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Annales Médico-Psychologiques 171 (2013) 504–506
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Communication affichée
Fausses victimes de persécutions nazies. Entre imposture et littérature
False victims of nazi persecution. Between imposture and literature
Jean-Pierre Luauté a,*, Olivier Saladini b
a
b
25, rue de la République, 26100 Romans, France
Service de psychiatrie générale, centre hospitalier, 26100 Romans, France
I N F O A R T I C L E
R É S U M É
Mots clés :
Fausses victimes
Shoah
Autofiction
Une nouvelle catégorie de fausses victimes est récemment apparue, celle de prétendus juifs décrivant les
persécutions subies dans leur enfance. Deux exemples de tels récits fictionnels, qui ont apporté la
notoriété à leurs auteurs, sont résumés. Un lien est supposé avec le genre littéraire nouveau de
l’autofiction.
ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
A B S T R A C T
Keywords:
False victims
Holocaust
Self-fiction
A new category of false victims has recently surfaced. Such is the case of alleged Jews who described the
persecution they suffered during their childhood. Two examples of such fictional stories which brought
celebrity to their authors are here summed-up. A link is thus assumed with a new literary type: selffiction.
ß 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
1. Introduction
2. Récits
Dans le passé, des imposteurs ont acquis la célébrité en se
faisant passer pour des personnages réincarnés ou de descendance
illustre. Une nouvelle catégorie d’imposteurs est apparue
récemment : celle des sujets se prétendant juifs, victimes dans
leur enfance de persécutions par les nazis. Ils ont acquis la
notoriété par des récits fictionnels entrant dans la catégorie du
témoignage (du faux témoignage en l’occurrence). Tel est le cas de
Binjamin Wilkomirski, auteur de Fragments : une enfance 1939–
1948, [7] publié en 1995, traduit en 1997, et de Misha DaFonseca,
auteur de Survivre avec les loups [2], publié et traduit en 1997, porté
à l’écran en 2007. Ces impostures nous paraissent révélatrices du
rôle de la Shoah comme événement majeur à la base de l’idéologie
victimaire, elles s’accordent aussi avec notre « société du spectacle
de la victime » [4]. Enfin, ces « témoignages » pourraient avoir un
rapport avec un genre littéraire propre à notre époque : l’autofiction.
Il existe de nombreuses analogies entre les deux récits et entre
les biographies réelles des auteurs telles qu’elle ont été depuis
révélées [1,3].
* Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (J.-P. Luauté).
0003-4487/$ – see front matter ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.06.002
2.1. Binjamin Wilkomirski
C’est le nom fictif inventé par Bruno Dössekker, un clarinettiste
suisse-allemand. À l’âge de 54 ans, il publia son récit retrouvé, celui
du plus jeune rescapé des camps nazis [7]. Claude Arnaud, dans sa
remarquable analyse [1], indique que l’ouvrage s’imposa bientôt
comme « un classique de la Shoah aux côtés des textes fondateurs
de Primo Levi ». L’auteur y racontait comment, rescapé par miracle
de deux camps de concentration, il avait été à la fin de la guerre
recueilli dans un orphelinat juif, puis finalement adopté en
1948 par les Dössekker, un couple de médecins fortunés. Ce
n’est que tardivement, expliquait-il, qu’une force s’était dressée en
lui pour clamer la vérité et le sauver « d’une horrible simulation ».
