Un roman Les alpinistes sont aussi des hommes.

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Un roman Les alpinistes sont aussi des hommes.
Nepal Sherpa Sig
Henri Sigayret, Kathmandu Golfutar Mahenkal, Gabissa Oda No 6
Copyright 2008 - 2009 © Nepal Sherpa Sig - All rights reserved.
Les présents textes traitent principalement du Népal, de l'alpinisme, de l'himalayisme.
2007
Un roman
Les alpinistes sont aussi des
hommes.
Ce livre a été écrit par un autodidacte, il est même imparfait
dans sa présentation.
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A Jordan, mon petit-fils,
à tous les Marginaux,
à tous les Cancres,
à tous les exclus de la connaissance
institutionnalisée : ceux qui ont été rejetés par
l’élitiste, la réactionnaire et figée Education
nationale,
et à tous ceux qui ont trouvé dans l’alpinisme
un moyen de démontrer qu’ils n’étaient pas que
des parias dans notre société,
ce livre écrit par un cancre.
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La difficulté des passages en escalade était, au temps où se
déroulent les événements racontés dans ce livre, classés en six
degrés allant du premier au sixième degré supérieur.
<< Le six sup. >> pour les alpinistes. Avec quel ton ils disaient
cela !
En alpinisme, la difficulté de la progression décide de la
notoriété d’une ascension, mais à cette pure difficulté s’ajoute
de nombreux autres facteurs. Interviennent ainsi la longueur
de la marche d’approche, l’altitude à laquelle se situe le
passage, le temps qu’il fait au moment de l’ascension, la
nature de la paroi, sa hauteur, la qualité du rocher ou de la
glace qui la compose... Cette difficulté est combattue par une
variable qui s’inscrit dans le subconscient des grimpeurs : la
rapidité et l’efficacité des secours, et par tout ce qui est lié au
mot protection. Protection pour arrêter une chute, protection
contre le froid... Ces protections sont évidemment aussi dans
les qualités physiques – donc dans le degré d’entraînement- et
morales du grimpeur, dans ses connaissances théoriques et
pratiques -son expérience- bref dans tout ce qui participe à sa
qualification et à son niveau de résistance.
Mais à cela il faut ajouter la nature du matériel qui évolue
constamment. Matériel utilisé pour progresser et surtout
pour arrêter une chute. Au temps de ce récit, le matériel avait
gardé les caractéristiques de celui de l’ancien temps : les
pitons enfoncés dans des trous préalablement forés
n’existaient pas, les piolets avaient des formes d’outils de
jardinage, les crampons n’avaient que dix pointes, les
baudriers et les casques venaient à peine de faire leur
apparition, les fibres synthétiques commençaient à remplacer
dans les cordes, les fils de chanvre, les chaussons d’escalade
n’étaient qu’exceptionnellement utilisés... Bref, tout ce qui
participe à atténuer les difficultés proprement dites avait peu
évolué.
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Une équation indiquant le degré de difficulté franchi par
chaque génération pourrait être écrite. Il faudrait introduire
en elle les variables se rapportant au matériel, au niveau
d’entraînement
de
l’alpiniste...
Elle
démontrerait
qu’intrinsèquement le niveau atteint d’une génération à
l’autre est constant.
Ce récit s’inscrit aussi au temps où Mai 68 lézarda les
institutions et changea les mentalités, les croyances, les façons
d’agir, celles des grimpeurs et des alpinistes comme celles des
autres. Dans les milieux d’alpinistes, ce qui n’était que
pressenti et passé sous silence s’exprima avec force. Les
milieux d’alpinistes virent ainsi apparaître un grand nombre
de ceux que l’on appela les marginaux qui critiquèrent
institutions et coutumes.
L’auteur a grimpé avec de ces jeunes, ils furent de
merveilleux compagnons.
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PERSONNAGES DU ROMAN.
- ALPINISTES.
- Beussa Michel. Universitaire.
- Socrate (surnom) : Michael Béloni. Jeune contestataire.
Auteur de chansons quelque peu indécentes.
- Chtuc (surnom) : Pierre Bois. Jeune contestataire.
- Rague Bernard. Simplement nommé Rague par les autres
alpinistes. Fils de Paul Rague trésorier du club de
montagne M.A.S. Petit fils de Serge, vieil alpiniste.
- MEMBRES DU CLUB DE MONTAGNE M.A.S.
- Deussain-Brun. Président.
- Rague Paul. Trésorier. Père de l’alpiniste Bernard Rague.
- Milassi. Membre. Alpiniste médiocre, nature envieuse.
- Motheux. Membre. Vieil alpiniste, simple, vrai, humoriste.
- AUTRES.
- Griotte (surnom), femme de Michel Beussa.
- Panse-bête (surnom) : Bedain. Journaliste.
- Marie Rague, mère de Bernard Rague, épouse de Paul
Rague, fille de Serge.
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La scène se passe dans Les Blocs, l’école d’escalade de la ville.
Rencontre avec trois des alpinistes très présents dans ce
roman :
- Michel Beussa.
- Michael Beloni surnommé Socrate.
- Bernard Rague appelé simplement Rague par ses amis.
Sont cités dans cette scène.
- Pierre Bois surnommé Chtuc, brillant grimpeur,
les alpinistes :
- Deussain-Brun président du M.A.S.
- Milassi, alpiniste médiocre et jaloux,
- et le journaliste de montagne, surnommé Panse-bête.
Au cours de cette scène il est question d’un projet
d’expédition dans l’Himalaya.
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Il faut imaginer un regard dédaigneux et sévère. Y ajouter les
effets d’un silence, de sa durée qui rajoutent à la force des
expressions. Chacun pèse les secondes. Rague regarde Socrate.
Socrate toise Rague. Duel à regards mouchetés. Aucune haine,
pas d’agressivité, ces mots sont trop résistants. Un peu de
rancune, de celle qui s’est déposée en strates au cours de
nombreuses escalades accomplies ensemble et a durci. Beussa,
entre eux, massif arbitre inattentif.
Le regard de Socrate a quitté le visage de Rague, il est allé vers
celui de Beussa. Il s’y pose et l’expression de son visage
s’adoucit. Alors viennent des mots qui étonnent dans cette
situation conflictuelle :
- Je suis un Saint !
Ce n’est pas l’énoncé d’une vieille constatation mais la
découverte d’une révélation soudaine. Il poursuit :
- Il y a de l’intelligence dans le marteau du menuisier, la
répétition des coups n’est pas radotage.
Les autres savent les stigmates qu’ont laissé en Socrate
quelques semaines passées dans une entreprise d’emballages. Ils
attendent la suite. Qui vient vite sous une forme redondante :
- C’est pourquoi je répète : un Saint ! Beussa, un Saint !
S’est ajouté de l’étonnement dans le ton avec lequel est
prononcé ce mot.
Socrate époussette de la main un bloc de pierre, s’assied. Le
regard vers Beussa, renouvelé, s’accompagne d’une lueur
d’amusement, mais se charge de sévérité quand il revient se poser
sur le visage de Rague. Puis de mépris. Il cherche sur son siège
une position confortable et, l’ayant trouvée, il frotte ses mains
l’une contre l’autre pour faire tomber la magnésie, cette poudre
blanche dont ils s’enduisent les doigts pour les sécher avant de
grimper. Il pose ensuite ses coudes sur les genoux et encastre son
menton dans le calice de ses mains déployées, paumes vers le
ciel. Il reste immobile, silencieux. Rague l’observe et jouant les
humbles dit :
- Saint Socrate, s’il te plaît, ne te fâche pas.
Socrate ignore ce désir d’une trêve, il reste impassible, muet,
hautain. Il y a dans son attitude du maître qui juge un disciple
fautif, du magistrat qui comprend mais ne peut relaxer, du prêtre
qui ne peut absoudre, de l’ami chagriné par une trahison.
Mais voilà que sa main droite quitte le menton, l’avant bras
comme libéré se détend, la main se ferme, sauf l’index qui pointe
vers le ciel. La tête se redresse. Comme les deux autres le
connaissent bien, ils savent que l’illumination est venue, que le
discours va jaillir et, comme ils n’ont plus envie de grimper, ils se
placent face à lui. Rague accroupi, Beussa assis sur un autre bloc.
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Rague jouant la soumission offre à Socrate un regard attentif.
Effort de séduction inutile, Socrate continue à ne s’adresser qu’à
Beussa. Enfin viennent les mots :
- Quel mérite est le mien ! Accepter pour compagnon de courses
cet esbroufeur habillé en balèze ! Cet étriqué de l’encéphale
jouant les intello, ce cul béni jouant les émancipés.
Visage éclairé :
- N’ayons pas peur des mots, cet authentique…
Ton emphatique :
- sophiste paradigme.
Geste de la main demandant l’indulgence pour ces termes
audacieux. Rague, par son maintien, ses hochements de tête,
montre qu’il accepte ces qualificatifs et avoue d’un air contrit :
- Socrate, tu es un Saint. Je ne suis qu’un sophiste prétentieux à la
pensée tétraplégique.
Mais l’autre ne se satisfait pas de cette repentance. C’est d’un
ton désabusé qu’il poursuit :
- Cet ingrat que je guide en montagne et qui, pour me remercier,
me chie sur la gueule.
Il choisit un ton complice pour parler à Beussa :
- Tu as beau être prof. de fac, tu n’es pas un con. Tu es même
parfois sensé. Si, si.
Ces affirmations sifflantes prononcées très vite sont destinées à
s’opposer à toute parole que la modestie de Beussa pourrait
inspirer. Mais celui-ci manifeste par des hochements de tête son
accord et Socrate poursuit :
- Tu sais mon goût pour la rhétorique.
Nouveau silence. Ses yeux s’amenuisent, semblent chercher au
loin un détail dans un horizon brumeux. Il l’aperçoit, il
l’exprime :
- Tu vois, il y a des milliards de mecs, des anonymes. Pfeu ! Une
masse dont on ne perçoit qu’un brouhaha. Mais certains émergent
de ce magma et savent se faire entendre. Parmi eux : ceux qui
aboient des ordres rigidifiant les nuques : tâche facile, des adeptes
de l’onctueux aux paroles ruisselantes d’eau bénite qui, au
contraire, courbent les nuques : facile aussi, la carotte… Ceux,
nombreux dans les salons des grandes villes, culturistes de
l’encéphale à la langue déliée, à la parole forte, au verbe haut, qui
ont l’hypothalamus empli à coup de lectures gonflettes. Tous ces
Zorro du commandement, du pouvoir, du savoir, forment une
aristocratie.
Un peu de tristesse dans le ton :
- Tu en fais évidemment partie Beussa. Tu rabâches tous les ans
la même chose à des jeunes qui ne peuvent contester.
Il affermit son ton affligé :
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- Tu as ceux des troupeaux à petite soif qui vont puiser leurs
pensées dans la mare de leur club, de leur temple, de leur parti.
Parmi eux ceux qui se disent révolutionnaires. Pas des types
comme moi qui veulent tout foutre en l’air, mais des comme toi
qui te contenterait de passer le plumeau, de déplacer quelques
meubles, de repeindre la porte d’entrée. Faut comprendre : tu as
un travail pépère, une bonne petite rente mensuelle, un tranquille
petit appart., une jolie bonne femme, ta Griotte qui t’attend, et
t’admire et t’assiste et t’absout.
Il se tourne vers Rague :
- Quelques pas encore et enfin tu arrives aux mecs qui,
confondant homme bien et hommes de biens, savoir et avoir,
bâtissent leur réputation sur l’étendue de leurs valeurs
immobilières, sur le chiffre de leur compte en banque. Ceux-là,
par un curieux délabrement de leur comprenette pensent que
l’apparence est plus importante que la réalité. Que, hors le
domaine du mercantile qu’ils veulent en constante évolution, tout
est en ordre et doit être immuable. Ils prêchent pour une société
figée, affirment que si tout n’est pas exemplaire dans le meilleur
des mondes il suffit d’être patients, l’imparfait étant corrigé dans
l’au-delà.
Geste coupant de la main droite et ton brutal :
- Je ne suis pas de ceux-ci. Mon père Rafaello est un Rital. Pas un
de ces ritals baratineur des plaines mais un Rital du Val Badia,
dans les Dolo. Tu connais les Dolomites Beussa, tu as grimpé làbas. Tu as remarqué les mecs, des rugueux, des rigides, des forts
en gueule quand il le faut. Je suis l’un d’eux. D’ailleurs, si on
m’appelle Socrate il y a une raison. Mais un tel surnom impose
des obligations. Par exemple je ne puis choisir n’importe quelle
citation pour renforcer mes pensées. Les prendre par exemple
chez Montaigne, ce type dont les idées sentent le varech. Je les
puise chez Rabelais, mon maître. Pour donner du corps à ce que
je viens d’exprimer je me sens obligé de le citer. De mémoire
Beussa, de mémoire, il faut que tu sois indulgent :
« Dans
la
panoplie
des
hominidés
deux
se
distinguent l’aristocrotus et le royal. L’aristocrotus vit agrippé
aux branches basses des arbres. Ce mouille cul est en quelque
sorte un frileux de la verticale. Le royal, lui, vit tout en haut des
arbres.
Socrate tend le cou, dresse la tête, ferme la bouche, aspire
longuement par le nez, prend un air conquérant, ses mains
saisissent des prises invisibles, brassent l’air en longues foulées
ascendantes :
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- il grimpe, l’œil conquérant, curieux de tout. Il saute de branche
en branche. Grand seigneur, superbe, il jouit de sa légèreté, de sa
force, de son courage.
Ami Beussa, Rague, vois-tu, ne sera jamais l’un d’eux, il est et
restera un hominidé du type aristocrotus, un fervent des branches
basses. »
Socrate regarde Rague d’un air victorieux en déployant son rire
à tonalités progressives. Beussa lève un regard mou vers Socrate,
et d’un ton peu convaincu :
- Et tu te proclames hominidé royal ! Comédianté ! Tes
mauvaises humeurs ne sont que des giboulées et ton humour est à
l’image des Dolomites : abrupt.
Ils avaient grimpé cette après-midi là sur Les blocs, cet
amoncellement d’énormes pierres déposées, il y a quelques
siècles, par un éboulement aux portes de la ville. Mais sans
passion, sans cette fougue qui les faisait habituellement
s’acharner sur les passages jusqu’à ce que l’extrémité de leurs
doigts à vif ne puisse plus les porter. Tant d’énergie avait été
dépensée dans l’été ! L’automne était bien avancé. Un besoin de
nonchalance les avait gagnés. Les forces qui inspirent les actions
s’éteignaient dans une hibernation des dynamismes. Socrate,
comme tous, subissait
Ce jour là, contrairement à l’accoutumée, il avait été le moins
entreprenant des trois, le moins boute en train, le moins gai. Il
avait même été bougon, ne cherchant pas à masquer sa mauvaise
humeur mais au contraire se laissant gagner par elle et
l’exprimant. Après plusieurs défections sur des passages pourtant
classiques il avait proposé :
- Allons au Grand jeté.
Le Grand jeté était le nom d’un parement de rocher qu’ils
connaissaient bien tous les trois. Ce passage de quelques huit
mètres de hauteur n’était pas, malgré un départ très lisse, un
passage très difficile. Il ne demandait pas pour le gravir une force
exceptionnelle dans les doigts, des mouvements délicats et
réfléchis, des gestes longuement appris, des adhérences subtiles,
une suite de positions acrobatiques. Bref ce n’était pas un passage
prestigieux. Mais il comportait à près de trois mètres au-dessus
du sol un léger surplomb obligeant à rejeter le corps en arrière et,
dans une position d’équilibre instable, à jeter la main droite pour
qu’elle saisisse une prise, petite mais franche et rugueuse, qui
suffisait à équilibrer le corps. La suite de l’ascension bien
qu’exposée était facile.
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Hélas, ce jour là, Socrate n’avait pas osé effectuer ce jeté.
Beussa et Rague eux, avaient réussi. Beussa poursuivant
l’escalade jusqu’à la sortie, Rague, une fois le mouvement
exécuté, saisie la prise clef, sautait sur le sol en déclarant de sa
voix grave et forte :
- C’est gagné !
Beussa indulgent avait caché son sourire mais Socrate avait
manifesté sa réprobation par un regard méprisant et ce qualificatif
lâché d’un ton dédaigneux :
- Infirme.
Rague était un excellent grimpeur de blocs, peut-être le plus
fort de toute la ville, mais il était de ces grimpeurs qui sont
incapables de grimper des faces sans la sécurité qu’offre une
corde tendue au-dessus d’eux. C’était ce que les grimpeurs
nomment un excellent second
Après avoir croisé le regard de Socrate, avec la forme de
préciosité dans la façon de s’exprimer qu’ont ceux qui savent
posséder une belle voix, exagérant les accents d’intensité, faisant
vibrer longuement les sons graves dans sa gorge, Rague avait
disserté sur l’escalade. Il avait expliqué que si cette activité
nécessitait comme les autres sports une intelligence du
mouvement, elle avait une particularité, celle d’être un sport de
déséquilibres. Il avait dit : « « Dans ce sport aucun geste appris,
indéfiniment perfectionné, des applications de principes
seulement : choix de l’orientation, de l’intensité des efforts, un
subtil sens de l’adhérence. A cette lutte permanente contre les
forces exercées par la pesanteur, mille situations, mille réponses.
S’il n’y avait que de bonnes prises, toujours bien disposées, il n’y
aurait pas de bons et mauvais grimpeurs, la sélection
s’effectuerait grâce au chronomètre.
Puis expliqué :
-Toute force de déséquilibre si elle n’est pas contrée par une force
de sens opposé entraîne la chute. Mais les supports ont tant de
dimensions, tant de formes, tant d’états de surface, tant
d’inclinaisons différentes. Dans un passage difficile l’aléatoire
étant permanent le malaise est toujours renouvelé. Enfin
condamnation suprême, la sanction n’est pas comme dans les
autres sports dans le constat d’un simple échec, dans une simple
blessure d’amour propre, elle n’affecte pas que l’orgueil, l’échec
dans l’escalade touche à l’existence même de l’individu.
Pendant son discours il avait jeté des petits cailloux contre le
Grand jeté. Ce petit jeu illustrant son propos l’amusait d’autant
plus qu’il devinait l’agacement qu’il inspirait à Socrate. Il
enchaînait :
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- Eliminons le grimpeur qui n’escalade qu’en école sur des blocs
de faible hauteur et a, en conséquence, une activité comparable à
celle d’un gymnaste. Considérons celui qui gravit des falaises,
même si elles sont de hauteurs limitées, et l’alpiniste qui lui
s’attaque à des faces démesurées, une notion essentielle relie ces
deux activités, celle de la conséquence d’une erreur dans la lutte
contre le déséquilibre. Ce déséquilibre entraîne la chute, et la
chute…
Bien sûr il y a l’ancrage et la corde, ce filet de l’acrobate, mais,
n’étant jamais sûrs, ils ne font qu’atténuer le sens du mot
aléatoire. Et c’est ce danger encouru, réel, répété, sous jacent qui
inspire au grimpeur qui l’affronte une grande fierté.
Un sourire se voulant demande d’excuses pour des propos aussi
sérieux puis :
- Je rajoute que dans la comparaison avec les autres sports,
l’alpinisme se démarque par le fait qu’il se déroule dans
l’immensité et la beauté austère, minérale d’une arène grandiose.
Décor immobile et changeant, vastes horizons, formes simples ou
extravagantes, éclairages somptueux ou sinistres, couleurs vives
ou pastels, silences profonds entrecoupés de clameurs de
catastrophes… Tout cela fait que le grimpeur se sent supérieur
aux autres sportifs et qu’il se considère comme un aristocrate du
monde sportif.
Ces mots agaçaient manifestement de plus en plus Socrate, ils
faisaient sortir Beussa de sa distraction, mais l’autre poursuivait :
- Heureusement tout cela est contrebalancé par son insignifiance
dans une telle arène. Orgueilleux et fiers et pourtant humbles
aristocrates, car ils sont bien fragiles, ces surhommes! A combien
de contraintes ils doivent s’opposer pour réussir ! Celles dictées
par la raison qui déconseille de s’engager dans ce monde de
dangers perpétuellement frôlés. Celles venant des pensées
dissuasives : réticences à placer son corps dans des positions
précaires, inconfortables, refus de l’exposer à des conditions
météorologiques imprévisibles, changeantes, brutales, souvent
extrêmes. De celles qui usent les forces, qui modifient la nature
des supports sur lesquels s’exerce leur action. Etranges
surhommes qui pleurent quand l’un d’entre eux se tue.
Comme les autres ne répliquaient pas, Beussa était retombé
dans sa distraction et Socrate avait adopté une impassibilité
dédaigneuse, Rague poursuivait :
- Je précise que notre sport ne possédant aucune codification n’a
nul besoin d’arbitre. Je néglige la graduation des difficultés des
passages et celle s’appliquant à l’ensemble d’une course qui va
du facile à l’extrêmement difficile*. Seule une éthique nous
permet de juger, d’accepter, d’admettre, de rejeter, de critiquer.
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Beussa que le mot éthique éveillait, de sa voix posée, avec son
rythme lent habituel commentait :
- Analyse sommaire mais présentant quelques points intéressants
qui devraient cependant être classés avant d’être développés.
Attention toutefois au mot éthique, mot clef mais dont le sens est
fluctuant. Malgré sa force et son indéniable grandeur, il ne
remplacera jamais, c’est tout à la fois regrettable et admirable,
des règles écrites. Mais il suffit à nous faire accepter ou refuser,
juger admissible ou inadmissible des attitudes et des
comportements.
Rague, sans doute pour amadouer Socrate qui gardait son
visage fermé :
- Je ne suis qu’un futur comptable qui ne brille qu’en école
d’escalade, je…
* Facile : F, Peu difficile : PD, Assez difficile : AD, Difficile :
D, Très difficile : TD, Extrêmement difficile : ED.
Socrate l’interrompait :
- Ta gueule ! Arrête tes borborygmes de pseudo intellectuel.
C’est ensuite qu’il avait disserté sur les hominidés.
Une petite fuite peut entraîner la dislocation brutale d’un
barrage. La réponse de Socrate au discours de Rague précéda un
torrent d’imprécations :
- Merde de l’escalade, des Rague et de ce con d’hiver qui se
pointe. Vous les nantis, vous vous en foutez, vous avez le ski.
Rague ira faire le joli cœur sur les pistes mondaines, monsieur le
professeur traversera ski aux pieds quelque gentille forêt en
attendant que les neiges stabilisées de la haute montagne
l’autorisent à commencer sa saison de ski de sommets. Et
pendant ce temps, moi, Socrate, manard de première classe, je
vais essayer de remplir mon petit tonneau, de me faire quelques
sous en trimbalant des sacs de patates.
La tristesse du ton est inhabituelle. Beussa se tourne vers lui et
lui dit gentiment :
- Ami, pense à l’expé., tu sais que…
Mais Socrate d’un ton à nouveau violent :
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- Tu n’es qu’un salaud. Tu connais les autres.
Il imite le ton d’un huissier annonçant l’arrivée de personnalités
dans une soirée officielle :
- Monsieur Bedain dit Panse-bête, chroniqueur montagne au
Quotidien des Alpes, qui ne sait pas faire la différence entre un
pilier rocheux et un couloir de glace.
Il récite :
Panse-bête est ma bedaine
Or mon esprit dans ma bedaine
Inspire toujours et entraîne
La bêtise de mes discours
Pense bête et sans recours
Je suis celui qui pense court.
Il reprend son ton d’huissier :
Monsieur Deussain-Brun, président du M.A.S., le très connu :
Montagne.Alpinisme.Ski.
Prenant un ton pincé :
- Monsieur Deussain-Brun, dois-je le préciser, est directeur
général de Façonnages et Aciers spéciaux. C’est l’ami du père de
notre aristocrote, brillant grimpeur de blocs.
Il murmure :
- Monsieur Milassi, moyen en tout sauf en médisance et en
jalousie. Ce monsieur, membre du bureau du M.A.S. est le
conseiller de Panse-bête. Il entretient avec lui une amitié
consolidée par une inégalable médiocrité et un égal désir de nuire
à ceux qui les jugent tels qu’ils sont et le proclament.
Il se tourne vers Beussa et éructe :
- Et tu crois qu’avec tous ces trous du cul un plouctocrate
comme moi à une chance de partir !
Beussa, d’un geste qui lui est habituel lorsqu’il est troublé
caresse son nez de son index et de son pouce en pince, de la base
à son extrémité. Il songe : « De fait, la partie est loin d’être
gagnée, tant de divergences séparent ces êtres. D’un côté ceux
qui détiennent le pouvoir de décision, gens tristement
raisonnables qui trouvent dans la gestion de leur club une activité
valorisante, ronronnent au sein de leur association sans laquelle
ils ne seraient que des alpinistes souvent passionnés mais presque
toujours médiocres. Des dirigeants arrivés à leur place plus à
force d’assiduité que de compétence ou de brio, ne manifestant
un esprit combatif que pour défendre leur institution et quelques
idées à la mode. De l’autre, ce passionné maladroit, trop honnête
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pour ne pas exprimer ses opinions, hélas trop sensible pour ne pas
souffrir des attaques dont il est l’objet. Dans cette lutte chacun
attaque et se défend tour à tour. L’un puise dans son originalité,
dans la vivacité de son esprit de Latin, dans le sentiment de
puissance que lui apportent ses incontestables réussites alpines.
Les autres, bénéficiant de l’appui des membres du club,
conscients de la supériorité de l’adversaire, de la justesse de ses
discours refusent la lutte frontale, utilisent pour le dénigrer un
manichéisme caricatural, n’hésitent pas à utiliser les armes les
moins élégantes : effet amplificateur du groupe, mensonges
susurrés qui, colportés de bouche à oreilles, deviennent
rapidement pour les non avertis indiscutables vérités. Mais
Beussa pense à la forte personnalité de Deussain-Brun qui, se ditil, ne doit pas être sensible aux médisances. »
Une pensée l’agace, il l’exprime :
- Socrate, qu’en est-il ? On dit qu’un gendarme est venu te voir
ici, dans Les Blocs. Que vous vous êtes isolés pour parler à voix
basse. Rien de grave ?
Socrate fixe Beussa et dit d’un ton triste :
- Toi aussi !
Changement de ton, avec vivacité :
- On va peut être m’arrêter ! J’étais en manque, alors j’ai violé la
femme d’un président. J’avais plus un sous, je suis allé faire
quelques troncs d’églises. J’avais faim alors j’ai découpé en
rondelles mon voisin de galetas et je l’ai bouffé. Comme un con
j’ai gardé un fémur, Milassi l’a trouvé ! Il l’a porté à la police.
Beussa hoche la tête :
- Il n’y a rien de sérieux ?
D’un ton apaisant :
- Non, je ne veux pas juger, je voudrais simplement savoir. Quant
à l’Himalaya, ne désespère pas. Rien n’est encore joué. J’ai
quelques idées…
Avec un bon sourire :
- Vois-tu, je voudrais vérifier si en haute altitude tu es capable de
composer tes poésies assassines ou paillardes.
- Babar,… Quand il était gai ou moqueur, mais aussi quand il
était ému, Socrate utilisait ce surnom, l’Himalaya ! Dans mon
sommeil, ou lorsque je suis triste, souvent, je vais là-bas. Loin,
loin, haut, haut, j’atteins des arêtes de neige, elles sont
ensoleillées et dominent des ténèbres. Aucune vie, autour de moi
tout est propre, et le silence est énorme. Tu comprends Babar.
Sous moi, à des milliers de kilomètres est la terre des hommes.
Babar, tu me comprends hein ! La Terre des hommes, celle des
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hommes sales Babar. Mais faut pas que je rêve, après le rêve, le
retour à la réalité est dur, dur…
Il regarde Babar avec tendresse et s’essaye à plaisanter :
- Allez ! La meute des aristocrotes reluque mes mollets, ils
aboient, je file sinon ils vont me les bouffer et moi sans mollets…
Beussa se dit : antidote à son moment de sensiblerie. Il lève un
bras de commandement, il caresse son nez et questionne :
- Avant qu’on se sépare dîtes-moi, que savez-vous d’un nouveau
grimpeur ? Un phénomène m’a-t-on dit.
Socrate indique d’une moue qu’il ne sait rien, Rague divulgue
son court savoir avec une intonation de sommelier :
- Il aurait arrêté ses études. Je ne le connais pas, mais je sais
qu’on l’appelle Chtuc. A cause de son petit gabarit.
Socrate, d’un ton gouailleur :
- Notre concierge a parlé.
Puis il s’éloigne en criant :
- A la semaine prochaine, ce sera sans doute la dernière séance de
l’année. Putain de con d’hiver !
Nouvelle séance d’escalade dans Les Blocs pour nos trois
alpinistes. Apparition du jeune grimpeur surnommé Chtuc
qui est immédiatement intégré à l’équipe.
Quelques jours plus tard, tous les trois se retrouvèrent dans Les
blocs et là, ils firent la connaissance de ce grimpeur que Rague
avait nommé Chtuc. Il était engagé dans une voie, il grimpait
lentement. Le passage étant peu fréquenté les prises n’étaient pas
soulignées par les traces de magnésie. Ils l’observèrent avec une
curiosité d’homme de l’art. Il enchaînait ses mouvements presque
sans temps mort. Il restait immobile juste le temps de trouver une
autre prise, de la tester. Sans hésiter, il exerçait alors sur elle les
efforts adéquats. Le pied ou la main à peine posés sur elle il leur
confiait la part exacte de la force nécessaire pour assurer
l’équilibre, puis l’élévation de son corps.
Il faut savoir qu’au cours d’une escalade les forces appliquées
sur les prises doivent équilibrer non seulement le poids du corps
mais aussi les effets de son excentricité par rapport à la paroi. Or
les prises sont rarement horizontales, elles ont des directions
quelconques – se présenteraient-elles toutes horizontales les
mouvements de l’escalade seraient d’une navrante monotonie. Le
grimpeur est donc conduit à exercer sur les appuis obliques un
ensemble de tractions et de pressions qui maintiennent le corps en
équilibre. La résultante des forces assurant toujours, évidemment,
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la stabilité du corps. Subtil enchaînement d’équilibres, la moindre
erreur est cause d’une perte d’adhérence source de glissement
d’une main ou d’un pied entraînant la chute directe ou la chute
après pivotement du corps.
Ils étaient bons juges pour apprécier. Ce grimpeur dosait
parfaitement ses efforts, composait les oppositions avec art. Ils
l’observèrent sans rien dire jusqu’à ce qu’il soit au sommet.
- Pas mal, murmura Rague.
Socrate et Beussa, restaient silencieux. Beussa pensait : « Ce
garçon a le génie de l’escalade. ». Puis il se dit que le mot génie
était devenu d’usage trop courant. Il corrigea et choisit : « Grande
intelligence de la progression en terre verticale. » Le grimpeur
solitaire redescendit et fut au milieu d’eux. Le grimpeur !
Il n’avait rien d’un grimpeur. Ses vêtements étaient ceux que
l’on porte en ville. Rien de cet ensemble habituellement choisi
par les habitués d’un milieu sportif. Il ne portait même pas des
chaussures de montagne ! Pas de vêtements usagers. Un polo
bleu, un blue-jean, ni neuf ni usé, des baskets ordinaires.
- Tu n’as pas l’habit de l’emploi dit Rague.
Hochement de tête d’étonnement de l’autre, avec ces mots dits
d’un ton d’excuse (plus tard Beussa y aurait décelé de la
moquerie), et dans un sourire :
- J’aime le bleu.
A l’instant, Beussa y perçut de l’indifférence plus qu’un refus
de s’intégrer, plus qu’une volonté de marginalité. Il pensa : « Il se
moque de l’opinion d’autrui. C’est un type qui veut être pris pour
ce qu’il est. »
Rague désignant ses baskets :
- Tu grimpes avec ces saletés ?
Un sourire en guise de réponse. Nouvelle remarque de Rague
qui sortait de sa poche un sachet de poudre blanche.
- Et tu n’as pas de magnésie ?
Il fit non des mains ouvertes, puis :
- En école, sans vide, sans sac…
Un regard direct vers Rague :
- Et les difficultés ne sont pas extrêmes.
- Nous en avons tous.
- Quel chiant ce Rague, fous-lui la paix, dit Socrate.
Le grimpeur s’excusa :
- Je débute, c’est pourquoi je n’ai pas tout. Plus grave, je ne sais
pas tout. Mais si c’est important… L’escalade semble me plaire,
alors…
Beussa nota : « Quelle différence avec Rague qui a un costume
et un langage académiques. Rague fait partie d’un milieu rigide,
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il est très sensible au qu’en dira-t-on. Mais il est différent de
Socrate avec sa tenue de contestataire, volontairement négligée,
avec son langage argotique, ses tropismes. »
Beussa nota aussi qu’il parlait d’une voix égale, sans ressauts,
pas d’aigus, peu de graves, aucun effet de décibels, des sons
d’intensité presque égale, à la limite du monocorde.
Et Beussa pensa : « Ce type me plaît. »
Rague questionna :
- Tu ne fais partie d’aucun club ?
Et comme l’autre semblait étonné de cette question
Rague rajoutait :
- Beussa et moi on est au M.A.S.
- Rague, tu es de plus en plus con. Qu’est-ce qu’il a à foutre de
ton M.A.S., dit Socrate.
Il avait un visage rond, un visage d’enfant, des traits fins, des
lunettes. Des lèvres épaisses ajoutaient à l’absence d’agressivité
de sa physionomie. Des cheveux blonds mais épais, rigides,
insensibles aux vents occupant fermement leur place. Beussa un
jour parlerait de ses cheveux d’Asiatique blond. Pourtant, presque
longs, mais sans queue de cheval ni chignon. Taillés en une
frange qui encerclait le front les oreilles et la nuque. Sa coiffure
n’était pas sans rappeler celles des moines que l’on voit sur les
estampes d’époque. Beussa vérifia bien plus tard qu’il n’y avait
là aucune volonté de séduction, de négligence ou de recherche
d’originalité mais une totale indifférence au paraître.
