HAMAPÂTÉ BÂ ET L`ORALITÉ : UNE ESTHÉTIQUE DE LA PAROLE

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HAMAPÂTÉ BÂ ET L`ORALITÉ : UNE ESTHÉTIQUE DE LA PAROLE
HAMAPÂTÉ BÂ ET L’ORALITÉ :
UNE ESTHÉTIQUE DE LA PAROLE
"Lorsque j'écris c'est de la parole
couchée sur le papier"(Amadou
HAMAPÂTÉ BÂ )
INTRODUCTION
Longtemps ignorée, l'oralité a connu un regain d'intérêt dans la littérature
africaine. Le désintérêt initial, si on peut l'appeler ainsi, s'explique sans doute par la
situation des écrivains qui s'exprimaient dans une langue apprise dont ils devaient
démontrer la maîtrise. Ce qui fait que les premières œuvres n'ont pas reflété cette
Afrique de parole, cette Afrique où tout est parole, où tout se régit en fonction de celleci, ou bien ils ne l'ont fait que de façon partielle. Mais un revirement s'est fait jour dans
les années soixante-dix. La parole prend alors une importance capitale dans la
conception de la littérature écrite. Elle devient pratiquement un signe distinctif puisqu'il
fallait se définir, se trouver un style propre exprimant l'être africain, reflétant la
sensibilité africaine, du moins en littérature. Ce courant conduit dès lors à une stylisation
particulière et de nouvelles formes voient le jour dans l'écriture romanesque, qui
prennent ancrage dans la littérature orale. C'est le cas par exemple d'Ahmadou
Kourouma qui inaugure pratiquement ce courant avec Les Soleils des indépendances,
roman qui parait en 1968, en calquant son écriture sur le rythme de la langue et de la
pensée malinké. La littérature écrite s'imprègne de la parole naguère tenue à l’écart.
Cette parole traditionnelle africaine devient alors un art de s'exprimer, et paradoxalement
un art d'écrire. C'est dans cette perspective de l'interaction entre la parole comme œuvre
littéraire et l'art romanesque que nous nous proposons de faire une lecture des œuvres
d'Amadou Hampâté Bâ, pour montrer dans quelle mesure l'art d'écrire rejoint l'art de
parler ou vice versa. Notre choix se porte sur cet auteur parce que nous jugeons qu'il est
celui qui a le plus marqué ce courant et aussi à cause de ses nombreux travaux dans le
domaine de l'oralité. Pour cela nous nous proposons d'analyser principalement L'Étrange
Destin de Wangrin ou les roueries d'un interprète africain, œuvre à laquelle viendront
s'ajouter Contes initiatiques qui illustrent bien des aspects de l'oralité dans l'écriture.
Pour mener à bien cette étude, nous consacrerons une première partie à la parole dans la
société africaine, à son importance et à ses genres. Ceci dans le but de replacer notre
analyse dans un contexte plus général. Quoiqu'on dise et à quelques exceptions près,
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HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
tous les peuples d'Afrique partagent cette oralité. Une deuxième partie portera
essentiellement sur l'analyse de l'œuvre et déterminera les relations qui s'instaurent
véritablement entre les deux littératures, à savoir la littérature orale et la littérature écrite.
Enfin, une dernière partie nous permettra de comprendre les enjeux de cette rencontre, ce
qu'apporte cette influence de la littérature orale, et de montrer l'originalité de l'écriture
d'Amadou Hampâté Bâ qui manie aussi bien l'art romanesque que celui de la parole,
dévoilant la richesse infinie de cette société de parole dans laquelle il a vécu.
1. LA TRADITION ORALE AFRICAINE ET LA PROBLÉMATIQUE DE LA
PAROLE : UNE SOCIETE DE PAROLE
Parmi les procédés de communication que les hommes utilisent, la
communication orale est assurément la plus ancienne et la plus importante. Certes, toute
société communique oralement, c'est-à-dire par la parole, mais lorsqu'on parle de
"société orale", on désigne un groupe humain qui, même s'il connaît l'écriture, fonde la
plus grande partie de ses échanges sur la parole. Celle-ci devient l'acte de
communication par excellence et revêt de ce fait une importance primordiale dans la
transmission des messages qui s’effectue dans un code particulier propre à la société.
C'est le cas de la plupart des sociétés africaines et surtout de celle des Peuls et Bambaras
du Mali d’où est issu Amadou Hampâté Bâ. Cependant, cette appellation de société orale
renferme une ambiguïté car, pour la vie quotidienne, l'échange par la parole est toujours
privilégié quel que soit le type de société. Il ne s'agit donc pas ici d'une oralité limitée
aux mille gestes de tous les jours, mais d'une oralité fondatrice d'un type de civilisation
dont la parole est le mode de communication. La société orale lie son être profond, sa
mémoire, son savoir, ses conduites valorisées, son histoire, sa spécificité à la forme orale
de l’expression. On peut parler alors d’une civilisation d’oralité. L'échange de messages
non seulement se réalise dans l'instant actuel, mais aussi constitue un lien entre le passé
et le présent montrant que telle société dure dans le temps. Dans ce cas, il convient de
parler de société à tradition orale et donc de la parole traditionnelle.
1.1. LA TRADITION ORALE AFRICAINE
Avant d'aborder la parole traditionnelle, il nous semble nécessaire de faire un
détour par la tradition orale, car il n'y aurait pas de parole traditionnelle s'il n'y avait une
pratique ayant fait de cette parole, c'est-à-dire de l'oralité, son mode d'expression, de
transmission et de communication. En effet, la tradition orale est l'ensemble des textes
qui circulent, se transmettent, se diffusent dans une société orale. Elle est un message
transmis par une génération à celle qui suit. Elle est fondamentalement et en premier lieu
une école où l'homme se forme essentiellement par la parole. C'est une école qui ne
concerne pas seulement une partie de la personne, mais l'être tout entier. Cette
formation, qu'elle soit de l'ordre de la connaissance, de l'art de vivre, de l'ordre spirituel
ou tout simplement de convivialité, est basée sur la parole. Les rites d'initiation sont eux
aussi basés sur la parole, qu'elle soit sacrée ou profane. C'est pourquoi savoir la
maîtriser, savoir l'utiliser est d’une importance capitale.
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ANALYSES
La parole étant considérée comme une force, elle peut être créatrice comme
destructrice, puisqu'elle est génératrice de vie et d'action, et aussi de mouvement
symbolisé chez les Peuls par les pieds du tisserand qui montent et qui descendent. Il faut
ajouter que le symbolisme du métier à tisser est en effet tout entier fondé sur la parole
créatrice en action. De même pour les instruments et outils du métier qui matérialisent
les paroles sacrées et obligent l'apprenti, à chaque geste, à vivre la parole. C'est pourquoi
la tradition orale prise dans son ensemble, ne se résume pas à la transmission de seuls
récits ou de certaines connaissances. Elle est génératrice et formatrice d'un type
d'homme particulier. C'est à ce propos qu'Amadou Hampâté Bâ remarque :« Tout parle,
tout est parole, dit la vieille Afrique, tout cherche à nous communiquer un état d'être
mystérieusement enrichissant» 1 .
D'autre part, cette même tradition orale est avant tout un témoignage, car les
textes sont issus d'une civilisation, d'une époque donnée, et véhiculés à travers le temps
par le verbe, c'est-à-dire la parole. C'est toute l'histoire, le vécu collectif passé que
transmet cette parole. La nature profonde de ces textes est la verbalité qui dégage une
réelle puissance parce que la parole réalise et crée l'objet. C'est pourquoi J. Vansina a pu
dire: Presque partout le "verbe" possède une puissance mystérieuse parce que les mots
créent les choses 2. Puissance verbale parce que c'est une parole créatrice. C'est la parole
qui met en mouvement les forces créatrices contenues dans l'homme. De cette puissance
de la parole Amadou Hampâté Bâ dit, en parlant de son caractère sacré:
Grâce à la vivification de la parole divine ces forces se mettent à vibrer. Dans un
premier stade elles deviennent pensées, dans un second stade, son et dans un troisième,
parole. La parole est donc considérée comme la matérialisation, ou l'extériorisation des
vibrations des forces. 3
L'oralité implique par là une attitude devant la réalité. Elle permet de rendre
visible cette réalité qu'est le monde. C'est la vision de toute une société ou d'une
civilisation qui cherche à se maintenir dans le temps, voire dans l'espace. Ces textes sont
donc un patrimoine qui passe de génération en génération et dont le mode de
transmission est toujours le même. Mais il faut se garder toutefois de cantonner la
tradition dans le passé. Elle constitue aussi un échange immédiat, dans lequel un
émetteur parle et un récepteur entend et reçoit le message. Tout passe au niveau de la
communication directe par la parole sans intermédiaire. La parole joue alors un double
rôle. Un premier rôle qui relève du passé dans la mesure où elle exprime le patrimoine
traditionnel et où elle tisse entre les générations passées et présentes ce lien de continuité
et de solidarité sans lequel il n'existe ni histoire ni civilisation. Tout en transmettant ce
patrimoine traditionnel, la parole joue un deuxième rôle qui est l'actualisation du passé
en tenant compte de la situation présente. La parole devient ce support culturel comme
nécessaire à la survie d'une communauté dont les valeurs ne cessent de connaître des
1
A. Hampaté Bâ, « A la recherche d'une identité culturelle », Le Courrier de l'Unesco, Paris, février 1976, p.
12.
2
J. Vansina, « La tradition orale et sa méthodologie » Histoire générale de l'Afrique. Méthodologie et
préhistoire africaine, Paris, Jeune Afrique/Stock/Unesco, 1980, T. I. p. 168.
3
A. Hampâté Bâ, « La tradition vivante », ibid., T.I, p. 195.
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mutations avec le temps et les nouvelles formes de conservation qui, malgré le bien
qu'elles peuvent faire ne dénaturent pas moins le message originel et font disparaître une
certaine richesse, notamment une esthétique particulière. Ce travail d'actualisation est
d'autant plus nécessaire qu'en face des mutations, il faut que la parole demeure ce lien
qui, tout en se rattachant au passé, en souligne un aspect nouveau pour qu'il n'y ait pas de
rupture mais une continuité. En effet, dans la tradition orale, l'émetteur et le récepteur
ont tous deux conscience d'appartenir à un même groupe social. Ce qui suppose qu'ils
partagent un même patrimoine culturel dont la richesse vient d’une longue traversée de
l'histoire et que ce patrimoine est le garant des valeurs régissant la communauté. Une
société orale transmet tout ce que la société juge important pour son bon
fonctionnement. Chaque institution sociale, chaque groupe social possède une identité
propre partagée par tous les membres et qui s'accompagne d'un passé inscrit dans des
représentations collectives d'une tradition. Celle-ci en rend compte, et le justifie. La
tradition crée dès lors un cadre mental, c'est-à-dire des représentations collectives
inconscientes, qui vont influencer toutes les expressions et constituer en même temps
une vision du monde. Ce qui se manifeste fortement au niveau de la poésie et de la
narration. On le remarque lors de l'ouverture du conte, par exemple lorsque le conteur dit
:
« Je suis parti en voyage, j'ai traversé plusieurs mers et plusieurs déserts et
finalement je suis arrivé dans un royaume fabuleux. Devinez qui j'ai rencontré en
premier ? »
L'auditoire répond alors : «La tortue, le lièvre, l'araignée…», parce que ce dernier
connaît le conte. Ainsi, le conteur et son public sont plongés ensemble dans le monde
merveilleux. Dans certaines régions, ce préambule peut revêtir la forme de chants, de
danses, de devinettes ou encore d'un conte-charade. Le conteur manifeste ainsi sa
volonté d'introduire son auditoire à un espace psychique en rupture avec le quotidien. Si
ces préambules permettent de fixer l'attention de l'auditoire, ils sont aussi une invitation
au voyage dans un monde radicalement différent où le surnaturel est la règle et l'ordre
habituel des choses est renversé. C'est le moment où tous se trouvent unis et cette
intégration à l'espace psychique du récit favorise pleinement le sentiment de solidarité et
la prise de conscience d'un destin commun. En ce moment, le public non seulement est
plongé dans la narration, mais il y communie.
Au-delà de ce rattachement à un même groupe qu'opère le conte, l'émetteur et le
récepteur permettent à la tradition de n'être pas du passé mais d'être actuelle, en
l'adaptant aux situations vécues. Le message traditionnel se trouve alors inscrit à la fois
dans l'instant, par le fait qu'il est un échange entre deux interlocuteurs, et dans la durée,
parce qu’il est un échange entre tradition ayant existé dans le passé et situation actuelle à
laquelle s'applique la tradition. Son contenu est explicite puisqu'un fonds traditionnel est
partagé par tous. Ce fonds est souvent constitué d'images que la tradition transmet de
génération en génération. La tradition orale véhicule et conserve, tout en le modifiant
plus ou moins, le capital des créations socioculturelles des peuples. Il faut dire que,
même s'il existait des procédés graphiques dans la lointaine Afrique, l'élaboration et la
survie des traditions n'ont été dues en définitive qu'à la parole. Et celle-ci est vie, d'où
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ANALYSES
des modifications à travers les âges. Cette parole est en constante recréation par les
détenteurs de la tradition. C'est ici que l'on remarque surtout ce lien fort entre l'homme et
la parole du fait que l'homme doit conserver la mémoire de son peuple et son seul outil
de conservation reste la parole.
La tradition orale est une forme de pensée. Elle est très liée à la pensée imageante.
Elle repose sur une complicité entre émetteur et récepteur. En effet, vivant ensemble une
situation donnée, émetteur et récepteur peuvent se comprendre sans employer un
langage explicite. Le détour par l’image permet de nuancer très finement les pensées.
Cette pensée imageante respecte certaines règles. Même si les images changent, le
mécanisme de raisonnement reste identique. Un bon émetteur est un bon transmetteur. Il
sait manipuler les images, il connaît les traits particuliers des êtres, connaît la norme et
les valeurs reconnues de la société. Les textes de la tradition font partie du tissu de la
vie d'un peuple ; chacun en est dépositaire à sa façon. Il s'agit d'une manière de penser
autant que d'une manière de sentir. C'est un art de vivre et de penser de la société dont la
parole revêt une importance primordiale et régit pratiquement la vie. Bref la tradition
orale avait pour tâche de transmettre le patrimoine culturel de la société de père en fils et
son propos essentiel était d’accumuler la sagesse ancestrale et de témoigner d’une
pensée constante et millénaire par laquelle les ancêtres fondateurs avaient octroyé aux
peuples leur identité, et à la société sa raison de vivre.
