Une enfance trouvillaise

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Une enfance trouvillaise
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Sur la carte Vidal Lablache de la France, la Normandie occupe une situation
glorieuse : à l’opposé du pays des Boches, elle tend les bras à la mer, d’où, il y a peu,
ont débarqué les sauveurs. Bien sûr, Trouville ne figure pas sur la carte. Alors, sous
le nez camus du cap d’Antifer, on imagine Honfleur, puis, quelques kilomètres plus
loin, Trouville. Avant Deauville, bien-sûr.
Trouville a un mérite : c’est une ville faite pour l’enfance. Cité des faux-semblants,
vouée à la mutation, au déguisement, ville de carnaval. L’hiver, tapie à l’ombre de la
mer, chahutée par les vents mauvais, elle joue à Marie ou la femme du pêcheur. Les
planches désertes, la jetée dramatisent cette rencontre avec les éléments. Les jours
de marché, la campagne déborde sur la ville, qui devient plouc quand les grosses
fermières, poulets vendus, investissent Les Nouvelles Galeries ou la Botte Française.
L’hiver, c’est aussi le crachin morne et les fenêtres closes, rideaux bonne femme,
petits pas et tête baissée des vieilles en noir, galops bruyants des enfants qui
glissent et tombent sur le derrière dans la Cavée, la rue la plus pentue de Trouville.
L’été, c’est la folie, le luxe inouï, les célébrités qui débarquent, entrevues à la porte
du Casino, les grosses autos qui éclaboussent de leur luxe insolent les galopins des
écoles, en vacances de classe, brutalement rappelés à la réalité de la lutte des
classes. C’est la vie nocturne qui fascine et trouble les adolescents, le fils de
pêcheur qui se transforme, pour deux mois, en groom du Royal, la pâtissière
débordée, abandonnée par sa fille partie traîner, la traînée, du côté des Vapeurs ou
de la Potinière en quête du bel estivant prêt à s’attendrir sur ses joues fraîches.
Ville en toc, mais aussi ville profonde et vraie, Janus aux deux visages, Trouville est
un paradis pour l’enfance.
Passer le pont
Le pont reliant Trouville à Deauville servait de poste d’observation à une autre des
innombrables ambivalences trouvillaises. La marée s’engouffrant dans la Touques
nous offrait une belle rivière marine, à pleine écale. Au reflux, abandonnant son
poste, elle découvrait un infini cloaque de boue brune, et partait comme pour ne
jamais revenir.
Le pont jouait un rôle crucial. D’abord, il était beaucoup plus chic à notre époque
d’être Deauvillaise que Trouvillaise - « Troubeu les vaques », disait-on, et ce trou en
disait long - et puis, le pont restait longtemps un obstacle infranchissable. Toute la
vie de la petite enfance se déroulait en deçà du pont. Plus tard, on le franchirait,
quotidiennement, pour se rendre au lycée.
La place de la gare, juste de l’autre côté du pont, était un espace de liberté. En
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hiver, une fois, les voitures parties, nous virevoltions sans contrainte à vélo dans
cet espace désert. De plus hardies dévalaient en « sans main » la Corniche ou le
boulevard d’Hautpoul. Le goudron lisse et les étendues plates de la place de la gare,
un vent frisquet soulevant mes cheveux, suffisaient à la griserie. Les garçons, avec
leurs vélos « à barre » se livraient à des exercices encore plus périlleux, comme de
rouler les pieds sur le guidon. Je n’étais pas un as du vélo. J’avais donné beaucoup
de mal à papa à mes débuts, refusant pendant longtemps de me lâcher sans
roulettes. Excuse : comme j’étais petite, il avait fallu épaissir les pédales de grosses
cales en bois qui rendaient la chose encore plus difficile.
Les planches
Après la guerre, pendant quelques années, la plage fut interdite. Les somptueuses
villas qui la bordaient abandonnées, barricadées. On apercevait au travers de leurs
carreaux cassés les papiers décollés et les lambris moisis. Quand le déminage fut
terminé, la plage resta encore longtemps empreinte de mystère. L’hiver, il y régnait
une atmosphère de ruine et d’abandon. Mais bientôt, en été, la vie revint.
On se promenait sur les planches. C’était une institution. On y croisait parfois des
célébrités, et toujours des élégantes. En été, la cohue pouvait être effrayante, et je
me souviens d’un sentiment de panique à l’idée que si maman me lâchait la main, je
serais perdue dans cette foule.
Parfois, il faisait chaud, et nous étions encombrées de seaux, de bouées et de pelles.
On était salés, sableux. Je n’ai jamais beaucoup aimé la plage, d’autant plus que
j’étais nulle en châteaux de sable, et que nous n’avions jamais assez de moules et de
seaux pour faire des pâtés intéressants. Je n’ai su nager qu’assez tard et la mer me
faisait une peur bleue. La seule chose que je convoitais, c’était les installations du
Club Mickey, notamment une « cage de singes » où j’imaginais que l’on devait
connaître le vrai bonheur. Mais les « t’es pas du club » méprisants de ses jeunes
membres nous dissuadaient de regarder de façon trop insistante les ébats des élus.
Il était rare que l’on puisse s’offrir une véritable après-midi de plage. Le vent se
levait, la pluie se mettait à tomber. Un crachin ne nous décidait pas tout de suite à
partir. « C’est un petit nuage, ça va passer ». Bien-sûr, il ne passait pas et il fallait
ranger à toute vitesse et partir habillés à la va-comme-je-te-pousse. Les photos de
plage montrent la famille habillée de façon disparate. Maman porte un manteau,
moi une robe. Claire est en maillot de bain, grand-père en costume. Quel temps
pouvait-il bien faire ? Un temps trouvillais, sans doute.