Un corps mince et musclé, mais il était petit. Un mètre
soixante-dix estima Beussa. De l’aisance dans ses gestes. Des
mouvements ni rapides ni lents ni calculés. Une liquidité dans le
geste, la marche, rien de l’allure du montagnard. Dans sa
progression de blocs en blocs, des pas sur la lune plus que des
sauts. Des poignets secs sans rondeurs, indice de bras entraînés à
l’effort. Comme à un moment il était à côté de Beussa, tous deux
les mains posées à plat sur un bloc, Socrate jeta un de ses vastes
rires :
- Ah ! La différence !
De fait, il avait de petites mains lisses qui semblaient dérisoires
comparées aux pattes anguleuses de Beussa avec ses doigts de
saucisse sèche, plus épais à leurs extrémités qu’à leurs attaches :
des doigts de travailleur manuel faits pour tenir des outils.
Ils allèrent de bloc en bloc, choisissant les faces difficiles. Ils
parlèrent. Beussa confirma ses premières impressions : « sa voix
était douce, calme, il n’utilisait pas de mots d’argot. Même pas
ceux du milieu, mais, les connaissait-il ? » Il parlait peu
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d’ailleurs. Etait-ce de la timidité ? Beussa remarqua qu’il ne
répondait pas toujours aux questions qu’on lui posait. Il se
contentait de sourire en regardant la personne qui l’avait
interrogée. Un sourire en réponse, non pas distant, un sourire
n’indiquant ni la moquerie, ni la bienveillance, ni un sentiment
d’infériorité, mais ressemblant plutôt à celui des sourds qui
n’arrivent pas à comprendre le sens d’une question répétée et
veulent s’excuser. Il répondait quelquefois par signe, des oui, des
non de la tête et d’autres mouvements qui pouvaient signifier
l’accord, le désaccord mais plus souvent l’indifférence aux
questions posées. « Tout cela est-il important ? » ou « Je ne suis
pas qualifié pour en débattre ? »
A la question de Beussa :
- Que fais-tu ?
Il répondit :
- J’étais au lycée.
Seul le passé était précisé. Beussa pensa qu’il voulait garder
secret son avenir. Puis voyant que sa réponse décevait les autres :
- Que vais-je faire maintenant ?
Et la tête s’inclinait et les mains s’ouvraient en un geste
indiquant l’incertitude. Rague posait des questions directes :
- Tu vis de quoi ?
Dit dans un murmure.
- Fils à papa, encore pour quelques temps.
- Tu vas faire de la montagne ?
Une réponse vive :
- Oui.
- Tu fais du ski ?
Là une autre réponse nette :
- Oui, beaucoup.
Mais tout de suite, pour atténuer
- Du ski de piste,
avec une moue de dégoût, un geste d’excuse, la main à la
bouche, un ongle entre deux dents...
Un type modeste et vraiment intéressant pensa Beussa qui
observa les réactions de Socrate. Lui, l’avait tout de suite adopté.
D’ailleurs il confirmait son désir de complicité en lui parlant
directement :
- Chtuc, maintenant c’est la fin de la saison…
Il marquait un temps :
- Pour grimper, il faudra attendre le printemps. Mais on se verra
cet hiver. On parlera. Et on te fera connaître Serge, le grand-père
de cet affreux, il désignait Rague. Un sacré mec ! Tu verras.
Après…
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Cet après était évidemment promesse de courses en montagne
réalisées ensemble. Le désir de lui présenter Serge était un signe
d’une volonté de l’intégrer dans leur groupe, une sorte de garantie
d’amitié en gestation. Beussa apprécia que Socrate l’enracine
déjà dans leur intimité.
Ils s’arrêtèrent de grimper, ils parlèrent ski de montagne,
montagnes et ascensions.
L’équipe en hiver.
On apprend des choses sur ses membres.
Découverte de Griotte, femme de Beussa.
On reparle de Chtuc, le brillant grimpeur.
Aux jours lumineux d’octobre ont succédé ceux plus courts de
novembre, puis ceux plus courts encore de décembre. Une seule
journée de ciel gris a condamné les grandes lumières à la
réclusion saisonnière. L’automne et ses feux et ses charmes et ses
rêveries, a laissé la place à l’hiver des grisailles, des incertitudes,
des mélancolies et des anxiétés. L’équipe semble dissoute, elle ne
l’est pas, elle est en veille d'amitié.
Beussa et Rague se rencontrent parfois dans l’enceinte de
l’Université. Ils se saluent, Rague fier devant ses camarades de la
considération que lui confère la connaissance d’une telle
personnalité. Toujours, après quelques banalités sur le temps, sur
les conditions de neige, Rague questionne : « « L’as-tu vu ? Que
fait-il ? » ». Car si Beussa rencontre souvent Socrate il peut
s’écouler plusieurs semaines d’hiver avant que Rague ne revoie
Socrate. Tous deux sont liés par une sorte de plus petit intérêt
commun. Ils ne sont indispensables l’un à l’autre que pour la
montagne. Au cours de la saison alpine, quand Beussa n’est pas
libre, Socrate a besoin d’un second de cordée capable de le suivre
dans ses ascensions. Rague est le plus souvent celui-là. Rague ne
se satisfaisait pas de courses banales qu’il pourrait conduire. Il a
besoin d’un premier de cordée qui le guide dans des escalades
audacieuses. De plus Rague peut utiliser la voiture de sa mère.
Socrate ne possède qu’un vieux scooter qui doit à quelques
soudures et des épissures en fil de fer une existence prolongée
mais souffrante.
Par contre Beussa et Socrate se rencontrent régulièrement,
manifestation classique d’une amitié forte. Ils se voient en réalité
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chaque fois que leurs moments de liberté le leur permettent.
Socrate vient chez Beussa, ils se retrouvent au bistrot.
Evidemment, ils parlent montagne, font des projets d’ascension,
compulsent les topos d’escalade, commentent, cherchent des
photos, fouillent dans leur souvenirs : « Tu sais à droite du
couloir, il y a un éperon qui mène presque au sommet ». Ils
projettent des tentatives, puis concluent : « On ira voir. »
Mais la montagne n’est pas leur seul sujet de conversation. Ils
parlent de tout. Curieusement, peut-être l’indulgence y a-t-elle sa
part, Beussa éprouve du plaisir à écouter Socrate. Dégagés de
leur gangue de naïveté, de leur part d’exagérations, de leur
emballage d’argot, il trouve qu’il y a dans son non conformisme,
dans son jugement de la société et de l’école une originalité qui
l’oblige quelquefois à réfléchir.
Journée de fin décembre. Beussa est assis devant son bureau,
une simple table, dans la demi-pièce qu’ils nomment le coin
travail. En face, Griotte, sa femme. Pour elle un plateau posé sur
des tréteaux. L’autre demi-pièce est le coin repas, une table
ronde, six chaises. Contre un mur, une banquette en rotin. Des
murs blancs peu visibles. Des étagères en bois de pin verni les
cachent. Pas de décoration, des livres partout. Griotte gribouille
des esquisses, jette des mots sur une feuille, les rature, en écrit de
nouveau. Elle s’essaye à trouver des mots d’enfants, à tracer des
expressions graphiques à eux compréhensifs. De temps en temps,
sans lever la tête, elle observe Beussa. Elle lit en lui.
Tout espoir de balade est noyé dans la grisaille. Il prépare ses
cours. Grandeur, misère, richesse des enseignants. En dehors des
heures de cours, un professeur est libre de vastes espaces de
temps. Richesse ? Non, servitude, il est si facile de reporter et de
se trouver ensuite confronté à un retard qui oblige à un travail de
nuit. En ce moment, il rêve. Elle croît voir dans ses traits un
adoucissement qui pourrait être un sourire. En réalité il pense à
Socrate. Il se dit : Quand je vais le revoir il va me dire : « Salut
Babar, me voilà » De quoi va-t-il me parler ? De coqs de
clochers ? Il se souvient de leur précédente rencontre, il était
encore exalté. Il a raconté : « « Tu vas rigoler, un job marrant, je
suis allé passer quelques heures près du bon Dieu. Un coq de
clocher branlait sur son axe, il couinait au lieu de chanter. Des
chimères au gosier obstrué par les feuilles mortes refusaient de
dégobiller et la pluie ruisselait sur le parement de l’église,
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mouillait le cul des anges. Un curé désemparé : les entreprises
consultées lui ont parlé échafaudage, sécurité. Et quand elles ont
présenté l’estimatif, il s’est crû projeté en enfer. Ma mère, la
mama est une fervente des lieux, elle entend une conversation,
elle dit : « Padré, c’est le mot qu’elle utilise, mon fils peutêtre… ». J’arrive, je regarde, je dis à l’homme de Dieu : « Pas de
soucis, votre travail, il me plaît. Je reviens avec du matériel. » Je
suis revenu, je monte dans le clocher, j’attache ma corde à la
charpente, un prusik, je sors par la lucarne. Me voilà en plein ciel.
Une corniche étroite, j’en fais le tour, je soigne au passage les
maux de gorge des chimères. Je reviens sur mes pas, j’escalade le
clocher. Pas cons les vieux ils ont prévu des crochets métalliques
qui sortent des ardoises. Avec un anneau de cordelette : facile,
mais tu as l’impression d’escalader un couloir de glace sans
crampons. J’arrive au coq, je lui dis quelques mots d’amitié. Nom
de … quelque chose, il a une belle vue le mec, mais alors il est
patraque. Je passe une cordelette, je redescends en rappel. Le
padré, d’en bas, me regardait, il était terrorisé. Je lui dis :
- Padré, j’ai lavé les amygdales des chimères, par contre pour le
coq, il me faut deux boulons de dix centimètres, diamètre douze
millimètre, un pinceau, de la peinture minium et de l’huile. L’air
de votre paradis ne lui convient pas. Si vous voulez que je le
peigne ajoutez un demi kilo de glycérophtalique au minium,
couleur de votre choix.
Il est allé acheter le tout. Je suis revenu, je lui ai bichonné un
coq tout neuf et qui ne couine plus. Il n’en revenait pas. Il a couru
dans la sacristie, est revenu avec des billets. Je ne voulais pas, je
lui ai dis :
- Padré, c’est gratos.
Alors il s’est fâché, j’avais peur de l’excommunication, j’en ai
pris la moitié. Je te le jure il avait une larme à l’œil quand je suis
parti. Beusse, là haut, l’impression de vide est énorme, ça t’aurait
plus. Maintenant écoute le meilleur, avant que je parte, le padré
me dit :
- On ira ensemble à l’évêché, tous les coqs du diocèse ont la
même maladie.
Il en a parlé à l’évêque et l’évêque a voulu me connaître. Le
padré m’a emmené chez lui. En chemin il m’a dit :
- Surtout ne l’appelez pas monsieur dîtes-lui Monseigneur.
Surtout ne jurez pas.
Bien sûr j’ai oublié et je l’ai appelé monsieur. Il s’est marré,
c’est un bon mec, on a parlé vide, cordes, montagne, il a un peu
grimpé quand il était jeune. Je lui ai dis :
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- Vous avez bien fait parce qu’avec le bedon que vous avez, vous
ne pourriez plus aujourd’hui…
Le curé m’a donné un coup de pied dans les mollets. Lui a
rigolé. Après quelques phrases, il m’a confié la mission sacrée, je
suis le vétérinaire du diocèse. Je n’ai pas demandé si je devais
aussi soigner les poules du couvent, le curé m’aurait tiré un autre
coup de pied. Un qui se marre c’est mon portefeuille. Il a
maintenant la peau tendue, il est heureux, le pauvre, il ressemblait
à un fakir. Ma saison d’été est assurée, je vais pouvoir me
consacrer à la montagne.
Dis, tu te souviens de la face que nous avons vue quand nous
avons fait …
Oui, Beussa sourit, Griotte l’observe, elle sourit aussi.
Puis, soudain, son visage s’obscurcit, il pense à ce que lui ont
dit des élèves :
- Nous montions au refuge pour faire la fête, nous l’avons pris, il
faisait du stop. Un petit gabarit, silencieux, absorbé, oui c’est ça,
absorbé. Nous sommes montés ensemble au refuge. Le matin il
nous a quittés. Quand on lui a demandé son nom il nous
répondu : « On m’appelle Chtuc. » Et quand on lui a demandé où
il allait il a montré les faces en disant : « Par là. »
Il n’avait pas de skis mais des raquettes, il avait beaucoup de
matériel d’escalade ! »
Beussa fronce les sourcils. Il sait que l’hiver le temps est stable,
mais que le beau temps est là depuis longtemps et que des basses
pressions sont annoncées.
Griotte le scrute, elle pense : « Il est transparent mon gros
dur. »
Veille des fêtes de Noël. Bernard Rague est chez lui, vient le
voir dans sa chambre, sa mère Marie, ils papotent. Que de
choses se dévoilent au cours de leur conversation. Aussi sur
Serge, le vieil alpiniste, le grand-père de Rague, le père de
Marie. Sont prononcés des noms : Deussain-Brun président
du M.A.S. le club de montagne, Beussa le professeur... et sont
dits quelques mots sur le projet d’expédition.
Ce même jour, à la même heure, Bernard Rague est étendu sur
son lit. Il a fermé le livre qu’il étudiait. Il jette un regard sans
profondeur sur le titre : L’acte commercial dans la communauté
européenne. Il remarque : écriture en lettres gothiques de couleur
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rouge et bleu sur fond blanc, il pense : belle idée, puissante image
de l’association des deux pays moteurs qui s’inscrit dans
l’inconscient. Puis il pose l’ouvrage sur le lit, le moment n’est
pas à l’étude. Son regard se fixe sur un sous-verre fixé au mur,
une photo de l’aiguille Dibona. Il murmure : « Belle aiguille aux
courbes parfaites, tu es un monument dédié à tous les
grimpeurs. » Il sourit, il a passé de nombreuses heures sur cette
aiguille. Il se lève s’approche de la fenêtre » ».
Depuis quelques jours la vallée est plongée dans un épais
brouillard. Sa curiosité endormie, il perçoit plus qu’il n’observe
la pelouse à l’herbe parfaitement tondue, l’allée de gravillons
blancs conduisant à la terrasse dallée. Accolée à cette terrasse
sous le garage de jour, une pergola noyée de verdure fanée, une
seule voiture, celle puissante de son père. Sourire moqueur, son
père a emprunté le cabriolet neuf de sa mère, s’excusant d’aller
« vérifier au bureau s’il n’y avait rien d’anormal. »
Un jour, je serai ainsi pense Rague.
Avant de se recoucher il a mis en marche le magnétophone. Il
le sait, sa mère ne va pas tarder à accourir. En effet, la voilà qui
apporte, prétexte à sa visite, une tasse fumante, des biscuits. Il
n’est pas dupe mais joue l’étonné. Il lui dit :
- Tu ne fais jamais de révérences ?
Elle ne comprend pas, alors il ajoute :
- Avec ton petit tablier, tes cheveux sous le foulard, tu as tout de
la soubrette.
Elle crie :
- On ne s’entend pas.
Les sons graves se jettent dans la pièce, frappent les parois et
les meubles, s’enlisent dans les surfaces molles, rebondissent sur
les fenêtres et les cloisons. Ces éléments entrent en résonance et
les vibrations qu’ils produisent imitent les sons d’une grosse
caisse qui s’ajoutent au vacarme de l’orchestre. Bernard étend le
bras, appuie sur une touche, les vibrations s’arrêtent, le silence
s’installe. Sa mère le ressent comme la fin d’une agression, elle
exprime sa satisfaction :
- Si nous n’habitions pas une villa dans un parc, nous recevrions
sans cesse des réclamations de voisins furieux. Pourquoi, vous,
les jeunes, vous complaisez-vous dans l’absence d’harmonie et
les hurlements de fin du monde ? Il en est de même pour la
peinture et la poésie, ce qui avant était simple devient
incompréhensible à la plupart.
Il la taquine :
- Ne m’en parlez pas madame Plupart, vous avez bien raison.
Tenez la poésie, souvenez-vous : « Heureux qui comme
Ulysse… » C’était lisse, tout le monde comprenait. Mais
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maintenant qu’y a-t-il à comprendre à... Il prend un livre sur
l’étagère derrière lui, le feuillette, lit :
Très vieille femme de balcon
Sur sa berceuse de rotin.
Et qui mourra de grand beau temps
…
Elle l’interrompt :
- Comme tu le répètes souvent, je ne suis qu’une femme
d’intérieur, une petite bourgeoise. Et peu cultivée. Quand je parle,
j’emprunte à ce que j’ai entendu, peu de choses sont de moi.
Il dit gentiment :
- Allez soubrette, il est bien tard pour regretter.
Comme si ce verbe éveillait en elle des échos, elle répète :
- Regretter !
Elle désigne les livres rangés sur les étagères, elle soupire.
- Quand je regarde…
Avec force :
- Tu sais que ton grand-père dirigeait une imprimerie…
Elle parle de son père, Serge, le vieil alpiniste, l’ami de Beussa
et de Socrate. Un personnage !
- Il m’a appris des choses. Je sais que le papier parle, que les
caractères sont des êtres, que le format est au livre ce que la
silhouette est aux personnes. Il me disait : « Les reproductions,
les dessins sont des cris : ils obligent l’imagination à ne pas
oublier le concret. Les livres sont comme les hommes : il y a
ceux qui appellent, ceux qui apprennent, ceux qui parlent bête,
ceux qui se font écouter, ceux qui font rêver. » Un jour il m’a
dit : « Tu vois ce livre, même quand tu l’as refermé il est encore
en toi, toute ta vie il sera en toi. Reviendront des phrases, des
ambiances. ».
Mais moi je ne connais des livres que la carapace, rien de ce qui
est à l’intérieur. Je voudrais avoir lu, beaucoup lu. Avoir compris,
avoir retenu. Je voudrais être jeune, recommencer. Apprendre !
Quelle chance tu as !
Il se dit : « La nostalgie liée au désir de connaissance, un beau
sujet de dissertation ! ». Il questionne :
- Pourquoi n’as-tu jamais travaillé ?
- Tu m’as dis quand je suis arrivé : « Repose toi. ». Tu admets
donc que je travaillais. Mais je comprends, tu veux dire :
« Pourquoi n’as-tu jamais exercé une profession ? » Tu sais ton
Grand-père…
Les mots attendus s’alignent. Bernard les habille de photos.
Photos de famille, photos de montagne. Elle court d’ailleurs les
chercher. Il y a mêlées à elles des articles découpés dans des
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journaux, des illustrations en noir et blanc. En vrac, une vie en
puzzle, dans un carton. Sur une photo, un groupe de
montagnards, arrière plan de blocs enchevêtrés, des hommes, rien
que des hommes, avec des vêtements pas possibles. Ils sont
coiffés de bérets, ils portent des pantalons de golf aussi larges que
ceux de Tintin, ils ont aux pieds d’énormes chaussures. Le grandpère reconnaissable à son visage. Une autre photo le montre dans
un passage d’escalade. Il n’a ni baudrier ni casque. Il a aux pieds
des espadrilles. Sur la corde simplement nouée autour de la taille,
sont fixés quatre mousquetons, cinq pitons, un marteau.
- … Tu n’étais pas né…
Elle cherche ses mots :
- Comme beaucoup d’hommes d’action trop confiants dans leur
force, il était insouciant, il jugeait insignifiant les problèmes de la
vie courante. Les seules difficultés qu’il acceptait de considérer
avec sérieux étaient celles de quelques ascensions. Il répétait :
« Un alpiniste est capable de tout supporter, de tout entreprendre,
de tout subir. Il peut coucher dehors par grand froid, dormir assis
sur des pierres ou la glace, dans des positions invraisemblables. Il
peut se priver de repas, souffrir pendant de longues heures. Ces
mots revenaient souvent : « Imagine un grimpeur qui n’a pas pu
planter un piton solide engagé dans un passage extrême. Imagine
une cordée prise par la tempête en pleine face. » Quand on lui
parlait difficulté de la vie il répondait toujours en parlant de
volonté et de courage. Il se citait comme exemple : « J’ai
commencé garçon livreur d’une imprimerie...». Le mot chance le
mettait en colère, lui faisait dire : « La chance n’est pas un poulet
rôti qui arrive du ciel. » La chance ! Il affirmait en voir de deux
sortes : Celle du dictionnaire, extrêmement rare, celle de la vie
courante qu’il fallait décrocher. Cette dernière cachée dans le
travail, le risque accepté sinon recherché, la volonté
d’entreprendre. »
Son regard était au loin, elle le reporte sur Bernard :
- Quand maman est morte, je me suis occupée de la maison. »
Vite, avec un geste :
- Ne critique pas, à l’époque…
Il la regarde gentiment, le ton imprégné de tristesse légère, de
modestie, l’émeut. Il a pourtant envie de critiquer. Elle le sent
peu réceptif :
- A quoi penses-tu ?
- Serge a l’égoïsme des optimistes.
Elle hausse les épaules :
- Appelle-le grand-père. Ton père n’aime pas qu’on l’appelle par
son prénom. Il faudrait que je réponde :
- Comme tous les hommes.
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Mais je sais l’hypocrisie qui se cache dans ces mots de femme.
L’avenir d’une personne dépend plus de son caractère que des…
volontés ou des obstacles qui se dressent devant elle. La vie au
jour le jour impose ses contraintes, il travaillait dix, douze heures
par jour !
Regard vers la fenêtre, un geste de semeur transformé en
imitation de vol d’oiseau :
- Et toi qui partiras un jour. Demain !
Bernard écoute troublé, presque. Il ne sait pas encore que la
capacité d’affection dont un individu est porteur ne s’éteint
qu’avec la grande vieillesse. Que cette affection se déplace au
cours d’une vie, va du père au mari, du mari aux enfants. A des
amants parfois. Il sourit en pensant à des mots de Socrate croisant
une femme d’âge mûr sur un sentier : « Ferait mieux de cajoler
un jeunot. Il y a des tas de puceaux en chômage technique qui
seraient bien contents d’être pris en cuisses.» Sa mère serait-elle
capable d’avoir un amant ? Il est gêné tout à coup. Le grand-père,
lui, a eu une vie sentimentale agitée. Il l’a compris à des sousentendus dans des conversations. Il dit :
- Marie, tu portes bien ton prénom. Comment Serge a-t-il fait
pour avoir une fille comme toi ?
Elle ne répond pas tout de suite. Elle lui montre sa tasse, il a
oublié de boire. Il avale une gorgée, croque distraitement un
biscuit :
- La docile fillette et l’infernal vieillard.
Le bruit du craquement du biscuit sous la dent donne plus de
force au qualificatif.
- Infernal ! N’as-tu pas honte. Remarque, je suis contente, tu ne
lui ressembles pas. Que tu es raisonnable ! Tu seras comme ton
père. Après quelques années de mariage, ton travail sera tout pour
toi.
Bernard pense à d’autres paroles de Socrate : « Si tu es manard,
t’as qu’une envie, laisser le boulot au plus vite pour courir à tes
loisirs ou au bistrot. Par contre quand tu es patron ton boulot est
loisir. Mais vient un jour ou le patron réalise que sa vie a été
absorbée par son travail, alors il dit : « Vous ne pouvez pas savoir
l’importance qu’avait pour moi la montagne, je l’ai sacrifiée. »
- Tu ne sera jamais comme ton grand-père, lui a attendu la
quarantaine pour se stabiliser. Rapidement tu abandonneras les
ascensions difficiles, tu ne feras plus que du ski de montagne. Tu
resteras membre du M.A.S, tu y seras quelque chose, trésorier
comme ton père….
Se moque-t-elle ? Se demande Bernard.
- Ton grand-père rira de toi.
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Elle a raison pense Bernard avec déplaisir. Puis il sourit :
- Il vient demain.
Riant franchement :
- Après la vie qu’il a menée on a du mal à l’imaginer
baguenaudant, paisible. Pourquoi ne l’invites-tu pas plus
souvent ? J’aime parler montagne avec lui.
- Ils ont si peu à se dire avec ton père…
- Il vient pour savoir quel est le sort réservé à Socrate dans le
projet d’expédition. Mon père et Deussain-Brun sont amis !
Deussain-Brun est président du M.A.S.
- Ton père se moque de ce Socrate qu’avec monsieur Beussa vous
placez sur un piédestal. Personnellement je ferai tout pour qu’il y
aille. Je n’ai pas envie de te voir partir à sa place.
- Exclu madame Plupart, priorité aux études, les lendemains qui
chantent ne sont jamais octroyés, ce sont les fruits d’un labeur
intense et continu. Monsieur Plupart me le répétait encore hier
soir. Il me disait : « Dans une vie, de quel poids est une réussite
éphémère dans une activité marginale ? Il est négligeable. »
- Ne te moque pas de ton père. Mais pourquoi grimpes-tu avec ce
Socrate ? Tu pourrais choisir un autre compagnon de cordée ?
Pourquoi ne pas toujours aller avec monsieur Beussa, c’est quand
même un homme sensé.
Bernard répète : « Quand même !» Mais il ne répond pas à la
question. Il ne peut lui expliquer les limites de ses capacités
d’alpiniste. Il biaise :
- Monsieur Beussa, Babar, est un être sensé.
- Babar, vous n’avez aucun respect. C’est malgré qu’il soit fou
d’alpinisme un scientifique de valeur.
Il a envie de relever la faute grammaticale mais il se tait. Il ne
lui explique pas qu’elle se fait des illusions sur ses capacités
d’alpiniste. Un excellent grimpeur de blocs, un très bon skieur
n’est pas obligatoirement un grand alpiniste. Grand-père lui, sait.
Bernard l’a compris aux questions qu’il lui a plusieurs fois
posées, à certaines réflexions, à des regards furtifs.
Elle est rêveuse maintenant et semble apaisée elle dit :
- Allez je suis fière de toi.
Puis viennent des mots qui montrent son trouble et que rien
n’est simple pour elle.
- Si tu savais, les mères d’alpinistes, les angoisses… elles
viennent par bouffées, la nuit surtout. Des images terribles… Et
la radio et les journaux et la télé. qui se complaisent dans le
macabre. Et le père qui dort !
Il murmure :
- Je comprends Marie.
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Et l’utilisation du prénom n’a rien de moqueur.
La ville.
C’est un jour mystérieux, un jour à chuchotement. La ville est
enfouie sous un épais brouillard. Ambiance de photo floue. Une
brume d’hiver stagne, englobe les hommes, les oppresse, les rend
moroses et soucieux. Les rues de la ville sont pourtant fardées,
habillées en fête mais le mur impalpable absorbe les sons, les
éclairs des enseignes des magasins, les éclats des lampes
multicolores nichées en banderoles dans les sapins lumières
alignés le long des trottoirs déserts. Des silhouettes passent,
furtives, absorbées dans cette nuit de poussière glacée. De rares
voitures semblent glisser sur la chaussée luisante de givre.
Malgré leur lenteur, elles surgissent de l’opaque puis, aussi vite
disparaissent, silencieuses, leurs phares fouillant le voile opaque
de leurs faisceaux impuissants.
Des hommes ont voulu la ville gaie mais la grisaille, l’absence
d’animation, le silence profond, le froid persistant, l’engluent, lui
refusent tout air de fête et elle dégage une impression d’abandon,
une tristesse d’architecture manquée, d’irréel aussi.
Trouble de Beussa : cogitations, incertitudes. Il a appris
qu’un alpiniste est parti en solitaire tenter un itinéraire
jamais gravi. Il a pensé à Chtuc. Il veut partir pour aller
vérifier si cet alpiniste a besoin de secours. La présence de
Socrate lui paraît indispensable. Il le cherche, le trouve.
Hélas, dans quel état !
Griotte, la femme de Beussa, lit. Beussa se prépare à sortir :
- J’ai bien réfléchi, je dois y aller.
- Avec Socrate ?
- Evidemment. Peut être est-il A l’Intello ? Je vais voir.
A l’Intello, le café situé à la périphérie du Campus. Un de ces
vieux cafés que l’on trouve parfois sous des bâtiments en pierre
de taille. Une ossature de poutres métalliques rivetées s’appuyant
sur des poteaux en fonte éclissés. Des menuiseries de couleur
verte olive, des petits carreaux biseautés, des tables en marbre à
piétement en fonte, un bar en zinc. Une époque ! Une volonté de
ne pas moderniser. Le propriétaire s’appelait Tello. S’appelait-il
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Alain ? Il l’affirmait. Désir de plaire à une clientèle d’enseignants
et d’étudiants ? Rendez-vous des élèves et des professeurs avant,
après, entre les cours, l’ambiance y était, tout à la fois, sérieuse,
studieuse et débraillée. Socrate y était connu, reconnu, c’était
même une des personnalités du lieu. Il entretenait avec le
propriétaire des relations privilégiées. Ce Tello n’était-il pas,
comme son père, natif des hautes terres dolomitiques ?
Maintenant Beussa est là, face au bistrot : A l’Intello, de l’autre
côté de la rue, appuyé contre sa voiture, fixant les halos
multicolores suintant à travers les petits carreaux des fenêtres.
Dans cette période de l’année, à le voir ainsi cramponné, hésitant,
il fait penser à quelque intempérant n’osant risquer son équilibre
dans la haute traversée de la rue.
Pourtant, lentement, lourd chaland incertain, il quitte son
amarre, jette son corps massif en avant comme pour fendre une
foule dense. Il avance de sa démarche souple et pesante. Les
ursidés flânant ont de ces maintiens à la fois disgracieux,
chancelants et assurés. Taille au-dessus de la moyenne rendue
peu perceptible par sa morphologie herculéenne. Au dessus de ce
corps sans aspérités ni raideurs, sous un crâne de brachycéphale,
un visage sans beauté. Riche en laideurs même. Des traits fades,
un nez épaté, un regard que des lunettes à verres épais,
légèrement teintés, rendent inexpressif. Une bouche molle, des
lèvres épaisses à consistance de chair d’escargot. Mais qui,
étonnement dans ce disgracieux, laissent apercevoir lorsqu’elles
s’entrouvrent de merveilleuses et étonnantes brillances : des
petites dents dont la blancheur éclate en fanfare dans ce visage
toujours bronzé. Hélas, elles ne suffisent pas à effacer
l’ingratitude générale. Le rire de cet homme aussi est étonnant, si
celui de Socrate est un rire de tête, jaillissant en cascades de notes
aiguës perçantes et vibrantes, celui de Beussa est un rire de corps
aux sonorités sourdes et graves qui semblent venir du fond de sa
carcasse et la secoue comme le ferait une toux.
Elles étaient loin les tristesses de son adolescence à la
découverte de sa laideur. Il s’amusait maintenant à la lire en
étonnement dissimulé dans le regard de ceux qui la découvrait.
Car il se jugeait avec une lucidité impitoyable. Et comme il se
moquait de ses travers physiques, il soulignait les limites de ses
facultés intellectuelles. Il répétait avec humour : « Mes
intelligences sont à l’image de mon corps, puissantes mais lentes,
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mes introspections et mes réflexions n’en finissent jamais de
s’exprimer et mes temps de réponse sont interminables. »
En lui, peu de contradictions et peu de certitudes. Sa forme
d’intelligence, sa rigueur d’analyse, sa patience, l’incitaient à
ruminer longtemps une idée avant de l’accepter, de la rejeter, de
la décréter douteuse. Conforté par une volonté tendue par ce
principe, il cultivait cette tendance à toujours tenter de
comprendre, d’expliquer le pourquoi des actes, des discours ou
des pensées d’autrui. Comme il n’était pas, de plus, une nature
moqueuse, même l’étalage de la plus navrante banalité, de
l’insignifiance, de la fatuité, de la bêtise même largement
exhibée, ne déclanchaient en lui que des silences méditatifs, des
sourires à peine esquissés. Et c’est avec une calme politesse qu’il
fixait sur ses
interlocuteurs stupides un regard rempli
d’étonnement dans lequel ils ne lisaient qu’une acceptation de
leurs propos. Ce comportement, cette absence de rapidité dans la
répartie, ce refus des affirmations péremptoires, des réponses
giclant en coup de dague, étonnaient ceux qui le connaissaient
peu. Les imbéciles allant même jusqu’à douter de son titre et de
son savoir universitaires.
Il était aussi de ces rares individus qui disent banalement : « Je
ne sais pas. » S’il s’agissait d’une interrogation se rapportant à sa
spécialité il disait d’ailleurs : « Nous ne savons pas. » Il était
habituel de l’entendre énoncer : « Mon opinion sur ce sujet n’est
pas formée. » Plus encore il se gaussait de lui-même, à chaque
erreur de jugement il bougonnait : « Quelle erreur j’ai commise
en affirmant ceci ! » Il n’avait rien de commun avec ces individus
qui ont sur tous les sujets à la mode des opinions puisées dans
leur journal, cristallisées à force de répétition, et qui les rabâchent
à longueur de conversation, leur donnant l’impression de
participer à la connaissance et à la gestion des mondes. Ce qui
pourra être considéré comme un paradoxe, il éprouvait une
admiration immédiate pour ces esprits brillants, ces intelligences
fulgurantes, le plus souvent intuitives, dont la vivacité, la
spontanéité s’expriment dans un jaillissement de commentaires
éclatant d’originalités. Etait-ce la force de l’amitié ?, il classait
Socrate parmi elles. Enfin c’était un de ces êtres extrêmement
rares qui n’accordait aucun intérêt à la possession des choses, de
l’argent, des biens.
