Confort moral

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Confort moral
Semaine 53
Confort moral
J’achève la lecture du premier tome de la Correspondance Paul Morand – Jacques Chardonne, 1949 – 1960,
un gros volume Gallimard de 1163 pages ! Le vrai grand écrivain, c’est Chardonne, un peu négligé
aujourd’hui, mais qui est assuré de durer, par l’élégance de son style, l’économie toute classique de ses
moyens et la finesse psychologique de ses romans. Cette Correspondance, je l’espère, va peut-être le
sortir du purgatoire. Quant à Morand, ses romans et nouvelles sont en pléiade depuis quelques
années : c’est un écrivain brillant et superficiel, un peu trop fécond et inégal ; esprit cultivé mais faux.
J’avais déjà été frappé, en lisant les deux tomes de son Journal inutile, par le manque de grandeur, de
générosité de ce personnage, et par le peu de perspicacité de ses vues politiques. Toutes ses prévisions
ont été démenties par le Temps : il pensait encore, vers la fin des années 70, que les communistes
prendraient le pouvoir en Espagne, en France et que toute la Méditerranée tomberait en main
soviétique. Même absence de vista dans cette Correspondance : ses prévisions socio-économiques ne
valent pas mieux que ses prévisions politiques. – Nous aurons toujours à subir, d’ailleurs, ces esprits
faux et virtuoses qui sont et qui ont toujours été légion : politiciens, historiens sûrs d’eux-mêmes,
arrogants, péremptoires ! La politique suisse et fribourgeoise, comme on vient de le voir, n’est pas
épargnée.
En fait, Morand ne s’est pas remis du choix qu’il a fait, en 1940, de la légalité pétainiste. Son
odieux antisémitisme l’aveugle au point qu’il ne semble jamais s’apercevoir, alors qu’il parle
continuellement de la période de l’Occupation et du nazisme, que 6 millions de Juifs ont été
exterminés : c’est la tache aveugle de sa pensée ! Il faut que Chardonne, si pondéré, et qui essuie
régulièrement les remarques de Morand, exprime à un certain moment son désaccord (ce sera le seul
de cette correspondance) : « Vous savez qu’il y a un point sur lequel nous différons profondément
[…] La persécution juive à travers les âges [qui] est pour moi la honte de l’humanité. Bien plus, ce
cancer, et cela seulement, me donne la honte d’être un homme. Le pire peut-être, dans ce crime
permanent, c’est la stupidité. […] » Réflexion qui n’appellera ni accusé réception, ni contestation de
son correspondant ! Il continuera comme devant !
Morand sait bien, en 1959, que la guerre d’Algérie coûte un milliard de francs par jour à la
France et va la ruiner (« Toute notre substance y passera », écrit-il page 621) mais, par incohérence et
fanatisme, il ne peut admettre que le Général de Gaulle propose l’autodétermination aux Algériens,
qu’il considère comme une défaite. Il refuse d’admettre la scélératesse du colonialisme, et par
conséquent le génie réaliste du Général, dont l’indépendance d’esprit, la hauteur de vue, la droiture et
l’intelligence de l’Histoire le révulsent.
Ce qui est singulier, c’est que cet inéquitable écrivain, si retors et de mauvaise foi, retient
l’attention par la vivacité de son esprit, un pouvoir, un don d’expression – qui fait que nous préférons
sa mauvaise compagnie à celle d’écrivains, peu doués quoique méritants, qui nous assomment de leurs
platitudes et de leurs bonnes intentions.
Je me faisais ces remarques pour opposer Morand à quelques écrivains singuliers et géniaux,
qui me tiennent à cœur non seulement pour leur don et leur style, mais aussi pour leur droiture, leur
honnêteté, et finalement leur générosité. Ceux-ci nous guident, orientent nos jugements, associent
l’humanité de leur point de vue à une liberté d’expression, une indépendance intellectuelle presque
toujours opposée à l’opinion momentanément dominante, à ce que Barthes appelait la doxa.
Montaigne appartenait à cette catégorie. Au XXe siècle nous avons eu Jean Paulhan et Marguerite
Yourcenar dont j’admire le jugement et la rectitude morale, et aujourd’hui Pierre Bergounioux dont la
droiture et la générosité forment comme un haut récif soutenant les valeurs humanistes dans la
tempête néo-libérale qui dévaste le monde actuel.
On connait certes des œuvres infâmes, mais la littérature par tradition a toujours porté les
hautes valeurs de l’humanité et c’est bien là qu’elles se réfugient aujourd’hui.
Frédéric Wandelère

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