Les rares promenades du soir sur les planches étaient plus excitantes. Chaque café
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avait son orchestre. Je me souviens surtout de celui de Georges Streha, Roumain
gominé en blouse blanche brodée de rouge, et de son orchestre tzigane. Ces
tziganes y allaient du crincrin, dont ils sortaient des sons tantôt furieusement
entraînants, tantôt d’une mélancolie à vous tirer des larmes. Chacune des terrasses
avait un éclairage, une musique, une atmosphère particulière. Certaines
éblouissaient, d’autres portaient à la rêverie avec leur lumière tamisée.
A l’automne et au printemps, il arrivait que les marées d’équinoxe nous offrent un
spectacle grandiose et gratuit. Nous allions alors en famille, soit au bout de la jetée,
soit du côté des Roches Noires. D’énormes vagues arrachaient les chapeaux,
faisaient voler les écharpes. Le vent et les embruns nous fouettaient les joues. Les
parents nous retenaient par le col, la manche. On avait peur, il y avait des histoires
de gens emportés par les vagues, mais c’était un devoir de revenir trempés et salés.
La campagne et la ville
Parfois nous poussions un peu plus loin les promenades avec maman, jusqu’à la
campagne, qui n’était pas bien loin. Nous montions par la Corniche. Sur les
hauteurs d’Hennequeville, tournant résolument le dos à la mer, nous nous
enfoncions alors dans les chemins creux, aux talus tapissés de fleurs : pervenches,
digitales, violettes et bien d’autres dont je ne me rappelle pas le nom. Les prés
étaient tapissés de coquelicots, marguerites, boutons d’or et bleuets. De grosses
vaches blanches et marron, qui s’appelaient forcément Pâquerette, paissaient là
pour notre plaisir.
Contrastant fortement avec ces douceurs rustiques, le quai de la Touques et les
abords de la poissonnerie étaient source d’autres joies piquantes et interlopes. Le
quai était le domaine des « soulots », marins plus ou moins éméchés, ou de ceux
qui, plus sobres, s’occupaient à rapetasser leurs filets ou à rattacher les fabuleuses
boules de verre vert foncé qui leur servaient de flotteurs. C’était pour moi un
miracle que ces boules si fragiles puissent être manipulées et lancées à la mer par
des hommes si frustres. Au long du quai s’alignaient des bittes d’amarrage en fonte
qui faisaient de merveilleux tabourets, reliés entre eux par d’énormes chaînes sur
lesquelles nous nous balancions. A l’opposé des senteurs moisies des Trois étangs et
de celles, fraîches et piquantes, de la campagne, il régnait sur le quai une odeur
violente de poisson et d’iode, qui irritait les naseaux et les charmaient à la fois.
C’est une odeur que je n’avais pas envie de quitter, un peu malpropre et fascinante,
comme l’odeur d’essence et de graisse du garage de papa.
Un personnage inquiétant hantait le quai, dont il semblait avoir fait sa demeure
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permanente, « Béquillard », nous ne lui connaissions pas d’autre nom. Il avait
perdu une jambe, en mer ou à la guerre. Il avait une de ces gueules défoncées et
noires de barbe ou de suie dont on ne distinguait guère les traits sous la grosse
casquette de marin. Il était petit, il béquillait, il surgissait soudain d’on ne sait où,
et il faisait peur.
Les Parisiens, êtres supérieurs, qui nous rendaient visite, avaient tout de même
quelque chose à nous envier : la poissonnerie, un des luxes de la vie trouvillaise.
Chaque marchand disposait d’une petite loge, comme une cabane de foire, avec son
nom sur le store, dans le grand bâtiment de style normand qui occupait l’extrémité
du quai. Les poissonniers, et plus encore les poissonnières, étaient rudes et
sauvages. D’un seul geste, elles lançaient le poisson sur la balance et s’essuyaient les
mains sur leur tablier. Maman se lamentait que le poisson était cher, que les
poissonniers nous roulaient parce que Trouville était une "villégiature", qu’ils
doublaient leurs prix en été. Mais cela ne l’empêchait pas, les grands jours, de sortir
la turbotière, immense bassine en forme de losange, et de vous cuisiner la bête "à la
Normande" sous les applaudissements de l’Oncle ou de la Tante de passage.
Tout au long du quai, du pont à la poissonnerie, s’étalait un de ces somptueux
marchés d’autrefois, quand toute la maraîcherie et l’élevage de la campagne se
déversaient une fois par semaine sur la petite ville voisine, en fonction des saisons.
A l’automne, c’était la pomme (en tas énorme !), et chaque saison apportait ses
contingents renouvelés en fonction de la production locale. L’Afrique du sud était
loin, et les Israéliens n’avaient pas encore irrigué le désert. Les artichauts ne se
mangeaient qu’en été, et les salsifis n’étaient pas de vagues légumes blancs coupés
en tronçons, mais de curieuses racines noires que l’on mettait des heures à
éplucher. Il y avait tout l’attirail des marchés de campagne, les poules vivantes et
leurs œufs coque, les lapins, la motte de beurre avec son fil, les jattes de crème et
les camemberts dans lesquels la marchande enfonçait généreusement le doigt pour
montrer qu’ils étaient à point. C’était à vrai dire un énorme marché, où l’on
s’approvisionnait pour la semaine.
La maison
Nous habitions, à Trouville, une maison appelée Vidita, au 67 route de Pont
l’Evêque. Téléphone, 60-21.