Dans l’université où il enseignait nombreux étaient ses
collègues engoncés dans des routines, assujettis aux idées de leur
milieu, qui s’irritaient tout à la fois de ses exigences et de ses
laxismes, de son refus de suivre les modes, d’utiliser les mots du
moment. Ils le considéraient avec une condescendance teintée
d’un peu d’énervement et ce n’était que ses hautes qualités
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professionnelles, l’originalité de ses découvertes qui le sauvaient
de la disgrâce. Manière de le juger, ils se contentaient de dire :
« C’est un alpiniste.» Ce qui dans leur bouche signifiait :
« C’est un marginal. », et, sous entendu : « Ce n’est pas un type
sérieux, son opinion importe peu. »
Il était docteur es sciences physiques; professeur de faculté, il
s’appelait Michel Beussa. Ses élèves lui avaient plaqué le surnom
de Babar que Socrate avait adopté.
Il marche, ses pensées vont à ce Chtuc, ce jeune grimpeur qu’il
a connu dans Les Blocs et dont lui ont parlé des élèves. Elles sont
diffuses car il sait peu. Des constations : nous sommes en hiver,
les journées sont courtes, les nuits interminables. Or les nuits
éteignent les enthousiasmes du jour… Des questions émergent :
Où est-il allé ? Veut-il tenter une voie normale ? Une escalade
ordinaire ? Une escalade très difficile ? Que m’a répondu cet
étudiant qui est venu me voir et qui, quand je l’ai interrogé, m’a
répondu : « A mon avis un truc très dur. » Beussa pense : « La
Tête blanche ? » Le raisonnement le conduit à sa facile face sud,
course à ski classique. La vision de sa face nord l’effleure, la
raison la rejette, refuse de l’envisager comme but. Il lie son nom
à impensable, impossible, folie. Du fond de lui vient une image :
Un type seul !
Son expérience lui dicte un raisonnement : à deux, le
relâchement de la volonté de l’un est parfois compensé par le
dynamisme de l’autre qui tout à coup se substitue au sien… La
vision de la face revient. Avec elle de nouvelles questions : Où
sont les limites du raisonnable ? De la témérité ? De
l’inconscience ? Du courage ! Le courage, mot énorme quand on
est seul. Pour le rendre admissible il faut l’associer à expérience,
à connaissances, à techniques dominées. Et vient au premier
plan la question : Qu’est-ce ce qui a motivé sa décision ? L’action
n’est que la transposition gestuelle d’un choix. Qui a-t-il derrière
ce choix ? Un énorme enthousiasme ? Un défi ? Conscient de ses
possibilités veut-il les tester en se mesurant à l’extrême.
L’orgueil ? Il m’a semblé bien solitaire pour être sensible à
l’admiration d’un milieu. Une grande tristesse ? Pour l’atténuer ?
Pour l’oublier en l’ensevelissant sous quelque chose d’énorme ?
Quelle est la nature de la déception qui peut entraîner un tel
choix ? L’amour ? Serait-il simplement fou ? Il l’est au regard
des gens normaux, mais l’est-il pour nous alpinistes ? Ou au
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contraire est-ce une exaltation passagère qui l’a poussé là ?
Quelle que soit la cause, que d’espace entre un tel désir et sa mise
en œuvre, entre sa mise en œuvre et sa réussite ! Mais il faut
envisager l’échec, mot terrible parfois.
Ce projet imaginé, idéalisé dans la quiétude de la vallée, dans le
climat sécurisé de la ville, que devient-il au contact des premières
difficultés ? Celles résultant de la simple fatigue de la marche
d’approche, celle du poids du sac. Résistera-t-il à la vision de la
paroi qui surgit tout à coup, si haute, muette, rébarbative de
verticalité, sinistre ? Réalité menaçante du réel confronté à
l’image qui a créé le désir et le rêve. Une simple photo ? Un topo
parcouru ? Après la marche, simple alignement de pas si on fait
abstraction de la fatigue, viennent les premiers problèmes
techniques. Il est au pied de la face, la pente devient telle qu’il
faut quitter les skis, le corps s’enfonce dans la poudreuse
jusqu’aux cuisses. Combien de volontés se relâchent dans la
fatigue d’une trace à faire. La peur de la chute dans une crevasse :
Où est la rimaye ? Et vient le premier contact des mains avec le
rocher glacé. Début des petites souffrances qui, cumulées,
deviendront vite exaspérantes. Des questions à résoudre : Faut-il
porter le sac ? Le tirer avec la corde ? Le facile est recouvert de
neige, sur le difficile raide la neige poudreuse d’hiver a glissé. Où
passer ? Vient la première difficulté sérieuse, le corps en position
précaire, un signal prévient la raison. Si on veut progresser il faut
que la volonté réprime ce que murmure cette raison. Demi-tour
dit le timoré qui habille sa peur de raisonnements, tu reviendras,
cette face est éternelle, elle est trop difficile pour être gravie en
hiver par un solitaire débutant. Allons, poursuis encore, dit le
passionné qui ressent en tumulte sa valorisation après sa réussite,
à son retour dans la plaine. Une certitude : Il y a là obéissance à
une exigence étrange et le désir d’un énorme besoin de solitude
qui ne peuvent s’épanouir que dans une situation extrême.
Beussa énumère, classe. Le tout posé, viennent : Que décider ?
Rester chez soi ? Rester, c’est assurer à son corps malmené tous
les week-end le repos auquel il aspire. C’est ne rien avoir à
imposer à sa volonté. Rester, c’est s’installer dans la quiétude de
ses curiosités intellectuelles, dans le monde apaisant du savoir. Et
Griotte sera là, heureuse de se voir préférée. Et la période de beau
temps a trop duré, l’arrivée du mauvais temps est annoncé. Ce
froid, ce brouillard sur la plaine indiquent un ciel clair en
montagne, mais la météo. est formelle, une basse pression est aux
portes du ciel. Demain, après-demain, le vent du sud ouest
apportera ses nuages, ses vents fous, et ses chutes de neige
interminables.
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L’alpinisme est une activité normalement pratiquée en été, la
raison l’admet aisément car les actions extrêmes de l’homme sont
limitées par son instinct de conservation. N’est évidemment pas
considéré comme alpinisme l’ascension de sommets à skis. Que
de difficultés dans ce que les alpinistes nomment : une hivernale !
L’hiver, tout concours à la lenteur. La présence de la neige, le
danger qu’elle porte en elle : gare aux neiges inconsistantes
d’hiver, aux plaques formées par le vent. La progression nécessite
l’usage de skis ou de raquettes. Les skis autorisent une marche
plus rapide mais ils ne peuvent être emportés dans l’escalade. La
voie de descente devra donc être réalisée à pieds, chose
inhumaine en cas de neige profonde. Des raquettes ? Elles
peuvent être ficelées sur le sac en cours d’ascension ? Mais quel
encombrement dans une voie difficile ! Et quelle lenteur dans la
marche d’approche. Et augmenté le poids du sac qui déjà contient
tant de choses indispensables en hiver : vêtements, protections de
nuit, réchaud, recharges de gaz et la quantité de vivres établie
pour une durée d’ascension double ou triple de celle qui est
habituelle en été…
Et la difficulté de l’escalade ! Celle-ci est multipliée, décuplée
par le froid, la neige qui masque les prises, les rend glissantes.
Désir d’extrême, sentiment d’invulnérabilité, la pratique des
hivernales est une des manifestations les plus marquées du
masochisme qui est en tout grimpeur ambitieux.
Dans une face extrêmement difficile, un homme seul, Chtuc
évidemment. Qui grimpe mais pense aussi, évalue sa
situation. Qui finit par être confronté à une difficulté
majeure. Le désespoir est en lui
Laissons Beussa hésiter devant A l’Intello. Dirigeons nous vers
un grimpeur solitaire. Cet homme est debout face au rocher, dos
au vide. Il est sur un minuscule replat au pied de deux pans de
dalles verticales formant un immense un dièdre très ouvert. A ses
pieds masquant la presque totalité de la si petite vire un bourrelet
de neige piétinée à peine plus grand que les deux pieds. Et sortant
d’elle, contre le rocher, une flamme de pierre décollée de la
masse. Un tout petit point de roche amie dans cette immensité de
mur à combattre. Le grimpeur a, de sa corde, cerclé avec
ravissement cette sécurité millénaire. Grâce à elle il n’est plus un
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corps posé en équilibre, il est maintenant une partie de la
montagne. Pourtant il en est conscient, il n’est qu’un incertain
fragment de vie posé sur un soupçon d’horizontale. C’est sans
doute pourquoi il appuie dans une attitude maladive son front
contre le mur de granit.
De la face que tente de gravir cet homme, aucune trace aucun
signe de vie visuelle ou sonore n’est perceptible. Et ce qui rajoute
à l’impression d’inhumain est donné par l’aspect même de la
paroi sur laquelle il est accroché. Dans cette période de l’année
c’est une muraille perpétuellement dans l’ombre, aucun rayon de
soleil même rasant ne vient l’illuminer, dévoiler ses reliefs. Sur
son arête orientée à l’est, dentelée, peu raide, se trouve, proche du
sommet, une brèche. Elle est taillée dans une strate de roche
schistoïde de couleur presque violette. C’est à cette partie de
roche polie, lustrée, que l’on doit le nom de cette face : Les
Dalles luisantes. Ce qui luit, le trop lisse traduisent l’impossible
en escalade. Translation classique en toponymie, c’est cette
partie, parce qu’elle retient le regard qui a servi à baptiser
l’ensemble. Le reste n’est pourtant guère plus attrayant. De la
base au sommet : un pilier, des dalles démesurées, un dièdre
colossal se superposent. Pan de roche minuscule à l’échelle
terrestre, elle est immense à l’échelle des potentialités humaines.
Quant à l’impression de sauvagerie qu’elle dégage, elle est à
l’image d’une portion de planète sans vie.
L’homme s’est retourné, il regarde sous lui, la face raccourcie,
méconnaissable. Le formidable pan de dalles médian dans lequel
s’était révélé un merveilleux réseau de fissures formant parfois
cheminées. Bien que terriblement difficiles elles lui ont permis
une progression plus rapide que celle espérée. Enfin, au plus bas,
le pilier, soubassement de l’itinéraire, contrefort de la face, dont il
ne voit que les quelques étroites vires.
L’homme reste un moment immobile. Qu’observe-t-il ? Le
glacier en bas ? Le court vallon dominant la vallée
principale, avec les molles ondulations de ses pentes de neige
rosies par les lueurs d’un soleil maladif. Chair fragile porteuse
d’une vie incertaine, vibrante de luttes dans cet espace si étroit et
pourtant si extraordinairement vaste, cet homme pense. Des idées
brouillonnes viennent à lui comme ces nuages qui apparaissent
soudain poussés par des vents silencieux qui les déchirent et les
font disparaître ensuite. Elles vagabondent dans sa tête jusqu’à ce
que d’autres viennent les submerger. Certaines s’imposent,
brutales et précises, s’incrustent un moment. Ainsi, il pense à la
neige, cette étrange matière indéfinissable, aux mille consistances
et formes, en incessante modification, aux si diverses couleurs.
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Pulvérulente, presque liquide, pas encore glace mais dure déjà, en
manteau, en plaques, en masses, en dunes. Matière pour jeu
d’enfants, matière qui tue lorsqu’elle s’abandonne aux pentes.
Etonnant suaire d’hiver couvrant des millions d’hectares,
modifiant l’aspect des paysages, étreignant toute les vies. Neiges
en stock attendant le réchauffement qui les transformera en
ruisselets, en ruisseaux qui grossiront torrents et rivières et iront
se perdre au loin, là-bas, dans les vastes mers. Neiges bloquées
dans des cirques se transformant en fleuves de glace à la marche
lente, quelques foulées par décennie. Patience à l’horloge du
temps.
Un lourd sentiment d’oppression ajoute au poids de son corps.
Tout est morne sous ce triste éclairage d’hiver. Teintes sans
chaleur, des noirs, des gris, des blancs sales, couleurs liées à la
tristesse et aux deuils. Les couleurs vives se sont réfugiées dans
d’autres parties du monde.
Le regard de l’alpiniste va au glacier sous lui. Il imagine dans
ses molles ondulations des asiles, des niches accueillantes. Ce
matelas moelleux cet édredon douillet apparaît comme un
antidote au vide qui l’emprisonne. Il oublie les crevasses
hypocrites, il rêve. Comme il serait bon de s’étendre sur lui, de
laisser le temps s’écouler, d’oublier les incertitudes, les peurs, les
angoisses laissées dans la face là-haut. De rester ainsi étendu, de
se laisser simplement vivre.
Et son regard quitte le glacier, parcourt l’océan de nuages qui
recouvre la plaine et pénètre dans son vallon comme une mer
dans un fjord. Elle semblait au matin un immense inlandsis au sol
sur lequel l’imagination autorisait des marches. Maintenant elle
est boursouflée, coiffée de protubérances cotonneuses, des
déchirures laissent apparaissent des abîmes bleutés.
Le grimpeur a progressé dans le monumental dièdre ! Il l’a
appris : deux pages rocheuses! Celle de droite surplombante,
parfaitement lisse, celle de gauche rigoureusement verticale. Le
rocher, un gneiss à la granulométrie peu visible donne à ce grand
livre l’apparence d’un parement poli impropre à toute ascension.
Monolithique il présente cependant de grands pans striés d’une
succession de plis semblables à ceux qu’ont les tissus après un
repassage maladroit. Des fines fissures zigzagantes découpent la
masse en dessins étranges, elles sont remplies d’une curieuse
roche blanchâtre. Des plaques en saillies, écailles de roches très
granuleuses, dont la stabilité semble précaire saillent par endroit.
Tout est enveloppé d’un silence de nuit. Seuls les frottement de
tissus, le cliquètement des pitons et des mousquetons
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s’entrechoquant ou frappant la roche, le froissement d’un air
ruisselant sur les saillies rocheuses le font oublier.
Notre alpiniste a presque terminé la première longueur de corde
au dessus de la flamme-relais. Il est maintenant sous une de ces
écailles de roche rugueuse de couleur jaunâtre. Il est proche de
l’intersection des deux pans du dièdre, il a planté sous l’écaille le
deuxième piton de la longueur. Qualité moyenne a-t-il pensé, il a
chanté au début puis sous les coups de marteau les sons sont
devenus mat, assourdis. Mais le piton est long, épais et il est
enfoncé horizontalement jusqu’à l’anneau. Après quelques
secondes d’immobilité il tourne la tête. De la même manière
qu’un marin regarde du plat bord de son bateau l’océan infini, un
alpiniste dans une face observe sous lui une mer de vide.
L’homme refait face à la paroi. Lenteur et précision des
mouvements, apparente déconcentration. Ainsi font les toréadors
qui, avec des gestes faussement désinvoltes, narguent la bête en
lui tournant le dos. Il observe la suite. « Une sale gueule ! Si
j’étais sûr que l’écaille tienne… Je sens qu’il y a un relais audessus de l’écaille. » A-t-il parlé à haute voix ? A-t-il murmuré ?
Il ne sait plus. Il doit cette incertitude à la fatigue, à sa solitude, à
ses souffrances. Alliées, elles alourdissent sa lucidité. Il regarde
ses mains. Il pense à des outils étranges. Ils sont en bien mauvais
état ces outils ! Il a, au cours de la progression, suivi leur
détérioration. Maintenant la peau du dos est griffée, celle des
articulations usée, les extrémités de ses doigts sont striées de
marbrures blanchâtres et crevassées. Il pense à des mains de
mort. Les regarder augmente son découragement.
Quelques instants auparavant, après qu’il ait planté le deuxième
piton, il ne pensait pas être bloqué au niveau de l’écaille dont il
ne voyait, du relais, que la sous face. Il ne se doutait pas qu’il
serait incapable d’accomplir les quelques mouvements qui
l’amèneraient sur le replat deviné au-dessus d’elle. « D’abord un
bon assurage », avait-il murmuré avant de quitter le relais au pied
du dièdre. La corde entourant la flamme de gneiss et le sac en
constituait un d’excellent. La dent pour supporter l’effort causé
par une chute, le sac pour, par son élasticité, absorber une partie
de cet effort. Puis il s’était contenté d’un piton placé à mihauteur. Un bon piton qui avait généreusement chanté.
Malheureusement il était mince et court. Puis il avait planté le
piton dont la résistance était douteuse sous l’écaille. Maintenant il
avait traversé sous l’écaille et il tentait de progresser sans elle.
Cette longueur, comme les précédentes dans le bas de la face,
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malgré les grandes difficultés, semblait résolue. Ses épaules au
niveau inférieur de l’écaille, il jeta un regard vers le haut qui lui
permit de découvrir un semblant de fissure. En est-ce une se
demanda-t-il ? Sa main gauche chercha un piton, en choisit un. Sa
main le prit, frôlant le rocher pour limiter les efforts
d’excentrement, elle décrivit un arc de cercle. Elle plaça la pointe
du piton, l’enfonça de quelques millimètres. Il tenait. Equilibre
toujours précaire sa main gauche rasant toujours le rocher
descendit au niveau de la taille, chercha le marteau, trouva la
ficelle qui le liait à la corde, tira sur elle. Sa main tenant le
marteau remonta lentement, il asséna alors sur la tête du piton un
coup violent. Il s’enfonça un peu puis refusa toute pénétration. La
fissure était bouchée. Forte déception. Son corps resta plaqué au
rocher. Il passa quand même un mousqueton et la corde dans ce
piton. Une fatigue intense prit possession de son corps. Et c’est
alors que, se décalant vers la gauche pour chercher une autre
fissure, il s’aperçut que la partie supérieure de l’écaille était
décollée de la masse. Si elle avait été soudée à la paroi l’escalade
n’aurait été que très difficile. Il lui aurait suffi de poser les pieds à
plat sur la dalle à sa gauche, de glisser ses mains derrière
l’écaille, de leur faire exercer des tractions de sens contraire à la
pression exercée par les pieds. Il décida de tenter le passage sans
utiliser l’écaille. Mais avant d’effectuer les premiers mouvements
il donna du plat de la main droite puis avec le marteau quelques
coups sur le bas de l’écaille. Elle répondit par un son mat puis par
un son de porcelaine mécontente. Ses fibres perçurent ce langage
et le transformèrent en peur. Il avait alors exercé sur l’écaille une
légère force de traction et il avait cru la sentir bouger. Un grand
frisson l’avait parcouru. Il avait imaginé sa chute. Il se voyait
arrachant les deux pitons intermédiaires. Il imaginait le premier
impact, le choc sur l’écaille, la roche entrant dans ses chairs. Son
corps déchiré, déchiqueté, arrêté par la flamme de pierre. Ou, son
corps ayant évité la flamme, poursuivant sa chute.
Revenu au piton sous l’écaille, crispé, il appuya son front sur le
rocher. Haletant, il chercha un moment à effacer sa peur. Dans les
passages qu’il avait franchis précédemment il y en avait eu certes
de délicats mais il les avait abordés puis gravis les uns après les
autres sans trop d’appréhension. Son sens du rocher et sa bonne
technique stimulaient son optimisme. Sur un large relais, il avait
comparé sa progression par longueurs de corde à des traversées
de bras d’une mer déchaînée, sur un frêle esquif, avec, tout
proche, des ailerons traçant des sillages de mort. Mais, fort de son
savoir, il avait nargué ces dangers atteignant à chaque fois une
plateforme, des blocs en saillie, un adoucissement de la raideur
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de la pente permettant de poser la totalité de ses pieds, une fissure
permettant d’enfoncer un piton irréprochable. Il avait appelé
escales ces arrêts. Il s’était dit qu’aller ainsi de port en port c’était
réussir, vivre encore, vieillir encore un peu.
Sa vie ! Elle était maintenant tenue en équilibre grâce à la roche
repoussée par son dos, grâce au méplat de gneiss sur lequel
reposait l’extrémité de son pied gauche, grâce à une émergence
arrondie, médiocre prise, coiffée par sa main droite. La sécurité
donnée par deux pitons l’un de qualité détestable l’autre fort
éloigné. Et l’énigme était toujours là, au-dessus de lui.
Le calme en lui est revenu. Il regarde à nouveau l’obstacle,
espérant le retour de la lucidité. Concentration de la pensée sur
les gestes à effectuer pour progresser sur la gauche de l’écaille. Il
observe à nouveau le rocher, il remarque une ombre dans une
blanche veine à gauche du point qu’il a atteint. Une prise ? La
géologie est une science pour solitaire et en tout alpiniste il y a
une curiosité d’amoureux pour les pierres et leur formation. Il
imagine dans des temps vieux de millions d’années une
minuscule coulée de roche s’infiltrant dans une fissure de la
masse solidifiée. Il recommence la traversée, il cherche un piton
plus épais, le met à la place de l’autre dans la fissure. Il tape de
plus en plus fort, mais il ne pénètre que de la moitié de sa
longueur. Tant pis, il se lie à lui. Il traverse encore un peu. Il est
sous la prise, il pose ses doigts sur elle, deux phalanges
uniquement. Mais sous elle un méplat que le pouce peut
repousser créant un classique effet de pince. Tentative de confier
une partie du poids de son corps à cette prise. Un avertissement
musculaire : impossible. Un mot que son professeur d’agrès lui a
appris revient à lui : dyskinésie fonctionnelle. Alors il décide de
redescendre à la flamme de pierre pour prendre un long repos. Et
c’est au moment où il commence à traverser sous l’écaille qu’il
voit le piton tiré par la corde quitter sa fissure. Nouvelle peur
proche de la terreur. Il réussit pourtant à atteindre le piton sous
l’écaille. Comment a-t-il réussi ? Il recale son dos contre le
parement droit du dièdre, reprend sa position d’équilibre. Il saisit
le mousqueton du deuxième piton y façonne un nœud de
cabestan.
Nouvelles pensées lugubres. Il imagine sa mort. Pour que
commencent les recherches il faudra attendre que sa mère
s’inquiète de son absence, avertisse les secours. Se posera alors
aux sauveteurs la question : Où est-il ? Seuls les étudiants
pourront les orienter mais seront-ils contactés ? Des jumelles
permettront-elles de le situer dans la face ? La face ! Quels
sauveteurs seront capables de la gravir ? Au pied de la face !
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Il s’ébroue des ces pensées morbides. Il dédouble sa corde, teste
le piton en exerçant sur lui une traction verticale, il ne bouche
pas. Comme on se jette à l’eau sa main gauche prend la corde,
son corps se colle au rocher pour limiter l’effort d’arrachement,
s’attendant à chaque geste à ce que le piton s’arrache. Avec des
gestes précautionneux, lentement, en plusieurs fois, il descend en
désescalade jusqu’à la flamme.
Repas de Noël chez les Rague. Serge, le vieil alpiniste
célèbre, le grand-père de Bernard, le père de Marie est là.
Indices de discorde atténuée. Le vieux vient chercher des
renseignements : Socrate est-il choisit comme membre de
l’expédition M.A.S. qui se prépare ? Paul Rague, le père de
Bernard, le mari de Marie, le trésorier du M.A.S. est
consulté.
Serge, le grand-père de Bernard Rague est là. A-t-il changé
depuis la dernière fois ? Non. Il est tel qu’il était : sec toujours,
peut-être un peu plus voûté, mais les geste toujours liés, rapides.
Il n’a pas dans les mouvements cette lenteur et dans les membres
cette raideur gémissante qui dénotent la crainte de douleurs ou de
maladresses. Le regard est toujours fureteur, le sourire prompt à
jaillir, la répartie toujours prête, humoristique sinon acide. Il a
maintenant ce que la mère de Bernard, sa fille, nomme : « un
visage de marin au long cours. ». Mille rides s’éparpillent sur
son visage, craquellent la peau.
Les trois Rague sont là pour l’accueillir. Marie sa fille, Bernard
son petit fils, et, en retrait, un peu compassé comme à l’ordinaire,
Paul son gendre, l’ami du président Deussain-Brun. Coupant
court à toute effusion, les banales formules de politesse bâclées
avant que la porte ne soit refermée, il est déjà installé dans le
fauteuil qu’il s’est attribué. Air narquois, il s’adresse à Bernard :
- Avec ce temps magnifique, tu passes les fêtes en famille ! Làhaut…
Marie l’interrompt. Regard se voulant sévère mais qui reflète
pourtant un soupçon de crainte :
- Ne commence pas.
Et à son fils :
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- Ne l’écoute pas, ne te laisse pas prendre au jeu de ce vieux
gâteux. Il est fou mais malin comme un ouistiti. Il se complait
dans la discorde et il n’a pas son pareil pour créer la zizanie.
Elle fuse la riposte du vieux :
- Il en a toujours été ainsi, mes actes, mes paroles, mes pensées
ont été mal interprétées et par ceux-là même qui auraient dû les
comprendre.
- Pauvre misérable, admire plutôt.
Elle est somptueuse en vérité la table que montre Marie. Avec,
se détachant d’une nappe sombre, des alignements de brillances :
verticales de cristal, ronds de porcelaines, barrettes des couverts
d’argent. Et ces napperons en ponctuation d’inutile luxueux.
Lui, jouant l’émerveillement :
- Le qualificatif pantagruélique vient à moi. Mon imagination
s’embrase. J’ai toujours été, ma maigreur est un signe de
modestie, un esthète du bedon. Quand bouffe-t-on ma fille ?
Elle ferme les yeux en signe d’exaspération, elle répète d’un
ton railleur :
- Esthète du bedon !
Elle secoue la tête, s’essaye au ton catégorique, y parvient mal :
- Ici on ne bouffe pas, on déguste. Retiens, toi qui n’as jamais
apprécié que les tranches de saucisson avalées entre deux
galopades, qu’ici vit une famille unie, groupée autour d’un
homme sensé, qui aime qu’en ce jour de fête, on soit réunis
autour d’une table et non d’une mangeoire à cochons.
Il glousse sans répondre. Son rire bitonal expose son bonheur
plus que sa gaieté.
Paul dépose avec affectation sur la table deux bouteilles dont il
a enlevé la poussière, plus une à l’étiquette resplendissant de
lettres d’or. Geste d’excuse :
- Je sais les discours d’aujourd’hui, les évolutions, je les déplore
sans amertume. Noël pour moi, c’est le professionnel qui
s’exprime, est l’époque des bilans.
Marie et Bernard échangent un coup d’œil, ils masquent leur
inquiétude. Ils savent que Serge n’apprécie pas ce genre de
verbiage. Mais le vieux est décidément de bonne humeur, il se
lève, se dirige vers la table et dit :
- Fort bien dit mon gendre. Rajoutez que les fêtes de fin d’année
sont aussi la période des excès de table et chacun y trouvera son
compte. Asseyons-nous.
Marie pose sur la table un grand faitout à la peau noire :
- Apprécie vieil anarchiste, je n’utilise pas un plat de service, le
transvasement dénature le goût, refroidit les bords.
Elle répète :
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- Vieil anarchiste.
Sans temps mort mais un sourire plein de dents il lâche :
- Petite merdeuse.
Le grand-père garde longtemps son sourire heureux. Il n’a
jamais aimé être appelé papa. Il en était ainsi quand ils se
chamaillaient et il est enchanté de retrouver cette complicité du
passé. Il fixe sa fille.
- A quoi penses-tu ? Demande Bernard.
- Au passé, un vieux ne pense guère à son avenir, il est trop facile
à imaginer.
En réalité il pense que les moments forts du passé reviennent
toujours, que l’influence d’un mari qui, dans les premiers temps
se substitue à celle du père, finit un jour par s’estomper et que
ressurgissent les vieilles habitudes, les mots qui faisaient rire, les
fausses bisbilles.
- Serge, Bernard insiste sur le prénom, bouffe.
- Surveille le dit Marie, et fais attention, il va t’abreuver de mille
absurdités, insanités, paillardises.
Il égrène son rire de crécelle, le vieux. Il écarte deux verres, un
couteau, bougonne :
- Que de cristal et de chrome ! Un opinel m’aurait suffit.
Paul ne semble pas troublé, il tient la bouteille aux lettres d’or
dans une serviette, emplit le verre du vieux. Le vieux lève son
verre, regarde la transparence du vin :
- Le champagne est un vin intelligent, il pétille, il peut-être brut
comme la vérité, doux comme certains mensonges. C’est le vin
des nantis et des snobs. Mais s’il est habituel et banal chez les
riches il est, dans des occasions exceptionnelles, celui des
pauvres : vin de baptême, vin de communion. Vin de baptême
des vaisseaux, des victoires des courses automobiles ou des
risibles courses de vélo, les alpinistes aristocrates en buvaient
avant pour fêter leur arrivée au sommet.
Il boit une gorgée :
- Quel monde celui des vins ! Il a même son vocabulaire.
Pourquoi n’y aurait-il pas un vocabulaire adapté à l’alpinisme.
On pourrait dire : « « Cette dalle est fine aux doigts, ce couloir
de glace a de la cuisse, cette longueur de corde est longue en
doigt, ce dièdre est plein d’esprit, ce surplomb a du biceps, cette
arête est bien charpentée, ce bombement est charnu, cette
descente à skis gouleyante…
Il reboit une gorgée, sourit, enchaîne :
- Je ne parle pas du vin de messe, il m’inspire de tristes pensée. Si
nos prélats, avaient, au lieu de le réserver au prêtre, distribué, au
cours des chants, quelques bons tonneaux aux fidèles, l’église ne
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subirait pas l’irréversible déclin qu’elle subit. La fidélité
s’entretient, les commerçants le savent.
Marie, faussement fâchée :
- Moque toi, philosophe païen. Ce vin est trop bon pour toi qui
n’as jamais été capable d’avoir seulement une bouteille d’avance.
Tu as toujours bu ton avoir sans attendre.
- C’est vrai, j’aimais boire et j’avais trop d’amis à mon image. Au
retour d’ascensions nous arrosions indifféremment nos victoires
ou nos échecs. Manifestation de contentement, tentative
d’atténuer la déception. Mes amis, tu les a connus, n’ont jamais
été fortunés. Si je ne l’étais guère je l’étais plus qu’eux. Alors
j’allais à l’épicerie et je les invitais. Nous vidions deux bouteilles
quand nous étions deux, trois bouteilles quand nous étions trois.
Je disais à l’épicier qui savait et riait avec moi : « Pour une
cordée de deux. », « Pour une cordée de trois. », « Pour deux
cordées de deux. ». Nous étions après boire portés à l’indulgence
pour ceux que nous n’aimions guère. Le seigneur a créé le vin
pour atténuer les rancunes. Dans cet état nous parlions montagne.
Elle ne se consommait pas alors, elle se dégustait, les congés
étaient rares, les moyens de transport également. Nous regardions
des photos. L’un de nous disait : « Tu as remarqué à gauche des
plaques jaunes il y a de jolies dalles. ». « L’arête nord n’a jamais
été faite. » Le dimanche suivant nous tentions une de ces
premières ou nous allions ailleurs, la fidélité d’un grimpeur est
relative et il y avait tant à faire alors. Nous n’avons pas tout fait,
une fin de carrière d’alpiniste est toujours remplie de regrets !
Le vieux reste un moment songeur puis :
- Que tout cela est loin. Les effets de la vieillesse ont le même
effet qu’un sac à dos trop lourd à porter. Et la vision est affectée
par l’âge. L’enfant n’a pour inspirer ses actions que peu
d’images, c’est pourquoi il regarde devant lui et fait mille projets.
Le vieux a tant de souvenirs qu’il n’a plus envie d’en créer de
nouveaux. Il regarde en arrière, en choisit un parfois dans son
passé qu’il lit à bout de bras. Triste le vieillard qui n’a derrière lui
qu’une vie sans relief. La vieillesse est absence d’ambition et elle
est usure. Dans la vieillesse, la façade se lézarde, la force
physique s’amenuise, l’agilité et la vivacité intellectuelle
s’éteignent. Des abîmes s’ouvrent sous les pas d’une
conversation, des mots disparaissent, des noms propres souvent,
des dates toujours. Même les souvenirs les plus forts s’exfolient
comme de vieilles peintures. Ils se chevauchent, se dispersent, se
perdent, se mélangent. Sont-ils tous à jamais perdus ? Non, tout à
coup, on ne sait pourquoi, certains reviennent avec une netteté
stupéfiante. La vieillesse n’est pas un naufrage elle est un grand
trouble du corps et de l’esprit. Effondrement, éparpillement,
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abrasion, rares moments de lucidité. Elle est ruine de tout l’acquis
d’une vie, seuls se dressent quelques pans oubliés par les
intempéries. Mais si la vieillesse n’est plus intéressée par l’action
elle l’est par le spectacle, celui que jouent les jeunes, un vieillard
est un spectateur. Et le temps, pour ces vieillards n’a plus la
même densité, il ne fuit pas, il s’écoule. Alors qu’il devrait être
dépensé au plus juste, il est gaspillé en farniente, en lectures
inutiles, en rêveries stériles.
Serge regarde les autres, leur visage est sérieux, alors le sien
s’éclaire et tout à coup il prend un fou rire et lâche :
- Elle est connue la réponse à la question du sphinx : Un homme
jeune a quatre membres souples et un raide, un homme vieux a
quatre membres raides et un souple.
Bernard rit, Marie est désespérée, Paul s’efforce à sourire. Il se
dit que ce qui est vrai pour les affaires l’est pour la famille. Il faut
être capable de psychologie, de subtilité. Il faut être diplomate.
Voilà, il faut être diplomate. Il y a une diplomatie de la famille.
Mais il faudra que je fasse remarquer à Bernard et à Marie que je
n’ai pas été dupe de leur petite fronde. Je le ferai sous une forme
amusée. Il observe le vieux à la dérobée, il est caustique, mais
c’est un rustre, sa vie le démontre, il n’a rien engrangé au cours
de ses années de travail. Il n’a pour vivre qu’une retraite
dérisoire. Et même de l’alpinisme où il a brillé il n’a retiré qu’une
notoriété locale, aucun avantage financier, il…
- Il fait beau en montagne, à ta place…
Le vieux répète sa constatation en regardant Bernard. Marie,
geste vers la fenêtre, le coupe, elle hausse les épaules, montre le
brouillard derrière les vitres :
- Vieux radoteur !