1.2. LA PAROLE TRADITIONNELLE
L'oralité déborde en fait le cadre de la tradition. Même si les grands textes en sont
marqués et que l'autorité de l'émetteur en dépend. Dans la société orale l'homme est lié à
sa parole. Il est engagé par elle. Il est sa parole et celle-ci témoigne de ce qu'il est. La
cohésion de la société repose sur la valeur et le respect de la parole. En ce sens, elle revêt
pratiquement un caractère sacré. La parole apparaît ainsi comme une réalité tangible, à la
fois forte et menacée. Ce qui explique l'importance que revêtent sa profération et son
exercice aussi bien par les enfants que par les adultes. « Parler, c'est bâtir, c'est construire
le village » dit le proverbe bambara. En conséquence, aucun effort ne doit être épargné
pour favoriser le bien dire dont dépend finalement la qualité de la vie, tant de l'individu
que de la communauté à laquelle il est indissolublement lié. Bien parler c'est aussi
consolider les liens qui unissent la communauté aux ancêtres, puisque le village
rassemble indifféremment vivants et morts. La manipulation de la parole n'est donc en
aucune façon le fruit du hasard, mais elle fait au contraire l'objet de soins constants dans
le processus d'éducation et de perfectionnement des individus. La promotion
intellectuelle et spirituelle de l'individu se trouve conditionnée par une maîtrise de plus
en plus grande du langage que véhicule tout un corpus de genres littéraires allant des
formes les plus simples jusqu'aux récits mythiques les plus élaborés au double plan du
symbolisme et de l'expression. Dans tous les cas, le traditionaliste sait qu'il prononce une
parole qui le dépasse, une parole qui a eu une portée avant qu'il ne la dise à son tour. Il
sait aussi qu'en l'exprimant, il lui donne vie et vitalité chaque fois et aussi longtemps que
la langue vivante et parlée qui lui sert de moyen de transmission et qui est son
"conservatoire" reste aussi vivante.
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HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
La parole est un fait privilégié de la civilisation africaine. Elle dévoile à la société
qui l’écoute son passé et son identité. Elle s’énonce sous forme de maximes, de dictons,
de proverbes. Lorsqu’elle se fait nuancée, plus solennelle, variée, elle devient palabre et
se sert du mythe, de la fable, du conte, du chant et de la danse. Ces différentes formes
possèdent leur organisation interne et sont objets d'art car un conte ne se dit pas comme
une parole sacrée ou un proverbe ne reste pas toujours un objet figé. Ils sont
constamment en mutation car tout dépend du conteur et de son talent. Ce qui fait que
leurs messages sont souvent le résultat d'un travail incessant. Il y a une trame de base qui
ne varie jamais, mais que le conteur peut embellir, développer ou à partir de laquelle il
peut enseigner en fonction de la compréhension de son auditoire. Le contenu du message
doit être respecté, mais la forme est laissée au génie du conteur. C'est pourquoi une sorte
de fusion se réalise entre le conteur et les auditeurs lors d'une veillée, du fait qu’ils
partagent un savoir commun et que l'artiste traditionnel est parfaitement intégré à sa
communauté d'origine au sein de laquelle il occupe toujours une fonction précise. C'est
le rapprochement entre le conteur et le public, de même que cette complémentarité qui
s'établit entre eux qui expliquent en grande partie le succès du conte en tant que
phénomène littéraire de la société traditionnelle. Un auditeur ayant apprécié un conte
peut décider de le communiquer à un nouvel auditoire et ainsi de suite et le conte ayant
été apprécié connaît le succès. Ceci ne vaut que dans la mesure où à la fois le conteur et
l’auditeur jouissent de leur liberté d'appréciation. En même temps qu'il prononce la
parole, soit dans un but didactique soit dans le cadre de cérémonies sacrées, l'artiste
manifeste la cohésion de son clan et la cohérence de ses valeurs culturelles. En ce sens la
parole littéraire traditionnelle n'est jamais gratuite. Elle n'a pas pour but de répondre à
une quelconque attente d'un groupe ou d'une élite, mais de faire goûter à tout le monde
les subtilités de la parole. Le contenu du conte est d'ailleurs connu de tous. C'est le cadre
formel qui, grâce à un art propre au conteur charme l'auditoire. Liée à une tradition ou à
une pratique, la parole traditionnelle a son organisation interne et ses conditions
d'émission. Elle requiert la présence de l'émetteur et d’au moins un récepteur. Il leur faut
être à portée de voix. La présence du récepteur est nécessaire dans la tradition car on ne
dit pas un conte sans auditoire, ni de proverbe pour soi-même. Il y a donc une interaction
active parce qu'un conte décrit la société des hommes. Les paroles échangées dans ce cas
entre émetteur et récepteur ne véhiculent pas seulement une information. Elles reflètent
leur être au monde, leur positionnement mutuel, affectif, social, intellectuel, ceci se
faisant sur un fond traditionnel. Ayant leur organisation propre, les textes de l'oralité
sont marqués par trois caractéristiques: principales à savoir le rythme -considéré comme
condition première et signe de l'art-, l'image -pour rendre plus concret ce que l'on dit - et
une norme assez particulière sous forme de modalité. Non seulement le contenu oral a
des caractéristiques propres mais on remarque que les messages sont de différentes
formes. Si difficile que cela soit, on peut néanmoins distinguer quatre genres différents:
La poésie, l'épopée, les proverbes, le conte le mythe. On peut y ajouter les devinettes
dans la mesure où elles jouent un rôle didactique.
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ANALYSES
1.3. LA PROBLÉMATIQUE DE L’ORALITÉ DANS L’ESTHÉTIQUE
AFRICAINE
L'oralité n'a pas toujours été reconnue dans l’art occidental comme ayant une
valeur esthétique car elle n'entrait pas dans la sphère de l'esthétique greco-latine. Peu à
peu, elle fera partie intégrante d'une esthétique moderne africaine, cela surtout grâce aux
précurseurs noirs américains de la Négritude, aux écrivains de la Négritude, aux
anthropologues et ethnologues représentant divers courants. Très tôt, l'oralité a joué un
rôle primordial dans la littérature africaine écrite. En effet, les penseurs croyaient tout au
début sauvegarder une culture qui était sur le point de disparaître. Ainsi, certains auteurs
se sont-ils donné comme tâche de transcrire des contes, des textes traditionnels. Par ce
biais, la conservation de la tradition orale serait réalisée. Malheureusement, dans leur
tentative, ils ont plutôt réécrit que transcrit les récits. On remarque surtout la disparition
de ce qui fait l'essence de ces récits, c'est-à-dire les éléments d'oralité. Les textes
produits, sont devenus des œuvres à part entière et n'avaient plus grand-chose à voir avec
les œuvres originelles récoltées. La transcription n'a pas su transmettre tous les éléments.
C’est le cas de Les Contes d’Amadou Koumba11. Ces contes ne reflètent, en réalité,
qu’une infime partie du style oral. Même si l’auteur précise avoir recueilli ces contes de
la bouche d’un griot, son travail ne constitue nullement un pur calque de l’oral. La
langue originelle est évacuée. Il a su adapter son texte de sorte qu’il ne joue plus qu’un
rôle fonctionnel au niveau de son contenu. Analysant cette œuvre M. Kane notera : «
Birago Diop use d’une langue étrangère qui a son génie propre »12 . L’auteur de Les
contes d’Amadou Koumba a admirablement adapté et recréé en français les textes
entendus lors de la collecte. La concision et le sens de l’évocation montrent bien que ces
contes n’imitent en rien l’art oral traditionnel. Birago Diop n’est nullement un conteur
traditionnel. On observe le même phénomène au niveau de Soundiata ou l’épopée
mandingue13. Djibril Tamsir Niane adopte l’épopée comme genre mais sa reconstitution
du texte perd de son caractère oral. Son texte apparaît comme une réécriture synthétique
des textes issus de griots, de traditionalistes et aussi de données de l’histoire. Si certains
éléments traditionnels s'observent encore, au niveau du style, c'est-à-dire en ce qui
concerne les traits de l'oralité, les œuvres ont cependant beaucoup perdu. Il faut bien
croire que le but avoué était la transmission d'une certaine tradition et non d'une forme
littéraire. Analysant cet état de fait, Alain Ricard observe :
En somme, dans le champ des études littéraires, les appels à la
sauvegarde de la littérature orale traditionnelle s’accompagnaient de la
promotion d’ersatz, c’est-à-dire d’œuvres qui, prenant leur source dans la
tradition, ne sauraient en aucun cas en présenter la situation réelle14.
Dans la recherche de voies nouvelles dans l'écriture, le mouvement de la
Négritude - né dans les années 1930 - va voir dans l'oralité et ses caractéristiques une
11
Birago Diop, Les Contes d’Amadou Koumba, Paris, Fasquelle, 1947.
M. Kane, Essai sur les contes d’Amadou Koumba, du conte traditionnel au conte moderne d’expression
française, Dakar, NEA, 1981, p. 93.
13
D.T. Niane, Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence africaine, 1960.
14
A. Ricard, Littératures d’Afrique noire. Des langues aux livres, Paris, Karthala, 1995, p. 41.
12
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HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
esthétique à part entière. Il faut vite ajouter que malgré cela, le langage littéraire reste
académique et le domaine de l’oralité se manifeste souvent par une réécriture, surtout en
ce qui concerne les contes. En ce sens on peut penser que les tenants du mouvement sont
plutôt poussés par une recherche d'identité culturelle et non de recherche véritable
d'esthétique littéraire. Ceci s'explique d'autant plus qu'il fallait prouver qu'on maîtrisait la
langue des maîtres d'alors. Plus tard, dans les années soixante-dix, le langage littéraire va
connaître une révolution. C’est à partir de ce moment que l’oralité va prendre toute son
importance. Les écrivains africains sensibles à l’oralité, dans une tentative visant à
déterminer la pratique littéraire, l’ont exploitée, car selon eux, elle devait être une
esthétique proprement africaine. Elle serait alors une marque particulière dans la vision
du monde. En même temps, elle secréterait une image de la pensée africaine, une pensée
distincte par sa texture. Selon Senghor, une réflexion sur la littérature africaine doit
procéder d'une référence aux composantes de l'Afrique traditionnelle et de l'oralité. Pour
lui, il existe une textualité africaine ayant sa propre texture. L'écriture noire, sous
l'impulsion des expériences subjectives, est le parachèvement d'un autre geste qui subit
la fécondation des ressources d'un imaginaire sensualiste. La parole devient un
instrument majeur de la pensée, de l'émotion et de l'action. Il n'y a pas de pensée, ni
d'émotion sans image verbale, pas d'acte libre sans projet pensé. Ce constat est d'autant
plus vrai chez les peuples qui ignorent l'écrit. Pour ceux-ci, la parole est dotée de
puissance. La parole parlée, le verbe est l'expression par excellence de la force vitale, de
l'être dans sa plénitude.
En effet chez l'existant, la parole est le souffle animé. Elle possède une vertu
magique, elle réalise la loi de participation et crée le nommé par sa vertu intrinsèque.
Aussi tous les autres arts ne sont-ils que des aspects spécialisés de l'art majeur de la
parole. C'est donc une pensée qui, par la trame luxueuse des relations qu'elle tisse avec la
puissance vitale, épouse une expressivité imaginée où s'estompe la distinction entre le
référent et le signe linguistique. C'est la façon concrète dont se déroule une action
verbale qui est mise en évidence. L'oralité ne se limite pas seulement aux langues, elle
est de toutes les manifestations culturelles néo-africaines, affirme Senghor. L'oralité en
est un des caractères communs et elle est le résultat de la spontanéité. Ainsi, l'oralité
désigne un foisonnement culturel, contrairement à l'écriture, synonyme d'abstraction et
partant d'appauvrissement. L'oralité est, selon Senghor, une donnée de la nature même
des langues et des cultures africaines. Plus qu'une technique de communication, elle se
présente comme un fait culturel, profondément ancrée qu’elle est dans le psychisme
collectif des peuples noirs. C'est pourquoi, dès l'émergence de la littérature néo-africaine,
elle s'est confrontée à deux traditions: la littérature traditionnelle et la littérature
occidentale. Une œuvre qui ne témoigne d'aucune influence européenne et qui n'est donc
pas écrite, appartient à la littérature traditionnelle. Or, il n'est pas facile d'établir une
frontière entre les deux littératures car les écrivains sont issus de milieux dont la pratique
a été longtemps basée sur une littérature orale. Ce que l’on remarque, c’est en quelque
sorte un fonctionnement en vase clos. La littérature africaine a une production qui se
réalise oralement et articule les qualités naturelles propres à la civilisation africaine, ainsi
qu’une littérature écrite née de la rencontre avec l'Occident. Selon J. Jahn, l'écrivain
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ANALYSES
entretient un rapport tout à fait déterminant dans la société. Il est censé être le véhicule
d'une parole africaine qu'il ne peut aucunement transcender. Ce qui fait que l'oralité
devient un noyau commun de l'expression artistique africaine. C'est cet élément
stylistique qui appartient en propre à la littérature africaine. Cependant l'efficacité dans
le monde social étant érigée en principe littéraire, l'oralité paraît comme une production
à contre-courant véhiculant une philosophie obscurantiste. Elle est perçue comme une
pensée anachronique ou une irruption des survivances d'un certain passé dans le présent.
Cette conception traitant l'oralité d'anachronique est la preuve même de la
méconnaissance de cette littérature orale qui par la parole traverse des siècles sans pour
autant devenir obsolète. L'art verbal vit en tant que tel de formes et de conventions qui
non seulement régissent son cadre, mais permettent de faire œuvre nouvelle avec un
matériau ancien. La tradition devient une œuvre littéraire et l'oralité, son mode
d'expression par excellence. Ce qui va susciter de nouvelles formes d’écriture traduisant
ainsi une nouvelle esthétique. Celle-ci sera le fruit de plusieurs métissages. Ainsi
introduit-on de nouveaux lexiques dans la langue de l’écriture qu’est le français. Les
formes des œuvres vont épouser celle d’un genre de la parole traditionnelle ou utiliser
les différentes formes possibles les transformant en procédés stylistiques. Des calques
syntaxiques, lexicaux apparaissent, et l’oralité elle-même sera mise en scène dans
l’écriture. C'est sous l’angle de ces différents procédés stylistiques de cette nouvelle
esthétique que nous voulons aborder l’analyse des œuvres précitées de Amadou
Hampaté Bâ et principalement L’Étrange Destin de Wangrin.