Cette situation peu enviable, sur la grand’route de Paris, à la sortie de la ville, nous
assurait cependant un avantage. Chaque année ou presque, le Tour de France
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passait sous nos fenêtres. Une fois au moins, nous sommes montés sur le toit pour y
loger plus de monde et avoir une vue d’ensemble de la course. Papa se serait de
toute façon intéressé au Tour, événement encore plus marquant à l’époque
qu’aujourd’hui, mais la localisation de notre maison rendait la chose passionnante
pour toute la famille. Chaque année, un Italien était en tête : Coppi, Bartali,
Geminiani. Robic suivait derrière, avec son drôle de casque à boudins autour de la
tête. Et nous de hurler « Vas-y Robic ! » avec toute la France. Le passage du maillot
jaune, repérable de loin, était un moment grandiose.
Nous louions Vidita à une grosse fermière normande, la mère Floquet, qui venait
elle-même percevoir son loyer ; le loyer, disait-elle, de son « apanage ». Ses visites
nous mettaient mal à l’aise. Impossible de dire aujourd’hui si ce malaise était causé
par son imposante personne revêtue de satin noir, par les épaisses tresses luisantes
qu’elles nouait sur sa tête, par sa nature de propriétaire soupçonneuse, ou par le
fait que sa maison était un apanage.
Bien qu’un peu délabrée, Vidita avait grande allure, surtout côté jardin. Elle n’avait
pas le faste tapageur des villas du bord de mer, mais tout de même, elle s’ornait,
côté jardin, d’une façade "à l’italienne", quatre colonnes majestueuses soutenant
une terrasse sur laquelle donnait la chambre des parents. Les murs de la salle à
manger contre lesquels s’alignaient les énormes armoires périgourdines de maman
ne renvoyaient guère de lumière. Le papier blanc et argent à larges rayures du salon
me paraissait du dernier chic. Sur le bureau paternel trônait le Téléphone, objet
mythique dont nous, les enfants, ignorions pratiquement l’usage.
Au bout du jardin, une allée aboutissait au domaine vaseux et mystérieux de la
Touques, ce fleuve minuscule qui de tout temps sépara les destinées de Trouville et
de Deauville, donnant à ces bourgades d’une parfaite unité naturelle l’occasion de
joutes et de rivalités incessantes. Un ponton branlant, qui avait dû servir à des
accostages du temps des Vikings, servait parfois à mes frères pour pêcher des
anguilles, lancer des cailloux, ou s’adonner à des concours de mollards. L’ambition
était de faire traverser la Touques à ces projectiles pour atteindre les « Sibériens »,
peuplade sauvage qui vivait en face dans des sortes de bidonvilles. C’est en effet la
rive deauvillaise qui se trouvait déparée par ce quartier misérable, où nous ne nous
hasardions jamais et dont nous ne connaissions l’existence que par les
gesticulations et injures échangées entre les Sibériens et mes frères. Je me
demandais où étaient les Sibériens quand ils n’étaient pas sur la berge, brandissant
leurs menaces et leurs crinières hirsutes. On ne les voyait ni à l’école, ni à l’église,
ni même dans les rues. Ils devaient séjourner entre eux dans cette zone floue,
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indéterminée, qui ne pouvait être que cela, un autre côté de la rivière.
Papa
En dehors des heures de travail, quand il ne lisait pas son journal face à une épouse
tricotant comme dans les livres d’images, papa bricolait. Il adorait les outils et
possédait à la maison un monstre imprégné de graisse que nous appelions l’établi. A
une extrémité de l’établi se dressait l’Etau, majestueux bloc de fonte tournant dont
je prenais plaisir à resserrer les mâchoires pour lire ensuite leur empreinte
quadrillée sur mes doigts. Des mains habiles de mon père sortaient des objets dont
ma mère ne louait pas toujours la facture mais appréciait l’utilité. Mon père
construisit un grand placard de rangement dont les portes d’isorel pesaient une
tonne et se gondolaient. Prétendument coulissantes, et montées sur de petites
roulettes incapables de supporter leur poids, elles avaient la fâcheuse habitude de
s’écrouler sur la tête du malheureux qui effectuait la manœuvre un peu vite. Je
possède toujours, parmi les productions paternelles, un dessous de plat en acier,
reposant sur trois petites boules rondes, qui doit bien peser 4Kg.
Avec mon père, je pénétrais dans un univers magique et louche, qui m’enchantait.
Papa était gérant à Deauville du « Garage des Cent Voitures ». Tous mes sens
étaient en éveil dès que j’y pénétrais. L’odeur d’essence et de graisse me grisaient,
tout comme le vocabulaire utilisé par les hommes sauvages qui y travaillaient :
rechaper, vidanger, graisser, l’allumage et ses bougies, la culasse et son joint, la
batterie, la calandre, les chromes et l’Abel Polish... Papa possédait dans son bureau
un objet extraordinaire, réclame d’un fournisseur. C’était un disque, posé sur un
carton, que l’on faisait tourner avec le doigt. Sortait alors une voix aiguë et
graillonneuse qui répétait sans se lasser « Pognon, Gergovia, Allumin, le meilleur
allumant du monde, allume avec sécurité, la bougie de qualité, Pognon, Gergovia,
Allumin ». Le sens caché derrière ces paroles m’échappait, mais leur musique n’en
était que plus belle.
Parmi les autres objets magiques figuraient des crayons mécaniques équipés
d’énormes mines rouges et bleues, et surtout un tampon à signer. Le tampon de
caoutchouc, porteur de la signature paternelle, était monté sur une lamelle de
métal équipée d’une poignée rabattable, et se rangeait dans un étui plaqué argent à
godrons. L’objet paraissait d’ailleurs moins inutile concernant mon père que
quelqu’un d’autre, car la Signature Paternelle était une opération longue et
solennelle. Il écrivait son nom en entier, avec un beau J pour Jean, longuement
prolongé vers la gauche, l’ensemble formant une ligne parfaitement droite. Il
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n’aurait jamais accepté de signer à la va-vite, d’un gribouillis infâme de docteur. Je
ne pouvais m’empêcher de rêver à tous les faux et usages de faux qu’auraient
permis un tel tampon si par malheur quelque malhonnête s’en était emparé.