L’ouvrage fut traduit en neuf langues et récompensé de plusieurs
prix littéraires. Invité par les plus hautes universités et institutions,
Wilkomirski, devenu expert de la Shoah, fut pendant trois ans
l’objet d’une sorte de vénération. Sa présentation avait de quoi
forcer le respect et la pitié : fragile, nerveux, secret, sa nuque
J.-P. Luauté, O. Saladini / Annales Médico-Psychologiques 171 (2013) 504–506
déformée par une bosse, conséquence d’un coup de botte donné
par un nazi, disait-il, l’air traqué en permanence, il semblait
lors de ses conférences revivre tout ce que son livre retraçait et il
parsemait ses propos de yiddish, langue qu’il prétendait
comprendre. Une « standing ovation » l’accueillit quand il reçut
le prix de l’Association Américaine d’Orthopsychiatrie. Il fallut
attendre trois ans, plusieurs enquêtes et témoignages de personnes
qui l’avaient bien connu dès son jeune âge pour que la supercherie
soit éventée. Il s’agissait d’un enfant, né Bruno Grosjean, que sa
mère célibataire, qui n’avait pas les moyens de l’élever, avait été
obligée d’abandonner et qui avait finalement été adopté par un
couple de médecins protestants, les Dössekker. Wilkomirski s’était
dès son enfance identifié au sort des juifs, il détestait son père
adoptif qu’il considérait comme un monstre et un sympathisant
nazi [1]. Par la suite, il bâtit son récit à partir de rencontres avec des
rescapés, de visites des camps et d’un énorme travail d’érudition (il
avait réuni deux mille volumes sur la Shoah, plus des films et des
montagnes de documents). Il est probable qu’il avait fini par croire
à ses horribles fragments de mémoire (par exemple : des enfants
mangeant leurs propres doigts, des cadavres « accouchant » de
rats), souvenirs retrouvés par autosuggestion (devenu thérapeute,
il recommandait l’auto-hypnose) et authentifiés comme « vrais »
par la psychanalyste qui l’avait brièvement suivi. Démasqué, il vit
actuellement caché, refusant tout interview.
2.2. Misha Dafonseca
Née en Belgique sous le nom de Monique De Wael, elle a d’abord
publié son ouvrage sous le titre Misha: A Memoire of the Holocaust.
Elle avait alors 60 ans et vivait aux États-Unis avec son deuxième
mari. Il l’avait encouragée à porter témoignage ainsi que les
membres de la communauté juive qui l’avait adoptée dans le
milieu des années 1990 (elle y avait fait sa Bat Mitsvah à 52 ans).
L’ouvrage eut peu de succès, mais traduit sous un titre plus
accrocheur, il devint un best-seller. Il fut par la suite traduit dans
une vingtaine de langues et en 2007 Véra Belmont en tira un film
dont l’énorme succès lors de son démarrage relança la polémique
sur la véracité des faits.
Misha Dafonseca racontait comment ses parents juifs, traqués
(et finalement déportés), l’avaient confiée à une famille chrétienne qui avait tout fait pour lui retirer son identité juive et
comment, à l’âge de huit ans, elle s’était enfuie vers l’Est pour
retrouver ses parents. Elle disait avoir, de 1941 à 1944, traversé à
pied l’Europe en guerre, se nourrissant de rapines, de charognes
d’animaux, toujours acceptée et protégée par les bêtes sauvages,
jusqu’à son adoption par les loups. Des épisodes rocambolesques
étaient rapportés : son arrivée dans le ghetto de Varsovie, les
horreurs qu’elle y avait vues avant de pouvoir s’en échapper, son
meurtre à l’arme blanche d’un soldat allemand qu’elle avait
surpris en train de commettre un viol, etc. Après son retour en
Belgique, elle avait été de nouveau éduquée de force dans la
religion chrétienne.
L’imposture avait été soupçonnée dès la parution du livre par
des spécialistes des loups qui affirmaient que les allégations de
Misha étaient fausses (elle ne pouvait pas avoir été adoptée par des
loups à l’âge qu’elle prétendait avoir) ou invraisemblables (elle
aurait été grondée par une louve parce qu’elle urinait comme un
mâle en levant la patte). Un journaliste du Soir s’étonna qu’elle
prétende ignorer ce que ses parents étaient devenus alors que ces
informations étaient aisément disponibles sur les registres de l’état
civil à son nom de naissance. Il apparut alors que son père,
aucunement juif, après avoir été quelque peu résistant était
devenu un collaborateur de la gestapo (ce qui ne lui évita pas de
mourir en prison en Allemagne, comme sa mère arrêtée à sa suite).
Monique, qui n’avait jamais été franchement avertie du sort de ses
parents, probablement pour lui épargner la vérité concernant son
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père, avait fini par la découvrir quand à l’école on commença à la
traiter de « boche » et quand le nom de son père fut effacé d’une
plaque rendant hommage aux résistants. Elle aussi s’était très tôt
identifiée au sort des juifs [3], s’était mariée jeune avec un officier
de marine nommé Lévy dans l’espoir qu’il lui ferait quitter une
Belgique honnie. Acculée, menacée par son avocat de ne plus être
sa cliente, elle avoua en février 2008 la supercherie.
