HAMAPÂTÉ BÂ ET L`ORALITÉ : UNE ESTHÉTIQUE DE LA PAROLE
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HAMAPÂTÉ BÂ ET L`ORALITÉ : UNE ESTHÉTIQUE DE LA PAROLE
HAMAPÂTÉ BÂ ET L’ORALITÉ : UNE ESTHÉTIQUE DE LA PAROLE "Lorsque j'écris c'est de la parole couchée sur le papier"(Amadou HAMAPÂTÉ BÂ ) INTRODUCTION Longtemps ignorée, l'oralité a connu un regain d'intérêt dans la littérature africaine. Le désintérêt initial, si on peut l'appeler ainsi, s'explique sans doute par la situation des écrivains qui s'exprimaient dans une langue apprise dont ils devaient démontrer la maîtrise. Ce qui fait que les premières œuvres n'ont pas reflété cette Afrique de parole, cette Afrique où tout est parole, où tout se régit en fonction de celleci, ou bien ils ne l'ont fait que de façon partielle. Mais un revirement s'est fait jour dans les années soixante-dix. La parole prend alors une importance capitale dans la conception de la littérature écrite. Elle devient pratiquement un signe distinctif puisqu'il fallait se définir, se trouver un style propre exprimant l'être africain, reflétant la sensibilité africaine, du moins en littérature. Ce courant conduit dès lors à une stylisation particulière et de nouvelles formes voient le jour dans l'écriture romanesque, qui prennent ancrage dans la littérature orale. C'est le cas par exemple d'Ahmadou Kourouma qui inaugure pratiquement ce courant avec Les Soleils des indépendances, roman qui parait en 1968, en calquant son écriture sur le rythme de la langue et de la pensée malinké. La littérature écrite s'imprègne de la parole naguère tenue à l’écart. Cette parole traditionnelle africaine devient alors un art de s'exprimer, et paradoxalement un art d'écrire. C'est dans cette perspective de l'interaction entre la parole comme œuvre littéraire et l'art romanesque que nous nous proposons de faire une lecture des œuvres d'Amadou Hampâté Bâ, pour montrer dans quelle mesure l'art d'écrire rejoint l'art de parler ou vice versa. Notre choix se porte sur cet auteur parce que nous jugeons qu'il est celui qui a le plus marqué ce courant et aussi à cause de ses nombreux travaux dans le domaine de l'oralité. Pour cela nous nous proposons d'analyser principalement L'Étrange Destin de Wangrin ou les roueries d'un interprète africain, œuvre à laquelle viendront s'ajouter Contes initiatiques qui illustrent bien des aspects de l'oralité dans l'écriture. Pour mener à bien cette étude, nous consacrerons une première partie à la parole dans la société africaine, à son importance et à ses genres. Ceci dans le but de replacer notre analyse dans un contexte plus général. Quoiqu'on dise et à quelques exceptions près, 69 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE tous les peuples d'Afrique partagent cette oralité. Une deuxième partie portera essentiellement sur l'analyse de l'œuvre et déterminera les relations qui s'instaurent véritablement entre les deux littératures, à savoir la littérature orale et la littérature écrite. Enfin, une dernière partie nous permettra de comprendre les enjeux de cette rencontre, ce qu'apporte cette influence de la littérature orale, et de montrer l'originalité de l'écriture d'Amadou Hampâté Bâ qui manie aussi bien l'art romanesque que celui de la parole, dévoilant la richesse infinie de cette société de parole dans laquelle il a vécu. 1. LA TRADITION ORALE AFRICAINE ET LA PROBLÉMATIQUE DE LA PAROLE : UNE SOCIETE DE PAROLE Parmi les procédés de communication que les hommes utilisent, la communication orale est assurément la plus ancienne et la plus importante. Certes, toute société communique oralement, c'est-à-dire par la parole, mais lorsqu'on parle de "société orale", on désigne un groupe humain qui, même s'il connaît l'écriture, fonde la plus grande partie de ses échanges sur la parole. Celle-ci devient l'acte de communication par excellence et revêt de ce fait une importance primordiale dans la transmission des messages qui s’effectue dans un code particulier propre à la société. C'est le cas de la plupart des sociétés africaines et surtout de celle des Peuls et Bambaras du Mali d’où est issu Amadou Hampâté Bâ. Cependant, cette appellation de société orale renferme une ambiguïté car, pour la vie quotidienne, l'échange par la parole est toujours privilégié quel que soit le type de société. Il ne s'agit donc pas ici d'une oralité limitée aux mille gestes de tous les jours, mais d'une oralité fondatrice d'un type de civilisation dont la parole est le mode de communication. La société orale lie son être profond, sa mémoire, son savoir, ses conduites valorisées, son histoire, sa spécificité à la forme orale de l’expression. On peut parler alors d’une civilisation d’oralité. L'échange de messages non seulement se réalise dans l'instant actuel, mais aussi constitue un lien entre le passé et le présent montrant que telle société dure dans le temps. Dans ce cas, il convient de parler de société à tradition orale et donc de la parole traditionnelle. 1.1. LA TRADITION ORALE AFRICAINE Avant d'aborder la parole traditionnelle, il nous semble nécessaire de faire un détour par la tradition orale, car il n'y aurait pas de parole traditionnelle s'il n'y avait une pratique ayant fait de cette parole, c'est-à-dire de l'oralité, son mode d'expression, de transmission et de communication. En effet, la tradition orale est l'ensemble des textes qui circulent, se transmettent, se diffusent dans une société orale. Elle est un message transmis par une génération à celle qui suit. Elle est fondamentalement et en premier lieu une école où l'homme se forme essentiellement par la parole. C'est une école qui ne concerne pas seulement une partie de la personne, mais l'être tout entier. Cette formation, qu'elle soit de l'ordre de la connaissance, de l'art de vivre, de l'ordre spirituel ou tout simplement de convivialité, est basée sur la parole. Les rites d'initiation sont eux aussi basés sur la parole, qu'elle soit sacrée ou profane. C'est pourquoi savoir la maîtriser, savoir l'utiliser est d’une importance capitale. 70 ANALYSES La parole étant considérée comme une force, elle peut être créatrice comme destructrice, puisqu'elle est génératrice de vie et d'action, et aussi de mouvement symbolisé chez les Peuls par les pieds du tisserand qui montent et qui descendent. Il faut ajouter que le symbolisme du métier à tisser est en effet tout entier fondé sur la parole créatrice en action. De même pour les instruments et outils du métier qui matérialisent les paroles sacrées et obligent l'apprenti, à chaque geste, à vivre la parole. C'est pourquoi la tradition orale prise dans son ensemble, ne se résume pas à la transmission de seuls récits ou de certaines connaissances. Elle est génératrice et formatrice d'un type d'homme particulier. C'est à ce propos qu'Amadou Hampâté Bâ remarque :« Tout parle, tout est parole, dit la vieille Afrique, tout cherche à nous communiquer un état d'être mystérieusement enrichissant» 1 . D'autre part, cette même tradition orale est avant tout un témoignage, car les textes sont issus d'une civilisation, d'une époque donnée, et véhiculés à travers le temps par le verbe, c'est-à-dire la parole. C'est toute l'histoire, le vécu collectif passé que transmet cette parole. La nature profonde de ces textes est la verbalité qui dégage une réelle puissance parce que la parole réalise et crée l'objet. C'est pourquoi J. Vansina a pu dire: Presque partout le "verbe" possède une puissance mystérieuse parce que les mots créent les choses 2. Puissance verbale parce que c'est une parole créatrice. C'est la parole qui met en mouvement les forces créatrices contenues dans l'homme. De cette puissance de la parole Amadou Hampâté Bâ dit, en parlant de son caractère sacré: Grâce à la vivification de la parole divine ces forces se mettent à vibrer. Dans un premier stade elles deviennent pensées, dans un second stade, son et dans un troisième, parole. La parole est donc considérée comme la matérialisation, ou l'extériorisation des vibrations des forces. 3 L'oralité implique par là une attitude devant la réalité. Elle permet de rendre visible cette réalité qu'est le monde. C'est la vision de toute une société ou d'une civilisation qui cherche à se maintenir dans le temps, voire dans l'espace. Ces textes sont donc un patrimoine qui passe de génération en génération et dont le mode de transmission est toujours le même. Mais il faut se garder toutefois de cantonner la tradition dans le passé. Elle constitue aussi un échange immédiat, dans lequel un émetteur parle et un récepteur entend et reçoit le message. Tout passe au niveau de la communication directe par la parole sans intermédiaire. La parole joue alors un double rôle. Un premier rôle qui relève du passé dans la mesure où elle exprime le patrimoine traditionnel et où elle tisse entre les générations passées et présentes ce lien de continuité et de solidarité sans lequel il n'existe ni histoire ni civilisation. Tout en transmettant ce patrimoine traditionnel, la parole joue un deuxième rôle qui est l'actualisation du passé en tenant compte de la situation présente. La parole devient ce support culturel comme nécessaire à la survie d'une communauté dont les valeurs ne cessent de connaître des 1 A. Hampaté Bâ, « A la recherche d'une identité culturelle », Le Courrier de l'Unesco, Paris, février 1976, p. 12. 2 J. Vansina, « La tradition orale et sa méthodologie » Histoire générale de l'Afrique. Méthodologie et préhistoire africaine, Paris, Jeune Afrique/Stock/Unesco, 1980, T. I. p. 168. 3 A. Hampâté Bâ, « La tradition vivante », ibid., T.I, p. 195. 71 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE mutations avec le temps et les nouvelles formes de conservation qui, malgré le bien qu'elles peuvent faire ne dénaturent pas moins le message originel et font disparaître une certaine richesse, notamment une esthétique particulière. Ce travail d'actualisation est d'autant plus nécessaire qu'en face des mutations, il faut que la parole demeure ce lien qui, tout en se rattachant au passé, en souligne un aspect nouveau pour qu'il n'y ait pas de rupture mais une continuité. En effet, dans la tradition orale, l'émetteur et le récepteur ont tous deux conscience d'appartenir à un même groupe social. Ce qui suppose qu'ils partagent un même patrimoine culturel dont la richesse vient d’une longue traversée de l'histoire et que ce patrimoine est le garant des valeurs régissant la communauté. Une société orale transmet tout ce que la société juge important pour son bon fonctionnement. Chaque institution sociale, chaque groupe social possède une identité propre partagée par tous les membres et qui s'accompagne d'un passé inscrit dans des représentations collectives d'une tradition. Celle-ci en rend compte, et le justifie. La tradition crée dès lors un cadre mental, c'est-à-dire des représentations collectives inconscientes, qui vont influencer toutes les expressions et constituer en même temps une vision du monde. Ce qui se manifeste fortement au niveau de la poésie et de la narration. On le remarque lors de l'ouverture du conte, par exemple lorsque le conteur dit : « Je suis parti en voyage, j'ai traversé plusieurs mers et plusieurs déserts et finalement je suis arrivé dans un royaume fabuleux. Devinez qui j'ai rencontré en premier ? » L'auditoire répond alors : «La tortue, le lièvre, l'araignée…», parce que ce dernier connaît le conte. Ainsi, le conteur et son public sont plongés ensemble dans le monde merveilleux. Dans certaines régions, ce préambule peut revêtir la forme de chants, de danses, de devinettes ou encore d'un conte-charade. Le conteur manifeste ainsi sa volonté d'introduire son auditoire à un espace psychique en rupture avec le quotidien. Si ces préambules permettent de fixer l'attention de l'auditoire, ils sont aussi une invitation au voyage dans un monde radicalement différent où le surnaturel est la règle et l'ordre habituel des choses est renversé. C'est le moment où tous se trouvent unis et cette intégration à l'espace psychique du récit favorise pleinement le sentiment de solidarité et la prise de conscience d'un destin commun. En ce moment, le public non seulement est plongé dans la narration, mais il y communie. Au-delà de ce rattachement à un même groupe qu'opère le conte, l'émetteur et le récepteur permettent à la tradition de n'être pas du passé mais d'être actuelle, en l'adaptant aux situations vécues. Le message traditionnel se trouve alors inscrit à la fois dans l'instant, par le fait qu'il est un échange entre deux interlocuteurs, et dans la durée, parce qu’il est un échange entre tradition ayant existé dans le passé et situation actuelle à laquelle s'applique la tradition. Son contenu est explicite puisqu'un fonds traditionnel est partagé par tous. Ce fonds est souvent constitué d'images que la tradition transmet de génération en génération. La tradition orale véhicule et conserve, tout en le modifiant plus ou moins, le capital des créations socioculturelles des peuples. Il faut dire que, même s'il existait des procédés graphiques dans la lointaine Afrique, l'élaboration et la survie des traditions n'ont été dues en définitive qu'à la parole. Et celle-ci est vie, d'où 72 ANALYSES des modifications à travers les âges. Cette parole est en constante recréation par les détenteurs de la tradition. C'est ici que l'on remarque surtout ce lien fort entre l'homme et la parole du fait que l'homme doit conserver la mémoire de son peuple et son seul outil de conservation reste la parole. La tradition orale est une forme de pensée. Elle est très liée à la pensée imageante. Elle repose sur une complicité entre émetteur et récepteur. En effet, vivant ensemble une situation donnée, émetteur et récepteur peuvent se comprendre sans employer un langage explicite. Le détour par l’image permet de nuancer très finement les pensées. Cette pensée imageante respecte certaines règles. Même si les images changent, le mécanisme de raisonnement reste identique. Un bon émetteur est un bon transmetteur. Il sait manipuler les images, il connaît les traits particuliers des êtres, connaît la norme et les valeurs reconnues de la société. Les textes de la tradition font partie du tissu de la vie d'un peuple ; chacun en est dépositaire à sa façon. Il s'agit d'une manière de penser autant que d'une manière de sentir. C'est un art de vivre et de penser de la société dont la parole revêt une importance primordiale et régit pratiquement la vie. Bref la tradition orale avait pour tâche de transmettre le patrimoine culturel de la société de père en fils et son propos essentiel était d’accumuler la sagesse ancestrale et de témoigner d’une pensée constante et millénaire par laquelle les ancêtres fondateurs avaient octroyé aux peuples leur identité, et à la société sa raison de vivre. 