Mais le vieux insiste :
- Bernard, je vais dire une banalité : nous sommes tous
conditionnés par le milieu dans lequel nous vivons. Nous sommes
incapables d’imagination, nous ne soupçonnons pas qu’au-delà
de notre regard d’autres horizons existent. Ceci est vrai pour tout,
religions, idées politiques et philosophies comprises. Les citadins
que nous sommes sont comme les habitants des zoos, leur décor
de grillages leur fait oublier les espaces de leur existence
précédente ou celle de leurs aïeux. Vous…
- Dégustons ces truites au vin blanc cuites dans une fine crêpe.
- Et arrosons-les avec ce champagne.
Marie et Paul s’allient pour endiguer le flot de paroles du vieux.
Mais celui-ci ne se laisse pas faire, il poursuit regardant Bernard :
- Quel citadin de nos jours est capable de prévoir le temps ? La
ville a tué en nous cette sensibilité à la nature qu’hommes de
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plein air nous possédions. Crois-moi, il fait beau au dessus des
nuages. Un temps parfait pour réussir une hivernale. Mais
attention, ce beau temps ne durera pas, mes muscles
m’avertissent…
- Vieux fou, Marie ne désarme pas, dire ça à ton petit fils. Lui a le
sens de la famille quand son grand-père vient il est là. Il sait que
les montagnes ne s’useront pas si vite qu’il n’en restera plus
quand il aura terminé ses études.
Le vieux capte la lumière du lustre sur la lame d’un couteau,
tente de l’envoyer sur les yeux de sa fille. Il glousse plus qu’il ne
rie :
- Bernard pourrait se dire que ce sont ses études qui pourraient
attendre. Les grandes entreprises reviennent à la jeunesse. Le
dynamisme s’éteint si vite, le raisonnable arrive si tôt. Pauvre
jeunesse, que de conneries on lui impose dans la période la plus
riche de la vie. Condamner à la prison scolaire des millions
d’enfants ! Les asservir à des emplois du temps aberrants. Tuer le
besoin d’action, la joie de vivre, le romantisme qui est en eux.
Animaux que l’on soumet à un dressage pour les faire participer
ensuite à des compétitions écrites qui décideront de leur vie! Les
qualités de l’homme sont-elles figées à vingt ans ? Faut-il dès cet
âge les classer en castes ? Celle des intellectuels, celle des cadres,
celle de ceux qui seront rejetés à vie du monde du savoir :
manœuvres, ouvriers, tous les employés, ceux qui ont un emploi
et non une profession, les subalternes. Les subalternes ! Il y a
terne dans ce mot ! Et dominant le tout, viennent les chefs, les
décideurs, les politiques, les hommes d’affaires ? L’argent…
Il s’interrompt, regarde son gendre, change de ton :
- Vous pouvez le garder longtemps, vos affaires marchent bien.
Paul, naïf, ne perçoit pas la moquerie sous-jacente, il répond :
- Oui, mais que d’efforts incessants ! Les textes s’ajoutent aux
textes !
Bernard tousse, lève un bras autoritaire :
- Stop aux banalités, résumons : les études sont ridicules, l’argent
difficile à gagner, les courses en montagne sont une merveilleuse
activité mais elles sont interdites lorsqu’un grand-père turbulent
rend enfin visite à sa famille.
Marie ne peut s’empêcher de placer :
- Le bon sens a parlé, l’alpinisme n’est pour Bernard qu’un
simple loisir.
Le vieux outré :
- Il aurait pu choisir le foot ou le vélo. L’alpinisme n’est ni un
sport ni un loisir, c’est une activité…
Il cherche le mot ;
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- de passionné. C’est pourquoi il est critiqué par les gens
raisonnables. Mon vieil ami Gut, le paysan-guide, quand nous
partions tenter une première, dans son langage choisi me disait :
« Perdre une journée dans mon état de paysan est franchement
ridicule. Mais comme ce ridicule indispose ma femme qui ellemême m’emmerde, il a du bon. » Moi je dis : « Il doit être bien
lassant de naviguer sur des eaux toujours calmes.»
- Nous aimons les eaux calmes dit Marie. Tu n’es qu’un enfant.
- Un enfant à la peau fripée. Votre champagne me rend indulgent.
Il tend son verre et regardant fixement Bernard :
- Parle moi de Socrate.
- Ne me parle pas de ce fou crie Marie qui se dirige vers la
cuisine.
- Que devient-il ?
Marie revient chargée d’un plat et d’assiettes, toujours
agressive :
- Toi encore ta période folle n’a eu qu’un temps. Mais non en
réalité vous êtes semblables. Mange de ce coquelet aux pruneaux.
- Et goûtez ce Brouilly ajoute Paul.
Serge glousse :
- Socrate est un de ces révolutionnaires qui voudrait vous faire
quitter cette belle villa dans laquelle vous flottez comme dans un
habit trop grand et vous obliger à vivre dans une H.l.m.
Grand-père et Bernard trinquent en riant, Paul se joint à eux :
- Trinquons aux bourgeois, vous les critiquez mais vous en êtes
un. Les alpinistes le sont tous.
- Bourgeois je ne l’étais pas je le suis devenu. Je n’étais dans ma
jeunesse qu’un idéaliste refusant la stratification d’un monde
inégalitaire figé. Aujourd’hui, Socrate partage mes idées, il a le
sens des valeurs sociales et c’est un être propre. Beussa aussi
d’ailleurs mais sous une autre forme.
Paul confirme :
- C’est en tout cas une sommité dans sa spécialité.
- Et dans la laideur coupe Marie.
Paul sourit, enchaîne :
- Et qui eut fait une extraordinaire carrière dans le privé. Mais
dans le privé il n’eut pas bénéficié de loisirs qui permettent de
grimper quand on le veut. Grimper à haut niveau demande une
disponibilité d’esprit que l’on ne peut avoir quand on exerce une
activité professionnelle intense. Les hommes ayant dans la vie
des responsabilités importantes et qui ont réussi des courses
exceptionnelles les ont faites derrière un guide.
- Où en est le projet d’expédition du M.A.S. ?
Le vieux a prononcé cette question d’une voix à peine audible.
Bernard réalise soudain qu’il avait bien raisonné, sa question
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seule suffit à expliquer sa venue. Il se dit : je vais l’aider. Il se
tourne vers son père et jouant les naïfs, demande d’une voix
forte :
- Que t’as dit Deussain ?
Paul, réticent, explique :
- Le choix de Deussain-Brun semble figé, Beussa sera un parfait
chef d’expédition.
Serge, fixant Paul, avec une certaine brutalité :
- Socrate en sera-t-il ?
Paul encore plus circonspect :
- Je ne puis répondre. Je ne suis que membre du bureau. Tout sera
décidé par le président.
Dont vous êtes l’ami pense le vieux qui dit :
- Votre Nichons bronzés est comme ma fille.
Comme Marie sursaute, vite il ajoute :
- Mais non je ne parle pas anatomie je parle de sa haine contre
Socrate.
Paul poursuit, mal à l’aise :
- Le président croit à l’élitisme. Il se moque des idées à la mode
qui, dit-il, sont souvent inspirées par les médiocres plus par un
besoin de dénigrer que par un désir réel d’égalité. Il affirme qu’il
y a belle lurette que les meilleurs alpinistes viennent de tous les
milieux y compris des plus modestes. Il précise que le foot et le
cyclisme sont les sports les plus populaires et que c’est pourtant
chez eux que l’élitisme est le plus accusé. En matière
d’expédition il dit : « La période de l’ascension des grands
sommets est terminée. Au M.A.S. innovons, choisissons un
objectif difficile d’altitude moyenne, quelque moins de 8000 fera
l’affaire. »
Paul marque une pose, semble se souvenir de la question
posée par Serge :
- Quant à la composition de l’équipe, oui, il est acquis que Beussa
en sera le chef. Mais sur Socrate je l’ai entendu dire : « Ce
garçon a des qualités d’alpiniste, mais je n’entends sur lui que des
propos négatifs. Il a de plus la presse contre lui. Or vous savez
l’importance qu’ont les médias auprès des sponsors. »
Bernard regarde Serge. Il pense : « Je vais encore l’aider. » :
- Je corrige, Socrate est mal vu du nommé Milassi et du
journaliste Bedain surnommé par Socrate : Beudaine ou Pansebête.
Serge glisse :
- Voyez-vous mon gendre, de tout temps ont sévi les Panse bête
et les Milassi. J’ai eu les miens dans mes débuts. Il a fallu que je
réussisse quelques ascensions qui avaient tenu en échec d’autres
grimpeurs notoires pour que change leur opinion. Amusant : il a
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parfois suffi d’une seule course pour que ces mêmes sales types
deviennent mes plus fervents supporters.
Il force le ton :
- Mais si Socrate ne partait pas qu’elle marque de médiocrité !
Quelle victoire de l’insignifiance ! Hélas ! Je m’attends à tout.
Dans ma vie j’ai été confronté à tant de…
Il ne poursuit pas, s’adoucit, devient narquois :
- Votre Deux seins bronzés serait un jaloux, des bruits
circulent…
- Halte aux médisances crie Marie. Regardez ce vieillard
lubrique, regardez ce regard égrillard.
- Lubrique, j’aimerai bien l’être encore. Mais je connais Socrate
et j’ai un jour aperçu la dame. J’ai remarqué qu’elle avait le
regard quémandeur de celles qui s’ennuient, de celles qui
minaudent quand passe une carrure. Et j’ai entendu des bruits…
- Quelle est encore cette histoire ? Tais-toi, tu es horrible jette
Marie.
Anxiétés de Beussa à la recherche de Socrate. Souvenirs : leur
première rencontre, leur première course, la naissance d’une
amitié. Incertitudes : est-il au bistrot A l’Intello ? Oui, il y
est, mais dans quel état ! Et quelle déception pour Socrate !
Beussa s’éloigne de A l’Intello. Il marche. Méditations et
rêveries. Tout à coup une image forte vient à lui : une silhouette
plaquée sur une dalle, cramponnée à des prises infimes. Elle
domine un immense vide. Il imagine le grimpeur se penchant,
observant sous lui le sac posé sur une vire, le piton qu’il sait être
de qualité médiocre. L’homme reprend l’escalade, Beussa devine
les hésitations, les gestes malhabiles, des crispations, le bruit de
l’avant des chaussures raclant le rocher, les tentatives de
mouvements vite arrêtés, le retour en arrière. L’homme a rejoint
son sac, il s’est assis. Il écoute sa raison qui lui suggère le
renoncement, qui murmure le mot démission. Mais le matériel est
compté. Sera-t-il suffisant pour une longue suite de rappels ? Et
la nuit va venir. La nuit avec sa dramatique longueur. Et la nuit
est là, et l’homme assis écoute le silence imparfait. Les
acouphènes qui bruissent dans ses oreilles sont parfois masqués
par un gémissement du vent. Il perçoit ces gémissements comme
des plaintes entrecoupées d’appels. L’homme est livré aux
angoisses millénaires du solitaire face aux incertitudes
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existentielles. Sa pensée dérive et le conduit au découragement
puis au désespoir.
Dans la misère l’homme cherche un appui. Est-il croyant se
demande Beussa qui s’est souvent demandé si une foi sincère,
profonde, pouvait être porteuse d’intrépidité et de fatalisme.
Dieu, s’il est croyant, n’est peut être pour lui qu’une image
indistincte, le paradis une chose virtuelle. Le fait d’être croyant
entraîne-t-il un courage plus grand ? Comment ? S’il se voit
perdu imagine-t-il sa mort ?
Il abandonne cet horizon, en choisit un autre : Quelqu’un
l’attend-il ? Une mère ? Une amie ? Qui le conduit à l’affreuse
question : Qui s’inquiétera de son corps ?
Beussa se revoit arrivant sur la vire minuscule, s’approchant
des deux corps, choses déjà plus qu’êtres vivants. Les têtes sous
les cagoules, affaissées sur les genoux. Les corps ficelés au
rocher. Il a pensé : « des feux s’éteignent. » De fait l’un deux
mourra dans la descente. Mais à son appel la tête de l’autre s’est
redressée et Beussa a perçu une lueur dans le regard sans pensée
dirigé vers lui. L’espoir, minuscule braise perdue dans les cendres
d’un foyer sous la pluie. Cette braise, à son appel s’est mise à
luire. L’espoir de l’homme a été attisé par cette présence
vigoureuse qui s’est dressée à son côté.
Alors, tout à coup, il se traite d’imbécile, quelle évidence, il
doit partir et vite. Pour savoir, pour être débarrassé de ces lourdes
incertitudes, de ces futurs remords qui l’assailliront si sa présence
aurait pu être utile. Pour avertir les secours si le drame est
confirmé. « Vieille bête.», se répète-t-il en se hâtant vers le
bistrot. Il imagine un Socrate plein d’allant et de certitudes, un
Socrate impatient de générosité qui ne sera pas étonné de le voir.
Qui lui dira indigné et hilare : « Babar, vieux crapaud,
intelligence embourbée, tu es décidément aussi con que mon cul
est bavard. Tu parles de Dalles luisantes ! Seul ! Il faut une
journée pour aller au pied, grouille. Ne reste pas planté, il y a le
matos à préparer. »
Beussa est revenu sur ses pas, il ouvre la porte de A l’Intello.
Le bruit, les odeurs, la chaleur se jettent sur lui. La salle
l’enveloppe dans son haleine malsaine et chaude faite de
remugles flottants de fins de repas, de fumée de tabac,
d’émanations de corps trop richement nourris, abreuvés, exaltés.
Des voix grasses lancent des interjections, des rires s’intercalent,
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aigus ou graves, en échos jaillissent au-dessus des brouhahas des
conversations animées, des cris de femmes presque hystériques.
Beussa reste quelques secondes immobile, « Des hommes en
ébullition.» se dit-il. Il cherche Socrate, ne le voit pas, pourtant
la salle n’est pas pleine, des tables ont été désertées.
L’écoeurement se transforme en pessimisme et il va ressortir
quand Alain Tello l’aperçoit. D’un appel de la main il lui montre
la petite salle contiguë et la foule qui obstrue l’entrée. Alors qu’il
cherche à y pénétrer il entend la voix de Socrate. Il récite :
L’avait dit-on un’ femme brune
Qu’avait les miches couleur de prunes.
…
Beussa tente de pénétrer dans le mur de dos qui lui fait face. Ce
mur résiste, élastique. Il insiste. Un dos s’écarte, à peine,
suffisamment pour qu’il aperçoive Socrate. Il est là, derrière la
table, accroupi sur la banquette siège accolée au mur. Le pantalon
baissé, ses maigres fesses étrangement blanches au-dessus d’un
saladier. Sa trogne émaciée de moine intolérant illuminée de
chaleurs intérieures. Le voilà debout, qui remonte son blue-jeans,
saute au sol, cramponne sa silhouette oscillante de cow-boy
dégingandé aux épaules des deux filles qui l’encadrent. Il enlace
la fille qui est à sa gauche, l’implore :
- Litote, j’ai soif.
Beussa observe celle que Socrate vient d’appeler Litote. Il la
connaît peu. Il ne l’a vu qu’une fois dans la mansarde, habituel
logement de Socrate. Une belle fille assurément, un gracieux
visage paisible avec sur les lèvres, figé, un sourire désabusé. Un
peu énervant ce sourire car il est accompagné de ce regard distrait
et distant qui affirme une volonté de ne pas se livrer. Un regard
sans curiosité qui passe sur les gens, les effleure, ne leur accorde
qu’un éclat de politesse, puis se détourne pour aller se plonger
songeur sur un point de l’espace, un objet, une autre personne.
Elle regarde Socrate d’un air protecteur, légèrement critique et de
ses doigts caresse distraitement une de ses mains.
- J’ai soif, répète Socrate.
Un poing complice se tend, fermé sur le goulot d’une bouteille.
La main de Litote quitte celle de Socrate, fait barrage.
- Non, Michael.
Le ton est sec mais la voix est douce, calme, elle n’émet pas un
ordre mais un souhait. C’est vrai pense Beussa son prénom est le
même que le mien, pourtant le nom de son personnage en conflit
avec les autres est bien Socrate. Dans l’accalmie qui succède à
l’effervescence crée par la poésie et le spectacle qu’offre Socrate,
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la masse des spectateurs venue de la salle s’effiloche. Beussa
tente de s’infiltrer dans le contre courant.
- Que voulez-vous dit un dos :
- Je viens le chercher.
- Peu de chances, ricane le dos avec des soubresauts de gaîté.
- Maintenant : Le charpentier clame une voix forte.
- Le serrurier plutôt crie une voix fragile.
- Non. Le charpentier.
Socrate écrase son mégot dans une assiette, se dégage de Litote,
se redresse, se tourne vers elle, pince son nez d’une caresse. Un
geste qui signifie : « « Que puis-je ? » ». Il commence :
C’était un jour sous la futaie
…
Le mur de dos qui commençait à se disloquer se reforme.
Beussa écoute ces paroles connues de lui. Quelle voix claire !
C’est bien celle presque féminine qu’il a remarquée lors de leur
première rencontre. Leur première rencontre !
C’était à la sortie d’une conférence organisée par le M.A.S.
qu’il venait d’animer. Dans le hall, lorsque la presque totalité des
auditeurs fut sortie et qu’il ne resta plus qu’un petit groupe de
simples curieux ou d’alpinistes sincèrement captivés, répondant
aux questions, il avait perçu au premier rang un corps tendu,
rigide sous un visage bronzé. Un visage maigre aux cheveux très
courts. Beussa apprit plus tard qu’il détestait se rendre chez le
coiffeur et que, retardant au maximum ce qui était pour lui une
corvée, il pouvait se présenter soit avec un crâne de militaire
discipliné, soit avec une toison des plus excentriques. Des yeux
d’aigle scrutaient Beussa. Celui-ci, amusé par cette attitude
agressive, s’était adressé à ce visage volontairement insolent mais
qu’il sentait chargé d’une curiosité avide. Son regard
disait : « Ainsi, c’est toi Beussa, l’alpiniste, l’himalayiste dont la
ville et les journaux rabâchent les exploits. Monsieur le
professeur, je tiens à ce que tu saches que tu ne m’impressionnes
pas. Je ne suis pas comme les autres. Je suis dense moi aussi,
conscient de mes capacités, chargé d’ambitions et de lourds
projets.»
Percevant l’intérêt qu’il suscitait, il s’était rapproché de Beussa,
posait des questions. Elles se rapportaient au domaine technique,
c’étaient des questions de spécialiste. Elles se distinguaient de
celles posées par les autres spectateurs. Mais elles cachaient mal
leur perfidie et dévoilaient l’agressivité du personnage : « Dans
la fissure jaune, combien de pitons avez-vous mis ? », « Dans le
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Couloir sinueux, la glace du goulet était de quelle sorte ? »,
« Dans la traversée en six de la Sud vous vous êtes tenu au
clou ? » « Vous êtes sûr de l’utilité de s’entraîner en école
d’escalade ? J’ai un copain qui y brille, mais en montagne il n’est
pas foutu de passer du IV en tête ! »
Les mots claquaient. Il assénait les questions comme des coups.
La voix claire, métallique, appartenait à un de ceux qui ne savent
pas mentir s’était dit Beussa. C’était la voix des apostrophes, des
affirmations péremptoires, des jugements sans nuances. Son rire
aussi était remarquable. Il était composé d’une série de cris
aspirés en hoquets et semblait jaillir de sa tête plus que de sa
gorge. Beussa remarqua qu’il riait à la fin de certaines phrases
comme pour en atténuer le sérieux. Beussa habitué qu’il était à
côtoyer des jeunes élèves et en quelques secondes à en deviner le
caractère, avait rapidement découvert sous le ridicule des
agressions, une fragilité, une réceptivité, une sensibilité
douloureuse. Quelle brutalité en lui, se dit-il. Il pensa : « C’est un
garçon honnête. » Et il se demanda de quel milieu il était issu ?
Que faisait-il ? Comment était-il venu à l’alpinisme ? Quelles
insatisfactions l’avaient conduit à un tel comportement ? Il se
demanda aussi si un puissant orgueil n’expliquait pas une telle
attitude.
Quelques jours plus tard Beussa avait été étonné de le trouver
dans Les blocs. Ils s’étaient salués. Beussa, massif, d’un geste
lent lui tendait sa main de travailleur manuel, l’autre d’un geste
vif la saisissait, malheureux du bonheur de le rencontrer qu’il
n’arrivait pas à masquer.
- Je suis venu vérifier ce que vous avez dit l’autre jour sur
l’intérêt de grimper en école. Mon second n’avait pas réussi à me
convaincre.
Le compliment suivait l’agression. Beussa resta impassible.
Jouons serré, se dit-il, ce type est fragile. L’autre expliquait :
- Je n’ai pas voulu le dire devant tout le monde mais mon second
vous le connaissez sûrement : Bernard Rague, le fils de votre
président.
« Votre.», l’agression ressurgissait.
- Un mec costaud, un très bon skieur. Mon second…
Puis, sans transition, et cela s’introduisait dans la conversation
comme une marque de confiance :
- Je m’appelle Béloni. Michael Bélo-ni, il décomposait : accent
d’intensité sur le ni.
Et revenait le ton provocant :
- Mais on m’appelle Socrate. Mes parents sont de purs Ritals.
Des types pauvres, des pauvres types mes parents ! Rien dans
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notre société. Mon père est maçon, ma mère c’est la mama. Elle
est concierge dans un immeuble bien. Là où habitent des cadres,
des comme vous. Moi, un bac philo, un début d’année en fac !
Et partait la flèche :
- Je ne m’encorde pas avec des sophistes.
Beussa pensa : niveau d’études secondaire, mais un type qui a
une certaine culture. Comment l’a-t-il acquise ? C’est
certainement un garçon qui sait écouter, qui retient. Qui lit. Il dit :
- Je donne des conférences, je suis donc un sophiste. Gare à la
ciguë Socrate.
Cette remarque dite sur le ton humoristique accompagné d’un
sourire charmant avait amadoué Michel Béloni. Beussa en
profita :
- Suis-moi, je vais te montrer quelques passages d’école
intéressants.
Il l’avait conduit sur des dalles et surplombs peu difficiles en
école, mais qui étaient bien plus sérieux que ceux que l’on
trouvait dans les itinéraires les plus durs en montagne. Il
possédait, Beussa le remarqua rapidement une solide expérience
de grimpeur et ce calme réfléchi qui incite à conserver son calme
lorsqu’on commence à être mal à l’aise. Il avait aussi une grande
puissance musculaire. Pourtant, voulant montrer sa dextérité, il
frôlait parfois la chute.
Socrate, rapidement, prit goût à ces petites escalades qui
libéraient le grimpeur de la hantise de la chute et, lui permettant
de tenter plusieurs fois le même passage, de franchir des niveaux
de difficultés que la seule pratique de la haute montagne
n’autorise pas. Comme ils passaient sous une dalle lisse et
verticale, Socrate la regardant affirma :
- Le mur impossible.
Beussa opina :
- De fait c’est son nom, mais c’est un passage français donc il se
franchit, regarde.
Beussa commença l’escalade et en quelques secondes parvint à
son sommet. Pour ne pas décourager Socrate ou lui faire croire
qu’il faisait cela pour briller il dit :
- C’est le genre de passage qu’on doit apprendre, personne ne
réussit la première fois.
Alors Socrate avait demandé :
- Combien de temps pour le passer ?
Beussa avait répondu :
- Certains grimpeurs n’y arriveront jamais, mais un type comme
toi devrait y parvenir en une dizaine de séances.
C’était un compliment, Socrate l’avait ainsi perçu.
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Ils s’étaient revus plusieurs fois dans Les blocs. Pouvait-on
parler de hasard ? A la fin de chaque rencontre, Beussa,
réfléchissant à haute voix, indiquait ses obligations, ses jours, ses
heures de liberté et il concluait : « Si tu es là et si tu le veux, la
deuxième partie de la phrase dite pour calmer la susceptibilité de
l’autre, nous grimperons ensemble. »
Beussa n’oublia pas comment, freinée par quelques soubresauts
de révolte inspirés sans doute par le respect qu’il croyait lui
devoir, il avait senti s’atténuer au fil des séances cette agressivité
qui inspirait ses révoltes et imprégnait ses attitudes.
Pourtant Socrate s’était un temps défendu de cette amitié qu’il
sentait naître pour une personne qui le dominait de toute son
expérience, de sa position sociale, de sa notoriété. Beussa l’avait
compris à maints signes de fuite ou de rejets, à quelques mots
critiques ou à ce type de trouble qui n’est qu’une forme de
désaccord.
Mais Socrate commençait à apprécier les nombreuses
compétences de Beussa. Il est vrai qu’il n’avait réussi à déceler
chez celui-ci aucune faille importante dans laquelle eut pu
s’engouffrer son esprit critique. L’autre était toujours calme et
simple, ne cherchant jamais à briller, à s’imposer, riant même de
ses échecs ou de ses travers. Il y avait aussi le fait que le père de
Socrate, Rafaello Béloni, comme le font souvent les personnes de
milieux modestes, avait inculqué à son fils le respect que l’on
doit aux aînés, aux puissants, aux gens d’église, aux gens
instruits. Bien qu’il les critiquât, Socrate avait ces principes
inscrits en lui. Et leurs relations avaient ainsi évolué. Elles étaient
passées de la fausse indifférence aux curiosités que l’on ressent
pour l’autre. Mais ce qui ouvrit en grand les portes de leur amitié
ce fut la première course qu’ils firent ensemble.
Un matin de printemps, ils s’étaient retrouvés au pied d’un
itinéraire tracé dans une falaise calcaire nommé Grand Toit.
Beussa dans une conversation avait indiqué le jour où il viendrait
tenter cette voie. Fallait-il voir là ce qui avait motivé la venue de
Socrate ? Quoiqu’il en soit il était là, accompagné de Rague.
Après quelques salutations joyeuses, ils avaient commencé
l’escalade. Les deux cordées se suivant, celle de Beussa en tête.
Beussa et Socrate s’apercevaient au hasard des relais. Leurs
seconds, mal à l’aise, lents, hésitants, parfois arrêtés par la peur,
leurs regards se cherchaient. Ils échangeaient des clins d’œil ou
de petits gestes complices et moqueurs de la main. Beussa
conseillait, se moquait gentiment de son second. Socrate, lui,
s’acharnait sur Rague. « Lève ton gros cul.» « Quelle honte, un
brillant grimpeur de blocs mal à l’aise dans du V sup.», lui criait-
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il. Il s’essayait à tutoyer Beussa : « Beussa, je crois que vous…,
que tu pourrais prendre la variante, elle est plus difficile mais le
rocher est de meilleure qualité.» Ils se donnaient du matériel.
Socrate affirmait son côté turbulent. Comme ils arrivaient sous le
surplomb qui avait donné son nom à l’itinéraire, que la première
cordée attendait l’autre pour échanger du matériel, Socrate ayant
lâché un pet puissant déclamait :
Ah ! Que le vent du corps est triste sous les toits
Quand il chante les pleurs de Rague aux abois
…
S’interrompant il annonçait : « Beussa, faut que tu saches, je
suis le chantre du bedon, le troubadour du scatologique… »
Rague avait grogné des commentaires discourtois sur
l’alimentation de Socrate. Socrate avait poursuivi sa douteuse
poésie :
Priez pour moi, passants pressés
Qui ne suis q’un pauvre croupion
…
L’homme, loin des contraintes familiales, professionnelles,
redevient un enfant, ils avaient ri, même Beussa. Puis ils avaient
repris l’escalade. Près de la sortie, alors qu’il était engagé dans un
passage difficile, Beussa voulut enfoncer un piton, celui du relais
étant à quelques huit mètres au-dessous. Il n’en trouva aucun à sa
ceinture, adapté à la fissure qui se présentait à lui. Alors il
demanda à Socrate d’en attacher un sur un des brins de la corde
de son second. Socrate négligea la demande. Il amarra Rague au
relais, grimpa, doubla le second de Beussa. Arrivé à deux mètres
sous ce dernier, il planta un excellent piton dans lequel il fit
coulisser la corde de Beussa. Il fut heureux de l’étonnement de
Beussa qui lui glissa :
- Tu déconnes, ce n’est pas prudent.
Une heure plus tard ils étaient tous les quatre affalés sur le
synclinal perché de la prairie sommitale. Décontractés, libérés de
la tension engendrée par la difficulté de l’ascension, heureux de
leur réussite ils avaient plaisanté. Beussa et Socrate avaient raillé
leurs seconds, ces derniers d’ailleurs ravis d’être l’objet de leurs
moqueries : cette course même réalisée en second suffisait à
classer un grimpeur. Socrate, malgré lui, exhibait sa nature.
Volubile, alternant grossièretés et paroles sérieuses, rejetant sa
carapace de révolté, il dévoilait sa gentillesse, sa joie de vivre.
Après cette course, ils s’étaient revus régulièrement dans Les
Blocs. Socrate enfin libéré de son agressivité, ils avaient
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franchement décidé des prochains rendez-vous. Ils avaient parlé
d’ascensions qu’ils désiraient entreprendre. Ils en avaient de
communes et un jour ils étaient partis ensemble. Tout s’était
merveilleusement passé. Ils avaient à tour de rôle conduit la
cordée, grimpant selon l’expression en réversible. L’un et l’autre,
habitués à être leader ils avaient trouvé amusant une longueur sur
deux de laisser la responsabilité de mener la course à un autre.
L’ascension qu’ils avaient réussie, considérée comme
extrêmement difficile, comme leur entente parfaite, les avait
encore rapprochés. C’est ce jour là que Socrate avait lâché :
- Tu vois mec, l’amitié, pour tous les connards de la ville, ça se
traduit par le plaisir d’aller ensemble boire un coup au bistrot, de
discutailler sur les match de foot ou les courses de vélo, mais,
pour des barjots comme nous, par le plaisir d’aller se foutre dans
des situations pas possibles.
Et Beussa avait approuvé, appréciant sous la brutalité de l’argot
et la trivialité du discours, la délicatesse du sentiment caché. Et,
avec émotion, il avait pensé que l’action dangereuse partagée
était une excellente manière pour combattre l’agressivité.
Ils avaient ensuite continué de sortir ensemble. En deux cordées
de deux parfois, lorsque Socrate emmenait Rague et Beussa sa
Griotte.
Les souvenirs s’estompent, Beussa reporte son attention sur
Socrate. Celui-ci poursuit son poème en mimant l’action avec une
fougue amusée. Ceux de l’assemblée qui le connaissent
reprennent chaque strophe avec enthousiasme. Socrate se laisse
tout à coup tomber sur son siège. Son visage radieux illuminé par
la satisfaction de ceux qui viennent de réussir un travail fatigant.
Il s’affale sur l’épaule de Litote exagérant sa lassitude. Et Beussa
les observant se dit : « Quel étrange couple. Elle trop raisonnable,
trop spectatrice. Et lui l’indépendant, le solitaire, épanoui au
milieu de ce public. Aussi à l’aise dans cette étrange atmosphère
que dans un difficile passage d’escalade. »
Le chant terminé, une accalmie succéda au tumulte. Des
spectateurs rejoignirent leur place dans la grande salle. Beussa en
profita il s’infiltra à contre courant. Parvenu au premier rang il
appela, fit des gestes. C’est la fille à droite de Socrate qui le vit.
Elle tira avec insistance sur la manche de Socrate, il résista, elle
insista, irrité il se tourna vers elle. Il suivit son geste. Alors son
regard passa de la réprobation à l’étonnement, de l’étonnement à
l’incompréhension, de l’incompréhension à la stupeur. Il sortit de
son apathie, se redressa, se mit à hurler :
- Nom de Dieu.
Il repoussa la fille, se serra contre Litote, libéra une place :
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- Nom de Dieu, Beussa, Babar ! Qu’est-ce que tu fous là ?
Pamplemousse ripe-toi, fais une place à mon pote.
Beussa exécuta une série de gestes de refus en répétant :
- Viens. Il faut que je te parle, c’est sérieux.
- Déconne pas, viens t’asseoir, insistait l’autre.
Il s’excitait, débordant de gentillesse, ne sachant pas comment
manifester sa joie. Il bramait, bafouillait, s’adressait à tous :
- C’est mon pote, Babar. Celui du Dièdre gris, celui du sauvetage
dans la Nord-Est, celui de l’Himalaya. Les paluches gelées ! Oui,
c’est lui. C’est un bon. Vous… vous… n’êtes que des minables.
Des culs au raz du sol. Mais vous ne pouvez pas comprendre :
C’est mon compagnon de… l’insaisissable.
Il marqua un temps d’arrêt, étonné par ce mot qu’il avait
prononcé.
Beussa cria :
- Viens, des choses importantes...
Mais l’autre tout à sa joie décuplée par l’ivresse :
- Pamplemousse. Pousse toi.
Pamplemousse c’est bien trouvé pensa Beussa. La fille était
calme et ronde et lisse. Elle avait un corps plein, habillé avec
recherche. Une jupe étroite et courte dénotait son non
conformisme. Elle avait un visage à l’expression naïve et
gourmande. Des yeux noirs qui s’offraient, un beau sourire franc.
Bonne à croquer se dit Beussa. Litote s’était levée, elle tentait
d’entraîner Beussa :
- Viens, sortons, ton ami a des choses à te dire.
Hélas Socrate restait sourd. Une nouvelle fois il tenta de faire
partager sa joie et sa fierté au public :
- Mon pote, le prof ! Un vrai !