A la maison, papa ne faisait pas beaucoup de bruit. Il détestait autant que moi les
scènes et les hurlements. Je me sentais bien auprès de lui, et je considérais comme
le comble de la drôlerie la manière dont il s’exprimait, avec des « libertés » que
maman ne se permettait jamais. Il avait un humour « pince sans rire », et je ne sais
ce qui me plaisait le plus de la bizarrerie de l’expression ou de son sens. Beaucoup
plus tolérant que maman, il acceptait sans récriminer tout ce qu’elle disait ou
faisait, y compris les flots musicaux du dimanche, alors que maman ironisait sur son
goût des radios populaires. Grâce à lui, nous écoutions Zappy Max, la famille
Duraton et plus tard, Signé Furax, qui faisaient souffler un air de fantaisie sur la
famille.
Maman
Elle était née avec le siècle. On l’avait mise en pension très jeune, à quatre ans je
crois, notamment en raison de la mésentente de ses parents. Un de ses petits frères
était mort en bas âge, et grand’mère « avait tant pleuré que tous ses cils étaient
tombés en une nuit ». Jugez de l’effet sur nos âmes juvéniles. J’imaginais ces cils
pâles, tombant d’un seul coup dans son mouchoir inondé de larmes. Maman avait
été casée chez des soeurs, à Sarlat, complètement retournées par la laïcisation
toute fraîche des ordres enseignants. Dans ses récits elle évoquait, mi-convaincue,
mi-rieuse, la directrice, soeur X. devenue par la volonté de l’Etat Madame Marcou,
vaticinant les bras levés et tremblant de colère : "La République ! La Sainte
République !", le diable ayant subitement revêtu les traits du petit père Combes.
Ensuite venait le récit de ses jeux, de ses amitiés fidèles, des blagues enfantines,
mais surtout de la dureté de la vie dans cette pension glaciale, l’éloignement de sa
mère.
Maman entretenait une véritable passion pour la musique, et je pense qu’elle avait
noyé beaucoup de ses chagrins de jeune fille célibataire dans des flots de notes au
piano. Ce goût pour la musique était exigeant, exclusif et impérieux. Pour elle, il n’y
avait pas trente six musiques, il n’y en avait qu’une, la classique, et elle était sacrée.
Tout ce qui prétendait s’appeler musique et n’avait pas été composé par Bach,
Mozart, Beethoven ou Schubert n’avait absolument pas droit à l’AOC musique.
Stravinsky représentait la limite extrême du supportable. Quant à la chanson (« la
chansonnette »), aucune ne trouvait grâce à ses yeux. Elle tolérait, à la rigueur, les
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chansons enfantines, et déjà, plus celles-ci étaient anciennes et consacrées, moins
elles risquaient de nous « fausser le goût ». Mais papa, beaucoup plus ouvert à la
culture populaire, avait un faible pour Edith Piaf. « J’en fais autant », disait maman
en émettant quelques braillements hauts perchés, sans aucun rapport avec les
productions de la diva des faubourgs.
Une autre de ses valeurs refuge était la cuisine. Elle confectionnait des plats
compliqués et goûteux, comme des croquettes de pommes de terre, des aubergines
farcies et des pets-de-nonne. Les jours de fête, il arrivait qu’elle se livre à un
exercice périlleux : la fabrication d’une glace. La sorbetière était une sorte de seau
en bois équipé d’une manivelle. A l’intérieur, un cylindre de métal contenait le
mélange à glacer. Nous nous relayions pour tourner la manivelle jusqu’à ce que la
glace prenne. Entre le cylindre et le baquet de bois, on entassait de la glace avec du
gros sel pour que les morceaux de glace ne se collent pas les uns aux autres. Nous
nous régalions et poussions des cris d’enthousiasme en mangeant ces glaces qui
pourtant étaient toujours légèrement salées, le couvercle du cylindre n’assurant pas
une étanchéité parfaite. Tout de même, nous avions transformé le lait en glace.
Nous n’aurions pas été plus fiers d’avoir fait de l’or avec du plomb.
Les frères
Mes frères étaient par définition grands, agités, et assez malfaisants. C’était du
moins l’opinion officielle à leur sujet. Ils étaient, ou risquaient à tout instant de
devenir de mauvais sujets. Pauvres, on attendait de nous que nous nous rachetions
par une conduite impeccable et un travail acharné. Au lieu de cela, ces idiots ne
pensaient qu’à s’amuser et à se saouler. Ils avaient commencé très jeunes, à une
époque plus prospère, à piller la cave paternelle et à composer des hymnes aux
Bonnes Bouteilles qu’ils y trouvaient : « Leoville Poiferré, toi mon vin préféré... »,
et de toute façon à Trouville, toutes les distractions étaient à base de beuveries.
Pour moi, les frères étaient des êtres rigolos et charmants. J’avais peine à croire à
leur caractère démoniaque car ils se montraient plutôt serviables et bien élevés à la
maison.
Il me semblait que mes frères passaient leur temps à se faire renvoyer, et que les
parents avaient le plus grand mal à les faire admettre dans de nouveaux
établissements. En vérité, si j’en juge d’après les cahiers et devoirs divers qui ont
traîné à la maison pendant des décennies, ils étaient plutôt bons élèves.
Simplement, ils avaient des idées. Ils fourmillaient d’idées, et Alain était
certainement un puissant moteur pour passer de l’idée à l’action. Or l’action, qu’il
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s’agisse de faire le mur ou de picoler dans les dortoirs, était généralement suivie
d’un renvoi. D’autant que, plutôt que de reconnaître humblement leurs torts, ils
préféraient insulter le proviseur. Les « idées » appartenaient à Alain, mais
l’indignation et l’insulte conséquente étaient la spécialité de Louis. Maman
s’arrachait les cheveux, se lamentait. Rien n’y faisait, les idées revenaient et les
changements d’établissement avec. Tout cela a malgré tout bien fini quand Alain
est allé demander et a obtenu, l’année du bac, sa réintégration et celle de Louis au
lycée de Deauville.