1.2. LA PAROLE TRADITIONNELLE L'oralité déborde en fait le cadre de la tradition. Même si les grands textes en sont marqués et que l'autorité de l'émetteur en dépend. Dans la société orale l'homme est lié à sa parole. Il est engagé par elle. Il est sa parole et celle-ci témoigne de ce qu'il est. La cohésion de la société repose sur la valeur et le respect de la parole. En ce sens, elle revêt pratiquement un caractère sacré. La parole apparaît ainsi comme une réalité tangible, à la fois forte et menacée. Ce qui explique l'importance que revêtent sa profération et son exercice aussi bien par les enfants que par les adultes. « Parler, c'est bâtir, c'est construire le village » dit le proverbe bambara. En conséquence, aucun effort ne doit être épargné pour favoriser le bien dire dont dépend finalement la qualité de la vie, tant de l'individu que de la communauté à laquelle il est indissolublement lié. Bien parler c'est aussi consolider les liens qui unissent la communauté aux ancêtres, puisque le village rassemble indifféremment vivants et morts. La manipulation de la parole n'est donc en aucune façon le fruit du hasard, mais elle fait au contraire l'objet de soins constants dans le processus d'éducation et de perfectionnement des individus. La promotion intellectuelle et spirituelle de l'individu se trouve conditionnée par une maîtrise de plus en plus grande du langage que véhicule tout un corpus de genres littéraires allant des formes les plus simples jusqu'aux récits mythiques les plus élaborés au double plan du symbolisme et de l'expression. Dans tous les cas, le traditionaliste sait qu'il prononce une parole qui le dépasse, une parole qui a eu une portée avant qu'il ne la dise à son tour. Il sait aussi qu'en l'exprimant, il lui donne vie et vitalité chaque fois et aussi longtemps que la langue vivante et parlée qui lui sert de moyen de transmission et qui est son "conservatoire" reste aussi vivante. 73 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE La parole est un fait privilégié de la civilisation africaine. Elle dévoile à la société qui l’écoute son passé et son identité. Elle s’énonce sous forme de maximes, de dictons, de proverbes. Lorsqu’elle se fait nuancée, plus solennelle, variée, elle devient palabre et se sert du mythe, de la fable, du conte, du chant et de la danse. Ces différentes formes possèdent leur organisation interne et sont objets d'art car un conte ne se dit pas comme une parole sacrée ou un proverbe ne reste pas toujours un objet figé. Ils sont constamment en mutation car tout dépend du conteur et de son talent. Ce qui fait que leurs messages sont souvent le résultat d'un travail incessant. Il y a une trame de base qui ne varie jamais, mais que le conteur peut embellir, développer ou à partir de laquelle il peut enseigner en fonction de la compréhension de son auditoire. Le contenu du message doit être respecté, mais la forme est laissée au génie du conteur. C'est pourquoi une sorte de fusion se réalise entre le conteur et les auditeurs lors d'une veillée, du fait qu’ils partagent un savoir commun et que l'artiste traditionnel est parfaitement intégré à sa communauté d'origine au sein de laquelle il occupe toujours une fonction précise. C'est le rapprochement entre le conteur et le public, de même que cette complémentarité qui s'établit entre eux qui expliquent en grande partie le succès du conte en tant que phénomène littéraire de la société traditionnelle. Un auditeur ayant apprécié un conte peut décider de le communiquer à un nouvel auditoire et ainsi de suite et le conte ayant été apprécié connaît le succès. Ceci ne vaut que dans la mesure où à la fois le conteur et l’auditeur jouissent de leur liberté d'appréciation. En même temps qu'il prononce la parole, soit dans un but didactique soit dans le cadre de cérémonies sacrées, l'artiste manifeste la cohésion de son clan et la cohérence de ses valeurs culturelles. En ce sens la parole littéraire traditionnelle n'est jamais gratuite. Elle n'a pas pour but de répondre à une quelconque attente d'un groupe ou d'une élite, mais de faire goûter à tout le monde les subtilités de la parole. Le contenu du conte est d'ailleurs connu de tous. C'est le cadre formel qui, grâce à un art propre au conteur charme l'auditoire. Liée à une tradition ou à une pratique, la parole traditionnelle a son organisation interne et ses conditions d'émission. Elle requiert la présence de l'émetteur et d’au moins un récepteur. Il leur faut être à portée de voix. La présence du récepteur est nécessaire dans la tradition car on ne dit pas un conte sans auditoire, ni de proverbe pour soi-même. Il y a donc une interaction active parce qu'un conte décrit la société des hommes. Les paroles échangées dans ce cas entre émetteur et récepteur ne véhiculent pas seulement une information. Elles reflètent leur être au monde, leur positionnement mutuel, affectif, social, intellectuel, ceci se faisant sur un fond traditionnel. Ayant leur organisation propre, les textes de l'oralité sont marqués par trois caractéristiques: principales à savoir le rythme -considéré comme condition première et signe de l'art-, l'image -pour rendre plus concret ce que l'on dit - et une norme assez particulière sous forme de modalité. Non seulement le contenu oral a des caractéristiques propres mais on remarque que les messages sont de différentes formes. Si difficile que cela soit, on peut néanmoins distinguer quatre genres différents: La poésie, l'épopée, les proverbes, le conte le mythe. On peut y ajouter les devinettes dans la mesure où elles jouent un rôle didactique. 74 ANALYSES 1.3. LA PROBLÉMATIQUE DE L’ORALITÉ DANS L’ESTHÉTIQUE AFRICAINE L'oralité n'a pas toujours été reconnue dans l’art occidental comme ayant une valeur esthétique car elle n'entrait pas dans la sphère de l'esthétique greco-latine. Peu à peu, elle fera partie intégrante d'une esthétique moderne africaine, cela surtout grâce aux précurseurs noirs américains de la Négritude, aux écrivains de la Négritude, aux anthropologues et ethnologues représentant divers courants. Très tôt, l'oralité a joué un rôle primordial dans la littérature africaine écrite. En effet, les penseurs croyaient tout au début sauvegarder une culture qui était sur le point de disparaître. Ainsi, certains auteurs se sont-ils donné comme tâche de transcrire des contes, des textes traditionnels. Par ce biais, la conservation de la tradition orale serait réalisée. Malheureusement, dans leur tentative, ils ont plutôt réécrit que transcrit les récits. On remarque surtout la disparition de ce qui fait l'essence de ces récits, c'est-à-dire les éléments d'oralité. Les textes produits, sont devenus des œuvres à part entière et n'avaient plus grand-chose à voir avec les œuvres originelles récoltées. La transcription n'a pas su transmettre tous les éléments. C’est le cas de Les Contes d’Amadou Koumba11. Ces contes ne reflètent, en réalité, qu’une infime partie du style oral. Même si l’auteur précise avoir recueilli ces contes de la bouche d’un griot, son travail ne constitue nullement un pur calque de l’oral. La langue originelle est évacuée. Il a su adapter son texte de sorte qu’il ne joue plus qu’un rôle fonctionnel au niveau de son contenu. Analysant cette œuvre M. Kane notera : « Birago Diop use d’une langue étrangère qui a son génie propre »12 . L’auteur de Les contes d’Amadou Koumba a admirablement adapté et recréé en français les textes entendus lors de la collecte. La concision et le sens de l’évocation montrent bien que ces contes n’imitent en rien l’art oral traditionnel. Birago Diop n’est nullement un conteur traditionnel. On observe le même phénomène au niveau de Soundiata ou l’épopée mandingue13. Djibril Tamsir Niane adopte l’épopée comme genre mais sa reconstitution du texte perd de son caractère oral. Son texte apparaît comme une réécriture synthétique des textes issus de griots, de traditionalistes et aussi de données de l’histoire. Si certains éléments traditionnels s'observent encore, au niveau du style, c'est-à-dire en ce qui concerne les traits de l'oralité, les œuvres ont cependant beaucoup perdu. Il faut bien croire que le but avoué était la transmission d'une certaine tradition et non d'une forme littéraire. Analysant cet état de fait, Alain Ricard observe : En somme, dans le champ des études littéraires, les appels à la sauvegarde de la littérature orale traditionnelle s’accompagnaient de la promotion d’ersatz, c’est-à-dire d’œuvres qui, prenant leur source dans la tradition, ne sauraient en aucun cas en présenter la situation réelle14. Dans la recherche de voies nouvelles dans l'écriture, le mouvement de la Négritude - né dans les années 1930 - va voir dans l'oralité et ses caractéristiques une 11 Birago Diop, Les Contes d’Amadou Koumba, Paris, Fasquelle, 1947. M. Kane, Essai sur les contes d’Amadou Koumba, du conte traditionnel au conte moderne d’expression française, Dakar, NEA, 1981, p. 93. 13 D.T. Niane, Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence africaine, 1960. 14 A. Ricard, Littératures d’Afrique noire. Des langues aux livres, Paris, Karthala, 1995, p. 41. 12 75 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE esthétique à part entière. Il faut vite ajouter que malgré cela, le langage littéraire reste académique et le domaine de l’oralité se manifeste souvent par une réécriture, surtout en ce qui concerne les contes. En ce sens on peut penser que les tenants du mouvement sont plutôt poussés par une recherche d'identité culturelle et non de recherche véritable d'esthétique littéraire. Ceci s'explique d'autant plus qu'il fallait prouver qu'on maîtrisait la langue des maîtres d'alors. Plus tard, dans les années soixante-dix, le langage littéraire va connaître une révolution. C’est à partir de ce moment que l’oralité va prendre toute son importance. Les écrivains africains sensibles à l’oralité, dans une tentative visant à déterminer la pratique littéraire, l’ont exploitée, car selon eux, elle devait être une esthétique proprement africaine. Elle serait alors une marque particulière dans la vision du monde. En même temps, elle secréterait une image de la pensée africaine, une pensée distincte par sa texture. Selon Senghor, une réflexion sur la littérature africaine doit procéder d'une référence aux composantes de l'Afrique traditionnelle et de l'oralité. Pour lui, il existe une textualité africaine ayant sa propre texture. L'écriture noire, sous l'impulsion des expériences subjectives, est le parachèvement d'un autre geste qui subit la fécondation des ressources d'un imaginaire sensualiste. La parole devient un instrument majeur de la pensée, de l'émotion et de l'action. Il n'y a pas de pensée, ni d'émotion sans image verbale, pas d'acte libre sans projet pensé. Ce constat est d'autant plus vrai chez les peuples qui ignorent l'écrit. Pour ceux-ci, la parole est dotée de puissance. La parole parlée, le verbe est l'expression par excellence de la force vitale, de l'être dans sa plénitude. En effet chez l'existant, la parole est le souffle animé. Elle possède une vertu magique, elle réalise la loi de participation et crée le nommé par sa vertu intrinsèque. Aussi tous les autres arts ne sont-ils que des aspects spécialisés de l'art majeur de la parole. C'est donc une pensée qui, par la trame luxueuse des relations qu'elle tisse avec la puissance vitale, épouse une expressivité imaginée où s'estompe la distinction entre le référent et le signe linguistique. C'est la façon concrète dont se déroule une action verbale qui est mise en évidence. L'oralité ne se limite pas seulement aux langues, elle est de toutes les manifestations culturelles néo-africaines, affirme Senghor. L'oralité en est un des caractères communs et elle est le résultat de la spontanéité. Ainsi, l'oralité désigne un foisonnement culturel, contrairement à l'écriture, synonyme d'abstraction et partant d'appauvrissement. L'oralité est, selon Senghor, une donnée de la nature même des langues et des cultures africaines. Plus qu'une technique de communication, elle se présente comme un fait culturel, profondément ancrée qu’elle est dans le psychisme collectif des peuples noirs. C'est pourquoi, dès l'émergence de la littérature néo-africaine, elle s'est confrontée à deux traditions: la littérature traditionnelle et la littérature occidentale. Une œuvre qui ne témoigne d'aucune influence européenne et qui n'est donc pas écrite, appartient à la littérature traditionnelle. Or, il n'est pas facile d'établir une frontière entre les deux littératures car les écrivains sont issus de milieux dont la pratique a été longtemps basée sur une littérature orale. Ce que l’on remarque, c’est en quelque sorte un fonctionnement en vase clos. La littérature africaine a une production qui se réalise oralement et articule les qualités naturelles propres à la civilisation africaine, ainsi qu’une littérature écrite née de la rencontre avec l'Occident. Selon J. Jahn, l'écrivain 76 ANALYSES entretient un rapport tout à fait déterminant dans la société. Il est censé être le véhicule d'une parole africaine qu'il ne peut aucunement transcender. Ce qui fait que l'oralité devient un noyau commun de l'expression artistique africaine. C'est cet élément stylistique qui appartient en propre à la littérature africaine. Cependant l'efficacité dans le monde social étant érigée en principe littéraire, l'oralité paraît comme une production à contre-courant véhiculant une philosophie obscurantiste. Elle est perçue comme une pensée anachronique ou une irruption des survivances d'un certain passé dans le présent. Cette conception traitant l'oralité d'anachronique est la preuve même de la méconnaissance de cette littérature orale qui par la parole traverse des siècles sans pour autant devenir obsolète. L'art verbal vit en tant que tel de formes et de conventions qui non seulement régissent son cadre, mais permettent de faire œuvre nouvelle avec un matériau ancien. La tradition devient une œuvre littéraire et l'oralité, son mode d'expression par excellence. Ce qui va susciter de nouvelles formes d’écriture traduisant ainsi une nouvelle esthétique. Celle-ci sera le fruit de plusieurs métissages. Ainsi introduit-on de nouveaux lexiques dans la langue de l’écriture qu’est le français. Les formes des œuvres vont épouser celle d’un genre de la parole traditionnelle ou utiliser les différentes formes possibles les transformant en procédés stylistiques. Des calques syntaxiques, lexicaux apparaissent, et l’oralité elle-même sera mise en scène dans l’écriture. C'est sous l’angle de ces différents procédés stylistiques de cette nouvelle esthétique que nous voulons aborder l’analyse des œuvres précitées de Amadou Hampaté Bâ et principalement L’Étrange Destin de Wangrin. 