Après l’expression de l’admiration vint la critique pour le
public :
- Vous n’êtes que des minables, des sols au ras du cul, des sols au
ras du cul…
Il répétait son hypallage. Il est vraiment saoul, se dit Beussa.
Qu’a-t-il bu pour être dans cet état ? Beussa s’assit entre
Pamplemousse et Socrate, mal à l’aise, se demandant ce qu’il
devait faire. Se tournant vers Pamplemousse, il lut dans son
regard un intérêt affirmé. Trop sérieux pour envisager une liaison
durable, insuffisamment hypocrite pour se masquer le désir qu’il
éprouvait, il pensa : « les femmes sont ainsi et c’est aussi ce qui
nous différencie d’elles, nous recherchons la beauté alors que
pour elles une laideur corrigée par des mérites est attrayante. » Il
lissa son nez entre ses doigts, jeta à Socrate :
- La Tête blanche, la face nord, les Dalles luisantes…
Dans un grand hoquet Socrate éructa :
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- Ah ! Ah ! Une sacrée vacherie, mais on ira Babar, on ira.
- Viens.
Ton outré de Socrate:
- Hé ! Tu déconnes mec, pas maintenant.
Et avec un sourire niais :
- On niquera les Bleausars.
Il s’affala à nouveau sur Litote. L’assemblée qui avait suivi la
discussion, voyant le désintérêt de Socrate tenta de le récupérer :
- Le serrurier, le serrurier…
Socrate regardant Beussa, s’excusa :
- Je suis obligé mec, regarde.
Il montrait les spectateurs. Un autre hoquet, un rire gras, il
commença :
Au plus haut d’une haute tour
…
Beussa est sorti. Le voilà dans un autre monde. La brume
l’enveloppe dans ses linges glacés, le froid l’enserre comme un
liquide. Il frissonne. Il s’aperçoit dans le miroir du piédroit de la
porte. Visage rougi, ingrat, silhouette pensive d’homme
désabusé. Puis il pense à des montagnes sous l’éclairage irréel de
la lune, sur la vire minuscule d’une de ces montagnes, un homme
assis.
- Allons dit-il.
Retour vers l’alpiniste dans la face nord de la Tête blanche.
Evidemment l’homme dans la voie des Dalles luisantes de la
face nord de la Tête blanche est Chtuc, ce garçon que Beussa et
ses compagnons ont rencontré dans Les Blocs à la fin de
l’automne. Il a rejoint la flamme de pierre. Nouvelle dépense
d’énergie dans cette descente incertaine. Le dynamisme qui
depuis trois jours l’a conduit là s’est éteint. Aucune volonté ne
commande plus à son corps meurtri. Il ficelle son corps à la
flamme, s’installe à côté de son sac. Il admet l’échec. Une
descente en rappels demande des efforts réduits, il l’envisage. Il
chiffre le nombre de rappels, la face est si raide qu’il ne peut
espérer descendre la moindre partie en désescalade. Il s’oblige à
effectuer des calculs, à compter le nombre de pitons qui lui
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restent. Intelligence engourdie, les chiffres s’embrouillent. Il pose
la tête sur son sac, se laisse aller à des pensées sombres.
De nouvelles images de la mort se dévoilent. Celles d’une mort
par usure. Il est immobile, en repos, pourtant des choses
sournoises grignotent sa vie. Elles touchent l’extrémité de ses
membres, gagnent fibre après fibre le centre vital de son corps
pour le contraindre à se résigner, à s’éteindre. Elles l’entraînent
vers une démission de vivre. Sans forte douleur, par une simple
corrosion qui se répand, s’infiltre, anesthésie. Alors peut être
dans un dernier moment de lucidité, il percevra que la vie
l’abandonne.
Il pense : « En bas, la mort est liée à des images de silhouettes
silencieuses autour d’un cercueil de bois précieux. Ici elle ne sera
qu’une forme disgracieuse, momifiée, plaquée sur un parement
vertical. L’immense sommeil, l’indifférence à tout, l’insensibilité,
auront absorbé ma vie. » Il murmure : Ma vie ! Ce mot résonne
en lui, il devient énorme bourdonnement. Qu’importe le sort des
milliards d’êtres humains qui s’agitent en bas. Il est, il est.
Influence du décor ! Sous ses pieds, le granit projette vers le
glacier ses verticales figées.
Maintenant il imagine non l’état de mort lui-même mais les
instants qui le devancent. Il imagine une chute, les fractions de
seconde qui précèdent l’impact. L’effroi et la vitesse qui effacent
toute autre forme de pensée. Quelle immensité dans cette minime
portion de temps. Dans cette période y aurait-il place pour un
défilé du temps passé ? Pour la lucidité ? Des réflexions, des
souvenirs en fulgurances ? Il doute.
Certains individus quand ils désespèrent cherchent l’apaisement
dans des souvenirs. Quelle chance possède celui qui a un ami
fort. Ah ! Le bonheur de l’enfant qui, dans un moment de crainte
court se réfugier dans le giron de sa mère, qui dans un temps de
frayeur prend la main de son père ! Ah ! La chance du croyant
qui peut invoquer Dieu, l’appeler à son secours. Tout à coup il
pense à ces alpinistes qu’il a rencontrés dans les blocs et avec
lesquels il a grimpé. Leurs noms : Beussa, Rague, Socrate. Il n’a
rien oublié de leur conversation. Le vieux a dit : « La grande
solitude, la véritable solitude c’est celle qu’on ressent au moment
de peurs éprouvées dans un milieu hostile. Voilà un des points
communs que nous avons avec les marins solitaires.». Ce vieux,
se dit-il, ressemble à Danton mais à un Danton bronzé. L’autre,
Socrate, est un truculent, c’est une figure. Quel personnage ! Que
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d’originalité en lui ? Le troisième, Rague, est d’un genre plus
banal.
Chtuc prend son piolet caresse la panne, un effleurement de
l’index lui montre que la pointe est bien émoussée. Il le replante
dans la neige mais garde une main sur lui. Il lui parle : « Je suis
sensible à ton état, toi aussi tu as souffert, la glace au fond des
fissures était dure et peu épaisse. J’ai de l’amitié pour toi. ». Il
love la corde, lui dit : « Tu prends plaisir à t’emmêler, à te
coincer, tu es bien à l’image de l’animal qui a causé le malheur
de l’homme ! Tu en as la flexibilité sinueuse. Es-tu vraiment mon
alliée ? » Alors il pense que parler ainsi à des choses est une
faillite. Le langage est fait pour s’adresser à des êtres vivants.
L’amitié est humaine, au plus large elle s’étend au monde animal,
jamais aux choses. Les autres ! En ce moment il n’est rattaché à
eux que par des souvenirs dans lesquels saillent quelques rires
clairs, quelques déceptions, des tristesses si vives hier mais qui
semblent cicatrisées. Le plus fort car il est récent, celui de ces
jeunes skieurs qui l’ont transporté et avec lesquels au refuge il a,
plus spectateur qu’acteur, partagé la débauche de gaieté et
d’insouciance. Il revoit la fille au visage pensif. Elle l’observe
avec une curiosité d’oiseau, à la dérobée au début puis avec plus
d’insistance. A la fin de la soirée elle accompagne ses regards de
sourires timides qui sont de longs discours. Il s’est refusé ! Quelle
stupide force lui a interdit de s’abandonner au simple courant de
la vie ? Son projet en lui l’asservissait. Le lendemain, alors qu’ils
étaient arrivés au carrefour du vallon principal avec le vallon
suspendu, celui qui dirigeait le groupe lui a dit : « Nous ne savons
rien de toi, pourtant je te dis : Viens avec nous. Avec tes
raquettes tu iras moins vite, mais nous t’attendrons. Regarde, il
montrait la fille, elle serait heureuse. » Lui, qui traçait de la
pointe de son bâton des rayures sur la neige, a levé la tête, offert
une esquisse de sourire, a refusé d’un mouvement de tête. Il les a
laissé filer ne sachant pas s’il devait être honteux.
La réalité reprend corps. Quelle stupidité de revoir ce passé.
D’imaginer la présence d’autres vies. L’univers vertical et glacé
était un désert pour l’amitié. Il ressentit une autre forme de
solitude que celle ressentie lors de l’escalade des trois jours
précédant. Il récapitula. Il revit les passages essentiels de son
ascension. Les difficultés du pilier ne l’ont pas troublé. Il a appris
ce lent enchaînement de tâches : laisser le sac au point
d’assurage, escalader une longueur, fixer la corde, redescendre au
sac, remonter la longueur en s’aidant de la corde, et en récupérant
les pitons. Son premier bivouac il l’a fait sur le glacier. Après
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avoir équipé une centaine de mètres du pilier, il est redescendu.
Le deuxième bivouac a eu lieu sur la pointe du pilier sur une belle
vire. En haut du pilier, quelle joie il a éprouvée à découvrir les
miraculeuses fissures qui striaient le mitan de la face. Invisibles
du bas, elles sont apparues comme un merveilleux cadeau. Par
endroit leur fond était tapissé de glace noire. Alors il a mis les
crampons. La glace s’est effritée sous les coups de ses crampons
et de son piolet, des écailles ou des coupelles détachées se
brisaient dans leur chute avec des tintements de moulins à
musique d’enfants libérant des notes claires. Mais cette glace a
permis une escalade rapide, pas de gestes à calculer, pas
d’hésitations, pas de mouvements incertains. Une progression
obtenue grâce à une succession de gestes mécaniques fort
simples. Certes, lorsque la glace n’était pas assez épaisse
l’escalade était difficile, très difficile même parfois, mais la
présence de deux parois proches bridant l’imagination, atténuait
la sensation de vide, enlevait à l’escalade cette part d’angoisse
qui fait que l’on exagère parfois les efforts à exercer pour
progresser. Sur le pilier, à difficultés égales, l’escalade aurait dû
être bien plus éprouvante avec ce vide qui l’entourait.
Des flux d’air glacé descendant entraînent des paillettes de
neige et des aigrettes de glace. Elles tombent en poussière de
froid, silencieuses, ou se brisent sur les saillies émaillant le
silence de crépitements. Ces poussières, ces aigrettes de glace
pénètrent dans le col de sa veste en duvet, heurtent son visage,
frappent ses yeux derrière ses lunettes de myope. Ses yeux ! Lui
si peu sensible à la souffrance éprouve pour ses yeux une de ces
craintes qui peuvent conduire aux lâchetés, peut être même aux
trahisons. Ses doigts tuméfiés se glissent derrière les lunettes, les
caressent pour les apaiser. Il enfonce le bas de son visage dans le
col de sa veste, ses lèvres s’appuient sur la pellicule de glace
déposée sur le tissu formée par la buée s’échappant de sa bouche.
Les courants d’air diminuent, se calment. Il sort son visage de
son abri. Dans cette ambiance sinistre on aurait pu s’attendre à
voir surgir un visage rugueux et brutal de condottiere et non ce
visage d’adolescent fragile au regard de myope sous des cheveux
curieusement lissés en un casque sans défaut - Plus tard quand les
autres le connaîtront mieux ils le chahuteront sur la finesse de
ses traits. « Un visage de gonzesse dira Socrate. » Beussa, lui,
jettera un jour de grand vent : « Il n’y a que toi qui reste bien
coiffé avec tes cheveux d’Asiatique blond.» Bien plus tard encore
quand ils seront dans le monde terrifiant d’une tempête
himalayenne, engloutis dans leur duvet, apeurés, terrés dans leur
tente secouée par les mains meurtrières de mille démons à la
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méchanceté inépuisable, assourdis par leurs hurlements, leurs
imprécations, leurs lamentations, Beussa dans une accalmie lui
dira : « C’est étonnant tu n’as jamais le visage des situations
dramatiques, Quel mauvais acteur de films d’aventure tu aurais
fait. »
Regardant l’extrémité de ses chaussures, il perçoit soudain le
vide avec un nouveau regard. Ce vide, c’est lui qui l’a créé, par
mille gestes enchaînés, parfois hésitants, parfois redoutés,
alourdis qu’ils étaient par la difficulté, l’incertitude ou la peur. Il
ferme les yeux, tente d’échapper à sa misère en oubliant ce qui
l’entoure.
Beussa est retourné chez lui. Il parle avec sa femme Griotte.
Souvenirs : leur première rencontre. Décision de Beussa : il
ira seul au pied de Tête Blanche.
Beussa est de retour chez lui, il pénètre dans le coin travail.
Griotte est là, studieuse, absorbée, hors du temps comme
toujours. Elle s’applique à tracer un liseré d’une couleur foncée
en bordure d’une figure claire. Le trait terminé elle dit doucement
et sans lever la tête :
- Est-il nécessaire d’accentuer ? Quelles sont les limites de
perception d’un enfant ?
Puis fort :
- Alors ?
Il avance vers son bureau, reste debout :
- Impossible. Les écoutilles fermées…
Elle pose le pinceau dans un verre, lève la tête, le regarde.
Mélange de moquerie et d’affection.
- Socrate ! Quel curieux surnom pour un alpiniste. Oui, je
devine : celui qui se proclame différent, celui qui mène une vie
fruste en opposition aux puissants et riches sophistes…
Philosophie de collégien, quand même ! Manque de maturité !
Que de surnoms dans votre minuscule milieu. Surnom
affectueux, le mien Griotte. Surnom féroce, Panse-bête. Surnom
moqueur, Babar. Surnom humoristique, Litote. Et jusqu’à celui
de ce nouveau : Chtuc, un qualificatif ? Petit ? Menu ? Dans
quelle langue ? Un argot ?
Bien de lui, il ne répond pas tout de suite, cherche des mots, les
propose. Image : un marcheur sur un sol incertain pose ainsi ses
pieds.
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- Pour les surnoms, si tu le dis … Moi je crois qu’ils traduisent
une volonté de se démarquer des autres, de créer un esprit de
famille. Peu importe. Socrate ? Tel que je l’ai découvert : un
acteur ! Et l’alcool… Entouré d’une foule d’admirateurs.
Il pense : « dois-je décrire ce conglomérat exubérant, ces
spectateurs exagérant leur gaieté, s’exaltant jusqu’à la bêtise ? Et
lui vient le souvenir de Pamplemousse. Lui parler d’elle ? De
cette victoire sur lui-même qui est un gage de solidité de leur
couple. Mais il se tait. La peur de ne pas trouver les mots justes ?
Parce qu’il ne veut pas ajouter à leur malaise ? »
- Il boit beaucoup ? Comment va-t-il vieillir ?
Il aime sa perspicacité, sa manière de pénétrer dans une
discussion, d’aborder un problème, d’analyser une situation en
allant au-delà du présent. Une autre question suit, immédiate :
- Pourquoi ne serait-il pas guide ?
- Il lui faudrait suivre les stages, se plier à une discipline. Il hait
les institutions et les choses imposées. Et pour lui la montagne est
domaine sacré. Il dit : « La montagne transformée en lieu de
travail ? Etre un salarié de la montagne ? Je me frotterais les
mains, je dirai : Ce mois-ci je me suis fait tant. »
- Dénaturer le rêve par des obligations ! Je comprends.
- Il a pour l’alpinisme un regard de romantique. Et la montagne
est pour lui un antidote.
- Ne pourrait-il pas se faire sponsoriser ?
- Verbe contre lequel il s’insurge : « Etre transformé en homme
sandwich de la verticale… ! »
Elle prend une feuille blanche, croque un alpiniste debout sur
un rocher, les bras en l’air, victorieux. Il est vêtu à la manière des
coureurs automobiles d’une salopette sur laquelle sont plaquées
de nombreuses publicités. Des billets de banque sortent de ses
poches. Au pied, une foule applaudit. Elle dit :
- Cela viendra peut-être.
Il ne relève pas, il poursuit :
- Tout cela dénote quand même un certain courage.
- Quel besoin d’héroïsme en vous ! Ce mot courage est agaçant
dans vos bouches. Gide affirmait que Platon et Aristote plaçaient
cette qualité au dernier rang des vertus.
- Ce qu’il y d’emmerdant avec toi c’est que quand on parle
courage tu fais référence à Platon, si on parle sexualité tu
dissertes sur Reich, si on parle rêve, tu cites Freud, si on parle
cassoulet tu invoques Epicure.
Elle sourit, néglige et :
- Pour eux, la mort ne devait pas être perçue de la même manière
qu’aujourd’hui. Elle ne devait pas avoir la même densité. Cela est
connu : la vie plus facile, une espérance de vie plus longue…
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conduisent à une peur de la mort que nos anciens n’éprouvaient
pas… Mais il y a tant de définitions du courage.
- Pour moi, homme de sciences alpiniste le courage est lié à un
coefficient de sécurité qui inclut la difficulté intrinsèque de
l’escalade, la hauteur de la chute, la résistance de l’ancrage et du
matériel, le degré d’entraînement dont dépendent les forces
musculaires disponibles au moment où on escalade le passage.
Au fond, une équation à écrire.
- Tout ce qui est dû aux conséquences de l’attraction terrestre.
Mais il faudra intégrer dans ton équation, avec des coefficients
d’intensité variables, l’attitude de chacun face aux dangers
extérieurs à l’escalade : les risques d’avalanches, de chutes de
pierres, de sérac, de mauvais temps…
- Ce que Socrate, le mien, affirme être une manière d’optimisme.
Il explique : « Ce sérac est peu sûr, mais je pense qu’il tiendra le
temps que je passe dessous. » Remarque, il accorde aussi de
l’importance à l’optimisme dans l’action de grimper. Il a expliqué
à Rague : « Ce passage est difficile, je suis à la limite de
l’équilibre, mais je continue parce que je pense qu’il y aura de
bonnes prises au dessus. Toi tu n’es pas courageux parce que tu
es un pessimiste. Tu imagines le pire, avant d’attaquer le passage
tu te vois bloqué au milieu. C’est pourquoi il te faut un premier
de cordée, même sans tirer sur la corde il t’insuffle des forces
ascendantes. Il faut parfois oser. ». Ce à quoi Rague répond avec
logique : « Je ne suis pas sur terre pour passer mon temps à me
botter le cul. De plus, mon personnage n’est pas dépendant du
seul alpinisme, j’existe aussi sans lui. »
Cette réponse réjouit Griotte :
- Rague a raison, il ne passe pas en tête, soit, mais ce n’est pas
pour autant un pauvre type. Il n’y a que des manichéens comme
ton Socrate pour tout ramener à l’alpinisme. Mais faut-il le
prendre au sérieux ? Ce n’est qu’un enfant. Comme toi Babar.
Heureusement, ta profession t’évite une part de ridicule.
Griotte réfléchit, sourit et, fixant Beussa.
- Que de courages dans la nature humaine qui font oublier le
vôtre. Le plus admirable est pour moi celui des pauvres, celui des
serfs, celui des sans grades. Le plus admirable mais aussi le plus
stupide est celui des croyants qui font pénitence. Babar aurais-tu
le courage du saint, celui du guerrier ?
- Notre arène est déserte, je revendique celui du solitaire.
- Vite dit mon Babar. Dans l’action peut-être, mais tu me l’as
appris le jour où nous avons fait connaissance, votre solitude
n’est pas absolue. Vous faites partie d’un milieu. Vous rendez
compte à des tiers, ne serait-ce que par le bouche à oreilles. De
plus il y a une histoire de l’alpinisme, il y a les topo-guides qui
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indiquent les noms des premiers ascensionnistes. Il y a les
journaux. Tu me parles souvent de cette cordée qui, dès qu’elle a
réussi une première, téléphone à un journaliste.
- La solitude du premier de cordée n’est pas de l’esbroufe. Il est
seul face aux difficultés et surtout au danger. La corde et les
pitons ne sont qu’une sécurité dont on ne sait pas s’ils seront
efficaces. Socrate a conscience de cela, il tire d’ailleurs une fierté
de son état de solitaire, il répète souvent : « Dans la vie comme
en escalade, je refuse le groupe qui influence, qui impose. Je me
fais seul, je ne compte sur personne…>
- Il pourrait citer Sartre et dire : « L’homme n’est rien d’autre que
ce qu’il se fait. »
- Ce n’est pas un intellectuel de salons, de salles des profs, un de
ceux qui ne pensent qu’à étaler leur culture en verroterie. Seronsnous un jour capables d’admettre qu’un raisonnement de qualité
peut-être prononcé par des personnes qui n’ont pas effectué un
long parcours universitaire, qui ne sont pas sortis d’une grande
école ? Toutes les vérités ne sont pas dans les livres.
D’un mouvement de la tête elle manifeste qu’elle accepte la
critique, qu’elle admet son erreur. Mais elle ajoute :
- Son manichéisme n’arrange pas les choses.
- C’est un manichéisme verbal volontairement exagéré qui
masque certaines finesses de raisonnements. Et il a son humour.
Il dit : « Tu es autodidacte, tu écris un bon livre : Bah ! dit le
milieu. Tu es docteur en psychologie, tu écris un livre sur les
coléoptères : Génial, crie la famille des intello. Et le milieu
répète : Vous n’avez pas lu le livre de … Ah ! Il faut le lire, il est
super génial. Son intelligence… »
- Attend.
Griotte se lève, cherche un livre, le cache, le feuillette, dit :
- Qui va te mettre en colère
Elle lit : « Le rôle de l’intelligence est de présider à des actions
or dans l’action c’est le résultat qui nous intéresse, les moyens
importent peu pourvu que le but soit atteint.» A toi maintenant.
- Napoléon ?
- Bergson.
- Tu m’emmerdes avec tes Bergson. Je ne crois pas que notre
Socrate puisse un jour être influencé par lui. La définition de
victoire ne lui est pas indispensable. Pour qu’il y soit sensible, il
faudrait qu’il place la considération qu’il a des autres au-dessus
de tout. Or c’est un idéaliste non pas avec le sens : lié aux choses
de l’esprit mais avec le sens : indifférent à l’opinion d’autrui, aux
choses matérielles, à la possession. En admettant que la célébrité
soit une forme de possession. Il a son éthique. Celle s’appliquant
à notre sport qui n’est pas exprimée par quelques interdits mais
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par des exigences. Tu sais l’importance que j’accorde au mot
éthique. Je l’écoute sans sourire quand il m’affirme qu’une
éthique devrait inspirer les règles de la vie sociale, le
comportement des gens…
- Ethique! maître mot, éthique texte de loi virtuel de l’esthète. Ce
n’est pas Socrate qui parle, c’est monsieur Beussa. Il l’applique à
tout, à la politique, au sport, il en fait la base du comportement de
toutes les actions, de toutes les morales. Alors quand il trouve
quelqu’un qui raisonne comme lui il devient liquide, il s’extasie,
il l’encense.
- Sur quoi s’appuyer quand il n’y a pas de règles écrites ?
L’alpinisme est le domaine de l’informulé. L’éthique c’est la
règle du jeu pour les alpinistes exigeants. Même si elle est
changeante, elle définit, dans une période donnée, la qualité, elle
précise les limites des interdits, du toléré.
- Tous, chacun à votre manière vous êtes des adolescents. Des
enfants ! Avec toutes les exagérations et l’importance qu’a le
rêve pour eux. Je te le répète, toi aussi Beussa, tu es un
adolescent. Tu en donnes la preuve en accordant de l’importance
au discours de tes amis. Et tu es passionné comme un
adolescent ! Un être équilibré ne peut rester longtemps un
passionné.
Comme elle le voit hocher la tête en signe d’acceptation, elle
rajoute moqueuse :
- Mais tu l’es moins que les autres et il t’arrive d’avoir des
pensées et des comportements d’adulte. Cela, grâce à ton
caractère et au fait que tu es ambivalent.
Un sourire :
- Tu portes suivant les circonstances ta veste à boutons dorés ou
ton pull-over que dédaignerait un clochard.
- Serge et moi…
Elle lui coupe la parole :
- Serge, Socrate : une confrérie de barjots ! Beussa leur
complice ! Ceci dit, Serge n’a jamais eu deux costumes en même
temps.
- Ils ont beaucoup de choses en commun avec Socrate. Serge se
flatte d’avoir beaucoup bu ! Socrate boit. Peu souvent mais
chaque fois avec excès, avec une sorte de frénésie.
- Explication simple : compensation à une vie pleine de rigueur,
d’austérité. Un ascète qui en a raz le bol, qui interrompt les
épreuves des mortifications pour un moment de débauche.
J’associe toujours le mot débauche aux moines de jadis : le jour,
des pénitences, la nuit, rideaux fermés, des orgies. Mais alpinisteascète, le mot me plaît. Allez Babar, ne fais pas la gueule, je
l’aime bien ton type bien qu’intellectuellement je le trouve un
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peu rustique. Quelle famille d’anormaux quand même ! Les
marginaux se contentent en général de manifester leur refus
d’intégration par des postures, une façon de s’habiller, de se
coiffer, un langage. Vous, vous le faites en prenant des risques
extrêmes, en acceptant des fatigues extrêmes. Au fond il n’y a,
dans votre groupe, que Rague qui soit normal…
- Son but majeur est la réussite sociale. Mais lui aussi vient de
découvrir un motif de révolte : l’écologie.
- Forme de contestation moderne inspirée par une déception. Ce
qui ne devrait être que le point d’un programme s’est retrouvé
placé au premier plan. Une politique de gauche repeinte en vert.
Elle change de ton :
<< Je reviens à ton Socrate, a-t-il beaucoup d’ennemis ?
- Ce qui est certain c’est qu’il ne fait rien pour en diminuer le
nombre. Avec tous ceux qu’il juge cupides, sans vergogne,
bavards, sans pudeur, avec ceux qui s’affirment par le seul
discours. Avec tous ceux-là il est détestable. Il les griffe de
réflexions acides, de réparties fulgurantes, il les écrase de ses
silences, de son dédain, de son mépris. De son refus de dialogue.
Il les ignore. Pour répondre à ta question : Oui il a des ennemis.
Sont-ils nombreux ? Non, le milieu est un microcosme. Les
principaux tu les connais.
- L’éminence grise et le média-rapporteur. Tu peux le vérifier, je
suis attentive à tes discours. Et je les retiens.
- C’est un caractère, oui, c’est un révolté, oui, il a parfois des
raisonnements primaires, oui. Mais avant de le juger n’oublie pas
ce que sont ses parents, de pauvres immigrés qui vivent dans un
environnement de gens aisés. Socrate et je l’admire aussi pour
cela est un être qui ne se moque jamais de sa famille. Par contre
Rague qui symbolise les autres devient son souffre douleur.
Pourtant il souffre de sa situation. Un jour qu’ils parlaient église
et sincérité, à une réflexion maladroite de l’autre, il a répondu
brutalement : « Un connard comme moi peut imaginer la part de
rêve qu’il y avait chez les premiers catholiques, les premiers
communistes. Et cela me suffit pour les comprendre, pour leur
pardonner le ridicule de leur foi, les admirer. Mais toi, tu ne
connaîtras jamais ça, il te manquera toujours quelque chose. Tu
n’as jamais été élevé dans la loge de la concierge d’une
copropriété de nantis. Là, quand tu croises la belle fille qui habite
au-dessus (note la métaphore), elle est pour toi la fille du
seigneur, pour elle tu n’es qu’un manant. Fils de concierge il
n’existe pas, alpiniste reconnu il a droit au regard de la fille. Un
psychologue…
Griotte sourit, lui coupe la parole:
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- Expliquerait pourquoi un individu court volontairement au
danger. Pour uniquement plaire à la bourgeoise du dessus ? Non,
évidemment. Pour être, simplement être, exister dans son
environnement : why not ! Mais j’espère qu’il y a autre chose.
Pourquoi ne l’avez-vous pas surnommé Spartacus ? Vous êtes
des gladiateurs… volontaires.
La douce ironie inscrite sur le visage de Griotte s’est estompée.
Elle murmure :
- C’est tout simplement un exclu de la société.
- Dire qu’il refuse la société est un euphémisme. La société il la
hait. Et cela intervient dans son choix de pratiquer un alpinisme
extrême.
- Curieux la cordée qu’ils forment avec Rague. Des compagnons
de combat toujours en train de s’engueuler.
- Rague n’est pas un imbécile, il subit avec patience. Grimper
avec Socrate le place dans la catégorie des très bons alpinistes de
la ville ce qui lui permet de briller dans le milieu d’alpinistes
timorés qui est le sien. Celui du M.A.S. Dans ce milieu
curieusement peu d’alpinistes de haut niveau...
Il réfléchit :
- Je te dirai pourquoi un jour.
Il enchaîne :
- Et Rague sait profiter du peu d’intérêt de Socrate pour la
publicité. Rague, que de fanfares il mettrait en route s’il préparait
une expédition dans l’Himalaya.
- Hi-ma-la-ya ! Elle décompose le mot.
Elle reste songeuse, baisse la tête. Il s’est tu, il va reprendre la
parole, vite elle dit :
- Non ne dis rien. La montagne, l’Himalaya tes amis. Babar,
quand je te vois parler avec Socrate et Serge tu es un autre. Un
être plus jeune, plus gai. Un homme sans incertitude. Il t’arrive
même d’être loquace. Alors tu vois, Babar, dans ces moments, je
suis jalouse. D’eux, de la montagne qui vous lie.
- Ce sont des amis. Ils m’apprécient pour mes qualités d’alpiniste.
Songeuse :
- Il n’y a pas d’amitié s’il n’y a pas intérêt de l’un pour l’autre.
C’est cela qui donne de la force à votre rapprochement. La
compréhension, l’admiration viennent ensuite la renforcer.
Beussa se met à rire :
- Ecoute encore Socrate, il dit : « Il y a peu de véritables amis
dans une vie. Tu vois on devrait créer un V.D.Q.S. de l’amitié,
jeter les bases d’une A.D.Q.S, ça éviterait les ersatz. Au M.A.S.,
si tu les écoutes ils sont tous amis, en réalité ils se jalousent, ils
ne sont liés que par les choses qu’ils partagent. Le club qui les
coiffe. Ce que dis Serge m’amuse : « L’amitié c’est comme le
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pinard, ça se dilue pas. Quand tu dilues, tu obtiens de la piquette
d’amitié. »
- Amitié, grand mot. L’amitié en montagne ! La corde racine de
combien de métaphores ! Frison Roche pas loin, le tambour non
plus.
- Tu préfères qu’elle soit causée par des partages d’opinions
xénophobes, des souvenirs de guerre ? De beuveries ? De
partouzes ?
Son visage s’éclaire, elle ajoute :
- Des motifs de broderie ? Des recettes de cuisine ?
La moquerie pèse son poids, Griotte est incapable de préparer
un repas correct. Elle sourit à peine :
- J’adopte l’amitié de guerriers. Le langage kaki vous l’avez : Ils
ont vaincu…, bataille pour…, nous attaquons le…, victoire
sur…, X, ce héros !
- Les mots guerriers n’indisposent que les contestataires en
chambre. Est-ce notre faute s’il n’y a pas de qualificatifs
s’appliquant à la seule action sportive ?
- Demandez à l’Académie française d’en créer. Mais je ne me
moque qu’un peu, votre G.H.M.* dégage un parfum d’élitisme
vieillot.
- Une énorme différence : les membres qui en font partie se sont
au moins une fois dans leur vie élevé au-dessus de l’ordinaire
Elle le regarde, éloigne le sujet d’un revers de main, et dit avec
tristesse :
- As-tu remarqué ce sont toujours les hommes qui partent. Encore
aujourd’hui ! Imagine l’invraisemblable : une femme qui dirait à
son mari : « Je vais passer deux mois en Papouasie. Garde les
enfants, prends soin de la maison. » Impossible, ce sont les
femmes qui gardent le foyer, qui s’occupent des enfants.
Elle baisse les yeux :
- Je ne puis que garder que le foyer. Nous n’avons pas d’enfants.
Quand tu seras parti dans ton Himalaya, j’attendrai. Seule. La
nuit, j’étendrai mon bras il n’y aura à ta place qu’un drap
silencieux et froid. Alors je m’éveillerai complètement. Je te
verrai là-bas, je t’imaginerai là-haut. Si loin si haut et j’inventerai
le pire. Alors pour me calmer, je dessinerai des visages
d’enfants !
Il murmure :
- Des enfants ! Nous avons été victime d’une mode. Nous
disions : « « Il n’est pas besoin de rajouter des malheureux sur
terre » ». Griotte tu te souviens ?
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Griotte, ce mot s’est imposé à lui le jour où ils se sont connus.
Elle était menue, elle avait la peau blanche ! Et elle était si
blonde. Manière de dérision, il avait pensé à ces cerises oubliées
que l’on cueille séchées sur les arbres. Il repense au pourquoi des
surnoms. Quel besoin d’éliminer le sérieux d’un prénom par un
surnom contraire à la réalité ? Pour affirmer sa possession ?
* Groupe de haute montagne, club académique, les membres,
tous alpinistes de haut niveau, sont cooptés.
Il parle :
- Je suis arrivé sur la prairie sommitale. Vous étiez tous assis…
Elle enchaîne, songeuse :
- Devant nous la falaise, le vide ! Tu m’as appris plus tard le mot
synclinal perché et qu’il y avait plusieurs sortes de vide. Que les
faces calcaires étaient souvent verticales, parfois en surplomb. Ce
vide nous avions tenté de l’approcher, les plus courageux étaient
allés à quelques mètres, d’autres accroupis un peu plus près. Il
déclanchait en nous des terreurs. C’était une chose indéfinissable,
une sorte de gueule de monstre ne dormant que d’un œil. Cette
interdiction d’avancer était imposée par notre corps et non par
notre esprit. Nous avons reculé, nous sommes allés nous réfugier
à quelques mètres. Sur une bosse, comme sur un îlot inaccessible
au flot. Le calme en nous revenu, la terreur oubliée, nous
parlions, rions tranquillement et voici que des fragments de vie
venant de ce trou angoissant se manifestaient. Des cliquetis,
d’étranges bruits de pièces métalliques entrechoquées. Tout à
coup une silhouette est apparue, celle d’un diable tirant derrière
lui une corde. J’ai pensé : ils sont deux. Mais non ce diable était
seul. Il s’est découpé sur le ciel, image irréelle. Le temps que
nous réalisions il était à côté de nous. Il nous a salué tout en se
débarrassant de son matériel. Des gestes larges pour lover sa
corde, des gestes lents pour trier et classer son métal. Il a fourré le
tout dans le sac, puis il s’est assis.