2. L’ŒUVRE ET SA STRUCTURE
L’Étrange Destin de Wangrin est un récit, qui aux dires de l’auteur, a été recueilli
de la bouche du héros qui, au soir de sa vie, lui a demandé d’écrire le récit de sa vie pour
qu’il serve d’enseignement et de divertissement aux hommes :
Mon petit Amkoullel, autrefois tu savais bien conter. Maintenant que tu
sais écrire, tu vas noter ce que je te conterai de ma vie. Et lorsque je ne serai
plus de ce monde, tu en feras un livre qui non seulement divertira les hommes,
mais leur servira d’enseignement15.
Dans la postface écrite en 1986, A. Hampâté Bâ donne les circonstances dans
lesquelles le récit a été recueilli :
[…]tout ce qui se rapporte à la vie même du héros, depuis le récit de sa
naissance (reçu de ses parents), en passant par ses rapports avec le monde
animiste traditionnel, les prédictions, etc., jusqu’à sa ruine après sa faillite
commerciale, m’a été raconté par Wangrin lui-même, dans une langue
bambara souvent poétique, pleine de verve, d’humour et de vigueur, tandis que
son fidèle griot Diéli-Madi l’accompagnait doucement en musique16.
15
A. Hampaté Bâ, L’Etrange Destin de Wangrin, ou les roueries d’un interprète africain, Paris, UGE/10/18,
1992, p. 8.
16
Op.cit., p. 359-360.
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HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
À travers ces deux propos de l’auteur, le ton semble être donné pour une œuvre
difficile à catégoriser. L’énonciation va refléter cette voix première dont est issu le récit.
Cette voix première que nous appellerons vocalité, s’exprime dans le texte par de grands
signaux : précision dans le détail, globalité de l’histoire que l’on prend comme un tout
impossible à résumer. Mais plus largement, l’auteur réalise une œuvre qui va, à la fois,
intégrer certains procédés stylistiques de l’oralité et les techniques romanesques
topiques. En effet, bien que divisé en plusieurs chapitres, L’Étrange Destin de Wangrin,
garde une structure linéaire tout comme celle d’un conte. Ce qui confère au déroulement
du récit, une relative simplicité. Le temps et l’espace subissent aussi dans l’œuvre un
traitement particulier. Le récit se modifie ainsi au gré de l’itinéraire du personnage
principal suivant une structure triadique. Le personnage de Wangrin, aussi ambigu que
fascinant, naît à Noubigou et grandit dans la tradition de son milieu, devient instituteur et
interprète du commandant, après avoir passé par l'école des otages de Kayes,
commerçant puis meurt comme clochard. Bien que le narrateur soit omniscient, éclairant
les mobiles du personnage, justifiant même ses actes, on observe dans le récit, les
insertions de dialogues et de surcroît le mime du parler des personnages. On retrouve ici
la figure du conteur traditionnel qui garde toute sa prééminence. Mais l’originalité de
L’Étrange Destin de Wagrin réside incontestablement dans son caractère protéiforme
puisque l’œuvre associe les genres de l’oralité qui sont tantôt comme des récits
enchâssés ou de simples paroles sortant de la bouche des personnages sous forme de
proverbes ou de contes.
2.1. L'EMPLOI DES GENRES DE L'ORALITÉ
Dès l’incipit de L'Étrange Destin de Wangrin ou les roueries d'un interprète
africain, une remarque s'impose au lecteur. Il est introduit directement dans un début de
roman qui est tout différent d’une entrée en matière classique. Cette œuvre commence en
effet par un mythe, retraçant l'origine du personnage principal. Une origine qui s'avère
mythique où des dieux et des éléments naturels entrent en jeu pour créer ce monde
merveilleux. Ce qui ressemble fort à l’art de l'oralité et surtout ce qui concerne le conte.
Le narrateur ne s'arrête pas à ce début qui est pour le moins surprenant. Tout au long de
l'œuvre, l'observation permet de remarquer que la technique romanesque de convention
se double de celle de l'oralité traditionnelle dont les genres sont très caractéristiques.
2.1.1. Le conte
Tout le premier chapitre offre d’emblée cette vision de conte. Il introduit dans
l'œuvre comme dans l'univers du conte.
Ce premier chapitre sur l'origine de Wangrin, personnage principal, est tout aussi
mythique que s’il concernait le héros d'un conte. Tout dans l’incipit est merveilleux. On
y voit l'intervention des dieux, des puissances surhumaines, mythiques et occultes.
L’origine remonte tellement loin que l'on se trouve dans un passé millénaire qui fait
penser à ces récits de veillée. L’univers décrit, allie les éléments réels et ceux d'un
78
ANALYSES
17
monde mythique des origines.« D'où vient Wangrin ?» , formule qui remplace
valablement "Il était une fois", porte le lecteur dans un monde qui n'est pas ordinaire, si
ce n'est pour l'introduire dans la conscience psychologique comme cela se fait pour le
conte. C'est parce que le récit suit dans sa composition une structure particulière. Ce
début correspond à celui qu'utilisent les genres de l'oralité. Le passage décrit une origine
mythique, et présente aussi ce que serait la nature du personnage principal. La
description de la naissance et de l'alliance de Wangrin avec son dieu protecteur
Gogoloma-Sooké est encore l’occasion d'un rappel mythologique donnant au personnage
un caractère encore plus surprenant et même surnaturel. Cette technique est souvent
pratiquée dans le conte pour rehausser l'éclat du héros et pour montrer sa force qui ne
provient pas de lui, mais prouve qu'il est destiné dès l'origine à accomplir sa tâche et à
ordonner sa vie selon ce que lui diront les dieux. C'est ici un clin d'œil du narrateur au
lecteur dans la mesure où le conte est une interaction entre celui qui raconte et
l'auditoire. Plus loin dans le récit, et cette fois le conte est narré par le personnage
principal. L'ingratitude de Wangrin sera prétexte à énoncer la morale d'une situation. En
effet, pour justifier son attitude envers son hôte, Wangrin va procéder d'une façon
particulière: il met en scène un animal et son maître. Un homme pauvre se voit tout à
coup devenir riche grâce à son âne qui l'aidait à porter des marchandises. Voulant
remercier son âne, il organise une fête à laquelle participent de nombreux convives.
Avant que ces derniers, repus ne s'en aillent, le maître veut les prendre à témoin, en
donnant du miel à boire à son âne en signe de gratitude. Un geste que les convives
admirent car personne ne l'a jamais fait. L'animal ayant goûté cette boisson délicieuse y
prend goût. Or, le maître constate qu'il n'a plus rien. Il décide alors de reprendre son
métier de transporteur. Son âne ayant refusé de boire de l'eau simple car il ne peut plus
se passer de miel, s’affaiblit puis meurt. Wangrin veut par là donner une leçon à Romo
Sibedi. Il lui semble que le conte convient bien pour cela et expliquerait mieux la
situation. Il utilise l'aspect didactique et allégorique du conte tout en créant un monde
particulier, puisque apparemment cette histoire est connue de tout le monde : un bienfait
peut engendrer l'ingratitude. C'est aussi une façon de nier sa responsabilité en adoptant
cette attitude. Si Romo n'avait pas exhibé sa richesse, il ne serait pas dans la situation
actuelle. Le conte joue ici pleinement son rôle didactique en face d'une situation réelle.
L'invention d'un monde tout différent permet à Romo de mieux saisir la portée de l'acte
que va poser Wangrin. Il cherche aussi à attirer de cette façon l'attention de Romo et à
montrer sa connaissance de la tradition et de ses pratiques. Au lieu de se perdre dans des
explications qui envenimeraient la discussion, il préfère un conte connu de Romo. Ce
récit organisé répond à une situation finale qui est l'illustration de la réalité. Il faut,
certes, faire du bien, mais sans exagérer. Romo l'apprendra à ses dépens. C'est toute la
fonction du conte que l'on voit se dérouler ici : expliquer le monde en utilisant des
images connues de l'auditoire ou du lecteur. La brièveté du conte montre que la situation
est précise. Wangrin choisit de traiter son différend avec Romo à travers un conte
illustrant bien l'erreur de ce dernier qui a voulu recevoir son hôte d'une façon digne de
17
A. Hampaté Bâ, op.cit., p. 11.
79
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
lui mais l’a fait de façon exagérée. En adoptant le conte, il s'agit de ne pas se perdre dans
des déductions abstraites pour expliquer la situation. On passe par des images, des
situations plus ou moins concrètes. Un bref récit imagé suffit à Romo pour comprendre
l'ampleur du geste de son hôte. Pour conclure, Wangrin n'hésite pas à énoncer la morale
de ce conte : La morale de cette histoire est qu'il ne faut jamais faire goûter du miel à
l'âne, sinon il ne pourra plus s'en passer18. Tout est clair maintenant entre les deux
personnes. Les images de l’homme qui croyait bien faire en donnant du miel à son âne et
de l’animal qui refuse désormais de boire de l'eau disent tout. Les deux protagonistes s'y
reconnaissent. Romo comprend le message, d'où l'explosion de colère de sa part. Le
conte joue pleinement son rôle didactique. La fable devient un moyen plus adapté pour
énoncer la morale et l'issue que Wangrin veut bien donner à cette situation, ainsi qu’une
façon d'expliquer sa conduite et de justifier son attitude. Cette exploitation du conte à
travers des images est très fréquente dans la tradition orale. Elle permet de mettre en
scène la société actuelle tout en sachant que chacun saura se reconnaître sans pour autant
que le conteur froisse un auditeur quelconque. Il en est de même quand le héros retrace
son parcours. Il revoit tout son passé dans une sorte de demi-rêve. Il passe en revue tous
les événements qui ont jalonné sa vie. À la vue de certains personnages, il éprouve de
l'indignation et même de la peur. Mais pour se donner de l’assurance et célébrer sa
victoire sur ses adversaires en général et en particulier sur le comte Villermoz, Wangrin
fait encore appel à un conte, celui de la mégère Niédjougou et de la grenouille. La
mégère trouvant une grenouille près de son canari à la recherche de quelques gouttes
d'eau, la ramasse et la jette violemment en disant : Va au diable crever d’une soif d’enfer
implacable, espèce de batracien 19 .
Le conte vient une fois encore expliciter sa position et surtout lui donner un espoir
pour l'avenir. On a voulu réduire lui, Wangrin, mais en allant trop loin on lui a plutôt fait
du bien. Le conte se termine d'ailleurs sur une note positive :
Mais voilà, la mégère avait lancé la grenouille si fort et si loin qu’elle
alla retomber dans une grande mare où flottaient de larges feuilles de plantes
aquatiques, hérissées de fleurs jaunes, blanches et bleues. Et dans cette mare, il
y avait suffisamment de bestioles pour nourrir toute une colonie de
grenouilles20.
Ainsi, la nouvelle position de Wangrin ne peut lui être que bénéfique pour cacher
tous les actes de corruption dont il s’était rendu coupable.
2.1.2. Les proverbes et leur portée
Dans le récit linéaire et chronologique du parcours de Wangrin, viennent s'insérer
des proverbes, véritable mine de richesse et de sagesse qui touche presque tous les
domaines.
18
A. Hampaté Bâ, op. cit., p. 108.
Op. cit., p. 225.
20
Op. cit., p. 225.
19
80
ANALYSES
Ainsi, dès le début de la carrière du héros, comme pour se prémunir de tout
danger, Abougui Mansou lui conseille de se rendre chez l'imam en lui disant: « Ce n'est
pas le jour de la battue qu'il faut dresser son chien »21. Non seulement le proverbe
compare la vie à un domaine de chasse, mais aussi, sous sa forme brève, concentre tout
un enseignement qui se passe de commentaire pour le personnage. Désormais, il sait où
trouver le moyen de se préserver des dangers qui pourraient survenir. Tout au moins le
proverbe l'incite à la prudence. Les proverbes couvrent plusieurs domaines se référant à
des circonstances précises, qui permettent de les classer en catégories différentes:
* L'ingratitude
Ayant déjà fait connaître sa décision de chasser Romo de son poste d'interprète,
Wangrin lui lance en dehors du conte et de sa morale un nouveau dicton insistant sur son
attitude d'ingratitude : Ohé, mon aîné, apprends que celui qui se refuse à payer
d'ingratitude les bienfaits qu'il reçoit risque de mourir dans l'esclavage22. Une fois
encore Wangrin, sous une formule brève, donne au conflit qui l'oppose à Romo une autre
tournure. La reconnaissance est une bonne chose, mais il y a des situations où
l'ingratitude est source de liberté. Ce n’est pas tous les bienfaits qui nécessitent une
reconnaissance. Pour signifier cela à son interlocuteur, il évoque l'image de l'esclavage.
Le proverbe crée l'image. L'énonciateur n'est autre que celui qui vit l'action.
*L'amitié
Pour introduire sa cause et demander de l'aide, Wangrin se contente d’énoncer un
proverbe :
À quoi sert de lier amitié avec un singe sinon pour lui demander, le jour
où l'on voit son bâton accroché dans les branchages, de le décrocher ?23.
Une manière très délicate de demander au marabout de prier pour lui. Le
personnage semble être pris dans l'étau et, pour ne pas montrer à son interlocuteur qu'il
réclame un dû, compte tenu des bienfaits dont le marabout avait fait l’objet de sa part, il
fait intervenir le sentiment d'amitié. Pour ce faire, il met en scène un animal, le singe, un
arbre et un bâton. L'image parle d'elle-même et il serait difficile à l'imam de lui refuser
cette aide au nom de l'amitié qui les lie. Il faut dire que Wangrin, dans cette situation ne
peut plus utiliser le pouvoir de l'argent ni celui des cadeaux, donc il joue sur l’autre fibre
qu'est l'amitié. L'imam ne pourra pas alors lui refuser cette aide au nom de l'amitié,
même s'il reconnaît que Wangrin est coupable.
* La politesse
Voulant gagner la confiance d'une mère pour avoir la fille à son service, Wangrin
organise une fête. Avant d'annoncer le but de sa venue et en guise d'introduction, le
narrateur avance un proverbe :
21
Op. cit., p. 42.
Op. cit.,p. 108.
23
Op. cit., p. 87.
22
81
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
Les abeilles sont attirées par les fleurs en raison de l'odeur parfumée
qu'elles dégagent et les personnes âgées se laissent charmer par la politesse de
leurs jeunes gens24.
Cet adage illustre un comportement de société. En effet, il n'est plus besoin
d'expliquer pourquoi Wangrin entreprend toute cette démarche pour se lier d'amitié avec
cette femme. On voit encore tout un enchaînement d'images qui révèlent l'intention
première de Wangrin : la flatterie. Les personnes âgées sont tout aussi touchées par la
louange que leur prodigue un jeune homme que les abeilles sont attirées par des fleurs.