2. L’ŒUVRE ET SA STRUCTURE L’Étrange Destin de Wangrin est un récit, qui aux dires de l’auteur, a été recueilli de la bouche du héros qui, au soir de sa vie, lui a demandé d’écrire le récit de sa vie pour qu’il serve d’enseignement et de divertissement aux hommes : Mon petit Amkoullel, autrefois tu savais bien conter. Maintenant que tu sais écrire, tu vas noter ce que je te conterai de ma vie. Et lorsque je ne serai plus de ce monde, tu en feras un livre qui non seulement divertira les hommes, mais leur servira d’enseignement15. Dans la postface écrite en 1986, A. Hampâté Bâ donne les circonstances dans lesquelles le récit a été recueilli : […]tout ce qui se rapporte à la vie même du héros, depuis le récit de sa naissance (reçu de ses parents), en passant par ses rapports avec le monde animiste traditionnel, les prédictions, etc., jusqu’à sa ruine après sa faillite commerciale, m’a été raconté par Wangrin lui-même, dans une langue bambara souvent poétique, pleine de verve, d’humour et de vigueur, tandis que son fidèle griot Diéli-Madi l’accompagnait doucement en musique16. 15 A. Hampaté Bâ, L’Etrange Destin de Wangrin, ou les roueries d’un interprète africain, Paris, UGE/10/18, 1992, p. 8. 16 Op.cit., p. 359-360. 77 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE À travers ces deux propos de l’auteur, le ton semble être donné pour une œuvre difficile à catégoriser. L’énonciation va refléter cette voix première dont est issu le récit. Cette voix première que nous appellerons vocalité, s’exprime dans le texte par de grands signaux : précision dans le détail, globalité de l’histoire que l’on prend comme un tout impossible à résumer. Mais plus largement, l’auteur réalise une œuvre qui va, à la fois, intégrer certains procédés stylistiques de l’oralité et les techniques romanesques topiques. En effet, bien que divisé en plusieurs chapitres, L’Étrange Destin de Wangrin, garde une structure linéaire tout comme celle d’un conte. Ce qui confère au déroulement du récit, une relative simplicité. Le temps et l’espace subissent aussi dans l’œuvre un traitement particulier. Le récit se modifie ainsi au gré de l’itinéraire du personnage principal suivant une structure triadique. Le personnage de Wangrin, aussi ambigu que fascinant, naît à Noubigou et grandit dans la tradition de son milieu, devient instituteur et interprète du commandant, après avoir passé par l'école des otages de Kayes, commerçant puis meurt comme clochard. Bien que le narrateur soit omniscient, éclairant les mobiles du personnage, justifiant même ses actes, on observe dans le récit, les insertions de dialogues et de surcroît le mime du parler des personnages. On retrouve ici la figure du conteur traditionnel qui garde toute sa prééminence. Mais l’originalité de L’Étrange Destin de Wagrin réside incontestablement dans son caractère protéiforme puisque l’œuvre associe les genres de l’oralité qui sont tantôt comme des récits enchâssés ou de simples paroles sortant de la bouche des personnages sous forme de proverbes ou de contes. 2.1. L'EMPLOI DES GENRES DE L'ORALITÉ Dès l’incipit de L'Étrange Destin de Wangrin ou les roueries d'un interprète africain, une remarque s'impose au lecteur. Il est introduit directement dans un début de roman qui est tout différent d’une entrée en matière classique. Cette œuvre commence en effet par un mythe, retraçant l'origine du personnage principal. Une origine qui s'avère mythique où des dieux et des éléments naturels entrent en jeu pour créer ce monde merveilleux. Ce qui ressemble fort à l’art de l'oralité et surtout ce qui concerne le conte. Le narrateur ne s'arrête pas à ce début qui est pour le moins surprenant. Tout au long de l'œuvre, l'observation permet de remarquer que la technique romanesque de convention se double de celle de l'oralité traditionnelle dont les genres sont très caractéristiques. 2.1.1. Le conte Tout le premier chapitre offre d’emblée cette vision de conte. Il introduit dans l'œuvre comme dans l'univers du conte. Ce premier chapitre sur l'origine de Wangrin, personnage principal, est tout aussi mythique que s’il concernait le héros d'un conte. Tout dans l’incipit est merveilleux. On y voit l'intervention des dieux, des puissances surhumaines, mythiques et occultes. L’origine remonte tellement loin que l'on se trouve dans un passé millénaire qui fait penser à ces récits de veillée. L’univers décrit, allie les éléments réels et ceux d'un 78 ANALYSES 17 monde mythique des origines.« D'où vient Wangrin ?» , formule qui remplace valablement "Il était une fois", porte le lecteur dans un monde qui n'est pas ordinaire, si ce n'est pour l'introduire dans la conscience psychologique comme cela se fait pour le conte. C'est parce que le récit suit dans sa composition une structure particulière. Ce début correspond à celui qu'utilisent les genres de l'oralité. Le passage décrit une origine mythique, et présente aussi ce que serait la nature du personnage principal. La description de la naissance et de l'alliance de Wangrin avec son dieu protecteur Gogoloma-Sooké est encore l’occasion d'un rappel mythologique donnant au personnage un caractère encore plus surprenant et même surnaturel. Cette technique est souvent pratiquée dans le conte pour rehausser l'éclat du héros et pour montrer sa force qui ne provient pas de lui, mais prouve qu'il est destiné dès l'origine à accomplir sa tâche et à ordonner sa vie selon ce que lui diront les dieux. C'est ici un clin d'œil du narrateur au lecteur dans la mesure où le conte est une interaction entre celui qui raconte et l'auditoire. Plus loin dans le récit, et cette fois le conte est narré par le personnage principal. L'ingratitude de Wangrin sera prétexte à énoncer la morale d'une situation. En effet, pour justifier son attitude envers son hôte, Wangrin va procéder d'une façon particulière: il met en scène un animal et son maître. Un homme pauvre se voit tout à coup devenir riche grâce à son âne qui l'aidait à porter des marchandises. Voulant remercier son âne, il organise une fête à laquelle participent de nombreux convives. Avant que ces derniers, repus ne s'en aillent, le maître veut les prendre à témoin, en donnant du miel à boire à son âne en signe de gratitude. Un geste que les convives admirent car personne ne l'a jamais fait. L'animal ayant goûté cette boisson délicieuse y prend goût. Or, le maître constate qu'il n'a plus rien. Il décide alors de reprendre son métier de transporteur. Son âne ayant refusé de boire de l'eau simple car il ne peut plus se passer de miel, s’affaiblit puis meurt. Wangrin veut par là donner une leçon à Romo Sibedi. Il lui semble que le conte convient bien pour cela et expliquerait mieux la situation. Il utilise l'aspect didactique et allégorique du conte tout en créant un monde particulier, puisque apparemment cette histoire est connue de tout le monde : un bienfait peut engendrer l'ingratitude. C'est aussi une façon de nier sa responsabilité en adoptant cette attitude. Si Romo n'avait pas exhibé sa richesse, il ne serait pas dans la situation actuelle. Le conte joue ici pleinement son rôle didactique en face d'une situation réelle. L'invention d'un monde tout différent permet à Romo de mieux saisir la portée de l'acte que va poser Wangrin. Il cherche aussi à attirer de cette façon l'attention de Romo et à montrer sa connaissance de la tradition et de ses pratiques. Au lieu de se perdre dans des explications qui envenimeraient la discussion, il préfère un conte connu de Romo. Ce récit organisé répond à une situation finale qui est l'illustration de la réalité. Il faut, certes, faire du bien, mais sans exagérer. Romo l'apprendra à ses dépens. C'est toute la fonction du conte que l'on voit se dérouler ici : expliquer le monde en utilisant des images connues de l'auditoire ou du lecteur. La brièveté du conte montre que la situation est précise. Wangrin choisit de traiter son différend avec Romo à travers un conte illustrant bien l'erreur de ce dernier qui a voulu recevoir son hôte d'une façon digne de 17 A. Hampaté Bâ, op.cit., p. 11. 79 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE lui mais l’a fait de façon exagérée. En adoptant le conte, il s'agit de ne pas se perdre dans des déductions abstraites pour expliquer la situation. On passe par des images, des situations plus ou moins concrètes. Un bref récit imagé suffit à Romo pour comprendre l'ampleur du geste de son hôte. Pour conclure, Wangrin n'hésite pas à énoncer la morale de ce conte : La morale de cette histoire est qu'il ne faut jamais faire goûter du miel à l'âne, sinon il ne pourra plus s'en passer18. Tout est clair maintenant entre les deux personnes. Les images de l’homme qui croyait bien faire en donnant du miel à son âne et de l’animal qui refuse désormais de boire de l'eau disent tout. Les deux protagonistes s'y reconnaissent. Romo comprend le message, d'où l'explosion de colère de sa part. Le conte joue pleinement son rôle didactique. La fable devient un moyen plus adapté pour énoncer la morale et l'issue que Wangrin veut bien donner à cette situation, ainsi qu’une façon d'expliquer sa conduite et de justifier son attitude. Cette exploitation du conte à travers des images est très fréquente dans la tradition orale. Elle permet de mettre en scène la société actuelle tout en sachant que chacun saura se reconnaître sans pour autant que le conteur froisse un auditeur quelconque. Il en est de même quand le héros retrace son parcours. Il revoit tout son passé dans une sorte de demi-rêve. Il passe en revue tous les événements qui ont jalonné sa vie. À la vue de certains personnages, il éprouve de l'indignation et même de la peur. Mais pour se donner de l’assurance et célébrer sa victoire sur ses adversaires en général et en particulier sur le comte Villermoz, Wangrin fait encore appel à un conte, celui de la mégère Niédjougou et de la grenouille. La mégère trouvant une grenouille près de son canari à la recherche de quelques gouttes d'eau, la ramasse et la jette violemment en disant : Va au diable crever d’une soif d’enfer implacable, espèce de batracien 19 . Le conte vient une fois encore expliciter sa position et surtout lui donner un espoir pour l'avenir. On a voulu réduire lui, Wangrin, mais en allant trop loin on lui a plutôt fait du bien. Le conte se termine d'ailleurs sur une note positive : Mais voilà, la mégère avait lancé la grenouille si fort et si loin qu’elle alla retomber dans une grande mare où flottaient de larges feuilles de plantes aquatiques, hérissées de fleurs jaunes, blanches et bleues. Et dans cette mare, il y avait suffisamment de bestioles pour nourrir toute une colonie de grenouilles20. Ainsi, la nouvelle position de Wangrin ne peut lui être que bénéfique pour cacher tous les actes de corruption dont il s’était rendu coupable. 2.1.2. Les proverbes et leur portée Dans le récit linéaire et chronologique du parcours de Wangrin, viennent s'insérer des proverbes, véritable mine de richesse et de sagesse qui touche presque tous les domaines. 18 A. Hampaté Bâ, op. cit., p. 108. Op. cit., p. 225. 20 Op. cit., p. 225. 19 80 ANALYSES Ainsi, dès le début de la carrière du héros, comme pour se prémunir de tout danger, Abougui Mansou lui conseille de se rendre chez l'imam en lui disant: « Ce n'est pas le jour de la battue qu'il faut dresser son chien »21. Non seulement le proverbe compare la vie à un domaine de chasse, mais aussi, sous sa forme brève, concentre tout un enseignement qui se passe de commentaire pour le personnage. Désormais, il sait où trouver le moyen de se préserver des dangers qui pourraient survenir. Tout au moins le proverbe l'incite à la prudence. Les proverbes couvrent plusieurs domaines se référant à des circonstances précises, qui permettent de les classer en catégories différentes: * L'ingratitude Ayant déjà fait connaître sa décision de chasser Romo de son poste d'interprète, Wangrin lui lance en dehors du conte et de sa morale un nouveau dicton insistant sur son attitude d'ingratitude : Ohé, mon aîné, apprends que celui qui se refuse à payer d'ingratitude les bienfaits qu'il reçoit risque de mourir dans l'esclavage22. Une fois encore Wangrin, sous une formule brève, donne au conflit qui l'oppose à Romo une autre tournure. La reconnaissance est une bonne chose, mais il y a des situations où l'ingratitude est source de liberté. Ce n’est pas tous les bienfaits qui nécessitent une reconnaissance. Pour signifier cela à son interlocuteur, il évoque l'image de l'esclavage. Le proverbe crée l'image. L'énonciateur n'est autre que celui qui vit l'action. *L'amitié Pour introduire sa cause et demander de l'aide, Wangrin se contente d’énoncer un proverbe : À quoi sert de lier amitié avec un singe sinon pour lui demander, le jour où l'on voit son bâton accroché dans les branchages, de le décrocher ?23. Une manière très délicate de demander au marabout de prier pour lui. Le personnage semble être pris dans l'étau et, pour ne pas montrer à son interlocuteur qu'il réclame un dû, compte tenu des bienfaits dont le marabout avait fait l’objet de sa part, il fait intervenir le sentiment d'amitié. Pour ce faire, il met en scène un animal, le singe, un arbre et un bâton. L'image parle d'elle-même et il serait difficile à l'imam de lui refuser cette aide au nom de l'amitié qui les lie. Il faut dire que Wangrin, dans cette situation ne peut plus utiliser le pouvoir de l'argent ni celui des cadeaux, donc il joue sur l’autre fibre qu'est l'amitié. L'imam ne pourra pas alors lui refuser cette aide au nom de l'amitié, même s'il reconnaît que Wangrin est coupable. * La politesse Voulant gagner la confiance d'une mère pour avoir la fille à son service, Wangrin organise une fête. Avant d'annoncer le but de sa venue et en guise d'introduction, le narrateur avance un proverbe : 21 Op. cit., p. 42. Op. cit.,p. 108. 