ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE Comment définir la

Transcription

ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE Comment définir la
Catherine MOREAU
Université de Bordeaux 3 (JE 2385)
ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE
Comment définir la suffisance? Assez ou trop par rapport à quoi? Quel repère
pour déterminer ce qui suffit, ne suffit pas, ou est excessif? Malgré les
propriétés syntaxiques que cette construction partage avec les structures
comparatives, on orientera l’étude vers une construction résultative découlant
du degré atteint ou dépassé en fonction d’une norme. L’adéquationà la norme
engendrera l’accès au possible, la non-adéquation le bloquera.
Introduction
La notion de suffisance fait appel à deux types d’opposition :
Enough s’oppose à not enough (l’insuffisance) et à too (l’excès) ; c’est le
complémentaire de deux notions totalement opposées.
Si l’on veut envisager de définir un domaine notionnel de suffisance, on se
heurte au problème suivant : considérant que l’Intérieur I est représenté par
enough, son complémentaire E (not enough/too) serait alors représenté par
des valeurs opposées et contradictoires (insuffisance et excès). On ne peut
donc pas travailler sur un seul domaine notionnel.
Pour cette raison, on exclura la notion de gradient 1 puisqu’il n’y a pas de
centre attracteur permettant de s’éloigner vers des zones de plus en plus
faibles, étant donné l’existence de deux directions opposées (insuffisance et
excès) partant de ce pôle.
 Je remercie Fabienne Dedieu et Jean-Pierre Gabilan de leur relecture
attentive.
1 A. Culioli (1990 : 61)
2
CATHERINE MOREAU
Il faut alors parler en termes de degrés, ce qui implique la prise en compte
d’une échelle et non d’un gradient. Ceci nous permettra de conserver
l’opposition binaire entre enough et les deux autres marqueurs, en termes
de « degré d’adéquation » : ADEQUAT (enough) / NON-ADEQUAT (not
enough/too).
Pour cela nous allons examiner le comportement syntaxique de ces
marqueurs, comparer leur structure propositionnelle à celle des comparatives,
établir leur lien avec les résultatives et montrer que le degré ainsi défini est
fortement lié au phénomène de validation.
1. Le degré
1.1. Comportement syntaxique
Too et enough partagent la propriété d’apparaître dans le paradigme de
l’adverbe. Le critère positionnel permet aussi de les différencier : too comme
pré-modificateur, alors que enough est un post-modificateur. Dans un seul
cas il apparaît comme pré-modificateur dans les constructions nominales
opposées en enough + Nom et Nom + enough2. A noter que son équivalent
lexical sufficiently adopte la position opposée3: He doesn’t speak loud
enough / he doesn’t speak sufficiently loud.
Ils sont tous deux modifiables par des adverbes (just enough, quite enough,
only enough), seul too admet des modificateurs de comparatifs (far, a little).
Enfin ils sont regroupés par R. Quirk4 sous la rubrique des intensifieurs et ils
opèrent tous deux comme outils scalaires : enough y est présenté comme un
atténuatif (‘downtoner’) de type ‘compromizer’ qui situe en-dessous d’une
norme, avec le sens de ‘moderately’, ‘more or less’ (she seems happy
enough). Too, en revanche, est présenté comme un amplificateur (‘amplifier’)
qui situe au-dessus d’une norme (it’s too late).
C’est donc bien en termes de degré et de norme que le problème se pose.
2 Nous n’aborderons pas dans cet article les constructions en enough + Nom et
Nom + enough, qui ont déjà fait l’objet d’une étude par C. Delmas (1983).
3 P. Cotte (1981 : 63)
4 R. Quirk (1985 : 7.56 et 8.111).
ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE
3
1.2. Degré sur une échelle
Le degré se définissant comme l’élément d’une échelle, il faut prendre en
compte les propriétés de gradabilité des notions associées à enough et too et
établir par rapport à elles une échelle graduée où l’on retrouve les degrés
représentant les notions de suffisance, d’in-suffisance et d’excès.
L’échelle comportant ces degrés est imaginaire car la gradabilité résulte d’une
construction énonciative5, ce qui va donner à ces degrés un caractère
subjectif. On pourra ainsi jouer sur la construction de la notion
associée comme le montre l’emploi de enough avec un adjectif qui, par son
sémantisme, fonctionnerait davantage comme non gradable :
(1) No spoken language has yet been found exact enough to express the
highest generalisations.
F. Myers
(Aucune langue parlée n’a jusqu’à présent été jugée suffisamment
exacte pour exprimer les plus grandes généralisations)
On constate qu’une quantification objective n’empêche pas d’apprécier
subjectivement par rapport à des degrés de suffisance (2), d’insuffisance (3)
ou d’excès (4) :
(2) 'I have answered three questions, and that is enough,' said his father.
L.Carroll, Alice’s Aventures in Wonderland
(‘J’ai répondu à trois questions, ça suffit,’ dit son père)
(3) She saw him one morning at his own house, and has since dined with
him in company four times. This is not quite enough to make her
understand his character.
J. Austen, Pride and Prejudice
([…] quatre fois. Ce n’est pas tout-à-fait suffisant pour comprendre sa
personnalité)
(4) ‘[…] The crowd got there too quickly. Thirty seconds after the smash
they were all standing over me and staring at me… It’s not right they
should run that fast, so late at night…’.
R. Bradbury, The Crowd
‘[…] La foule s’est rendue sur place trop rapidement. Trente secondes
[…] Ce n’est pas normal qu’ils arrivent si vite à une heure aussi
tardive’)
Ainsi l’idée de degré renvoie à une mesure. L’échelle établit alors une
opération quantitative ou qualitative selon la notion qui lui est associée. On
5 C. Charreyre (1997 : 53) : « […] est préférée ici une approche où cette
gradabilité relève d’un construit énonciatif mettant en œuvre le jeu sur le
domaine notionnel. ».
4
CATHERINE MOREAU
parlera donc en termes de degrés de quantité sur de la quantité (Qnt sur Qnt)
ou en termes de degrés de qualité sur du non-quantifiable (Qlt sur Qlt).