Les « premiers bacs » des frères (puisqu’il y en avait deux à l’époque), se sont me
semble-t-il passés sans histoire.
Ma sœur
J’étais isolée dans mon propre univers, persuadée que tout cela était bâti autour de
moi pour répondre à quelque obscur dessein. Ma sœur appartenait, comme les
autres, à cet univers étranger. Je la sentais d’autant plus différente qu’à la maison
elle passait son temps à lire, qu’elle ne jouait pratiquement jamais, et que le reste de
son temps, à l’école, était occupé à de nombreux complots, amitiés, ruptures,
passions diverses avec ses amies, être supérieurs, mes aînées de deux ou trois ans.
Claire, comme elles, passait le pont de Deauville, avait droit au cinéma et se gavait
de films et de romans. Elle achetait aussi tous les mercredis (veille du jeudi sans
école), Fillette et Lisette, hebdos apparemment passionnants qui la faisaient
s’abstraire de la vie familiale pendant un bon nombre d’heures. En seconde main, je
me suis mise à lire les feuilletons illustrés, mais pas les histoires sans images,
d’autant plus que tout le monde se moquait de moi parce que je « suivais avec le
doigt ».
Nos deux ans et demi d’écart m’ont longtemps paru un monde, non sans raisons.
Une manifestation très tangible de cette différence d’âge portait sur les vêtements.
Maman achetait souvent une pièce de tissu assez grande pour nous faire une tenue
à chacune. Mais la couturière avait toujours pour consigne d’introduire dans la
façon un élément attestant la hiérarchie. Ainsi, nous avions eu les deux mêmes
jupes rouges, mais celle de Claire était assortie d’une petite veste à manches
courtes, et la mienne d’un « boléro » sans manches, auquel je trouvais
naturellement qu’il manquait quelque chose. Une autre fois, c’était un tissu pied de
poule. Claire avait une jupe tenue par une ceinture, mais on avait jugé bon d’ajouter
des bretelles à la mienne. « Tu n’as pas encore de taille ». Comme si je pouvais me
satisfaire d’une explication aussi blessante. Un jour, enfin, je me suis rattrapée.
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D’une pièce de tissu marron écossais, on nous fit encore une fois deux jupes. Claire
eut une jupe plissée classique, mais j’exigeais une « jupe de femme », et Bizelle, la
couturière, me confectionna une sorte de kilt, plissé derrière avec un pan droit
devant, des plus élégants.
Je jouais très peu avec Claire, qui « n’était pas joueuse ». Par contre, elle participait
intensément, largement aidée par ses lectures, aux jeux culturels que nous
pratiquions avec les frères : charades, tableaux vivants, pièces de théâtre montées
par Louis.
Un des grands succès des tableaux vivants fut l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac.
Nous avions construit un carrosse avec les deux grands fauteuils Louis XIII
recouverts d’une étoffe damassée qui faisait office de toit. Il me semble que je tenais
le rôle d’Henri IV et que j’avais répété avec volupté l’effondrement royal dans un
grand cri d’agonie. Le thème des tableaux vivants nous était le plus souvent inspiré
par les gravures de nos livres d’histoire. Y figuraient aussi certainement l’ignoble
Catherine de Médicis penchée sur son faible fils pour lui inspirer la St Barthélemy,
Charlemagne, avec les bons enfants rangés à sa droite et les mauvais à sa gauche,
Colbert se frottant les mains de bonheur à l’idée du travail qui l’attendait,
l’inévitable Jeanne au bûcher et bien d’autres.
Un monde imparfait
On ne me reconnaissait pas de défaut. J’avais une écriture épouvantable, et le nez
un peu aplati, mais ces tares légères étaient réputées dues à l’Accident. La nature
était bonne, mais l’Accident jeta le trouble dans mon âme.
J’avais six ans et venais à peine d’entrer à l’école. Occupée à jouer sur le trottoir
d’en face, j’avais aperçu mon père ouvrant le portail du jardin pour rentrer sa
voiture. Aussitôt, je me précipite et suis happée par une vieille guimbarde qui me
traîne sur quelques mètres avant de s’arrêter contre le trottoir. On m’emmena
évanouie à la clinique, à quelques centaines de mètres de là. Sous l’effet de je ne sais
quel infâme chloroforme, je fis alors le plus horrible des cauchemars. Il me reste,
cinquante ans après, la vision de l’énorme tête bleue d’un ogre aux cheveux
hérissés, avidement penché sur moi. Récit de maman, qui n’avait été prévenue que
plus tard : « J’ai couru comme une folle jusqu’à la clinique, et quand j’ai entendu ses
cris, j’ai compris qu’elle n’était pas morte », ce qui dans la légende comique familiale
était devenu « ses cris n’étaient pas ceux d’une enfant morte ».
La fracture du tibia fut réparée, j’eus droit à une longue convalescence, plâtre puis
attelle, toutes choses fort valorisantes, et privation de l’école où j’avais à peine fait
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mes débuts. Je devenais un personnage de plus en plus intéressant, et ce fut ensuite
un jeu de faire passer sur le compte de l’accident bien des faiblesses. J’en suis
encore à me demander comment l’accident avait pu être tenu responsable de mon
écriture irrégulière. C’était ainsi, je n’avais sans doute pas fait assez de bâtons.