23 Op. cit., p. 87. 22 81 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE Les abeilles sont attirées par les fleurs en raison de l'odeur parfumée qu'elles dégagent et les personnes âgées se laissent charmer par la politesse de leurs jeunes gens24. Cet adage illustre un comportement de société. En effet, il n'est plus besoin d'expliquer pourquoi Wangrin entreprend toute cette démarche pour se lier d'amitié avec cette femme. On voit encore tout un enchaînement d'images qui révèlent l'intention première de Wangrin : la flatterie. Les personnes âgées sont tout aussi touchées par la louange que leur prodigue un jeune homme que les abeilles sont attirées par des fleurs. * comportement À ce niveau, très peu de commentaires sont échangés entre les protagonistes. Ils se contentent juste d’énoncer des proverbes. Le langage prend une tournure particulière : c'est ainsi qu'à la vue de Karibou, prétendant au trône, et de tout son cortège manifestant une certaine arrogance, Diofo, chef des captifs de Brildji, dit à Loli étonné du brusque changement d'attitude de son oncle : L'eau ne change son état naturel que lorsqu'on y ajoute un corps étranger25. De même, une parole suffit au griot pour faire taire le groupe qui s'accuse d'avoir laissé Wangrin partir seul. Il dit en l'occurrence : Quand un homme embouche un scorpion [...] c'est qu'il a gainé sa langue d'invulnérabilité26. Si Wangrin affronte un danger dans la nuit, c'est qu'il est assez puissant pour s'en sortir. Cette seule parole permet de clore le débat, tout semble rentré dans l’ordre et l'inquiétude a disparu. Il en est de même quand Diofo tente d'expliquer à Wangrin pourquoi il n'a pas voulu entrer par la grande porte. Il se contente de lui dire : Le secret est une semence qui pourrirait et ne germerait point si elle était exposée au grand jour. La très grande envergure du baobab, roi des végétaux, est tout entière contenue dans le secret de sa gemmule et cachée dans l'obscurité de sa graine27. Tout n'est pas à faire ni à dire devant tout le monde. Les grandes choses se passent à l'abri des regards. Une fois encore entre hommes initiés, il n'est point besoin de s'étendre en de longues explications. Quelques mots sous forme de proverbe suffisent largement à la compréhension. Beaucoup d'autres proverbes jalonnent l'œuvre. Le but n'est cependant pas de les répertorier, mais de montrer comment ils peuvent être un véritable instrument de communication entre les personnages. À chaque prise de parole, à chaque situation délicate, les personnages trouvent les mots justes sous une forme brève et catégorique. On en compte plusieurs dizaines dans l’œuvre : Ce qui prouve que les personnages sont issus d'un milieu où l'utilisation d'images est importante dans l'acte de communication. Au vu de ce qui précède, on a pu remarquer que ce sont des situations concrètes qui font apparaître ce genre de langage. Les situations qui provoquent l'énonciation de proverbes sont toutes ou presque réelles. Comment se fait-il 24 Op. cit., p. 119. Op. cit., p. 150. 26 Op. cit., p. 156. 27 Op. cit., p. 158. 25 82 ANALYSES qu'il faille encore d'autres images dans de tels cas ? C'est ce que tente d'expliquer Jean Cauvin : Un proverbe apparaît donc quand un fait, un événement, une situation appellent un commentaire. Ce commentaire en proverbes n'est possible que parce que ce fait et ses circonstances ne sont pas absolument clairs pour tous :l'émetteur a besoin de les expliquer à d'autres, d'attirer leur attention sur un point, d'exprimer son opinion à leur sujet ou tout simplement de rattacher ce fait à ce que la tradition lui a appris. Le proverbe vient pour éclairer la situation pour ceux qui ne l'ont pas comprise28. C'est donc une recherche de compréhension qui conduit les interlocuteurs à utiliser les proverbes, un besoin d'expliquer une situation par une autre. Il faut dire que, pour être compris, l'émetteur doit utiliser les images qui figurent dans la représentation commune. Les proverbes deviennent un véritable moyen de communication. C'est le vaet-vient entre une situation vécue et une situation imaginaire tout aussi concrète par ses images. Pour qu'une réalité soit plus claire, on procède à une représentation. La situation devient intelligible grâce à l'esprit humain qui découvre dans la situation concrète ce qui lui donne un sens. Mais cet esprit humain n'est pas une intelligence pure. Il est modelé par la tradition, la vie en société et les événements déjà vécus. Il perçoit l'intelligibilité d'une situation nouvelle en la rapportant à une situation connue. C'est en quelque sorte une prise de possession du monde réel par l'esprit. Ce qui constitue un dialogue avec la vérité. C'est un dialogue entre la tradition et la situation nouvelle. La vérité est déjà connue par la tradition, mais se présente sous une nouvelle forme, d'où la nécessité d'une nouvelle image. En ce sens J. Cauvin fait encore remarquer : Toute pensée imageante fonctionne en rapportant une situation nouvelle à une situation connue. Mais le proverbe ajoute à cette pensée la caution de la tradition et du groupe, une sorte de garantie d'inerrance. Les locuteurs perçoivent, comprennent et vivent les situations en fonction de ce qu'ils ont reçu de la tradition29. Les proverbes ne sont pas seulement un acte de communication, mais aussi un lien avec la tradition. Les personnages veulent donc authentifier leurs paroles en prenant à témoin la tradition. Ainsi Wangrin peut agir en toute tranquillité. Rien ne peut démentir sa conduite puisque par des paroles reconnues, il prend à témoin la sagesse commune. L'emploi des proverbes ne se limite pas à cette fonction de communication, mais a aussi pour but de donner une forme à la réalité. En effet, une situation vécue n'est pas intelligible directement. Elle est le résultat complexe de plusieurs facteurs comme le temps, l'espace, les événements et même la liberté humaine. C'est ce qu'on a pu remarquer quand Wangrin avance le proverbe qui prône l'ingratitude par rapport aux bienfaits ; ou bien encore lorsque, pour excuser le commandant qui veut une belle femme indigène et qui par cet acte enfreint la loi, il conseille sentencieusement : Si tu es 28 Jean Cauvin, L'Image la Langue et la Pensée, l'exemple des Proverbes (Mali), St Augustin, AntroposInstitut, Haus Völker und Kulturen, 1980, p. 25. 29 J. Cauvin, op. cit., p. 44. 83 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE amené à manger de la chair d'un cadavre d'animal, veille au moins à ce qu'elle soit bien grasse30. Ce proverbe dit tout sur la situation concrète du commandant. Il a raison de vouloir une femme. C'est dans l'ordre de la nature. Comme la bigamie est condamnée, il vaut mieux alors pour le commandant avoir une belle femme pour qu'au moins la faute soit digne d'être commise. Le commandant peut passer outre la loi, mais il faut que l’acte en vaille la peine. Le proverbe devient une forme d'expression subtile pour dissimuler et émettre des opinions sans pour autant se compromettre, faire des remarques malicieuses et très souvent méchantes ; ce que Wangrin montre si bien aux dépens de Romo. Les proverbes caractérisent alors une tournure d’esprit et ils sont un moyen suggestif de compréhension. 2.1.3. Les énigmes-songes Les proverbes constituent certes un mode de communication entre personnages mais, dans certaines circonstances précises, ceux-ci changent complètement leur façon de parler. Wangrin et l'esclave de case Diofo se retrouvent face à face après une tentative du second pour tuer le premier. Le jour apparaît et les deux ennemis d'hier doivent discuter. La situation devient très délicate et même difficile. C'est alors que Wangrin commence un récit où il met en scène des animaux dont les hyènes, le guépard, la biche. Ce récit se situe dans un cadre où on livre la chasse à quelqu'un. Wangrin achève son récit en demandant à Diofo :Ta vue me rassure, car j'espère que tu me trouveras un marabout interprète de songes31. Une façon de lui demander de s'expliquer sur sa conduite nocturne. Diofo n'est pas dupe. Il comprend la requête de Wangrin. À sa manière, il va lui expliquer la situation de façon aussi énigmatique que s’il était un marabout. Les deux interlocuteurs vont progresser dans ce langage pendant un bon moment jusqu'à ce que Diofo reconnaisse son tort : « J'ai oublié que je n'étais qu'une vilaine hyène»32. Ce procédé permet aux deux personnages de dénouer une situation pénible qui pourrait être plus difficile à exprimer en toute clarté. On détourne la parole et on représente la société sous des apparences différentes où chacun se retrouve. Ce songe-énigme résout le différend qui oppose Wangrin à Diofo tout en portant la communication sur un autre plan, en traduisant une réalité concrète en représentation imagée. Tout le monde se retrouve et tout s’explique. Wangrin utilise un mode d'expression de la tradition qui veut qu'on fasse remarquer l'erreur ou le tort de l'interlocuteur sans vouloir l'offenser ou sans s'adresser directement à lui. Une manière déguisée où l'autre se reconnaît sans pour autant pouvoir s'opposer, ce qui résorbe les tensions. À propos de cette fonction, N'Sougan fait remarquer : 30 A. Hampaté Bâ, op. cit., p. 55. Op. cit., p. 166. 32 Op. cit., p. 167. 31 84 ANALYSES Au-delà des noms, des proverbes, des devinettes, etc., c'est une philosophie, une manière de vivre que nous saisissons ; au-delà de certaines chansons, c'est une technique de réduction des tensions33. Si dans ce cas un différend a pu être résolu, il en va différemment pour le songe de la bergère peule : Je viens à toi, Wangrin, pour te conter un songe que j'ai fait ce matin, entre l'appel à la prière et le lever du soleil. J'ai vu une vaste étendue d'eau où de grands flots s'élevaient sous l'effet d'une bourrasque. Celle-ci semblait venir de divers points à la fois. Sur cette eau agitée voguait une immense pirogue métallique. Du milieu de cette pirogue bizarre sortait, par un gigantesque foyer de fumée noire, drue comme un tiba duule krum, le nuage d'orages et de giboulées. La barque métallique eut raison des vagues et accosta. Beaucoup de blancs-blancs et quelques Noirs habillés en blancs-blancs débarquèrent. Parmi les blancs-blancs, il y en avait un qui appelait à tue-tête : Wangrin ! Wangrin ! Où es-tu ? Au même instant, je vis une grande dune de sable. Tu te tenais courbé derrière cette dune. Elle te cachait à la vue de tout le monde, mais non à celle d'un Noir géant qui fonça sur la dune. Il se mit à y donner de grands coups de houe. La dune s'écroula sur lui, mais il en sortit avec les cheveux, la bouche et les vêtements pleins de sable. Il se mordit le doigt droit jusqu'à la deuxième phalange. Puis il jeta sa houe et s'évanouit à mes yeux pendant que je te voyais courir comme un chien de chasse lancé34. Ce songe a une signification particulière. Les conditions d'énonciation sont différentes. L'énonciateur n'est pas n'importe qui. C'est une vieille femme. Elle dit tout simplement avoir fait un rêve. Les images sont claires : une vaste étendue d'eau pour la mer, une immense pirogue métallique pour le bateau. La fumée noire, le nuage d'orages et de giboulées annoncent un avenir de mauvais augure. Le héros est averti et pour mieux savoir ce que ce songe veut signifier, il faut consulter un marabout. Ce que Wangrin ne tardera pas à faire. Ainsi, le songe qui constitue ici un signe prémonitoire, va orienter le récit. Le songe est placé au moment où le héros est à son apogée. La courbe de sa vie va désormais prendre une autre tournure. Ces songes qui interviennent chaque fois que Wangrin est confronté à des dangers ou à des situations touchant directement à sa vie, sont cependant moins fréquents. Ils deviennent un moyen pour faire avancer le récit en utilisant un procédé de la tradition, puisque les grands événements s'annoncent toujours de cette façon. Le fait que ce soit une vieille personne qui intervient n'étonne guère. En plus de tout cela, sa disparition subite donne un caractère mystérieux au message. Le songe annonce les tournures de la vie du héros, et aussi une phase importante dans le récit. Il constitue un temps fort en ce sens qu'il va 33 F. N'Sougan Agblémagnon, Sociologie des sociétés orales d'Afrique noire. Les Ewé du Sud-Togo, Paris-La Haye, Mouton, 1969, p. 20. 34 Amadou Hampâté Bâ, op. cit., p. 200. 85 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE déterminer l'avenir du personnage. Il est à la charnière entre deux temps : le passé et l'avenir. Les conditions de son récit sont empreintes de mystère. C'est un procédé qui fait appel encore à la tradition dans son mode de communication. Ici le songe joue un rôle prémonitoire qui déterminera la progression de l'intrigue romanesque. Les songes sont rares mais interviennent chaque fois que Wangrin est en danger ou il doit prendre une décision importante dans sa vie. Ils sont souvent mis dans la bouche d’un personnage âgé comme la vieille femme dont on ne sait rien dans le récit. Les devins sont alors nécessaires pour la compréhension. 