* comportement
À ce niveau, très peu de commentaires sont échangés entre les protagonistes. Ils
se contentent juste d’énoncer des proverbes. Le langage prend une tournure particulière :
c'est ainsi qu'à la vue de Karibou, prétendant au trône, et de tout son cortège manifestant
une certaine arrogance, Diofo, chef des captifs de Brildji, dit à Loli étonné du brusque
changement d'attitude de son oncle : L'eau ne change son état naturel que lorsqu'on y
ajoute un corps étranger25. De même, une parole suffit au griot pour faire taire le groupe
qui s'accuse d'avoir laissé Wangrin partir seul. Il dit en l'occurrence : Quand un homme
embouche un scorpion [...] c'est qu'il a gainé sa langue d'invulnérabilité26. Si Wangrin
affronte un danger dans la nuit, c'est qu'il est assez puissant pour s'en sortir. Cette seule
parole permet de clore le débat, tout semble rentré dans l’ordre et l'inquiétude a disparu.
Il en est de même quand Diofo tente d'expliquer à Wangrin pourquoi il n'a pas voulu
entrer par la grande porte. Il se contente de lui dire :
Le secret est une semence qui pourrirait et ne germerait point si elle était
exposée au grand jour. La très grande envergure du baobab, roi des végétaux,
est tout entière contenue dans le secret de sa gemmule et cachée dans
l'obscurité de sa graine27.
Tout n'est pas à faire ni à dire devant tout le monde. Les grandes choses se passent
à l'abri des regards. Une fois encore entre hommes initiés, il n'est point besoin de
s'étendre en de longues explications. Quelques mots sous forme de proverbe suffisent
largement à la compréhension. Beaucoup d'autres proverbes jalonnent l'œuvre. Le but
n'est cependant pas de les répertorier, mais de montrer comment ils peuvent être un
véritable instrument de communication entre les personnages. À chaque prise de parole,
à chaque situation délicate, les personnages trouvent les mots justes sous une forme
brève et catégorique. On en compte plusieurs dizaines dans l’œuvre : Ce qui prouve que
les personnages sont issus d'un milieu où l'utilisation d'images est importante dans l'acte
de communication. Au vu de ce qui précède, on a pu remarquer que ce sont des
situations concrètes qui font apparaître ce genre de langage. Les situations qui
provoquent l'énonciation de proverbes sont toutes ou presque réelles. Comment se fait-il
24
Op. cit., p. 119.
Op. cit., p. 150.
26
Op. cit., p. 156.
27
Op. cit., p. 158.
25
82
ANALYSES
qu'il faille encore d'autres images dans de tels cas ? C'est ce que tente d'expliquer Jean
Cauvin :
Un proverbe apparaît donc quand un fait, un événement, une situation
appellent un commentaire. Ce commentaire en proverbes n'est possible que
parce que ce fait et ses circonstances ne sont pas absolument clairs pour
tous :l'émetteur a besoin de les expliquer à d'autres, d'attirer leur attention sur
un point, d'exprimer son opinion à leur sujet ou tout simplement de rattacher ce
fait à ce que la tradition lui a appris. Le proverbe vient pour éclairer la
situation pour ceux qui ne l'ont pas comprise28.
C'est donc une recherche de compréhension qui conduit les interlocuteurs à
utiliser les proverbes, un besoin d'expliquer une situation par une autre. Il faut dire que,
pour être compris, l'émetteur doit utiliser les images qui figurent dans la représentation
commune. Les proverbes deviennent un véritable moyen de communication. C'est le vaet-vient entre une situation vécue et une situation imaginaire tout aussi concrète par ses
images. Pour qu'une réalité soit plus claire, on procède à une représentation. La situation
devient intelligible grâce à l'esprit humain qui découvre dans la situation concrète ce qui
lui donne un sens. Mais cet esprit humain n'est pas une intelligence pure. Il est modelé
par la tradition, la vie en société et les événements déjà vécus. Il perçoit l'intelligibilité
d'une situation nouvelle en la rapportant à une situation connue. C'est en quelque sorte
une prise de possession du monde réel par l'esprit. Ce qui constitue un dialogue avec la
vérité. C'est un dialogue entre la tradition et la situation nouvelle. La vérité est déjà
connue par la tradition, mais se présente sous une nouvelle forme, d'où la nécessité d'une
nouvelle image. En ce sens J. Cauvin fait encore remarquer :
Toute pensée imageante fonctionne en rapportant une situation nouvelle
à une situation connue. Mais le proverbe ajoute à cette pensée la caution de la
tradition et du groupe, une sorte de garantie d'inerrance. Les locuteurs
perçoivent, comprennent et vivent les situations en fonction de ce qu'ils ont
reçu de la tradition29.
Les proverbes ne sont pas seulement un acte de communication, mais aussi un
lien avec la tradition. Les personnages veulent donc authentifier leurs paroles en prenant
à témoin la tradition. Ainsi Wangrin peut agir en toute tranquillité. Rien ne peut
démentir sa conduite puisque par des paroles reconnues, il prend à témoin la sagesse
commune. L'emploi des proverbes ne se limite pas à cette fonction de communication,
mais a aussi pour but de donner une forme à la réalité. En effet, une situation vécue n'est
pas intelligible directement. Elle est le résultat complexe de plusieurs facteurs comme le
temps, l'espace, les événements et même la liberté humaine. C'est ce qu'on a pu
remarquer quand Wangrin avance le proverbe qui prône l'ingratitude par rapport aux
bienfaits ; ou bien encore lorsque, pour excuser le commandant qui veut une belle
femme indigène et qui par cet acte enfreint la loi, il conseille sentencieusement : Si tu es
28
Jean Cauvin, L'Image la Langue et la Pensée, l'exemple des Proverbes (Mali), St Augustin, AntroposInstitut, Haus Völker und Kulturen, 1980, p. 25.
29
J. Cauvin, op. cit., p. 44.
83
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
amené à manger de la chair d'un cadavre d'animal, veille au moins à ce qu'elle soit bien
grasse30. Ce proverbe dit tout sur la situation concrète du commandant. Il a raison de
vouloir une femme. C'est dans l'ordre de la nature. Comme la bigamie est condamnée, il
vaut mieux alors pour le commandant avoir une belle femme pour qu'au moins la faute
soit digne d'être commise. Le commandant peut passer outre la loi, mais il faut que l’acte
en vaille la peine. Le proverbe devient une forme d'expression subtile pour dissimuler et
émettre des opinions sans pour autant se compromettre, faire des remarques malicieuses
et très souvent méchantes ; ce que Wangrin montre si bien aux dépens de Romo. Les
proverbes caractérisent alors une tournure d’esprit et ils sont un moyen suggestif de
compréhension.
2.1.3. Les énigmes-songes
Les proverbes constituent certes un mode de communication entre personnages
mais, dans certaines circonstances précises, ceux-ci changent complètement leur façon
de parler. Wangrin et l'esclave de case Diofo se retrouvent face à face après une tentative
du second pour tuer le premier. Le jour apparaît et les deux ennemis d'hier doivent
discuter. La situation devient très délicate et même difficile. C'est alors que Wangrin
commence un récit où il met en scène des animaux dont les hyènes, le guépard, la biche.
Ce récit se situe dans un cadre où on livre la chasse à quelqu'un. Wangrin achève son
récit en demandant à Diofo :Ta vue me rassure, car j'espère que tu me trouveras un
marabout interprète de songes31.
Une façon de lui demander de s'expliquer sur sa conduite nocturne. Diofo n'est
pas dupe. Il comprend la requête de Wangrin. À sa manière, il va lui expliquer la
situation de façon aussi énigmatique que s’il était un marabout. Les deux interlocuteurs
vont progresser dans ce langage pendant un bon moment jusqu'à ce que Diofo
reconnaisse son tort : « J'ai oublié que je n'étais qu'une vilaine hyène»32. Ce procédé
permet aux deux personnages de dénouer une situation pénible qui pourrait être plus
difficile à exprimer en toute clarté. On détourne la parole et on représente la société sous
des apparences différentes où chacun se retrouve. Ce songe-énigme résout le différend
qui oppose Wangrin à Diofo tout en portant la communication sur un autre plan, en
traduisant une réalité concrète en représentation imagée. Tout le monde se retrouve et
tout s’explique. Wangrin utilise un mode d'expression de la tradition qui veut qu'on fasse
remarquer l'erreur ou le tort de l'interlocuteur sans vouloir l'offenser ou sans s'adresser
directement à lui. Une manière déguisée où l'autre se reconnaît sans pour autant pouvoir
s'opposer, ce qui résorbe les tensions. À propos de cette fonction, N'Sougan fait
remarquer :
30
A. Hampaté Bâ, op. cit., p. 55.
Op. cit., p. 166.
32
Op. cit., p. 167.
31
84
ANALYSES
Au-delà des noms, des proverbes, des devinettes, etc., c'est une
philosophie, une manière de vivre que nous saisissons ; au-delà de certaines
chansons, c'est une technique de réduction des tensions33.
Si dans ce cas un différend a pu être résolu, il en va différemment pour le songe
de la bergère peule :
Je viens à toi, Wangrin, pour te conter un songe que j'ai fait ce matin,
entre l'appel à la prière et le lever du soleil. J'ai vu une vaste étendue d'eau où
de grands flots s'élevaient sous l'effet d'une bourrasque. Celle-ci semblait venir
de divers points à la fois. Sur cette eau agitée voguait une immense pirogue
métallique. Du milieu de cette pirogue bizarre sortait, par un gigantesque foyer
de fumée noire, drue comme un tiba duule krum, le nuage d'orages et de
giboulées.
La barque métallique eut raison des vagues et accosta. Beaucoup de
blancs-blancs et quelques Noirs habillés en blancs-blancs débarquèrent. Parmi
les blancs-blancs, il y en avait un qui appelait à tue-tête : Wangrin ! Wangrin !
Où es-tu ? Au même instant, je vis une grande dune de sable. Tu te tenais
courbé derrière cette dune. Elle te cachait à la vue de tout le monde, mais non à
celle d'un Noir géant qui fonça sur la dune. Il se mit à y donner de grands
coups de houe. La dune s'écroula sur lui, mais il en sortit avec les cheveux, la
bouche et les vêtements pleins de sable. Il se mordit le doigt droit jusqu'à la
deuxième phalange. Puis il jeta sa houe et s'évanouit à mes yeux pendant que je
te voyais courir comme un chien de chasse lancé34. Ce songe a une signification
particulière. Les conditions d'énonciation sont différentes. L'énonciateur n'est
pas n'importe qui. C'est une vieille femme. Elle dit tout simplement avoir fait un
rêve. Les images sont claires : une vaste étendue d'eau pour la mer, une
immense pirogue métallique pour le bateau. La fumée noire, le nuage d'orages
et de giboulées annoncent un avenir de mauvais augure. Le héros est averti et
pour mieux savoir ce que ce songe veut signifier, il faut consulter un marabout.
Ce que Wangrin ne tardera pas à faire. Ainsi, le songe qui constitue ici un signe
prémonitoire, va orienter le récit. Le songe est placé au moment où le héros est
à son apogée. La courbe de sa vie va désormais prendre une autre tournure. Ces
songes qui interviennent chaque fois que Wangrin est confronté à des dangers
ou à des situations touchant directement à sa vie, sont cependant moins
fréquents. Ils deviennent un moyen pour faire avancer le récit en utilisant un
procédé de la tradition, puisque les grands événements s'annoncent toujours de
cette façon. Le fait que ce soit une vieille personne qui intervient n'étonne
guère. En plus de tout cela, sa disparition subite donne un caractère mystérieux
au message. Le songe annonce les tournures de la vie du héros, et aussi une
phase importante dans le récit. Il constitue un temps fort en ce sens qu'il va
33
F. N'Sougan Agblémagnon, Sociologie des sociétés orales d'Afrique noire. Les Ewé du Sud-Togo, Paris-La
Haye, Mouton, 1969, p. 20.
34
Amadou Hampâté Bâ, op. cit., p. 200.
85
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
déterminer l'avenir du personnage. Il est à la charnière entre deux temps : le
passé et l'avenir. Les conditions de son récit sont empreintes de mystère. C'est
un procédé qui fait appel encore à la tradition dans son mode de
communication. Ici le songe joue un rôle prémonitoire qui déterminera la
progression de l'intrigue romanesque. Les songes sont rares mais interviennent
chaque fois que Wangrin est en danger ou il doit prendre une décision
importante dans sa vie. Ils sont souvent mis dans la bouche d’un personnage
âgé comme la vieille femme dont on ne sait rien dans le récit. Les devins sont
alors nécessaires pour la compréhension.
2.1.4. Les louanges épiques et leurs différents emplois
En plus des genres étudiés plus haut, il nous faut également examiner l'épopée,
pour ne pas dire les épopées puisqu'il y en a beaucoup, chacune s'adressant à un
personnage particulier. L’épopée est un genre qui relate soit l'histoire d'un peuple, d'une
ville, d'une figure illustre disparue et servant de modèle, soit celle d'un personnage
exerçant un certain pouvoir. Cependant, à l'opposé des épopées traditionnelles qui sont
longues, nous observons dans l’œuvre un phénomène tout à fait différent: ce sont des
épopées courtes transformant des personnages vivants ou encore des lieux en figures et
places mythiques. C'est ainsi que, pour situer le cadre où désormais Wangrin vient de
s'installer, au lieu d'une description habituelle, on trouve une épopée du lieu. On assiste
tout d’abord à une personnification de la ville qui se remarque à l'emploi de "tu, tes, ton,
toi, te". L'adresse se fait directement à la ville à l'image d'une figure illustre comme un
prince ou un roi. La ville devient un personnage dont on fait le portrait. Cet effet est
renforcé par les apostrophes annonçant l'admiration:« O Diagaramba ! »35.
L'emploi hyperbolique d’expressions comme "ville immense", "ton air est pur et
délicieux", "tes filles sont belles et coquettes"35, montre que c'est une cité prospère où il
fait bon vivre :
Les eaux de tes sources et de tes rivières sont abondantes et claires. Elles
portent le parfum de fleurs variées et de racines odoriférantes, tel le vétiver
dont l'arôme éloigne les insectes nauséabonds 36. Ou encore Tes collines
grandioses sont en même temps un riche verger que Dieu suspendit au-dessus
de grandes plaines verdoyantes où paissent des milliers de vaches à lait et de
taureaux à l'engrais 37.