L’échelle des degrés est une échelle sémantique qui, comme le propose
Rivara6 dans son étude sur les adjectifs graduables, renvoie à un
« continuum » mettant en jeu « un accroissement continu où les degrés se
définissent par rapport au degré précédent : c’est le cas des degrés associés à
enough, not enough et too.
En (5) la quantité associée à la notion ne permet pas d’atteindre le degré de
suffisance ; en (6) une petite quantité devrait permettre de l’atteindre ; en (7)
elle l’atteint et finit par le dépasser en (8) :
(5) ‘Has Lester been talking?’ ‘Some, but not enough’.
R. Macdonald
( ‘Est-ce que Lester a parlé?’ ‘Un peu, mais pas suffisamment’)
(6) Get as many men as you need. Use as few as possible but use enough.
N. Harman, Dunkirk: The Necessary Myth
(Prenez autant d’hommes qu’il faut. Utilisez-en aussi peu que possible
mais utilisez-en suffisamment)
(7) It only required a little more persuasion, just enough to save his selfrespect.
J. Austen, Pride and Prejudice
(Cela réclamait juste un peu plus de persuasion, juste assez pour
préserver sa propre estime)
(8) Before she had drunk half the bottle she found her head pressing
against the ceiling,[…]“That’s quite enough – I hope I sha’n’t grow
anymore – As it is, I ca’n’t get out at the door – I do wish I hadn’t drunk
quite so much!”
L. Carroll, Alice’s Adventures in Wonderland
(Avant d’avoir bu la moitié de la bouteille elle se retrouva la tête
coincée au plafond […] ‘Ça suffit – j’espère que je ne vais pas grandir
davantage – Oh, je ne peux plus sortir – je regrette d’avoir bu autant !’)
En (7) a little more illustre la progression dans l’échelle quantitative pour
atteindre le degré de suffisance (just enough). De même, en (8), l’excès est
exprimé par le biais de quite so much (quantité rejetée par Alice et
équivalente ici à too much). Il se définit donc par rapport à enough dans un
continuum croissant.
6 R. Rivara (1983).
ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE
5
Ainsi, on constate que la construction des degrés passe par une comparaison
implicite7. Ceci nous oriente vers une étude parallèle de la comparaison et de
la suffisance.
2. Structure comparative : comparaison ou non ?
2.1. Comparaison:
On peut considérer que l’expression du degré de suffisance partage avec la
comparaison une structure commune qui admet dans les deux cas les mêmes
orientations syntaxique et sémantique.
2.1.1. Structure syntaxique et orientation.
Il est souvent question dans les grammaires de proposition comparative. Cette
structure admet en effet plusieurs propriétés communes avec les structures
comparatives :
- Les adverbes qui modifient les comparatives modifient aussi too : it’s far
too late.
- L’élision du verbe est admise dans la comparative : bigger than John
(is). De même on remarque l’élision de l’objet lorsqu’il est identifié au sujet
de la comparée:
(9) This coffee is too hot / warm enough for us to drink (it).
(Ce café est trop chaud / assez chaud (bon à boire) pour être bu)
- Dans le même sens, Quirk8 considère que cette construction comparative
entre dans le paradigme des adverbiaux car la subordonnée est permutable
avec une proposition en so that résultative ou finale. Comme les résultatives,
la subordonnée est uniquement en position finale ; comme les finales, elle est
corrélée à un premier élément (enough …, too …).
- Toute comparaison implique un élément comparé (proposition
englobante) suivi d’un élément de comparaison (proposition subordonnée) qui
ici est une proposition infinitive :
(10) How glad I am that my sons are too young to fight. By the time they
are old enough to be soldiers it will certainly all be over if it starts.
7 J. Goes (1999 : 67) : « La gradation implique d’ailleurs une comparaison
implicite : elle n’est interprétable que par rapport à une norme implicite propre
à la classe dont fait partie l’objet qu’elle détermine. ».
8 R. Quirk (1985 : 15.75)
6
CATHERINE MOREAU
B. Vine, Asta’s Book.
(Quelle chance que mes fils soient trop jeunes pour combattre. D’ici à ce
qu’ils soient en âge d’être soldats, tout sera sûrement terminé si ça
commence)
La syntaxe construit donc le comparant hiérarchiquement inférieur au
comparé puisqu’il apparaît sous la forme d’une proposition subordonnée.
Cependant l’orientation syntaxique privilégie la relation comparé-comparant
en plaçant le comparé en tête. C’est lui que l’on cherche à définir. En effet la
construction typique des comparatives met en jeu une corrélation, que M.
Noailly appelle une « mise en balance »9 entre les deux pôles que sont le
comparant et le comparé. Cette corrélation est de type repéré-repère10.
Ainsi on constate une orientation syntaxique commune aux deux systèmes,
qui va de pair avec une orientation sémantique inverse, où le comparant est
un repère.
2.1.2. Orientation sémantique : statut énonciatif du repère-comparant
Dans les deux cas de figure, l’orientation inverse de la structure syntaxique
reflète l’ordre des opérations sémantiques : dans une première opération
constitutive, on pose l’existence du repère-comparant qui fonctionne comme
repère constitutif et à partir duquel, dans un deuxième temps, on pose
l’existence d’un degré de la propriété du repéré-comparé : degré identique ou
non (pour le comparatif d’égalité ou d’inégalité), adéquat ou non (pour la
relation de suffisance en enough, not enough, too).
Dans la relation de suffisance, le repère-comparant apparaît sous la forme
d’une représentation notionnelle. La présence de l’infinitif ou d’une forme
9 M. Noailly (1993).
10 C’est en ces termes
de comparaison et de degrés que dans son étude des
relations de comparaison, R. Rivara (1995 : 30) définit la relation
d’égalité (EG) comme celle où le comparé atteint un niveau identique au
comparant ; et pour ce qui est des relations d’inégalité (ER), la
« supériorité est celle du degré atteint par un terme « comparé » par
rapport à un point de référence, qui est le degré atteint par le
« comparant ».
ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE
7
lexicale est une marque de désignation11, de mention de la notion, ce qui
confère au repère un statut notionnel.
Ce renvoi à la notion fait appel à une norme qui fait l’objet d’un consensus
entre co-énonciateurs; elle représente un point de départ, le thème,
correspondant à ce qui est requis pour construire le degré jugé suffisant : AD
(= adéquat // EG) ou excessif : NON-AD (= non-adéquat // ER). Cette norme
est jugée plus ou moins objective:
(11) There are enough bedrooms for the children to have one each.
(Il y a assez de chambres pour chacun)
B. Vine, Asta’s Book
(12) "Haven't you had enough exercise for one day?"
J. Austen, Pride and Prejudice
(‘N’as-tu pas fait assez d’exercice dans la journée?)
(13) His mind is too jumpy for sleep.
J.C. Oates
(Il a l’esprit trop agité pour dormir)
(14) Mind you, I’m glad you’ve decided to settle down. You’re too old for
sleeping around.
J. Braine, Room at the Top
([…] Tu es trop vieux pour découcher)
On peut gloser les repères par des formulations du type:
Si on veut qu’ils aient chacun leur chambre (11’), par rapport à la norme
journalière requise (12’), si on s’intéresse aux propriétés du sommeil <sleep>
(13’), ou à l’activité de découcher (14’) …
Une fois le repère posé sous forme notionnelle, on asserte que le degré associé
à la notion du comparé est adéquat ou non : par exemple, le nombre de
chambres est jugé suffisant (12), ou la nervosité est jugée excessive (13).
2.1.3. Système comparatif EG-ER // Enough-too :
Ces deux systèmes sont fondés sur une opposition binaire. Dans les deux cas
la notion d’infériorité n’a pas de marqueur spécifique : on a recours à la
négation de l’égalité (not so much / not so little) comme à la négation de la
suffisance (not enough).
Il n’y a pas de marqueur spécifique pour l’infériorité car il n’y a pas
d’infériorité par rapport au seuil-repère. La négation inverse l’orientation
première de la construction scalaire, de sorte que les degrés sont parcourus
11 A. Culioli (1992-99 : 133).
8
CATHERINE MOREAU
toujours vers un degré plus élevé (ER)12 dans le sens de l’orientation
sémantique de la notion. L’énoncé (7) ci-dessus illustre cette progression sur
l’échelle.
L’opérateur ER de l’inégalité, adapté ici à la non-adéquation, construit donc
une supériorité sur l’échelle considérée. Il opère sur deux types d’échelles
orientées à l’inverse :
(15) Too much fratricide, too little fraternity.
The Observer
(Trop de fratricides, trop peu de fraternité)
(16) Too many students chasing too few universities.
D. Williams
(Trop d’étudiants en quête d’universités en trop petit nombre)
D’autre part, l’équivalence sémantique entre not enough et too few montre
bien que la négation inverse l’orientation :
(17) There are not enough trees here for it to be truly natural.'
E. Hemingway, For Whom the Bell Tolls
(Il n’y a pas assez (= il y a trop peu) d’arbres ici pour que ça paraisse
vraiment naturel)
(18) The few notices I received were good, but there were too few to put the
book on the map.
R. Manning
([…] Il y en avait trop peu (= pas assez) pour que le livre soit un
succès)
Ainsi les opérateurs d’égalité et d’inégalité (EG/ER) du système comparatif
permettent de rendre compte des notions d’adéquation et de non-adéquation
(AD/NON-AD) inhérentes à la relation de suffisance. On peut ainsi établir
deux parallèles : l’un entre l’opérateur d’égalité EG, marqueur d’identité, et
enough marqueur d’adéquation ; l’autre entre l’opérateur ER d’inégalité,
marqueur d’altérité, et not enough/too marqueurs d’inadéquation.
2.2. Ce n’est pas une comparaison.
Malgré ces rapprochements, on constate d’importantes divergences :
12 R. Rivara (1993 : 41) : « Cela seul permet de comprendre que l’emploi
absolu d’un adjectif graduable indique beaucoup plus que la simple possession
d’une propriété classificatoire ».
ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE
9
- La relation d’adéquation est non marquée : *as enough. En effet, enough
n’est pas un degré comparatif, mais un degré qui fonctionne comme un pôle,
un point de départ.
- Dans le système comparatif, l’existence du degré comparant est
nécessairement posée ; la subordonnée comparante (19) est donc positive ou
semi-négative13 (ou non positive), alors que l’autre système (20) admet aussi
une valeur négative:
(19a) He eats as much / as little as I do (*not) (valeur positive).
(Il mange autant / aussi peu que moi / que je ne mange *[pas])
(19b) He eats more/less than I could (*not): (valeur non positive).
(Il mange plus/moins que moi / que je ne mange *[pas])
(20a) He’s old enough to do some work (valeur positive).
(Il est assez grand pour travailler / avoir un travail rémunéré)
(20b) He’s too old / not old enough to do any work (valeur non positive).
(Il est trop vieux / pas assez grand pour travailler / faire le moindre
travail)
(20c) They are brave but stupid people, he thought. But they have sense
enough now not to attack us again until the planes come. (valeur négative).
E. Hemingway, For Whom the Bell Tolls
([…] Mais ils ont assez de bon sens pour ne pas nous attaquer…)
- Enfin, dans la construction de la suffisance le degré atteint par le
comparant ne sert pas de repère à un degré quelconque atteint par le comparé,
comme c’est le cas dans la comparaison14.
2.3. Représentation scalaire
La suffisance est un degré à atteindre (21) et éventuellement à ne pas
dépasser (22) :
(21) Tea drinkers need cups, fine enough to taste from and strong enough
to hold very hot liquid and these qualities were apparently not achievable
by colonial potters.