3. Rôle de la Shoah
Dans les deux cas l’incertitude – ou le non-dit – sur les origines a
entraı̂né une identification très précoce au sort du juif, prototype
de la victime innocente et parangon du malheur. Par la suite, le
« roman familial » a été encouragé par l’entourage (familial et/ou
médical) avant que le « retour du refoulé », qui dans les années
1967–1968 [4] a ramené la Shoah dans la mémoire collective, ne
devienne une mine pour une série d’œuvres littéraires et filmiques
au succès prodigieux et une incitation à « témoigner ».
Sur cette identification au juif, encore plus malheureux que soi,
on trouve un autre exemple dans Un diamant brut d’Yvette
Szczupak-Thomas [6]. Elle y raconte son enfance saccagée
d’orpheline de l’Assistance publique, trimballée d’une famille à
une autre et finalement adoptée par un couple fortuné. En 1944,
allant accueillir les rescapés des camps à l’hôtel Lutétia, elle se
sentit une âme juive. Par la suite, elle devint une juive authentique
après avoir épousé un Israélien et avoir pu obtenir, grâce à des
appuis, un certificat de conversion de l’État d’Israël.
4. Rôle des médias
« La société du spectacle de la victime » a été bien décrite [4]. On
soulignera que tous les ingrédients propres à susciter l’émotion et
la compassion se retrouvent dans les deux récits : l’innocence et le
malheur absolu des deux jeunes victimes, leur appartenance au
peuple d’Israël, les violences subies, non seulement de la part des
nazis mais, par la suite, de la part des adultes qui les avaient
recueillis (l’invention par Misha de son adoption par les loups est à
cet égard une trouvaille de génie). On comprend que les médias
aient été conquis et se soient montrés très réticents à admettre la
supercherie : l’éditeur allemand des Fragments sur le point de
publier l’ouvrage avait reçu une lettre d’un journaliste qui
démentait formellement le récit, il n’en tint aucun compte ; la
réalisatrice du film sur Misha avait, elle aussi, au moment du
tournage, tous les moyens de connaı̂tre la vérité.
5. Imposture ou littérature ?
Après avoir avoué son mensonge, Misha Dafonseca expliqua
que, depuis qu’elle avait quatre ans elle voulait oublier, et elle
supplia de « comprendre que je n’ai jamais rien voulu d’autre que
de conjurer ma souffrance ». Son éditeur français lui pardonna et
affirma que si le livre lui avait été présenté comme une fiction, il
l’aurait publié. Peut-être.
Il existe en tout cas un genre littéraire récent : l’autofiction qui,
d’après Serge Doubrowsky, qui a créé le terme, est « une fiction
d’événements et de faits réels ». Or, un des premiers récits qui
mérite cette appellation est L’oiseau bariolé de Jerzy Kosinski [5]
initialement présenté comme un récit authentique. Son succès fut
immense et Wilkormiski reconnut avoir été marqué par sa lecture
[1]. Il racontait l’errance pendant la guerre en Europe centrale d’un
jeune garçon (juif errant ou alternativement pris pour un tzigane)
confronté à des scènes atroces. Le genre de littérature qu’il
inaugurait est également représentatif d’une époque qui privilégie
l’émotionnel aux dépens du rationnel.
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J.-P. Luauté, O. Saladini / Annales Médico-Psychologiques 171 (2013) 504–506
Déclaration d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en
relation avec cet article.
Références
[1] Arnaud C. Qui dit je en nous ? Une histoire subjective de l’identité. Paris:
Grasset; 2006.
[2] Dafonseca M. Survivre avec les loups. Paris: Robert Laffond; 1997.
[3] Duroy L. « Survivre avec les loups ». La véritable histoire de Misha Dafonseca.
Paris: XO; 2011.
[4] Erner G. La société des victimes. Paris: La Découverte; 2006.
[5] Kosinski J. L’oiseau bariolé. Paris: Flammarion; 1966 [Trad. Maurice Pons].
[6] Szczupak-Thomas Y. Un diamant brut. Vézelay-Paris 1938–1950. Paris:
Métaillé; 2008.
[7] Wilkormiski B, Fragments. Une enfance, 1939–1948. Paris: Calmann-Lévy;
1997 [Trad. Léa Marcou].
ID
314270
Title
Faussesvictimesdepersécutionsnazies.Entreimpostureetlittérature
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