2.1.4. Les louanges épiques et leurs différents emplois En plus des genres étudiés plus haut, il nous faut également examiner l'épopée, pour ne pas dire les épopées puisqu'il y en a beaucoup, chacune s'adressant à un personnage particulier. L’épopée est un genre qui relate soit l'histoire d'un peuple, d'une ville, d'une figure illustre disparue et servant de modèle, soit celle d'un personnage exerçant un certain pouvoir. Cependant, à l'opposé des épopées traditionnelles qui sont longues, nous observons dans l’œuvre un phénomène tout à fait différent: ce sont des épopées courtes transformant des personnages vivants ou encore des lieux en figures et places mythiques. C'est ainsi que, pour situer le cadre où désormais Wangrin vient de s'installer, au lieu d'une description habituelle, on trouve une épopée du lieu. On assiste tout d’abord à une personnification de la ville qui se remarque à l'emploi de "tu, tes, ton, toi, te". L'adresse se fait directement à la ville à l'image d'une figure illustre comme un prince ou un roi. La ville devient un personnage dont on fait le portrait. Cet effet est renforcé par les apostrophes annonçant l'admiration:« O Diagaramba ! »35. L'emploi hyperbolique d’expressions comme "ville immense", "ton air est pur et délicieux", "tes filles sont belles et coquettes"35, montre que c'est une cité prospère où il fait bon vivre : Les eaux de tes sources et de tes rivières sont abondantes et claires. Elles portent le parfum de fleurs variées et de racines odoriférantes, tel le vétiver dont l'arôme éloigne les insectes nauséabonds 36. Ou encore Tes collines grandioses sont en même temps un riche verger que Dieu suspendit au-dessus de grandes plaines verdoyantes où paissent des milliers de vaches à lait et de taureaux à l'engrais 37. Ces expressions présentent une ville d'abondance avant de conclure sur la difficulté des personnes à la quitter, tant Diagaramba est une ville attachante, une ville où l’on vit heureux, où l’on peut faire fortune. Ainsi, en quelques phrases, on sait presque tout sur la ville où s'installe Wangrin. L'épopée d’où le merveilleux a disparu devient un moyen de description. Le cadre où va évoluer le protagoniste est de cette façon situé. L'emploi de ce genre dans ce contexte change complètement la finalité. On 35 Op.cit., p. 56. Ibid. 36 Ibid. 37 Op. cit., p. 57. 35 86 ANALYSES n'exalte pas une personne, mais un lieu. Il faut reconnaître que ce genre ne change pas seulement de finalité, mais il est dépouillé de son caractère merveilleux tout en donnant à l'objet décrit et chanté un caractère idyllique. Ces lieux devenus objets de louange ne sont plus seulement objets de description, mais deviennent des personnages faisant partie de la narration. L’espace géographique bascule par la louange dans le romanesque. Il en va tout à fait différemment quelques pages plus loin. On se trouve en face de deux genres. Le personnage qui prononce la louange est un griot, un spécialiste de la parole publique. Par son art, Kountena, griot de Wangrin, va déclamer la louange de ce dernier, louange qui prend l'allure d'une véritable épopée. Il commence par une apostrophe : « O Wangrin ! O Wangrin !»38. Ce qui désigne aux autres convives celui à qui s’adresse la louange et dont il est question. En même temps, l'apostrophe permet de capter l'attention des convives. Après un rappel des origines et des ascendants, et même de la naissance de Wangrin, Kountena passe au portrait de son maître. C'est à partir de ce moment que le lecteur peut savoir que le personnage est de petite taille : « Certes, tu es petit de taille et tu ressembles à un mur écourté »39. Il s'ensuit une exaltation des qualités morales de Wangrin comparé aux figures légendaires : En vérité, Wangrin, tu as l'audace de Samba Gueladio Yegui, la témérité de Silamaka Ardo, la fougue de Poullori. Tu as le cran de Tata fils d'Ali, enseveli sous les décombres de Woytala la guerrière du pays de Ségou, tombeau des Toucouleurs40. Ce rappel rattache Wangrin à toute une lignée de héros qui légitiment son pouvoir. Wangrin se voit donc propulsé au rang des figures illustres. Il rejoint désormais la lignée des ancêtres. Il aurait connu un destin encore plus illustre si les temps étaient favorables: Certes, si tu étais venu plus tôt, tu aurais été roi, et plus que roi, tu serais empereur comme Tounka et Manga41. Néanmoins, Wangrin n'en demeure pas moins une personnalité importante. Il est l'interprète du commandant et son homme de confiance : N'es-tu pas la bouche des commandants et leurs oreilles ? N'as-tu pas leur confiance ?42. L’art du griot relate la vie de Wangrin en la rattachant au passé par sa naissance et en même temps par les illustres figures peules, procédé typiquement traditionnel pour exprimer la grandeur d'un personnage. Le griot ne manque pas de mentionner la situation actuelle de Wangrin. Non seulement il est l'interprète des commandants, mais la confiance que ces derniers lui font prouve qu'il est important. Ce procédé de communication renseigne sur l'histoire des lieux, les qualités morales et même physiques du personnage et sa situation actuelle. Ce qui contribue à l'exalter et à plaire à ceux qui écoutent cette histoire. Le cadre est bien choisi : les invités sont à la fin d'un repas. L'épopée-louange n'est pas seulement un fait de légende dans le passé, mais elle embrasse le présent du personnage. Aussi le repas devient une occasion pour le griot de 38 Op. cit., p. 68. Op.cit ., p. 68. Op.cit., p. 69. 41 Ibid. 42 Op.cit., p. 69. 39 40 87 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE célébrer de manière dithyrambique les louanges de Wangrin, son maître, qu'il cherche ainsi à honorer. On rejoint là un schéma classique dans la tradition. Un peu plus loin, on observe une utilisation particulière des louanges. Cette fois, la commande vient de Wangrin. Il veut entrer dans les bonnes grâces de Reenatou, la mère de Rammaye Bira dont il veut se servir comme source d'information. Dès lors, Wangrin déploie une opération de séduction. Il invite un griot à chanter les louanges de cette femme à qui personne n'a jamais offert une telle manifestation. Cette déclamation fait son effet : La vieille femme se troubla. Elle se mit à entrer et sortir de sa maison sans savoir pourquoi, déplaçant machinalement des nattes qu'elle mettait à la place des peaux de prière et mettant celles-ci à la place des ustensiles de cuisine43. C'est surtout la sensation que produit cette mise en scène de la louange qui est étonnante. Cette mise en scène de la parole exalte les bienfaits de Wangrin, mais aussi loue les qualités de Reenatou. Elle est sous l'emprise magique de la parole et il lui faut un miroir pour se rassurer sur sa propre identité. Le pouvoir de la parole est pleinement mis en œuvre. La vieille femme ainsi flattée autorise Wangrin à s’intéresser à sa fille. La parole a produit son effet. Wangrin entre en grâce auprès de Reenatou et peut alors approcher sa fille. Cette dernière étant la femme du commandant tombera sous le charme de Wangrin qui ne veut autre chose qu'étendre ses sources de renseignements. Ces épopées ou ces louanges sont de véritables mises en scène orchestrées par des personnages autres que le narrateur. Cela amène à voir que ce n'est pas seulement une utilisation des genres de la tradition, mais une volonté de montrer la parole dans toutes ses manifestations. Ce qui suppose alors l'intervention d'autres acteurs et d'autres genres plus rythmés. 2.2. THÉÂTRALISATIONS DE LA PAROLE 2.2.1. Les griots ou une mise en scène de la parole Les louanges sont souvent des paroles proférées par des spécialistes appelés griots. Considérés comme de véritables dépositaires de la parole traditionnelle, ils sont aussi de véritables artistes qui suscitent des émotions chez les auditeurs. Cela s'observe tout au long de l'œuvre. Chaque fois qu'ils interviennent, un changement s'opère dans les attitudes. L'effet sur la vieille Reenatou qui se trouble après la profération des louanges par le griot mandaté par Wangrin en est un exemple. Ces animations publiques sont l'occasion de mettre la parole en scène. Les "hommes de paroles" jouent cependant plusieurs rôles. Véritables artistes, ils manient la parole en toutes circonstances. Ils jouent un rôle primordial dans la vie du personnage. C'est ainsi qu'on voit Kountena aux côtés de Wangrin. Ce dernier a des problèmes avec Racoutié. Cette première intervention du griot va exhorter Wangrin. Le griot se charge d'être le conseiller de Wangrin et le pousse désormais à l'affrontement avec son adversaire. Ce qui est intéressant c'est la manière dont Kountena s’y prend pour servir son maître. Il 43 Op. cit., p. 121. 88 ANALYSES 44 commence ainsi : « Tu es désormais un étalon qu'on ne saurait vaincre » , puis d'ajouter quelques lignes plus loin : Montre-lui que tu es dans la lutte comme un silure dans l'eau, avec cette différence que si les nageoires du silure sont molles dans l'onde, tes "kurfinnye"(coups de poing) sont durs et pesants dans l'espace45. Cette exhortation aboutit à une empoignade dont Wangrin sort victorieux, une fois encore sur les encouragements de Kountena qui a su par ses paroles insuffler des forces à son maître. À travers l'intervention de Kountena c'est toute l'efficacité de la parole qui se dégage. Cette efficacité n'a été possible que grâce à la façon dont Kountena l'a proférée. Il est à remarquer qu'avant d’en arriver à l'exhortation de son maître, il lui a fait faire le tour de certaines personnes, manière de créer une situation de confiance et en même temps de réceptivité. Cette mise en scène d'un opérateur de la parole vise à donner une assurance au personnage, mais aussi une légitimité à la parole puisque, mise dans la bouche d'un "maître de la parole" elle ne peut être que vraie et formatrice. C'est ce qu'on peut encore observer dans Contes initiatiques peuls46. Le maître de la parole n'est pas un griot, mais un personnage mystérieux qui se charge d'expliquer toutes les énigmes à Hammadi assoiffé de science et de connaissance depuis son retour du pays des symboles. Le contexte de la rencontre avec le vieillard est très significatif. Il vient sous l’apparence d’un mendiant, comme pour voir si son interlocuteur est disposé à l'écouter. Ce contexte va en se précisant. L'explication véritable des symboles commence après le repas du soir. Le grand roi Hammadi fait savoir au vieil homme qu'il a besoin de savoir: Instruis-moi, O toi qui es de l'or enveloppé dans un vieux chiffon jeté sur un tas d'ordures au bord de la route pour mieux cacher ta qualité de grand Maître et tes vertus de connaisseur ! 47. La relation qui s'instaure entre les deux personnages est une relation d'élève à maître. Les dispositions sont alors remplies, mais ce qui nous intéresse particulièrement c’est que le cadre devient plus animé. Cela se manifeste par de nombreux verbes d'action. Ainsi à la fin de la première explication on peut lire : Le petit vieux se racla le fond de la gorge, toussa, lança un jet de salive par terre, broya le bout de son nez entre le pouce et l'index de sa main droite [...]48. Ces verbes montrent bien l'interaction entre le maître et son élève. C'est une tentative de rendre la parole plus vivante et une volonté de décrire le contexte qui est en réalité le cadre de l'oralité. Il est à observer qu'avant chaque prise de parole le vieil homme effectue des gestes, comme : « Le vieux mendiant éternua, farfouilla dans ses haillons et dit […]»49. ou encore Le vieux mendiant plaça sa main gauche, doigts pliés, dans sa main droite. Il les fit craquer en appuyant son pouce sur les phalanges de ses doigts 44 Op. cit., p. 43. Ibid. Amadou Hampâté Bâ, Contes initiatiques peuls, Paris, Stock, 1994. 47 Op.cit.,p. 307. 48 Op. cit., p. 311. 49 Op. cit., p. 312. 45 46 89 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE gauches, il entrelaça ses dix doigts et, sans les desserrer, étira longuement ses deux bras ; puis, bras tendus, il retourna ses paumes vers Hammadi […] 50. Toutes ces expressions visent à restituer le cadre dans lequel se déroule la parole et les gestes du vieillard ne sont nullement gratuits car ils contribuent à la signification et à la compréhension de son discours. Par ces descriptions, le narrateur essaie de faire parler les gestes et les présente sous forme d'hypotypose. L'intervention du vieillard est une façon de restituer la parole originelle et de redonner au récit une légitimité. Ainsi, la parole ne se résume-t-elle pas simplement à ce qu'on dit, mais intègre tous les autres éléments car éternuer signifie que la parole est vraie, étirer ses bras ne traduit nullement un signe de fatigue dans le contexte, mais la mort de l'ignorance et la naissance du savoir. C'est d'ailleurs ce que vient confirmer ce leitmotiv à chaque début d'intervention de l'élève : « Une grande lueur jaillit et Hammadi s'écria »51 ou encore « Une grande lumière jaillit et Hammadi s'écria ».52. Le moment de l'énonciation, c'est-à-dire après le repas du soir et tous ces gestes décrits par les verbes d'action se rapportent à la situation du conte qui se déroule en général après le repas du soir. Ce contexte n'est pas non plus gratuit ni anodin. Il vise à situer l’action dans la tradition de la parole. Même écrite, la parole traditionnelle garde toute son originalité. À travers ce personnage que le narrateur fait parler, c’est une forme particulière d'écriture qui s'observe. 2.2.2. Les chants et refrains De même que les gestes deviennent, au moyen de la description, des paroles en soi, interviennent aussi des chants et refrains. En effet, le chant joue un rôle considérable dans la vie de tous les jours. Il s’emploie dans de multiples circonstances de la vie et surtout marque les grands moments de l'existence. La naissance de Wangrin est précédée par la chanson de la matrone qui indique l’entrée d’un homme dans la vie, exalte la femme en travail. La chanson devient un moyen d'encouragement pour ce moment difficile, comme le montrent si bien ses termes : Wooy wooy o! Nyakuruba, presse fort ! L'enfantement est laborieux, Nyakuruba. L'enfantement d'un garçon est laborieux, Nyakuruba53. En même temps que la chanson encourage la femme, elle est aussi une invocation à la déesse de l'enfantement pour qu’elle permette un accouchement heureux. Le besoin de faire appel au divin montre qu'un grand événement est en train de se dérouler, ici en l'occurrence une naissance. Le chant fait entrer dans un univers différent, celui du surnaturel. La parole du chant prend une autre dimension. Elle permet à l'homme de se relier à l'au-delà. Ce "collage" de la chanson dans le texte traduit un réalisme. On est en face d'une situation en train de se dérouler. On dirait une invitation à participer à l'événement. Plus loin cette fois, c’est un lieu célèbre que l’on chante et la chanson 50 Op. cit., p. 313-314. Op. cit., p. 314. Op. cit., p. 315. 53 Amadou Hampaté Bâ, L'Etrange Destin de Wangrin ou les roueries d'un interprète africain, Paris, UGE, 10/18, p. 14. 