J. Harlow, England's developing economy
13 Voir à ce sujet R. Rivara (1995).
14 Id. (1995 : 30).
10
CATHERINE MOREAU
(Les amateurs de thé ont besoin de tasses suffisamment raffinées pour
boire dedans et suffisamment résistantes pour contenir du liquide très
chaud et les potiers des colonies ne parvenaient pas à concilier ces
exigences)
(22) […] to achieve the difficult feat of talking just enough to suggest
conversation and not too much to prevent monologue.
S. Maugham, Of Human Bondage
([…] réussir l’exploit de parler juste assez pour faire naître la
conversation et pas trop pour éviter le monologue)
Comme l’indique le schéma 1 ci-dessous un même degré peut être valué
positivement ou négativement. On trouve en effet une équivalence graduelle
entre not numerous enough et too few, par le biais de deux points de vue
différents qui peuvent s’expliquer si on inverse les échelles. Leur point
commun est le degré enough, degré atteint de deux manières différentes. Sur
chaque échelle orientée à l’inverse se définissent deux zones : en-deçà de
enough se trouve la zone d’insuffisance (not enough); au-delà, la zone
d’excès (too) :
Schéma 1
C’est par rapport au degré de suffisance que l’on peut définir l’insuffisance et
l’excès. A partir de ce point origine commun, on propose de construire une
représentation graphique bi-pôlaire faisant apparaître une symétrie :
Schéma 2
ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE
11
On prend en compte deux échelles distinctes inversées, l’une relative à
l’excès, l’autre relative à l’insuffisance. Leur point d’origine est une zone
commune, une zone frontière restreinte à un point unique : c’est cette zone
que nous entendons appeler pôle constitutif de la gradation liée au
fonctionnement de enough. C’est le point de départ, origine de deux
orientations opposées. Ces deux échelles ne se chevauchent pas car elles n’ont
aucune propriété commune, aucun degré commun. Ainsi chaque zone graduée
est un intervalle fermé à gauche (par une borne franchissable) et ouvert à
droite, selon son orientation sémantique inhérente. A droite on ne tend vers
aucune limite théorique parce que la question ne se pose pas. La question est
de dire que l’on a atteint un degré ou qu’on l’a dépassé.
Le marqueur enough est associé au pôle constitutif. Sa négation en not
enough définit un degré appartenant à la zone en-deçà (l’insuffisance) : il y a
un manque par rapport à la norme indiquée par le pôle constitutif. Le
marqueur too indique l’excès par rapport à cette norme et définit un degré
appartenant à la zone au-delà.
3. Définition et fonctionnement des degrés.
3.1. Degré atteint ou dépassé.
3.1.1. Degré subjectif.
Les degrés sont des variables car ils se définissent en fonction d’un jugement
subjectif qui peut être explicité dans le contexte immédiat, en renvoyant à la
source du jugement:
(23) There were too many variables for his liking, but he had committed
himself now.
David Wingrove, Chung Kuo book 2: The broken wheel
(Il y avait trop de variables à son goût […])
L’énonciateur peut même changer d’opinion sur le degré atteint :
(24) 'It is close enough. Even too close,' he whispered. 'But the light is
behind us. We are all right here.'
J. Austen, Pride and Prejudice
(‘C’est assez près. Trop près, même,’ souffla-t-il. ‘Mais la lumière est
derrière nous. Ici, ça va.’)
D’autre part, la subjectivité est évidente lorsque la quantité est indéterminée :
(25) I felt a little faint movement tonight, not much but enough to reassure
me.
B. Vine, Asta’s Book
12
CATHERINE MOREAU
(Je l’ai senti bouger un tout petit peu cette nuit, pas grand’chose mais
suffisamment pour me rassurer)
(26) Some soldiers—by no means all, but enough—saw their comrades
getting down to the port.
N. Harman, Dunkirk: The Necessary Myth
(Il y a des soldats – pas tous, mais suffisamment – qui ont vu leurs
camarades se diriger vers le port)
La présence de l’adverbe restrictif only à valeur modale apporte une
orientation négative au jugement :
(27) The bill came and when I paid it I found that I had only enough for an
inadequate tip. Her eyes rested for an instant on the three francs I left for
the waiter and I knew that she saw me mean. W. Maugham, The Luncheon
([…] j’avais seulement assez pour un maigre pourboire. Son regard se
porta sur les trois francs que je laissais au garçon et je sus qu’elle me
trouvait mesquin)
Ici la quantité (three francs) est restreinte par rapport à la quantité
escomptée, elle est jugée inadaptée (inadequate) et le geste est jugé
négativement (mean). Only fait donc passer à un ensemble restreint en créant
une distance entre la quantité escomptée et la quantité effective. Il définit un
ensemble par élimination, il contient donc une négation implicite, de là
l’orientation négative du jugement.
Ceci s’oppose à l’orientation positive qu’apporte just qui, selon G.
Deléchelle15, marque une opération de restriction-focalisation :
(28) She still had her arms around me. I moved just enough so that we had
to pull apart.
R. Carver, Harry’s Death
(Elle me tenait encore dans ses bras. Je bougeai juste assez pour qu’elle
eut à lâcher son étreinte)
On remarquera enfin que la suffisance peut être marquée dans certains cas
par le déterminant de fléchage en the . Les deux exemples suivants,
empruntés à M. Swan, montrent que le degré de suffisance est normé
subjectivement :
(29) I hardly had the strength to take my clothes off. ( à peine la force de…)
Il y a une idée de norme implicite : ‘the necessary strength, the right amount,
the amount required’. Le fléchage, qui est une opération distinctive, permet ici
de définir le degré adéquat par opposition à tout autre jugé inadéquat.
15 Voir à ce sujet G. Deléchele (1996).
ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE
13
3.1.2. Degré atteint.
Le degré suffisant est un seuil à atteindre. Son représentant enough est
d’ailleurs un terme dont l’origine est liée au latin nancisci (donnant ‘obtain’)
et au sanskrit anosti (donnant ‘reaches’). La quantité associée à la notion
représente ce seuil :
(30) Saying a thing like that can make a person hate you, one or two words
are enough, they last forever.
