hui la question du coût final des services est
abordée dès la conception, est-il envisageable de donner au client le pouvoir de décision sur cet
aspect-là ? Certainement pas, sur ce point, le client n'a généralement qu'un rôle consultatif et ses
arguments n'ont qu'un poids limité dans le processus global de production du service. Nombreux
sont les autres facteurs qui pervertissent cette implication du client : l'entreprise va-t-elle inviter un
client dans la conception d'un système qui a priori (c'est-à-dire selon les études de marché) ne
présente aucun intérêt pour lui ? Fournira-t-elle au client toutes les informations nécessaires à une
bonne coopération sachant toutes les contraintes de la confidentialité qui circulent au sein de
l'entreprise ? Les réponses sont données dans nos précédents développements. Le statut même du
client est donc sans cesse mis en question selon les contextes marketing, temporels et stratégiques
des opérations à caractère participatif.
La réflexion plaçant au centre de la réflexion le client ou l'utilisateur, selon les cas, se
trouvent naturellement (du moins pour les raisons que nous avons développées jusqu'à présent)
être une problématique pluridisciplinaire car chaque discipline consciente des enjeux économiques
et/ou industriels que cela représente s'intéresse de près à cette question. Dans le milieu des années
quatre-vingt, des ergonomes anglo-saxons « plaident pour un design orienté vers l'utilisateur »
(Ruef, 1993, p. 5). Dans le milieu des années quatre-vingt-dix, des formalisations de ce projet
issues d'expériences rodées de démarches participatives commencent à apparaître. Prenons
l'exemple de « la démarche centrée utilisateurs dans le processus de développement d’une
297
application interactive »23. Elle est présentée
dans une brochure, réalisée conjointement par
l’entreprise EDF et un consultant en informatique et ergonomie, qui propose une démarche
s’inscrivant dans un cadre Génie Logiciel, issue d’expériences de terrain, et qui décrit une
approche spécifique de la conception. Sous la forme d’un livret, la méthode propose de manière
synthétique des termes et des notions essentielles à appliquer, des modalités d’intervention, des
conseils, consignes. Cette plaquette schématise et vulgarise la démarche LUCAS (Les Utilisateurs
et Concepteurs Associés), élaborée en 1996 au sein d'un département de recherche d'EDF, qui
résulte de plusieurs expériences de consultation des utilisateurs lors de la conception de projets
technologiques menées depuis le début des années quatre-vingt dix. Couplées à une approche
théorique sociologique, ces expériences ont permis d'élaborer un « dispositif participatif et
interactif » (Saintive, 1997, p. 63) intégrant les futurs utilisateurs potentiels des outils conçus dans
le but de favoriser l'appropriation de l'innovation. Les journées d’études organisées par le groupe
« Act’ing : activité et ingénierie »24 depuis 1998 sont également un lieu de débat et de réflexion
centrés sur l'interdisciplinarité et l'utilisateur. De nombreux autres exemples pourraient être donnés
et de nombreuses autres initiatives se développent autour de cette question de la conception
participative dans différents domaines (l'innovation participative du groupe Renault par exemple).
Depuis les années quatre-vingt-dix, le phénomène n'a cessé de croître et de s'étendre grâce
notamment au courant du Customer Relationship Management (CRM). Nous avons déjà largement
développé les difficultés que génère la coopération entre des spécialités diverses que ce soit en
termes de rapports de pouvoir ou de compréhension et de langage. Intégrer le client dans cette
coopération suppose que lui aussi rencontre ces difficultés au même titre que les autres acteurs de
l'entreprise, et peut-être même plus, étant donné que le client n'a pas nécessairement les mêmes
connaissances techniques et organisationnelles que les acteurs de l'entreprise formés à ce type de
pratiques.
Pourtant l'intégration du client à la réflexion et à l'action nécessite de penser aussi ses modes
d'intégration dans de telles démarches. Comment, alors, intégrer un client déclaré acteur de la
conception, mais bénéficiant en réalité d'un statut tout autre que celui du chercheur ou de
l'ingénieur dans l'entreprise ? Nous avons vu que dans l'ensemble des démarches participatives, le
client est le plus souvent néophyte vis-à-vis de la technique. Comment établir le dialogue avec
celui-ci alors que le dialogue entre experts est déjà si problématique ? Une fois encore, les
technologies de réseau sont présentées comme la solution au problème que pose ce besoin
d'interactivité avec le client et reflètent ainsi le caractère idéologique et rationnel (au sens
23
« La démarche centrée utilisateur dans le processus de développement d’une application
interactive », plaquette réalisée par les sociétés Ackia et EDF, 1997.
24
« Coopération et complémentarité », premières journées d’étude Act’ing « Activité et Ingénierie »,
Chantilly - Gouvieux, 22-23 juin 1998.
298
économique) de ce choix technique. En effet, ce qui semble émerger est une tendance à rendre
transparente la démarche participative du client grâce aux techniques de réseau qui offrent cette
virtualité si souvent dénoncée et qui permet de dégager le client de tous les protocoles et dialogues
complexes que suppose habituellement la démarche participative. Cette tendance se formalise dans
les pratiques dites de « co-conception » ou « co-production » des services notamment. Selon les
discours des entreprises ou les différentes sources d'information consultées dans la presse
spécialisée, les démarches participatives ou de co-conception sont souvent indifférenciées. Nous
tenterons pour notre part de montrer en quoi la co-conception se distingue de la plus traditionnelle
conception participative.
III. LA FORMALISATION DE LA COOPERATION
Avant d'aborder les pratiques de co-conception, nous souhaitons montrer comment la notion
d'usage a influencé le développement des démarches coopératives et participatives.
III.1. Les usages comme outil coopératif
Les usages qui nous l'avons vu sont un instrument majeur de la conception deviennent dans
la mouvance participative un instrument conceptuel de coopération. A travers la connaissance des
usages, l'entreprise ne vise plus seulement à réduire l'incertitude de l'adoption de la technique sur
les marchés, mais à mettre en évidence des modalités de prescription de la technique : soit à travers
le repérage de profils d'individus ou d'entités capables de prescrire la technique à d'autres niveaux,
soit dans la formulation de discours de promotion de la technique construits sur la base des études
d'usages, le tout dans une logique forte de légitimation de la technique et plus globalement de
l'activité même de l'entreprise. En ce sens, nous pouvons affirmer que les techniques employées
par les représentants de la sociologie des usages sont directement et de manière de plus en plus
visibles, employées à des fins économiques et stratégiques, dans une logique d'innovation où le
marché plus que jamais occupe une place prépondérante, au travers des contraintes
concurrentielles et d'actionnariats.
Notre enquête auprès des concepteurs de France Télécom nous montre que la question des
usages ne fait toujours pas l’objet d’une maîtrise évidente pour tous les acteurs de la conception de
services. Il faut toutefois noter que le flou qui persistait autour de cette notion dans les activités de
conception jusqu’à ces dernières années, tend aujourd’hui à laisser la place à une vision plus
éclairée de cette problématique et des enjeux sous-jacents, ainsi qu’à une acceptation de plus en
plus affirmée de cette problématique par les acteurs de la technique. Ceci caractérise une rupture
299
majeure dans les mentalités ainsi qu’une véritable révolution dans les pratiques de conception, si
l’on considère la rapidité avec laquelle se sont opérés ces changements.
La question des usages ne relève donc plus uniquement de la sociologie des usages. Elle est
présente dans les réflexions et les pratiques de toutes les disciplines de la conception et elle a
permis notamment de transformer peu à peu les modèles de conception. La pensée des usages se
diffuse également dans les autres fonctions de l'entreprise, comme en témoignent des pratiques
émergentes dans le champ du marketing. Au sein de France Télécom, cette appropriation
progressive par le marketing de la notion d'usage se concrétise dans les formes de segmentation par
l'usage (ou segmentations d'usage), comme le prouve la segmentation que la filiale Orange a
adopté pour son offre de téléphonie mobile en 2004. Elle s'illustre également par l'intérêt croissant
que le marketing opérationnel porte à cette notion dans les directions régionales, en développant de
nouvelles méthodes d'investigation et de connaissance du client, fondées sur des approches plus
qualitatives, afin de mieux cerner les populations locales.
Si la pénétration de la notion d'usage dans le monde industriel se fait de manière lente et
progressive sous forme d'appropriations diverses et souvent hésitantes, celle-ci contribue
cependant à fédérer les disciplines et accroître l'hybridation des méthodes autour de la prise en
compte du client. Le thème des usages était par exemple à l'honneur de l'édition 2002 du congrès
ERGO'IA (Ergonomie et Informatique Avancée)25, manifestation qui réunissait des spécialistes de
l'ergonomie et de l'intelligence artificielle (et de nombreux représentants de France Télécom). De
même les trois éditions du colloque international sur les usages et services des télécommunications
(ICUST)26 montrent l'ampleur acquise par le thème des usages. Nous pouvons également évoquer
le développement sur le marché de sous-traitants spécialisés dans l'innovation ou la conception
centrée sur les usages. La société Tangenciels à Paris, spécialisée dans le marketing des techniques
d'information et de communication, se présente comme un prestataire de services en marketing des
usages et de l'innovation. La société met en œuvre une démarche spécifique pour soutenir la
conception :
« La démarche de Tangenciels est d'établir une relation constante entre les
éléments de l'offre et ceux de la demande, de montrer les interactions entre le
réel et le perçu, d'expliquer la causalité entre le qualitatif et le quantitatif.
Cette démarche est nécessairement pluridisciplinaire »27.
25
ERGO'IA (Ergonomie et Informatique Avancée), L'homme et les Nouvelles Technologies de
l'Information et de la Communication – Usages et Usagers, 8-10 octobre 2002, Biarritz.
26
Arcachon (1997 et 1999), Paris (2001)
27
Plaquette commerciale de la société Tangenciels, 2002.
300
Le consultant cite notamment le marketing des interfaces, la théorie du consommateur,
l'ergonomie, la sémiologie ou la terminologie. Les sociétés d'études marketing qui se démarquent
par l'intégration ou la revendication d'une dimension sociologique dans leur études, représentent
ainsi une forme nouvelle de « socio-marketing » (Ohl, 2002, p. 32).
a - La résolution des problèmes d'usage
Un exemple frappant du croisement des logiques industrielles et de la pensée des usages est
celui du laboratoire ARCHILAB créé en 2001. Il est présenté par l'un de ses fondateurs (Chapel,
2002) comme un centre d'innovation dédié aux industriels et présent actuellement sur le terrain des
produits d'équipement et de consommation. Ce laboratoire se positionne entre les fonctions
Recherche et Développement, et entend établir un lien de co-développement entre elles en
assumant la fonction « innovation ». L'axe spécifique que revendique ce laboratoire est celui de
l'innovation par les usages, grâce à une approche instrumentée de l'innovation qui est découpée en
trois périmètres :
·
La découverte d'opportunités qui consiste en un décryptage des scénarios d'usages
relatifs à un produit, en prenant en compte de manière dite « harmonieuse », trois
dimensions de l'objet : l'image (design, esthétique), la fonction (technique), et le
plaisir (ergonomie ou psychosociologie).
·
La génération de solutions (ou résolution de problème).
·
Le développement de projet, qui ne constitue pas l'activité essentielle du laboratoire
(voire qui est sous-traitée auprès de tiers), mais qui est pratiquée dans le but
d'accompagner les industriels dans les phases de développement final, à la suite des
deux étapes précédentes.
Bien que la méthode emprunte le concept des usages développé par la sociologie, nous
constatons que la démarche est bien celle de gestionnaires avant tout intéressés par la résolution de
problèmes liés à un produit existant et qui suit, malgré l'approche pluridisciplinaire, une
progression linéaire dans le cycle d'innovation. Cette approche n'opère donc que sur une partie du
processus d'innovation, puisqu'elle ne s'intéresse pas au processus créatif. Elle prétend ainsi
contrer une tendance souvent appelée techno-push qui conduit les industriels à mettre en avant la
performance technique des outils, pour adopter une vision inverse que nous pourrions qualifier de
usages-push dans cette logique. Elle entend même rompre avec « la mythologie de la créativité »,
comme point central de l'innovation, en rationalisation le processus d'innovation autour des usages.
Ainsi, cette démarche opère une dichotomie très nette entre d'une part, le raisonnement sur
lequel s'appuie la méthode et d'autre part, la créativité en tant que processus cognitif non contrôlé.
Enfin, ce laboratoire a établi des liens forts avec l'équipe d'ingénierie de la conception de l'Ecole
301
des mines. Sachant que l'Ecole des mines abrite également le Centre de Sociologie de l'Innovation
(représenté par Callon, Latour ou Mustar), dont une des orientations scientifiques est notamment
« le goût et les usages », nous comprenons mieux les orientations méthodologiques et le
positionnement d'Archilab dans le courant de pensée des usages. Dans cette démarche spécifique,
le principe de résolution de problème, central dans les sciences de gestion, se voit ainsi déplacé du
champ de la technique à celui de l'usage. Elle prétend valoriser le service rendu au client qui doit
lui permettre d'être plus performant dans son quotidien et véhicule ainsi le discours dominant des
gestionnaires fondé sur les notions de « performance » et d' « efficacité ». Il s'agit donc favoriser
les usages pour optimiser l'offre, en essayant de repérer les usages potentiels mais non développés.
L'ambition de ce laboratoire est de développer un modèle économique industriel stable, dans un
contexte où la contractualisation des études génère incertitude et suscite la prise de risque, c'est-àdire en se rétribuant par des royalties sur les bénéfices tirés des nouvelles offres développées. Ce
modèle économique implique une relation de partenariat et cherche ainsi à se distinguer du
consulting sous forme de prestations. Il propose donc une forme de coopération interdisciplinaire
fondée sur la notion d'usage capable d'allier de multiples spécialistes à ce projet.
b - La recherche coopérative orientée usages
La pensée des usages s'est largement développée dans les grands groupes industriels et
notamment les grandes entreprises françaises des services publics (EDF, France Télécom, SNCF,
RATP) qui possèdent des centres de R&D volumineux, des crédits de recherche importants, et qui
maintiennent un lien fort avec la recherche universitaire. Nous pouvons citer en exemple le
dispositif de créativité mis en œuvre par EDF R&D pour créer de nouveaux services, avec une
orientation plutôt prospective (de 2 à 8 ans). Ce dispositif baptisé CREATEAM se veut une
démarche sensiblement différente d'une approche centrée utilisateur, dans le sens où ses
promoteurs considèrent que l'utilisateur, seul, ne peut exprimer l'ensemble de ses besoins et qu'il
faut le travail d'experts pour faire remonter les besoins latents. CREATEAM se présente donc
comme une interface avec l'utilisateur par l'intermédiaire de l'expert (en sciences humaines et
sociales, marketing, technique, design), dans une démarche participative fondée sur l'usage et
instrumentée par des outils de travail coopératif, spécifiquement développés pour cette méthode28.
France Télécom R&D et EDF R&D se sont déjà associés ponctuellement pour des projets de
services innovants destinés à « la maison », au foyer des utilisateurs (projets autour de la « maison
communicante »). Mais de nombreuses autres initiatives transverses se développent également
depuis quelques années autour de la notion d'usage. Le 8ème département scientifique du CNRS
28
« L’innovation centrée sur l’usage : les nouvelles pratiques à EDF R&D », 2003.
302
par
exemple,
consacré
aux
Sciences
et
Technologies
de
l'Information
et
de
la
Communication (département STIC), a été créé le 5 octobre 2000. Francis Jutand, ancien directeur
scientifique de France Télécom R&D, a été nommé le 14 novembre 2000 à la direction de ce
département. Il a engagé la mise en place de Réseaux Thématiques Pluridisciplinaires (RTP), qui
se veulent des réseaux d'excellence européens soutenus par le 6ème Programme Cadre de
Recherche (PCRD 2002-2006) de l'Espace européen de recherche (EER), visant à développer des
espaces de recherche où coopèrent entreprises privées et publiques, universités, instituts de
recherche, etc. Ces réseaux font une belle part aux télécoms, à travers par exemple, les thèmes de
l'ergonomie, du cyberespace, des interfaces ou des objets communicants.
Un de ces réseaux a retenu plus particulièrement notre attention : le RTP 32 « Acceptabilité,
ergonomie et usages des TIC » qui gère deux Actions Spécifiques (AS) dans lesquelles France
Télécom est impliquée. La première, désormais achevée29, est l'AS 33 « Conception participative :
Une méthode intégrative en conception de produits/services multimédias » qui a été créée dans une
logique d'innovation orientée usages. Lancée en 2001 et coordonnée par le groupe IHC
(Interactions Humaines et Cognition) du département STIC du CNRS, cette réflexion visait à
développer une méthodologie de pré-conception par l'usage et l'ergonomie, ainsi qu'une ingénierie
participative (orientée notamment sur les outils informatisés de travail coopératif, d'où l'intérêt que
France Télécom peut y trouver vis-à-vis des activités en réseau). Elle réunissait des chercheurs en
sciences cognitives, des sociologues, des informaticiens du milieu industriel ou de la recherche
publique, et bénéficiait d'un financement conséquent témoignant de l'importance qu'a prise cette
thématique aujourd'hui.
La seconde AS, plus récente et dans la continuité de la première s'intitule « Interculturalité
et conception ». Elle se propose notamment de réfléchir sur la problématique de la diversité et de
la variabilité culturelle dans la conception et s'oriente donc sur la dimension interdisciplinaire de la
coopération. Les travaux réalisés dans ce cadre s'intéressent donc autant à la problématique des
usages qu'à ceux de la coopération et des problèmes de dialogue ou de confrontations de pouvoirs
qu'elle pose. Ils sont élaborés dans une démarche multidisciplinaire à la fois théorique et pratique,
c'est-à-dire qui met un œuvre une « observation réflexive », utilisée par les chercheurs dans une
démarche expérimentale qui relève de l'empirisme. Les chercheurs utilisent ainsi leurs propres
pratiques pour produire des connaissances qu'ils restituent ensuite dans des synthèses de leurs
recherches.
Répondant aux mêmes enjeux que les RTP, les plateformes labellisées en 2002 par le
Réseau national de recherche en Télécommunications (RNRT) sont une illustration de
29
Ce programme clos en juin 2003 a été prolongé dans cette même année par la création du
Laboratoire LUCE (STIC/CNRS).
303
l'implication de la recherche publique et du soutien qu'elle apporte aux entreprises dans le domaine
des usages, notamment dans la création de services, vis-à-vis des « processus d'ajustement produitclient ». Le laboratoire LUCSI (Laboratoire des Usages Cité des Sciences et de l'Industrie) s'appuie
ainsi sur la plateforme LUTIN (Laboratoire des usages de technologies d'information numérique)
inaugurée le 29 septembre 2004 à la Cité des Sciences de la Villette à Paris. Le laboratoire LUCE,
précédemment évoqué s'appuie quant à lui sur la plateforme COUCOU (Conception participative
Orientée Usage de services de Communication et d’Objets Ubiquistes).
Ces plateformes sont les égales des laboratoires de test d' « utilisabilité » existant par
exemple à France Télécom, c'est-à-dire qu'elles se composent d'un espace spécifiquement équipé
pour l'accueil d'individus-testeurs et la réalisation ainsi que l'enregistrement de séances de test.
Elles se destinent aux industriels (pour la plateforme grenobloise COUCOU, les destinataires
principaux actuellement sont par exemple la plateforme « Multicom » pour le laboratoire CLIPS et
IDEAs Laboratory® pour les autres partenaires30). Ces derniers peuvent y faire réaliser des tests de
leurs produits ou services et l'usage de ces plateformes sert dans le même temps à prolonger les
recherches sur les méthodologies de conception, pour développer de nouveaux outils.
A la fois lieu d'expérimentation industrielle et d'expérimentation scientifique, ces nouveaux
outils illustrent parfaitement les logiques croisées de la participation client, de la coopération
interdisciplinaire et agencée public/privé, de la prédominance de la démarche empirique, et de
l'exploitation croissante de la notion d'usage. France Télécom associée à toutes ces démarches
entre ainsi positivement dans une forme nouvelle de prescription de la technique. La présence
d'acteurs influents (grandes entreprises publiques et privées) dans de telles associations témoigne
de la notoriété acquise aujourd'hui par la conception participative orientée usage31. De telles
initiatives n'auraient pu voir le jour sans une volonté marquée de l'Etat de financer et de
promouvoir ce type de coopération (prospective, soutien de projet, etc.), qui offre par ailleurs une
meilleure visibilité nationale et internationale à la Recherche française. Le Ministère de la
Recherche souhaite en effet intensifier le transfert des résultats de recherche entre les secteurs
30
MINATEC IDEAs Laboratory® est une marque déposée par le CEA et est présentée ainsi : « La
démarche du nouveau laboratoire, appelée "conception orientée usage", repose sur des séances de créativité
(recherche de nouvelles idées d’application), sur la réalisation de maquettes opérationnelles (prototypes) et la
conduite de tests auprès d’utilisateurs. Elle permet de s'assurer en amont de l'intérêt des futurs utilisateurs
pour les applications proposées. Nous voulons intégrer l’humain le plus tôt possible, dès la phase de
conception des objets et services utilisant les micro et nanotechnologies", explique Michel Ida, le directeur du
laboratoire. « Notre concept consiste à vérifier leur valeur d’usage et leur acceptabilité par les utilisateurs dès
la génération d’idées. Il permet aux industriels d’investir de manière plus pertinente dans la technologie ». (in
Senn, 2004).
31
En réponse à la même volonté de rapprocher la recherche publique et la recherche privée et
d'anticiper les usages des TIC, le Centre National de Recherche Technologique (CNRT) Télius « Télécoms,
Internet et Usages » a été créé à Sophia-Antipolis au début de 2004 et sera installé définitivement au sein du
futur « Campus des STIC » en 2007. Evoquons encore la plateforme « usages » animée par le CNRS à
Toulouse autour du handicap.
304
public et privé et avec la participation des Collectivités locales (Etat, Région, Département) de tels
projets peuvent se réaliser au niveau local.