Caprices, culottes et calottes
J’ai connu plusieurs déconvenues au chapitre de l’élégance. Comme maman n’était
pas très coquette et n’avait pas vraiment la silhouette des héroïnes de l’époque, les
Rita Hayworth, Michèle Morgan et autres Begum, je me tournais plutôt vers les
hommes de la famille. Papa possédait une magnifique culotte de golf. J’enviais ce
vêtement, et suppliai maman de me faire faire le même. Maman trouvait l’idée
bizarre, mais finit par céder à la pression, arrangeant comme d’habitude les choses
à sa manière. C’est à dire qu’elle me fit faire une culotte resserrée en bas, mais bleu
marine, au lieu de la belle couleur fauve que je convoitais, et qu’elle était, horreur,
longue. C’est à dire que le resserrement se faisait au niveau de la cheville et non,
comme cela aurait dû être à mi-mollet. Le tissu en était horriblement rugueux, et
nous ne portions jamais de pantalons. Cette culotte se transforma vite en
cauchemar. Un jour que je courais comme une folle pour arriver à l’heure à l’école,
je fus prise d’une violente envie de faire pipi et lâchais quelques gouttes dans le
tissu râpeux. La fin du trajet fut un supplice et, de retour à la maison, n’osant
avouer ni le pipi ni l’horreur que m’inspirait un objet si convoité, j’enfouis au fond
d’une armoire la culotte pisseuse et ne la remis plus jamais.
Autre caprice expression de mon obsession de l’élégance masculine, je m’étais mis
en tête de porter des galoches, ces merveilleuses chaussures en cuir épais comme
celui des cartables, montées sur des semelles de bois cloutées qui faisaient un
ramdam de tous les diables dans les escaliers. Bien que ce souhait paraisse
parfaitement incongru à maman, ayant vaguement accepté, elle m’emmena chez le
marchand de chaussures. Hélas, mon envie se trouva aussitôt tournée en ridicule.
« Mais madame, nous ne vendons plus de galoches, la guerre est finie... » Et Maman
de rire d’un air entendu avec la marchande de la sotte puérilité de sa fille et de ses
caprices. Je suis ressortie de la boutique avec des « chaussures montantes », espèces
de brodequins lacés haut, en cuir fin et semelles encore plus fines. Les chaussures
montantes étaient un peu une honte, seules en portaient celles qui ne marchaient
pas très bien et avaient besoin d’avoir « la cheville soutenue ». Heureusement,
l’Accident m’avait laissé la peau fragile au niveau de la cheville et je fus ravie de
trouver ce prétexte pour envoyer les ersatz de galoches séjourner avec la culotte
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pisseuse au fond du placard.
Une corde pour me faire prendre
L’un des rares crimes dont je me souvienne, et pour lequel j’ai cruellement expié,
est l’affaire de la corde à sauter - histoire classique de convoitise enfantine, mais
résolue de manière peu banale. Si les détails m’échappent, le sens de l’affaire me
paraît aujourd’hui très clair. J’avais avisé dans un bazar une jolie corde à sauter. Je
la revois : la corde était assez grosse, et j’imaginais avec volupté son poids la faisant
tourner harmonieusement. Les poignées de bois étaient peintes de couleurs
tendres : bleu, rose, jaune, et la « garde » était une grosse boule peinte des mêmes
couleurs.
A la maison, j’entendais souvent mes parents désargentés parler de crédit, d’aggios,
de possibilités ouvertes par ces systèmes pour les gens sans moyens. Une idée se fit
jour dans ma tête. J’achèterais la corde « à crédit ». Chaque semaine de piano
satisfaisante, c’est-à-dire sans que maman ait à s’égosiller pour nous faire quitter
nos jeux, et sans trop de fausses notes ou de grognements, nous valait une piécette,
que j’utilisais habituellement pour acheter un cochon en caramel chez Fierfol, nom
grandiose et médiéval de l’épicier d’en face. Je pensais alors, me passant de cochon,
pouvoir acheter la corde en quelques semaines, à crédit. La boutiquière ne se fit pas
prier, et m’abandonna l’objet en échange de mon premier versement. Hélas, maman
eut à faire dans la boutique dès les premiers jours suivant mon achat, que j’avais
bien-sûr dissimulé. Cette traîtresse de marchande, que l’affaire avait amusée, lâcha
le morceau. Je ne me souviens plus si les moqueries ou les réprimandes
l’emportèrent, mais je dus à ma grande honte aller moi-même rendre la corde.
Impossible de me souvenir si la marchande me rendit le montant de mon versement
initial ou si elle le garda pour la location, mais la vexation fut aussi terrible que le
désespoir. Je n’avais pas l’impression d’avoir commis une faute, simplement d’avoir
traité une « affaire », comme celles de papa.
Peggy Sage
Assez souvent, une fois par an peut-être, nous recevions la visite d’oncle Paul. Je
me souviens des clignotants de sa Peugeot, petits bras rouges qui se relevaient d’un
mouvement nerveux, automates cocasses et un peu ridicules.
Oncle Paul avait été marié une première fois, à une russe prénommée Galina. Sans
doute ne l’avons nous su que tard, maman, bien que très bavarde, achoppant sur les
sujets délicats. Un divorce restait pour elle une chose honteuse, criminelle au
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regard de la religion, dramatique pour les enfants, choquante pour l’entourage. Je
me souviens de l’été où pour la première fois, Oncle Paul nous a amené celle qui
allait devenir Tante Andrée, alors sa secrétaire et maîtresse. Comment maman a-telle pu avoir le courage de recevoir chez elle cette courtisane, qui venait avec nous
à la messe mais ne communiait pas ? Je me demandais, naturellement, si tante
Andrée avait vraiment le droit de venir à la messe, si je n’aurais pas dû la dénoncer,
faire une annonce officielle comme dans les romans que lisait Claire et qu’elle me
racontait, où les mariages pouvaient être ainsi empêchés, et les concubines rejetées
dans l’enfer du stupre.