51 52 90 ANALYSES devient louange. Celle-ci commence par une invitation : « Viens à Diagaramba »54 continue par l'impératif des verbes : "assiste, retourne" impliquant une participation aux activités qui ont lieu à Diagaramba, puis on termine sur une bénédiction : Sois certain que les anges du ciel diront au Seigneur: Sois clément et miséricordieux pour cet homme. Il a fait Eldika et Telerké. Il est purifié55. Une ville est ainsi mise en scène à travers ses activités qui la rendent célèbre. Et ce par le moyen du chant comme si c'était une personne. Il faut noter que cette louange ne porte pas sur la beauté de la ville, mais sur ses activités et plus encore sur la bénédiction qu'on peut recevoir en y venant. Ailleurs, c’est la beauté d'une autre cité qui sera chantée. À travers cette personnification, on rejoint la fonction du chant qui est souvent de chanter la beauté de la femme en plus des grands événements. Une transposition se produit. Aussi, il suffit à Wangrin de prononcer un refrain de paroles magiques pour intimider Diofo qui organisait un guet-apens. Il faut s'imaginer la situation pour savoir que ces paroles ont un pouvoir sur Diofo, puisqu’on lit plus loin la réaction de celui-ci : Ne fais rien, Wangrin ! Rengaine ton fétiche, si jamais tu l'as sorti. Je ne suis ni diable ni lutin ni démon ni facétieux ni farfadet 56. Ainsi en des phrases courtes, simples, on met en scène la situation d'une ville. Il suffit de quelques paroles du griot pour nous apprendre que Goudougaoua est une cité loin de la mer, mais prospère. L'introduction des chants change le rythme de la phrase de telle sorte qu'on penserait à une invitation à une pause. La situation est d'autant plus intéressante qu'en de brèves paroles on connaît les lieux et les sentiments, en ce qui concerne les personnages, la beauté d'une ville et les activités qui y ont cours. Par ces observations, on remarque qu'à travers les personnages comme le griot, les chants ou encore les formules magiques, on assiste à une mise en scène de la parole ou à l’imitation la plus fidèle possible du naturel. Chaque prise de parole devient une mise en scène. Ce qui se confirme par les multiples descriptions des gestes des personnages. C'est une véritable animation qui s'observe. G. Ngal fait remarquer à cet égard :Sous cet angle, Hampâté Bâ apparaît comme un animateur hors pair en ce sens que son œuvre romanesque est un art consommé d'une mise en scène où les éléments entrant en ligne de compte sont les personnages, les événements, les forces de la nature, les décors, l'ambiance et la parole57. Cette théâtralisation se prolonge à travers le parler même des personnages et se manifeste surtout par la transcription telle quelle des paroles des personnages. 2.3. REPRÉSENTATION DE LA PAROLE : un art du parler Non seulement le narrateur utilise les genres de la littérature orale pour manifester la parole, mais il va plus loin dans l'utilisation des signes qui font nettement penser à un 54 Op. cit., p. 24. Ibid. Op. cit., p. 157-158. 57 Georges Ngal, «Tradition, communication et identité chez Hampâté Bâ », Lecture de l'œuvre d'Hampâté Bâ, Paris, L'Harmattan, 1992, p.16. 55 56 91 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE style oralisé. Les faits observés pour ce qui est de la représentation de la parole peuvent être classés en plusieurs catégories : 2.3.1. Marques phoniques On sait que la prononciation, quand elle est notée, produit un effet indéniable d’oralité car elle caractérise la langue parlée ordinaire. Ici la caractérisation phonique prend une place importante. Les personnages sont souvent confrontés à des réalités nouvelles et la prononciation de certains mots s'en ressent. Certains d’entre eux sont orthographiés selon la prononciation. On lit par exemple : mon captenne58 pour capitaine, Goforner59 ou encore zenderal60. Toutes ces graphies témoignent d'un défaut de prononciation, mais plus encore elles sont le fruit de la recherche d'un mimétisme du parler du locuteur. Il est à remarquer que ce défaut s’observe souvent chez ceux qui ne possèdent que peu ou pas du tout la langue. Même Wangrin, qui la connaît bien, va utiliser cette prononciation défectueuse quand il s'adresse à un interlocuteur moins doué que lui. S'adressant à Loli, il dit Kattos souliye61 pour signifier quatorze juillet. Ces marques sont nombreuses dans le récit. 2.3.2. Marques lexicales Le lexique a souvent un grand effet d'oralisation. L'emploi de certains mots sort du cadre littéraire et connote un parler familier. Les expressions entières contiennent des mots qui traduisent parfaitement la langue des locuteurs. Répondant à l'appel du commandant, l'interprète dit : « Voilà moi, ma commandant »62 ou utilise encore des expressions plus caractéristiques comme : « Eh! Moussé Lekkol, commandant dire tu venir entrer dans ventre son bureau »63 ou bien encore l'interprète s'adressant à Wangrin, lui dit: « Tu froid ton cœur »64 lui demandant ainsi de patienter un moment avant d'entrer chez le commandant. Ce phénomène lexical traduit bien le parler populaire des personnages et le narrateur y a souvent recours chaque fois qu’il met en scène un personnage maîtrisant moins bien la langue. 2.3.3. Marques morphosyntaxiques On observe aussi une construction particulière des phrases en ce qui concerne certains locuteurs comme les tirailleurs. Dès l'arrivée de Wangrin au bureau du commandant de Diagaramba, il s'entend dire : « Moussé Lekkol ! Toi faire bon voyager ? »65. Ici les verbes n'ont pas de temps et peuvent quelquefois devenir même des noms. 58 Amadou Hampâté Bâ, op.cit., p. 132. Op.cit.,p. 151. 60 Op.cit., p. 152. 61 Op. cit., p. 182. 62 Op. cit., p. 30. 63 Op. cit., p. 32. 64 Op. cit., p. 29. 65 Ibid. 59 92 ANALYSES Un emploi particulier s'observe au niveau du pronom tonique qui s'emploie au lieu d'un pronom personnel. Quant aux noms, ils sont dédoublés par le pronom "lui" : Moussé Lekkol, poser ici, attendre commandant peler toi. [...] Commandant lui pas pressé jamais. Cé comme ça avec grand chef66. ou bien encore dans cette autre expression où le dédoublement des noms par le pronom tonique devient systématique et la négation ne s’observe que par la deuxième partie de son expression : Ah! Moussé Lekkol, toi parler beaucoup beaucoup avec commandant. Mais toi pas parler en forofiffon naspa", toi parler le français tout neuf, couleur vin rouge de Bordeaux67. Toutes ces marques phoniques lexicales ou morphosyntaxiques visent avant tout à représenter le plus possible la langue des locuteurs comme on peut assez l'observer avec le langage du tirailleur. Aussi faut-il noter que tous ces phénomènes participent au style oralisé qui prend ici des allures de représentation théâtrale de la langue du tirailleur. La parole devient un objet à travers lequel les locuteurs sont des acteurs. Le mimétisme de l'oralité connaît une réussite dans son élaboration et arrive à son sommet et va le plus loin quand Wangrin pour se jouer de Romo décide de lui écrire en lui faisant croire que l’auteur en est un de ses amis: Mon cher Romo, Moi écri toi mon secret. Tu metté mon secret dans zoreil ma commandant. Houissié i parti Nedouna pour miré bouteils pinar-fort, Wangrin y vendit. Mais son zoy pour Houissié y clairé pas beaucoup. Wangrin malin malin comme lièvre. Lui plus malin toi, plus malin Houissié. Wangrin porté campement Moboro beaucoup beaucoup pinar-fort. Wangrin faire avec caisses alcool comme maman-chat y faire avec son petit petit. I caché là, i caché làbas, i caché partout partout. Je mon lettre y arrêter là. Je moi, ton zami, Bougouri Ken Nyeenan68. 2.3.4. L'utilisation des guillemets Mise à part l'utilisation des guillemets qui marquent les limites des discours insérés indiquant un changement de niveau énonciatif ou les discours rapportés, on en observe qui isolent les mots et les expressions étrangers à la langue française comme c'est le cas de "dan" 69 ou "kamalen-koro"70 ou encore de "hadama-denw"71 et dont les traductions sont faites sous forme de périphrase. On note aussi l'emploi des guillemets pour des expressions qui ont une signification autre que dans la langue ordinaire. C'est ce qu'on observe avec "les petits frères"72 pour signifier le cordon ombilical et le 66 Ibid. Op. cit., p. 30. 68 Op. cit., p. 291. 69 Op. cit., p. 11. 70 Op. cit., p. 19. 71 Op. cit., p. 20. 72 Op. cit., p. 17. 67 93 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE placenta, "le fil de fer" 73 pour signifier le télégraphe, "le répond-bouche"74 pour interprète et aussi "prêté son dos"75 pour signifier qu'on est dans son tort. Plus caractéristique est l'emploi qu'en fait le narrateur en certaines circonstances où les mots sont systématiquement mis entre guillemets et ce n'est qu'à la reprise du mot plus loin dans l'œuvre que ces derniers disparaissent. D'innombrables exemples vont dans ce sens. C'est le cas par exemple de "marabout"76, de "sujet français"77 ou des expressions : "à la colonie"78, "nés de père inconnu"79, qui dénotent une ironie du narrateur, mais plus encore montrent la volonté de mettre en évidence les paroles des locuteurs. Ce procédé permet évidemment de faire ressortir le parler des personnages et par conséquent de l’imiter, d'insister sur le sens particulier qu'ils donnent à certains mots. Ce qui démontre que le narrateur prend ses distances par rapport à la signification que peuvent revêtir certaines expressions, mais plus encore qu’il adopte un style au caractère fortement oralisé, encore accentué par l’emploi de guillemets. Cet emploi dénote aussi le passage d’une langue à une autre. 2.3.5. L’Interlangue Outre les guillemets, on observe une utilisation particulière de la langue. On note des approximations ou des autocorrections de la narration qui constituent, selon JeanMarc Moura, une interlangue (Littératures francophones et théorie postcoloniale). C’est ainsi que pour répondre aux interrogations de Wangrin sur la personne qui l’introduit chez le commandant on lit : C’était le Dalamina, le répond-bouche du commandant ou, pour parler plus clairement, l’interprète 80. Dans cette perspective, on note encore : « Wangrin était fier d’être KamalenKoro, un circoncis »81. Ces approximations se doublent de l’utilisation des tours exclamatifs : Wangrin ! kinakee ! Wangrin ne fais pas ça ! Nnyaa kee ! Nnyaa kee ! Je l’ai fait ! Je l’ai fait ! 82 Et aussi des précisions parenthétiques : Wangrin wari ! Wangrin Wari ! Simmilla ma Wangrin, foofo-ma ! (Wangrin est venu ! Wangrin est venu ! Sois-ici à tes aises, Ô Wangrin, salut à toi)83. Tous ces procédés permettent le passage d’une langue à une autre et aussi mettent en scène l’oralité en assurant au récit une vivacité, une saveur et une originalité qui se caractérise par les néologismes. 73 Op. cit., p. 26 Op. cit., p. 29. 75 Op. cit., p. 49. 76 Op. cit., p. 42. 77 Op. cit., p. 52. 78 Op. cit., p. 55. 79 Ibid. 80 Op.cit., p. 29. 81 Op.cit., p. 19. 82 Op.cit., p. 349. 83 Op.cit., p. 145. 74 94 ANALYSES 2.3.6. Les néologismes Le narrateur utilise dans le récit un nombre considérable de néologismes non moins importants dans son déroulement et fait ainsi entrer dans l'univers des personnages qui eux-mêmes sont confrontés à des réalités nouvelles. Ainsi l'interprète du commandant est désigné par :« répond-bouche »84, les Européens sont souvent nommés « blancs-blancs »85, ce qui permet de les différencier d’avec les fonctionnaires ou lettrés indigènes, les blancs-noirs »86. On remarque que les réalités nouvelles sont systématiquement désignées par des néologismes. Les chemins de fer sont des « routes métalliques »87, le bateau une « pirogue à fumée »88 et la mer « le grand lac salé »89. Toutes ces expressions sont mises dans la bouche des personnages qui sont en contact avec de nouvelles réalités et ne peuvent les désigner qu'en relation avec les réalités de leur environnement. Le narrateur semble présenter les faits que le personnage relate à travers les images. Tous ces néologismes contribuent à rendre visibles les réalités désignées. 2.4. L'UTILISATION DES IMAGES 2.4.1. Les comparaisons et leur portée L'œuvre regorge d'images et l'un des procédés pour en créer est la comparaison. Le narrateur y fait appel constamment comme s'il voulait chaque fois non seulement donner un contenu, mais rendre la parole plus concrète. Ainsi, pour qualifier le degré de chaleur qu'il fait, le narrateur s’exprime en ces termes : Il (soleil) fit bouillir comme une marmite la couche gazeuse qui enveloppait la terre90. Bien plus encore chaque situation appelle une image qui s’impose d’elle-même. C'est ce qu'on voit avec la maman de Wangrin en travail. Son état donne lieu à de constantes comparaisons comme : « Celle-ci regardait la future maman se tordre comme une chenille arpenteuse »91 ou encore « La femme en travail est en effet considérée comme un combattant en première ligne»92. Exhortant Wangrin, Kountena utilise les comparaisons suivantes : « Tu es devenu tel une pierre au milieu des œufs »93 ou « Tu es dans la lutte comme un silure dans l'eau »94. Dans le différend qui l'oppose à son adversaire, Wangrin devient « [...] telle une mine-piège à l'égard de Racoutié »95. Après la déclaration de Racoutié et pour montrer l'attitude des assistants, le narrateur emploie encore une comparaison très précise : « Chacun se sentit comme dans l'instant qui 84 Op. cit., p. 29. Op. cit., p. 25. 86 Ibid. 87 Op. cit., p. 120. 88 Op. cit., p. 201. 89 Op. cit., p. 25. 90 Op. cit., p. 13. 91 Op. cit., p. 13-14. 92 Op. cit., p. 15. 93 Op. cit., p. 42. 94 Op. cit., p. 43. 95 Ibid. 85 95 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE précède la tornade,[...]»96. Le combat lui-même donne lieu à des comparaisons traduisant tour à tour les attitudes successives et les gestes des personnages comme on l’observe à la suite de la déclaration de Racoutié qualifiant ainsi la rapidité de l'action de Wangrin : Wangrin se leva de sa place comme une douille de cartouche éjectée de son logement97. Lorsque Racoutié reçoit le coup dans le ventre, il tombe « comme un mur de terre miné par une pluie abondante »98. Tout se donne à voir, tout est image, tout est observation. Rien n'est laissé à l'abstraction. On voit toute la scène se dérouler devant soi comme si l’on y assistait soi-même. C'est ainsi que qualifiant l'abondance dans la maison de Wangrin, Kountena dit : « Il en est ici comme du paradis d'Allah »99. Beaucoup d'autres comparaisons seraient à signaler, mais nous nous limitons aux quelques exemples qui précèdent car c'est surtout leur fonctionnement qui produit systématiquement les images qui nous intéressent. En effet, les comparaisons précisent la situation et donnent une idée claire et concrète de ce dont on parle. En ce sens, elles fonctionnent à l'image des proverbes ou des contes comme nous l'avons observé plus haut. On peut penser que le narrateur refuse l'abstraction. C'est ce qui va justifier sans doute cette utilisation abondante de la comparaison. Plus encore c'est le fait que les comparaisons forment des images qui donnent les éléments à voir. On ne dit pas seulement qu'un homme est fort, mais « fort comme un hippopotame »100 ou pour montrer que Wangrin devenait moins réceptif à la misère d'autrui, le narrateur écrit : « [...] il n'entendait plus sa voix que comme un lointain écho»101. 