Enfin, ces démarches que l'on qualifie souvent de recherche-action relève d'un pragmatisme
qui s'impose de plus en plus dans les tentatives de résolution des problèmes organisationnels
rencontrés en conception, face à la nécessité « d'optimiser » les processus pour plus de
performance. Pour Lapassade, ceci est même caractéristique de ce qu'il nomme la « nouvelle
recherche-action » :
« La recherche action première manière désignait l'activité d'experts en matière de
sciences sociales qui agissaient souvent en qualité de "consultants", à la demande d'un
client. Dans la "nouvelle recherche-action", au contraire, ce sont des praticiens qui
deviennent des chercheurs et qui conduisent leurs recherches de l'intérieur : ils font
"l'analyse interne" de leur pratique. » (1996, p. 70).
c - Conception ou innovation par l'usage
Une méthode se distingue actuellement dans l'ensemble de ces démarches scientifiques. La
méthode CAUTIC est une méthode d'innovation développée à l'initiative d'un ingénieur de
recherche du CNRS Philippe Mallein, qui inscrit ses travaux dans la lignée de la sociologie des
usages, et qui a consacré précédemment ses travaux à l'innovation. Cet économiste de formation
s'est intéressé plus particulièrement aux Technologie d'Information et de Communication et a
contribué dès le milieu des années quatre-vingt-dix aux travaux de recherche de France Télécom
sur les usages des TIC. Cette méthode centrée sur l'évaluation propose une analyse sociologique
des services, du point de vue des utilisateurs et propose d'intégrer la notion de significations
d'usage dans le cycle de conception en développant le concept de Conception Assistée par l'Usage.
La méthode est très outillée et très formalisée. Elle utilise un grand nombre de critères
propres servant soit à modéliser des profils d'utilisateurs qui seront utilisés pour la sélection des
échantillons d'enquête, soit pour construire des guides d'entretien ou des grilles d'analyse. Elle
mêle une approche purement sociologique qui a permis de définir des « profils d'identité située »
caractérisant diverses postures individuelles du rapport au changement (les « passionnés » par
exemple ou les « réfractaires », « les pragmatiques du changement », etc.) et une investigation des
usages sous des formes qui sont appelées à évoluer (de l'enquête qualitative traditionnelle et du
sondage, jusqu'aux focus group). En s'entourant d'industriels, puissants acteurs du marché, et
d'universitaires, dans une démarche à l'origine associative, l'équipe de recherche a su valoriser sa
méthode grâce à un certain nombre d'expérimentations réalisées en collaboration avec ces
partenaires, notamment dans le cadre des programmes RNRT. France Télécom s'est associée très
tôt dans cette démarche. Une communication de Philippe Mallein au conseil scientifique de France
Télécom en 1996 montre déjà l'intérêt que l'entreprise porte à l'approche, d'autant plus que l'auteur
305
propose par sa méthode de « lire le destin de la mise en usage des TIC » (Mallein, 1996, p. 72), et
la participation de chercheurs de la R&D aux réunions du « Club CAUTIC » concrétise la
participation de l'entreprise à celle-ci. Ces expérimentations ont ainsi offert une grande notoriété à
la méthode, qui se définit comme « la seule méthode éprouvée permettant d'anticiper les réactions
des premiers usagers »32. En effet, selon ses promoteurs, la méthode permet « d'expliquer
pourquoi et comment les utilisateurs vont accepter ou pas, l’innovation dans leur vie
quotidienne » 33, et fournit une aide à la conception, la réalisation et la diffusion des innovations.
Depuis, la méthode CAUTIC est commercialisée par la société Ad Valor, société de conseil sous
licence d'exploitation. Cette société propose des études et des expertises pour des services adaptés
à l'usage et utilise un réseau d'enquêteurs nommés « les enquêteurs de l'usage ».
Tout comme les socio-styles se sont imposés dans les années soixante-dix, les profils
CAUTIC et les significations d'usages tendent à devenir un modèle influent de l'approche des
usages dans l'innovation, en tant que méthode formelle de soutien à l'innovation par l'évaluation,
qui cherche à s'imposer comme méthode de référence dans le milieu industriel. Points communs de
ces deux approches, une crédibilité liée à l'évidence de certains schémas proposés, mais une
méthodologie dont les fondements restent instables. Le fait que les méthodologies ne cessent de
s'actualiser par l'ajout de critères de segmentation nouveaux ou de méthodes d'investigation
nouvelles, témoigne de la non exhaustivité des modèles antérieurs et donc du caractère
nécessairement approximatif des figures produites, qui malgré tout, dès leur divulgation, feront
autorité grâce à la notoriété de leur producteur.
Quelle que soit la méthodologie finalement utilisée, le résultat produit a une influence
considérable sur la construction permanente des représentations du social comme l'explique Erik
Neveu à propos des sociostyles :
« La part de vérité des sociostyles naît de ce qu'ils rendent compte de l'avancée dans
l'imaginaire collectif de nouveaux modèles culturels. Mais en rendant cette avancée
visible, en l'amplifiant par le jeu des médias et de la publicité, ils rendent ces modèles
désirables et valorisés. Ils permettent aussi aux agents de manipulation symbolique de
mieux cerner un état du paysage social, de s'y adapter et de faire avancer d'un pas plus
conquérant leurs modèles culturels » (Neveu, 1990, p. 153).
Ainsi le finalisme technologique qui domine dans l'élaboration des méthodes d'innovation
orientées client, conforté par des approches majoritairement diffusionnistes validées sous caution
d'une orientation sociologique, participe de la construction des représentations dominantes du
social, tant dans le milieu industriel que dans le champ scientifique.
D'autre part, les formes de partenariats induites par la prise en compte des usages
32
33
Site Internet de la société Ad Valor, consulté le 18 février 2003 (http://www.ad-valor.com)
Idem.
306
contribuent à cette « diffusion » de ces représentations dominantes. Au sein d'une structure de
grande taille telle que France Télécom, il s'agit soit de micro-partenariats au sein des projets, ou de
partenariats avec des universités et des laboratoires de recherche publics. A l'échelle du marché,
ces partenariats se font entre industriels, opérateurs, consultants et pouvoirs publics dans une
logique de coopération, une logique de « club » (Lacroix, Tremblay, 1991). Cette énumération
d'exemples n'est sans doute pas exhaustive, mais elle permet d'estimer l'ampleur atteinte par la
notion d'usage dans le domaine de la conception, tout comme la modélisation des comportements
humains à travers les profils d'individus. Il convient enfin de citer une autre forme de coopération
que France Télécom tente aujourd'hui de mettre en œuvre. Celle-ci se fonde sur le concept
d' « innovations ascendantes » 34 développé à partir des années 2000. Ce concept décrit une logique
de conception des techniques ou des services à partir des usages se formant dans la sphère sociale,
dans le domaine particulier de l'informatique et des Télécoms. Pour l'entreprise, il s'agit d'observer
comment des usages se forment au sein de communautés d'utilisateurs (comme par exemple le
développement des logiciels libres ou la production des contenus dans le modèle du Web 2.035),
puis comment ils se diffusent par l'intermédiaires des réseaux numériques, pour ensuite les investir
et étudier de possibles inscriptions marchandes. L'émergence du Peer to Peer, des encyclopédies
« communautaires » telles que Wikipedia, ou l'essor du WIFI sont associés à la logique des
« innovations ascendantes ».
III.2. Le client co-concepteur
La co-conception, co-création ou co-production est issue essentiellement du domaine
informatique et Télécoms. Dans le domaine isolé de l'informatique, le co-design par exemple,
désigne le fait de travailler avec plusieurs technologies et langages de programmation, pour
harmoniser les architectures de développement et modéliser la coopération entre par exemple les
activités de programmation hardware et software. De manière plus générale, la co-conception
s'appuie sur plusieurs caractéristiques des technologies d'information et de communication qui sont
sensées permettre plus d'efficacité dans la mise en contact de l'utilisateur et des concepteurs,
comme par exemple l'immédiateté (ou du moins la rapidité) des échanges, l'anonymat (théorique)
de l'utilisateur caché derrière sa machine (et souvent représenté virtuellement par un faux nom).
34
Une publication en ligne sur ce thème est d'ailleurs disponible sur le site public de France Télécom,
dans la rubrique R&D (Cf. bibliographie).
35
Ce modèle désigne la production, par des utilisateurs d'Internet, de contenus dont ils restent
propriétaires, et qu'ils échangent avec d'autres internautes en marge de la sphère marchande, ou des circuits
commerciaux traditionnels. Il désigne aussi des sites Web basés sur des fonctionnalités simplifiées.
307
Plus particulièrement, la technologie Internet se présente dans ce contexte comme un moyen
de renforcer le lien avec l'utilisateur, de le rendre quasi-permanent. Ces démarches s'inscrivent par
ailleurs dans un courant interactionniste qui place l'interaction à un niveau stratégique et l'utilise
dans un cadre formel et normé :
« Celle-ci se déroule dans un cadre au sens de Goffman (1991), fait de règles, de
normes, d'objets ou de contraintes gestionnaires. Elle repose sur des échanges de
représentations, sur des attentes réciproques, tacites ou explicites, qui contribuent à
orienter les comportements de chacun et suppose en définitive la construction de
compromis » (Lévy, 2002, p. 191).
Ce mouvement, qualifié de co-conception, a sans doute été favorisé par l'émergence des
clubs d'utilisateurs de systèmes informatiques dans les années quatre-vingt, formés comme un
réseau d'entraide et visant également à établir un dialogue, par voie de représentation, avec les
éditeurs de logiciels.
a-
Les clubs d'utilisateurs
Ces regroupements d'utilisateurs, réunis en associations, concernent généralement les
utilisateurs d'un même logiciel. Un des exemples les plus connus sans doute, est celui des
utilisateurs du logiciel libre Linux. L'AFUL (Association Francophone des Utilisateurs de Linux et
des Logiciels Libres) recense régulièrement un nombre impressionnant de clubs dédiés à ce type
de logiciels, opérant une forme de résistance vis-à-vis du marché de l'informatique et des grands
producteurs. Ces clubs servent dans un premier temps à échanger entre utilisateurs des conseils,
des "astuces" ou encore des suppléments de programme, soit pour personnaliser son logiciel par un
habillage spécifique, soit pour l'enrichir de fonctionnalités complémentaires.
A une autre échelle non dissidente, les clubs d'utilisateurs formés par les utilisateurs de
logiciels désormais imposés comme standards sur le marché, constituent une véritable interface
avec les éditeurs logiciels. Ils font part à ceux-ci des difficultés et dysfonctionnement rencontrés
par les membres, ou des améliorations et évolutions fonctionnelles souhaitées, de manière à ce que
les éditeurs puissent améliorer la qualité des produits et fournir des réponses adaptées aux
demandes et aux principaux problèmes rencontrés. Les clubs d'utilisateurs revêtent en ce sens un
véritable rôle de support technique et de carrefour d'informations. Plus encore, ils sont souvent à
l'« initiative » de la « rencontre » avec la production et le marché (De La Haye, Miège, 1984, p.
131). Cette pratique consistant à intégrer les clubs d'utilisateurs à la production36 correspond à
36
Il faut ici bien distinguer d'un côté, la pratique cernée dans le contexte de la conception de services,
qui concerne des individus impliqués, par l'intermédiaire des clubs d'utilisateurs, dans le processus
d'industrialisation de l'information et de la culture et, d'un autre côté, le modèle socio-économique de la
« logique de club » auquel nous faisons référence dans notre précédent paragraphe, qui se joue à une toute
autre échelle et qui désigne les alliances entre producteurs et pouvoirs publics par exemple.
308
l'évolution d'une forme ancienne de marketing qui s'est renouvelée et renforcée depuis l'apparition
des réseaux et surtout d'Internet, qui devient ainsi une technique relationnelle de choix pour les
spécialistes du marketing. Chez certains éditeurs, des postes spécifiques sont créés pour gérer le
contact et la coordination avec ces clubs qui se composent soit d'utilisateurs individuels du grand
public, soit d'utilisateurs en entreprise (clubs « entreprise »). De nouveaux profils professionnels
apparaissent donc pour gérer ces clubs et les relations avec leurs adhérents, de la même manière
que sont apparus les profils d'animateurs de site Internet chargés de gérer les forums et les groupes
de discussion, ou les clubs de consommateurs des grandes marques.
Ce qui est intéressant ici, n'est pas la démarche du club en elle-même qui existe déjà depuis
de nombreuses années et qui relève de techniques marketing connues de relation client (Rifkin,
op.cit., p. 143 - 146), aujourd'hui renforcées par le CRM, mais plutôt le fait que cette pratique ait
peu à peu glissé de la fonction marketing à la fonction R&D des entreprises, contribuant
globalement à l'évolution des pratiques de conception. Dans la R&D de France Télécom, cette
pratique existe déjà depuis quelques années. Elle a été favorisée comme nous l'avons vu dans le
domaine Entreprise par les relations forte qu'entretient la R&D avec les grandes entreprises, mais
elle s'est étendue à des clientèles de moindre taille dans les années quatre-vingt dix avec par
exemple l'apparition d'un club de médecins, lié à l'initiative d'un laboratoire grenoblois et
caractérisé par un partenariat de longue durée avec un panel de médecins, volontaires pour
expérimenter les nouveaux services dédiés à ce domaine. Nous pouvons penser de ce point de vue
que la logique de l'usage a sans doute contribué à cette extension de la logique de club à des
publics plus segmentés.
b-
L'individualisation de la logique du club : le consomm'acteur
Le club d'utilisateurs constitue donc une ressource importante pour la R&D des éditeurs et
même des constructeurs (Sony, Nokia par exemple) et plus généralement pour les démarches
« qualité » d'amélioration des produits et les démarches commerciales. Souvent présents donc sur
Internet, par le biais de forums notamment, les clubs utilisateurs sont de grands consommateurs de
TIC. On constate aujourd'hui que cette pratique continue d'évoluer en renforcement le lien établi
avec l'utilisateur. Les beta-tests sont déjà un moyen déployé à grande échelle de faire participer le
client à la production des services :
309
« Microsoft a inventé les beta-tests qui permettent à un panel de client de tester les
prototypes de nouveaux logiciels pour ensuite, en remerciement, leur offrir le logiciel
définitif. Casino a fait de même avec ses consommateurs experts à qui l'enseigne a
demandé de juger à domicile de la qualité des produits de marque propre et de
proposer des améliorations » (Auckenthaler, D'huy, p. 136).
Mais certains éditeurs, tels que Microsoft une nouvelle fois, passent désormais des contrats
avec des utilisateurs qui leur permettent d'accéder en permanence aux machines individuelles pour
suivre, par l'intermédiaire du réseau et de certains logiciels « espions » les moindres manipulations
de l'utilisateur et l'ensemble des réactions de la machine.
Ce que certains qualifieraient d'intrusion totale et leurs pratiques ou leur vie privée, d'autres
l'acceptent bien volontiers moyennant quelques avantages ou rétributions accordés par les éditeurs.
Aux Etats-Unis en particulier, les adolescents présentent un profil idéal pour les éditeurs de jeux.
Ce renforcement du lien établi avec le client, ne peut s'effectuer que par une relation plus
individuelle avec celui-ci, permettant une investigation approfondie, autant qualitative que
quantitative donc. L'entreprise ne sait pas encore gérer à grande échelle une relation aussi poussée
étant donné la quantité de données qu'il y aurait à traiter une fois ces investigations individuelles
réunies.
La co-conception est donc bien différente de la conception participative que nous avons
décrite précédemment est car elle illustre cette fois une forme de partenariat plus formel avec
l'utilisateur final. Dans les précédentes démarches, ce dernier n'intervient qu'en termes
d'évaluation, il n'a qu'un rôle consultatif, alors qu'ici, son rôle est accru. Il devient partenaire
permanent de l'entreprise et l'indemnisation de la contribution du client, caractéristique des
démarches d'évaluation, tend à se transformer en une forme de salariat. De plus, l'entreprise
reconnaît au client une force de proposition qui est désormais prise très au sérieux.
La co-conception fait désormais partie du discours tenu par bon nombre de consultants. Au
premier trimestre 2000, le cabinet Accenture éditait un article intitulé « La co-création : une
nouvelle source de valeur », dans lequel il invitait les chefs d'entreprise (par un emploi important
des TIC encore une fois) à :
« adopter de nouvelles méthodes pour encourager leurs clients à co-créer de la valeur et
pour contrôler et gérer ce processus de bout en bout »
Ici, par son simple acte de consommation, et par la mise en place de quelques techniques
relationnelles discrètes, le client devient un acteur de l'entreprise capable de créer de la valeur.
310
IV. CONCLUSION
L'innovation collective est donc le résultat du croisement de tendances fortes qui traversent
depuis des décennies les entreprises ou la société, que ce soit à travers la logique de l'usage,
l'idéologie de la participation et de la coopération, ou le mouvement d'interdisciplinarité.
L'innovation collective se trouve être ainsi le creuset d'un ensemble de représentations ou « magma
de significations imaginaires sociales » (Castoriadis, 1975, p. 464), notion sur laquelle nous
reviendrons dans notre dernière partie, qui convergent pour transformer peu à peu les processus de
conception et de production des services. Dans cette transformation, la notion de client se présente
à la fois comme la fin et le moyen du projet de l'entreprise.
Tout en se diffusant en tant que modèle, l'innovation collective ébranle les frontières entre
les disciplines. Elle provoque une transformation des métiers et marque également une emprise,
sur le social, de l'entreprise et plus largement du système capitaliste. Les liens désormais fort qui
lient l'entreprise et les institutions publiques, les universités, les citoyens, sous formes de micro
partenariats ou de partenariats à plus grande échelle, permettent au modèle de se diffuser dans
chacune de ces sphères et de contribuer à des transformations identiques à celles qui sont
observables dans l'entreprise. L'innovation collective devient ainsi une sorte de projet global
dépassant largement le cadre des entreprises, réunissant des enjeux partagés par une multitude
d'acteurs, et elle se présente comme la synthèse de l'emprise d'un modèle d'action
communicationnelle sur la société, fondé sur une logique de marché.
Il convient d'évoquer encore une tendance plus récente, fondée autour du concept d'écoconception. Des spécialistes experts travaillent sur la question de la conception dans le cadre du
développement durable. Cette démarche s'appuie sur une prise en compte et une anticipation des
usages que font les utilisateurs des outils, et notamment des usages pouvant être nuisibles pour
l'environnement naturel. L'utilisateur est alors considéré ici dans son statut de citoyen responsable
et son implication dans la conception des outils ou des services se présente ici comme un transfert
ou du moins un partage des responsabilités environnementales. Ce nouveau concept est en quelque
sorte un croisement de la rhétorique de l'entreprise citoyenne et de l'entreprise orientée client dans
une logique de prospective. Dominique Vinck présente le développement durable ainsi :
« Les chercheurs de toutes les disciplines des sciences de la nature, des sciences pour
l'ingénieur, mais aussi des sciences humaines et sociales, sont invités à travailler
ensemble pour : anticiper les problèmes auxquels nos sociétés risquent d'être
confrontées ; préparer les bases de connaissances et de compétences donc nous
311
risquons d'avoir besoin dans les prochaines années et décennies ; ouvrir de nouvelles
pistes de recherche » (Vinck, 2000, p. 28).
L'auteur prend l'exemple des actions de développement durable menées au niveau
international et précise que ces actions s'intègrent dans des « politiques intégrées de
développement durable » (ibid, page 29).
Depuis le début des années 2000 France Télécom se positionne comme une entreprise non
seulement citoyenne mais aussi respectueuse de l'environnement (maîtrise de l'énergie, gestion de
la pollution et des déchets). L'entreprise a par exemple établi des relations avec la DENV37 et est
devenue membre de l'association de loi 1901 Auxilia. Elle a par exemple désigné des responsables
régionaux chargés du développement durable. Cette préoccupation environnementale est prise en
compte dès les phases précoces de l'innovation au niveau de la R&D et en particulier de la
prospective sur les usages des futures technologies. L'échange de données numériques et les
services sont donc promus en tant que moyen d'épargne d'un certain nombre de matériels
(terminaux et supports de données physiques) qui peuvent ainsi être réduits en nombre. Les ondes
radioélectriques sont étudiées de plus près en tant que nuisance pour les individus. Les réseaux de
télécommunication sont considérés comme des supports à la réduction des déplacements des
personnes, notamment dans la répartition des personnes dans les villes et les campagnes
(télétravail) ; et les services d'information également sont présentés comme autant d'outils
permettant aux « usagers citoyens » d'adopter une démarche plus écologique (co-voiturage par
exemple). France Télécom R&D a récemment affirmé cette position tournée vers la préservation
de l'environnement par la signature d'un accord cadre, le 23 juillet 2002 avec l'Agence de
l'Environnement et de la Maîtrise de l'Energie (ADEME), initiant une démarche coopérative
environnementale centrée sur le développement durable : échanges d'informations, création de
labels, récompenses pour les projets, cotutelles de thèses (Bergé, 2002). Cette orientation nouvelle
de l'entreprise s'intègre dans le nouveau courant de l'écoconception. Selon Rousseaux et
Poimboeuf (2001), l'écoconception se fonde sur le principe de l'écoefficacité :
« cette notion s'est attachée à réconcilier le profit et les objectifs environnementaux et
récuse l'existence d'un rapport entre la croissance et la dégradation de
l'environnement. Les impératifs écologiques deviennent alors une opportunité de
diminution des coûts, où le progrès technologique et les techniques de management
sont utilisés pour diminuer les consommations de matière et d'énergie ainsi que le
volume et la nature des déchets produits » (p. 206).
Les effets de ces prescriptions, plus qu'une simple visée de réduction concrète des
pollutions, sont la prolifération des écolabels à dimension nationale ou internationale.
37
Direction de l'environnement
312
Sous une apparente extension naturelle de la communication liée aux démarches
participatives, se cache une fonctionnalisation toujours plus marquée de l'individu client, par la
technologie associée à l'innovation participative. L'innovation collective est alors un instrument de
légitimation (par la consultation du client) et un instrument de gestion des risques (par
l'anticipation des usages ou les politiques RH). Mais plus encore, elle contribue à la profonde
évolution des comportements des individus à l'intérieur comme à l'extérieur de l'entreprise, par la
mise en valeur de certaines compétences, la prescription de certaines attitudes, caractérisant la
représentation dominante d'une nouvelle « normalité », une nouvelle « façon d'être » dans la
société.