C’est ainsi que je t’ai vu la première fois et j’ai pensé : on
pourrait se dire qu’un être capable de gravir une telle paroi est à
l’image de la grâce et de la légèreté or celui qui débouche est un
démon pataud. Tu n’étais pas beau.
- Euphémisme !
Elle sourit, poursuit :
- Ceux qui savaient transmettaient à voix basse. J’entendais
murmurer : « C’est une voie extrême. », « La plus difficile du
massif. » Les moins timides te questionnaient. Tu ne parlais pas,
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tu arrachais des mots de ton silence, tu les assemblais en courtes
phrases. Tu étais poli mais lointain. Nous le devinions tu étais
encore dans ta verticale, tu étais encore plaqué sur le rocher.
Voyant que tu ne mangeais pas certains t’ont offert de la
nourriture, du vin. Tu as accepté sans manière. D’autres, en te
posant des questions précises tâchaient d’affirmer leurs
compétences. Ils parlaient degrés, artificiel, je ne savais rien du
sens de ces mots.
Tu étais assis à mon côté, compact, silencieux, aussi peu galant
qu’il soit possible de l’être et je me disais : « Qu’a ce type à
exprimer qui l’entraîne à accomplir de telles actions ? Dans
quelle catégorie classer un type qui pousse aussi loin le goût du
risque ? »
Alors je t’ai questionné : « Comment est-on un jour conduit à
faire de pareilles choses ? Car je suppose qu’une telle ascension
est une étape dans une carrière. » J’ai ajouté avant que tu ne
répondes : « Une
motivation
sportive ? L’obligation
de
compétition dans un milieu ? » Tu as souri et répondu : « Oui et
non. » Puis, alors que je croyais que tu ne dirais plus rien, tu as
ajouté laissant de longs silences entre tes phrases : « Il y a de
multiples réponses, chaque grimpeur a les siennes. Ont-elles un
tronc commun ? Il faudrait réfléchir, réunir, classer,
différencier… Le verbe s’élever s’applique aux actions mais
aussi aux motivations… Et puis il y a le tempérament, les
aspirations, les capacités physiques de chacun… Et l’ambition, il
y a toujours de l’ambition dans la recherche de la difficulté. Y
être soumis signifie que l’on est sensible aux autres. Le milieu
est attentif, curieux, prompt à juger, à critiquer… Il n’y a pas
d’homme seul. Un homme seul sur une île déserte gravirait une
montagne pour voir ce qu’il y a derrière elle, pas par plaisir. Et il
la gravirait par sa voie la plus facile… Mais il n’y a pas qu’un
alpinisme extrême, il y a un alpinisme ludique, il y a un alpiniste
pour esthètes. Ceux qui sont sensibles aux beautés, à l’originalité
du cadre, à ses lumières, ses éclairages, à la simple beauté de
l’escalade. Pour eux la beauté du geste prime la difficulté. Des
gens raisonnables. Je crois quand même que pour tous il faut
rajouter aux mots danger, sauvagerie, le mot propreté. » Tu as dis
ce mot avec force et c’était la première fois que je te voyais sûr
de toi. Tu as confirmé : « oui, la montagne est un monde
propre. L’homme en société ne l’est pas souvent. » J’ai risqué la
question : « Grimpez-vous pour fuir quelque chose ? » Tu as
souri, tu as réfléchi puis tu as répondu par deux questions : « Le
refus d’un milieu ? », « Le refus de soi-même ? ». Alors que je
croyais le sujet épuisé tu as ajouté : « On peut grimper pour fuir
ou pour trouver. Pour oublier aussi. ». Je m’exprime mal. Quand
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on grimpe on oublie ce que l’on est, on oublie sa gueule. ». Tu
souriais en disant cela et ton sourire m’a troublé. J’ai découvert ta
dentition parfaite. Tu n’avais pas terminé, tu allais encore : « Il y
a la difficulté. Lorsqu’on réussit on apprend la mobilité des
limites, quand on subit un échec on apprend le doute. Mais
l’ambition gagne toujours. Tant qu’on est jeune au moins,
après…». Puis est venu : « L’alpinisme de difficulté est un sport
de jeunesse. Il est vite délaissé par un individu normal,
équilibré. Je ne dois pas être équilibré. A mon âge, c’est grave ! »
Tu as ri franchement, je me suis dis : « Ce type est fou mais il est
honnête. »
Puis nous sommes descendus ensemble, côte à côte quand le
sentier l’autorisait. Je t’ai demandé : « Et quand on ne fait pas des
choses comme ça, que fait-on ? ». Tu m’as répondu :
« J’enseigne. » La façon dont j’ai perçu ces mots m’a montré que
je n’étais pas étrangère à ce que tu étais, enfin nous avions un
point commun. Je t’ai dis : « Je suis prof. moi aussi. ». Notre
premier lien ! Tu m’as regardé, remarqué vraiment pour la
première fois.
Ils restent un moment silencieux. Elle, les yeux baissés, lui
rêveur. Emus tous les deux. Elle prend un pinceau le trempe dans
l’eau :
- Je crois avoir trouvé, une image explosive sur une demie page.
Des couleurs vives. La transition entre les deux actions sera bien
marquée. Si les enfants étaient capables de dire…
- Ils seraient adultes.
- A quel âge est-on adulte ?
- Soixante-dix-sept ans et une seconde. Pure et ridicule question
d’intellectuel.
- Je dirai : Quand sa conscience ne se disperse pas dans le
futile. Quand il n’est préoccupé que par le concret.
- Socrate te dirait que le mot concret est un mot d’hommes
d’affaires et que les Rague sont adultes.
- Pourquoi ne pas demander à Rague de t’accompagner ?
- Tu m’imagines arrivant chez eux pendant les fêtes. Ils
m’accueilleraient avec une politesse huilée. Lui, le père, sous une
attitude parfaitement lisse, cacherait son étonnement, mais je
lirai dans son regard : « Comment osez-vous ? Il dirait : Je
comprendrais s’il était prouvé qu’une vie humaine soit en danger.
Mais il est vrai que dans ce cas vous préviendrez les secours
officiels ! ». Il me parlerait de l’alpinisme, me dirait : « Si nous
reconnaissons en lui une activité éducative certaine nous pensons
qu’elle doit être bornée. L’alpinisme, bien que nous ne soyons
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jamais allés aussi loin que vous dans la difficulté, nous le
connaissons. Nous le pratiquons encore en gravissant l’été de
beaux sommets ou à skis, au printemps. Et il y a mon beau-père
qui a été un très grand alpiniste. Il a beaucoup d’estime pour vous
et je crois savoir que vous l’appréciez. »
- Sa femme est sympathique mais nous avons peu de points
communs. Elle est de celles qui sont raccompagnées jusqu’à la
porte de la banque par le directeur. Moi, je n’ai droit qu’à un
signe de la main de la guichetière.
Elle change de ton :
- Babar, va préparer ton matériel. Vite, l’amitié encore,
l’amitié toujours!
- Grand mot. Ce garçon je ne l’ai rencontré qu’une fois.
Elle pose son pinceau, dit moitié amusée moitié sérieuse :
- Il y a peut-être des coups de foudre en amitié.
Lui fermé à toute diversion :
- Ses qualités de grimpeurs m’ont impressionné. Mais c’est
surtout son comportement qui m’a intrigué. Un mélange de
discrétion, de politesse, de force et de faiblesse. Il m’a semblé
être coupé du réel.
- Comment sais-tu qu’il est sur une face difficile ?
- Je le suppose, des élèves sont allés à skis à la Tête blanche, au
versant Sud de la Brèche luisante. Ils l’ont pris dans leur voiture,
il faisait du stop. Ils ont passé la nuit ensemble au refuge. Son sac
était énorme et lourd. La face nord de Tête blanche, on l’appelle
les Dalles luisantes, n’a jamais été gravie. Elle est très dure,
extrême sans doute. Si c’est là qu’il est allé, c’est un projet fou.
- C’est toi qui parles de projet fou !
Elle le regarde fixement :
- Je t’attendrai Beussa, je t’attendrai. Pour oublier le temps je
dessinerai un enfant. Il aura un visage d’ange. Je le regarderai. Je
lui parlerai de toi Beussa. Un couple ne se survit pas dans des
ascensions extrêmes ou des livres pour les enfants il se survit
dans une descendance.
Beussa baisse la tête. Elle :
- Nous approchons de l’automne Babar, tu dis souvent que
l’automne est sagesse, que c’est la saison des nuances et de la
patience, que l’hiver est vieillesse, que le printemps est jeunesse,
fougue et impatience, que l’été est maturité. Babar je n’ai pas
peur de ton secours d’aujourd’hui, j’ai peur de l’automne de
l’année prochaine et je le vois arriver avec angoisse. C’est la
première fois que j’ai peur. Babar, cette expédition me fait peur.
Il l’observe. Elle s’est levée, elle fixe un dessin à un fil tendu
devant une étagère. Une montagne sombre sous un ciel d’orage,
lugubre. Il la sent proche des larmes, alors il essaye de plaisanter
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comme il le fait souvent lorsqu’ils se chamaillent gentiment. Il lui
dit moqueur :
- Tricote un nouveau dessin Pénélope, gomme la nuit ce que tu as
tracé le jour. Quand le dessin sera terminé je serai de retour.
Elle répond, fermée à la plaisanterie :
- Ne tire pas sur le fil, c’est à moi de le faire. En attendant va à
ton secours, deux jours passent vite. Va.
Il se lève, baisse la tête :
- Je prépare le matériel, je monte au refuge demain. Après demain
j’irai au pied de la face Nord. J’observerai la neige, elle est un
livre merveilleux à qui sait le lire. Je saurai. Si je ne vois rien je
traverserai sous la face Nord et une fois flanc Sud je monterai
vérifier s’il y a des traces à la Brèche Luisante. Ne m’attend pas
avant deux, trois jours.
Elle se tait. Elle paraît occupée par l’observation d’un nouveau
dessin. Elle a posé son pinceau dans un verre d’eau. Elle l’écrase
plusieurs fois avec lenteur sur les bords du verre. Beussa,
silencieux, observe le nuage gris qui se forme et s’épanouit dans
le liquide. Les volutes sombres salissent la transparence de l’eau.
Il imagine un paysage de montagnes, des lumières s’éteignent,
des nuages d’orage venus on ne sait d’où se nourrissant d’eux
même, poussés par des vents qu’ils engendrent masquent les
montagnes, submergent les collines. Fasciné il fixe ce spectacle.
L’eau, maintenant, a pris une teinte glauque. Il lève les yeux,
Griotte le regarde, il n’y a aucune critique dans son regard mais
une grande lassitude. Il lui sourit timidement en se traitant de
salaud.
Retour vers Chtuc dans sa face. Misère de l’alpiniste solitaire.
Chtuc frémit. Le froid ! Ses grelottements l’agacent. L’agacent
les petits cristaux de glace qui se forment dans ses narines et le
piquent comme des grains de sable lorsqu’il fronce le nez.
« Auraient-ils froid ? » Sa pensée revient à ces compagnons
entrevus à l’école d’escalade. Il se souvient de certains moments,
de certaines questions, de conversations. Elles viennent à lui avec
une précision qui l’étonne. Un moment, le Danton bronzé l’avait
regardé sans parler, les sourcils froncés, caressant la courbure de
son nez, puis il l’avait questionné de sa voix douce et calme :
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- Il y a longtemps que tu grimpes ? » ».
Que signifiait une telle question ? Il avait répondu que c’était la
deuxième fois qu’il venait ici mais qu’il avait fait ces deux
dernières années quelques ascensions. Il avait ajouté :
« intéressantes mais pas difficiles. »
Danton avait eu un geste de gifle légère du dos de la main pour
désigner les hautes montagnes lointaines.
- Lesquelles, avait demandé le costaud.
Il avait cité quelques noms d’itinéraires. Les sourcils du vieux
s’étaient soulevés, était-ce de l’étonnement ?
- Avec qui ?
Le costaud poursuivait son interrogatoire. Avant de répondre il
avait enlevé de sa bouche l’ongle qu’il était en train de ronger et
avait précisé :
- J’étais seul. J’ai toujours été seul.
Et comme pour se disculper :
- Je ne connais personne qui fasse de l’alpinisme.
Le vieux avait murmuré un : « Oui bien sûr. ». Et son regard
était resté longtemps posé sur lui. Mal à l’aise, il s’était dit : « Il
me juge. »
- Et tu n’as trouvé personne dans ces voies ?
Le costaud semblait sceptique. Il avait réfléchi, s’était
souvenu et avait répondu :
- Dans la Ouest, j’ai doublé une cordée qui venait de bivouaquer.
Ils ont eu l’air étonné de me voir.
Et le costaud enchaînait d’autres questions :
- Comment s’appelait-il ? Que faisait-il ? Etait-il étudiant ?
Habitait-il la ville ? Quel âge avait-il ?
Il n’avait répondu que brièvement et à quelques unes de ces
questions seulement : « On m’appelle Chtuc par dérision, pour se
moquer de mon physique. Je suis un peu étudiant, j’étais, car j’ai
décidé d’arrêter. J’ai pensé commencer des études de lettres. Je
loue une chambre chez une vieille dame. Avant de pratiquer
l’alpinisme j’ai fait de la course à pied et de la gymnastique sur
agrès.
- Quel genre de course à pied ? Les grandes distances ? Pourquoi
avoir changé de sport ?
Le costaud insistait. Mais à ce moment celui qu’ils nommaient
Socrate s’était mis à crier.
- Tu l’emmerdes Rague. Fous lui la paix, qu’est-ce que ça peut te
foutre ce qu’il était, ce qui compte c’est ce qu’il est. Et d’après ce
que j’entends c’est un putain de sacré grimpeur.
C’était un compliment. Il était marrant ce type, remuant sans
cesse, sautillant d’un pied sur un autre. Son regard n’était plus
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celui qu’il avait au début. Il lui avait dit avec une soudaine
chaleur :
- Nous sommes des minables. Si ça te dit un jour tu viendras
grimper avec nous. Moi, on m’appelle Socrate je suis pas un mec
bien recommandable. Lui c’est monsieur Beussa, un professeur
d’Université. C’est un grand de l’alpinisme mais quand il grimpe
c’est un mec comme nous. Il pète comme nous. Tu peux l’appeler
Babar. L’emmerdeur, l’inquisiteur c’est Rague. Le meilleur de
nous trois sur les blocs. Rague c’est un nom de notable dans notre
ville.
A les écouter, il avait deviné que Les Blocs étaient leur
domaine, leur quartier général, que la haute montagne était leur
chose. Ils n’en tiraient aucune fierté sauf le costaud à la voix forte
qui parfois se laissait aller à pontifier. Celui qu’ils nommaient
Socrate chahutait toujours. Il se moquait du vieux par touches
discrètes, du costaud avec insistance et par des mots féroces. Il
avait une propension à rire de tout. Il se moquait d’ailleurs
souvent de lui-même, de ses échecs. Il trouvait dans les
conversations le détail qui permettait d’en briser le sérieux. Au
milieu d’un dialogue grave il proférait une insanité, pétait,
chantait ou récitait des vers de sa composition. Danton avait dit :
« Notre philosophe compose des chansons et des vers ils sont
davantage destinés à des corps de garde qu’à des pensionnats de
jeunes filles. »
C’est ce jour là qu’il avait appris la possibilité d’ouvrir un
nouvel itinéraire dans une paroi très raide. Cette directissime ils
l’avaient décrite, nommée : Les Dalles luisantes de Tête blanche.
Le vieux, rêveur, avait prononcé : « Qui en fera la première ? Les
Bleausars ? Les Marseillais ? Il avait ajouté en regardant Socrate :
« Nous ? » Et tous les trois avaient échangé des regards.
Et maintenant il était engagé dans cette face. Sa solitude lui
inspirait des mots merveilleux de simplicité : « S’ils étaient là. »
Il imaginait des situations : il était encordé avec eux. Certes eux
aussi étaient
chargés d’inquiétude, on ne pouvait rester
longtemps dans une telle ambiance sans éprouver la peur, mais il
imaginait des comportements. Après son échec sur l’écaille ils
auraient eu pour lui des attentions, des prévenances, des gestes
chaleureux. Il imaginait leurs paroles d’encouragements, des
mots qui dédramatisent, qui atténuent les déceptions. Socrate
aurait dit : « Tu as assez donné, je vais devant. » Et il passerait en
tête, tournerait la plaque, terminerait le passage. Chtuc avait
deviné que ce grimpeur truculent cachait sous des propos futiles
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ou acides, un grand sérieux, une grande compétence et une
grande gentillesse.
Il abandonne ses rêveries, il prend une décision. Non ! Il ne
descendra pas. Il doit tenter à nouveau. S’il réussit il peut
atteindre aujourd’hui le sommet du dièdre. La partie haute
fracturée ne lui demandera que quelques heures. Sinon… ! Il se
dresse, enfonce son sac derrière la flamme, les entoure de sa
corde. Il met de l’ordre dans ses pitons. Puis il monte sur la
flamme. Comme avant chaque départ il frappe ses pieds contre la
paroi pour faire tomber de ses chaussures la neige qui s’est
encastrée entre les reliefs des semelles. Il reprend l’escalade. Se
faisant léger, en s’aidant de la corde, il rejoint rapidement la
plaque décollée. Il donne quelques coups de marteaux sur le piton
placé sous elle et s’installe. Il a repris la même position que celle
qu’il avait. Il se repose un moment, défait le nœud du piton,
vérifie son encordement puis il se décide. Il traverse, va à gauche
de l’écaille. Il retrouve la prise minuscule. Comme lors de sa
tentative précédente il remet un piton dans la fissure bouchée puis
un autre mince sur lui, plat sur plat pour augmenter l’épaisseur. Il
frappe, un son mat, tant pis, il met un mousqueton, glisse la
corde. Sa main gauche cherche une autre protubérance ou un
creux pour ses doigts. Rien, alors elle revient à la prise
minuscule. Il tente. Les muscles de ses doigts, de ses bras,
répondent mollement à ses sollicitations. Alors, conscient
qu’insister le conduirait à la chute, découragé, avec les mêmes
précautions que la fois précédente, il redescend à la flamme de
pierre.
Assis, prostré, il subit une nouvelle vague de désespoir. Il
découvre tout à coup que les enthousiasmes qui tout en bas l’ont
submergé et qui l’ont conduit ici lui ont masqué les réalités. Ses
membres ne sont pas assez résistants, le gel a détérioré ses doigts.
Il suffit d’une erreur minime dans l’exécution d’un mouvement
pour qu’il soit précipité dans le vide. Incapacité : poids de
l’aléatoire, fatigue paralysante. Et s’ajoute le subjectif informulé.
En lui, des mots résonnent, accroissent son sentiment de défaite.
Le doute, au-delà de la raison, s’est installé dans ses fibres, il lui
déconseille de poursuivre. Il avait crû en bas qu’il n’aurait à
livrer que des épreuves difficiles et non ce combat désespéré.
Les enthousiasmes qui l’ont conduit ici, il s’en souvient. Ils
sont venus comme une énorme vague qui a submergé son ennui.
Ont bousculé sa mélancolie en confirmant le ridicule de son
inutilité. En quelques minutes, au fur et à mesure que prenait
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corps son projet, les incertitudes et les tristesses disparaissaient.
La pensée de quitter la ville, de s’attaquer seul à une chose dont il
avait du mal à estimer les dimensions le stimulait. L’aventure
était là qui allait gommer le monotone. Rapidement, l’idée de
gravir cette face lui apparaissait comme un acte obligé et évident
dont il ne pouvait reculer l’échéance.
Dès les premiers jours des vacances il avait rejoint sa mère dans
la grande station de ski où elle possédait un appartement. Il avait
effectué quelques descentes sur les pistes mais vite il s’était senti
étranger dans cette foule de skieurs à comportement de citadins.
Lorsque son projet se dévoila à lui il en parla à sa mère. Elle tenta
de le dissuader par quelques paroles plates qui montraient son
incompréhension et, plus grave, son absence d’intérêt. Il avait
compris qu’il n’était pour elle qu’une entrave à sa tranquillité et il
n’avait pas insisté. Elle était enfermée dans son égotisme de belle
femme réalisant que la vieillesse était aux portes de sa vie. Elle
lui avait conseillé d’aller retrouver son père, de faire repentance.
Il serait prêt à l’accueillir, il créerait pour lui un poste de
directeur. Il travaillerait à son côté. Il lui achèterait une belle
voiture, celle qu’il voudrait. Il lui avait répondu, assez
brutalement pour qu’elle en fût vexée, qu’il haïssait les activités
de son père, qu’il ne tenait pas à travailler à son côté et qu’il
pensait avoir assez de force en lui pour n’avoir aucun besoin de
grosse voiture.
Curieusement, dès qu’il eut pris sa décision, et cette remarque
montre combien était grande son indépendance vis-à-vis des
autres, il n’avait pas imaginé les joies nées de sa fierté s’il
réussissait une telle course. Il ne faisait partie d’aucun milieu,
d’aucun club, il ne connaissait personne qui portait un intérêt au
monde étrange de l’alpinisme.
La décision de partir prise il redescendit en ville. Dans sa
chambre retrouvée une sorte de frénésie l’envahit. Il s’était
plongé avec ravissement dans la préparation de son projet. Toute
une après-midi il avait calculé des temps, dressé des listes de
matériel, de nourriture, consulté des cartes et des topos sur la
montagne. Son inexpérience l’handicapait. Que de questions
s’étaient posées auxquelles il n’avait pu répondre ! Combien de
cartouches de gaz, combien de pitons à rocher, combien de
broches à glace, combien de mètres de cordelette pour les
rappels devait-il prendre ? Sa corde de soixante mètres en 9
millimètres était-elle suffisante ? Devait-il, pour aller au pied,
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utiliser des skis ou des raquettes ? Une fois qu’il eut fait ses choix
et tout rassemblé il s’aperçut qu’il ne pouvait tout mettre dans un
seul sac et que le poids serait énorme. Il avait alors effectué une
sélection jetant au sol sans trop réfléchir ce qui instinctivement
lui semblait superflu.
Le matériel choisi bourré dans son sac une sorte d’apaisement
avait succédé à la ferveur et aux tumultes déclenchés par ses
enthousiasmes. Cet apaisement durait encore lors de son attente
d’une voiture qui veuille bien le conduire jusqu’au terminus de la
route. Et il se poursuivit au cours de la soirée passée au refuge. Il
était même présent dans la première partie de la marche
d’approche. Mais dès qu’il se fut séparé de ses compagnons
occasionnels cet apaisement fit place à la sérénité. Il était seul et
tout un vallon s’offrait à lui. Un bonheur ténu succédait à sa
quiétude. Il se laissa envelopper dans la joie de l’action. Certes
son sac était lourd mais il sentait son corps avide d’efforts. En lui,
en ce moment, aucune trace de pessimisme. Même la défection
au pied de la voie ou en cours d’escalade qu’il envisageait ne se
présentait pas en échec mais en chose qu’il faudrait accepter
loyalement. La part de tout ce qui avait été une fuite devenait
soumission à un appel. Et la mer de nuage, immense rideau tiré
sur les monotonies et les médiocrités de sa vie, tirait un voile sur
sa vie passée.
Plus haut, quand la face était apparue, il avait ressenti un choc.
Quelle masse ! Quelle puissance ! Il ne l’avait pas imaginée aussi
raide ni aussi haute. Il l’avait cru matérielle et elle était vivante.
Elle l’observait, le regardait approcher. Il resta un moment à
brasser cette impression. Etait-elle méchante ? Indifférente ?
Simplement curieuse ? Il allait jusqu’à lui prêter des sentiments
humains ! Il lui parla doucement comme on le fait à un animal
dangereux que l’on veut amadouer. Mais elle était restée muette,
figée dans son silence géologique. Alors, elle redevint une simple
masse de roches métamorphiques.
Arrivé à son pied, levant la tête, le point d’attaque découvert, il
n’avait vu que quelques dizaines de mètres de roches
énigmatiques. La première anxiété née de son doute sur sa
capacité à vaincre s’était greffée sur son enthousiasme. Mais elle
était plus un avertissement de prudence qu’un blocage. Aucun
appel intérieur ne commandait le retour. Il comprit qu’il s’agissait
d’une incertitude venue du fond de son corps et qu’elle était une
normale manifestation de la peur. Il s’était ébroué de tout
pessimisme et avait attaqué.
Les premières longueurs ne furent pas les plus agréables ses
gestes étaient lents, ses membres gourds. Il lui fallut apprendre à
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enchaîner les allers et retours nécessaires pour aller chercher son
sac laissé au relais, récupérer les pitons. Ce n’est qu’après
quelques longueurs que le bonheur revint en lui. L’escalade était
dure mais belle, les pitons solides, le rocher magnifique. Quand
la fatigue fut en lui et qu’il sentit la nuit proche, il redescendit
bivouaquer au pied du glacier laissant la corde en place. Le
lendemain il bivouaquait au sommet du pilier. Du pied, il avait
observé les dalles de la partie médiane de la face. Il avait été
impressionné par leur raideur. Arrivé en haut du pilier il était allé
au bout de la vire le chapeautant. Et là, il découvrait qu’un réseau
de fissures les découpait. Il chantonna. Pourtant il lui fallut toute
la journée du lendemain pour les gravir. Mais le soir il était sur la
petite vire à la flamme de pierre, au pied de l’immense dièdre. Là,
assis, il n’y avait pas assez de place pour s’étendre, il dormit mal.
A chaque endormissement son buste était entraîné dans le vide.
Ces chutes vite arrêtées par la corde avaient sur lui des effets de
cauchemar. Il remua des pessimismes. Il récapitula : il avait été
successivement l’homme de la ville qui, exagérant ses problèmes
avait idéalisé ce projet d’ascension, puis l’homme du refuge
spectateur d’un bonheur collectif, intense, attrayant, mais
ressentit comme trop fade. Il avait été le montagnard heureux de
posséder un vallon pour lui seul, puis l’alpiniste au mieux de sa
forme aplanissant l’une après l’autre, les difficultés. Il était
maintenant l’homme de la solitude engagé dans une lutte
interminable. Il était usé et sa lucidité entrouvrait la porte des
angoisses.
Réflexions inachevées, il posa ses coudes sur ses genoux, sa
tête dans ses mains. Il s’installa dans une attitude d’enfant attentif
le regard appuyé sur cette mer de nuages boursouflée sorte de
grand large soumis à une tempête silencieuse. Le silence de la
face n’était perturbé que par les fins et soyeux froissements d’air
de brises intermittentes. Ils étaient souvent audibles sauf
lorsqu’ils étaient masqués par les étranges acouphènes. Il les
percevait comme un bourdonnement permanent, une sorte de
chant de cigale en notes de brouillages d’ondes lointaines d’une
radio mal réglée. Il pensa : la face respire.
Ces perceptions s’éteignirent. Il prit son piolet, sa main glissa le
long du manche, ses doigts s’enroulèrent et caressèrent le bois.
Son autre main serra la panne elle se colla à l’acier. Alors il mit
ses gants, replanta le piolet dans la neige. Il vérifia son attache à
la montagne. Il s’oublia.
S’était-il endormi ? Un fracas épouvantable le fit sursauter.
Tout l’espace était bruit. Des cascades puissantes s’écrasaient sur
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des replats Des sifflements, des chuintements, des bruits d’impact
de blocs énormes se fracassant sur le roc s’emparaient de
l’espace. Mille chiens au paroxysme de la fureur aboyaient des
clameurs furieuses. Terrorisé il se leva, fit face à la paroi, son
visage chercha le contact du rocher, se plaqua, s’écrasa contre lui.
Il tenta d’encastrer les saillies de son corps dans la masse
indifférente. Il risqua un regard par-dessus ses bras placés sur sa
tête. Instinctive et illusoire protection. Il voulait déceler sous
quelle forme se présentait la mort qui venait ainsi. Où étaient les
blocs qui allaient l’écraser, le précipiter dans le vide ? Alors il vit
et immédiatement disparut sa terreur. De derrière l’arête
sommitale, minuscule brillance tirant quatre fils vite cotonneux,
un avion venait d’apparaître. Calmé il imagina des hommes et
des femmes diserts ou assoupis. Des hôtesses élégantes
empressées, s’approchaient d’eux. Elles apportaient leur
disponibilité, des boissons, leur sourire. Il pensa tout à coup qu’il
n’avait pas bu depuis le matin. Il s’assit, il fouilla dans son sac.
Les vivres étaient rares. Il prit le réchaud, la minuscule gamelle,
il la remplit de neige. Le réchaud allumé et calé entre ses pieds il
grignota. Son repas terminé avec mille précautions il étala son
matériel sur la neige. Il refit son sac, vérifia son encordement,
classa pitons et mousquetons en ordre sur son baudrier. Il vérifia
que la corde se déroulerait sans entrave. Avait-il dormi
longtemps ? Les boursouflures de la mer de nuages avaient
encore augmenté. Il les observa un moment puis il saisit la
première prise.
Beussa se dirige vers le pied de la face nord de Tête Blanche.
Il subit un choc. Puis il va vers la face sud : allégresse.
Il n’y avait personne sur la route mais Beussa ne pouvait rouler
vite, le brouillard réduisait trop fortement la visibilité. La voiture
avançait, hésitante, dans un crissement doux et monotone des
pneus chassant les gravillons ou écrasant le bourrelet de neige
glacée sinuant au bord de la chaussée. Quand il atteignit les
gorges profondes et étroites les brumes avouèrent leur
impuissance à masquer les rochers enneigés des flancs escarpés,
les ruisselets glacés et les épicéas sur leur vire, recouverts de
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givre, figés dans leur rigidité militaire. Plus loin, au-dessus des
gorges la masse du brouillard se disloqua, des lueurs apparurent.
Plus haut, cette masse devint mouvante, elle bouillonnait avec
lenteur. Elle se formait, se disloquait, se reformait, voluptueuse,
paresseuse et indolente. Brutalement au-dessus d’un virage une
explosion de lumière aveugla Beussa. La voiture, ainsi qu’un
sous marin sortant d’une mer sombre, faisait surface. Le paysage
somptueux se jeta aux yeux de Beussa dans sa réjouissante et
vivifiante lumière.
Beussa éperonné par cette débauche de brillances accéléra. Il
n’était pas parti très tôt et quand il gara sa voiture à la sortie du
village, contre le talus de neige, là où était le départ du sentier
enneigé, le soleil commençait déjà à décliner. Lentement, avec le
soin qu’il apportait à chacun de ses gestes, il tria le matériel,
remplit son sac, équipa ses skis du matériel de montée. Puis il
mangea, laissant son regard errer sur les pentes boisées ou les
sommets qui, par-dessus les toits, semblaient proches, trop
proches. Le mauvais temps pensa-t-il. Un autochtone passa,
visage connu. L’homme lui dit :
- Je vous connais, vous.
Beussa sourit, le salua, le questionna :
- Vous n’avez pas vu un jeune alpiniste avec des raquettes ?
L’homme répondit :
- Il y a quelques jours un groupe de jeunes skieurs est monté au
refuge. Mais maintenant ils sont descendus. Vous montez au
refuge ? Vous arriverez à la nuit.
Il montra les cirrus en voile qui striaient le ciel.
- Descendez demain ou après-demain, faudra pas traîner…
Beussa opina, il savait aussi lire le ciel.
Après un échange de saluts, il partit pour sa longue marche. Les
bruits monotones et parfaitement rythmés des skis nivelant la
neige et la plainte aiguë des bâtons cisaillant sa surface feutrée lui
inspiraient des mots ou de courtes phrases. Ils s’inscrivaient un
instant dans sa tête puis étaient chassées par d’autres. Il se surprit
à fredonner une des chansons de Socrate. Puis vint le crépuscule,
il ne durait pas longtemps à cette époque de l’année. Puis la nuit.
Mais sous ce ciel aux millions d’étoiles jetant leur scintillement,
avec la clarté d’une demi-lune, réverbérée par ce revêtement
d’une planéité presque parfaite et d’une blancheur sans défaut, il
n’eut pas besoin d’allumer sa lampe. A marcher ainsi dans une
apaisante atmosphère, sous ce ciel immense dominé par des
pentes mystérieuses, dans ce silence de planète, il retrouva les
sensations exaltantes qu’il avait jadis éprouvées lors de ses
premières sorties en montagne. Alors qu’après une rude montée il
débouchait sur un replat baigné d’une étrange lumière, il se
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souvint. C’était dans une telle ambiance qu’il s’était demandé si
ce que l’homme appelle immatériel n’était pas inspiré par de
telles visions.
Arrivé au refuge, ouvrant la porte, il fut envahi comme à
chaque fois qu’il arrivait de nuit dans un abri par le même
sentiment d’apaisement. Il redécouvrit le parfait équilibre qui
régnait entre son corps et son esprit. Il récita plus qu’il n’exécuta
les gestes habituels : il rangea les skis derrière la porte, il chercha
une bougie dans son sac, il l’alluma. Puis il vida son sac. Il classa
méticuleusement ses affaires sur la table. Il déroula son sac de
couchage sur le bat-flanc. Enfin il fit fondre de la neige sur son
réchaud. En attendant qu’elle boue il nettoya et rangea le refuge.