2.4.2. Les métaphores et leur portée Plus subtiles et raffinées sont les images créées par les diverses métaphores dans le récit. Tout comme les comparaisons, elles sont d'une précision qui les rend plus concrètes. Ainsi Kountena dit à Wangrin : « Tu es désormais un étalon qu'on ne saurait vaincre»102 comparant la vigueur et la force de Wangrin à celles du cheval en l'exhortant ainsi à plus de courage. La période faste de Wangrin donne lieu à des images d'éclat et de lumière : Le soleil de gloire et de fortune de Wangrin s'était levé, radieux, dans un ciel sans nuage103. L'acquisition de la richesse est comparée à la pluie : « [... ] l'argent se mit à pleuvoir dans les poches de Wangrin»104 montrant ainsi et la rapidité et l'abondance de cette richesse. Les images formées par les métaphores s'appliquent à chaque situation. Kountena, parlant de sa condition misérable et de sa pauvreté avant la rencontre de Wangrin, dit que ce dernier l'avait trouvé sur : 96 Op. cit., p. 46 Ibid. 98 Op. cit., p. 48. 99 Op. cit., p. 70. 100 Ibid. 101 Op. cit., p. 57. 102 Op. cit., p. 43. 103 Op. cit., p. 56. 104 Op. cit., p. 64. 97 96 ANALYSES 105 « […] un village d'ordures» . C'est aussi le cas lorsque Wangrin, intervenant pour calmer Ousmane et voyant que l'avenir sera jalonné de difficultés, dit : Le moment n'est pas celui du blâme, mais celui de la recherche d'un lieu où s'abriter contre la tornade qui se prépare. Celle-ci pourrait bien se prolonger à en faire pisser nos cases et mouiller toutes nos affaires106. En quelques paroles Wangrin décrit cette période trouble qui s’approche et toutes les conséquences néfastes qui en découleront. Ce qui sera illustré plus loin par une autre métaphore : « […] Maintenant que l'affaire a tourné à la viande pourrie »107. Les métaphores ne se limitent pas uniquement aux situations, elles entrent dans le portrait des personnages. Il suffit à Wangrin de parler de « taureau noir aux yeux rouges»108 pour qu'on sache qu'il s'agit de Romo Sibedi qui était effectivement fort et grand. Au fur et à mesure qu’on avance dans le récit, les métaphores se raffinent. Elles sont toujours présentes, que ce soit pour décrire une situation avec des caractéristiques particulières, pour tracer le portrait d'un personnage ou encore pour cette mise en garde à peine voilée des jeunes gens: « […] Si besoin était, nous le ferions manger par la nuit »109 pour signifier la liquidation physique de quiconque trahirait les actes du groupe. Ces métaphores ont un avantage, celui de montrer en quelques images plusieurs aspects et de produire des effets inattendus, allant du comique à une situation grave tout en passant par l'ironie. On note également toute une série de métaphores attributives à la fin de l’œuvre. Elles ont un but précis, celui d’enseigner. De construction simple, elles peuvent être catégorisées en trois parties, à savoir la vie, l’homme et la fortune. *La vie Vu son parcours et sa vie riche d’événements, Wangrin, partage son expérience. Quand on lui demande ce qu’est la vie, il répond plutôt par des images. Ainsi la vie est tour à tour comparée à un baudet : « C’est un baudet sans crinière qui rue et se cabre à la fois »110 Ou encore « C’est l’angoisse épousée par l’espoir »111. Wangrin qualifie, ailleurs, la vie de mensonge pris pour de la vérité. Il montre ainsi la dualité de la vie qui porte en elle la mort avant d’insister sur son impartialité : La vie est une neurasthénique. Elle frappera bons et mauvais, pieux et incrédules, du même bâton : la mort 112. En de simples phrases Wangrin présente la vie et toute sa dualité de façon concrète. *L’homme Dans ce domaine précis, toute une série de métaphores caractérise la réponse et la vision du personnage. À la question : qu’est-ce que l’homme ? Wangrin répond : C’est 105 Op. cit., p. 68. Op. cit., p. 71. 107 Op. cit., p. 87. 108 Op. cit., p. 131. 109 Op. cit., p. 37. 110 Op.cit., p. 347. 111 Ibid. 112 Ibid. 106 97 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE la bête qui ne se croit pas bête, alors qu’elle paît nuit et jour dans la prairie des bêtises.113. Il souligne ainsi le caractère animal de l’homme et en même temps cette ignorance de l’être. D’ailleurs, aussitôt après il ajoute : C’est une souris qui entre par une porte en criant et sort par une autre en puant 114 mettant l’accent aussi bien sur la petitesse de l’homme, sa naissance et sa mort symbolisées par la porte d’entrée et de sortie. Ayant parlé de l’homme en général, il montre son caractère bienveillant envers lui-même : C’est l’être qui s’aime si bien qu’il ne sent pas sa propre mauvaise odeur, alors qu’il répugne à la moindre odeur chez les autres 115. Dans ce même ordre il dit encore en définissant l’homme en ces termes : C’est un être faible et tendre pour luimême et dur et féroce pour les autres »116 *La fortune Vu le parcours de Wangrin, on se rend bien compte qu’il ne peut laisser passer inaperçu le domaine de la richesse. Son ancien statut lui permet de définir la richesse : Tour à tour, elle est une force brutale117 qui dicte sa loi à son possesseur, une belle monture118 qui conduit partout, une mauvaise cavalière119 puis la meilleure révélatrice120 de ce qu’est l’homme. Toutes ces métaphores permettent de produire de l’inédit et de redécrire le réel avec un statut proche de la fiction. Plus encore dans le récit, placées dans la bouche du personnage principal, elles ont un rôle didactique. D’où leur brièveté qui permet au lecteur de retenir aisément. En ce point ces métaphores ressemblent fortement la formulation des proverbes. Le souci est de faire du concret en employant des images dans le récit. 3. QUAND LA PAROLE SE FAIT ÉCRITURE 3.1. Entre l'art de la parole et l'écriture : Une esthétique de la parole. L'Étrange Destin de Wangrin ou les Roueries d'un interprète africain nous met en présence de deux mondes symbolisés par deux littératures, à savoir la littérature orale et la littérature écrite. Amadou Hampaté Bâ crée un lien entre ces deux littératures en brisant les frontières qui pouvaient empêcher une telle rencontre, et cela dans un premier temps à travers la structure de l’œuvre. 3.1.1. Une œuvre construite sur le modèle du conte En réalité, le récit, dans son ensemble, se construit sur le modèle d’un conte. L’itinéraire de Wangrin suit d’abord une courbe ascendante puis descendante comme celui de la plupart des héros du conte traditionnel. Il commence sa vie de façon modeste, 113 Op.cit., p. 347. Ibid. 115 Op.cit., p. 347. 116 Ibid. 117 Ibid. 118 Op.cit., p. 348. 119 Op.cit., p. 34. 120 Op.cit., p. 348. 114 98 ANALYSES puis connaît une ascension fulgurante en devenant tour à tour moniteur, interprète, puis grand commerçant ayant sa propre société avant de sombrer dans l’alcool et la décadence totale. Hampâté Bâ, par ce procédé, réalise le rêve de Giambatista Viko, personnage principal du récit de N'gal, qui aspirait à une œuvre dont la structure serait celle d’un conte tout en utilisant les techniques romanesques : Je rêve d’un roman sur le modèle du conte. D’un roman où l’opposition entre diachronie et synchronie s’estompe : où coexistent des éléments d’âges différents. D’un univers cinétique : qui engendre un ordre et s’engendre de lui. Cette fécondation du roman par l’oralité que depuis deux ans je m’efforce de réaliser121. Les contes sont non seulement le mode d’expression des personnages, mais aussi de véritables récits en abyme et participent avec les proverbes à la progression de l’intrigue en marquant des temps forts de l’action. Quelquefois, ils fonctionnent comme des signes prémonitoires pour la suite du récit, rôle que viennent renforcer les songes et rêves des personnages. La parole rencontre ainsi l’écriture parce que l’auteur fait entrer dans la pensée des personnages, leur mode de pensée et leur vision des réalités anciennes comme nouvelles. D’ailleurs, c’est ce qui s’observe à travers le recours à l’expression métaphorique de la pensée et aux proverbes qui rendent le récit plus concret. Hampâté Bâ saisit en quelques traits la physionomie des personnages. Romo, comme nous l'avons observé plus haut, est comparé à un hippopotame en raison de sa forte taille, tandis que le magistrat antillais venu enquêter à Bandiagara apparaît « grisonnant, court sur pieds et bedonnant »122. Racoutié ne sera pas en reste, il fait les frais de la verve du narrateur: Ce rustique vieux tirailleur aux doigts chargés de bagues d'argent et de cornaline, illettré en français et ignare en arabe, était le second personnage du cercle et venait immédiatement après le commandant123. Le combat qui oppose Wangrin à Romo se traduit en images concrètes. Lors de la passation de service entre les deux personnages, Wangrin déclare à Romo : Ce bureau sera pour toi le septième gouffre de l'enfer [...] 124. Ce procédé est renforcé par les proverbes qui ne manquent pas non plus de concret. Ainsi, Wangrin, pour mettre en garde le commandant Gordane contre les agissements de Romo, dit : Les fesses courent un danger tant qu'un scorpion reste dans la culotte, si bouffante soit-elle !125. Et face à Romo, il lui suffit de raconter l'histoire de l'âne et du vieux Dioula pour lui signifier son ingratitude. Le récit non seulement se présente constamment en images, introduisant ainsi dans le mode de réflexion des personnages, mais prend de la saveur. Une saveur qui découle de la sensibilité aux effets de la combinaison des procédés de l’oralité. Tel est l'art que met en place Hampâté Bâ. Le récit s'incarne dans une société de 121 M.a.M. Ngal, Giambatista Viko ou le viol du discours africain, Paris, Hatier, ( Coll. Monde noir poche ) 1984, p. 13. Amadou Hampâté Bâ, op. cit., p. 85. 123 Op.cit, p. 39. 124 Op. cit., p. 241. 125 Op. cit., p.117-118. 122 99 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE parole en voie de "métissage" culturel où la parole reste importante et où l'écriture fait son entrée. Toute l'esthétique tient au savoir-faire de l'auteur qui tout en employant des procédés de la littérature orale dont il reprend le modèle pour construire son récit n’en respecte pas moins les exigences du genre romanesque. Hampâté Bâ fait la preuve qu’il est non seulement un artiste, mais aussi un écrivain attentif à une société en mutation. À une société donnée, il faut un style nouveau, une esthétique nouvelle. Tout comme les sociétés, les formes d'écriture varient et évoluent ; rien n'est statique, comme l'affirme d'ailleurs Barthes : Il n'est pas donné à l'écrivain de choisir son écriture dans une sorte d'arsenal intemporel des formes littéraires. C'est sous la pression de l'Histoire et de la Tradition que s'établissent les écritures possibles d'un écrivain donné. [...]126. Sous cet angle, l’écriture romanesque va connaître nécessairement l’apport d’éléments nouveaux. 3.1.2. Une dimension nouvelle dans l’univers romanesque : le surnaturel Le recours à la tradition orale justifie la démarche et l’écriture du romancier en insistant sur leur origine traditionnelle. Du coup l'écriture romanesque se développe dans des situations socioculturelles précises dont elle devient un miroir et la liberté prise à l'égard de la forme romanesque classique trouve sa raison d'être dans ce discours authentifié par la tradition. Les écarts de langage, les tournures et l'univers insolite, tels que nous les avons observés plus haut, font naître une nouvelle forme romanesque. Par ce fait même, le discours romanesque échappe aux contraintes du genre. Il se situe à michemin entre le vraisemblable et l'invraisemblable, entre le merveilleux et le réalisme. On l'observe déjà à l'incipit de l'Étrange destin de Wangrin ou les roueries d'un interprète africain: Wangrin naquit dans un pays à la fois ancien et mystérieux. Un pays où les pluies et les vents, au service des dieux, croquèrent de leurs dents invisibles et inusables les murailles des montagnes, créant pour les besoins de la cause, un relief plat et en même temps monotone127. Ce début situe immédiatement le lecteur dans un univers particulier où le merveilleux cohabite avec le réalisme. L'écriture romanesque prend alors une dimension nouvelle par la présence des éléments de l'oralité. Les mythes et légendes, par exemple, rehaussent la nature de l'intrigue et introduisent dans le cheminement de la pensée typiquement africaine qui est totalisante, où tout est lié, où le réel et le légendaire cohabitent. Ce qui définit aussi le passage de l'oralité à l'écriture, comme le confirme K. Echenim en ces termes : L'évocation de ceux-ci (mythes et légendes) devient la manifestation explicite du lien entre l'oralité et l’écriture 128. La parole s'inscrit de ce fait dans l'écriture pour faire corps pour ainsi dire avec elle, mais sans toutefois perdre sa qualité de parole en soi. Du coup, l'univers de l'œuvre dépasse le cadre du réalisme. La 126 Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1972, p. 16. A. Hampâté Bâ, op. cit., p. 11. 128 Kester Echenim, « Aspect de l'écriture dans le roman africain », Présence africaine n° 139, Paris, 1986, p. 94. 