313
CHAPITRE 4 - LE « SAVOIR-ETRE
COMMUNICATIONNEL »
I. "L'EVEIL" DE L'INGENIEUR
Nous l'avons vu dans le premier chapitre de cette partie, le statut et les compétences de
l'ingénieur changent. Au niveau de la formation des ingénieurs, des répercussions s'observent sur
la pédagogie, qui s'oriente vers le mode projet (formation de projets d'études en coopération avec
des industriels, coopération en équipe). Mais plus encore, il semblerait que l'on tente de stimuler le
potentiel créatif et réflexif de l'ingénieur :
« Les formations d'ingénieur essayent de répondre à la critique largement répandue
selon laquelle l'ingénieur ne sait répondre qu'à des questions bien posées. L'objectif,
maintenant, est qu'ils apprennent aussi à poser des questions. Par ailleurs, il s'agit de
développer le travail en équipe, l'esprit d'initiative, de recherche et d'innovation ; les
élèves apprennent à mobiliser des ressources diverses, à produire des connaissances
nouvelles à partir de l'expérience » (Vinck, op. cit., p. 30).
La tendance à la formation les ingénieurs à une démarche plus managériale s'est développée
en France dans les années quatre-vingt-dix, environ une décennie plus tard que dans les pays
anglo-saxons. L'Analyse de la Valeur fait partie par exemple des méthodes enseignée en formation
complémentaire.
L'arrivée progressive dans l'entreprise de représentants des sciences de l'information et de la
communication (SIC), discipline inter-science par fondement accompagne cette tendance au
développement des compétences multiples en conception et de la coopération entre les acteurs
dans l'entreprise. Les SIC tendent à s’intégrer de plus en plus dans le domaine des services et du
multimédia par une adaptation des méthodes et des compétences au processus orienté client de la
conception des TIC, en apportant une vision élargie des problématiques de la conception,
notamment grâce aux travaux menés dans la discipline sur ces techniques. La démarche spécifique
des sciences de l'information et de la communication permet en effet de saisir le processus de
formation des usages si problématique pour l'entreprise, de manière élargie.
La compréhension d’un tel processus passe par la détection, dans son évolution historique,
dans la durée donc, d'une construction sociale dans son acception la plus large, intégrant des
dimensions à la fois micro et macro-économiques, sociales, politiques et institutionnelles. Les
sciences de l'information et de la communication ont depuis près de trente ans capitalisé un
nombre important de savoirs, qui permettent aujourd’hui de mieux saisir le contexte évolutif des
TIC, ainsi que les enjeux actuels qui découlent de l’essor des techniques. Mais surtout, les profils
314
de concepteurs multimédia issus de formations professionnalisantes en SIC présentent les atouts de
la multiplicité des compétences, de la formation à la gestion de projet et de la sensibilité à la prise
en compte du client qui intéressent aujourd'hui fortement la conception.
Les formations de manière générale, s'adaptent à ces besoins nouveaux en compétences
multiples. Dans la formation des ingénieurs spécialisés dans l'informatique et les Télécoms, la
dimension sociale de l'innovation est de plus en plus présente. Tous les domaines relatifs à la
technique sont désormais dans cette mouvance. Par exemple, le DESS d’Ergonomie Cognitive des
Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (ErgoNTIC), proposé par
l’université de Sophia-Antipolis, vise à former des spécialistes ou experts, dont le rôle est
« d’évaluer les Interfaces existantes sur des critères qualitatifs et quantitatifs afin de proposer des
solutions informatiques pour une Conception Ergonomique "centrée Utilisateur" »38. Evaluation et
conception font donc l’objet d’une formation spécifique, directement inspirée de l’évolution des
pratiques. Ce DESS d’ergonomie cognitive est d’autre part proposé en formation initiale à un
grand nombre de diplômés de maîtrise (Psychologie, Informatique, Sciences Cognitives,
Mathématiques Appliquées aux Sciences Sociales, Sciences de l’Information et de la
Communication), ainsi qu’en formation continue pour des professionnels du secteur des
Technologies de l’information et de la communication (Informaticiens, Ingénieurs multimédia,
Webmaster).
Nous pouvons citer également les méthodes d’enseignement d’une école de design industriel
parisienne basées sur l’acquisition de compétences pluridisciplinaires, et dans lesquelles la prise
en compte de l’utilisateur est fondamentale. Les objectifs de cette école, décrits par son fondateur,
illustrent bien une tendance actuelle à l’élargissement des champs disciplinaires et à l’intégration
d’une dimension plus « sociale », voire marketing :
« Je voulais fonder cette école sur la fracture "tellurique" séparant le monde de la culture,
de la création et de la créativité, du monde de la rationalité, de la science et de
l’industrie... »39.
En s'appuyant sur le modèle de la coopération entre les acteurs dans les entreprises, les
milieux académiques et de la formation professionnelle proposent désormais des formations pour
livrer au monde industriel des individus dotés d'une double culture : une culture technicienne et
une culture « socio-marketing » articulées autour de l'utilisateur de la technique. Le discours
suivant, extrait d'une interview d'un directeur d'école de Management, montre bien comment les
managers entendent peu à peu transformer les ingénieurs :
38
Site Internet de l’université de Sophia-Antipolis (http://www.unice.fr/LPEQ/DESS/index.htm),
consulté le 23 mars 2001.
39
Monzat J-L. Plaquette de l’ENSCI/ Les Ateliers, Ecole de Design industriel, Paris.
315
"Si l'informaticien verra sans doute se perdre certaines de ses missions, en aucun cas son
métier n'est obsolète, et encore moins voué à disparaître. En revanche, il est appelé à
devenir un "ergonome". Dans un contexte où les modes d'organisation sont de plus en plus
hétérogènes et les solutions informatiques multiples, son rôle est aujourd'hui de réussir à
faire cohabiter ces deux environnements, en s'attachant à trouver le système le plus adapté
au mode d'organisation en place"40.
Avec l'intégration des dimensions d'usage, de consommation et de contraintes industrielles,
l'articulation se fait non seulement autour de l'utilisateur, mais surtout autour du client, marquant
une approche encore plus étendue de l'innovation tournée vers le marché. En ce sens, le cas de
l'Ecole Nationale Supérieure de Génie Industriel (ENSGI), créée en 1990 à Grenoble (ville connue
comme carrefour universitaire, scientifique et industriel) est un bon exemple de la tendance que
prend l'évolution de la formation des ingénieurs, dans sa dimension interdisciplinaire exprimant
une nouvelle fois l'intégration de la logique industrielle. Lors de sa création qui a mobilisé au sein
d'un partenariat des industriels, une école polytechnique et une université en sciences sociales :
« il s'agissait de mettre en œuvre une réelle formation pluridisciplinaire, accordant une
large place aux sciences humaines et sociales utiles à la maîtrise de l'innovation
industrielle […] L'ambition est de former des ingénieurs possédant l'art d'organiser
l'avenir des entreprises » (Vinck, op. cit., p. 32).
Les co-tutelles de thèses sont encore un exemple de la transversalité disciplinaire. De même
l'enseignement ou la « pédagogie » par projet, semble se développer fortement au sein des
institutions publiques qui renforcent parallèlement leurs relations avec le milieu industriel :
« Des dispositifs d'enseignement tels que les projets de recherche, les études de terrain
co encadrées et les TPE (Travaux Personnels Encadrés) conviennent parfaitement à la
mise en œuvre de cette forme d'interdisciplinarité41 » (ibid, p. 97).
En effet, le projet se présente comme « l'occasion et le prétexte de la connexion » (Boltanski
et Chiapello, op. cit., p.157) en intégrant le « paradigme du réseau » et des « paradigmes de
communication et de jugement commun » (ibid. p. 161). Enfin, les barrières culturelles déjà
rencontrées au niveau des communautés professionnelles et des disciplines sont sans doute
appelées à se multiplier avec l'internationalisation croissante de la concurrence, qui suppose la
rencontre de la conception avec une diversité de cultures diversifiées par les langues, les traditions,
les modes de production même42. L'internationalisation a des conséquences fortes sur la
conception, que ce soit au niveau des problèmes interculturels, au niveau des modalités d'échange
40
Interview de Thierry Grange, directeur de Grenoble Ecole de Management, dans "01 Informatique"
du 03/02/2004 (consulté sur www.01net.com,)
41
L'auteur se réfère ici au modèle de la confrontation évoqué plus tôt dans notre développement.
42
Les modèles industriels peuvent être très différents selon les cultures. Par exemple, dans le domaine
des Télécoms, les opérateurs de services japonais ont tendance à imposer leurs spécifications techniques aux
constructeurs. L'e-mode par exemple a été développé selon cette logique. En Europe, c'est plutôt l'inverse qui
s'observe. Les constructeurs ont plutôt tendance à imposer leurs terminaux, et les opérateurs à s'y adapter.
316
avec le client et nous pouvons supposer que cela aura sans doute aussi des répercussions sur la
formation initiale et continue des concepteurs.
Vis-à-vis de la coopération, les acteurs de la conception n'ont donc plus guère le choix. La
coopération est désormais inévitable dans l'entreprise. La carrière des concepteurs dépend de leur
capacité à communiquer efficacement avec leurs collègues de tous horizons. Les disciplines
doivent s'adapter pour garantir leur pérennité dans l'entreprise, en développant des stratégies leur
permettant de mieux communiquer avec les autres disciplines en présence. Les formations
préparent les ingénieurs, futurs concepteurs des services à adopter ce « savoir-être » coopératif et
communicationnel dans l'entreprise, s'accordant ainsi à une « stratégie générale qui consiste à
mobiliser les individus soumis aux contraintes pour qu'ils prennent eux-mêmes en charge
l'exigence de les réguler » (Castel, 2001, p. 208). Mais si ce phénomène se généralise et si comme
nous le prétendons, le client est lui aussi un acteur de l'entreprise, qu'en est-il alors pour ce dernier
de ce « savoir-être » communicationnel ? Est-il il impliqué lui aussi dans la même logique de
contrainte et d'adaptation ? Nous pouvons apporter une réponse partielle à ces questions en nous
demandant en quoi cette logique affecte les représentations du client en conception de services,
dans le rôle qui lui est attribué en tant qu'acteur.
II. LE CLIENT PROFESSIONNEL ET RESPONSABLE
II.1. La professionnalisation du client
A travers les multiples formes possibles de participation du client à la conception de
services, celui-ci endosse des « fonctions » bien spécifiques dans l'entreprise qui sont exercées
également par les concepteurs à des degrés divers. L'évolution des pratiques de l'entreprise
orientée client nous montre que peu à peu, ces fonctions exercées par le client se sont diversifiées
et ont conduit à une « professionnalisation » progressive du client.
Une des premières fonctions identifiables est celle du client testeur des maquettes ou des
prototypes. Elle consiste à placer l'individu dans une situation proche de la pratique. L'individu en
position de client potentiel teste les services, émet des critiques, se projette dans des situations
d'usages, et les informations alors recueillies permettent de réorienter le service, ou d'en améliorer
certains aspects. Cette manière de concevoir le client revient à lui reconnaître une certaine
expertise, relative tant à la mise en œuvre de ses capacités d'être humain (manipulation des objets,
mémoire et acquisition de connaissance à travers les procédures d'utilisation des systèmes par
exemple), mais aussi à sa capacité à connaître les pratiques et les habitudes de son entourage
personnel ou professionnel, ou encore sa capacité à détecter des tendances dans son environnement
317
social (évolution d'une profession par exemple, phénomènes de mode chez les adolescents, etc.).
C'est ce deuxième aspect qui est exploré également à travers la pratique des focus group.
Une deuxième fonction est celle de « l'individu créateur ». Ici l'individu est sollicité pour
son potentiel « créatif ». La créativité, capacité de tout un chacun, est ainsi exploitée dans des
processus rationnels. Cette fonction s'exprime au travers des différentes méthodes car tout ce qui
est dit par un client peut contenir une idée, l'analyse de discours étant alors le moyen de la repérer
et de l'extraire en tant que matériau d'innovation. L'exploitation du potentiel créatif de l'individu
culmine dans les séances de créativité où le client est recruté pour assumer spécifiquement cette
fonction de créateur. Les modalités d'appropriation de la génération d'idée par l'entreprise se
manifestent dans les procédures de protection intellectuelle tout d'abord, puis de reformulation des
discours en termes de projets de services. Ainsi, l'imaginaire de l'individu, source de toutes les
interrogations et de tous les mystères, est sondé en profondeur et fait plus que jamais l'objet
d'attention dans les milieux industriels et la recherche appliquée.
Enfin, la troisième grande fonction que nous pouvons évoquer est celle du prescripteur que
l'individu peut endosser en se faisant promoteur de l'offre, en étant leader dans l'usage des
techniques (lead-user), en utilisant son pouvoir ou son influence au sein d'une identité collective
identifiée ou d'une communauté d'intérêt. Cette fonction résultant d'un déplacement de la logique
marketing vers la conception de services est une des plus récente du point de vue de la coopération
du client à cette activité.
Nous remarquons alors que, au plus la participation du client est forte, au plus le client doit
être « capable » de coopérer avec les acteurs de l'entreprise (internes ou externes). Ainsi
l'entreprise arrive peu à peu à reconnaître au client acteur de l'entreprise innovante, des
compétences similaires à celle de l'ingénieur (travail en équipe, esprit d'ouverture, créativité,
expertise, capacités d'analyse, etc…), d'où l'émergence récente de la figure de l'« innovacteur »,
qui décrit précisément l'individu possédant un certain nombre de compétences et de qualités ainsi
qu'une expertise, recherchées par l'entreprise et qu'elle peut recruter dans n'importe quel champ
social selon la nature de ses objectifs. En cherchant à recruter des clients répondant à ce profil,
l'entreprise tente de s'allier un nombre maximum de « partenaires potentiels ». Les expertises en
question sont produites par l'expérience individuelle des individus et les services de
télécommunications étant désormais destinés à tous les champs du social, elles peuvent donc être
« piochées » dans tous les domaines possibles (activités professionnelles, centres de recherche,
laboratoires universitaires, club de consommateurs, personnes au foyer, etc.) et deviennent une
ressource inépuisable.
Attribuer au client un tel statut d'innovacteur marque l'ambition de l'entreprise d'impliquer
ce dernier dans processus communicationnel étendu. La professionnalisation du client devient
parallèlement toujours plus marquée par les coopérations de longue durée au niveau de la
318
conception (clubs) ainsi que par les formes de rétributions (dérivées du salariat au forfait par
exemple). Le client est donc de plus en plus considéré comme un entrepreneur43, et la presse
spécialisée dans le management intègre de plus en plus fortement cette conception du client
(Perronet, 2004). Ceci caractérise une forme poussée de partage des tâches avec le client déjà
amorcée dans les années soixante-dix avec le cas célèbre d'Ikea qui propose au client d'assumer
lui-même la livraison et le montage de ses meubles par exemple, mais qui aujourd'hui a glissé,
comme beaucoup d'autres stratégies marketing, dans la sphère de la conception. Enfin, si l'on
reconnaît de tels statuts au client dans l'entreprise, c'est grâce à certaines aptitudes et à l'expertise
qu'on lui associe. L'individu est en quelque sorte considéré comme expert de lui-même, et plus
largement comme expert du champ social au sein duquel il est placé dans la démarche de
l'entreprise (milieu professionnel, foyer familial, lieu et « style » de vie…). Nous reviendrons dans
notre dernière partie sur les logiques qui ont permis peu à peu la reconnaissance de l'expertise de
l'individu-client dans ce domaine.
Le client impliqué dans les activités coopératives n'est donc pas soumis de façon
comparable aux concepteurs au contrôle exercé dans l'entreprise. Il n'est jamais forcé de respecter
les règles et les principes de management de l'entreprise (si ce n'est au niveau de la confidentialité).
Toutefois, la tendance à la réification du client sur laquelle nous dissertons depuis le début de ce
mémoire tend à s'infléchir dans une direction nouvelle grâce à cette reconnaissance des
compétences communicationnelles et des expertises. Nous reviendrons dans notre quatrième partie
sur cette question pour tenter de voir
si les représentations du client dans l'entreprise
s'harmonisent plus généralement avec les réflexions concernant « l'individu » ou « le sujet » dans
les sciences humaines et sociales. Auparavant nous souhaitons approfondir encore ce processus de
communication étendue engagé par l'entreprise.
II.2. Le consommateur responsable
L'ensemble des démarches d'implication du client dans l'entreprise, dont les démarches de
co-conception qui poussent cette logique à l'extrême, exprime une façon de considérer le
consommateur en tant qu'acteur responsable, dans le prolongement de l'idéologie de la
concertation que nous avons évoquée précédemment. Elle contribue ainsi à la normalisation des
comportements de consommation. Comme nous l'avons vu, la normalisation par le client a permis
de définir les devoirs de l'entreprise et les droits des clients. Aujourd'hui, ce sont aussi les devoirs
du client qui sont inclus dans cette norme. Le premier devoir du client, de ce point de vue, est de
faire un bon usage de la technique, un usage éthique et responsable vis-à-vis de la société. Déjà
43
Expression qui serait attribuée à Robert Rochefort du Credoc (Auckenthaler, D'huy, 2003, p. 135)
319
responsable de ses choix dans l'acte de d'achat, le client est du point de vue de la conception
responsable également des usages qu'il fait de la technique. L'impossibilité de prévoir le
développement de la technique, malgré les efforts des sciences humaines et sociales ou de la
prospective, renvoie nécessairement à la responsabilité du client.
Plus largement, cette tendance à la responsabilisation s'appuie sur des discours politiques et
éthiques de la responsabilité, qui se rencontrent de manière récurrente dans les thématiques de la
protection de l'environnement ou du développement durable par exemple. La responsabilité est
donc d'ordre social en ce qu'elle s'appuie sur une responsabilité individuelle vis-à-vis du collectif.
Ainsi, par la démarche participative, le client acteur de la conception devient responsable de
l'évolution de la technologie. C'est parce qu'il a exprimé des souhaits, des attentes, une demande,
voire parce qu'il a « rêvé » la technique, que la responsabilisation du client permet la légitimation
de l'offre et son renouvellement. Parce qu'il accepte de participer à l'élaboration de l'offre, il doit
aussi accepter de partager le risque lié aux innovations. Si le client s'est progressivement vu
reconnaître un certain nombre de droits dans l'histoire de la consommation, il semblerait
qu'aujourd'hui, les spécialistes du marketing tentent de lui attribuer une forme de devoirs liés à son
acte de consommation (par la publicité avec la prescription des bonnes pratiques alimentaires par
exemple, ou par des discours sur le partage et sur la sociabilité… ) et à son rôle de participation à
l'évolution technologique. Le client n'est plus dès lors érigé en roi absolu et il n'a plus tous les
droits. Il devient un acteur négociant dans un projet global allant au-delà de la pure invention de la
technique, projet également partagé par une plus grande diversité d'acteurs.
III. "FERTILISATION" ET CONTROLE SOCIAL
III.1. Accéder à l'innovacteur par les réseaux
Le management de l'innovation collective après avoir promu l'emploi des réseaux pour
l'efficacité organisationnelle, se trouve aujourd'hui confronté aux problèmes inhérents à l'emploi de
ces outils, à savoir les difficultés de coopération entre les acteurs qui interviennent parfois comme
frein à l'usage de ceux-ci. Les méthodes de management tendent donc aujourd'hui à orienter leurs
discours sur le facteur humain de l'innovation, et sont en quelque sorte « en retard » ou du moins
en décalage par rapport au discours orienté utilisateur qu'elles prescrivent auprès des acteurs de
l'entreprise. Dans une économie dite « collaborative », se développe par exemple le discours de la
« e.fertilisation » qui prône la mise en place d'organisations collaboratives par les réseaux, sous
formes de rencontres virtuelles, impliquant les universités, les centres de recherches et les sociétés
de conseil considérés comme des viviers pour l'entreprise, avec la volonté de replacer l'humain au
320
centre des réseaux. Le discours tenu par Denis Ettighoffer du cabinet Eurotechnopolis Institut est
particulièrement éclairant :
« Le facteur humain prend une importance grandissante : il constitue le capital
relationnel de l'entreprise, sa capacité de séduction, d'attraction, de sympathie […] ce
phénomène d'e.fertilisation se définit dans la capacité d'une organisation à utiliser et
valoriser les actifs immatériels : la création de valeur ajoutée est désormais dépendante
de la fertilisation des idées et des savoirs qui se rencontrent et collaborent via les réseaux
informatiques. Le responsable d'entreprise doit jouer sur les leviers qui incitent au
partage des savoirs. Il doit favoriser la "pollinisation" qui fertilisera ses équipes. »44
Cet extrait incarne le positivisme de la coopération aujourd'hui véhiculé par le management.
L'auteur invite ainsi les entrepreneurs à réfléchir aux moyens de donner envie aux gens de
collaborer. Pour cela, il indique que :
« la logique de commandement doit s'effacer devant la pratique de l'écoute, de la
conviction, de la séduction, car on ne peut exiger par la contrainte ni les idées des
personnels, ni celles des partenaires, ni la fidélité de clients sollicités au niveau planétaire
par la concurrence. La réponse se trouve sans doute dans des raisonnements qui acceptent
d'emblée le recours aux émotions et aux désirs de valorisation personnelle, à l'ouverture
vers des réseaux transversaux. »(Idem)
Le concept d'intelligence collective a donc fait ici son chemin et la communication humaine
ainsi que la maîtrise des techniques relationnelles est présentée ainsi comme le remède miracle à
un mal nouveau : la non-coopération. Cela nous rappelle la pratique des thérapies
comportementales issues du behaviorisme ou la psychanalyse qui développent l'idée de la
pathologie psychologique comme pathologie relationnelle, et qui cherchent à l'éliminer en
s'appuyant sur un positivisme scientiste, promoteur de l'action en vue de l'efficacité.
Afin de donner plus de forme au discours tenu, la métaphore du jardinage inspirant l'art, la
technique et la croissance, devient un argument d'appui pour une nouvelle rhétorique visant à
anoblir la pratique managériale, à lui donner du sens partagé par les acteurs. Cette rhétorique se
diffuse depuis quelques années dans les grands groupes industriels. La démarche d'innovation de
Rhodia intitulée « cross-fertilisation » en est un exemple45. Les « Jardins de l'innovation » mis en
place par France Télécom peuvent être considérés de ce même point de vue. L'action
communicationnelle est ainsi mise en avant et appelle à la contribution de tous pour « nourrir »
l'entreprise, la « fertiliser » par les connaissances et les compétences de tous les acteurs quels qu'ils
soient.
44
Lettre électronique d'Eurotechnopolis Institut n°36, Janvier/Février 2004
(http://eurotechnopolis.com/fr/)
45
Cet exemple est cité dans un « livre-outil » de management (Auckenthaler, D'huy, 2003, p. 110) qui
est l'incarnation même de l'intelligence collective et se présente comme un condensé de pratiques de
management collectif.
321
III.2. Solidarité ou partage des risques ?