Tout l’indiquait, des hommes étaient passés récemment. Ils
avaient festoyé. Les casseroles étaient tapissées de graisse figée.
Des bouteilles s’étalaient sur la table. Deux d’entre elles étaient
encore coiffées d’une bougie. La cire avait dégouliné sur leur
jupe en stalactites de marbre blanc. Econome, pensant aux
visiteurs futurs, il ne les alluma pas et les rangea sur l’étagère. Il
mangea ensuite puis se coucha. Et des pensées rêveuses vinrent à
lui. Un vent se leva. Il se manifesta par vagues troublant le
silence obsédant. Il fit vibrer une tôle. Il parla. Il modula
quelques plaintes, murmura des mots indistincts à travers les
interstices de la fenêtre et de la porte. Beussa savait que de tels
sons devaient être pour des hommes primitifs le langage d’êtres
invisibles venant d’un monde indéfini. Apaisement, il se dit : Je
suis un peu de la préhistoire, étant seul, ils ne parlent que pour
moi, je n’ai pas à partager.
Avant de s’endormir, il imagina, au milieu d’étudiants joyeux,
une solitude silencieuse se refusant au groupe. Distante, non par
fierté, mais parce que sa pensée était toute à son immense projet.
Un projet si lourd qu’il le coupait des autres et lui interdisait de
s’intégrer à ce collectif de joie, de bonne humeur et
d’insouciance. Seule la politesse qui était en lui l’obligeait à offrir
quelques mots, quelques menus sourires, miettes de courtoisie en
guise de réponses. Mais ces réponses étaient trop brèves et ses
sourires trop fugaces pour que les autres n’en soient pas gênés.
Alors ils l’oublièrent.
Et le sommeil engloutit Beussa. Il s’enfonça dans une totale
perte de conscience. Bien avant le jour pourtant il se réveilla : des
titillements venus de l’habitude ! Sa lucidité encore engourdie
exécutant ses actions sans les dominer entièrement : il était long à
s’éveiller et il s’émerveillait toujours de la vivacité d’un Socrate
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qui, dès les premiers instants de son réveil, s’agitait, frétillant,
tous ses sens en éveil, exprimant d’une voix claire des idées
vigoureuses, capable de chahuter ou de chanter comme au milieu
du jour.
Il remplit son sac, rangea le refuge, chaussa ses skis et
commença sa marche lente. Il alla, d’un pas tranquille et patient
de paysan. Ses enjambées régulières scandaient le temps. Dans le
fond du vallon il retrouva la même neige feutrée que celle de la
veille. Il perçut les mêmes soupirs qu’émettaient les vaguelettes
de neige écrasées, les mêmes gémissements de la neige durcie en
surface cisaillée par les bâtons.
Il marcha plusieurs heures. Défilèrent dans le halo de sa lampe
des formes et des reliefs fantomatiques : des brusques ressauts,
des creux incertains, des blocs coiffés de neige, des corniches
soudainement dévoilées qui l’obligeaient à incurver sa route. Et
vinrent les premières lueurs. Elles ne furent au début que des
transparences, mais elles permirent de déceler à l’avance les
reliefs. Il avança encore puis éteignit sa lampe. Dans le ciel, des
lividités mauves succédèrent aux transparences. Sur elles se
dessinèrent des silhouettes de montagne. Et l’éclairage s’accrut,
les montagnes soumises au dichroïsme de cette lumière
changeante apparurent. Les faces Nord et Ouest maussades. Sur
elles subsistaient les couleurs d’hiver à dominante de gris et de
noir. Elles semblaient découpées dans des plaques rigides. Mais
celles qui étaient orientées au levant rosirent et dévoilèrent
quelques reliefs de leur peau. Le soleil vint qui toucha leur cime,
les teinta de rose. Ce rose gagna, supplanta le sombre, descendit
les faces, s’élargit. Il atteignit les pentes de neige les faisant
exister.
Enfin, toutes les montagnes furent là, distinctes dans leur
formidable assemblage. Tout à coup à quelques mètres devant
Beussa encore dans l’ombre s’engagea une lutte entre le clair et
l’obscur. Le front de cette bataille était un trait incertain. Audessus de ce trait la lumière sous lui l’ombreux. Au-dessus de lui
la vie puissante avec son décor extravagant, sous lui le fond du
vallon en sommeil. Un immense drap de lumière était tiré vers le
bas par des mains invisibles. Quelques pas encore et brutalement
devant les skis le trait explosa en mille cristaux qui jetèrent leurs
cris de joie. La vie ! Alors, levant la tête, Beussa aperçut les
lances victorieuses du soleil. Elles giclèrent au-dessus d’une
brèche en arrosant l’espace. Le froid devint plus vif, un air glacé
frappa son visage mais qu’importe, de la lumière forte venait un
optimisme neuf. Beussa, qui tant de fois avait vécu cela,
fredonna.
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Il marcha encore deux heures. Il avait atteint le pied du petit
vallon suspendu et pranait pied sur sa rive droite. Il savait
qu’après un léger coude la face allait apparaître. Cette face il la
connaissait. Plusieurs fois au retour de courses il s’était arrêté
pour l’observer ? Enorme et minérale elle assujettissait de ses
huit cent mètres de hauteur le fond du vallon et lui imposait une
ombre permanente.
Quel silence ! Les eaux étaient figées par le gel intense. Le
vallon semblait s’exprimer par des soupirs, ceux du petit vent qui
prenant naissance dans l’ombre, glissait par-dessus les saillies
puis ruisselait en nappe vers la vallée principale comme un fluide.
Il entraînait un voile de neige qui recouvrait à neuf les surfaces.
Le glacier au pied de la face, minuscule, mal nourri par cette
paroi trop raide, mais très crevassé, ne se distinguait des pentes
environnantes que par les fissures coupant sa glace et quelques
embryons de séracs. Sous la face un bassin d’alimentation rayé
par une rimaye en bouche édentée dont la lèvre supérieure
surplombait : un profil d’agnate.
Beussa observa la face. Combien de fois avait-il envisagé son
ascension ? Tracé sur elle un cheminement virtuel ? Avec
Socrate, un week-end d’automne, ils s’étaient décidés pour tenter
une reconnaissance. Mais la veille du départ Socrate était venu
s’excuser : « Je ne peux pas. Une occasion formidable, un petit
boulot assuré, une bonne paye, et l’hiver est là. Babar, tu me
comprends ? »
Beussa n’avait pas dramatisé, ils avaient le temps. Les
concurrents étaient peu nombreux, bien peu connaissaient cette
face, bien peu étaient capables de la gravir. Certes il y avait cette
cordée de Bleausars mais la marche d’approche était longue pour
eux et ils avaient suffisamment à faire du côté du massif du Mont
Blanc où la gloire se magnifiait dans la foule des rues
grouillantes et les bistrots de Chamonix.
Maintenant, Beussa progressait rapidement. Les couteaux de
ses skis pénétraient dans la neige feutrée et il éprouvait le même
sentiment de sécurité que l’on a quand on chausse des crampons
sur une pente de neige raide et dure. Tout au plaisir physique de
sa progression, il oublia pourquoi il était là. Plein d’allant et
d’allégresse il enchaînait lignes droites et virages sans presque
ralentir. Mais il s’arrêta soudain, le bruit d’un craquement
sinistre, une impression de tassement du sol se firent sentir.
Comme il arrivait dans la zone d’ombre de la face, une plaque à
vent faisait entendre son soupir. Il envisagea de quitter ses skis,
de progresser à pied en marchant tout droit dans la pente. Non, ce
n’était pas utile, quelques mètres à peine au-dessus la neige
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devint poudreuse. Et tout à coup il se souvint, il repensa à Chtuc,
il ralentit, s’arrêta. Il chercha des traces dans la neige, râlant
contre sa mauvaise vue, regrettant l’absence de Socrate avec son
regard d’aigle. Il s’arrêta, suivit des yeux l’itinéraire bien des fois
imaginé.
Aucun signe de vie.
Il se décida à appeler. Avec honte. Il n’aimait ni siffler ni crier.
L’aurait-il voulu, il en aurait été incapable. Ne sortaient de son
corps massif que des sons minuscules. Il ressentait les paroles
fortes, les hurlements en montagne comme des agressions, des
inconvenances. Il était en cela comme Socrate, oui, l’exubérant
Socrate, qui se révoltait contre les braillards et affirmait : « Il n’y
a que les mecs d’une grande ville pour brâmer ainsi. C’est le seul
moyen qu’ils ont pour se distinguer des autres.». Rague, lui en
bon citadin, en être sûr de lui, n’hésitait jamais à signaler sa
présence, à interpeller un quidam d’une rive, d’un vallon à un
autre.
Alors qu’il scrutait la face une tâche étrange apparut dans le
sombre d’une anfractuosité. Il devina une silhouette humaine. La
fixant intensément il la vit s’animer, changer de forme. Alors il
appela plus fort. Mais il ne décela aucun nouveau mouvement et
aucun écho ne répondit à ses appels. Il tenta d’évaluer quelle
pouvait être la hauteur d’un homme à quelques mille mètres audessus de lui il n’y parvint pas. Il se déplaça, observa à nouveau,
la silhouette avait disparu. Il essuya la buée sur ses lunettes,
plissa les yeux, à sa place était une zone claire, une plaque de
lichens ou une protubérance rocheuse sans doute.
Une joie vint en lui, personne n’était en danger, il pouvait
apprécier la beauté de sa balade. Il poursuivit sa montée avec
allégresse pensant aux beaux virages qu’il allait enchaîner à la
descente. Mais, alors qu’il procédait à un changement de
direction délicat dans la neige devenue profonde, il vit à ses pieds
un trou, un simple trou que les neiges chassées par les vents
n’avaient pu combler. Pour un alpiniste possédant son expérience
ce signe ne pouvait tromper. Ce trou était celui laissé par le
manche d’un piolet. Fébrile tout à coup, son cœur se mit à battre.
Il chercha mais n’en vit aucun autre. Il avança encore et tout à
coup il en vit un puis un autre superposés. Un étonnement
énorme l’envahit. Il marcha vite jusqu’à ce que l’essoufflement
l’oblige à ralentir. Il était proche de la rimaye quand tout à coup,
sous elle, il perçut plus qu’il ne vit une chose bouger.
Etait-ce un corps ? Il tenta d’activer son allure mais l’émotion
l’asphyxia, il ralentit. Arrivé à quelques pas, il comprit : sur un
minuscule replat de neige tassée, les sangles jaunes d’une paire
de raquettes fixées à des bâtons de ski plantés à l’envers dans la
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neige flottaient au vent de l’ombre. Il arracha les bâtons, prit les
raquettes dans sa main resta là écrasé d’étonnement bouleversé
d’émotion. Il pensa : Il a bivouaqué là. Il est dans la face. Il a
laissé là ses raquettes, s’est allégé au maximum. Mais pourquoi
est-il silencieux ? Alors il imagina des drames. La paroi, étant
donné sa raideur, ne devait pas garder les corps. Il chercha des
traces autour de lui. Rien. Peut-être était-il mourant recroquevillé
sur une vire, ou mort, son corps fracassé retenu par la corde fixée
à quelque saillie rocheuse, un piton. Il appela sans honte cette fois
mais ses minuscules appels se heurtèrent à l’indifférence du mur
de granit.
Il se dit qu’il était peut être tout en haut de la face ou déjà
engagé sur l’autre versant et que cela expliquait ses appels sans
réponse. Vite, il quitta ses skis enleva les peluches et les
couteaux, remit les skis. Il traversa, longea le pied de la face
Nord. Il se dirigea vers l’assise de l’arête Est pour atteindre dans
leur mi-hauteur les pentes sud de la montagne. Là, il retrouva le
soleil. Et la face Sud apparut, magnifiquement éclairée. Combien
elle lui parut débonnaire ! Il avait encore en lui inscrite la
verticalité de la face Nord. Neigeuse, d’une pente régulière elle
méritait bien sa réputation de belle course à ski. Il rejoignit
rapidement de vieilles traces, il remit peluches et couteaux et les
suivit. Se remémorant ce qui l’avait fait douter il se répétait : « Je
vais savoir. »
Alors que, lors d’un arrêt, il observait les pentes supérieures de
la montagne, il vit un point noir sur les vires inférieures de la rive
droite du couloir de la Brèche luisante. Un être vivant se
déplaçait. Est-ce un chamois ? Rague, grand observateur du
monde animal ne lui avait-t-il pas affirmé que certains animaux,
au plus fort de l’hiver, refusaient de gagner les basses terres. Il
s’arrêta pour mieux observer, nettoya les verres de ses lunettes.
La silhouette semblait plus large que haute, elle allait de gauche à
droite, remontait parfois, allure habituelle d’une bête en quête de
nourriture. Il l’abandonna.
Tout à coup il en devina une autre. Il s’arrêta une nouvelle fois.
Celle-ci ne flânait pas. Curieux, elle était verticale mais diminuait
tout à coup de hauteur pour ensuite se redresser. Alors il pensa à
la neige croûtée qui ne pouvant longtemps supporter le poids
d’un homme casse brutalement. Il se dit : « Sans raquettes, sans
skis, après ce qu’il vient de faire, ce doit être terrible. » La
certitude était acquise, c’était bien un homme. Et cet homme ne
pouvait être que Chtuc. Une explosion se produisit en lui. Il
admit l’inconcevable : Oui, c’était lui, oui il avait réussi. Alors
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sa respiration redevenue normale, tout à coup impatient, il
repartit. Changeant de rythme, sa trace devint plus raide, ses
virages plus nombreux. Il prit l’allure régulière des skieurs de
montagne qui connaissent l’art d’aller aux limites de
l’essoufflement sans jamais s’épuiser. Il acceptait enfin ce que sa
raison lui avait si longtemps refusée d’admettre. Et des pensées
brouillonnes s’enchevêtraient dans sa tête : « dans quel état estil ? Et je disais cela impossible à un homme seul. Vanité !
Incompétence ! Que de merveilleux dans l’homme ! ». Puis il
pensa à Socrate, regretta son absence. Qu’il serait exaltant de
partager avec lui de tels instants. Il alla jusqu’à imaginer la série
de jurons que prononcerait un Socrate médusé.
Chut et Beussa : la rencontre.
Chtuc descendait. Il avait immédiatement reconnu en Socrate
un skieur qui progressait. Un solitaire, pensa-t-il, un type comme
moi, moins fou quand même. Où va-t-il ? A la Brèche luisante
bien sûr. Etonnant, il est bien tard ! Un amateur de bivouac ? En
hiver ? Bizarre ! Nos routes vont se croiser. Aura-t-il envie de me
parler ? Moi je me libérerai du bonjour que je porte en moi depuis
des jours. Il ne saura jamais le bonheur que j’aurai à lui offrir ce
simple mot. S’il me donne le sien en retour je le recevrai avec
mon cœur mais il n’en saura rien. Et nos routes se sépareront…
Mais peut être sera-t-il curieux voudra-t-il savoir d’où je viens.
Quelle grande chose si je puis lui raconter. Mais serai-je
capable ? Tout lui dire sera impossible, il faudrait que je sois
capable d’abréger. D’ailleurs, me souviendrai-je de tout ? Je ne
suis qu’une mécanique usée. Je ne suis qu’un corps chargé d’un
siècle de lassitudes. Et du poids de ce sac ! Ces fatigues se
plaquent sur mon corps enlacent mes muscles, tentatrices, elles
me commandent le repos. Elles éteindront mes envies de parler.
Ce sont elles qui me répètent : « Assied-toi sur cette bosse, sur ce
caillou dégagé, dans cette cuvette de neige. La chaleur est là,
prends là. Demain la neige sera gelée tu descendras sans
fatigue. Il en sera fini des épuisements. ». Pourtant une injonction
me commande : « Ici n’est pas ta place descends, descends, fuis.
Que sais-tu de demain ? »
D’autres pensées vinrent au skieur : « « S’il a envie de
m’écouter je lui dirai : « Voyez-vous monsieur j’a laissé mes
grandes ambitions dans la face qui est derrière. Elle est raide et
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difficile. Je l’ai gravie mais maintenant je ne suis qu’un pauvre
type qui rêve d’inaction. Arrivé en bas, dans la vallée, même
avant le refuge si je ne puis l’atteindre aujourd’hui, sous le ciel
devenu complice, je m’étendrai sur la neige. Je vivrai ce repos
comme une convalescence. Fini mon état de moribond. Finies les
contraintes, les incertitudes, les peurs. Je poserai mon matériel
n’importe où. Le désordre sera mon complice, je m’abandonnerai
au laissez aller que le vide m’interdisait. Qu’importe si mon
duvet est lourd de sa carapace de glace il sera suffisant pour
m’abriter des froids. Je m’endormirai sans cette chape d’angoisse
qui m’a étreint pendant quatre jours et quatre nuits. Bonheur
suprême, je me réveillerai dans la nuit, j’observerai le ciel, ce qui
m’entoure, apaisé je compterai mes bonheurs.
Et tout à coup l’homme fut près de lui. Il ne vit d’abord qu’une
tête coiffée d’un horrible bonnet. Une face large masquée en
partie par des lunettes de soleil. Puis se montrèrent les épaules
puis le torse épais puis les jambes et les skis. Cet homme le fixa
longuement dans une attitude interrogative, un étrange sourire sur
les lèvres. Ils s’arrêtèrent quand ils furent à se toucher.
- Salut dit l’homme.
- La Brèche luisante ? Questionna Chtuc.
Il n’attendit pas la réponse posa son sac s’affala dessus :
- On remet toujours la halte à plus tard…
L’homme posa aussi son sac mais avec des gestes lents,
retenus, huilés.
- Salut Chtuc.
Qui pensa : Il me connaît. Il s’étonna :
- Vous emportez des bâtons et des raquettes de secours ?
L’homme quitta son bonnet enleva ses lunettes, son visage
apparut :
- Les tiens. Ce doit être affreux dans cette neige croûteuse.
Prends…
Il ouvrit son sac, lui tendit une gourde.
- Dans la descente je prendrai ton matériel lourd. Avec mes
skis….
Alors les idées s’ordonnèrent dans la tête de Chtuc. Il reconnut
Beussa. Il cacha sa tête dans ses mains. Beussa regardait cette
forme recroquevillée agitée de légers soubresauts. Il se taisait,
regardait au loin, attendait. Quand l’autre fut calmé, se fut
redressé, il vit un Beussa observant le ciel qui murmurait :
- Les cirrus sont là, immense voile, le mauvais temps est
proche…
Chtuc dit :
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- Je suis lamentable. Je n’étais pas à la hauteur… C’était trop
long, trop dur… Plusieurs fois j’ai pensé à faire demi-tour… Je
l’aurais fait d’ailleurs si j’avais eu assez de matériel.
Il laissait entre chaque phrase un long silence comme si après le
dernier mot tout avait été dit.
Le Beussa des analyses, des raisonnements et des
compréhensions regrettait que les mots pour décrire une telle
aventure soient les mêmes que ceux que l’on utilise au quotidien.
Les sanglots de Chtuc se calmèrent. Beussa vidant d’autorité son
sac, dit :
- Tout sera facile maintenant.
Il lutta pour dominer les effets de sa sensiblerie qu’il avait
ramenée de ses expéditions et qu’il n’arrivait pas toujours
dissimuler. Quand cela se produisait devant Griotte, perspicace,
elle lui disait : « Quelle stupidité en vous les hommes ! Vous
considérez comme ridicule faiblesse ce qui est la marque d’une
des plus belles expressions de la sensibilité. »
Il dit :
- J’ai remarqué que l’intensité dramatique d’une situation n’était
pas toujours perçue immédiatement. Tu comprendras…
Chtuc ne comprit pas. Il regarda Beussa sourire et il ne vit dans
ce sourire que la réaction d’un homme fort toisant une faiblesse.
Il dit pour se disculper :
- Il y avait un passage très dur. Une plaque incertaine. Et j’étais si
fatigué.
Dans un soupir :
- Je l’ai utilisée à la fin, je l’ai utilisée, je me suis tiré sur elle, j’ai
pris appui sur elle, je suis monté sur elle. Que de moments de
peurs. Elle a tenu ! Je le sais maintenant elle tiendra des siècles
encore. C’était ma dernière carte, ne pas la jouer c’était mourir làhaut.
Beussa murmura :
- L’alpinisme extrême, une forme de roulette russe, une forme de
suicide que l’église n’a jamais condamné !
Chtuc n’entendit que les mots « alpinisme extrême. ». Il dit :
- C’était extrême pour moi. Et il y avait mes mains !
Beussa se pencha, observa. Il vit sur leurs dos les griffures des
coincements désespérés et les marques du gel sur l’extrémité des
doigts. Ils étaient boudinés, blanchâtres, crevassées.
- De bonnes gelures, j’ai eu les mêmes là-bas. Emmerdantes mais
sans gravité. Par contre, tu auras des séquelles, longtemps,
toujours peut-être. Les médecins te parleront d’ischémie, te feront
avaler des vasodilatateurs. Tu prendras de l’aspirine on dit qu’elle
liquéfie le sang ou de l’ail qui a la même vertu et qui en plus est
un bon test pour évaluer la force de l’amitié de tes amis.
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Chtuc inclina la tête, la plaisanterie ne pouvait franchir la
carapace de fatigue qu’il portait en lui.
- C’est à cause de vous…
Beussa lui jeta un regard interrogatif :
- Dans Les blocs, vous savez, ce jour…
Le ton n’était pas critique :
- Vous avez parlé de cette face. Alors au cours des vacances, un
désir est venu en moi… Tout était si bête…
Il porta instinctivement un ongle à sa bouche, tenta de le
ronger, la douleur le fit abandonner.
- Je n’étais pas à la hauteur !
Beussa agita la tête. Une alternance de oui exécutés lentement,
ainsi que l’on fait pour effacer une incertitude d’enfant. Il
affirma :
- Tu n’étais pas à la hauteur pourtant tu as réussi, la chose est
faite. Une grande chose. Sans bavure, sans aucune place pour les
insinuations, les médisances et les doutes des médiocres.
Maintenant il te faudra assumer.
Chtuc ne comprenant pas, Beussa ajoutait :
- Les autres !
Beussa expliqua la place que cette ascension aurait dans
l’histoire de l’alpinisme. Il conclut :
- Et le monde des critiques ! Des peuso-spécialistes !
Le visage de Chtuc refléta l’incompréhension alors Beussa
pensa à Griotte. Voilà qui la faisait mentir quand elle prétendait
que l’alpinisme extrême n’existait que parce qu’il existait un
public, elle ajoutait indirect, un public indirect, susceptible de le
valoriser. Beussa tête au ciel poursuivit :
- Certains voudront tout connaître. Lesquels ? Ceux qui
s’intéressent à l’alpinisme. Une part de son élite sera jalouse mais
te reconnaîtra comme un des siens. Des envieux minimiseront
l’exploit. Des médisants tenteront de dénigrer. Des bâtisseurs
d’idoles édifieront pour toi une publicité imbécile. Ils sont
nombreux ceux-là, qui, tels des planètes gravitent autour des
étoiles.
Il resta songeur puis, amusé, ajouta :
- Ceux pour qui raconter est un gagne pain. Sans oublier les
techniciens qui parleront stratégie et tactique corrigeront ton
ascension avec quelques : « Il aurait été mieux si…, plus rapide,
plus sûr de… » Bien peu applaudiront avec leur cœur. Je le sais,
Socrate sera de ceux-là. Tu le connais peu mais…
Parler de Socrate suffit à réjouir Beussa. A ramener sur son
visage la lumière de son sourire. Il murmura :
- Je ne connais rien d’équivalent à ce que tu viens de faire.
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L’émotion l’envahit, pour la cacher il traça avec un bâton des
traits dans la neige. Chtuc toujours absent dit lentement :
- En bas c’était nul. J’avais une amie, nous nous sommes séparés.
Elle s’ennuyait avec moi. Cette séparation était une chose
insupportable… Maintenant…
Il eut un geste d’impuissance. Beussa lovant la corde :
- Il y a toujours des motivations à nos actes, certains sont clairs,
d’autres peu perceptibles. Certains sont comme des détonateurs…
- Il m’est arrivé de sourire au début de l’ascension quand je
regardais la corde derrière moi. Je pensais à ces types qui
traversent la ville, seuls sur un tandem.
Beussa laissa fuser un rire qui secoua son corps. Griotte lui
avait dit un jour : « Une goutte d’humour suffit à diminuer le trop
sérieux ou l’intensité d’une situation dramatique. » Il eut soudain
envie de parler du projet d’expédition dans l’Himalaya. Il le
décrivit, parla bonheur de la marche d’approche, découverte de la
face à gravir. Réalisant l’absurdité de son discours :
- Le mythe encore !
Et après un silence :
- Etonnant que des hommes puissent accorder tant d’importance à
ce genre de choses.
Chtuc ne comprenait pas. Beussa haussa les épaules. Il finit de
remplir son sac avec les affaires de Chtuc :
- Quel con je suis ! Met tes raquettes. Je t’attendrai. Nous
arriverons de nuit au refuge mais qu’importe. Demain il y aura la
voiture. Après ce que tu as fait une voiture c’est un salon. Un
confort. La sécurité surtout !
Etait-ce le thé qu’il avait bu ? La présence de Beussa ?
L’ambiance ? La perte d’altitude ? Son sac presque vide ? La
volonté de Beussa se substituant à la sienne ? Chtuc commença la
descente avec des forces neuves. Il se sentit bien dans sa lassitude
et murmura :
- Qu’importe demain.
Et il murmura trop bas pour que l’autre l’entendit mais avec
chaleur :
- Merci Beussa.
Nous sommes au printemps. Deussain-Brun, président du
M.A.S. demande à Beussa d’assister à une réunion du bureau
dont le but est de préparer l’expédition dans l’Himalaya.
Beussa cherche Chtuc. Portrait, qualités et défauts du
président. La réunion. Description de quelques membres
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dont Milassi l’envieux et Motheux le sympathique vieil
alpiniste humoriste. Déception de Beussa.
Le printemps a massé ses troupes mais l’hiver occupe encore
fermement le terrain. Il ne cède pas, il se contente d’esquiver.
Pourtant les jeux sont faits. Mille signes attestent sa défaite. Les
jours s’allongent, les plantes ternes, flétries, couchées, se
redressent, verdissent, les êtres aussi se métamorphosent, ils
sortent de l’engourdissement qui étreignait leur dynamisme. Ils
redeviennent entreprenants. Des projets germent dans leurs têtes.
Dans la musculature des sportifs viennent des impatiences, des
désirs de fatigue, d’épreuves. Le ciel aussi bien sûr évolue, les
nuages changent de nature. Ce ne sont plus ces masses
stagnantes, assujettissant les soleils, ces voiles figées formant des
ciels de deuil, les voilà devenues protubérances lumineuses. Qui
crient : Nous ne sommes qu’un décor, nous ne faisons que passer
Les neiges combattues par les chaleurs du jour perdent leur
matité et jettent au soleil des brillances de vernis. En une seule
journée un regard averti voit changer l’aspect des montagnes.
Alors qu’il était à sa table, cherchant quelques énigmes
scientifiques à faire résoudre par ses élèves Beussa reçut un appel
téléphonique. Deussain-Brun le prévenait :
- Demain six heures a lieu la réunion.
Son ton s’amplifiait :
- Soyez-là je vous prie. Vous expliquerez aux membres du bureau
l’originalité du projet d’expédition en gestation. J’aimerais aussi
présenter à tous le garçon qui cet hiver a gravi cet itinéraire si
difficile. Pouvez-vous le prévenir ? L’amener avec vous ?
Beussa avait donné son accord sur le premier point. A l’énoncé
du second il avait fait la grimace. Il avait répondu qu’il allait
chercher à joindre Chtuc mais qu’il n’était pas certain de le
trouver. Il ne pouvait pas non plus s’engager sur son désir de
venir, précisant :
- Président, vous connaissez les jeunes d’aujourd’hui !
Le président s’était écrié :
- Allez au diable avec vos surnoms. Les noms de famille ont une
histoire, les prénoms apportent la personnalisation, une note de
familiarité sinon d’amitié. Quel besoin d’en ajouter ? Et pourquoi
ne viendrait-il pas ? Veut-il comme l’autre, que le M.A.S. lui
apporte sur un plateau une place dans l’expédition ?
Les mots : comme l’autre choquèrent Beussa, mais il ne dit
rien.
Il se rendit à l’adresse de Chtuc. Une petite villa pâlotte,
inscrite entre deux autres plus opulentes. Deux noms sur la boite
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aux lettres. Madame X. et rajouté sur un bout de carton : Pierre
Dubois. C’est vrai pensa Beussa il a un nom, un prénom, comme
tout le monde. Pourtant, lié à Dalles luisantes, Chtuc ça sonne
mieux que Pierre. Il appuya sur le bouton de la sonnette. Une
vieille dame entrouvrit la porte : une partie de silhouette limitée
par deux verticales. Une voix de mâle bougonne un brutal :
- Que voulez-vous ?
La porte tenue par une chaîne reste entrebâillée. Beussa
demanda si Pierre était là. La vieille, sourcils froncés et sans
quitter son air bougon jeta un :
- D’abord qui êtes vous ?
- Je suis un ami de Pierre.
- Vous n’êtes pas de sa famille ? Je dis ça parce qu’il ne m’en a
jamais parlé. Mais comme il paye bien…
Elle répéta :
- Que lui voulez-vous ?
- Nous avons une réunion de montagne, nous aimerions qu’il y
assiste.
- Ah ! Une réunion ? Qui êtes-vous ? Que faîtes-vous ?
Beussa déclina :
- Je suis un ami, je suis professeur.
La chaîne quitta son ancrage. La silhouette est entièrement
visible : un corps effondré, un visage mécontent avec une
expression méfiante, interrogative. L’homme avait l’air sérieux.
La voix s’éclaira :
- Aujourd’hui, avec toute cette délinquance ! Ces étrangers !
Beussa questionna :
- Il n’est pas là ?
- Non. Il n’est pas là.
Haussement d’épaules :
- Il est toujours parti.
Solitaire par méfiance, rendue curieuse par sa solitude, elle
devina une occasion d’apprendre.
- Que fait-il sinon ?
Et comme Beussa levait un bras sans répondre :
- Un garçon tranquille, allez ! Calme, peu bavard, un peu triste.
Au début une jeune fille venait le voir. Depuis qu’elle ne vient
plus, il semble plus triste encore. Problème de jeunes hein ! Sa
mère est passée une fois. Je crois qu’elle était venue le raisonner.
C’est une dame, quelqu’un de bien, nous avons parlé cinq
minutes. J’ai deviné que son époux avait une belle situation. Oui,
des gens bien. Avec mon pauvre mari nous étions commerçants
alors pensez, nous avons l’habitude de juger. Mais vous n’êtes
pas commerçant vous ne pouvez pas savoir.
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Beussa mal à l’aise tenta de se défaire de cette curiosité en toile
d’araignée.
- Je vais lui laisser un mot.
La vieille maintenant était loquace, Beussa était une personne
de confiance.
- Voulez-vous un café ?
Elle voulait apaiser sa solitude. Beussa refusa, écrivit un mot,
s’esbigna, mal à l’aise.
Le lendemain matin Chtuc vint le voir à l’Université. La
chaleur de leur rencontre les étonna. Il venait s’excuser :
- Tu es passé hier.
Il expliquait :
- Je ne pourrais pas assister à la réunion. Je dois aller voir mon
père. J’aurais pu reporter mais je suis bien peu motivé pour
assister à une telle réunion et avec des inconnus. Et puis avec
mon père, mieux vaut en finir.
Beussa indiqua d’un hochement de tête qu’il comprenait et
acceptait cette explication. De toutes façon il serait à la réunion,
parlerait en leur nom et rendrait compte ensuite. Il était pressé, il
expliqua :
- Je suis en retard, une réunion avec des collègues…
Ils se quittèrent complices, en souriant, accompagnant leur
sourire d’un geste joyeux de la main.
Fin d’après-midi, l’heure de la réunion était proche, pourtant
Beussa discutait encore avec un collègue. Lorsque celui-ci le
quitta il se rendit compte qu’il allait être en retard. Je me prends
sur le fait pensa-t-il. J’ai inconsciemment reculé l’heure de mon
départ. Cette réunion m’agace. Il se hâta, se disant : Y aurait-il en
en moi du Socrate ? Non, j’admets la nécessité et l’efficacité des
associations. Le Club assure la formation des jeunes, il est un lieu
d’information, de discussion, de savoir. Plus encore, il défend le
milieu contre toutes les formes et forces d’agression. Socrate
schématise toujours et il n’est pas de bonne foi quand il assène :
L’alpinisme façon soviet est contre nature. La beauté d’une
ascension ne se partage pas. Une belle fille qui s’offre à tous est
une catin. Créer des refuges en montagne est affaire
d’aubergistes. Quant à la défense de la montagne elle n’est pas
dans le discours mais dans l’acte. D’ailleurs le groupe avec ses
concentrations humaines est en lui-même source de pollution…
Chaque fois qu’il disait cela, Beussa haussait les épaules,
répétait :
- Tu ne vois qu’un aspect des choses.
95
96
Et reprenant à son compte en la modifiant une phrase de
Griotte :
- Les membres du club constituent un public d’initiés, or s’il n’y
avait pas un public d’initié tu ne ferais, toi Socrate, que des voies
à vache, et toi dans des voies à vache, laisse-moi rire !
Beussa pénétra dans la salle du M.A.S. Il se souvint tout à
coup : ne voulait-il pas parler, avant la réunion, en aparté avec le
président ! Depuis plusieurs jours il réfléchissait à ce qu’il devait
lui dire. Il avait choisi pour l’exprimer des phrases toutes simples.