Bien que plus popote qu’aucune de ses belles sœurs, tante Andrée arborait tout de
même au moins deux des stigmates de sa condition. Ce premier été à Trouville, elle
avait débarqué avec une couleur de cheveux que nous n’avions jamais vue à
personne, un auburn sombre dont les reflets cuivrés rougeoyaient au soleil, et des
ongles peints.
Un jour, sur la plage, tante Andrée nous gratifia d’une séance de vernis à ongles.
Elle avait apporté son flacon de rouge Peggy Sage, du vrai rouge vif. Et, nouvelle
découverte, tante Andrée, après avoir soigneusement repoussé les petites peaux à la
base de ses ongles - « des envies » m’expliqua-t-elle, entreprit de dégager la
« lunule », l’ellipse, plus claire, à la base de l’ongle. Une lunule vaut bien d’être
exhibée. Elle en traçait soigneusement le contour avant d’étaler le vernis sur le
reste de l’ongle. Que l’on puisse consacrer tant de soin et de temps à ses ongles me
parut une marque de l’immoralité de la vie de tante Andrée, qui partageait la
chambre d’un homme divorcé, avec lequel elle n’était même pas mariée.
Une autre chose qui me frappait était que tante Andrée ressemblait à une litho
qu’oncle Paul avait donnée à papa, qui trônait sur le mur du salon. La dame du
tableau était nue, et son corps dessiné à la sanguine avait des reflets rouges, un peu
sataniques. On pouvait donc penser qu’oncle Paul aimait « ce genre de femmes »,
différentes des autres, et que tante Andrée avait elle aussi des reflets rouges sur la
peau.
Nénesse de Bon Secours
Du côté de Bon-Secours, l’église du bas de Trouville, habitait notre professeur de
piano, dit « Nénesse la Fausse Note », nostalgique de son sud-ouest natal et
compositeur des « Cloches du Limousin ». Nénesse était un artiste, et les accords
qu’il plaquait généreusement sur l’orgue de Notre-Dame pour accompagner la sortie
de la grand-messe faisaient vibrer les murs et les cœurs. Entre l’obscurité du latin et
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les splendeurs mystérieuses de ces sonorités, nous nous rapprochions, quand le
froid ne nous interdisait pas tout élan mystique, au plus près de la divinité.
Hélas Nénesse ne se contentait pas de transférer à nos âmes le trouble qui habitait
peut-être la sienne, il était aussi chargé de nous enseigner le piano. Les frères y
étaient passés avant nous, et avaient me semble-t-il, plus ou moins abandonné. La
main droite, qui allait de pair avec la sympathique clef de sol, marchait toute seule.
Pour la gauche, c’était une autre paire de manches, et les notes en dessous et en
dessus de la portée m’ont toujours plongée dans des abîmes de calculs et de
supputations douloureuses. On y arrivait quand même, mais venait le jour maudit
où Nénesse écrivait en haut du morceau avec son gros crayon gras et bleu (bleu
pour les consignes, rouge pour les critiques et les passages ratés) « les mains
ensemble ». Le calvaire commençait. Croches d’un côté, noires ou doubles-croches
de l’autre. Impression d’avoir tout oublié du déchiffrage de la main gauche. Jamais
le bel effet coulé d’ensemble qui sortait par magie des mains de notre vieux
professeur.
Tiédeurs et frissons
L’antre de notre voisin pâtissier a sans doute largement contribué à développer
mon sens olfactif et ma gourmandise. L’éclairage de l’atelier, situé derrière la
boutique, venait d’une cour, par le fond. Sur la droite était la cuisinière.
Curieusement, les odeurs ne parvenaient guère jusque dans la boutique. Mais
aussitôt franchie la porte de l’atelier, c’était un délire douceâtre, mielleux, beurré à
vous faire perdre la tête. Ses spécialités étaient la nougatine et le succulent, deux
gâteaux crémeux et sucrés. J’étais trop petite pour me faire initier sérieusement,
mais il me semble que ce petit homme noiraud, souriant et grimaçant n’aurait pas
demandé mieux que d’exposer longuement ses théories sur le nougat et le baba. La
vie des Choisnel se déroulait entièrement entre la boutique et l’atelier, où ils
prenaient leurs repas. Je me demandais d’ailleurs comment ils pouvaient y manger
de la viande ou des légumes, si prenante et nourrissante était l’odeur des gâteaux.
Dans la « salle » - prononcer avec un « a » normand, nasal et très allongé - vernie
et totalement inhabitée, plongée en permanence dans l’obscurité, trônait un
énorme voilier en sucre filé, chef d’œuvre réalisé pour un concours de vitrines
décorées.
Le comble du luxe et de la beauté se trouvait dans la chambre du couple. Y
repensant aujourd’hui, je me rends compte à quel point ces êtres devaient être
voluptueux, si simples et primitifs qu’ils aient pu paraître. Andréa, car ainsi
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s’appelait la pâtissière, jouant les correspondances, avait assorti aux odeurs
ineffables de l’atelier les nuances les plus suaves de rose et de saumon dans la
chambre conjugale. La toilette était ornée d’un long volant de mousseline blanche,
et recouverte de flacons à torsades lisses, de plusieurs tons orangés. La pièce était,
comme la Salle, plongée dans la pénombre et, si je n’y pensais guère en ce temps,
j’imagine aujourd’hui les douces étreintes de ce pâtissier tout imprégné de
nougatine et de son Andréa dont le visage évoquait un mélange de baba au rhum et
de pâle meringue.
Marie-Joseph
Nous fréquentions l’école libre. Les enfants de la communale étaient tous censés
avoir des poux, la morve au nez et un vocabulaire répréhensible. Aussi tous les
matins quittions nous la maison en direction de Marie-Joseph, digne établissement.