B. Vine, Asta’s Book
(De telles paroles peuvent susciter la haine, un ou deux mots suffisent,
ils perdurent)
L’existence d’une notion peut aussi représenter ce seuil:
(31) 'How are you getting on?' said the [Cheshire] Cat, as soon as there
was mouth enough for it to speak with.
L.Carroll, Alice’s Aventure in Wonderland
(‘Comment ça va?’ dit le Chat, dès qu’il lui apparut suffisamment de
bouche pour parler)
(32) A word’s enough to raise mankind to kill.
Lord Byron
(Un mot suffit pour pousser au meurtre)
(33) But neither their ages nor social differences seemed to have been
enough to keep them from going for walks together. B. Vine, Asta’s Book
(Mais ni leur âge ni leurs différences sociales ne semblaient avoir suffi à
les empêcher de se promener ensemble)
En revanche, le degré lui-même n’est pas quantifiable (ni graduable) car c’est
un point-seuil. On ne dira pas *much enough, ni *a little enough, car cette
zone-frontière n’a aucune épaisseur, mais just enough, quite enough :
(34) Greasy yellow linoleum on the floor of the kitchen, foldaway table
giving just enough room to turn.
I. Rankin, A Question of Blood
(Du lino jaune, graisseux, dans la cuisine, une table pliante laissant
juste assez de place pour se retourner)
3.1.3. Dépassement
Le dépassement est marqué par too ou la négation en not enough qui
instaurent une distance non nulle entre le degré-seuil et le degré effectif.
14
CATHERINE MOREAU
Cette altérité entre le degré atteint et le degré-seuil peut être mise en évidence
par un adversatif en but :
(5) ‘Has Lester been talking?’ ‘Some, but not enough’.
Elle définit un dépassement : la négation en not enough définit un degré
supérieur (opérateur ER) appartenant à la zone altérée de l’en-deçà
(l’insuffisance) sur une échelle inversée depuis le pôle constitué par enough.
La limite est dépassée, la borne de gauche associée à la zone de l’en-deçà est
franchie, dans une orientation opposée à celle de l’excès (17, 18).
L’équivalence entre not enough et too little/too few dans la zone en-deçà
permet de définir un même degré d’insuffisance par dépassement du seuil
accepté dans la petite quantité (little/few) en respectant l’orientation inhérente
à l’échelle. Il n’existe donc pas d’infériorité par rapport au seuil-repère. On
voit que l’infériorité référentielle se définit par une supériorité sémantique.
L’altérité est aussi marquée par too qui indique l’excès par rapport à la
norme et nous situe dans la zone altérée de l’au-delà par rapport au pôle
constitué par enough. Il définit un degré au-delà de ce qui est requis ou
acceptable : l’idée de non-adéquation à une norme :
(35) Somewhere I had gone wrong; I had opened myself either too little or
too much.
R. Kadish, From a Sealed Room
(Je m’étais trompé quelque part. Je m’étais ouvert soit trop soit trop
peu)
Ce degré indique que le point extrême de la limite indiquée par le seuil est
dépassé16. La zone de dépassement est parfois exprimée en opposition avec
le degré-seuil :
(36) You’ve got enough bad habits without adding to your repertoire.
S. Delaney
(Tu as suffisamment de mauvaises habitudes sans avoir à en ajouter à
ton répertoire)
La suffisance se définit par exclusion du dépassement, qui est exprimé ici
avec un terme lié à l’extérieur : without. Cette idée de dépassement peut être
lexicalisée en exceed, go beyond, exaggerate. On retrouve dans ces termes les
notions d’altérité, d’en dehors (ex-) :
(37) He was not absolutely simple, which would have been excess; he was
only relatively simple, which was quite enough.
H. James
(Il n’était pas extrêmement simple, ce qui aurait été excessif ; il était
seulement relativement simple, ce qui était bien suffisant)
16 C. Guimier (1998 : 230) : « Too, par sémantisme propre, est le signe d’un
dépassement, c’est-à-dire d’un mouvement grâce auquel une limite peut être
franchie ».
ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE
15
Enfin too renvoie à une zone graduable, c’est un degré quantifiable. La
quantité qui lui est associée représente la zone différentielle calculée à partir
du point-seuil de la suffisance. Cette distance peut être plus ou moins grande
et on peut parcourir les degrés dans les deux zones d’altérité.
La quantité associée à la distance peut être située à la frontière du pointseuil, marquée par scarcely, hardly, barely :
(38) But the difficulty was that they had scarcely enough money to keep
themselves.
J. Austen, Pride and Prejudice
(Mais le problème est qu’ils avaient à peine assez d’argent pour
subvenir à leurs propres besoins)
ou dans la zone de proximité de la frontière intérieure de l’excès, marquée par
almost, a little, a bit :
(39) The degree of attention to textual accuracy is almost too fastidious.
Review of English Studies
(Le degré d’attention portée à la précision textuelle est presque trop
méticuleux)
La quantité associée à la distance peut être marquée par une quantité (grande
ou petite) ou une notion donnant l’idée de la quantité:
(40) ‘No!’ exclaimed Mr Emerson, in much too loud a voice for church.
G.M.Forster, A Room with a View
(‘Non!’ s’exclama M. Emerson, à bien trop haute voix pour une église)
(41) […] with some justice, though with a good deal too much laissez-aller
of tongue.
Thackeray
([…] avec une bonne dose de laisser-aller dans le langage)
(42) […] the effect of the trousers, at least three sizes too large for him, was
ludicrous.
S. J. Perelman
([…] au moins trois tailles trop grand pour lui […])
Elle peut définir un haut degré dans l’échelle orientée pour s’approcher d’une
limite conceptuelle (qu’on ne peut atteindre) dans l’insuffisance ou dans
l’excès. La proximité est alors niée (not nearly) ou l’éloignement exprimé
(far) :
(43) […] 30,000 men,[…]. This was not nearly enough, but nobody was to
blame.