L'innovation collective est donc aussi pour le management un moyen de donner du sens au
travail dans l'entreprise. Par le travail collectif, il cherche à instaurer une notion (« dégradée »et
partielle) de solidarité. L'implication de tout le personnel et son adhésion aux grands projets de
l'entreprise sont alors considérées comme le moyen d'offrir du sens aux salariés confrontés autant
que l'entreprise aux contraintes, menaces et risques du marché, qui se traduisent, au niveau du
personnel, par le licenciement et le chômage, ou par une rémunération moins attractive. Chacun
dans cette logique est supposé être capable d'apporter quelque chose à l'entreprise dans une logique
de « coopétition » Boltanski et Chiapello (op.cit., p. 197).
L'entreprise met alors en œuvre l'idéologie de l'intelligence collective pour mobiliser toutes
les compétences individuelles. En 1999, France Télécom lançait son slogan de communication
interne « Tous solidaires », accompagnant le discours externe donnant l'orientation stratégique
nouvelle de l'entreprise « Bienvenue dans la vie.com ». Celui-ci prônait, sous forme de règles
comportementales, le travail en équipe, ou la valorisation du service rendu au client, comme des
objets de motivation face à l'ampleur de la tâche. La solidarité comme discours d'accompagnement
du changement indique aussi la volonté de l'entreprise de partager ses risques et ses
responsabilités.
L'action communicationnelle semble dès lors viser un tout autre objectif qu'une seule
« fertilisation » de l'entreprise. Le terme « pollinisation » que d'autres appellent « colonisation » et
qu'il est aisé de mettre en parallèle avec le marketing viral, témoigne de la volonté toujours plus
marquée de contrôler les acteurs sociaux par l'intermédiaire du marché et de la consommation. Les
pratiques consistant à identifier des prescripteurs dans une logique étendue de marketing viral,
visent en effet à propager l'innovation par des réseaux d'ambassadeurs actifs. Ces techniques ne
sont pas réservées aux seules fonctions marketing des entreprises. Nous avons vu que dans la R&D
de France Télécom par exemple, le personnel est fréquemment recruté pour des opérations
commerciales. Dans cette image inquiétante de contamination et de virulence, le marketing se
présenterait comme une véritable seringue à injecter les services au sein de la société dans une
stratégie de « market push », permettant de cibler précisément les points d'entrée sur les marchés.
On voit ici toute la violence que recèle la terminologie du marketing associée à l'innovation de
services. Une nouvelle expression est apparue au début des années 2000 pour désigner cette
extension croissante de l'entreprise dans la société : l'« entreprise étendue »46.
46
Voir notamment les travaux d'Alexandra Perronet dans le cadre de son doctorat en sciences de
l'information et de la communication (en cours) à l'Université Stendhal Grenoble 3.
322
Avec la responsabilité attribuée au client, les pratiques participatives, bien plus qu'une
politique d'image fondée sur des discours « humanistes », révèlent en réalité des stratégies de
partage des responsabilités de l'entreprise avec le client, qui revient tout simplement à un partage
des risques. Le partage des risques extérieurs (environnementaux par exemple) s'exprime au
travers des politiques et des actions engagées au nom du développement durable. Le partage des
risques internes (marché) se fait par la participation du client à l'élaboration de l'offre.
Le client est autant responsable de l'évolution technologique et de ses conséquences
sociales que les politiciens ou les ingénieurs qui la développent, car la technologie n'est
finalement, dans cette logique, que mise au « service » de ce que souhaitent les individus. Aussi, ce
serait parce que les individus veulent communiquer plus vite, plus loin, plus facilement, que
l'entreprise va élaborer telle ou telle offre. Le célèbre slogan de Sony « Vous l'avez rêvé, Sony l'a
fait », illustre parfaitement ce positionnement de l'entreprise comme serviteur des désirs humains.
Le patron serait ainsi le client et l'entreprise s'abriterait derrière les désirs de celui-ci pour justifier
de son activité.
IV. UNE INGENIERIE DU CLIENT ?
Le rôle des sciences humaines et sociales dans l'innovation technologique apparaît donc de
façon plus affirmée à partir des années quatre-vingt-dix. La question qui se pose alors par rapport à
notre problématique est de savoir si cette évolution des compétences et des formations est liée
uniquement à l'irruption de la notion de client dans la R&D ? Nous avons montré que l'émergence
de cette notion s'accompagne d'autres évolutions majeures du milieu industriel et plus
généralement des sciences et des techniques. Mais le client semble être un formidable accélérateur
de cette transformation. Les écoles d'ingénieurs forment des spécialistes mais dans le même temps,
elles forment de bons managers et de bons vendeurs, c'est-à-dire de véritable « ingénieurs clients »
à l'image des « ingénieurs d'affaires » des entreprises, capable de comprendre le client, de
l'analyser et d'apporter la solution technique adéquate au client, interne ou externe, pour servir
l'innovation de l'entreprise.
Vu sous cet angle, nous pouvons qualifier le processus de production des services de
Télécoms comme la mise en œuvre d'une ingénierie du client (Defuans, 1999b, p. 122), dans le
sens où la satisfaction du client par une offre de services (parce qu'elle génère la consommation et
donc le profit), se présente comme un projet industriel global, mettant en œuvre l'articulation de
dispositifs techniques, nécessitant l'étude d'un objet sous une multitude d'aspects ainsi que la
coordination de tous les acteurs autour de ce projet, dans une recherche de consensus impossibles
et de compromis permanents. Développer le concept d'ingénierie du client revient finalement à
considérer les multiples dimensions de la communication dans l'entreprise et l'impact d'une telle
323
rhétorique sur les pratiques des acteurs. La place et rôle de la communication dans les interactions
entre les acteurs fait d'autre part l'objet d'un champ de connaissances maîtrisées par l'entreprise et
mises au service du contrôle des acteurs.
324
QUATRIEME PARTIE : LA CONCEPTION
EXPERTE DE LA REALITE
325
Nous souhaitons à présent nous attarder sur les notions de créativité ou de représentation
que nous avons fréquemment évoquées précédents chapitres, sans les analyser en détail. Dans les
activités d'innovation en effet, au-delà de la conception de services, la dimension des idées et de la
forme qu'elles prennent par le travail des ingénieurs est un thème qui ne cesse de susciter l'intérêt
d'un nombre croissant de chercheurs et de spécialistes de divers champs disciplinaires. Nous
tenterons ici d'apporter un éclairage particulier sur cette question, en montrant comment ces
notions sont manipulées dans la conception de services et en quoi le jeu des acteurs conduit, par le
biais de l'innovation de services, à ce que nous appelons ici une « construction experte de la
réalité ».
CHAPITRE 1 - REPRESENTATION DU SOCIAL ET DE
L'INDIVIDU
I. RATIONALITE ET TAXINOMIE
Dans la deuxième partie de ce projet de recherche, nous avons longuement insisté sur les
multiples pratiques de conception qui consistent à construire des représentations du client,
destinées aux ingénieurs et constituant des repères indispensables à l'orientation de leur travail
quotidien dans le sens du marché. L'identification précoce de cibles potentielles, passant par une
étude approfondie des groupes de populations et de leurs usages, est désormais une pratique
courante en conception de services. Il nous semble intéressant à ce stade de prendre du recul par
rapport à ces pratiques pour les observer d'un point de vue plus général qui permet de saisir, à
l'échelle de la pratique industrielle et scientifique, ce qu'implique cet ensemble diversifié de micro
activités, consistant en la représentation d'objets génériques que sont le social et l'individu. Notre
première observation est celle de la réalisation quotidienne dans la conception de services, d'un
double processus de déconstruction et de reconstruction du social et de l'individu.
I.1. La déconstruction du social et de l'individu
Nous parlons tout d'abord d'un processus de déconstruction car à partir d'un ensemble
construit, disons le social ou la société (nous ne nous attarderons pas ici sur les origines de cette
construction, mais la considèrerons en tant qu'acquis sur lequel s'appuie initialement l'entreprise),
l'entreprise réalise une décomposition en grands sous-ensembles, à savoir les groupes sociaux tels
que la famille ou l'entreprise par exemple. Ces groupes eux-mêmes peuvent encore être
326
décomposés
en autant de sous-ensembles nécessaires pour arriver à la plus petite unité qui
intéresse l'entreprise – ou au plus petit dénominateur commun pourrions-nous dire -, i.e. le client
de l'entreprise, utilisateur des services, que ce soit à l'échelle de l'entité organisationnelle ou de
l'individu. Nous avons vu précédemment que cette opération était rendue possible par un ensemble
d'opérations de codifications. Ainsi pour Robert Castel, ces opérations conduisent à une
dématérialisation de l'individu : « même lorsque les sujets étaient traités en masse, ils restaient
dans l'espace de la présence et du regard, par lesquels ils demeuraient individualisés » (1981, p.
152). Castel précise également que « l'instauration d'un objectivisme technologique le dissout dans
une combinatoire abstraite d'éléments interchangeables » (ibid., p. 153).
Pour choisir encore un exemple qui nous permettra de rappeler nos précédents
développements, nous prendrons le cas de la façon dont les entreprises sont considérées du point
de vue des démarches orientées clients. Si l'axe des « services aux entreprises - résultant d'une
segmentation du marché et des activités économiques et sociales - est une orientation stratégique et
structurante de l'entreprise, il ne s'agit là que d'un ensemble encore très vaste donnant un angle
d'approche particulier de la clientèle, mais qui doit encore faire l'objet d'un découpage minutieux
pour arriver à construire diverses catégories au sein des entreprises. Ces catégories correspondent à
des groupes d'employés, dès lors considérés comme des individus aux statuts divers, mais étant
tous qualifiés en tant qu'utilisateurs de la technique. En se préoccupant ici de l'employé qui de
toute évidence à l'échelle d'une entreprise n'est ni l'acheteur direct, ni le prescripteur principal de la
technique, l'entreprise espère pouvoir élaborer une offre plus pertinente car construite en regard
d'une adéquation aux pratiques de ces acteurs. C'est le cas par exemple de certains services
destinés aux entreprises entrant dans la catégorie des systèmes d'information. Ce n'est qu'a
posteriori que la dimension d'usage individuel est couplée aux données économiques de
l'entreprise, aux études de marchés, aux stratégies marketing, dans le but d'élaborer des modèles
économiques qui cherchent à favoriser l'insertion des nouveaux services dans les entreprises.
Ainsi, pris dans un environnement personnel ou professionnel selon les démarches et les
projets de R&D, l'individu est toujours considéré par le biais d'un filtrage, en « entonnoir », de
groupes de populations, divisés et re-divisés jusqu'à ce que l'élément individuel soit atteint. En
cela, l'entreprise ne fait que reproduire un schéma établi il y a bien longtemps. La décomposition
du monde par la raison philosophique et scientifique est un principe établi par la pensée moderne,
sur lequel elle s'appuie pour produire des connaissances, et « presque aussi loin que remonte
l'histoire des idéologies et des mentalités, le travail scientifique y rencontre une production de
discours sur les principes de (di)vision du monde » (Neveu, 1990, p. 144). D'un point de vue assez
général donc, nous pouvons déjà noter que cette première étape de la production de connaissances
liées au client, relève dans cette démarche de déconstruction, d'un référent représentatif dominant
lié à l'évolution historique de la pratique scientifique.
327
a-
Caractéristiques stables et transverses
A partir de cette approche centrée sur l'usage et le comportement individuels, l'individu est
étudié sous divers angles, correspondant aux préoccupations des divers champs disciplinaires à
l'œuvre dans la conception de services. Il est toutefois possible de déterminer un certain nombre de
caractéristiques relativement stables attribuées à cet individu, caractéristiques qui sont également
transverses aux disciplines convoquées.
·
Un individu actif
Tout d'abord, l'individu est toujours considéré dans une dynamique qui est celle de l'action.
En sociologie ou en économie, le terme « acteur » est employé pour re-construire le champ étudié
ainsi que la figure type de l'individu actif au sein de ce champ d'activité, à savoir un être qui réalise
des tâches (ergonomie) et développe des usages (sociologie notamment) des outils à sa disposition.
Dans des approches plus systémiques, cet acteur est replacé au centre d'un réseau de relations
dynamiques. Dans tous les cas, comme le montre la démarche de l'institut IFOP qui entend
transformer des individus passifs en actifs innovants, le client est toujours considéré dans l'action.
Non seulement il est un individu ou une entité qui communique, mais il tend de plus en plus à être
un acteur social impliqué dans différents processus au sein desquels il endosse des rôles divers,
depuis le citoyen impliqué dans la vie publique, en passant par le consommateur éthique et
responsable, jusqu'à l'entreprise, représenté par son dirigeant, au cœur du réseau de relations
professionnelles d'un marché déterminé.
Une des activités des individus, particulièrement ciblée dans les démarches d'« entreprise
orientée client », est bien entendu l'activité de consommation. Défini en tant que consommateur,
l'individu est alors considéré comme un être subjectif placé en position de juge face à l'offre et qui
au travers de ces choix de consommation ou du pouvoir de prescription qui lui est reconnu, est
alors considéré comme un acteur de l'offre, et même un acteur du marché. L'individu est donc
étudié sous cet angle de l'acteur, qui au travers de ses pratiques sociales dont la consommation
n'est qu'un aspect, et dans des situations spécifiques (contexte d'usages, terrains d'études),
déclenche des interactions que les spécialistes étudient sous l'angle des besoins d'informations, ou
des outils et formes de communication. C'est donc l'acteur communiquant qui fait l'objet de toutes
les attentions.
Enfin, selon les approches, la notion d'acteur peut prendre une dimension autre au travers de
celle de partenariat. Dans la démarche de l'entreprise orientée client et plus particulièrement dans
les démarches participatives ou de co-conception, l'acteur devient un partenaire engagé dans
l'entreprise pour poursuivre avec elle un but commun. Nous avons vu également que le concepteur
328
dispose d'un statut identique au sein même de l'entreprise dite orientée client – statut défini par la
politique des ressources humaines - en tant que collaborateur et partenaire, c'est-à-dire adhérent
aux valeurs et enjeux que l'entreprise s'attribue, et même en tant que client interne de celle-ci,
formule qui indique la nécessité pour le bon fonctionnement de l'entreprise de maintenir une
relation de collaboration satisfaisant les deux parties. C'est notamment dans cet état d'esprit que
dans le domaine du management, la pratique du coaching a fait son apparition comme méthode
d'accompagnement au changement et de management des employés fondée sur le partenariat.
·
Un individu inventif
Dès lors que nous évoquons les choix de consommation, les préférences, les motivations, il
apparaît que l'individu n'est plus seulement considéré comme un être simplement agissant, mais
aussi, comme un être pensant, mu par des ambitions réfléchies. L'essor de la psychosociologie et
de la créativité en conception de services montre notamment que la dimension réflexive à l'œuvre
dans les pratiques sociales, fait désormais l'objet de toutes les attentions, et nous y reviendrons
d'ailleurs ultérieurement de manière plus approfondie. Avant, cela, nous souhaitons montrer qu'audelà de la dimension réflexive fort heureusement attribuée à l'individu, ce qui intéresse les
concepteurs, c'est bien entendu la valeur explicative qu'apporte le raisonnement de l'individu quant
à ses pratiques, mais aussi, et tout particulièrement dans le domaine de l'innovation de services, sa
capacité à imaginer, son caractère inventif. Depuis que la sociologie des usages a mis en avant la
notion de « détournements d'usages » (De Certeau, 1990) caractérisant la capacité des individus à
développer des usages des outils déviés de leur trajectoire prescrite, l'entreprise a compris qu'elle
pouvait tirer de cette capacité des ressources précieuses pour renouveler son offre.
Nous avons vu que plusieurs applications des théories de la créativité sont mises en œuvre
de façon très rationnelle dans la conception de services soit pour stimuler la créativité des
ingénieurs (brainstorming), soit pour profiter dans un cadre rationnel (le laboratoire), de la
créativité « intuitive » ou « stimulée » des clients participant à la conception de services. Mais ce
qu'il est plus particulièrement intéressant de noter ici, c'est la façon dont la créativité tend de plus
en plus aujourd'hui, à sortir des laboratoires et du cadre d'observation « clinique » pour être étudiée
dans sa relation directe aux activités sociales et dans une démarche toujours orientée vers
l'innovation de services, à travers notamment les analyses d'usages en situation. Par l'« émulsion »
résultant du croisement croissant des disciplines (sociologie, psychosociologie, ergonomie), c'est
tout autant la créativité mise en œuvre par les acteurs au sein de leur environnement quotidien qui
fait l'objet de toutes les attentions, que la créativité sollicitée hors contexte dans les laboratoires.
Cet investissement de la créativité, mise en œuvre au quotidien par les individus et passée par le
filtre de l'innovation du processus de conception de services, participe ainsi à une « gestion
329
marchande de la vie quotidienne » (Miège, 1997, p. 195)1. Les deux approches (laboratoire et
terrain) coexistent, mais il semblerait d'après nos observations que la « réalité » et la « richesse
situationnelle » du terrain l'emportent de plus en plus sur le cadre réduit du laboratoire, du moins
en ce qui concerne la créativité et l'inventivité que l'entreprise cherche à exploiter chez l'individu.
C'est en effet dans les observations sur le terrain que les détournements d'usages, significatifs de
cette capacité créative ont été mis en évidence dans les premières études d'usages des outils
domestiques (De Certeau, 1990). Pour l'entreprise, une difficulté est donc d'opérer un équilibrage
entre les pratiques de laboratoire et les pratiques de terrain, et de gérer cette dualité
méthodologique de façon à harmoniser le traitement de l'information à un niveau supérieur, c'est-àdire de façon à effectuer une exploitation croisée des résultats obtenus dans ces cadres
méthodologiques différents.
·
Un individu interconnecté
Nous avons déjà noté qu'au travers de la figure de l'individu actif, ou des approches
systémiques, l'individu est souvent considéré au cœur d'un réseau d'échange ou de relations. C'est
alors une représentation d'un individu en permanence « branché » ou « interconnecté » qui circule
dans les laboratoires de R&D. Boltanski et Chiapello (1999) utilisent le terme de client
connexionniste (s'illustrant par exemple à travers la figure du médiateur ou de celle du
prescripteur). A cette figure de l'individu interconnecté est associée une idéologie forte
précédemment évoquée, et tout aussi fortement soumise à la critique, celle de l'intelligence
collective soutenue par Pierre Levy (1994) qui place l'activité cognitive au centre de toutes les
activités et considère que « tout processus social et même micro-social peut être interprété comme
un processus cognitif ». Cette pensée s'accompagne de celle de la société de l'information - ou
« société post-industrielle à l'ère du savoir » (Bell, 1976) - qui depuis la fin des années soixante est
annoncée dans les discours de certains philosophes, scientifiques ou dans les discours des
politiques publiques, comme l'avènement d'une société plus décentralisée, à l'économie
recomposée par la nouvelle valeur économique de l'information et les nouveaux dispositifs
techniques de traitement de l'information ; une société informatisée et autogérée qui doit
s'accompagner de nouvelles formes de structuration du social. Dans cette conception, le traitement
de l'information se substitue aux activités de production industrielle et de manipulation de la
matière, et l'idée d'une substitution de la valeur de savoir et de connaissance, à la valeur de travail,
est fortement mise en avant. (Castells, 1998). Cette pensée se fonde également sur une
1
Bernard Miège fait notamment référence aux travaux d'Henri Lefebvre qui en 1968, développe sa
conception d'une « sociologie de la vie quotidienne » ; et insiste sur l'articulation croissante entre production
et consommation, favorisée notamment par le développement des réseaux (Miège, 1997, p. 195 à 202).
330
détermination selon laquelle l'information serait rendue plus accessible et ses échanges accrus et
par les technologies de l'information qui feraient de l'individu un être toujours plus interconnecté.
Réseaux et information se trouvent ainsi imbriqués dans un discours unifié et bien que celuici ne cesse de se diffuser, il nourrit parallèlement une critique sévère qui est devenue un axe
majeur de certains groupes de recherche en sciences de l'information et de la communication ou en
sociologie, dont les travaux à visée scientifique ou vulgarisatrice abondent dans les milieux
universitaires. Pour certains, la société d'information est « toujours aussi inconcevable » (Miège,
2002) ; pour d'autres, la «société de communication » en tant qu'ensemble de représentations
fondées sur des « promesses fédératrices de la société » n'est qu'un mythe qui nourrit toutes les
idéologies (Neveu, 1994). Ce thème est donc si présent que la critique se retrouve sans cesse
réinvestie dans les discours de ses promoteurs, au grand désarroi de ceux-là même qui l'émettent.
Aussi, pour Boltanski et Chiapello (1999, p. 209), « la facilité avec laquelle s'est répandue la
référence aux réseaux, la vitesse de diffusion des recherches spécialisées et les usages nouveaux
auxquels elles ont donné lieu, rend en outre hasardeuse toute tentative pour tracer une ligne de
partage ferme entre une utilisation "scientifique" et une utilisation "idéologique" des thèmes
réticulaires ».
Ainsi se retrouve très fréquemment dans les activités de R&D, la conception d'un individu
interconnecté composant des collectifs outillés par les TIC, et ce à diverses échelles y compris
l'échelle de la société. Favorisées par cette dimension « réticulaire », les figures liées à la mobilité
des individus foisonnent, comme l'illustre la figure désormais standardisée dans les discours
marketing, de l'individu nomade en situation de mobilité professionnelle. Pour donner un autre
exemple, citons le Momo (ou « mobile moral »), concept évoqué par exemple lors du salon de
l'auto 2002 (Mathiot, 2002), faisant référence à la figure d'un usager d'automobile, construite par
synthèse entre un marketing générationnel, une figure de l'individu mobile, ainsi qu'un discours sur
le « développement durable » ; et dérivée de la figure plus connue du Bobo (ou « bourgeois
bohème »). L'exemple de la figure du Momo qui flirte avec le grotesque, nous enseigne que la
vision réticulaire ne se limite pas à un plan purement socio-géographique (l'individu au cœur d'un
système de relations, entre des structures et des centres d'activités), mais elle renvoie également à
des structures de discours croisées (environnement, marketing, sociopragmatique) en ce sens que
les figures construites intègrent des éléments de discours produits par plusieurs catégories
d'acteurs.