Ces expressions présentent une ville d'abondance avant de conclure sur la
difficulté des personnes à la quitter, tant Diagaramba est une ville attachante, une ville
où l’on vit heureux, où l’on peut faire fortune. Ainsi, en quelques phrases, on sait
presque tout sur la ville où s'installe Wangrin. L'épopée d’où le merveilleux a disparu
devient un moyen de description. Le cadre où va évoluer le protagoniste est de cette
façon situé. L'emploi de ce genre dans ce contexte change complètement la finalité. On
35
Op.cit., p. 56.
Ibid.
36
Ibid.
37
Op. cit., p. 57.
35
86
ANALYSES
n'exalte pas une personne, mais un lieu. Il faut reconnaître que ce genre ne change pas
seulement de finalité, mais il est dépouillé de son caractère merveilleux tout en donnant
à l'objet décrit et chanté un caractère idyllique. Ces lieux devenus objets de louange ne
sont plus seulement objets de description, mais deviennent des personnages faisant partie
de la narration. L’espace géographique bascule par la louange dans le romanesque. Il en
va tout à fait différemment quelques pages plus loin. On se trouve en face de deux
genres. Le personnage qui prononce la louange est un griot, un spécialiste de la parole
publique. Par son art, Kountena, griot de Wangrin, va déclamer la louange de ce dernier,
louange qui prend l'allure d'une véritable épopée. Il commence par une apostrophe : « O
Wangrin ! O Wangrin !»38. Ce qui désigne aux autres convives celui à qui s’adresse la
louange et dont il est question. En même temps, l'apostrophe permet de capter l'attention
des convives. Après un rappel des origines et des ascendants, et même de la naissance de
Wangrin, Kountena passe au portrait de son maître. C'est à partir de ce moment que le
lecteur peut savoir que le personnage est de petite taille : « Certes, tu es petit de taille et
tu ressembles à un mur écourté »39. Il s'ensuit une exaltation des qualités morales de
Wangrin comparé aux figures légendaires :
En vérité, Wangrin, tu as l'audace de Samba Gueladio Yegui, la témérité
de Silamaka Ardo, la fougue de Poullori. Tu as le cran de Tata fils d'Ali,
enseveli sous les décombres de Woytala la guerrière du pays de Ségou,
tombeau des Toucouleurs40.
Ce rappel rattache Wangrin à toute une lignée de héros qui légitiment son
pouvoir. Wangrin se voit donc propulsé au rang des figures illustres. Il rejoint désormais
la lignée des ancêtres. Il aurait connu un destin encore plus illustre si les temps étaient
favorables: Certes, si tu étais venu plus tôt, tu aurais été roi, et plus que roi, tu serais
empereur comme Tounka et Manga41.
Néanmoins, Wangrin n'en demeure pas moins une personnalité importante. Il est
l'interprète du commandant et son homme de confiance : N'es-tu pas la bouche des
commandants et leurs oreilles ? N'as-tu pas leur confiance ?42.
L’art du griot relate la vie de Wangrin en la rattachant au passé par sa naissance et
en même temps par les illustres figures peules, procédé typiquement traditionnel pour
exprimer la grandeur d'un personnage. Le griot ne manque pas de mentionner la situation
actuelle de Wangrin. Non seulement il est l'interprète des commandants, mais la
confiance que ces derniers lui font prouve qu'il est important. Ce procédé de
communication renseigne sur l'histoire des lieux, les qualités morales et même physiques
du personnage et sa situation actuelle. Ce qui contribue à l'exalter et à plaire à ceux qui
écoutent cette histoire. Le cadre est bien choisi : les invités sont à la fin d'un repas.
L'épopée-louange n'est pas seulement un fait de légende dans le passé, mais elle
embrasse le présent du personnage. Aussi le repas devient une occasion pour le griot de
38
Op. cit., p. 68.
Op.cit ., p. 68.
Op.cit., p. 69.
41
Ibid.
42
Op.cit., p. 69.
39
40
87
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
célébrer de manière dithyrambique les louanges de Wangrin, son maître, qu'il cherche
ainsi à honorer. On rejoint là un schéma classique dans la tradition. Un peu plus loin, on
observe une utilisation particulière des louanges. Cette fois, la commande vient de
Wangrin. Il veut entrer dans les bonnes grâces de Reenatou, la mère de Rammaye Bira
dont il veut se servir comme source d'information. Dès lors, Wangrin déploie une
opération de séduction. Il invite un griot à chanter les louanges de cette femme à qui
personne n'a jamais offert une telle manifestation.
Cette déclamation fait son effet :
La vieille femme se troubla. Elle se mit à entrer et sortir de sa maison
sans savoir pourquoi, déplaçant machinalement des nattes qu'elle mettait à la
place des peaux de prière et mettant celles-ci à la place des ustensiles de
cuisine43.
C'est surtout la sensation que produit cette mise en scène de la louange qui est
étonnante. Cette mise en scène de la parole exalte les bienfaits de Wangrin, mais aussi
loue les qualités de Reenatou. Elle est sous l'emprise magique de la parole et il lui faut
un miroir pour se rassurer sur sa propre identité. Le pouvoir de la parole est pleinement
mis en œuvre. La vieille femme ainsi flattée autorise Wangrin à s’intéresser à sa fille. La
parole a produit son effet. Wangrin entre en grâce auprès de Reenatou et peut alors
approcher sa fille. Cette dernière étant la femme du commandant tombera sous le charme
de Wangrin qui ne veut autre chose qu'étendre ses sources de renseignements. Ces
épopées ou ces louanges sont de véritables mises en scène orchestrées par des
personnages autres que le narrateur. Cela amène à voir que ce n'est pas seulement une
utilisation des genres de la tradition, mais une volonté de montrer la parole dans toutes
ses manifestations. Ce qui suppose alors l'intervention d'autres acteurs et d'autres genres
plus rythmés.
2.2. THÉÂTRALISATIONS DE LA PAROLE
2.2.1. Les griots ou une mise en scène de la parole
Les louanges sont souvent des paroles proférées par des spécialistes appelés
griots. Considérés comme de véritables dépositaires de la parole traditionnelle, ils sont
aussi de véritables artistes qui suscitent des émotions chez les auditeurs. Cela s'observe
tout au long de l'œuvre. Chaque fois qu'ils interviennent, un changement s'opère dans les
attitudes. L'effet sur la vieille Reenatou qui se trouble après la profération des louanges
par le griot mandaté par Wangrin en est un exemple. Ces animations publiques sont
l'occasion de mettre la parole en scène. Les "hommes de paroles" jouent cependant
plusieurs rôles. Véritables artistes, ils manient la parole en toutes circonstances. Ils
jouent un rôle primordial dans la vie du personnage. C'est ainsi qu'on voit Kountena aux
côtés de Wangrin. Ce dernier a des problèmes avec Racoutié. Cette première
intervention du griot va exhorter Wangrin. Le griot se charge d'être le conseiller de
Wangrin et le pousse désormais à l'affrontement avec son adversaire. Ce qui est
intéressant c'est la manière dont Kountena s’y prend pour servir son maître. Il
43
Op. cit., p. 121.
88
ANALYSES
44
commence ainsi : « Tu es désormais un étalon qu'on ne saurait vaincre » , puis d'ajouter
quelques lignes plus loin :
Montre-lui que tu es dans la lutte comme un silure dans l'eau, avec cette
différence que si les nageoires du silure sont molles dans l'onde, tes
"kurfinnye"(coups de poing) sont durs et pesants dans l'espace45.
Cette exhortation aboutit à une empoignade dont Wangrin sort victorieux, une
fois encore sur les encouragements de Kountena qui a su par ses paroles insuffler des
forces à son maître. À travers l'intervention de Kountena c'est toute l'efficacité de la
parole qui se dégage. Cette efficacité n'a été possible que grâce à la façon dont Kountena
l'a proférée. Il est à remarquer qu'avant d’en arriver à l'exhortation de son maître, il lui a
fait faire le tour de certaines personnes, manière de créer une situation de confiance et en
même temps de réceptivité. Cette mise en scène d'un opérateur de la parole vise à donner
une assurance au personnage, mais aussi une légitimité à la parole puisque, mise dans la
bouche d'un "maître de la parole" elle ne peut être que vraie et formatrice. C'est ce qu'on
peut encore observer dans Contes initiatiques peuls46.
Le maître de la parole n'est pas un griot, mais un personnage mystérieux qui se
charge d'expliquer toutes les énigmes à Hammadi assoiffé de science et de connaissance
depuis son retour du pays des symboles. Le contexte de la rencontre avec le vieillard est
très significatif. Il vient sous l’apparence d’un mendiant, comme pour voir si son
interlocuteur est disposé à l'écouter. Ce contexte va en se précisant. L'explication
véritable des symboles commence après le repas du soir. Le grand roi Hammadi fait
savoir au vieil homme qu'il a besoin de savoir:
Instruis-moi, O toi qui es de l'or enveloppé dans un vieux chiffon jeté sur
un tas d'ordures au bord de la route pour mieux cacher ta qualité de grand
Maître et tes vertus de connaisseur ! 47.
La relation qui s'instaure entre les deux personnages est une relation d'élève à
maître. Les dispositions sont alors remplies, mais ce qui nous intéresse particulièrement
c’est que le cadre devient plus animé. Cela se manifeste par de nombreux verbes
d'action. Ainsi à la fin de la première explication on peut lire : Le petit vieux se racla le
fond de la gorge, toussa, lança un jet de salive par terre, broya le bout de son nez entre
le pouce et l'index de sa main droite [...]48. Ces verbes montrent bien l'interaction entre
le maître et son élève. C'est une tentative de rendre la parole plus vivante et une volonté
de décrire le contexte qui est en réalité le cadre de l'oralité. Il est à observer qu'avant
chaque prise de parole le vieil homme effectue des gestes, comme : « Le vieux mendiant
éternua, farfouilla dans ses haillons et dit […]»49. ou encore
Le vieux mendiant plaça sa main gauche, doigts pliés, dans sa main
droite. Il les fit craquer en appuyant son pouce sur les phalanges de ses doigts
44
Op. cit., p. 43.
Ibid.
Amadou Hampâté Bâ, Contes initiatiques peuls, Paris, Stock, 1994.
47
Op.cit.,p. 307.
48
Op. cit., p. 311.
49
Op. cit., p. 312.
45
46
89
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
gauches, il entrelaça ses dix doigts et, sans les desserrer, étira longuement ses
deux bras ; puis, bras tendus, il retourna ses paumes vers Hammadi […] 50.
Toutes ces expressions visent à restituer le cadre dans lequel se déroule la parole
et les gestes du vieillard ne sont nullement gratuits car ils contribuent à la signification et
à la compréhension de son discours. Par ces descriptions, le narrateur essaie de faire
parler les gestes et les présente sous forme d'hypotypose. L'intervention du vieillard est
une façon de restituer la parole originelle et de redonner au récit une légitimité. Ainsi, la
parole ne se résume-t-elle pas simplement à ce qu'on dit, mais intègre tous les autres
éléments car éternuer signifie que la parole est vraie, étirer ses bras ne traduit nullement
un signe de fatigue dans le contexte, mais la mort de l'ignorance et la naissance du
savoir. C'est d'ailleurs ce que vient confirmer ce leitmotiv à chaque début d'intervention
de l'élève : « Une grande lueur jaillit et Hammadi s'écria »51 ou encore « Une grande
lumière jaillit et Hammadi s'écria ».52. Le moment de l'énonciation, c'est-à-dire après le
repas du soir et tous ces gestes décrits par les verbes d'action se rapportent à la situation
du conte qui se déroule en général après le repas du soir. Ce contexte n'est pas non plus
gratuit ni anodin. Il vise à situer l’action dans la tradition de la parole. Même écrite, la
parole traditionnelle garde toute son originalité. À travers ce personnage que le narrateur
fait parler, c’est une forme particulière d'écriture qui s'observe.
2.2.2. Les chants et refrains
De même que les gestes deviennent, au moyen de la description, des paroles en
soi, interviennent aussi des chants et refrains. En effet, le chant joue un rôle considérable
dans la vie de tous les jours. Il s’emploie dans de multiples circonstances de la vie et
surtout marque les grands moments de l'existence. La naissance de Wangrin est précédée
par la chanson de la matrone qui indique l’entrée d’un homme dans la vie, exalte la
femme en travail. La chanson devient un moyen d'encouragement pour ce moment
difficile, comme le montrent si bien ses termes :
Wooy wooy o! Nyakuruba, presse fort !
L'enfantement est laborieux, Nyakuruba.
L'enfantement d'un garçon est laborieux, Nyakuruba53.
En même temps que la chanson encourage la femme, elle est aussi une invocation
à la déesse de l'enfantement pour qu’elle permette un accouchement heureux. Le besoin
de faire appel au divin montre qu'un grand événement est en train de se dérouler, ici en
l'occurrence une naissance. Le chant fait entrer dans un univers différent, celui du
surnaturel. La parole du chant prend une autre dimension. Elle permet à l'homme de se
relier à l'au-delà. Ce "collage" de la chanson dans le texte traduit un réalisme. On est en
face d'une situation en train de se dérouler. On dirait une invitation à participer à
l'événement. Plus loin cette fois, c’est un lieu célèbre que l’on chante et la chanson
50
Op. cit., p. 313-314.
Op. cit., p. 314.
Op. cit., p. 315.
53
Amadou Hampaté Bâ, L'Etrange Destin de Wangrin ou les roueries d'un interprète africain, Paris, UGE,
10/18, p. 14.
51
52
90
ANALYSES
devient louange. Celle-ci commence par une invitation : « Viens à Diagaramba »54
continue par l'impératif des verbes : "assiste, retourne" impliquant une participation aux
activités qui ont lieu à Diagaramba, puis on termine sur une bénédiction : Sois certain
que les anges du ciel diront au Seigneur: Sois clément et miséricordieux pour cet
homme. Il a fait Eldika et Telerké. Il est purifié55.
Une ville est ainsi mise en scène à travers ses activités qui la rendent célèbre. Et
ce par le moyen du chant comme si c'était une personne. Il faut noter que cette louange
ne porte pas sur la beauté de la ville, mais sur ses activités et plus encore sur la
bénédiction qu'on peut recevoir en y venant. Ailleurs, c’est la beauté d'une autre cité qui
sera chantée. À travers cette personnification, on rejoint la fonction du chant qui est
souvent de chanter la beauté de la femme en plus des grands événements. Une
transposition se produit.