N. Harman, Dunkirk: The Necessary Myth
( C’était loin d’être suffisant mais personne n’était à blamer)
(44) You’re far too temperamental. Try to control yourself.
N. Coward
(Tu es de loin trop impulsif. Essaie de te contrôler)
16
CATHERINE MOREAU
(45) I disliked the sound of the job – I felt it was nothing like good enough.
([…] Je sentais qu’il était loin d’être satisfaisant)
C.P. Snow
En (45) le degré n’a aucune propriété commune avec le seuil, ce qui est un
moyen de le situer loin dans la zone en-deçà.
Cette organisation bi-pôlaire a permis de mettre en évidence une dissymétrie
notionnelle entre les zones gradables représentées par not enough/too et le
point-seuil non gradable représenté par enough.17
D’autre part les degrés ainsi définis ont un fonctionnement spécifique par
rapport au repère constitutif représenté à droite sous forme notionnelle. En
effet, pour ce qui concerne un thème, on pose un degré qui permet de dire
qu’on est en adéquation avec ce thème (opérateur d’adéquation AD =
enough) ou non (opérateur de non-adéquation NON-AD = not enough, too).
3.2. Point d’identification et altérité.
3.2.1. Seuil déclencheur.
L’adéquation correspond à une coïncidence. Dans ce cas il y a un point
d’identification18 entre le degré atteint sur l’échelle (to a certain
degree/extent) et le seuil-déclencheur représenté par enough. La distance est
nulle et cette identification donne accès19, rend possible un état de chose.
C’est ce point d’identification qui va servir de repère pour envisager la
validation ou non de l’état de chose représenté sous forme notionnelle.
Ce point-seuil, comme l’indique son étymologie gotique ‘binah’ (signifiant
‘it’s right or needful’), doit être nécessairement atteint :
(46) If the Spirit of St. Louis can cruise at 1750 r.p.m. with this load, I have
more than enough fuel to reach Paris.
C. A. Lindbergh
17 C. Rivière (1991) signale que c’est une des propriétés que partagent en
anglais les adjectifs de modalité ‘possible/impossible’ : le possible admet une
gradation entre les deux pôles hard et easy, alors que l’impossible n’est pas
gradable.
18 Je renvoie ici à A. Celle (2003) qui met en œuvre un point-seuil
d’identification dans son étude sur les résultatives.
19 A. Culioli (1997 : 91) : « Tout chemin suppose une distance entre deux
points : parcourir une distance afin d’avoir accès à un état de choses visé, c’est
supprimer le hiatus et annuler la distance ».
ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE
17
([…] j’ai plus d’essence qu’il n’en faut pour atteindre Paris)
On peut gloser : ‘I have more than required, I don’t need so much’. La
quantité d’essence est supérieure à ce qui est nécessaire. A noter que sur
l’échelle des degrés, more nous situe au-delà de la limite mais le dépassement
est objectif (non valué) et n’empêche pas l’accès à l’état de chose <reach
Paris>, sinon too (subjectif) aurait été employé.
Son équivalent français suffisant met en évidence l’accès au possible : au
XII° siècle, le terme renvoie à ce qui est de nature à combler le besoin,
signifiant ainsi ‘satisfait’ ou ‘rassasié’ : la distance est annulée. Au XIII°
siècle, les notables, par leur importance sociale, s’appelaient les ‘suffisants’ :
souffisant signifiant ‘capable’, ‘compétent’. On retrouve cette acception au
XVI° siècle :
(47) De porter un poulet je n’ay la suffisance.
Regnier, Sat. 3
Enfin l’accès au possible est parfois marqué par la présence des formes
lexicalisées unable ou allow qui lui sont associées :
(48) […] a practice large enough to enable him to settle two sons well in
his own profession.
C. Kingsley
(un cabinet assez grand pour lui permettre d’installer ses fils
confortablement dans la profession)
3.2.2. Degrés bloquants.
L’inadéquation résulte d’un hiatus qui situe le degré atteint à une distance non
nulle du point d’identification. L’opérateur ER d’inadéquation a une valeur
quantitative (la distance par rapport au seuil-déclencheur est quantitativement
non nulle) et qualitative car sa présence dans des termes tels que alter et
other indique une altérité20. Ici c’est une différenciation par rapport au seuil.
Ce degré ne peut donc pas fonctionner comme déclencheur : l’accès au
possible est bloqué, comme l’indique too.
Ainsi, tous les degrés de l’échelle situés au-delà (too) ou en-deçà (not
enough) du point d’identification ne permettent pas l’accès au possible.
3.2.3.Résultative.
20 R. Rivara (1995).
18
CATHERINE MOREAU
Le point d’identification (entre le degré atteint et le seuil-déclencheur) est un
point limite qui sert de repère quantitatif car il permet l’existence d’une
occurrence. Il transforme le repère notionnel constitutif en repéré résultatif, de
sorte que la proposition située à droite prend le statut d’une résultative.
C’est pourquoi elle peut être introduite par so that ou so as to. D’ailleurs, elle
admet l’introduction de l’adverbe consequently :
(49) […] and unscrewed the plug from one of the kegs enough so that the
wine squirted from the edge of the plug into the bowl.
E. Hemingway, For Whom the Bell Tolls
(et dévissa suffisamment la bonde d’un des fûts de sorte que le vin jaillit
[…])
(50) ‘I stopped too long up in that room, so that even such leaden feet could
catch me up’.
G. K. Chesterton, A Nightmare
(Je me suis arrêté trop longtemps dans cette pièce, au point que même
en traînant des pieds de cette manière on pouvait me rattrapper)
(51) Ladies and gentlemen , can there be anyone here tonight who is so
blind as to say that the war is not on ?
McCarthy’s Speech on communists in the State Department, Feb. 1950
(Mesdames et messieurs, y a-t-il parmi vous quelqu’un assez aveugle
pour dire / aveugle au point de dire que la guerre n’est pas déclarée ?)