L’école était une de ces belles maisons de la grande époque de Trouville, à
l’architecture calme et digne et au perron bien raide, à l’image de Mademoiselle
Lefebvre, la Directrice qui tous les matins, à 8h justes, accrochait à la porte une
grosse hostie blanche, le « rond » signalant par là aux arrivantes qu’à partir de ce
moment elles se transformaient en « retardataires ». Cet ancêtre du stop ou du feu
rouge était pour nous porteur de terreurs indicibles, prémonitoire de vexations. Dès
que le rond était accroché, il nous fallait sonner à la porte. Mademoiselle Lefebvre
déclenchait elle-même, de son bureau, l’ouverture de la porte. Mais hélas, ce geste
ne libérait nullement la coupable de la contrainte qui consistait, pour obtenir un
« billet de rentrée », à passer dans le bureau de cette Junon, l’œil sévère derrière
des lunettes cerclées de métal, le chef surmonté d’un chignon gris qui s’élevait en
palissade jusqu’à des hauteurs vertigineuses. Je ne saurais dire aujourd’hui si
Mademoiselle Lefebvre était grande ou petite. Mais je conserverai toujours le
souvenir de cette immensité grise, légèrement convexe, théâtralement dressée
devant moi. Ce chignon parlait, plus que toute sa personne, de dignité, de
ponctualité, d’indignation, de règlement intérieur et extérieur. On ne pouvait, dans
un rayon raisonnable de ce chignon, concevoir une existence désordonnée.
Notre-Dame des Victoires
La religion occupait une place importante dans nos vies. L’Eglise était riche alors,
en fidèles et en prêtres du moins. La paroisse Notre-Dame des Victoires comptait un
curé et deux ou trois vicaires. Le curé, âgé, que nous appelions « Tête-en-avant »,
ou plus brièvement « Tête », était assisté de deux vicaires, un petit noiraud, l’abbé
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Blackoïd, du nom des pastilles que suçait papa, et l’autre, un grand blond très doux
qui me fit faire ma première communion et que je chérissais. J’étais pieuse, je
croyais tout en bloc, et il n’y avait pas de solution de continuité entre l’église,
l’école et la maison où maman entretenait soigneusement la présence divine, jusque
dans ses colères qu’elle qualifiait volontiers de « saintes ».
Je tirais une grande fierté du fait que Claire et moi n’avions pas été baptisées à la
naissance, mais « ondoyées ». Ce mot rare du vocabulaire hydrique signifiait que
nous avions eu un une sorte de baptême de secours, et que nous devrions plus tard
être à nouveau baptisées, cette fois dans les règles. Cet ondoiement dû à la guerre
avait un parfum de danger et d’aventure, comme si nous étions nées sous les
bombes. En fait, l’ondoiement a tenu plus longtemps que prévu, et notre baptême
officiel s’est confondu avec la première communion, vers 7 ou 8 ans. Je suppose
qu’en réalité, il s’agissait d’attendre la fin de la guerre pour permettre aux gens de
réunir leur famille et de faire la fête.
Organisée par l’école ou par la paroisse, il y avait eu la visite aux Buissonnets,
maison familiale de Thérèse, et à la cathédrale de Lisieux, et l’image de cette sainte
enfant devait toutes nous inspirer et nous élever l’âme. Il y avait, surtout, la FêteDieu, splendide occasion de se montrer parcourant les rues de Trouville la tête
couronnée de fleurs, en robe blanche. Maman habillait de dentelle un petit panier
de paille sombre que l’on remplissait de pétales de roses. Il était accroché à mon cou
par un long ruban rose, et, comme les autres, je lançais des pétales d’un geste large
à la fin de chaque cantique, devant les différents autels dressés dans les rues. Jour
de gloire, c’était la fête de Dieu, mais c’était aussi la mienne.
Et puis il y avait les grandes communions, celles des frères notamment, occasions
de ripailles familiales. Sur les photos les frères, bien qu’hérissés de marques de
religion : brassard, costard, missel et gomina, ont bien du mal à contenir leur envie
de rire, alors que papa, au milieu, et les deux sœurs à l’étage en-dessous adoptent
des mines concentrées, voire confites.
Papa aimait bien se moquer gentiment des rituels. Parodiant l’évangile, il disait :
« En ce temps-là, Jésus dit à ses disciples, si vous n’avez pas de tabac, vous n’avez
pas besoin de pipe. » Je trouvais cela tordant, mais en même temps une légère
inquiétude m’envahissait. L’Evangile, sacré, s’écoutait debout, tandis que nous
restions écrasés sur nos chaises pour écouter l’Epître, baratin moralisateur de St
Paul, qui n’était jamais qu’un saint, alors que l’Evangile était la parole de Dieu. Papa,
tournant en dérision l’intouchable Evangile, pourrait-il être sauvé ? Il m’aurait été
impossible d’envisager le Paradis sans mon papiche. En effet, l’idée du blasphème
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me terrorisait plus que tout. Sur les feuilles que l’on nous donnait à remplir au caté,
« Ma Journée pour Jésus », figurait une liste de bonnes actions qu’on devait cocher
si nous les avions accomplies au cours de la journée : une petite visite en passant
devant l’église (c’était le plus facile, celle-ci se trouvant sur le chemin de l’école),
une prière supplémentaire en milieu de journée, un bonbon sacrifié…etc. Mais la
liste des péchés à dire à confesse était beaucoup plus difficile à établir. Pas de
mensonges, pas de désobéissance, pas de médisance, pas de blasphème. Mon Dieu
non, pas de blasphème. Je me disais : « Comment peut-on dire "Jésus cochon" ? »,
et ce faisant, je me régalais horriblement à cette idée.
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