Enfin, si nous examinons ces caractéristiques du point de vue des acteurs de la conception
de services, nous remarquons alors qu'elles s'appliquent tout autant aux concepteurs (clients
internes de l'entreprise), qu'aux clients externes de l'entreprise. L'ingénieur d'aujourd'hui, acteur de
l'entreprise est désormais au cœur d'un réseau d'interlocuteurs beaucoup plus diversifiés
qu'auparavant et il est donc possible de lui associer à l'identique cette représentation d'un acteur
331
créatif, communiquant et interconnecté.
b-
La figure caméléonienne du client
L'individu, tel qu'il est étudié et représenté en conception de services est donc presque
systématiquement considéré selon ces caractéristiques stables, qui de fait, orientent les
investigations et font toujours partie des canevas d'entretien avec les clients. Ces caractéristiques
correspondent évidemment à des centres d'intérêts forts pour l'entreprise dont le but est de
commercialiser des services de communication. Si le primat du sujet individuel ou de l'acteur sur
l'appartenance collective est promu par les nécessités des méthodes qualitatives qui de par leur
dimension explicative gagnent toujours plus en légitimité au côté des méthodes quantitatives,
l'individu reste néanmoins défini comme appartenant à une multitude de communautés, de
systèmes de représentation, de catégories, qu'il est supposé « représenter » lors des investigations.
Encore une fois, si les approches qualitatives ne bénéficient pas du pouvoir de représentativité, qui
est par exemple reconnu à la statistique grâce à la caution mathématique de la méthode, elles
fournissent néanmoins des résultats par cumul de données individuelles qui sont exploités par
transfert à des groupes de populations segmentées. En re-établissant ce rapport entre l'individu et le
groupe, les acteurs de la conception de services créent une relation de symétrie entre ces deux
échelles qui permet une manipulation complémentaire ou complémentée des deux approches.
Si nous avons souhaité effectuer un rappel de ces diverses caractéristiques transverses,
orientant l'étude des individus en conception, c'est parce que nous nous sommes aperçue que ces
critères sont également ceux par lesquels l'entreprise, après avoir déconstruit le social en une
infinie variabilité d'éléments, opère une reconstruction tout d'abord de l'individu sur la base de ces
caractéristiques, et à la suite, du social sous des formes qui permettent à l'entreprise de mieux
réaliser ses processus de conception et d'innovation. Les diverses caractéristiques de l'individu
constituant les objets d'études évoqués précédemment (actif, créatif, interconnecté), ne servent pas
uniquement à orienter les méthodes d'investigation ou les formes de segmentation. Elles sont
employées pour doter d'attributs les figures reconstruites, permettant de répartir l'individu dans des
catégories de statuts fonctionnels propres à l'activité de conception de services. Les acteurs de la
conception de services construisent ainsi (ou empruntent à d'autres), des figures concrètes
représentatives d'un individu type au sein d'un groupe type, et « la perception diffuse d'un enjeu
autour du client cède la place à un travail de figuration de celui-ci, de mise en forme d'une réalité
afin de mieux agir dessus… » (Ughetto, 2002, p. 99).
De la même manière que certaines caractéristiques dominent l'approche de l'individu,
certaines figures reconstruites à partir des études d'usage ou des évaluations de services sont
332
dominantes en ce sens qu'elles sous-tendent l'ensemble des constructions observées. En d'autres
termes, elles forment le socle sur lequel viennent se greffer d'autres caractéristiques permettant de
faire varier à l'infini les figures et de modéliser à la fois les comportements et les représentations
au travers par exemple, de la figure de l'utilisateur futur probable adoptée dans les phases précoces
de conception. Ces figures de l'individu acteur de la conception sont celles de l'individu expert,
décideur, ou encore prescripteur.
Nous allons montrer par la suite comment ces figures ont pu acquérir une légitimité dans
l'organisation, mais précisons à nouveau que ce que nous proposons ici n'est pas une nouvelle
forme de segmentation, une nouvelle typologie des modélisations, car nous ne pourrions être
exhaustive tant celles-ci sont nombreuses comme nous l'avons montré dans la deuxième partie de
ce projet de recherche. Nous cherchons au contraire à montrer comment à partir de structures de
discours bien en place dans la conception de services, les acteurs peuvent manipuler une grande
diversité de représentations. Si l'on considère l'ensemble des figures précédemment analysées,
nous constatons que l'individu modélisé est à la fois un être sensible et cognitif, renvoyant à des
aspects plus particulièrement étudiés par la psychosociologie et les sciences cognitives. C'est aussi
une personne morale dotée de droits, qui s'exprime à travers la figure du consommateur, un sujet
conscient et réflexif tel qu'il est considéré en psychanalyse, ou encore un citoyen impliqué dans la
vie politique de la société. La conception de services est donc un lieu où se retrouvent les diverses
approches de l'être humain et la figure du client est la synthèse d'une multitude de représentations
de l'individu ; elle est une notion abstraite et englobante, généraliste, qui devient ici l'instrument
« idéal » pour multiplier ces classements à souhait et pour opérer en permanence ce « remodelage
des représentations » (Neveu, 1990, p. 150). Elle est la notion ensembliste dans laquelle chacune
de ces conceptions a la chance de trouver une légitimité dans quelque domaine que ce soit,
puisqu'elle servira toujours les intérêts du marché réifié.
Ainsi, l'être humain devient un individu puzzle (Bicaïs, 2004), décomposé et recomposé dans
de multiples logiques de dichotomie. Dans la dynamique du processus de conception de services
évolutif, marqué par une nécessité de renouvellement (tant des pratiques de l'entreprise que de
l'offre destinée au marché), cette figure est constamment changeante. Elle s'adapte ainsi au
contexte dans lequel elle est construite, au point d'en devenir non seulement puzzle mais aussi
caméléonienne2 (Defuans, Ledun, 2003). La littérature scientifique en sciences humaines et
sociales dans les dix dernières années, nous confirme encore cette multiplicité de l'être humain :
non seulement l'Homo oeconomicus, au cœur des théories économiques, mais aussi sociologicus
(Boudon, 1984), « homme pluriel » (Lahire, 1998), où sujet dissolu et « homme sans gravité »
2
On trouve dès 1996 en France cette idée d'un consommateur caméléon qui exprime surtout la
diversité et la non linéarité des comportements du consommateur dans ses préférences et ses actes d'achat (Cf.
Dubois, 1996)
333
(Melman, 2002), tout concourt à une définition toujours plus éclatée de l'être humain, avec toutes
les oppositions et les complémentarités que cela suppose entre ces définitions et dans une
démarche qui rompt avec certains référents traditionnels des sciences sociales, comme les « classes
sociales » par exemple. Adopter un terme pour qualifier cet être humain décomposé fait entrer
celui qui s'interroge dans une école, le contraint à se plier à une logique de pensée.
De la même manière que l'écrit Castel à propos des politiques préventives de gestion du
social dans les années quatre-vingt qui « déconstruisent ainsi le sujet concret de l'intervention pour
le recomposer à partir d'une configuration d'éléments hétérogènes » (Castel, 1981, p. 146),
l'entreprise réalise un processus permanent de déconstruction de l'individu et de re-construction du
client multiforme (Bicaïs, Defuans, 2004). Cette déconstruction des catégories et la construction
de nouvelles catégories à partir d'individus modélisés, nous montre une facette bien moderne du
processus suivi par l'humanité depuis ses âges les plus anciens, car comme le formule si bien Louis
Dumont (1983, p. 254), « l'homme s'est distancié de la nature et de l'univers dont il fait partie et a
affirmé sa capacité à remodeler les choses selon sa volonté ». L'exemple de la conception de
services nous semble être une parfaite illustration de cette affirmation. En construisant et posant
ses propres objets très spécifiques au domaine de la conception de services, l'entreprise développe
sa vision du monde et du social, selon une logique que Castoriadis (1999, p. 336) décrit ainsi : « Le
faire/représenter social présuppose toujours et se réfère à des objets distincts et définis, pouvant
être collectés et former des touts, composables et décomposables, définissables par des propriétés
déterminées et servant de support à celles-ci ».
Ajoutons que ces catégories nouvelles et instables ne se limitent pas à satisfaire de simples
ambitions descriptives ou explicatives. L'individu n'est jamais considéré comme un électron libre
dans un système chaotique, bien au contraire. Non seulement l'environnement dans lequel il évolue
est décrit en finesse, mais les trajectoires qu'il suit sont également définies par un ensemble de
critères et par un statut particulier. Déjà actif dans des sphères sociales déterminées, l'individu
client est doté d'attributs fonctionnels qui permettent aux spécialistes d'établir les directions de sa
trajectoire au sein de l'espace social. Tantôt expert, tantôt partenaire, tantôt réfractaire, etc., les
attributs dont est doté cet individu mettent en évidence le caractère totalement fonctionnel de
l'approche du client dans les laboratoires de R&D. Ainsi, se défendant d'une approche
fonctionnelle du point de vue de l'élaboration purement technique des services, l'entreprise opère
néanmoins un déplacement en appliquant cette logique fonctionnelle à l'étude des populations. Ce
n'est plus la fonction technique qui est utilisé comme argument directeur des projets de services,
mais bien la fonction sociale qui correspond à l'usage prescrit du service. Ce que nous soulignons
ici n'est pas l'émergence de nouvelles normes d'action dans le domaine de la R&D mais plutôt un
déplacement de celles-ci, déplacement qui indique la persistance d'une logique fondée sur un
334
objectif stable et immuable, celui de la production de services selon une logique fonctionnelle.
I.2. Le « profil » entre individu et masse
a-
La remise en cause de la notion de classe sociale
Cette évolution des méthodes de segmentation et de catégorisation, ou encore des techniques
d'investigation des populations, est significative d'un phénomène plus général qui se traduit
souvent par une remise en cause de la notion même de classe sociale qui a dominé l'étude des
populations jusqu'à ces dernières années. Cet argument est différemment qualifié de « crise du
système symbolique du classement » (De Gaulejac, 2003), ou encore de « panne de systèmes de
représentations qui structuraient depuis un siècle l'imaginaire collectif » (Neveu, 1990, p. 153),
mais il semble que, quelque soit l'expression employée pour le désigner, celui-ci soit plutôt partagé
dans les diverses disciplines des sciences sociales.
Les classes sociales comme groupes d'individus sont issues d'un découpage de la réalité qui
en toute logique, ne peuvent se définir que dans un rapport de classes (Durkheim, 1971). Cette
notion, centrale dans la théorie marxiste continue aujourd'hui d'alimenter bon nombre de théories
sur les inégalités sociales. Or ce rapport tend parallèlement à être remis en cause depuis quelques
décennies, sous l'impulsion de ce qui a été décrit comme « la crise de l'identité ouvrière »,
accompagnée de la « crise du syndicalisme ». Ainsi, le système dominant de représentation des
groupes sociaux aurait touché à sa fin avec l'ère dite post-industrielle. Erik Neveu souligne aussi
que d'autres facteurs auraient favorisé cette transition dans les représentations, en évoquant l'essor
de nouveaux modèles, entrant en concurrence avec les précédents, grâce à l' « irruption sur le
marché du travail de bataillons d'acteurs armés de diplômes universitaires, de prétentions
corrélatives et d'une expérience en matière de formalisation et de diffusion de nouvelles
représentations de la société et des modèles d'achèvement désirables » (Neveu, 1990, p. 149).
Que la bourgeoisie ou les classes ouvrières existent encore ou non, ce n'est pas ici le débat
que nous souhaitons ouvrir, malgré l'intérêt de la question. Plutôt que de savoir si les classes
sociales du marxisme ont ou non disparu, nous préférons pour le travail qui est le notre, mettre en
évidence le fait que d'une part les classifications traditionnelles s'estompent et que d'autre part, la
multiplication des formes de catégorisation du social rend le découpage de la réalité par les
classes, fondées avant tout sur un critère statutaire (économique et social), de plus en plus
complexe et obscur, et ce, en raison de changements majeurs qu'a connu la société depuis les
premières théories de classes chez des économistes tels que Ricardo [1817] au début du XIXème
siècle ou encore dans les travaux de Marx [1867] sur la lutte des classes. Les classes sociales ont
été à partir des années soixante, un des grands instruments de l'analyse économique ou
335
sociologique, mais il est évident qu'aujourd'hui les figures du travailleur et de l'ouvrier par
exemple, ou d'un autre point de vue celle de la « ménagère de moins de cinquante ans »,
correspondant à des catégories socioprofessionnelles (CSP) issues plus ou moins de cette logique
de classes, ne sont plus des références significatives pour les industriels et les analystes
scientifiques, dont les méthodes se sont enrichies d'une plus grande diversité de critères d'analyse
des populations, et qui ont subi l'influence de théories et d'approches nouvelles, centrées
notamment sur les interactions. C'est ce que notent Boltanski et Chiapello (1999, p. 383) en ce qui
concerne la sociologie par exemple :
« Dans les années 1960-1980, les analyses en termes de classes, catégories, groupes
socioprofessionnels, etc., ont joué un rôle central dans le développement rapide de la
sociologie française. La nomenclature des CS3 est l'armature sur laquelle viennent se
greffer des masses de données accumulées par des organismes d'études publics ou
privés qui nourrissent les interprétations sociologiques. Or les analyses en termes de
classes sont devenues beaucoup plus rares depuis le milieu des années quatre-vingt,
c'est-à-dire, paradoxalement, durant une période où les changements très importants
qui ont affecté l'activité économique posent la question des effets qu'ils ont pu exercer
entre les classes et les relations entre les classes ».
Ainsi, donc la notion de classe se voit peu à peu remplacée par celle de catégorie socioprofessionnelle (CSP) caractérisant l'intégration dans cette logique de classement des habitudes de
consommation supposées. Et nous avons montré dans nos précédents développements que les CSP
tendent elles-mêmes à être remplacées par d'autres notions englobant des critères plus nombreux.
Les changements de la société d'un côté, et la pratique de segmentation de l'autre, rendent
les classifications désuètes et incomplètes. Les facteurs à l'origine de ces changements sont
nombreux, et nous ne tenterons pas ici de les énumérer, mais certains semblent plus évidents que
d'autres, tels que notamment, et en terme purement économique, l'importance prise par la classe
dite « moyenne » qui vient déstabiliser le système longtemps figé des classes et jusqu'alors
dominant ; ou d'un point de vue plus sociologique, l'harmonisation des pratiques de la grande
consommation, confrontée à l'individualisation des pratiques (Miège, 2004), la décomposition des
familles, l'essor des activités tertiaires et la reconfiguration du secteur de l'agriculture, etc.
Nombreux sont les critères participant à cette mise en question des classes sociales4.
Erik Neveu (1990, p. 145) évoque ainsi une sorte de désordre dans les représentations
dominantes et le système de classement des individus :
« Les célébrations de la société de communication ne cachent pas le déclin d'une
forme de transparence, celle d'un ordre où les acteurs sociaux sont assignables à des
positions claires et précises ("ouvrier", "bourgeois", "noble"). Le processus de
complexification de la division sociale du travail contribue à ce sentiment de flou. Le
3
Catégories Sociales
L'article de Xavier Molénat (2003) propose un panorama synthétique de la pensée actuelle sur les
classes sociales.
4
336
jeu des médias électroniques, qui diffusent des modèles culturels bien au-delà du
cercle initial de leurs inventeurs, agit aussi dans le sens du brouillage des repères. Les
transformations de la scolarisation, l'érosion des idéologies fondées sur une
conscience de classe ont aussi contribué au recul d'un état de la société où les
différences sociales étaient immédiatement lisibles dans les vêtements, les
consommations culturelles, les engagements politiques ».
Ce phénomène s'illustre ainsi dans le milieu industriel par la multiplicité des formes de
segmentation qui se développent. Bernard Miège parle d'une « fragmentation des publics et des
acteurs » (Miège, 2003) qui ne cesse de s'accentuer, selon des modalités complexes et avec des
catégories désormais difficiles à saisir. D'un point de vue général, cet éclatement de la
catégorisation rend toute appréhension globale impossible, ou dirons-nous, plutôt indéterminable
car perpétuellement changeante. En revanche, le processus sous-jacent à cette transformation peut
selon nous être appréhendé. Par exemple, l'essor de la logique de l'usage dans la conception de
services décrit dans les précédents chapitres, illustre un des rouages de ce processus ainsi que le
« caractère mouvant et inventif » (Cochoy, 2002) des pratiques d'affiliation des publics à ces
catégories. Le flou régnant autour des systèmes de représentations est donc à attribuer au jeu même
des acteurs et à la dynamique des processus de production, qui ne cessent de produire de nouvelles
figures du client ou du consommateur, selon les besoins et les stratégies de l'offre sensée s'appuyer
elle-même sur les besoins des clients. L'incertitude du marché, la compétition entre les acteurs sont
les moteurs de ce processus inventif. Comme le souligne Fabien Ohl, le flou qui règne autour de
ces représentations est entretenu par ceux-là même qui le génèrent :
« ce processus de diversification des identifications et des expériences sociales
conduit-il à une fragmentation du consommateur ? C'est ce que Gabriel et Lang
(1995) suggèrent : à travers une remarquable description des différentes figures du
consommateur (décideur, communicant, explorateur, en quête d'identité, hédoniste,
etc.), ils indiquent qu'il serait devenu insaisissable, ingérable, et imprévisible. Les
évolutions que nous avons observées ne nous amènent pas à la même conclusion. Les
figures du consommateur ne sont pas distribuées ni articulées de façon aléatoire, elles
sont au contraire dépendantes d'usages sociaux bien identifiables » (OLH, 2002, p.
39).
Pour saisir cette multitude de catégories il est donc nécessaire de procéder à l'observation
des pratiques des industriels qui sont à l'origine de leur diffusion. La connaissance des stratégies
de ces acteurs et des méthodes qu'ils mettent en œuvre vis-à-vis de la manipulation des
représentations rend en effet possible l'appréhension de ces catégories fluctuantes, instables, d'un
point de vue général et englobant.
b-
Individualité et universalité
C'est sans doute pour faire face à cette désagrégation des classifications traditionnelles du
social et à la multiplication des micro-segmentations, que montent en puissance les pratiques de
337
profilage, à l'image des « sociostyles » développés par le publiciste et consultant Cathélat. Le
regard n'est plus porté sur des groupes d'individus, mais sur des profils d'individus plus ou moins
généralisables et extensibles aux diverses activités ou configurations de production, industrielles
ou tertiaires. Eric Neveu nous rappelle les arguments développés par le CCA5 :
« Prétendant lutter contre des "classes unidimensionnelles et dogmatiques", les
théoriciens du CCA utilisent quantités de variables culturelles pour "dresser une
nouvelle cartographie sociale sur les décombres des classes d'hier, disloquées comme
banquise au grand dégel de la (post) modernité" » (Neveu, 1990, p. 139).
Du point de vue en effet de la conception de services, les acteurs sont confrontés à une
difficulté récurrente, qui est de produire des services destinés à des masses (segments de marché)
afin de toucher un maximum d'individus et de les rentabiliser en couvrant les capitaux mis en
œuvre. Or l'intégration du client et des stratégies marketing toujours plus orientées vers la
personnalisation des services et la satisfaction de « besoins individualisés » impose aux
concepteurs un travail aux antipodes de la notion de masse qu'implique pourtant le marché. Si la
classification est un moyen essentiel pour aborder les cibles marketing, elle génère également une
certaine complexité de ce point de vue. La notion de profil permet de faire ressortir cette
individualité dans les représentations des populations. On retrouve ici ce besoin d'« humaniser » la
figure du client tel que nous l'avons décrit en conclusion de la deuxième partie de notre travail de
recherche. La dimension comportementale associée à la notion de profil permet un entendement
plus aisé de la catégorie dynamique dressée. Elle offre un argument de conviction pour les
spécialistes du marketing qui peuvent y percevoir le moyen de coupler deux dimensions
stratégiques de la diffusion de l'offre, c'est-à-dire l'atteinte de la masse, et la réponse à des besoins
dits « individualisés », et ce grâce à l'universalité de la figure :
« Les "tribus" suggèrent l'existence de nouveaux groupements sociaux aux dimensions
universelles et les "bobos" (bourgeois-bohêmes) – expression lancée par le journaliste
D. Brooks (2000) et récupérée par le marketing – s'imposent comme une nouvelle
catégorie d'identification. Mais c'est moins le statut économique et culturel qui les
définit que les styles singuliers de consommation » (Ohl, 2002, p.32).
Nous constatons alors que la notion de classe n'est pas ici anéantie car les catégories
demeurent mais on leur ajoute une dimension individuelle qui permet de croiser les échelles
d'analyse. Par ailleurs, la volonté de faire ressortir des études à dimension sociologique une forte
individualité s'observe également dans les travaux de certains sociologues. Ainsi Bernard Lahire
dont les travaux portent sur la production de portraits sociologiques (2002) s'appuyant sur les
« variations intra-individuelles des pratiques culturelles », ou encore les « dissonances culturelles »
(2004), nous dit à propos de ses travaux que :
5
Centre de Communication Avancée.
338
« Il ne s'agit pas davantage de renoncer à classifier les individus en groupes ou en
catégories en raison d'une prétendue "disparition" des groupes ou des classes (thème
bien connu et faisant malheureusement partie aujourd'hui du sens commun bien peu
savant dont se nourrit une partie des sociologues français ou nord-américains). Et il
est encore bien moins question d'ajouter une voix supplémentaire au chœur, déjà bien
fourni, qui entonne régulièrement le champ de l'individualisme contemporain. Penser
que construire scientifiquement une sociologie des socialisations individuelles est
incompatible avec une théorie des classes sociales serait aussi subtil que d'imaginer
que l'étude des atomes ou des molécules implique logiquement la négation de
l'existence des corps ou des planètes » (Lahire, 2004, p. 19).
Ce point de vue conforte donc notre analyse selon laquelle les classes sociales, sans avoir
totalement disparu, se trouvent aujourd'hui confrontées à de nouvelles approches des populations
qui viennent se superposer, ou bien s'entrecroiser avec des méthodes plus traditionnelles, que ce
soit dans le domaine restreint de la conception de services ou plus largement dans les travaux en
sciences humaines et sociales.
c-
Le dynamisme de la notion de profil
Les notions de portraits ou de profils recèlent donc selon leurs divers détracteurs, un
argument d'universalité plus fort que celle de classe. Mais là n'est pas la seule différence. En effet,
nous pouvons également considérer qu'avec la notion de profil plus particulièrement, les
représentations du client développent un caractère plus dynamique. Le dynamisme tient à ce que le
profil est une figure aux contours plus flous, mêlant des caractéristiques fluctuantes en interaction,
qui génèrent donc un certain mouvement au sein de la figure elle-même (variation des
représentations, dimension temporelle de la vie quotidienne en opposition à des données
statistiques prise à un temps "t" par exemple). Plus qu'un simple portrait, le profil permet
d'introduire une durabilité à la figure construite, qui ne l'empêche pas d'évoluer mais selon une
dynamique lente et sans rupture réelle. Le dynamisme est donc également fourni par une figure
« en mouvement », qu'il est plus aisé de modéliser au futur, dans une démarche anticipative. En
conséquences, quel que soit le contexte dans lequel sont élaborés les profils, il faut retenir que le
profilage des individus « implique une imputation sur leur conduite future » (Castel, 1981, p.