Cependant l’équivalence n’est pas stricte car l’intensifieur so signale que le
degré déclencheur a atteint un haut degré dans la notion (ce qui n’est pas
nécessaire pour le faire fonctionner comme déclencheur).
Le rapprochement que nous venons de mettre en évidence avec ‘so that’ et ‘so
as to’ crée une ambiguïté car ces locutions sont aussi employées dans les
propositions finales. Cette ambiguïté provient du fait que résultative et finale
sont construites sur un même phénomène d’implication. Selon H. Wyld21 la
résultative relève de l’orientation ‘p entraîne q’ où le lien p/q est préconstruit,
comme en (49) où le dévissage de la bonde entraîne l’écoulement du vin.
Dans la finale, l’orientation ‘p découle de q’ est sous-tendue par l’agentivité,
comme l’indique la marque de non-réel sur le procès de la subordonnée :
(49)’ He unscrewed the plug from one of the kegs enough so that the wine
could / might/ should squirt from the edge of the plug into the bowl.
C’est l’état de chose visée en q (faire jaillir le vin) qui constitue le terme
source et p (le moyen d’y arriver : <unscrew the plug>) en découle.
21 H. Wyld (2001).
ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE
19
Cette ambiguité nous amène à considérer que ces propositions fondées sur un
même phénomène d’entraînement sont de l’ordre du résultatif . Après tout, la
notion qui sert de repère constitutif a bien été envisagée dès le départ. Mais ce
qui entre en jeu ici n’est pas tant la relation de cause à effet, mais la
concomitance entre un degré et un point-seuil.
Enfin on remarquera la souplesse de construction de cette résultative :
- elle peut être coordonnée (and) pour signaler que l’occurrence de procès a
été située et qu’elle a fait l’objet d’une validation (assertion positive) ou non
(assertion négative) :
(52) The shock was too much for his frail body and he died in the morning.
W. Boyd
(Le choc fut trop grand pour son pauvre petit corps et il mourut au
matin)
- le résultat peut être antéposé, sa valeur négative étant déjà posée en contexte
à gauche :
(53) “I never ask advice about growing” Alice said indignantly.
“Too proud?” the other inquired.
L. Carroll, Through the Looking-glass
(‘Je ne demande jamais conseil pour grandir’, s’indigna Alice.
‘Trop fière ?’ demanda l’autre)
- par ailleurs, le passage au possible peut être centré sur le sujet bénéficiaire :
(54) And if thou dost not love me, I love thee enough for both.
E. Hemingway, For Whom the Bell Tolls
(Et si tu ne m’aimes point, je t’aime [assez] pour deux)
3.2.4. Adéquation vs. non-adéquation.
a) accéder au possible :
Le point d’identification enough met en évidence un résultat positif (lié à la
marque positive some), alors que dans le même cas le hiatus entraîne l’emploi
de la valeur-image non positive any :
(55) He is far too modest a man to permit a proper conversation about
anything.
The Times, 1991
(C’est un homme bien trop pudique pour s’autoriser une [quelconque]
conversation approfondie)
(56) She followed him with her eyes, envied every one to whom he spoke,
had scarcely patience enough to help anybody to coffee;
20
CATHERINE MOREAU
J. Austen, Pride and Prejudice
(Elle […] avait à peine assez de patience pour servir le café [à qui que
ce soit])
Le point-seuil permet l’accès au possible, ce qui confère la possibilité au sujet
de valider (ou non) le procès qui lui est associé. Le contexte indiquera
comment se situe le repère constitutif par rapport au phénomène de la
validation :
Il y a des cas où le point-seuil permet l’accès au validable sans qu’une
validation s’ensuive. On peut lui opposer un procès contradictoire asserté (but
… lived en famille) :
(57)Swanny's house was […] big enough for a flat to have been contrived
in it, but Mormor lived en famille with her daughter and son-in-law.
B. Vine, Asta’s Book
(La maison de Swanny était suffisamment grande pour qu’un
appartement ait pu y être aménagé, mais Mormor vivait en famille[…])
Même phénomène d’accès au possible en annulant l’élément bloquant too. Le
rejet de l’excès nous oriente vers le pôle constitutif enough et nous situe dans
le degré de la suffisance (la négation sur too inverse l’orientation en rejetant
l’appartenance à l’excès):
(58) ‘Not too late to go out, all the shops are still open.’
(‘Pas trop tard pour sortir, tous les magasins sont encore ouverts’)
indique bien que rien ne s’oppose à la sortie : le blocage est levé.
L’emploi du restrictif but a le même effet :
(59) […] too restless to do anything but walk.
H. James
(Trop agité pour faire quoi que ce soit d’autre que se promener)
Il y a des cas où le contexte indique que le procès a déjà fait l’objet d’une
validation. On peut en trouver la trace en contexte gauche (33) ou droit (13):
(31) 'How are you getting on?' said the [Cheshire] Cat, as soon as there
was mouth enough for it to speak with.
L. Carroll, Alice’s Aventures in Wonderland
(11) There are enough bedrooms for the children to have one each and
Hansine and Emily, up in the attics, don't have to share.
B. Vine, Asta’s Book
Enfin lorsque enough fonctionne avec une résultative négative, comme en :
(60) Enough money not to go short of anything.
B. Vine, Asta’s Book
(Assez d’argent pour ne manquer de rien)
ce degré indique qu’il y a adéquation avec le repère constitutif négatif. Le
degré a atteint un seuil qui déclenche la possibilité de ne pas valider le procès,
jugé ici néfaste. Le phénomène est comparable à so that + not :
ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE
21
(61) […] the shoes big enough so that the toes aren’t cramped.
B. Spock
(les chaussures assez grandes de sorte que les orteils ne sont pas
comprimés)
b) bloquer l’accès:
Quand l’accès est bloqué, too, not enough, less than enough l’indiquent et le
contexte droit ou gauche le justifie. En (62), un autre procès a été validé : I
rose. En (63), la valeur <he, go>, préconstruite dans la question, a été
validée: elle représente l’opposé de <he, stay>. En (64), l’insuffisance bloque
l’accès au possible.