127 100 ANALYSES vie de Wangrin se déroule comme une prédestination marquée par le destin et la tradition. En effet, le jour de sa circoncision il lui a été prédit : Toi mon cadet, tu réussiras dans ta vie si tu te fais accepter par Gongoloma-Sooké et cela tant que la pierre d'alliance de ce dieu sera entre tes mains. Je ne connais pas ta fin, mais ton étoile commencera à pâlir le jour où le N'tubanin-kan-fin, la tourterelle au cou cerclé à demi d'une bande noire, se posera sur une branche morte d'un kapokier en fleur et roucoulera par sept cris saccadés, puis s'envolera de la branche pour se poser à terre, sur le côté gauche de ta route129. Le destin de Wangrin est ainsi tracé. Il va de victoire en victoire, amasse des richesses, déjouant ses adversaires jusqu'au jour où il oublie la pierre qui symbolisait son alliance avec le dieu protecteur. La vie de Wangrin va connaître alors une autre tournure, la pente descendante dont parle le prêtre en ces termes: Quand l'homme, pour éconduire son destin, part incognito en voyage, il trouvera en arrivant que le destin l'a précédé et même qu'il a retenu un gîte pour deux. Mon petit Wangrin, à partir de maintenant, il faut t'attendre à recevoir de grands coups du sort 130. Dès lors, tout comme la vie du personnage, l'intrigue prend elle aussi un tour nouveau. Le déclin du personnage commence effectivement quand Wangrin entend le chant de la tourterelle : Il s'approcha au pied du kapokier en fleur et s'apprêtait à se satisfaire lorsqu'il entendit, subitement, les roucoulements saccadés d'une tourterelle 131. Dans le cadre de cette influence du surnaturel qui conduit le récit, il existe aussi des songes et des rêves qui participent à la progression de l'intrigue en fonctionnant comme des signes prémonitoires ou des avertissements faisant rebondir chaque fois le récit. Un dialogue permanent s'instaure entre le naturel et le surnaturel, le monde visible et invisible, les morts et les vivants grâce aux techniques de l'oralité et de l'écriture. En procédant de la sorte, Hampâté Bâ adopte non seulement une nouvelle esthétique, mais aussi fait coexister deux réalités, la survivance de la littérature orale et l'introduction du genre romanesque. Ceci peut paraître à première vue paradoxal, mais il faut plutôt souligner qu’il s’agit d’un prolongement du discours traditionnel hérité depuis l'enfance : Dans ma petite enfance, j'avais déjà entendu beaucoup de récits historiques liés à l'histoire de ma famille tant paternelle que maternelle et je connaissais les contes et historiettes que l'on racontait aux enfants. Mais là je découvris le monde merveilleux des mythes et des grands contes fantastiques dont le sens initiatique ne me serait révélé que plus tard, l'ivresse des grandes épopées relatant les hauts faits des héros de notre histoire et le charme des grandes séances musicales et poétiques où chacun rivalisait dans l'improvisation 132. Héritage dans lequel Hampâté Bâ puise des éléments pour nourrir sa créativité. 129 A. Hampâté Bâ, op. cit., p. 22. Op. cit., p. 324. 131 Op. cit., p. 337. 132 A. Hampâté Bâ, Amkoullel, l'enfant peul, Paris, Actes Sud, 1991. p. 155. 130 101 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE Plus caractéristique encore, cela dénote l'existence de deux réalités socioculturelles auxquelles les personnages sont confrontés. L’auteur ne s'arrête d'ailleurs pas seulement aux procédés de la littérature orale, mais mime le parler des personnages. 3.1.3. Oralisation du style L'oralisation du style se manifeste aussi par les constructions morphosyntaxiques comme des phrases sans verbe observées plus haut, ou lexicales ou encore des faits de prononciation mal maîtrisée. Ce choix note la variété des types de langue des personnages, informe sur leur statut social, puisque le discours romanesque doit rendre crédibles les personnages et les circonstances. Ce procédé montre une autre dimension rendant le récit encore plus attrayant sous une forme de représentation. Par les tournures, il crée une illusion de réel en transcrivant tel quel le parler des personnages. Cet artefact donne au style un caractère encore plus oralisé et participe à l'illusion de communication directe entre le lecteur et le personnage du récit. Une vivacité se dégage de l'œuvre et celle-ci revêt un caractère comique et humoristique à travers cette "caricature" du parler des personnages. En faisant parler le forofiffon à Racoutié, le narrateur crée un effet d'oralité. La parole des personnages se donne comme spontanée. Ainsi se révèle le souci de reproduire une parole jaillissante. Ce qui fait penser au naturel, au réalisme et en même temps à de l'authentique. Par ce style oralisé, Hampâté Bâ confère l’originalité à ses dialogues en montrant une évidente situation socioculturelle: la rencontre de deux cultures, une culture occidentale à laquelle les personnages sont confrontés et la culture traditionnelle qui marque encore fortement les esprits. La relation entre l’auteur et le lecteur prend par ses apports nouveaux une nouvelle dimension. 3.2. Un rapport nouveau entre l'écrivain et son lecteur S'il est vrai que la distance ne s'estompe pas complètement, elle est du moins réduite car le maniement du verbe par Hampâté Bâ fait penser à celui du griot dans la société traditionnelle. Ce dernier est en effet considéré comme celui qui manie mieux que quiconque le langage sous toutes ses formes et surtout le langage artistique. En cherchant par les procédés que nous avons analysés plus haut à restituer l'oralité, l'auteur instaure un dialogue entre lui-même et le lecteur. La production des segments brefs ( maximes, dictons, énigmes, devinettes, proverbes) est conditionnée par la présence, au moins, de deux individus. De même pour dire un conte, une épopée, il faut la présence d’un interlocuteur au moins. Hampâté Bâ réhabilite le dialogue narrateur-lecteur à l’image du conteur et de l’auditoire. Il dépasse le concept où le roman reste individuel et rétablit en quelque sorte la dimension sociale de la parole. Par la même occasion, la communion est plus ou moins rétablie grâce aussi à l'ethnotexte qui jalonne l'œuvre dans son ensemble. Celui-ci permet de comprendre les situations d'énonciation, de situer le contexte de la production et joue un véritable rôle de didascalie. Le lecteur se reconnaît à travers ces mythes, ces légendes ou le mimétisme du parler des personnages. Ce souci constant rejoint celui du griot qui oriente souvent son récit de sorte qu'il soit à la fois didactique et ludique. C'est d'ailleurs ce que confirme M. Kane quand il écrit : 102 ANALYSES Le romancier se soucie avant tout du message à faire passer, d'une expérience à partager avec son lecteur. On retrouve par là l'intention édifiante caractéristique de la littérature orale à laquelle on reconnaît une double orientation, didactique et ludique. Le message tient compte des préoccupations du public 133. Dans le récit, la participation du public est sans conteste et crée l’illusion d’un public. Lors de l’entrevue que Wangrin a eue avec le commandant en arrivant à Diagaramba, le narrateur invite le lecteur à écouter en disant : Laissons-le nous conter lui-même son entrevue avec le commandant 134. Ou encore lors de son alliance avec le dieu protecteur : « Écoutons-le conter son intronisation »135. La présence du public devient plus subtile quand le narrateur invite directement le lecteur à une constatation en utilisant la première personne de l’impératif : N’oublions pas que la prière de l’égoïste se formule ainsi […] 136. Cette complicité entre le narrateur et le lecteur fait naître un humour manifeste déjà au niveau des descriptions. L’accoutrement colonial et surtout le casque colonial, objet de pouvoir devient un objet ridicule : « Cette coiffure ridicule ne faisait rire personne »137. De même, sont objet d’humour les gestes accompagnant les propos des colons : Il ne fallait pas, disait-on, moins de dix ans pour apprendre, imparfaitement d’ailleurs, les gestes, supports du parler français dont voici les plus caractéristiques : tendre de temps à autre le cou en avant ; tantôt écarquiller les yeux, hausser les épaules, froncer les sourcils ; tantôt tenir les bras en équerre, paumes ouvertes ; croiser les bras sur la poitrine et fixer son interlocuteur, imprimer à ses lèvres des moues diverses, toussoter fréquemment, se pincer le nez ou se tenir le menton138. Au cours de leur combat, les injures dont s’abreuvent Romo et Wangrin vont appartenir au même registre : Ce bureau sera pour toi le septième gouffre de l’enfer. Tu y vivras un supplice qui te fera désirer la mort, même violente et ignominieuse, afin d’en être délivré. Et je te réserve une surprise. Elle te secouera si fort que la première gorgée de lait que tu as sucée de la maudite mamelle de ta mère remontera de ton estomac dans ta sale gueule de pachyderme. Tu auras une bouche constamment amère et des fesses constamment en feu139. L’humour se dessine également à travers les plaisanteries. L’arrivée du commandant Chantalba sera occasion de se moquer des autorités : 133 Mohamadou Kane, Roman africain et tradition, Dakar, Les Nouvelles Editions Africaines, 1982, p. 203. A. Hampâté Bâ, L’Etrange Destin de Wangrin ou les roueries d’un interprète africain, Paris, UGE,10/18, 1992, p. 57. 135 Op.cit., p. 21. 136 Op.cit., p. 57. 137 Op.cit., p. 25. 138 Op.cit., p. 26. 139 Op.cit., p. 241. 134 103 HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE […] il s’avança cérémonieusement vers le préau où se trouvaient ceux que l’on avait coutume d’appeler les "corps constitués" et qu’une mauvaise plaisanterie avait baptisés "corps constipés"140. Le narrateur provoque ainsi le rire. Ces procédés créent l’illusion d’un public qui marque fortement le style oral. L'oralisation donne effectivement cette illusion communicative entre le lecteur et les personnages. La distance s'estompe et le lecteur est plus proche de l'œuvre. La structure du conte sur laquelle est construit le récit permet au narrateur d’adopter une position d’omniscience et une prééminence. Il envahit le récit, s’impose aux personnages. Il se distancie d’eux par ironie en utilisant dans l’œuvre des guillemets, en mimant les gestes des conteurs et des griots. Ce qui montre que l'écriture ne dépossède pas nécessairement le public comme l'a prétendu Thomas Melone : L'introduction des littératures écrites a immédiatement transformé les rapports entre l'écrivain et le peuple, en dépossédant le peuple de tous les privilèges qu'il détenait dans le système ancien : privilège de participer, privilège de jouir esthétiquement, privilège de confronter l'œuvre avec la vie et par dessus tout, privilège d'assurer la continuité entre l'œuvre présente et le patrimoine artistique déjà accumulé par l'ensemble de la communauté141. Il est vrai aussi que le peuple ne participe pas à la création de l'œuvre comme c’est souvent le cas dans les soirées de veillée où un auditeur entonne spontanément un chant, si ce n'est le conteur lui-même, mais il jouit pleinement et communie avec elle parce que le modèle est connu et une fois encore les proverbes, les légendes font partie du patrimoine commun et ne lui sont pas étrangers, dans le cas de l’œuvre qui nous concerne. Loin de déposséder le peuple, le narrateur par ces procédés stylistiques le ramène à lui-même, à ses réalités quotidiennes. Il pourra alors confronter le récit avec la vie. Cette communion est aussi rendue possible grâce au don du conteur qui sait allier les différentes techniques puisqu'il maîtrise à la fois les procédés traditionnels et les procédés romanesques. CONCLUSION Notre étude portant essentiellement sur le rapport entre l’oralité et l’écriture, et insistant sur l'aspect stylistique et esthétique de L'Étrange Destin de Wangrin, serait incomplète si aucune place n'était faite au personnage de Wangrin qui incarne en définitive toute la réalité du métissage culturel (tant au niveau littéraire qu'au niveau de la rencontre des deux civilisations). Initié dès son enfance à la tradition, il devient élève de l’école des "otages de Kayes", puis moniteur avant d'atteindre le sommet en devenant interprète. Il est véritablement au carrefour de deux cultures qu'il maîtrise. Son intelligence, vive à manier l'une ou l'autre culture dans des circonstances qu'il juge luimême importantes, fait de lui un homme complet dans ce métissage culturel. De cette maîtrise naît la mise en scène qu'il ne cesse d'inventer soit pour sortir des situations 140 Op.cit., p. 269. Thomas Melone, « La critique littéraire et les problèmes du langage : point de vue d'un Africain » Présence africaine, n°73, 1970, p. 4-5. 141 104 ANALYSES difficiles soit pour trouver une solution à un problème donné. À Romo, il écrit en forofiffon, surtout pour se jouer de ses adversaires. Il sait lire des signes dans les songes, rêves qui font partie du mode de communication traditionnel, a recours aux énigmes pour des situations délicates sans oublier d'utiliser le langage des proverbes. En sa personne, l'auteur jette un pont entre la tradition et la modernité naissante, mais plus encore entre l'oralité et l'écriture. Au monde surnaturel des contes et mythes, l'art romanesque apporte l'effet du réel, le réalisme, à l'abstrait des mots, l'oralité apporte le langage concret par les métaphores et proverbes. Mais en fait, c'est la grandeur de l'Afrique traditionnelle qui s'exprime et ce recours à l'oralité vise à réaliser une littérature qui s'adapte aux besoins de la communauté à laquelle est destinée l'œuvre. C'est en ce sens que la langue prend une coloration particulière, locale et une dimension nouvelle. Hampaté Bâ fait goûter les délices de ce que peut donner la maîtrise de la parole et de l'écriture, mais il montre surtout par là que la combinaison peut créer une nouvelle esthétique, une esthétique qui procède d'un métissage des genres de l'oralité et de l'écriture romanesque. L'emploi des symboles, des genres et des formes du langage traditionnel donne une sensibilité et une saveur au récit. Plus encore c'est l'atmosphère de parole directe ressemblant fortement à celle des veillées où la communion entre le public et le conteur reste vive, où la parole révèle toute sa richesse, où la langue utilise toutes les variétés des ressources linguistiques. Hampâté Bâ transporte la langue française en dehors des sentiers habituels pour l'ouvrir à d'autres horizons langagiers. Il orchestre aussi dans l'espace textuel de son œuvre une identité africaine réalisée à partir d'une esthétique qui procède et de l'oralité et de l'art romanesque, redonnant à l'artiste l’expression de son savoir-faire pour rendre la parole belle comme le dit si bien le dicton :« Parole, qu'est-ce qui te rend belle ? La façon de me dire »142. Vincent K. SIMÉDOH Université de Queen's- Kingston-Canada [email protected] 142 M.M. Diabaté, Le Boucher de Kouta, Paris, Hatier ( Monde noir poche) 1982, p. 87. 105