Aussi, il suffit à Wangrin de prononcer un refrain de paroles magiques pour
intimider Diofo qui organisait un guet-apens. Il faut s'imaginer la situation pour savoir
que ces paroles ont un pouvoir sur Diofo, puisqu’on lit plus loin la réaction de celui-ci :
Ne fais rien, Wangrin ! Rengaine ton fétiche, si jamais tu l'as sorti. Je ne suis ni diable
ni lutin ni démon ni facétieux ni farfadet 56.
Ainsi en des phrases courtes, simples, on met en scène la situation d'une ville. Il
suffit de quelques paroles du griot pour nous apprendre que Goudougaoua est une cité
loin de la mer, mais prospère. L'introduction des chants change le rythme de la phrase
de telle sorte qu'on penserait à une invitation à une pause. La situation est d'autant plus
intéressante qu'en de brèves paroles on connaît les lieux et les sentiments, en ce qui
concerne les personnages, la beauté d'une ville et les activités qui y ont cours. Par ces
observations, on remarque qu'à travers les personnages comme le griot, les chants ou
encore les formules magiques, on assiste à une mise en scène de la parole ou à
l’imitation la plus fidèle possible du naturel. Chaque prise de parole devient une mise en
scène. Ce qui se confirme par les multiples descriptions des gestes des personnages.
C'est une véritable animation qui s'observe. G. Ngal fait remarquer à cet égard :Sous cet
angle, Hampâté Bâ apparaît comme un animateur hors pair en ce sens que son œuvre
romanesque est un art consommé d'une mise en scène où les éléments entrant en ligne de
compte sont les personnages, les événements, les forces de la nature, les décors,
l'ambiance et la parole57.
Cette théâtralisation se prolonge à travers le parler même des personnages et se
manifeste surtout par la transcription telle quelle des paroles des personnages.
2.3. REPRÉSENTATION DE LA PAROLE : un art du parler
Non seulement le narrateur utilise les genres de la littérature orale pour manifester
la parole, mais il va plus loin dans l'utilisation des signes qui font nettement penser à un
54
Op. cit., p. 24.
Ibid.
Op. cit., p. 157-158.
57
Georges Ngal, «Tradition, communication et identité chez Hampâté Bâ », Lecture de l'œuvre d'Hampâté Bâ,
Paris, L'Harmattan, 1992, p.16.
55
56
91
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
style oralisé.
Les faits observés pour ce qui est de la représentation de la parole
peuvent être classés en plusieurs catégories :
2.3.1. Marques phoniques
On sait que la prononciation, quand elle est notée, produit un effet indéniable
d’oralité car elle caractérise la langue parlée ordinaire. Ici la caractérisation phonique
prend une place importante. Les personnages sont souvent confrontés à des réalités
nouvelles et la prononciation de certains mots s'en ressent. Certains d’entre eux sont
orthographiés selon la prononciation. On lit par exemple : mon captenne58 pour
capitaine, Goforner59 ou encore zenderal60.
Toutes ces graphies témoignent d'un défaut de prononciation, mais plus encore
elles sont le fruit de la recherche d'un mimétisme du parler du locuteur. Il est à
remarquer que ce défaut s’observe souvent chez ceux qui ne possèdent que peu ou pas
du tout la langue. Même Wangrin, qui la connaît bien, va utiliser cette prononciation
défectueuse quand il s'adresse à un interlocuteur moins doué que lui. S'adressant à Loli,
il dit Kattos souliye61 pour signifier quatorze juillet. Ces marques sont nombreuses dans
le récit.
2.3.2. Marques lexicales
Le lexique a souvent un grand effet d'oralisation. L'emploi de certains mots sort
du cadre littéraire et connote un parler familier. Les expressions entières contiennent des
mots qui traduisent parfaitement la langue des locuteurs. Répondant à l'appel du
commandant, l'interprète dit : « Voilà moi, ma commandant »62 ou utilise encore des
expressions plus caractéristiques comme : « Eh! Moussé Lekkol, commandant dire tu
venir entrer dans ventre son bureau »63 ou bien encore l'interprète s'adressant à Wangrin,
lui dit: « Tu froid ton cœur »64 lui demandant ainsi de patienter un moment avant
d'entrer chez le commandant.
Ce phénomène lexical traduit bien le parler populaire
des personnages et le narrateur y a souvent recours chaque fois qu’il met en scène un
personnage maîtrisant moins bien la langue.
2.3.3. Marques morphosyntaxiques
On observe aussi une construction particulière des phrases en ce qui concerne
certains locuteurs comme les tirailleurs. Dès l'arrivée de Wangrin au bureau du
commandant de Diagaramba, il s'entend dire : « Moussé Lekkol ! Toi faire bon voyager
? »65. Ici les verbes n'ont pas de temps et peuvent quelquefois devenir même des noms.
58
Amadou Hampâté Bâ, op.cit., p. 132.
Op.cit.,p. 151.
60
Op.cit., p. 152.
61
Op. cit., p. 182.
62
Op. cit., p. 30.
63
Op. cit., p. 32.
64
Op. cit., p. 29.
65
Ibid.
59
92
ANALYSES
Un emploi particulier s'observe au niveau du pronom tonique qui s'emploie au lieu d'un
pronom personnel. Quant aux noms, ils sont dédoublés par le pronom "lui" :
Moussé Lekkol, poser ici, attendre commandant peler toi. [...] Commandant lui
pas pressé jamais. Cé comme ça avec grand chef66. ou bien encore dans cette autre
expression où le dédoublement des noms par le pronom tonique devient systématique et
la négation ne s’observe que par la deuxième partie de son expression :
Ah! Moussé Lekkol, toi parler beaucoup beaucoup avec commandant. Mais toi
pas parler en forofiffon naspa", toi parler le français tout neuf, couleur vin rouge de
Bordeaux67.
Toutes ces marques phoniques lexicales ou morphosyntaxiques visent avant tout à
représenter le plus possible la langue des locuteurs comme on peut assez l'observer avec
le langage du tirailleur. Aussi faut-il noter que tous ces phénomènes participent au style
oralisé qui prend ici des allures de représentation théâtrale de la langue du tirailleur. La
parole devient un objet à travers lequel les locuteurs sont des acteurs. Le mimétisme de
l'oralité connaît une réussite dans son élaboration et arrive à son sommet et va le plus
loin quand Wangrin pour se jouer de Romo décide de lui écrire en lui faisant croire que
l’auteur en est un de ses amis:
Mon cher Romo,
Moi écri toi mon secret. Tu metté mon secret dans zoreil ma
commandant. Houissié i parti Nedouna pour miré bouteils pinar-fort, Wangrin
y vendit. Mais son zoy pour Houissié y clairé pas beaucoup. Wangrin malin
malin comme lièvre. Lui plus malin toi, plus malin Houissié. Wangrin porté
campement Moboro beaucoup beaucoup pinar-fort. Wangrin faire avec caisses
alcool comme maman-chat y faire avec son petit petit. I caché là, i caché làbas, i caché partout partout. Je mon lettre y arrêter là. Je moi, ton zami,
Bougouri Ken Nyeenan68.
2.3.4. L'utilisation des guillemets
Mise à part l'utilisation des guillemets qui marquent les limites des discours
insérés indiquant un changement de niveau énonciatif ou les discours rapportés, on en
observe qui isolent les mots et les expressions étrangers à la langue française comme
c'est le cas de "dan" 69 ou "kamalen-koro"70 ou encore de "hadama-denw"71 et dont les
traductions sont faites sous forme de périphrase. On note aussi l'emploi des guillemets
pour des expressions qui ont une signification autre que dans la langue ordinaire. C'est
ce qu'on observe avec "les petits frères"72 pour signifier le cordon ombilical et le
66
Ibid.
Op. cit., p. 30.
68
Op. cit., p. 291.
69
Op. cit., p. 11.
70
Op. cit., p. 19.
71
Op. cit., p. 20.
72
Op. cit., p. 17.
67
93
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
placenta, "le fil de fer" 73 pour signifier le télégraphe, "le répond-bouche"74 pour
interprète et aussi "prêté son dos"75 pour signifier qu'on est dans son tort. Plus
caractéristique est l'emploi qu'en fait le narrateur en certaines circonstances où les mots
sont systématiquement mis entre guillemets et ce n'est qu'à la reprise du mot plus loin
dans l'œuvre que ces derniers disparaissent. D'innombrables exemples vont dans ce sens.
C'est le cas par exemple de "marabout"76, de "sujet français"77 ou des expressions : "à la
colonie"78, "nés de père inconnu"79, qui dénotent une ironie du narrateur, mais plus
encore montrent la volonté de mettre en évidence les paroles des locuteurs. Ce procédé
permet évidemment de faire ressortir le parler des personnages et par conséquent de
l’imiter, d'insister sur le sens particulier qu'ils donnent à certains mots. Ce qui démontre
que le narrateur prend ses distances par rapport à la signification que peuvent revêtir
certaines expressions, mais plus encore qu’il adopte un style au caractère fortement
oralisé, encore accentué par l’emploi de guillemets. Cet emploi dénote aussi le passage
d’une langue à une autre.
2.3.5. L’Interlangue
Outre les guillemets, on observe une utilisation particulière de la langue. On note
des approximations ou des autocorrections de la narration qui constituent, selon JeanMarc Moura, une interlangue (Littératures francophones et théorie postcoloniale). C’est
ainsi que pour répondre aux interrogations de Wangrin sur la personne qui l’introduit
chez le commandant on lit : C’était le Dalamina, le répond-bouche du commandant ou,
pour parler plus clairement, l’interprète 80.
Dans cette perspective, on note encore : « Wangrin était fier d’être KamalenKoro, un circoncis »81. Ces approximations se doublent de l’utilisation des tours
exclamatifs :
Wangrin ! kinakee ! Wangrin ne fais pas ça ! Nnyaa kee ! Nnyaa kee ! Je l’ai
fait ! Je l’ai fait ! 82
Et aussi des précisions parenthétiques :
Wangrin wari ! Wangrin Wari ! Simmilla ma Wangrin, foofo-ma ! (Wangrin est
venu ! Wangrin est venu ! Sois-ici à tes aises, Ô Wangrin, salut à toi)83.
Tous ces procédés permettent le passage d’une langue à une autre et aussi mettent
en scène l’oralité en assurant au récit une vivacité, une saveur et une originalité qui se
caractérise par les néologismes.
73
Op. cit., p. 26
Op. cit., p. 29.
75
Op. cit., p. 49.
76
Op. cit., p. 42.
77
Op. cit., p. 52.
78
Op. cit., p. 55.
79
Ibid.
80
Op.cit., p. 29.
81
Op.cit., p. 19.
82
Op.cit., p. 349.
83
Op.cit., p. 145.
74
94
ANALYSES
2.3.6. Les néologismes
Le narrateur utilise dans le récit un nombre considérable de néologismes non
moins importants dans son déroulement et fait ainsi entrer dans l'univers des
personnages qui eux-mêmes sont confrontés à des réalités nouvelles. Ainsi l'interprète du
commandant est désigné par :« répond-bouche »84, les Européens sont souvent nommés
« blancs-blancs »85, ce qui permet de les différencier d’avec les fonctionnaires ou lettrés
indigènes, les blancs-noirs »86.
On remarque que les réalités nouvelles sont systématiquement désignées par des
néologismes. Les chemins de fer sont des « routes métalliques »87, le bateau une
« pirogue à fumée »88 et la mer « le grand lac salé »89. Toutes ces expressions sont mises
dans la bouche des personnages qui sont en contact avec de nouvelles réalités et ne
peuvent les désigner qu'en relation avec les réalités de leur environnement. Le narrateur
semble présenter les faits que le personnage relate à travers les images. Tous ces
néologismes contribuent à rendre visibles les réalités désignées.
2.4. L'UTILISATION DES IMAGES
2.4.1. Les comparaisons et leur portée
L'œuvre regorge d'images et l'un des procédés pour en créer est la comparaison.
Le narrateur y fait appel constamment comme s'il voulait chaque fois non seulement
donner un contenu, mais rendre la parole plus concrète. Ainsi, pour qualifier le degré de
chaleur qu'il fait, le narrateur s’exprime en ces termes : Il (soleil) fit bouillir comme une
marmite la couche gazeuse qui enveloppait la terre90.
Bien plus encore chaque situation appelle une image qui s’impose d’elle-même.
C'est ce qu'on voit avec la maman de Wangrin en travail. Son état donne lieu à de
constantes comparaisons comme : « Celle-ci regardait la future maman se tordre comme
une chenille arpenteuse »91 ou encore « La femme en travail est en effet considérée
comme un combattant en première ligne»92. Exhortant Wangrin, Kountena utilise les
comparaisons suivantes : « Tu es devenu tel une pierre au milieu des œufs »93 ou « Tu
es dans la lutte comme un silure dans l'eau »94. Dans le différend qui l'oppose à son
adversaire, Wangrin devient « [...] telle une mine-piège à l'égard de Racoutié »95. Après
la déclaration de Racoutié et pour montrer l'attitude des assistants, le narrateur emploie
encore une comparaison très précise : « Chacun se sentit comme dans l'instant qui
84
Op. cit., p. 29.
Op. cit., p. 25.
86
Ibid.
87
Op. cit., p. 120.
88
Op. cit., p. 201.
89
Op. cit., p. 25.
90
Op. cit., p. 13.
91
Op. cit., p. 13-14.
92
Op. cit., p. 15.
93
Op. cit., p. 42.
94
Op. cit., p. 43.
95
Ibid.
85
95
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
précède la tornade,[...]»96. Le combat lui-même donne lieu à des comparaisons traduisant
tour à tour les attitudes successives et les gestes des personnages comme on l’observe à
la suite de la déclaration de Racoutié qualifiant ainsi la rapidité de l'action de Wangrin :
Wangrin se leva de sa place comme une douille de cartouche éjectée de son logement97.
Lorsque Racoutié reçoit le coup dans le ventre, il tombe « comme un mur de terre
miné par une pluie abondante »98. Tout se donne à voir, tout est image, tout est
observation. Rien n'est laissé à l'abstraction. On voit toute la scène se dérouler devant soi
comme si l’on y assistait soi-même. C'est ainsi que qualifiant l'abondance dans la maison
de Wangrin, Kountena dit : « Il en est ici comme du paradis d'Allah »99. Beaucoup
d'autres comparaisons seraient à signaler, mais nous nous limitons aux quelques
exemples qui précèdent car c'est surtout leur fonctionnement qui produit
systématiquement les images qui nous intéressent. En effet, les comparaisons précisent
la situation et donnent une idée claire et concrète de ce dont on parle. En ce sens, elles
fonctionnent à l'image des proverbes ou des contes comme nous l'avons observé plus
haut. On peut penser que le narrateur refuse l'abstraction. C'est ce qui va justifier sans
doute cette utilisation abondante de la comparaison. Plus encore c'est le fait que les
comparaisons forment des images qui donnent les éléments à voir. On ne dit pas
seulement qu'un homme est fort, mais « fort comme un hippopotame »100 ou pour
montrer que Wangrin devenait moins réceptif à la misère d'autrui, le narrateur écrit :
« [...] il n'entendait plus sa voix que comme un lointain écho»101.