(62) Too feverish to rest, I rose as day dawned.
C. Brontë
(Trop fébrile pour me reposer, je me levai dès l’aube)
(63) Why did he go? Did we talk too loud [for him to stay]?
G.M. Forster, A Room with a View
(Pourquoi est-il parti? Avons-nous parlé trop fort ?)
(64) The two years’ provision of grain had fallen to less than enough to
feed the city for one month.
J. Reed
(Des deux années de provision de grain, il restait moins qu’il n’en
fallait pour nourrir la ville pendant un mois)
Autrement dit, ça n’est pas tant la question de savoir s’il y a eu validation ou
non, que de savoir s’il y a adéquation avec le repère constitutif. L’adéquation
entraîne la possibilité de valider ou non. La non-adéquation, qui se manifeste
par un élément bloquant (too, not enough), ne permet pas l’accès au possible
de telle manière que l’on restera en dehors du domaine, à moins de lever le
blocage, comme nous l’avons vu, par la négation sur too.
CONCLUSION
Les degrés représentés par enough, not enough et too sont des quantifieurs
subjectifs déclenchant ou bloquant l’accès à validation d’un événement. Ce
sont des opérateurs fortement liés au phénomène de la validation.
Ils représentent des opérateurs de validabilité, en tant que degrés d’adéquation
(AD enough) et de non-adéquation (NON-AD not enough/too) au passage à
validation de l’état de chose représentant le repère constitutif.
A partir de cette binarité dans le comportement de ces opérateurs
d’adéquation, on peut considérer qu’on a là des représentants possibles du
domaine notionnel de validabilité/non-validabilité. En effet, l’opérateur-
22
CATHERINE MOREAU
déclencheur exprimant la suffisance (enough) fonctionne comme un des
représentants possibles de l’Intérieur (I) de ce domaine ; les opérateursbloqueurs exprimant l’in-suffisance et l’excès (not enough/too) fonctionnent
comme des représentants possibles de l’Extérieur (E) de ce domaine.
BIBLIOGRAPHIE
CELLE, Agnès, 2004 : « Constructions résultatives et identification du
résultat », 195-212, CYCNOS Vol 21-1
CHARREYRE, Claude, 1997 : « La gradabilité est-elle donnée ou
construite ? », 53-59, La Notion, C. Rivière, M.-L. Groussier (eds), Ophrys.
COTTE, Pierre, 1981 : « Quelques réflexions sur la place des adverbes en
anglais contemporain », CIEREC XXIX, Université de Saint-Etienne.
CULIOLI, Antoine, 1985 : Séminaire de D.E.A., Université de Paris 7.
CULIOLI, Antoine, 1990 : « Sur le Concept de notion », 47-65, et « Stabilité
et déformabilité en linguistique », 127-134, Pour une linguistique de
l’énonciation, Tome 1. Paris : Ophrys.
CULIOLI, Antoine, 1997 : « A propos de la notion », 9-24, La Notion, C.
Rivière, M.-L. Groussier (eds), Ophrys.
CULIOLI, Antoine, 1997 : « Accès et obstacles dans l’ajustement
intersubjectif », Sciences pour la communication n°52, Peter Lang, Berne.
CULIOLI, Antoine, 1992-1999 : « Un si gentil jeune homme ! Et autres
énoncés », 101-111, et « De la complexité en linguistique », 153-163, Pour
une linguistique de l’énonciation, Tome 3. Domaine notionnel, Ophrys.
DELECHELLE, Gérard, 1995-6 : « Simply, Un adverbe pas si simple », 131147, SIGMA n°17-18, C.E.L.A. Université de Provence.
DELMAS, Claude, 1983: « Enough et Assez », 86-98, Analyse métaopérationnelle de l’anglais, TREMA n°8, Université de Paris 3.
GOES, Jan,1999: « L’adjectif. Entre nom et verbe », Champs linguistiques,
Recherches, Bruxelles Paris : Duculot.
MOLINIER, Christian, 1990 : « Une classification des adverbes en –ment »,
Langue française n°88, Larousse.
NOAILLY, M., 1993 : « Sur un étrange privilège des adjectifs au
comparatif », 47-51, Information grammaticale n°58.
RIVARA, René, 1993 : « Adjectifs et structures sémantiques scalaires », 4046, Information grammaticale n°58.
RIVARA, René, 1995 : « Pourquoi il n’y a que deux relations de
comparaison », 19-39, La Comparaison, Faits de Langues n°5, P.U.F.
RIVIERE, Claude, 1991 : « Les adjectifs de modalité en anglais », 155-183,
Cahiers de Recherche T.5, Ophrys.
ENOUGH LE DEGRE QUI REND POSSIBLE
23
WYLD, Henry, 2001 : Subordination et énonciation, Cahiers de recherche,
Numéro spécial, Paris : Ophrys.
Dictionnaires
Dictionnaire Latin-Français, F. Gaffiot, Hachette : Paris.
Dictionnaire de la langue française du 16° siècle, 7 vol., E.Hughet, Didier :
Paris, 1967.
Dictionnaire historique de la langue française, 3 vol., Le Robert, Paris, 2000.
Oxford Dictionary of English Etymology, T. F. Hoad (ed.), Oxford
University Press, 1996.
The Random House Dictionary of the English Language, 1987.
Grammaires
GUIMIER, Claude, 1998 : Syntaxe de l’adverbe anglais. P. U. de Lille.
QUIRK, R., GREENBAUM, S., LEECH, S., SVARTVIK, J., 1985: A
Comprehensive Grammar of English. Londres: Longman.
SWAN, Mickael, 2003 : Practical English Usage, Oxford University Press.
How can sufficiency be defined? enough or too as opposed to what degree?
What reference will define what is sufficient, insufficient or excessive?
Despite common syntactic properties shared with comparative structures, the
study will lead to a resultative construction derived from the degree that has
been reached or overstepped with regard to a norm. Adequation to the norm
will open access to possibility, non-adequation will block the way.

Documents pareils