147).
Dans la conception de services, la figure du profil de client doit donc être considérée comme
un outil permettant de mieux projeter l'innovation dans le champ social en donnant à la
modélisation des arguments plus « plausibles » grâce à la dimension à la fois stable sur certains
critères, et évolutive ou dynamique des représentations. Ceci explique pourquoi dans la
prospective de services de l'entreprise France Télécom, les profils sont plus particulièrement
utilisés pour projeter les environnements et les situations d'usages des futurs services dans une
339
stratégie diffusionniste, au travers par exemple, du profil à géométrie variable de l'« adopteur
précoce ». Ce qui est marquant, c'est finalement la volonté présente dans les démarches
d'élaboration de profils, de rompre ou plutôt d'estomper les frontières qu'établissent les pratiques
de segmentation et de catégorisation, bien que l'objectif d'assignation des individus à des référents
communs demeure. L'entreprise tend à élaborer des figures aux contours plus mouvants, moins
fermement délimités, et cette volonté se retrouve notamment dans d'autres expressions employées
au sein de la conception de services, et de la prospective en particulier, telles que les « sphères
sociales », qui s'opposent aux notions de secteurs ou de domaines d'activités et qui permettent
notamment d'inclure dans ces représentations une certaine perméabilité des ensembles (rendant
ainsi, par exemple, l'interpénétration des pratiques professionnelles et privées plus faciles à
intégrer dans les études concernant ces « sphères »). Nous pouvons formuler les mêmes
observations concernant l'expression de « communication entrelacée » apparue à la fin des années
quatre-vingt dix et issue de travaux inspirés du courant de la sociologie de l'innovation, désignant
la multiplicité des outils utilisés pour communiquer dans des contextes hybrides mêlant sphère
professionnelle et privée6. Cette expression est au début de l'année 2005, intégrée au discours du
directeur de la R&D de France Télécom, qui l'insère parmi les priorités que doivent se donner les
acteurs de la R&D.
II. IDENTITE ET SUJET
Cet ensemble d'analyses que nous réunissons ici autour du thème de la conception de
services de télécommunication gagne à être rapproché de certaines analyses sociologiques. En
effet, mettre en évidence l'émergence de la pratique de « profilage » ou (« profiling ») ne nous
instruit pas plus sur l'impact réel que des telles pratiques peuvent avoir sur l'évolution plus large du
social, question qui est en partie à l'origine de notre recherche. La question qui nous préoccupe à
présent est donc de savoir comment concrètement, la figure du profil et plus largement les
pratiques de distribution des individus dans des catégories, permettent de mieux agir sur les
populations. En quoi, effectivement, ces figures, catégories ou profils permettent-ils réellement
d'avoir une prise plus directe sur les individus ? Nous tenterons d'apporter des éléments de réponse
en étudiant ce que l'analyse du terrain de la conception de services peut nous apporter.
Convaincre les décideurs du marketing stratégique ou offrir plus de lisibilité du social aux
acteurs de la conception ne sont pas selon nous les seules ambitions que nous pouvons attribuer à
6
Un numéro de la revue interne « Us@ges » de France Télécom Recherche et Développement
consacre à ce propos une série d'articles sur la notion d'« entrelacement » (numéro de novembre 2004).
340
la notion de figure profilée du client. Le profil est non seulement un instrument qui offre plus de
visibilité aux décideurs, aux concepteurs ou aux spécialistes du marketing dans l'entreprise, mais il
vise également à susciter de la part des individus une adhésion à cette image construite pour lui et
à travers lui. Une dialectique de forme nouvelle vient donc se superposer à celle que la notion
d'usage introduit déjà entre les populations et les acteurs industriels. Cette dialectique qui est en
rapport avec la dimension communicationnelle des pratiques de conception de services, se fonde
sur le processus à l'œuvre dans l'identité, notion qui peut sans doute nous éclairer sur le lien qui
s'établit entre les catégories construites et les individus. Pour aborder cette notion, il nous semble
indispensable de l'envisager sous l'angle de la psychologie.
II.1. Psychologies et relations
Si « l'identité est un phénomène qui émerge de la dialectique entre l'individu et la société »
(Berger, Luckmann, 1996, p. 237), elle est aussi une notion issue de l'émergence d'un ensemble de
théories qui ont conduit la psychologie et/ou la psychanalyse à devenir des disciplines influentes
pour comprendre le monde et la place de l'individu dans ce monde, et à la placer au rang de champ
d'étude central pour nombre d'autres disciplines.
a-
La « culture psychologique » et l'altérité du sujet
Depuis les années soixante-dix, la psychologie a connu un essor sans précédent. Robert
Castel qui a étudié ce développement de la discipline, remarque au début des années quatre-vingt
que « nous assistons à l'avènement de stratégies inédites de traitement des problèmes sociaux à
partir de la particularité des individus » (Castel, 1981, p.14).
Plus particulièrement cet auteur met en évidence l'importance qui est accordée à la
subjectivité, notamment dans les pratiques des institutions publiques, mais plus largement aussi
dans l'ensemble de la société :
341
« Depuis les transformations que connaît la "gestion des risques sociaux" par les
institutions (critique de la médecine mentale, anti-psychiatrie, luttes anti-répressives)
jusqu'à celles qui concernent la gestion des "fragilités individuelles" par les nouvelles
technologies sensées permettre une réalisation du sujet, tout concourt à l'ancrage dans
la société d'un nouveau statut de la subjectivité "libérée" et de la subjectivité
recomposée par les nouvelles technologies » (ibid, p. 16)7.
Cette tendance à la réification de la subjectivité, émergeant dans les années soixante-dix et
que nous avons déjà partiellement évoquée dans notre deuxième partie à propos de la formation
des théories de l'usage, nous semble se poursuivre aujourd'hui. L'émergence d'un intérêt accru pour
la subjectivité est souvent rapportée à la perte actuelle des valeurs et des références sociales par
lesquelles les individus recherchent un sens à leur existence et partent à la conquête d'eux-mêmes.
La dualité de la cause à la fois individuelle et sociale est exprimée ainsi par Robert Castel :
« L'égoïsme du repli est moins une structure de la personnalité qu'une position-refuge
commandée par certaines transformations sociales. Désinvestissement du social et du
politique d'un côté, surinvestissement du psychologique de l'autre : la place de la
culture psychologique est dans le creux laissé par cette dialectique » (ibid, p. 194195).
Il est d'ailleurs intéressant de mettre en parallèle le tournant vers l'interdisciplinarité que
connaissent les pratiques en conception de services, avec le phénomène similaire qui se produit
dans le champ de la démarche thérapeutique, qui s'oriente progressivement vers une recherche
interdisciplinaire expérimentale associant les champs de la physique et de la chimie à ceux de la
psychologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse (ibid, p. 114). L'omniprésence aujourd'hui de
la psychologie dans les institutions, de même que la recrudescence des praticiens de la
psychanalyse témoigne de l'envergure prise par la subjectivité. Le monde du travail en particulier
est devenu un terrain d'exercice privilégié de ces disciplines.
Le sujet renvoie par ailleurs à la notion d'altérité. En ce que le sujet cherche à développer
son identité, il se positionne nécessairement par rapport à autrui. Ainsi, par exemple, le
développement des compétences sociales que l'on souhaite promouvoir chez les salariés, témoigne
7
Castel montre également comment la psychanalyse (lacanienne surtout) qui connaît un essor dans la
même période a participé en tant qu'« idéologique psychanalytique » conquérant les milieux politiques de
gauche et l'intelligentsia (ibid, p. 26 et 159) à cette ré-émergence du sujet, de par son caractère "subversif"
qui lui a permis de se légitimer dans le contexte politique de l'après 1968, et non "répressif" en opposition
justement à la psychologie (Castel, ibid, p. 26-27).Selon Castel, « La psychanalyse devient alors le principal
vecteur de propagation d'une culture psychologique, qui […] débouche sur les terrains mal balisés de la
"thérapie pour les normaux", au-delà de la coupure qui sépare le normal du pathologique » (ibid, p. 101). De
plus, avec la professionnalisation diversifiée de la pratique psychologique et sa banalisation progressive, la
psychanalyse peu à peu se voit dépossédée du "contrôle" qu'elle exerçait jusqu'alors sur le processus de
diffusion de la "culture psychologique" dans la société (ibid, p. 155 ), au profit de "nouvelles thérapies"
(reposant par exemple sur la conception d'une "énergie bio-physique") qui se posent en alternative à une
psychanalyse en crise. Néanmoins, "la vulgate psychanalytique est devenue le principal langage de base du
codage psychologique de l'existence" (ibid, p. 158).
342
de cette volonté de contrôler la part d'altérité des individus en mettant l'accent sur les capacités du
sujet à communiquer et élaborer des stratégies relationnelles avec autrui. En invitant l'individu à
réfléchir sur lui-même, à développer sa propre réflexivité, c'est son rapport à autrui qui s'en trouve
exploré. Cette notion d'altérité est d'ailleurs au cœur du projet de Castoriadis (1975, p. 137-138)
qui exprime son idée ainsi : « Je désire qu'autrui soit libre, car ma liberté commence là ou
commence la liberté de l'autre et que, tout seul, je ne peux être au mieux que "vertueux dans le
malheur" ». Pour Castoriadis, cette liberté recherchée passe par l'autonomie des individus qui ne
peut exister que dans un rapport d'altérité : « L'autonomie n'est donc pas élucidation sans résidu et
élimination totale du discours de l'Autre non su comme tel. Elle est instauration d'un autre rapport
entre le discours de l'Autre et le discours du sujet » (ibid, p. 155). Ainsi pour l'auteur,
« l'autonomie n'est concevable, déjà philosophiquement, que comme un problème et un rapport
social » (ibid, p. 159), ou encore :
« c'est parce que l'autonomie n'est pas élimination pure et simple du discours de
l'autre, mais élaboration de ce discours, où l'autre n'est pas matériau indifférent mais
compte pour le contenu de ce qu'il dit, qu'une action intersubjective est possible […] »
(ibid, p. 159).
Cette analyse place donc la question de l'altérité, et donc de l'identité au cœur de la
problématique sociale. Le lien entre sujet et société est donc établi par ce rapport d'altérité et la
notion même de sujet ne peut être considérée que dans une dimension sociale.
b-
La culture relationnelle
Pour en revenir à la thèse de Castel (1981), notons que les nouvelles thérapies issues de la
psychologie, en promouvant la capacité du sujet à exploiter son propre potentiel pour se réaliser,
ont porté les mouvements subjectif et intersubjectif à un nouveau stade de leur développement
dans la société. C'est de la « volonté » individuelle dont il est ici question et qui rejoint la quête
identitaire déjà évoquée, conduisant les individus à se confronter sans cesse au monde pour trouver
leur place dans la société. Cette volonté, François Jullien écrit que « la pensée européenne a
convergé pour la dresser en capacité d'affrontement vis-à-vis du monde, pour l'ériger en pouvoir du
sujet de s'affirmer et de (se) réaliser. » (Jullien, 1996, p.223). Loin d'une conception machiavélique
du sujet qui chercherait à « s'imposer au monde » pour « imprimer » son « ordre des choses »
(ibid, p. 222), la volonté individuelle est avant tout promue comme le moyen de s'auto-réaliser
dans le monde avec le concours de dispositifs spécialement développés à cet effet, car comme le
souligne Robert Castel, « il est plus facile de changer ses désirs que l'ordre du monde : la formule
n'est pas nouvelle, mais, ce qui est nouveau, c'est la disposition de techniques psychologiques pour
changer un impératif de morale provisoire en programme permanent. » (Castel, op. cit., p. 189).
343
Grâce à ce mouvement, c'est une rationalisation progressive de la totalité de l'homme qui
s'étend donc dans la sphère privée, au-delà du pathologique, répondant à ce que Robert Castel
appelle une « demande d'attention relationnelle » s'inscrivant dans l'essor d'un véritable « marché
des biens de santé » (ibid. p. 175). Autrement dit, « pour se développer, il faut, littéralement,
investir et travailler, faire fructifier son potentiel humain. Emerge ainsi la possibilité de faire
effraction dans les sphères de l'existence privée, de l'intimité qui avaient échappé à de précédentes
entreprises de rationalisation segmentaire » (ibid, p.170-171).
En sociologie des usages par
exemple, la subjectivité est évoquée au travers des processus psychologiques à l'œuvre dans les
pratiques sociales. Dans son habilitation à diriger des recherches, Josiane Jouët, parlant des
pratiques, remarque que « leur commun dénominateur semble être la production de soi, l'auto
engendrement » et qu'elles témoignent de « la corrélation qu'introduit la société technologique
entre subjectivisme et technicisme »8 (Jouët, 1992, p. 94). A partir de l'exemple de l'usage du
téléphone mobile, Magali Bicaïs (2004) avance que cet outil se présente à la fois comme une
prothèse (en marquant la singularité, la différence grâce à l'usage personnalisé) et une synthèse
d'une existence individuelle (en ce que le comportement d'usage révèle une part de l'individu).
D'un autre point de vue, nous pouvons noter que les spécialistes du marketing ont également su
s'emparer des travaux réalisés par les psychologues pour élaborer de nouveaux modèles en
postulant par exemple que « le concept de soi, qui est le représentant subjectif de la personnalité,
est un bon prédicteur des comportements futurs […] En marketing, une relation de congruence a
été démontrée entre l'image de soi et l'image du produit préféré, choisi ou consommé » (Zouaghi,
Darpy, 2003, p. 4). C'est pourquoi notamment, au travers de la mise en valeur des produits ou par
la publicité, les spécialistes du marketing cherchent souvent à conforter « l'estime de soi » chez le
consommateur.
Le psychologique a donc investi le social en réponse à ce que nous avons évoqué plus haut
soit la crise des systèmes de classements et le désordre dans les représentations dominantes. Le
Goff parle ainsi d'une « psychologisation des rapports sociaux » dont le harcèlement moral par
exemple serait révélateur, et qui serait selon lui « symptomatique d'une crise des pouvoirs et des
institutions qui ont de plus en plus de mal à assumer leur rôle » (Goff, op.cit., p. 158) Ainsi le
psychologique viendrait à la rescousse d'un social désordonné, n'offrant plus suffisamment de
repères stables et structurants aux individus dans leur quête identitaire. Selon Castel, cette
tendance est donc caractérisée par une « inversion des rapports du psychologique et du social »
(Castel, op.cit., p. 192). D'autres parlent d'une « culture du narcissisme » (se référant au
mouvement apparu aux Etats-Unis à la fin des années soixante-dix) caractérisant ce repli de
8
Citation empruntée à Louis Quéré (1982).
344
l'individu sur son intérieur psychologique : « C'est l'individu hypermoderne dans sa version
narcissique, i.e., l'individu par excès de subjectivité évoqué par Marcel Gauché, inventant sa vie à
chaque moment » (Godard, 2003, page 34). Selon certains points de vue donc, l'identité en ce
qu'elle s'appuie sur une nécessaire relation d'altérité, ne peut être qu'une identité sociale. La
manipulation de l'identité en tant que notion scientifique peut dès lors être considérée comme une
tentative de réhabilitation du sujet dans le social parce que précisément, l'identité recèle une valeur
d'échange.
c-
Identité sociale et représentation
La valeur d'échange de l'identité est par exemple au cœur de la réflexion de Louis Dumont
selon laquelle « […] les hommes n'échangent pas comme nous aurions tendance à penser des
choses, mais mêlé inextricablement et de manière invisible à ces "choses", quelque chose d'euxmêmes » (Dumont, 1983, p. 250). Nous avons déjà vu par ailleurs en étudiant la notion d'usage,
que des valeurs et des modalités d'usage étaient incorporées dans la technique. Avec la sociologie
des usages, l'identité sociale de l'individu prédomine. L'individu n'est pas un être passif que l'on
pourrait considérer à tort comme assigné définitivement à une « identité sociale codifiée »
(Mallein, 1996, p. 71) mais un être dont l'identité se manifeste dans ses modes de consommation et
dans ses pratiques sociales plus généralement. Ainsi l'identité peut être également considérée
comme une notion dynamique investie dans les pratiques sociales, de sorte qu'à travers elles,
« l'usager peut agir ou jouer sur son identité sociale » (ibid, p. 73). C'est donc parce que la
construction permanente de l'identité est un processus dynamique, fondé sur l'échange et les
interactions sociales qu'un lien peut s'établir avec la notion de profil que nous avons développée
précédemment.
Sans entrer trop avant dans le champ de la psychologie, notons que celle-ci, ainsi que la
psychanalyse, s'inspirent ainsi du mythe de Narcisse pour exprimer la quête permanente d'identité
de l'individu, à savoir la quête de l'autre pour se forger son identité à la fois personnelle (« l'Autre
en moi ») et sociale (dimension d'altérité). La relation ainsi posée est donc double : à la fois
relation d'identité et relation de contrariété. Les interactionnistes qui ont travaillé sur la notion
d'identité ont développé l'idée que l'identité n'est pas quelque chose de stable, mais le résultat d'un
processus permanent d'associations, de rencontres, voire la lutte entre deux systèmes de valeurs
d'un côté individuelles et de l'autre sociales. Magali Bicaïs (2004) montre à partir de là que
l'identité est un concept peu approprié pour évoquer cette interaction permanente et que la notion
d' « identification » est plus apte à décrire cette dynamique de la construction identitaire
permanente. Selon elle, ce processus se réalise dans l'accommodation réciproque de l'individu à un
système de représentations qui agit sur lui (l'individu s'approprie et transforme en permanence les
345
représentations qui lui sont offertes) et auquel il participe dans le même temps. Influencé donc par
un ensemble de représentations, l'individu développe sa propre trajectoire contribuant de lui-même
à son élaboration identitaire. C'est précisément sur cette trajectoire que l'entreprise cherche à
mettre son emprise en élaborant des modèles représentationnels sociaux (les profils) susceptibles
de susciter l'adhésion de l'individu, de fournir un repère identitaire à celui-ci sans l'enfermer dans
une catégorie trop cloisonnée, et ce à l'échelle d'un groupe de population représentant un segment
de marché. En effet, afin d'ouvrir de nouvelles voies créatives aux concepteurs pour favoriser
l'innovation, les spécialistes du marketing, nourris des études socio-économiques, tentent
d'identifier ou de construire des identités collectives (ou repères identitaires suscitant une adhésion
collective) en articulant d'un côté des critères de segmentation marketing, et de l'autre des critères
relatifs aux usages des TIC et cherchent donc par là, à représenter la communication entre les
acteurs économiques et les individus.
Penser le rapport à l'identité à l'échelle d'un segment de marché nous amène nécessairement
à placer la notion de représentation sur deux niveaux d'analyse. Tout d'abord, la représentation en
nombre (représentativité) d'un groupe de population correspond à une activité développée par les
spécialistes de l'entreprise pour assigner les publics à des catégories manipulables en conception
de services. De ce point de vue, les méthodes de recrutement des panels aujourd'hui se basent sur
des principes d'exclusion dans la mesure où certains services sont essentiellement ciblés vers des
populations bien spécifiques. Bien que ces pratiques fondées sur la composition de panels par
exclusion progressive de catégories ou profils d'individus aient de quoi interroger ou même
inquiéter le chercheur, nous avons pris le parti dans ce travail de ne pas approfondir la question.
Nous préférons pour l'instant explorer la deuxième acception du terme « représentation »,
c'est-à-dire la représentation en tant que processus humain, cognitif, qui est un facteur sur lequel
l'entreprise tente d'agir pour favoriser la diffusion dans le social des services produits. Comme le
souligne effectivement Pierre Chambat (1994[a], p. 59), dès le milieu des années quatre-vingt dix,
« la représentation des usagers apparaît donc comme un mélange de deux acceptions
hétérogènes et difficilement dissociables : la représentation au sens institutionnel et la
représentation au sens d'image sociale. Il s'agit là de deux processus interdépendants
de construction de l'usager qui se déroulent sur des scènes multiples, de la littérature
spécialisée dans les NTIC aux hémicycles des assemblées parlementaires en passant
par les couloirs feutrés des instances de normalisation, voire les laboratoires de
recherche en sociologie ».
Pour revenir à la deuxième acception du terme donc, notons que celle-ci est en lien étroit
avec d'autres éléments tels que l'imaginaire. Victor Schwach par exemple, base sa théorie de
l'accès libre, au croisement de la psychologie et de la sociologie, expliquant l'intégration des objets
techniques et la formation des usages (l'usager fait ce qu'il veut de la technique tout comme dans
346
les « arts de faire » de Michel de Certeau), sur l'imaginaire de l'individu qui selon lui met en scène
trois éléments : un décor relatif à la représentation que se fait l'individu de son environnement, des
pratiques en lien avec un habitus au sens bourdieusien du terme, et la représentation que le sujet a
de lui-même (représentation identitaire).(Schwach, 1992, p.104).
Les représentations individuelles et/ou sociales sont donc en quelque sorte une
cristallisation approximative et mouvante d'un imaginaire, imprégné d'un vécu à la fois individuel
et social, à la fois partagé et intériorisé et le domaine de la conception de services devient un lieu
de manipulations expérimentales des identités collectives et des représentations, par lesquelles
s'effectue un morcellement permanent et sans limite de l'espace social. Les représentations sont un
instrument manipulé en conception pour construire des métaphores sociales, capables d'offrir aux
concepteurs des images claires qu'ils pourront aisément s'approprier pour aborder le client à la fois
sous l'angle des identités collectives, des formes de communication, et des espaces et territoires de
ces échanges. Mais ces représentations doivent aussi susciter l'adhésion des individus. La société
actuelle est sous l'emprise de l'image omniprésente, de la mondialisation qui emplit le monde des
représentations d'un nombre accru de stimuli et l'individu doit parmi ces représentations trouver
ses repères, construire sa propre conception du monde et par là son identité. Ainsi, comme nous
l'avons vu à propos de la « soit disant » fin des classes sociales, les représentations sont utilisées
pour élaborer des « taxinomies pseudo-savantes » servant à « établir "scientifiquement", sous la
caution d'analyses empiriques, de nouvelles hiérarchies sociales » (Neveu, 1990, p. 146).