2.4.2. Les métaphores et leur portée
Plus subtiles et raffinées sont les images créées par les diverses métaphores dans
le récit. Tout comme les comparaisons, elles sont d'une précision qui les rend plus
concrètes. Ainsi Kountena dit à Wangrin : « Tu es désormais un étalon qu'on ne saurait
vaincre»102 comparant la vigueur et la force de Wangrin à celles du cheval en l'exhortant
ainsi à plus de courage. La période faste de Wangrin donne lieu à des images d'éclat et
de lumière : Le soleil de gloire et de fortune de Wangrin s'était levé, radieux, dans un
ciel sans nuage103. L'acquisition de la richesse est comparée à la pluie : « [... ] l'argent se
mit à pleuvoir dans les poches de Wangrin»104 montrant ainsi et la rapidité et
l'abondance de cette richesse. Les images formées par les métaphores s'appliquent à
chaque situation. Kountena, parlant de sa condition misérable et de sa pauvreté avant la
rencontre de Wangrin, dit que ce dernier l'avait trouvé sur :
96
Op. cit., p. 46
Ibid.
98
Op. cit., p. 48.
99
Op. cit., p. 70.
100
Ibid.
101
Op. cit., p. 57.
102
Op. cit., p. 43.
103
Op. cit., p. 56.
104
Op. cit., p. 64.
97
96
ANALYSES
105
« […] un village d'ordures» . C'est aussi le cas lorsque Wangrin, intervenant
pour calmer Ousmane et voyant que l'avenir sera jalonné de difficultés, dit :
Le moment n'est pas celui du blâme, mais celui de la recherche d'un lieu où
s'abriter contre la tornade qui se prépare. Celle-ci pourrait bien se prolonger à en faire
pisser nos cases et mouiller toutes nos affaires106.
En quelques paroles Wangrin décrit cette période trouble qui s’approche et toutes
les conséquences néfastes qui en découleront. Ce qui sera illustré plus loin par une autre
métaphore : « […] Maintenant que l'affaire a tourné à la viande pourrie »107. Les
métaphores ne se limitent pas uniquement aux situations, elles entrent dans le portrait
des personnages. Il suffit à Wangrin de parler de « taureau noir aux yeux rouges»108 pour
qu'on sache qu'il s'agit de Romo Sibedi qui était effectivement fort et grand. Au fur et à
mesure qu’on avance dans le récit, les métaphores se raffinent. Elles sont toujours
présentes, que ce soit pour décrire une situation avec des caractéristiques particulières,
pour tracer le portrait d'un personnage ou encore pour cette mise en garde à peine voilée
des jeunes gens: « […] Si besoin était, nous le ferions manger par la nuit »109 pour
signifier la liquidation physique de quiconque trahirait les actes du groupe. Ces
métaphores ont un avantage, celui de montrer en quelques images plusieurs aspects et de
produire des effets inattendus, allant du comique à une situation grave tout en passant
par l'ironie. On note également toute une série de métaphores attributives à la fin de
l’œuvre. Elles ont un but précis, celui d’enseigner. De construction simple, elles peuvent
être catégorisées en trois parties, à savoir la vie, l’homme et la fortune.
*La vie
Vu son parcours et sa vie riche d’événements, Wangrin, partage son expérience.
Quand on lui demande ce qu’est la vie, il répond plutôt par des images. Ainsi la vie est
tour à tour comparée à un baudet : « C’est un baudet sans crinière qui rue et se cabre à la
fois »110 Ou encore « C’est l’angoisse épousée par l’espoir »111. Wangrin qualifie,
ailleurs, la vie de mensonge pris pour de la vérité. Il montre ainsi la dualité de la vie qui
porte en elle la mort avant d’insister sur son impartialité : La vie est une neurasthénique.
Elle frappera bons et mauvais, pieux et incrédules, du même bâton : la mort 112. En de
simples phrases Wangrin présente la vie et toute sa dualité de façon concrète.
*L’homme
Dans ce domaine précis, toute une série de métaphores caractérise la réponse et la
vision du personnage. À la question : qu’est-ce que l’homme ? Wangrin répond : C’est
105
Op. cit., p. 68.
Op. cit., p. 71.
107
Op. cit., p. 87.
108
Op. cit., p. 131.
109
Op. cit., p. 37.
110
Op.cit., p. 347.
111
Ibid.
112
Ibid.
106
97
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
la bête qui ne se croit pas bête, alors qu’elle paît nuit et jour dans la prairie des
bêtises.113. Il souligne ainsi le caractère animal de l’homme et en même temps cette
ignorance de l’être. D’ailleurs, aussitôt après il ajoute : C’est une souris qui entre par
une porte en criant et sort par une autre en puant 114 mettant l’accent aussi bien sur la
petitesse de l’homme, sa naissance et sa mort symbolisées par la porte d’entrée et de
sortie. Ayant parlé de l’homme en général, il montre son caractère bienveillant envers
lui-même : C’est l’être qui s’aime si bien qu’il ne sent pas sa propre mauvaise odeur,
alors qu’il répugne à la moindre odeur chez les autres 115. Dans ce même ordre il dit
encore en définissant l’homme en ces termes : C’est un être faible et tendre pour luimême et dur et féroce pour les autres »116
*La fortune
Vu le parcours de Wangrin, on se rend bien compte qu’il ne peut laisser passer
inaperçu le domaine de la richesse. Son ancien statut lui permet de définir la richesse :
Tour à tour, elle est une force brutale117 qui dicte sa loi à son possesseur, une belle
monture118 qui conduit partout, une mauvaise cavalière119 puis la meilleure révélatrice120
de ce qu’est l’homme. Toutes ces métaphores permettent de produire de l’inédit et de
redécrire le réel avec un statut proche de la fiction. Plus encore dans le récit, placées
dans la bouche du personnage principal, elles ont un rôle didactique. D’où leur brièveté
qui permet au lecteur de retenir aisément. En ce point ces métaphores ressemblent
fortement la formulation des proverbes. Le souci est de faire du concret en employant
des images dans le récit.
3. QUAND LA PAROLE SE FAIT ÉCRITURE
3.1. Entre l'art de la parole et l'écriture : Une esthétique de la parole.
L'Étrange Destin de Wangrin ou les Roueries d'un interprète africain nous met en
présence de deux mondes symbolisés par deux littératures, à savoir la littérature orale et
la littérature écrite. Amadou Hampaté Bâ crée un lien entre ces deux littératures en
brisant les frontières qui pouvaient empêcher une telle rencontre, et cela dans un premier
temps à travers la structure de l’œuvre.
3.1.1. Une œuvre construite sur le modèle du conte
En réalité, le récit, dans son ensemble, se construit sur le modèle d’un conte.
L’itinéraire de Wangrin suit d’abord une courbe ascendante puis descendante comme
celui de la plupart des héros du conte traditionnel. Il commence sa vie de façon modeste,
113
Op.cit., p. 347.
Ibid.
115
Op.cit., p. 347.
116
Ibid.
117
Ibid.
118
Op.cit., p. 348.
119
Op.cit., p. 34.
120
Op.cit., p. 348.
114
98
ANALYSES
puis connaît une ascension fulgurante en devenant tour à tour moniteur, interprète, puis
grand commerçant ayant sa propre société avant de sombrer dans l’alcool et la
décadence totale. Hampâté Bâ, par ce procédé, réalise le rêve de Giambatista Viko,
personnage principal du récit de N'gal, qui aspirait à une œuvre dont la structure serait
celle d’un conte tout en utilisant les techniques romanesques :
Je rêve d’un roman sur le modèle du conte. D’un roman où l’opposition
entre diachronie et synchronie s’estompe : où coexistent des éléments d’âges
différents. D’un univers cinétique : qui engendre un ordre et s’engendre de lui.
Cette fécondation du roman par l’oralité que depuis deux ans je m’efforce de
réaliser121.
Les contes sont non seulement le mode d’expression des personnages, mais aussi
de véritables récits en abyme et participent avec les proverbes à la progression de
l’intrigue en marquant des temps forts de l’action. Quelquefois, ils fonctionnent comme
des signes prémonitoires pour la suite du récit, rôle que viennent renforcer les songes et
rêves des personnages. La parole rencontre ainsi l’écriture parce que l’auteur fait entrer
dans la pensée des personnages, leur mode de pensée et leur vision des réalités anciennes
comme nouvelles. D’ailleurs, c’est ce qui s’observe à travers le recours à l’expression
métaphorique de la pensée et aux proverbes qui rendent le récit plus concret. Hampâté
Bâ saisit en quelques traits la physionomie des personnages. Romo, comme nous l'avons
observé plus haut, est comparé à un hippopotame en raison de sa forte taille, tandis que
le magistrat antillais venu enquêter à Bandiagara apparaît « grisonnant, court sur pieds et
bedonnant »122.
Racoutié ne sera pas en reste, il fait les frais de la verve du narrateur:
Ce rustique vieux tirailleur aux doigts chargés de bagues d'argent et de
cornaline, illettré en français et ignare en arabe, était le second personnage du
cercle et venait immédiatement après le commandant123.
Le combat qui oppose Wangrin à Romo se traduit en images concrètes. Lors de la
passation de service entre les deux personnages, Wangrin déclare à Romo : Ce bureau
sera pour toi le septième gouffre de l'enfer [...] 124. Ce procédé est renforcé par les
proverbes qui ne manquent pas non plus de concret. Ainsi, Wangrin, pour mettre en
garde le commandant Gordane contre les agissements de Romo, dit : Les fesses courent
un danger tant qu'un scorpion reste dans la culotte, si bouffante soit-elle !125.
Et face à Romo, il lui suffit de raconter l'histoire de l'âne et du vieux Dioula pour
lui signifier son ingratitude. Le récit non seulement se présente constamment en images,
introduisant ainsi dans le mode de réflexion des personnages, mais prend de la saveur.
Une saveur qui découle de la sensibilité aux effets de la combinaison des procédés de
l’oralité. Tel est l'art que met en place Hampâté Bâ. Le récit s'incarne dans une société de
121
M.a.M. Ngal, Giambatista Viko ou le viol du discours africain, Paris, Hatier, ( Coll. Monde noir poche )
1984, p. 13.
Amadou Hampâté Bâ, op. cit., p. 85.
123
Op.cit, p. 39.
124
Op. cit., p. 241.
125
Op. cit., p.117-118.
122
99
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
parole en voie de "métissage" culturel où la parole reste importante et où l'écriture fait
son entrée. Toute l'esthétique tient au savoir-faire de l'auteur qui tout en employant des
procédés de la littérature orale dont il reprend le modèle pour construire son récit n’en
respecte pas moins les exigences du genre romanesque. Hampâté Bâ fait la preuve qu’il
est non seulement un artiste, mais aussi un écrivain attentif à une société en mutation. À
une société donnée, il faut un style nouveau, une esthétique nouvelle. Tout comme les
sociétés, les formes d'écriture varient et évoluent ; rien n'est statique, comme l'affirme
d'ailleurs Barthes : Il n'est pas donné à l'écrivain de choisir son écriture dans une sorte
d'arsenal intemporel des formes littéraires. C'est sous la pression de l'Histoire et de la
Tradition que s'établissent les écritures possibles d'un écrivain donné. [...]126.
Sous cet angle, l’écriture romanesque va connaître nécessairement l’apport
d’éléments nouveaux.
3.1.2. Une dimension nouvelle dans l’univers romanesque : le surnaturel
Le recours à la tradition orale justifie la démarche et l’écriture du romancier en
insistant sur leur origine traditionnelle. Du coup l'écriture romanesque se développe dans
des situations socioculturelles précises dont elle devient un miroir et la liberté prise à
l'égard de la forme romanesque classique trouve sa raison d'être dans ce discours
authentifié par la tradition. Les écarts de langage, les tournures et l'univers insolite, tels
que nous les avons observés plus haut, font naître une nouvelle forme romanesque. Par
ce fait même, le discours romanesque échappe aux contraintes du genre. Il se situe à michemin entre le vraisemblable et l'invraisemblable, entre le merveilleux et le réalisme.
On l'observe déjà à l'incipit de l'Étrange destin de Wangrin ou les roueries d'un
interprète africain:
Wangrin naquit dans un pays à la fois ancien et mystérieux. Un pays où
les pluies et les vents, au service des dieux, croquèrent de leurs dents invisibles
et inusables les murailles des montagnes, créant pour les besoins de la cause,
un relief plat et en même temps monotone127.
Ce début situe immédiatement le lecteur dans un univers particulier où le
merveilleux cohabite avec le réalisme. L'écriture romanesque prend alors une dimension
nouvelle par la présence des éléments de l'oralité. Les mythes et légendes, par exemple,
rehaussent la nature de l'intrigue et introduisent dans le cheminement de la pensée
typiquement africaine qui est totalisante, où tout est lié, où le réel et le légendaire
cohabitent. Ce qui définit aussi le passage de l'oralité à l'écriture, comme le confirme K.
Echenim en ces termes : L'évocation de ceux-ci (mythes et légendes) devient la
manifestation explicite du lien entre l'oralité et l’écriture 128. La parole s'inscrit de ce fait
dans l'écriture pour faire corps pour ainsi dire avec elle, mais sans toutefois perdre sa
qualité de parole en soi. Du coup, l'univers de l'œuvre dépasse le cadre du réalisme. La
126
Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1972, p. 16.
A. Hampâté Bâ, op. cit., p. 11.
128
Kester Echenim, « Aspect de l'écriture dans le roman africain », Présence africaine n° 139, Paris, 1986, p.
94.
127
100
ANALYSES
vie de Wangrin se déroule comme une prédestination marquée par le destin et la
tradition. En effet, le jour de sa circoncision il lui a été prédit :
Toi mon cadet, tu réussiras dans ta vie si tu te fais accepter par
Gongoloma-Sooké et cela tant que la pierre d'alliance de ce dieu sera entre tes
mains. Je ne connais pas ta fin, mais ton étoile commencera à pâlir le jour où
le N'tubanin-kan-fin, la tourterelle au cou cerclé à demi d'une bande noire, se
posera sur une branche morte d'un kapokier en fleur et roucoulera par sept cris
saccadés, puis s'envolera de la branche pour se poser à terre, sur le côté
gauche de ta route129.
Le destin de Wangrin est ainsi tracé. Il va de victoire en victoire, amasse des
richesses, déjouant ses adversaires jusqu'au jour où il oublie la pierre qui symbolisait son
alliance avec le dieu protecteur. La vie de Wangrin va connaître alors une autre tournure,
la pente descendante dont parle le prêtre en ces termes: Quand l'homme, pour éconduire
son destin, part incognito en voyage, il trouvera en arrivant que le destin l'a précédé et
même qu'il a retenu un gîte pour deux. Mon petit Wangrin, à partir de maintenant, il
faut t'attendre à recevoir de grands coups du sort 130. Dès lors, tout comme la vie du
personnage, l'intrigue prend elle aussi un tour nouveau. Le déclin du personnage
commence effectivement quand Wangrin entend le chant de la tourterelle : Il s'approcha
au pied du kapokier en fleur et s'apprêtait à se satisfaire lorsqu'il entendit, subitement,
les roucoulements saccadés d'une tourterelle 131.
Dans le cadre de cette influence du surnaturel qui conduit le récit, il existe aussi
des songes et des rêves qui participent à la progression de l'intrigue en fonctionnant
comme des signes prémonitoires ou des avertissements faisant rebondir chaque fois le
récit. Un dialogue permanent s'instaure entre le naturel et le surnaturel, le monde visible
et invisible, les morts et les vivants grâce aux techniques de l'oralité et de l'écriture. En
procédant de la sorte, Hampâté Bâ adopte non seulement une nouvelle esthétique, mais
aussi fait coexister deux réalités, la survivance de la littérature orale et l'introduction du
genre romanesque. Ceci peut paraître à première vue paradoxal, mais il faut plutôt
souligner qu’il s’agit d’un prolongement du discours traditionnel hérité depuis l'enfance :
Dans ma petite enfance, j'avais déjà entendu beaucoup de récits
historiques liés à l'histoire de ma famille tant paternelle que maternelle et je
connaissais les contes et historiettes que l'on racontait aux enfants. Mais là je
découvris le monde merveilleux des mythes et des grands contes fantastiques
dont le sens initiatique ne me serait révélé que plus tard, l'ivresse des grandes
épopées relatant les hauts faits des héros de notre histoire et le charme des
grandes séances musicales et poétiques où chacun rivalisait dans
l'improvisation 132.
Héritage dans lequel Hampâté Bâ puise des éléments pour nourrir sa créativité.
129
A. Hampâté Bâ, op. cit., p. 22.
Op. cit., p. 324.
131
Op. cit., p. 337.
132
A. Hampâté Bâ, Amkoullel, l'enfant peul, Paris, Actes Sud, 1991. p. 155.
130
101
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
Plus caractéristique encore, cela dénote l'existence de deux réalités socioculturelles auxquelles les personnages sont confrontés. L’auteur ne s'arrête d'ailleurs pas
seulement aux procédés de la littérature orale, mais mime le parler des personnages.
3.1.3. Oralisation du style
L'oralisation du style se manifeste aussi par les constructions morphosyntaxiques
comme des phrases sans verbe observées plus haut, ou lexicales ou encore des faits de
prononciation mal maîtrisée. Ce choix note la variété des types de langue des
personnages, informe sur leur statut social, puisque le discours romanesque doit rendre
crédibles les personnages et les circonstances.
Ce procédé montre une autre dimension rendant le récit encore plus attrayant sous
une forme de représentation. Par les tournures, il crée une illusion de réel en transcrivant
tel quel le parler des personnages. Cet artefact donne au style un caractère encore plus
oralisé et participe à l'illusion de communication directe entre le lecteur et le personnage
du récit. Une vivacité se dégage de l'œuvre et celle-ci revêt un caractère comique et
humoristique à travers cette "caricature" du parler des personnages. En faisant parler le
forofiffon à Racoutié, le narrateur crée un effet d'oralité. La parole des personnages se
donne comme spontanée. Ainsi se révèle le souci de reproduire une parole jaillissante.
Ce qui fait penser au naturel, au réalisme et en même temps à de l'authentique. Par ce
style oralisé, Hampâté Bâ confère l’originalité à ses dialogues en montrant une évidente
situation socioculturelle: la rencontre de deux cultures, une culture occidentale à laquelle
les personnages sont confrontés et la culture traditionnelle qui marque encore fortement
les esprits. La relation entre l’auteur et le lecteur prend par ses apports nouveaux une
nouvelle dimension.
3.2. Un rapport nouveau entre l'écrivain et son lecteur
S'il est vrai que la distance ne s'estompe pas complètement, elle est du moins
réduite car le maniement du verbe par Hampâté Bâ fait penser à celui du griot dans la
société traditionnelle. Ce dernier est en effet considéré comme celui qui manie mieux
que quiconque le langage sous toutes ses formes et surtout le langage artistique. En
cherchant par les procédés que nous avons analysés plus haut à restituer l'oralité, l'auteur
instaure un dialogue entre lui-même et le lecteur. La production des segments brefs (
maximes, dictons, énigmes, devinettes, proverbes) est conditionnée par la présence, au
moins, de deux individus. De même pour dire un conte, une épopée, il faut la présence
d’un interlocuteur au moins. Hampâté Bâ réhabilite le dialogue narrateur-lecteur à
l’image du conteur et de l’auditoire. Il dépasse le concept où le roman reste individuel et
rétablit en quelque sorte la dimension sociale de la parole. Par la même occasion, la
communion est plus ou moins rétablie grâce aussi à l'ethnotexte qui jalonne l'œuvre dans
son ensemble. Celui-ci permet de comprendre les situations d'énonciation, de situer le
contexte de la production et joue un véritable rôle de didascalie. Le lecteur se reconnaît à
travers ces mythes, ces légendes ou le mimétisme du parler des personnages. Ce souci
constant rejoint celui du griot qui oriente souvent son récit de sorte qu'il soit à la fois
didactique et ludique. C'est d'ailleurs ce que confirme M. Kane quand il écrit :
102
ANALYSES
Le romancier se soucie avant tout du message à faire passer, d'une
expérience à partager avec son lecteur. On retrouve par là l'intention édifiante
caractéristique de la littérature orale à laquelle on reconnaît une double
orientation, didactique et ludique. Le message tient compte des préoccupations
du public 133.
Dans le récit, la participation du public est sans conteste et crée l’illusion d’un
public. Lors de l’entrevue que Wangrin a eue avec le commandant en arrivant à
Diagaramba, le narrateur invite le lecteur à écouter en disant : Laissons-le nous conter
lui-même son entrevue avec le commandant 134.
Ou encore lors de son alliance avec le dieu protecteur : « Écoutons-le conter son
intronisation »135.
La présence du public devient plus subtile quand le narrateur invite directement le
lecteur à une constatation en utilisant la première personne de l’impératif : N’oublions
pas que la prière de l’égoïste se formule ainsi […] 136. Cette complicité entre le narrateur
et le lecteur fait naître un humour manifeste déjà au niveau des descriptions.
L’accoutrement colonial et surtout le casque colonial, objet de pouvoir devient un objet
ridicule : « Cette coiffure ridicule ne faisait rire personne »137. De même, sont objet
d’humour les gestes accompagnant les propos des colons :
Il ne fallait pas, disait-on, moins de dix ans pour apprendre,
imparfaitement d’ailleurs, les gestes, supports du parler français dont voici les
plus caractéristiques : tendre de temps à autre le cou en avant ; tantôt
écarquiller les yeux, hausser les épaules, froncer les sourcils ; tantôt tenir les
bras en équerre, paumes ouvertes ; croiser les bras sur la poitrine et fixer son
interlocuteur, imprimer à ses lèvres des moues diverses, toussoter fréquemment,
se pincer le nez ou se tenir le menton138.
Au cours de leur combat, les injures dont s’abreuvent Romo et Wangrin vont
appartenir au même registre :
Ce bureau sera pour toi le septième gouffre de l’enfer. Tu y vivras un
supplice qui te fera désirer la mort, même violente et ignominieuse, afin d’en
être délivré. Et je te réserve une surprise. Elle te secouera si fort que la
première gorgée de lait que tu as sucée de la maudite mamelle de ta mère
remontera de ton estomac dans ta sale gueule de pachyderme. Tu auras une
bouche constamment amère et des fesses constamment en feu139.
L’humour se dessine également à travers les plaisanteries. L’arrivée du
commandant Chantalba sera occasion de se moquer des autorités :
133
Mohamadou Kane, Roman africain et tradition, Dakar, Les Nouvelles Editions Africaines, 1982, p. 203.
A. Hampâté Bâ, L’Etrange Destin de Wangrin ou les roueries d’un interprète africain, Paris, UGE,10/18,
1992, p. 57.
135
Op.cit., p. 21.
136
Op.cit., p. 57.
137
Op.cit., p. 25.
138
Op.cit., p. 26.
139
Op.cit., p. 241.
134
103
HAMPATE BA ET L’ORALITE : UNE ESTHETIQUE DE LA PAROLE
[…] il s’avança cérémonieusement vers le préau où se trouvaient ceux que l’on
avait coutume d’appeler les
"corps constitués" et qu’une mauvaise plaisanterie
avait baptisés "corps constipés"140.
Le narrateur provoque ainsi le rire. Ces procédés créent l’illusion d’un public qui
marque fortement le style oral. L'oralisation donne effectivement cette illusion
communicative entre le lecteur et les personnages. La distance s'estompe et le lecteur est
plus proche de l'œuvre. La structure du conte sur laquelle est construit le récit permet au
narrateur d’adopter une position d’omniscience et une prééminence. Il envahit le récit,
s’impose aux personnages. Il se distancie d’eux par ironie en utilisant dans l’œuvre des
guillemets, en mimant les gestes des conteurs et des griots. Ce qui montre que l'écriture
ne dépossède pas nécessairement le public comme l'a prétendu Thomas Melone :
L'introduction des littératures écrites a immédiatement transformé les
rapports entre l'écrivain et le peuple, en dépossédant le peuple de tous les
privilèges qu'il détenait dans le système ancien : privilège de participer,
privilège de jouir esthétiquement, privilège de confronter l'œuvre avec la vie et
par dessus tout, privilège d'assurer la continuité entre l'œuvre présente et le
patrimoine artistique déjà accumulé par l'ensemble de la communauté141.
Il est vrai aussi que le peuple ne participe pas à la création de l'œuvre comme
c’est souvent le cas dans les soirées de veillée où un auditeur entonne spontanément un
chant, si ce n'est le conteur lui-même, mais il jouit pleinement et communie avec elle
parce que le modèle est connu et une fois encore les proverbes, les légendes font partie
du patrimoine commun et ne lui sont pas étrangers, dans le cas de l’œuvre qui nous
concerne. Loin de déposséder le peuple, le narrateur par ces procédés stylistiques le
ramène à lui-même, à ses réalités quotidiennes. Il pourra alors confronter le récit avec la
vie. Cette communion est aussi rendue possible grâce au don du conteur qui sait allier les
différentes techniques puisqu'il maîtrise à la fois les procédés traditionnels et les
procédés romanesques.
CONCLUSION
Notre étude portant essentiellement sur le rapport entre l’oralité et l’écriture, et
insistant sur l'aspect stylistique et esthétique de L'Étrange Destin de Wangrin, serait
incomplète si aucune place n'était faite au personnage de Wangrin qui incarne en
définitive toute la réalité du métissage culturel (tant au niveau littéraire qu'au niveau de
la rencontre des deux civilisations). Initié dès son enfance à la tradition, il devient élève
de l’école des "otages de Kayes", puis moniteur avant d'atteindre le sommet en devenant
interprète. Il est véritablement au carrefour de deux cultures qu'il maîtrise. Son
intelligence, vive à manier l'une ou l'autre culture dans des circonstances qu'il juge luimême importantes, fait de lui un homme complet dans ce métissage culturel. De cette
maîtrise naît la mise en scène qu'il ne cesse d'inventer soit pour sortir des situations
140
Op.cit., p. 269.
Thomas Melone, « La critique littéraire et les problèmes du langage : point de vue d'un Africain » Présence
africaine, n°73, 1970, p. 4-5.
141
104
ANALYSES
difficiles soit pour trouver une solution à un problème donné. À Romo, il écrit en
forofiffon, surtout pour se jouer de ses adversaires. Il sait lire des signes dans les songes,
rêves qui font partie du mode de communication traditionnel, a recours aux énigmes
pour des situations délicates sans oublier d'utiliser le langage des proverbes. En sa
personne, l'auteur jette un pont entre la tradition et la modernité naissante, mais plus
encore entre l'oralité et l'écriture. Au monde surnaturel des contes et mythes, l'art
romanesque apporte l'effet du réel, le réalisme, à l'abstrait des mots, l'oralité apporte le
langage concret par les métaphores et proverbes. Mais en fait, c'est la grandeur de
l'Afrique traditionnelle qui s'exprime et ce recours à l'oralité vise à réaliser une littérature
qui s'adapte aux besoins de la communauté à laquelle est destinée l'œuvre. C'est en ce
sens que la langue prend une coloration particulière, locale et une dimension nouvelle.
Hampaté Bâ fait goûter les délices de ce que peut donner la maîtrise de la parole et de
l'écriture, mais il montre surtout par là que la combinaison peut créer une nouvelle
esthétique, une esthétique qui procède d'un métissage des genres de l'oralité et de
l'écriture romanesque. L'emploi des symboles, des genres et des formes du langage
traditionnel donne une sensibilité et une saveur au récit. Plus encore c'est l'atmosphère
de parole directe ressemblant fortement à celle des veillées où la communion entre le
public et le conteur reste vive, où la parole révèle toute sa richesse, où la langue utilise
toutes les variétés des ressources linguistiques. Hampâté Bâ transporte la langue
française en dehors des sentiers habituels pour l'ouvrir à d'autres horizons langagiers. Il
orchestre aussi dans l'espace textuel de son œuvre une identité africaine réalisée à partir
d'une esthétique qui procède et de l'oralité et de l'art romanesque, redonnant à l'artiste
l’expression de son savoir-faire pour rendre la parole belle comme le dit si bien le dicton
:« Parole, qu'est-ce qui te rend belle ? La façon de me dire »142.
Vincent K. SIMÉDOH
Université de Queen's- Kingston-Canada
[email protected]
142
M.M. Diabaté, Le Boucher de Kouta, Paris, Hatier ( Monde noir poche) 1982, p. 87.
105

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