Toutefois, si la représentation au sens de représentativité est un objet aisément manipulable
par les spécialistes du marketing qui emploient pour cela les mathématiques et la statistique, il est
plus difficile pour ces derniers de cerner la question des représentations mentales qui se réfèrent à
un ensemble de significations dont Castoriadis (1975, p. 323) nous dit qu'elles ne sont pas
« algébrisables ». Pourtant en conception de services et au travers des pratiques visant à explorer
l'imaginaire, la créativité, et les représentations des individus, c'est bien un travail de codification
et de mathématisation, voir même donc d'algébrisation de ces significations qui est tenté dans le
but de maîtriser les interactions entre les services de télécommunications et les individus par
l'intermédiaire de l'usage. C'est ici que les sciences sociales en tant que sciences légitimes en
conception de services, entrent en jeu pour contribuer à l'élaboration de modèles parfois complexes
de représentations, mettant en avant des traits identitaires qui offrent à ces dernières une certaine
stabilité. Ces modèles, présentés sous l'angle des représentations non mesurables, non
mathématiques, et fluctuantes, ne pourraient trouver suffisamment de légitimité sans l'appui de
cette notion d'identité, à la fois champ théorique et principe d'action pour les praticiens de
l'entreprise. L'algébrisation est ainsi rendue possible à partir du syntagme de représentations
produit par les experts. Les nouvelles catégories statiques ou dynamiques contribuent ainsi à un
347
processus de structuration des représentations à grande échelle et donc de normalisation sociale
par les processus d'identification. La quête entreprise est ici celle de la maîtrise d'un imaginaire
pourtant admis comme insaisissable en tant que tel, au travers de l'élaboration de techniques de
manipulation du sujet toujours plus ambitieuses. Les profils, en ce qu'ils transcendent les
catégories et offrent une globalité plus légitime, sont le support par lequel les spécialistes peuvent
avec une plus grande légitimité prendre la partie (l'individu) pour le tout (le groupe d'individus).
Mais comme le note Cassirer, « l'erreur ne commence que lorsque, transférant au complexe global
une détermination valable pour un élément singulier, nous appliquons alors à l'expérience, prise
comme un tout et soustraite à tout condition restrictive, un jugement dont la validité n'a été
confirmée que sous certaines restrictions » (Cassirer, 1977, p. 311).
II.2. Réflexivité et expertise
Notre
développement
nous
a
peu
à
peu
conduite,
après
avoir
analysé
les
pratiques de l'entreprise consistant à décomposer et recomposer le social, aux pratiques de cette
dernière visant à maîtriser toujours plus un individu en quête d'identité. Il nous semble opportun de
nous arrêter à ce stade sur la question de la philosophie du sujet pensant, déployée au travers de
ces pratiques et formalisable à partir de notre analyse. Précisons ici que nous abordons la
philosophie du sujet comme une conception de la philosophie de la personne dans son rapport à
l'autre et de ce point de vue, il semblerait que la philosophie actuelle dans le domaine de la
conception de service s'élabore en prenant appui sur deux phénomènes cohérents : tant une
psychologisation des rapports sociaux que d'une socialisation du subjectif.
a-
Le client expert
L'essor de la subjectivité s'accompagne donc du caractère réflexif associé à la conscience
qui se prend elle-même pour objet. Il est possible d'en évaluer l'importance au sein des activités de
conception de services, en analysant la notion d'expertise associée au client intervenant dans les
phases de conception. A travers le statut du client acteur de la conception de services, nous avons
noté que l'individu est en quelque sorte considéré comme expert de lui-même, et plus largement
comme expert du champ social au sein duquel il est placé dans la démarche de l'entreprise (milieu
professionnel, foyer familial, lieu et « style » de vie…). Mais plus encore, ce qui nous intéresse ici
est qu'à travers cette expertise, on reconnaît également à ce testeur des capacités d'analyse et de
synthèse qui lui permettent d'intervenir avec une légitimité accrue dans la conception de services,
en tant qu'acteur essentiel, « partenaire » des ingénieurs, collaborateur de l'entreprise. La
réflexivité reconnue alors à l'individu devient un argument permettant d'établir avec lui de
348
nouvelles formes de coopération. En reconnaissant à l'individu sa capacité à analyser sa propre
situation, l'entreprise peut dès lors lui attribuer un statut nouveau dans la conception de services,
celui de l'expert apte à engager un dialogue productif avec les acteurs de la Recherche et
Développement, eux-mêmes experts dans divers domaines.
Si la parole du client a pu acquérir une telle importance dans l'entreprise, c'est bien parce
que l'on considère que cette parole est non seulement experte, mais aussi valide (validité de
l'analyse effectuée par l'individu lors de l'énonciation). Ce qui est dit devient alors « réel » et
valable en tant que tel et le potentiel réflexif de l'individu peut alors être employé dans le sens que
souhaite l'entreprise (Bicaïs, Defuans, 2004). Ainsi, ce n'est plus seulement l'expert en sciences
humaines et sociales qui dit ce qu'est et ce que fait l'individu, c'est l'individu expert qui présente et
argumente, de manière réflexive, ce qu'il est et ce qu'il fait, fournissant ainsi des clés légitimes de
la compréhension à l'entreprise. Nous voyons dès lors que le statut et la fonction de l'individu sont
en lien non seulement avec ses capacités réflexives, mais aussi avec sa conscience. On retrouve ce
travail effectué sur la conscience lors des séances d'évaluation en groupe par exemple, durant
lesquelles certaines phrases ou mots employés plus tôt dans la séance sont répétés par l'animateur
pour s'assurer que les participants ont bien « conscience » de ce qu'ils ont dit, et vérifier qu'ils
« assument » ces arguments.
Cette tendance à attribuer à l'individu un tel statut d'expert, provient non seulement du fait
que, nous l'avons largement développé, les spécialistes des « questions sociales » se recentrent
toujours plus sur l'individu et cherchent à légitimer leurs méthodes en développant toujours plus
l'argument de la « validité » de la parole de celui-ci ; mais aussi, ce phénomène profite de l'intérêt
croissant porté à la réflexivité et de la reconnaissance attribuée au statut de l'expert depuis
quelques dizaines d'années, dans tous les domaines. Selon Eric Neveu, ce phénomène se serait
développé dans les trente dernières années :
« L'augmentation du nombre de passagers à l'Université a provoqué depuis un quart
de siècle dans les pays occidentaux une extraordinaire floraison de métiers et d'agents
dévoués à des tâches de missionnaires de "bons" comportements sociaux […] L'essor
de ces activités de conseil et de services peut s'analyser – au pôle de l'offre – comme
un processus par lequel des acteurs sociaux, le plus souvent riches de leurs seules
ressources culturelles, créent des postes de travail adaptés à leurs ressources, diffusent
comme normes légitimes des standards de vie initialement issus des caractéristiques et
des trajectoires sociales de leur milieu » (Neveu, 1990, p. 152).
Des études portent notamment sur le rôle attribué à l'expert. Alexandre Mallard, par
exemple, s'est intéressé au domaine de normalisation et note deux fonctions significatives du rôle
de l'expert : « On peut dire qu'une première fonction de l'expert est de représenter des réalités
extérieures, dont il se fait le porte-parole à l'intérieur du comité » (Mallard, 2000, p. 50). Ainsi, de
par sa simple présence au sein d'instance de normalisation, couplée à la reconnaissance de son
autorité (dans le sens de légitimité) en son domaine, « le comité d'experts exerce un travail de
349
catégorisation actif de la réalité » (ibid, p. 51). La seconde fonction, déjà introduite dans la
précédent citation est la « fonction de représentation politique » (idem), destinée à assurer la
défense des intérêts des différentes parties. Nous avons pu remarquer que dans la conception de
services, le client invité à participer aux activités des concepteurs remplit un rôle identique, mais
avec une distinction cependant. En effet, si le client se voit doté du pouvoir de représenter une
réalité extérieure aux laboratoires de la R&D, la fonction de représentation politique généralement
attribuée aux experts est ici attribuée au client a posteri. Dans la plupart des démarches de coconception dans son sens le plus large, le client est invité à exprimer son avis, à donner sa vision
personnelle de son propre environnement ou du projet qui lui est présenté. Il n'est que rarement
invité en tant que représentant officiel d'un groupement de population et reconnu comme tel ou
désigné par ce groupement pour le représenter. Notre expérience en évaluation de services nous
enseigne d'ailleurs que les clients invités dans les laboratoires, se défendent souvent de parler au
nom d'autres personnes. Il n'est donc nullement possible de qualifier un focus group de comité
d'experts car bien qu'une expertise soit reconnue à l'individu par l'entreprise, cette reconnaissance
n'est pas partagée par l'ensemble des individus que ce « pseudo expert » est sensé représenter. C'est
donc par le travail des spécialistes du marketing que le lien entre l'énoncé individuel et le groupe,
dans le projet toujours de s'adresser à des marchés de masse, est (ré)établi au niveau de l'entreprise.
b-
La pratique scientifique réflexive
Du point de vue de l'organisation du travail des ingénieurs, la dimension de réflexivité se
rencontre également dans la conception de services, dans la manière dont est considéré et managé
le concepteur de services. Au-delà des compétences sociales que l'entreprise cherche à développer
chez les ingénieurs, nous pouvons dire que considérer le concepteur comme client (interne), c'est
tout d'abord mettre en valeur son statut de sujet, c'est-à-dire d'individu responsable, capable de
réflexivité et par là même, de résistance. A partir de là, peuvent être appliquées les techniques de
manipulation du sujet communes à toutes les catégories d'acteurs, notamment par la prise en
compte de ce potentiel de résistance. Pour le client donc, la capacité de résistance est relative à la
consommation et à l'usage, et pour l'ingénieur, ou « client interne », celle-ci est relative à la
politique de l'entreprise ou aux modes de management. Ainsi l'entreprise propose un certain
nombre de produits codifiés, en apparence laissés au libre arbitre des individus qui peuvent choisir
parmi ceux-ci ceux qui leur conviennent le plus, mais ces produits sont toujours le résultat d'un
filtrage préalable, et d'une élimination de certains choix possibles, défavorables à la politique
globale de l'entreprise.
Cette dimension réflexive associée au statut de l'expert est par ailleurs présente dans un
certain nombre de démarches menées conjointement par des industriels et des universitaires.
350
Citons en exemple le travail réalisé au sein de la démarche de l'action spécifique du CNRS
« Conception participative » précédemment décrite, par laquelle les intervenants d'horizons
disciplinaires divers, utilisent leurs propres réunions en comité d'experts, comme le terrain
d'expérimentation de méthodes, élaborées par leurs soins au cours de ces mêmes réunions. Cet
exemple nous laisse ainsi penser que l'interdisciplinarité, basée sur l'échange accru entre les
individus en appelle précisément à cette altérité portée par chacun et se trouve donc à un autre
niveau dans cette même problématique de la subjectivité.
La dimension réflexive de la pratique scientifique fait d'ailleurs l'objet d'une attention
toujours plus soutenue qui cherche à se formaliser dans les travaux scientifiques :
« L'interdisciplinarité a quelque chose à voir avec une modalité très spécifique,
culturellement située dans la sphère savante, de la mise en œuvre d'un rapport
d'altérité […] Les enjeux de l'interdisciplinarité engagent nécessairement chacun sur
le rapport à sa propre identité, et notamment sur le rapport délicat, contradictoire,
entre pratique scientifique et construction identitaire » (Marec, 2001, P. 99).
Ainsi l'essor de l'interdisciplinarité pourrait également être considéré du point de vue de
cette crise du classement, de la quête identitaire et de la dimension réflexive de la pratique
scientifique. Cette dernière illustration de la réflexivité étant à la fois objet et pratique
d'expérimentation, traduit le processus par lequel la dimension réflexive entretient d'elle-même sa
diffusion croissante dans les tous les domaines scientifiques et industriels :
« Quand on considère avec beaucoup d'idéalisme le développement contemporain des
capacités de réflexivité des sociétés modernes, on ne cherche pas à voir combien la
normativité est inhérente à la reproduction même de cette réflexivité […] Sa finalité
normative implicite assure au processus réflexif lui-même des effets de sens
déterminants, objectivables, et lui offre surtout un horizon de sens » (Jeudy, 1999, en
ligne).
Enfin, et à l'échelle de l'entreprise cette fois, certains auteurs remarquent que le même
phénomène de production identitaire peut s'observer dans le jeu des acteurs du marché vis-à-vis du
client : « L'orientation client est dans une large mesure un signe de maturité des acteurs sociaux
qui passent par le regard de l'autre pour se regarder eux-mêmes » (Cochoy, 2002, p. 18). De la
même manière, Pascal Ughetto qui a analysé la représentation du client dans le secteur bancaire
conclut que « dire ce qu'est le client, c'est surtout dire la manière avec laquelle il faut agir face à lui
et donc ce qu'est (ou doit être) le prestataire » (Ughetto, 2002, p 100).
II.3. L'individu social
La mise en œuvre très formelle de la réflexivité dans les activités scientifiques et/ou de
conception de services montre le débat global autour de l'individu engagé par les acteurs socioéconomiques au sein de la société. Cela dit, si nous adoptons le point de vue de Philippe Roqueplo,
351
alors, « il semble d'abord qu'il soit question d'un débat de la société avec les objets qu'elle produit,
mais cette apparence dévoile rapidement un autre débat : celui de la société avec elle-même »
(Roqueplo, 1983, p. 35). A l'extrême, le travail psychologique à l'œuvre dans le processus réflexif,
serait même pour Robert Castel, un déterminant majeur de l'évolution sociale :
« En se prenant soi-même pour objet et pour fin d'une expérimentation psychologique,
l'homme découvre une propriété inattendue du travail psychologique, celle de créer
elle-même une forme nouvelle de sociabilité. La "culture des relations" entreprise de
longue date par le moyen de la psychologie, est en train de déboucher sur une "culture
relationnelle" au sein de la laquelle la mobilisation psychologique se pose comme une
fin en soi, qui sature toutes les valeurs de l'existence » (Castel, op. cit., p. 177).
Cela étant dit, nos précédents développements montrent surtout que ce caractère réflexif est
avant tout associé à conception plutôt pragmatique du sujet qui permet « l'aménagement et le
management du facteur humain en fonction des figures nouvelles sous lesquelles se présente la
nécessité sociale » (Castel, ibid, p. 210). Le client en tant que figure de la responsabilisation
citoyenne et consumériste, ou encore nouvelle figure sociale au travers de l'altérité du sujet et de la
culture relationnelle qui en est produite, est ainsi l'instrument de choix de nouvelles formes de
management du facteur humain. La notion de client véhicule en effet toutes ces conceptions de
l'être humain fondées sur des terrains disciplinaires diversifiés et se fait ainsi un instrument de
manipulation aisé et le support du discours idéologique de l'entreprise. Mais par le fait d'introduire
une dimension psychologique toujours plus forte dans l'étude des individus, une certaine
complexité naît dans le même temps sur le plan méthodologique. Celle-ci émerge plus clairement
en considérant l'interpénétration croissante des champs de la psychologie de celui, globalement, de
la sociologie.
En effet face à cet essor rapide de la psychologie, la sociologie semble réagir comme s'il y
avait tentative d'accaparement de l'étude de l'individu dans chacun des domaines. D'un côté, la
psychologie met toujours plus en avant la dimension sociale du sujet et de l'autre, la sociologie
tente de montrer que le social ne peut s'envisager sans intégrer dans les études la dimension
individuelle et que cette dichotomie doit être dépassée. Le projet n'est pas nouveau et nous nous
référons notamment aux travaux de Norbert Elias qui aboutissent dans les années quatre-vingt à
une remise en cause largement argumentée de cette dichotomie (Elias, 1991). Les travaux de
Cornelius Castoriadis, d'une manière différente, témoignent d'une négation d'une quelconque
opposition de ce type. L'auteur nous dit par exemple que « l'existence humaine est une existence à
plusieurs », mais que celle-ci « n'est pas dès l'origine, simple inter-subjectivité. Elle est existence
sociale et historique, et c'est là pour nous la dimension essentielle du problème » (Castoriadis,
1975, p. 160)
Nous souhaitons en revanche montrer qu'aujourd'hui, c'est surtout au travers de la méthode
d'investigation de l'individu « et/ou » du social, que cette opposition tente à nouveau d'être
352
dépassée. Rappelons que ces oppositions s'appuient sur deux approches de l'individu qui opposent
en quelque sorte l'être intérieur et l'être extérieur ou social. Dumont distingue par exemple deux
sens du mot individu : l'individu particulier empirique en tant qu'« échantillon indivisible de
l'espèce humaine », un individu pensant et doué de parole ; et l'homme « porteur de valeur », ou
encore « l'être moral, indépendant, autonome et ainsi essentiellement non social, tel qu'on le
rencontre avant tout dans notre idéologie moderne de l'homme et de la société » (Dumont, 1983,
p. 69). La perméabilité croissante des frontières entre la psychologie et la sociologie conduit donc
à une intégration toujours plus forte de ces deux dimensions de l'être, qui après avoir donné
naissance à des disciplines « hybrides » telle que la psychosociologie par exemple, déclenche
aujourd'hui la mise en œuvre de nouvelles méthodes visant à dépasser les opposition et renouvelant
le débat sur la définition même de l'individu.
En résistance à une psychologisation excessive, la tentative de redonner au sujet sa
dimension sociale et au social sa dimension individuelle semble plus que jamais d'actualité dans
les techniques développées. Il nous semble en effet que la tendance au début des années deux
mille, est la recherche chez certains chercheurs d'un dépassement plus affirmé de cette opposition
problématique, c'est-à-dire la recherche en quelque sorte d'une transcendance méthodologique dans
l'étude de l'individu et du social. Bernard Lahire par exemple, dans son dernier ouvrage, nous
indique sa démarche :
« Plutôt que de séparer un peu naïvement individus et société, plutôt que d'accepter
les oppositions séculaires entre l'individuel (le particulier ou le singulier) et le général
(le collectif) et, enfin, plutôt que de trancher en faveur du "général" avec la certitude
de celui qui "sait bien" qu'il n'y a pas de science que du général, le sociologue peut
contribuer à dépasser des oppositions toutes faites, qui tiennent trop souvent lieu de
raisonnement et qui pensent en fin de compte à sa place » (Lahire, 2004, p. 16).
L'auteur se donne ainsi pour mission de « montrer que les réalités individuelles sont sociales
et qu'elles sont socialement produites (Lahire, 2004, p. 17) et il reprend la formule célèbre de
Durkheim selon laquelle il s'agit pour le sociologue « d'expliquer le social par le social » (idem)9.
Du point de vue de la psychologie, la technique des récits de vie utilisée dans la thérapie
psychanalytique et développée par exemple dans le cadre des « approches biographiques » est
également une tentative d'étudier la pathologie au travers de la narration de l'expérience sociale
(Legrand, 1993). François de Singly développe d'ailleurs une approche similaire au travers de la
méthode des « bilans d'expérience » qu'il applique à ses recherches en « sociologie de
9
Bernard Lahire évoque les personnages qui avant lui ont contribué à ce renversement de la pensée,
dont Pierre Bourdieu : « Comme d'autres grands sociologues – parmi lesquels on peut citer sans hésiter
Marcel Mauss, Maurice Halbwaschs, ou Norbert Elias -, il était conduit, par la logique même de ses
recherches, à transgresser les frontières qui séparent (autant dans les institutions que dans les représentations)
le domaine de la psychologie du domaine de la sociologie, le mental (ou le psychique) du social, l'individuel
du collectif, etc. » (Lahire, 2004, p. 16)
353
l'individualisation » (De Singly, 2004).
La question de la méthode est également au cœur du débat lancé par deux manifestations
scientifiques au début des années 2000. La première : « Résistance du sujet, résistance au sujet »10,
était organisée par un groupe de psychanalystes et réunissait des chercheurs issus aussi bien de la
sociologie, de l'économie, de la psychologie, de l'anthropologie ou de la psychanalyse, ainsi que
des médecins, des psychothérapeutes, afin de travailler à une tentative de définition « moderne »
du sujet, autour d'une problématique placée entre sujet humain et lien social. La seconde intitulée
« L'individu social, autres réalités, autre sociologie ? »11, réunissait des sociologues de tous
horizons pour réfléchir notamment sur la question des territoires disciplinaires et de l'appel que la
sociologie pouvait adresser à d'autres disciplines.
La production croissante de nouvelles méthodes d'investigation des populations, leur
diffusion et leur application à des domaines de plus en plus diversifiés, ainsi que la multiplication
des pratiques pluridisciplinaires semblent agir comme autant de perturbations dans les milieux
académiques, scientifiques et professionnels. Le problème qui se pose est selon nous ce qu'Eric
Neveu appelle un « problème de la lisibilité du social » du fait que « le flou des repères suscite un
travail de classification, un effort pathétique pour réintroduire de l'ordre » (Neveu, 1990, p. 145).
Mais pour Louis Dumont, cette classification ne nous permet pas pour autant de mieux
appréhender le « tout » qu'est la société car selon lui, il y a en effet un frein qu'il caractérise
comme un « bris de la relation de valeur entre élément et tout : le tout est devenu un tas »
(Dumont, 1983, p. 256).
Avec le cas de la prise en compte du client, nous avons l'illustration du processus par lequel
l'individualisme méthodologique compose à partir des individus, des ensembles « significatifs » à
l'échelle de la société, mais qui ne recomposent jamais l'ensemble société. Castoriadis juge ainsi
que « l'individu social est l'outil le plus efficace jamais fabriqué par la société » (op. cit., p 398) car
il se présente comme l'instrument de la construction permanente de la réalité sociale qui l'a
initialement produit12. Selon lui, l'individu social émerge comme « coexistence, toujours
impossible et toujours réalisée, d'un monde privé (kosmos idios) et d'un monde commun ou public
(kosmos koinos) » (Castoriadis, p. 438).
10
« Résistance du sujet, résistance au sujet », Château de Cerisy, Cerisy La Salle, 21-31 juillet 2003.
XVIIe congrès international des sociologues de langue française (AISLF), L'individu social, autres
réalités, autre sociologie ? Tours, 5-9 juillet 2004.
12
Si l'on suit la thèse psychanalytique développée par Castoriadis (1975, p. 460), l'image de l'individu,
en tant que représentation indispensable à sa propre constitution et à une insertion dans le social, est alors
l'objet par lequel l'individu social va pouvoir être interpellé (messages, publicité). En appelant l'individu à
réfléchir sur son image, sa propre représentation (et donc en un sens son identité à un moment donné),
l'entreprise peut pénétrer celui-ci et influer sur lui, par une forme de contrôle social permise par cette
pénétration accrue de l'intériorité de la personne.
11
354
CHAPITRE 2 - LA REALITE DE L'ENTREPRISE
Nous avons jusqu'à présent souvent employé les termes « représentations », « idéologie » ou
« réalité ». Il nous semble important à ce stade de préciser ces notions et d'analyser ce qu'implique
leur présence permanente dans le discours de l'entreprise et les pratiques des divers spécialistes de
la R&D. Nous nous appuierons pour cela sur nos diverses lectures, ainsi que sur une analyse de
certaines thématiques particulièrement fortes dans le domaines de la conception de services, que ce
soit du point de vue de l'organisation des activités de conception ou du point de vue de
l'élaboration même des services. Nous commencerons par étudier de plus près la notion de réalité,
qui est au cœur de l'activité de l'entreprise, notamment parce qu'elle y est inscrite en tant qu'objet
d'étude spécifique. Pour cela, nous retiendrons cette phrase de Castoriadis (op. cit, p. 455) qui
rappelle « qu'il n'y a pas pour l'homme de réalité hors celle sur laquelle "règnent" la société et ses
institutions, qu'il n'y a jamais de réalité que celle socialement instituée, et que cela devrait être pris
en compte dans les tentatives de définir le contenu du "principe de réalité" ». La réalité telle que
nous l'aborderons est donc toujours celle d'un point de vue particulier, validée par des institutions,
des expertises, des acteurs légitimes. Et c'est précisément là l'objet de l'analyse qui va suivre, qui
concerne la façon dont l'entreprise à la fois appréhende et construit la réalité de son point de vue,
ainsi que les moyens établis ou qu'elle met en œuvre pour partager cette vision.
I. LA REALITE EN TANT QU'OBJET D'ETUDE EN R&D
I.1. Réalité et immatérialité
Rappelons avant tout que le lien établi par l'entreprise avec le client ne fait que se renforcer
avec l'accroissement des démarches participatives. Ce lien d'une part, tend à devenir quasi
permanent (contrats de co-conception, individualisation de la participation du client en R&D),
selon des techniques et des dispositifs de marketing qui se banalisent tant dans les pratiques
professionnelles que dans les pratiques de consommation et dans l'usage. D'autre part, le processus
d'intégration du client se complexifiant par la technique et par les nombreuses interactions
constituant les processus, la participation du client nécessite un allègement des procédures de
coopération pour ce dernier. Cet allègement signifie que le client ne peut être soumis aux mêmes
règles gestionnaires de l'entreprise car dès lors, son statut de consommateur indépendant n'aurait
plus de sens et la logique de conception ne pourrait plus être confrontée à la logique d'usage
puisque le client ne possèderait plus la distance recherchée vis-à-vis de la technique. La
professionnalisation du client atteindrait en quelque sorte ses limites. A partir d'un tel constat,
355
deux possibilités se présentent alors à l'entreprise : faire marche arrière et revenir à une démarche
participative plus ponctuelle de simple évaluation ; ou bien faire en sorte que cette participation
soit plus « transparente » pour le client, de sorte que celui-ci n'ait pas à intervenir consciemment
dans les aspects techniques et procéduraux des processus de conception.
De plus en plus souvent donc, la contribution du client aux activités de l'entreprise s'opère
selon une caractéristique de la relation de service en général : l'immatérialité. Le client donne son
accord par exemple pour que l'entreprise observe ses pratiques à distance, grâce à des logiciels
espions qui analysent toutes les traces informatiques résultant des manipulations effectuées lors de
l'utilisation d'un service ou d'une machine. Mais cette coopération ne nécessite de la part du client
aucune action autre que son usage quotidien du système. Il n'en voit aucune trace et bien que cette
coopération s'effectue par la technique, elle demeure immatérielle du point de vue du client. Mais
partant de là, cette participation immatérielle peut présenter des dangers, car elle peut également
devenir invisible. En effet, il semblerait que de plus en plus de sites Internet pratiquent ce genre
d'espionnage à l'insu des utilisateurs des systèmes (phénomène qualifié de spying), malgré le fait
que de nombreux outils informatiques dédiés à protéger les machines (firewall) soient disponibles
sur le marché. Le client ne sait pas qu'il est observé, il ne peut détecter ni la source de cet
espionnage, ni sa fréquence. La juridiction, déjà attelée à la question des virus injectés sur Internet
pour nuire aux machines individuelles, doit donc faire face également à ce phénomène croissant de
spying caractéristique d'un marketing agressif et invasif. Les droits des clients ne cessent donc
d'être bafoués et la juridiction tente de s'adapter tant bien que mal à ce genre de pratiques. La
multiplication des outils impulsée par les démarches en tout genre de l'entreprise orientée client a
donc ses revers car elle a engendré dans le même temps une forme de transparence ou
« d'invisibilité » de la relation avec le client utilisateur, qui ne relève plus de coopération mais
d'une manipulation du client par la technique et le marketing.
D'un point de vue plus général, cette invisibilité de la relation est une source d'inquiétude
grandissante vis-à-vis des nouvelles techniques. Dans la relation de service de réseaux, la volonté
de simplifier au maximum les interactions homme-machine a parallèlement fait émerger une
tendance similaire : la transparence de l'interaction technique. Il ne s'agit plus seulement de la
virtualité de la relation entre individu, mais bien de l'invisibilité de la dimension technique dans
l'interaction entre les individus et leurs outils ou leur environnement.
a-
La « réalité augmentée »
Ce principe d'invisibilité s'illustre également d'une autre manière par la « réalité augmentée »
par exemple, courant de recherche associant l'innovation technologique aux recherches en
356
interaction homme-machine, et dont les applications se sont développées dans des domaines assez
variés (Defuans, 1999[b]). L'idée développée par les chercheurs de ce courant est de respecter les
tâches courantes effectuées par les utilisateurs, de les perturber le moins possible, mais d'y
introduire une technologie sensée améliorer l'efficacité de l'activité de cet utilisateur sans que
celui-ci ne perçoive de différence dans l'usage, voire sans que celui-ci n'ait conscience de l'activité
du système technique. Un exemple bien connu du principe de réalité augmentée est le système de
l'encre électronique qui regroupe en fait plusieurs technologies sensiblement différentes mais
répondant au même objectif de numérisation de l'écrit par un procédé invisible pour l'utilisateur.
L'encre électronique est un concept trompeur, car dans les applications que nous avons étudiées, ce
sont les supports qui sont adaptés pour traiter de l'information et la numériser (support d'écrit
sensible enregistrant le tracé d'un stylo ou stylo optique scanneur) et l'encre utilisée reste
finalement une encre classique. Mais dans tous les cas, tout est fait pour que les supports
paraissent le plus banal possible pour leur utilisateur. Les applications de ce système ont déjà été
effectuées expérimentalement dans le domaine de l'aéronautique par exemple (Mac Kay, 1998).
Des strips (bandelettes de papier utilisées par les contrôleurs aériens pour annoter leurs opérations
et les données fournies par les avions) habituellement sous format papier, ont été doublés d'une
surface sensible permettant de numériser l'information en temps réel et de la transmettre ou de
l'archiver de la même manière. Ce système évite ainsi une saisie a posteriori des informations qui
doivent être dupliquées sur support numérique pour archivage et contrôle ultérieur. Le papier
devient ainsi interactif, il est « augmenté » de nouvelles fonctionnalités. De nombreuses autres
applications ont été trouvées pour ce nouveau système. France Télécom s'est récemment approprié
une technologie comparable (un système de stylo numérique communicant équipé d'un capteur de
pression) pour expérimenter, en 2004, auprès d'une population cible de pisteurs secouristes de
Courchevel, un système de transmission des bilans de secourisme en temps réel. D'autres
applications du même système sont déjà envisagées dans d'autres domaines. Avec de tels systèmes,
la technique s'efface donc pour ne laisser apparents que ses effets « d'efficacité ». Il ne s'agit plus
alors de plonger un utilisateur dans un monde virtuel, mais d'intégrer dans le monde « réel » un
lien masqué à une forme de virtualité dans l'usage.
Dans les exemples que nous avons donnés, les objets sont transformés pour devenir
interactifs. Mais le courant de la réalité augmentée va plus loin encore. Un autre pendant de ce
courant vise à augmenter l'environnement de l'utilisateur. Ici, il ne s'agit plus seulement
d'augmenter les objets manipulés par l'utilisateur, mais d'augmenter aussi tout ce qui constitue un
espace entourant l'utilisateur et qui n'est pas initialement en interaction avec celui-ci. En quelque
sorte, il s'agit d'intégrer dans l'environnement de l'utilisateur des machines intelligentes capables de
réagir en présence de l'utilisateur, voire de s'adapter aux habitudes de celui-ci, sans qu'il n'ait aucun
357
souhait à formuler ou aucune demande à effectuer. C'est par exemple ce principe qu'a étudié le
GRETS d'EDF pour élaborer sa « bulle de chaleur »13, un système automatisé qui permet de
personnaliser la température pour une personne sur un espace déterminé. La chaleur d'une pièce ou
d'un endroit particulier d'une pièce (le « coin canapé » par exemple) est régulée de façon à ce que
l'utilisateur ait toujours la température qu'il juge « idéale », le système s'adaptant d'une façon qui
paraît « naturelle », grâce à un programme saisi à l'avance en fonction des données fournies par
l'individu. Il s'agit donc d'un système d'« ambiance augmentée » qui peut très bien être appliqué
également aux informations sonores ou olfactives, et sur lequel France Télécom travaille déjà
depuis plusieurs années. L'ambiance individuelle traduit bien dès lors l'approche personnalisée et
le message publicitaire télévisuel de Gaz de France pour son offre « Dolce vita » en 2004 diffuse
l'image d'un homme dans sa bulle de confort individuelle. Le projet ADAMOS14 que France
Télécom R&D a rejoint en 2003 est un exemple du succès que rencontre dans le domaine de
l'informatique et des Télécoms le concept d'environnement augmenté, souvent associé à d'autres
concept tels que l'« informatique pervasive» ou « ubiquitous computing », qui consiste donc à
rendre l'environnement plus interactif techniquement.
La référence à un don illusoire d'ubiquité grâce aux TIC est déjà connue au travers de
l'exemple du téléphone mobile, qui permet à un individu de prétendre se situer à un endroit précis
et ne pas y être en réalité. D'autres outils illustrent encore cette notion comme par exemple les
« gestionnaires de présence » associés à des interfaces graphiques d'outils de partage en ligne, qui
permettent dans une « communauté Internet » de voir qui est connecté, qui est actif, grâce à un
petit pictogramme signalant une présence (virtuelle) de la personne sur le réseau. Ces outils
permettent également aux utilisateurs d'associer à leur présence virtuelle diverses informations
telles que leur disponibilité pour effectuer certaines tâches. Ainsi, un utilisateur peut se déclarer
comme connecté mais indisponible, et être en réalité totalement éloigné de son poste informatique.
La connexion de la machine est réelle, mais celle de la personne est une nouvelle fois illusoire,
d'où l'emploi de la notion d'ubiquité.
b-
Ubiquité et informatique « pervasive »
L'insistance mise depuis les années quatre-vingt dix sur la simplification des tâches pour
l'utilisateur, liée à la complexité croissante des systèmes informatiques, a contribué à l'émergence
13
2003).
« L’innovation centrée sur l’usage : les nouvelles pratiques à EDF R&D » (Séminaire GRETS
14
« ADAptative MObile Services » : projet financé par le RNRT, mobilisant chercheurs universitaires
et industriels français et finlandais, autour d'une réflexion centrée sur les méthodologies de conception des
nouvelles interfaces adaptatives. Ici l'interaction s'effectue entre un support de communication mobile (PDA)
et un environnement adaptatif.
358
des recherches visant à masquer les dispositifs interactifs, afin que la dimension interactive des
objets ou environnements augmentés n'apparaisse pas à l'utilisateur. Mais ces recherches
bénéficient largement aussi, des progrès des micro-technologies. Celles-ci sont largement
exploitées et France Télécom s'associe aux recherches en micro et nano technologies qui
connaissent une forte croissance depuis le début des années deux mille. Des systèmes
électroniques miniaturisés (tels que « tags RFID » par exemple) sont insérés dans l'environnement
pour rendre les objets interactifs entre eux, de façon à créer pour l'utilisateur l'impression d'un
environnement autonome. La création à Grenoble du pôle Minatec, dans lequel la division R&D de
France Télécom est fortement impliquée, témoigne d'ailleurs de cet investissement majeur de
l'industrie et de la recherche publique dans cette activité. Les projets de France Télécom autour des
« objets communicants », souvent réalisés en partenariat avec des acteurs de la microélectronique,
utilisent grandement les technologies miniaturisées. Elles sont par exemple utilisées pour des
applications telles que le « vêtement communicant »15 (une écharpe équipée d'accessoires
remplaçant le téléphone mobile), ou pour des applications dans le domaine de la santé liées au
maintien des patients à domicile, permettant le suivi d'un patient à distance (contrôle des
mouvements du patient en cas de chute par exemple, contrôle de la respiration et des battements de
cœur, etc.). Les projets de « Machine To Machine » (M2M), autre orientation de recherche assez
forte depuis le début des années deux mille, et axée sur la communication autonome entre
systèmes techniques, trouve également des sources d'inspiration pour des applications marketing
dans le domaine de l'informatique « pervasive ». L'avancée technologique dans le domaine des
nanotechnologies est prometteuse en termes de réduction de la taille des systèmes. Les objets
commencent à être insérés dans le corps humain, pour des applications médicales jusqu'à présent
(telles que la micropilule placée dans les veines par exemple, pour diffuser une substance en
fonction des besoins du corps), mais nous pouvons fort bien émettre l'hypothèse que cette pratique
soit dans le futur étendue à d'autres types d'applications, contribuant ainsi à la tendance déjà
engagée de « l'augmentation de l'individu ».
La réalité augmentée est donc une tendance forte des années deux mille, à l'opposé des
systèmes immersifs qui connaissaient un vif succès dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix
et qui consistait en l'immersion de l'individu, conscient de l'opération, dans un environnement
virtuel. Non seulement cette tendance consiste en la construction d'une réalité qui englobe à la fois
les objets utilisés par les personnes mais aussi l'usage qu'ils en font - donc une certaine réalité
sociale – mais de plus elle la transforme en y insérant la technique invisible. En ce sens, il s'agit
15
Ce type de projet s'inscrit dans le courant du « wearable computing » (ordinateur portable inclus
dans le vêtement) fortement développé aux USA.
359
d'une forme d'innovation poussée et particulièrement réussie du point de vue de l'intégration dans
le social des systèmes techniques. Le développement commercial futur de ces innovations est
encore difficile à déterminer car ces pratiques sont nouvelles et génèrent un certain nombre de
résistances16, mais gageons que le marketing saura y contribuer et devra faire face à un inéluctable
débat social. La construction progressive de cette réalité transcendée par la technique est
également permise par la réalisation d'études qualitatives approfondies qui se font avec la
coopération des utilisateurs. La « réalité augmentée » constitue une forme de conception
participative poussée, puisque ce courant de conception tente d’appréhender l’utilisateur au plus
près de ses outils de travail, grâce aux informations fournies par ce dernier, afin de faire évoluer
ses outils traditionnels vers des formes numériques et communicantes, et dans le but annoncé
d'augmenter leur potentiel et leur efficacité d'une part, et de limiter les conséquences sur les
habitudes des individus d'autre part.
Nous avons déjà vu qu'avec les outils de travail coopératif, la communication pouvait se
limiter à de simples réponses pré-formatées telles que le « d'accord », ou le « pas d'accord ». La
réflexivité et les capacités relationnelles si souvent mise en avant dans la volonté de faire coopérer
les acteurs se trouvent alors dans un cas comme celui-ci totalement bridées et le sujet dans cette
dimension excessive de la rationalisation du comportement disparaît. Le même phénomène paraît
alors se produire à une plus grande échelle lorsqu'on considère l'ensemble du traitement de
données opéré par les entreprises ou les institutions sur les individus, par l'intermédiaire de ces
techniques toujours plus « discrètes », de la « réalité augmentée » ou de l'interaction technique qui
devient invisible. Comme nous l'avons déjà noté, la codification des individus et des
comportements permise par la technique sont un instrument de la déconstruction de l'objet
« individu » dans les activités de conception. Avec l'accroissement de l'informatique dite
« pervasive » ou le développement de la réalité augmentée, c'est également l'interaction entre
l'individu et les objets de son quotidien qui se voit dissoute dans la technique.
I.2. Une réalité complexe
L'argument souvent mis en avant pour promouvoir la création de nouvelles techniques et de
nouveaux services, est celui de la complexité. La complexité des techniques se manifeste dans les
difficultés rencontrées lors de l'usage de celles-ci. Nous avons vu que les ergonomes cherchent à
rendre les services simples à utiliser. Victor Schwach parle du « mur » (Schwach, 1994, p. 6) que
16
Lire par exemple l'article « Des activistes grenoblois contre les nécrotechnologies » (Cabret, Le Hir,
2005).
360
représente la complexité lorsqu'elle constitue un obstacle à l'usage de la technique. La conception
de services est de plus en plus orientée par un discours vers une simplification des services et la
réalité sur laquelle intervient l'entreprise recèle donc une source de complexité que cette dernière
malgré ses efforts continue d'entretenir.
a-
Sciences sociales et complexité
La complexité est un thème très souvent rattaché à la technique. Les opérations menées en
conception de services pour appréhender le social, segmenter et profiler les individus, aussi
schématiques et ordonnées qu'elles puissent apparaître dans notre étude, sont également
considérées comme une source de complexité. Nous avons mis en évidence l'hétérogénéité des
pratiques, et les difficultés rencontrées par les acteurs pour valoriser leur travail, assimiler celui
des autres ou coopérer autour d'un projet commun. L'organisation du travail et des processus en
elle-même est donc une source de complexité tant pour les gestionnaires que pour les salariés qui
s'investissent dans cette organisation et nous avons vu dans la deuxième partie de notre mémoire
que le client intervient ici à la fois comme vecteur de complexité (par l'introduction des
problématiques de marché dans la conception de services), et comme fil conducteur proposant
dans le même temps un repère stable et des cadres d'action aux concepteurs, pour réaliser les
objectifs qui leurs sont imposés.
Le problème de la complexité se pose également dans les moyens matériel et logistique
nécessaires à l'investigation des usages et dans le coût que celles-ci représentent. Les spécialistes
des usages et de la connaissance du marché doivent de leur côté sans cesse apporter les preuves de
leur capacité à répondre aux attentes des spécialistes du marketing qui ont une vision du marché à
une plus grande échelle et qui opèrent leur prise de décision sur des délais toujours raccourcis.
L'introduction de la notion de client s'accompagne donc dans l'entreprise, d'une complexité du
point de vue organisationnel et disciplinaire qui génère des formes de communication entre les
principales catégories d'acteurs, fondées sur des impératifs de légitimation, des stratégies de
défense ou de promotion. Ceci entraîne une forme non pas de concurrence, mais de compétition
autoalimentée entre les spécialités.
D'autre part, les méthodes d'investigation sur les usages, les pratiques, les méthodes
d'évaluation de concept, d'utilisabilité sont en quelque sorte victimes aujourd'hui de l'ultra
segmentation des publics et de l'urgence du marché. Les problèmes qui se posent aux spécialistes
chargés d'effectuer des études client, sont ceux du recrutement des panels face à la multiplication
et l'affinage des cibles, ou encore la nécessité de fournir des résultats toujours plus immédiats face
à l'accélération croissante des processus de conception - développement – commercialisation. Dans
le même temps les méthodes évoluent pour s'adapter à ces contraintes, et se pose alors la question
361
(plus que le problème) de la fiabilité des méthodes et des résultats, de la représentativité des
panels. Par ailleurs, nous avons vu dans la deuxième partie de notre mémoire que les formes de
segmentation ne sont pas homogènes au sein de l'entreprise. La R&D utilise des segmentations
dont les critères sont à la fois définis par les cibles établies par les acteurs du marketing
stratégique, et par les critères induits par les méthodes d'études des populations (ergonomie,
sociologie, etc.), sachant que ces méthodes varient selon les laboratoires, orientés différemment
sur la prospective de services, la création de services commercialisables selon des cycles courts, ou
la recherche plus centrée sur la technologique. Dans la branche commerciale en revanche, bien que
certains critères puissent être communs à ceux de la R&D, les formes prises par la segmentation
seront orientées par les impératifs de vente opérationnelle sur des marchés locaux. Etant posé
enfin, que la communication entre ces différentes branches de l'entreprise relève avant tout d'un
discours idéologique sur la transversalité, voir pour certains d'une « utopie » (Ménégoz, 2003,
p.19)17 que d'une réelle coopération trans-fonctionnelle, il devient clair que les multiples formes de
segmentations co-existant au sein de l'entreprise forment un ensemble hétérogène, mouvant, confus
et difficilement appréhensible en tant qu'objet permanent. Ce phénomène est renforcé dans la R&D
par les orientations stratégiques fréquemment changeantes qui remodèlent constamment
l'organisation des activités, influant dans le même temps sur les catégorisations et segmentations
utilisées.
Enfin, les objectifs que vise aujourd'hui l'innovation de services tels que la couverture d'un
marché de masse et la satisfaction individuelle des clients, confrontent les acteurs de la conception
à une complexité plus fondamentale. En effet, plus les spécialistes explorent les usages, plus ils
tentent de se rapprocher de diverses cultures et micro-cultures et des individus. Mais la nécessité
parallèle d'envisager une diffusion la plus large et la plus massive des services au sein de ce
nombre accru de cultures très diversifiées (et finalement peu représentative à l'échelle d'un marché)
pose problème, car elle nécessite de (ré) introduire une transversalité à ces groupements. De plus,
face à cette multitude, le rapport et la synthèse en termes de marché global ou de macro-segments
de marché, qui intéressent surtout les décideurs et les financeurs des projets au niveau du
marketing stratégique deviennent donc difficile à établir à partir de la pléiade d'études produites.
C'est ici la confrontation des échelles de mesure (statistiques et t