La présence de Chtuc à l’expédition étant acquise il devait
concentrer ses efforts sur celle de Socrate. Son but ne serait pas
de le défendre, en tant qu’individu il était indéfendable, mais il
expliquerait au Président que seul devait primer la réussite du
projet. Il lui dirait : Accordez-moi le libre choix de la
composition de l’équipe.
Arrivé le dernier, il s’aperçut que son échafaudage d’arguments
était inutile. Une dizaine de visages bronzés étaient déjà là qui se
tournèrent vers lui quand il entra. Il avança, serra quelques mains.
Ils étaient comme toujours assemblés par affinités et parlaient
entre eux vivement. De montagne ! L’alpinisme était leur chose.
Beaucoup étaient simplement issus d’une famille de
montagnards, certains fréquentaient la montagne régulièrement,
d’autres de manière irrégulière. Ils étaient plus gestionnaires que
passionnés, c’est pourquoi, rares étaient ceux qui avaient réussi
des escalades difficiles. Ils choisissaient un alpinisme de voix
normale et quelques uns se contentaient de gravir un sommet. Un
seul sommet qu’ils gravissaient une fois par an. D’autres offraient
leur expérience aux débutants, jouant les professionnels, ils les
conduisaient sur des itinéraires faciles. D’autres enfin géraient un
refuge. Ceux-là, que Socrate nommait : les compteurs de
fourchettes, s’élevaient, grâce à cette activité, au-dessus de la
masse des simples alpinistes. N’étaient-ils pas responsables d’un
lieu de concentration de montagnards, et ainsi spécialiste d’un
vallon avec l’ensemble des escalades qu’il contenait. Mais
presque tous étaient de fanatiques skieurs de montagne.
Beussa les observant, les écoutant eut envie de sourire. Il pensa
que Socrate n’a pas toujours tort de se moquer d’eux et de
prétendre que leur dévouement était fictif. Avec quoi, sinon,
occuperaient-ils leurs moments de loisirs ? Puis il raisonna et
conclut à nouveau que Socrate manquait de nuances, qu’il avait
un sens trop aigu de la critique. Ces hommes étaient-ils différents
de ceux qui composent la société ? Ne retrouvait-on pas chez eux
ce besoin de faire partie d’une famille ? Un jour ils étaient venus
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s’inscrire pour bénéficier de quelque avantage financier, pour
respecter une tradition familiale, pour honorer la mémoire d’un
de leur parent qui s’était fait un nom dans l’alpinisme. « Vous
êtes parent avec… ? Ah ! Nous l’avons bien connu. Ensemble
nous avons gravis… ». Pour apprendre les rudiments de
l’alpinisme souvent Ou pour meubler leur désoeuvrement, parce
qu’ils cherchaient une compensation à la monotonie de leur vie
familiale, à des ambitions professionnelles déçues.
Une faible part se retrouvait un jour parmi les dirigeants. Il est
vrai que l’originalité, la richesse d’idées, l’efficacité intervenait
peu dans la sélection. C’est l’assiduité aux réunions qui ouvrait la
porte à la nomination. Pour être élu, la modestie, fausse ou réelle,
restait un critère conseillé. Aussi, peu nombreux étaient les
postulants à une fonction. Il était banal d’entendre au cours d’une
élection une voix lancer : « Et pourquoi pas X. » X bien sûr était
de ceux qui, en aparté, avait critiqué certaines façons d’agir des
dirigeants du moment, ou un de ceux qui avait affirmé : « Ce
problème est facile à résoudre, voilà ce qu’il faudrait faire. » A
l’énoncé de son nom, X évidemment se récriait, jouait la
surprise. Mais il finissait par accepter, ravi au plus profond de lui
et expliquant : « Si vous pensez que je puis être utile. » Il allait
ensuite répétant, englobant neuve fierté et fausse modestie : « Ils
ont voulu, ils m’ont demandé, pouvais-je refuser ? » Mais, pensa
Beussa, tout cela est de l’homme et ces hommes aiment la
montagne, sincèrement, et, parmi eux, certains sont des gens de
bonne volonté, des gens modestes et désintéressés.
Le président était différent. Frais débarqué en province, arrivant
de la capitale avec l’arrogance, l’habitude de s’imposer par le
discours qui n’est pas rare chez ceux qui habitent dans les
grandes villes, bien que nouveau membre, dès la deuxième
assemblée générale, il avait déclaré que, sous sa forme actuelle, le
club était un vieil organisme condamné à végéter puis à
s’éteindre. Mais qu’ayant des idées pour le régénérer la
présidence l’intéressait. Sa fonction de directeur général de
société industrielle puissante, son titre d’ingénieur grande école,
l’énoncé de quelques courses qu’il avait réussies dans le massif
de Chamonix, sa sûreté de soi, cette brutalité dans le discours qui
plaît à ceux qui n’ont pas une personnalité affirmée, le firent
élire. En réalité, l’assemblée se donna à lui par désir de voir le
club subsister.
Même Milassi, l’éternel intrigant, n’osa pas mener une de ces
sournoises campagnes de dénigrement dont il était coutumier. Et
Deussain-Brun faisant appel à l’intérêt des personnes, à leur
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compétence, en créant des commissions valorisantes, en
organisant des sorties et des cours d’escalade dirigés par un guide
dans Les Blocs, en réussissant à faire octroyer une aide financière
par le Ministère de la jeunesse et des sports pour remettre en état
les quatre refuges dont le M.A.S. avait la gestion, avait réussi à
redonner au club un renouveau et une vitalité tels que le nombre
de membres avait doublé en trois ans. Maintenant il ouvrait le
volet Expéditions, persuadé de l’intérêt pour le club d’avoir des
membres sur un sommet de l’Himalaya.
Beussa passa à côté du vieux Motheux, vieil et sympathique
enseignant à la retraite qui, à chaque élection, s’étonnait d’être
réélu et qui allait répétant : « Moi qui n’ait jamais été capable de
conduire en tête de cordée une course difficile, me voilà parmi les
dirigeants d’un club de montagne ! » Il racontait avec humour ses
déboires en montagne. Engagé dans une course trop difficile pour
lui, au pied d’un passage, conscient que s’il poursuivait la chute
devait être envisagée, il avait décidé la retraite. Mais au dernier
rappel alors que son compagnon était arrivé sur le glacier, il avait
jugé l’appui de la corde peu sûr et il avait décidé de le changer. Et
c’est en la déplaçant que cette corde lui avait échappée et était
tombée dans la rimaye. Son compagnon était descendu au village
où il avait prévenu les secours. Trop tard pour qu’ils arrivent le
jour même. Motheux avait donc passé la nuit, couché sur la vire.
Beussa, prévenu, était monté avec les secouristes. Il l’avait
récupéré, les os glacés, confus mais souriant, s’accusant,
remerciant tous les sauveteurs avec effusion. Par la suite il s’était
plu à raconter sa nuit en concluant que lui aussi avait un jour fait
la une des journaux. Cet incident avait été le début d’une amitié
avec Beussa.
Beussa le soupçonnait, parlant ainsi, de vouloir ridiculiser ceux
qu’il savait être de sa force mais qui péroraient, racontaient, se
racontaient, décrivaient avec minutie leurs pseudos exploits.
Motheux lâchait ses boutades à travers les jets de fumée de sa
pipe qu’il bourrait avec un tabac pour sapeur – la haine du tabac
et des fumeurs n’avait pas encore atteint la société toute entièreCar il était fumeur de pipe. Il expliquait qu’elle était pour lui plus
que le symbole de l’alpiniste ou du montagnard calme et réfléchi,
imperturbable en toutes circonstances, qu’elle était en réalité une
compensation. Il expliquait qu’elle était nécessaire à son équilibre
psychologique. Et à ceux qui ne comprenaient pas, en riant il
ajoutait : « C’est le seul outil de l’alpiniste que je manie à la
perfection. » Sur ce point aussi il se moquait des autres.
C’était un assidu des collectives. Il accompagnait parfois des
enfants. Il avait pour eux de ces attentions inquiètes que l’on a
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pour les choses fragiles exposées en milieu dangereux. Il aimait
les femmes. A son âge il ne pouvait plus leur porter que cette
forme d’intérêt que l’on accorde aux complices. Il les observait à
leur insu, souriait en lui-même, moins naïf qu’il n’en donnait
l’impression. Elles lui disaient : « Professeur nous vous aurions
aimé si nous vous avions connu quand vous étiez jeune. » Il
répondait que trop de choses arrivaient trop tard. Il avait toujours
le mot pour rire, il les amusait, leur cueillait des fleurs, leur
récitait de vieux poèmes et pourvu que l’ambiance s’y prêta leur
chantait des vieilles chansons nostalgiques ou cocasses ou
coquines, parfois à la limite du convenable.
Beussa, en passant, tapa sur son épaule d’une main complice. Il
se dirigea vers le président en grande conversation avec son
trésorier Rague. Tous deux debout à l’extrémité de la longue
table. Le président salua Beussa avec cette effusion pleine de
réserve imitée de la gent britannique qui juge peu digne une trop
grande familiarité. Après avoir récité les formules d’usage Beussa
s’apprêta à s’éloigner quant Dessain-Brun le retint d’un :
- Restez avec nous ami, placez vous à mon côté, vous êtes tout ce
soir.
Ayant dit, il eut un geste de la main exprimant la patience et
poursuivit sa conversation avec Rague : « Il a vu juste. Quelle
vision ! Ne disait-il pas : Les tentatives modernes de collectivisme
humain n’aboutissent qu’à un abaissement des consciences. »
Rague d’un air méditatif :
- Je me souviens, vous m’avez dit un jour : Je suis étonné par la
pertinence de ce philosophe.
- Philosophe, scientifique, prêtre et presque aventurier.
Dit-il cela pour m’intriguer se demanda Beussa ? De qui
parlent-ils ? Amusante cette citation, elle pourrait être de notre
Socrate. Il regarda Rague, celui-ci hochait la tête. Il avait, inscrite
sur son visage, la joie d’un disciple choisi comme complice par le
maître. Rague dit enthousiaste :
- Et le pape a ensuite admis son erreur.
De qui peuvent-ils parler se redemanda Beussa. Deussain-Brun
ajoutait :
- Quant à l’autre si l’on ne peut mettre en doute la justesse de
certaines de ses analyses il faut admettre qu’il n’a fait qu’exposer
les mécanismes d’une société industrielle à ses débuts.
Industriellement primitive si je puis ainsi m’exprimer. Il a décrit
le phénomène social revendicatif en faisant croire qu’il
s’expliquait scientifiquement, alors qu’il n’est créé que par un
simple phénomène humain : la jalousie ! Il n’a de plus rien prédit
de l’évolution qui en même temps que le capital fait croître le
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niveau de vie. Et le pire, il a mélangé capital et production. Qui
sont les véritables décideurs aujourd’hui ?
Il accentua l’intensité de son regard vers Rague :
- Vous le savez vous qui êtes le médecin des chiffres d’une
entreprise.
Il se tourna vers Beussa et changeant de ton :
- Nous vous ennuyons mon cher Beussa, nous ressassons, mais,
voyez-vous il nous arrive d’être las. Nos interlocuteurs, nos
collaborateurs, nos ouvriers ne sont pas de simples étudiants
dociles et nous ne sommes pas, ainsi que l’on nous peint, des
truands avides de gains.
Il eut un geste demandant la patience :
- Je le sais, votre milieu a ses problèmes mais…
Il leva la main en signe d’impuissance. Beussa réprima un
sourire. Il pensa à Socrate qui lui avait dit un jour : « Babar tu es
plus près d’un Deussain que d’un Rafaello. Vos divergences
d’opinion comptent peu. Vos hautes études vous lient, vous lisez
la presse nationale, les grands hebdo. La mama, elle regarde les
images de Mon cœur, Rafaello, il essaye de lire le Quotidien des
Alpes, quelquefois l’Humanité. Quand il fait mauvais temps vous
parlez basses pressions, Rafaello et la mama disent que c’est la
bombe atomique qui a tout faussé. Et c’est pour cela que je vous
critiquerai toujours. »
Deussain-Brun se tourna soudain vers les membres du bureau et
lança de sa voix forte :
- Beussa à ma droite, Rague à ma gauche.
Tous s’assirent sauf le président qui, après un silence dont la
durée était psychologiquement calculée, annonça :
- Messieurs, nous ne sommes pas là pour refaire le monde. Nous
sommes rassemblés pour dire quelques mots de la vie du club et
définir notre projet d’expédition.
Le président exposa alors les derniers événements du M.A.S. Il
cita avec fierté les changements qu’il avait imposés. Puis il laissa
la parole au trésorier Rague qui parla subventions obtenues,
travaux dans les refuges, énuméra quelques chiffres. Beussa
n’écoutait pas. Il pensait à la conversation entre Deussain-Brun et
Rague qu’il avait interrompue. C’est évident, le président avait
voulu lui montrer qu’il n’était pas qu’un simple dirigeant de
société, qu’il s’intéressait aux théories, aux phénomènes sociaux,
aux hommes. Mais de qui parlaient-ils ? Pour le deuxième la
réponse semblait simple, il parlait de Marx. Mais qui était le
premier ? Et tout à coup, alors que le président parlant de
l’expédition disait quelques mots sur l’individualisme, il trouva :
Teilhard de Chardin. Ils parlaient de Teilhard de Chardin. N’étaitil pas prêtre scientifique, philosophe, baroudeur presque. Ils
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avaient aimé un de ses livres. Le pape l’ayant condamné, le
défendant, ils s’étaient considérés comme des hérétiques. La
réhabilitation ultérieure de l’ouvrage par le souverain pontife les
avait remplis de fierté.
Beussa revint à la réunion, le président expliquait :
- Ce projet d’expédition se veut un nouveau chapitre dans
l’histoire de l’alpinisme et de l’himalayisme. Il succède à celui de
la conquête des grands sommets. Les grandes expéditions
nationales ont fait leur temps celui des expéditions légères
commence. Nous voulons démontrer qu’un petit club comme le
M.A.S. est capable d’innover, de laisser une trace. Nous
parlerons de l’équipe plus tard. Le financement, n’ayons pas peur
d’user des mots d’aujourd’hui, est affaire de sponsors. Grâce à
mes relations professionnelles, grâce à d’anciens camarades
d’école qui sont eux aussi à la tête de groupes importants, je me
fais fort de rassembler la principale partie du budget. Pour le
solde nous mettrons sur pied une collecte et je vous propose
d’organiser une conférence à entrée payante. Elle sera animée par
notre irremplaçable Beussa. Milassi, grâce aux bonnes relations
qu’il entretien avec la presse, nous assurera un bon support
publicitaire.
Il se pencha vers Beussa, et d’un ton presque confidentiel :
- Dîtes-m combien contient le grand amphi. de votre université ?
Votre président le mettrait-il à notre disposition ?
Il eut un geste coupant :
- Mais cela est un point que nous éclaircirons ultérieurement.
Allons à l’essentiel. Ami Beussa, expliquez-nous.
Le président s’assit Beussa se prépara à prendre la parole.
Comme certains profitaient du changement d’orateur pour
papoter Deussain-Brun réclama le silence en tapant dans ses
mains et en s’écriant :
- Mon cher Motheux finissez ! De quelle gaminerie êtes vous en
train d’accoucher ? Quand serez-vous adulte ?
Motheux prit l’air d’un gamin fautif, dit un dernier mot à son
interlocuteur qui s’esclaffa. Le président se tourna vers Millassi
- Shut up Milassi ! Prenez des notes.
Il fronça les sourcils :
- Ce qui va se dire vous concerne particulièrement, vous devrez
établir un compte rendu pour la presse. Allons, messieurs, au
travail.
- Nous parlions de l’Envers du Mont Blanc* s’excusa Milassi…
Je n’ai rien fait là, je voudrais y aller et…
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* « L’Envers du Mont Blanc signifie pour les Français, de
l’autre côté du Mont Blanc, le versant italien donc où se
trouvent des itinéraires de grande ampleur.
Quelques regards se dirigèrent vers Beussa, des sourires se
dessinèrent sur des lèvres. Beussa se souvint que Milassi lui avait
un jour dit : « J’ai gravi La Poire* dans l’Envers du Mont Blanc.
». Mais son visage ne trahit aucune moquerie. Le président tapota
avec vigueur la table du bout de son stylo en prononçant les mots
au rythme des impacts :
- E-cou-tons notr’-ami Beu-ssa
Plus calme :
- Il va vous exposer notre projet d’expédition.
Tous les regards convergèrent vers Beussa qui commença à
expliquer. Il raconta la conquête des plus hauts sommets des
Alpes, indiqua l’évolution qui avait ensuite orienté les grimpeurs
ambitieux vers la difficulté, celle-ci devenant pour ces grimpeurs
le critère majeur de qualité d’une ascension. Il parla technique,
niveau d’entraînement, évolution du matériel, degrés de
difficulté, les situa dans l’échelle Welzenbach en six degrés**.
Il transposa à l’Himalaya l’évolution alpine. Il fit ensuite
circuler quelques photos de sommets du Népal et du Pakistan sur
lesquels figuraient des tracés d’itinéraires existant en trait continu
et des projets en pointillés. Il commenta :
- Voici quelques photos, le choix d’itinéraires à ouvrir est infini
sur ces grandes montagnes. Nous en sommes au stade de la
découverte. Des centaines de sommets sont à gravir, des
centaines d’itinéraires sont à ouvrir. Lequel choisirons-nous ?
Rien n’est encore figé. Les montagnes himalayennes du Népal ne
sont pas d’accès libre. Des questions sont à poser au Ministère du
tourisme népalais. Parallèlement aux démarches en cours je
réfléchis à la constitution de l’équipe. Faites-moi confiance.
Le président regarda Beussa, il secoua la tête pour montrer son
désaccord. Il compléta :
- L’équipe n’est pas encore connue. Ce qui est certain c’est qu’il
s’agira d’une équipe légère, quatre grimpeurs, deux cordées de
deux, semble être un chiffre raisonnable. Beussa, cela ne se
discute pas en sera le chef. Le fils de notre trésorier serait un
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membre idéal, hélas, bien que nous le comprenions, il donne la
priorité à ses études. Ce jeune garçon qui vient de réussir cette
hivernale exceptionnelle me semble intéressant. Milassi est sur
les rangs… Voilà.
* Itinéraire de grande ampleur.
** Six degré dont les chiffres vont de 1 à 6 et qui s’écrivent
aussi : Facile (F), Peu Difficile (PD), Assez Difficile (AD),
Difficile (D), Très Difficile (TD), Extrêmement Difficile (ED).
Beussa d’une voix de tête :
- Vous oubliez Beloni, président. L’éliminer serait une faute.
Le président eut le geste du bras qu’ont les policiers arrêtant un
véhicule. Il marquait la fin de cette discussion. Il conclut d’un ton
dans lequel perçait l’agacement
- Si vous avez des questions à poser, c’est le moment.
Beussa répondit à quelques questions, donna quelques détails
puis, déçu, énervé, il prétexta une obligation et s’esquiva.
Arrivé chez lui, Griotte remarqua sa mauvaise humeur. Elle le
questionna. Mais il ne répondit que par quelques mots sans
phrases et un haussement d’épaules. Elle eut un sourire moqueur
qui l’énerva. Il s’enferma dans un mutisme.
Beussa vient présenter Chtuc au président du M.A.S.
Deussain-Brun dans son usine.
A quelques jours de la conférence. Beussa alla présenter Chtuc
au président dans ses bureaux. L’entrevue, aux dires ultérieurs du
président, se passa fort bien. Le président félicita
chaleureusement Chtuc. Il lui dit : Glad to meet you, please
accept my warmest congratulations. Excusez-moi, j’adore
l’anglais j’ai pour son peuple, qui a été un des plus grands
peuples du monde, qui a été à l’origine de l’alpinisme et de
l’himalayisme, une grande admiration. Je n’oublie jamais que
cette langue sera demain, dans les domaines du savoir, de
l’expression, du commerce..., la langue internationale. Ceci étant
posé, j’ai aperçu un jour la paroi que vous avez gravie mais je
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n’en ai pas gardé un souvenir très net. Par contre j’ai vu une
photo que m’a montrée notre ami Beussa et j’ai été troublé. Je
réalise mal qu’un homme seul ait pu la gravir. Et en hiver qui
plus est ! Félicitations. Beussa m’a parlé des gelures que vous
avez subies mais il m’a dit qu’elles n’auraient pas de
conséquences sérieuses. Il affirme qu’une personne qui a fait ce
que vous avez fait peut tout réussir et qu’il faut vous incorporer
dans l’équipe de l’expédition que nous préparons, que vous y
serez the right man at the right place. Je dois vous dire que je
n’ai rien contre cette proposition. Vous devrez préalablement
accomplir une formalité : prendre la carte de notre club. Cette
expédition est une expédition M.A.S.
Changeant de ton :
- Ah ! Si je n’avais pas cette entreprise à diriger ! Quel plaisir
j’aurais eu à vous accompagner. J’aurais pu diriger l’intendance
au camp de base, j’aurais fait quelques portages au camp I et II…
Et qui sait…
Son regard alla vers un sous verre, une photo de montagne
plaquée au mur :
- J’ai grimpé dans ma jeunesse !
La photo était celle d’un alpiniste debout sur un sommet,
anneaux de corde dans une main, piolet dans l’autre main, regard
dirigé vers les montagnes situées de l’autre côté de la vallée.
Il cita quelques courses de neige, quelques escalades rocheuses.
Beussa baissa la tête, Chtuc opina poliment. Puis, se rendant
compte que ses interlocuteurs n’entraient pas dans son rêve, sans
doute par désir de compensation ou simple désir de briller devant
eux, il demanda à sa secrétaire d’appeler successivement au
téléphone quelques personnalités du monde industriel et politique
dont le nom était connu. Puis, après quelques généralités il leur
parla de l’expédition. les priant de ne pas oublier que ce projet
était un projet M.A.S. Lorsqu’il eut terminé il résuma les
conversations :
- Tout se présente bien. Nous aurons de sérieuses complicités,
d’excellents patronages, de bons sponsors. Et l’équipe sera
bonne. Beussa, croyez-moi Beussa, je m’y connais en hommes.
Que veut-il dire exactement pensa Beussa qui, avec franchise,
lui demanda où il en était de ses décisions. Mais le président,
avec la grossièreté et l’adresse que possèdent les hommes
d’affaires et les politiciens esquiva. Il fallut que Beussa lui pose
la question directe :
- Acceptez vous que Socrate soit le quatrième membre ?
Pour qu’il réponde :
- C’est exclu ami Beussa. Je n’ai rien contre votre protégé.
J’admets même qu’il possède des qualités d’alpiniste
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exceptionnel qui peuvent nous accorder une victoire, mais ce type
ne me plaît pas. I hate people trying to get in without paying*. Je
ne suis pas le seul, il a tout le monde contre lui. Beussa, mon ami,
si vous saviez le nombre de Socrate que j’ai croisé dans ma vie.
Quand j’étais étudiant ils pullulaient autour de moi. J’en vois
encore aujourd’hui. J’en ai dans mon usine ! These kind of people
always complain, ils râlent sans cesse.
* Je déteste les gens qui essayent d’entrer sans payer.
Ils veulent tout réformer. Si je les laissais faire ils changeraient
même la composition des alliages, ajouteraient du fromage pour
les rendre comestibles et les distribuer aux pauvres. Et bien sûr ils
diminueraient les cadences. Ils supprimeraient les patrons, les
banquiers, les actionnaires et la bourse ! Dans le domaine de
l’alpinisme ces contestataires ne brillent qu’un moment. Peu
nombreux sont ceux qui par leur constance et la force de leur
passion arrivent à une indéniable célébrité. Quelque Terray,
quelque Rébuffat, un Lachenal…
Il disserta un moment sur ce thème.
C’est après ces paroles que, dans le moment de silence qui avait
suivi, après un geste de politesse demandant la parole, Chtuc
s’était exprimé. Il l’avait fait clairement et simplement et son
propos quoique fort bref dessinait fermement sa pensée.
- Monsieur, avait-il dit, tout ce que vous avez dit sur moi me fait
grand plaisir. Il est possible qu’en gravissant cette face en solo
j’ai accompli un exploit. Même Beussa l’affirme et j’ai confiance
en lui. Mais je dois vous dire qu’au cours de cette ascension je
suis allé aux limites de mes possibilités physiques et morales. Je
ne suis donc pas un surhomme. Vous me proposez une place dans
une expédition, évidemment je suis attiré par un tel projet. Mais,
après ce qui vient d’être dit je ne puis accepter.
Je serais une personne qui en bousculerait une autre pour
prendre sa place. C’est le sentiment que j’éprouverais. Je ne me
sentirai pas à ma place dans une aventure où la notion d’amitié, si
ce mot est prématuré je choisis celui d’équipe, est si importante.
Beussa était resté abasourdi. Dessain-Brun n’avait pas répondu
tout de suite. Fixant Chtuc de son regard sévère, il avait dit :
- Evidemment je suis étonné. Je parlerai d’éthique périmée si le
motif de votre refus ne confortait pas l’idée que j’ai de vous. Je
répète : « Mon jeune ami, pour moi, you are a right man. » Peu
nombreux seraient ceux qui auraient votre attitude.
La courtoisie, l’honnêteté, le fair-play ne pèsent guère
aujourd’hui ni dans la société ni même en montagne. J’y vois les
105
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conséquences des dernières révoltes d’étudiants qui ont balayé les
valeurs humaines de notre société.
Après avoir fait mine de réfléchir il dit :
- Big problem ! Mais les problèmes posés doivent être résolus.
Nous allons étudier celui-là. En attendant nous ne changerons
rien à nos plans. Faites-moi confiance.
Et il avait conclu :
- Je compte sur vous pour notre soirée sponsoring.
Ils s’étaient quittés sur ses paroles avec un peu de gène. Chacun
portant en lui ses déceptions. Lorsqu’ils furent dehors Beussa
dit :
- Situation confuse, c’est mal barré, dirait Socrate. En général
une équipe décide un projet, elle s’active ensuite pour trouver le
financement. Dans notre cas le financement est assuré mais c’est
la composition de l’équipe qui achoppe.
Il réfléchit à haute voix :
- Le président veut-il placer Milassi ? Je ne le crois pas. Se servir
de lui ? C’est presque certain.
Et comme ils arrivaient au carrefour où leurs chemins
divergeaient. Il s’arrêta et pensif :
- Chtuc, à chaque jour suffit sa peine. Voilà une corvée de faite. Il
en reste encore une, celle de la conférence. Pour moi rien de
difficile. Je suis le principal acteur mais je connais mon texte et
mon métier m’a habitué à parler dans un amphithéâtre. Je rajoute
que les spectateurs qui viennent assister à ce genre de conférence
sont toujours attentifs.
Il s’arrêta, fixa Chtuc quelques secondes, puis :
- Pierre, cette conférence peut avoir du positif. Devant tous
j’indiquerai combien la présence de Socrate est nécessaire.
J’attends beaucoup de l’effet de la foule. Les étudiants seront
nombreux, Socrate y a une cour. Je veux placer le président et lui
face au public. L’ambiance sera favorable. Toi, tu n’auras à jouer
qu’un rôle de figurant…
- Michel, coupa Chtuc, lui aussi l’appelait par son prénom, je vais
te décevoir : je n’ai pas envie d’assister à la conférence. Ou du
moins pas comme une potiche exposée. Anonyme et perdu dans
la salle peut-être. D’ailleurs ma présence n’est pas obligatoire et
elle n’apportera rien de plus. J’ai peu de goût pour la société de
consommation. Je n’aime ni le factice, ni les moyens utilisés par
le commercial. Je connais trop bien par mon père ces milieux où
seul le but est pris en compte, où les moyens utilisés ne le sont
jamais. Pour les gens que fréquente mon père l’homme n’est
106
107
qu’un objet qu’on utilise. Bien que différent de Socrate je suis
souvent bien proche de lui. Mais je
ne m’insurge pas
physiquement, simplement je m’éloigne des conflits.
Beussa sourit :
- Une éthique dans les valeurs humaines ! Je ne peux
qu’apprécier. Et cela d’autant plus que je m’aperçois que le refus
de notre société peut s’appuyer sur la dérision et non uniquement
sur le combat.
Chtuc haussa les épaules :
- Est-ce vraiment une attitude positive ? Je vois dans la mienne
une désertion. Il m’arrive de penser que mon comportement est
inspiré par un manque de courage ! Une incapacité de me mêler à
un mouvement… Je suis un type assis le cul entre deux chaises.
Socrate lui est un homme d’action, ce sont les gens comme lui
qui bousculent l’immobile. A mon actif, un seul geste, j’ai rompu
avec mon père, j’ai refusé la solution facile.
Son visage s’éclaira :
<< Pourtant je serai hypocrite si je déclarais être indifférent aux
manifestations de reconnaissance de ma valeur d’alpiniste. Ainsi
j’accepte que ma logeuse me considère maintenant avec respect.
Et je suis au fond fier que le président, un homme si haut placé
dans la hiérarchie de la ville soit acheteur du produit que je suis.
Beussa lâcha quelques notes de son rire grave :
- L’humour te va bien. Quant au fond, il est bien qu’il y ait des
personnes qui atténuent les exagérations. Mais il ne faut pas
oublier que le refus d’exagérations conduit à l’inaction. Dans
mon cas aussi l’incapacité à prendre position ou du moins à
accepter un rôle actif me conduit à l’impuissance. Je me dis
parfois, honte incluse, que je suis un peu attentiste et qu’ainsi par
certains côtés je suis un incapable, un inutile. Socrate lui grâce à
son manichéisme est un type efficace. Dans d’autres
circonstances ce serait un véritable révolutionnaire.
Beussa souleva ses épaules. Chtuc d’un air amusé :
- Notre président n’est pas un révolutionnaire, il déteste les
exagérations. Il apprécie peu notre Socrate !
- Notre, j’apprécie que tu utilises ce possessif, le président est un
homme intelligent. Il possède de nombreuses qualités. Celles qui
l’ont conduit à intégrer son école, celles qui sont indispensables
pour conduire un groupe de plus de mille personnes… Oui, on
peut parler d’absence de scrupules, de trop forte intégration, de
myopie face à certaines misères, malgré cela je ne le considère
pas comme un homme mesquin. Ma femme Griotte…,
Sourire :
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-un surnom encore ! serait capable d’expliquer cela mieux que
moi. Elle dirait : Il tourne le dos à la bassesse de son
environnement.
Chtuc énuméra :
- Un membre du bureau, un journaliste, si j’ai bien compris.
Socrate m’en a parlé. Au contraire de lui qui les combat je pense
qu’il faut les négliger.
Il changea de ton :
- As-tu remarqué qu’au cours d’une ascension lorsque l’on pense
à eux la stature des grands hommes diminue. Qu’on sourit du
comportement des types peu intéressants au lieu d’en être agacé.
Que l’importance que l’on accorde aux problèmes n’est plus la
même, que les plus énormes deviennent ridiculement petits. Le
comportement des hommes, leurs travers, apparaissent
dérisoires ! Par ailleurs, lorsqu’on est en ville les problèmes
d’une ascension apparaissent minuscules. Lorsqu’on est dans une
face on découvre leurs dimensions réelles.
Il fixa un point au loin :
- La nuit, dans la face, je me réveillais souvent. La mer de nuages
ne bouillait plus elle s’aplatissait et mon regard se posait sur elle.
Un couvercle ! Je pensais il y a des hommes qui vivent làdessous. Ils ont trop, ayant trop ils agissent pour avoir plus
encore, et naît de cela l’absence de scrupules. Moi j’ai trop peu. Il
faudrait qu’ils puissent venir ici pour prendre conscience de leur
richesse et modifier leur comportement… Le bonheur …
Il chassait le mot d’un mouvement de tête corrigeait :
- Non l’équilibre d’un individu…
Nouveau mouvement de tête :
- Merde, non, tout cela me dépasse je suis incapable d’expliquer.
Au fond, le président par rapport à mon père est un type bien. Il a
suivi jusqu’au bout un difficile parcours scolaire, il possède de
sérieuses connaissances scientifiques. C’est un meneur, un
créateur. Mon père n’est qu’un parasite, un portefeuille profitant
d’une conjoncture…
Chtuc regarda Beussa, peut être attendait-il des questions mais
celui-ci se contenta de dire :
- As-tu remarqué le numéro de séduction qu’il a joué devant toi ?
Chtuc grignotait un ongle :
- Les coups de téléphone ? Oui, j’ai remarqué.
- Il n’y a pas d’adultes, nombreux sont les écrivains qui ont écrit
cela. Et les vrais adultes, j’aimerai en être un, sont rarement
écoutés. Par certains aspects, être adulte conduit à l’immobilisme.
Déjà dit sous une autre forme.
Ils regardaient un vieillard s’efforçant de traverser la rue au
plus vite. Le conducteur d’une puissante voiture, outré qu’un
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simple piéton l’oblige à ralentir, klaxonnait avec fureur. Chtuc
enleva l’ongle de sa bouche :
- Je me sens souvent bien proche de Socrate.
- Il est naïf parfois.
- Oui, mais je me crois sur le même chemin que lui. Je suis de
ceux qui n’ont pas besoin de famille sociale.
Il changea de ton :
- Je suis ridicule, hein ! Je ne suis pas fait pour expliquer. Alors,
devant un public ! C’est pourquoi je ne serai pas acteur dans cette
conférence.
Beussa le regarde longuement, pensif, puis il dit :
- C’est bien sûr pour moi une grosse déception. J’aurais aimé
nous voir tous les trois réunis. Devant tous, y compris les
médiocres, les médisants et les calculateurs.
Il eut un sourire à lèvres fermées :
- Mais je comprends… Je fréquente depuis longtemps l’école de
Socrate.
Sa bouche s’ouvrit, ses dents apparurent, il parut gai tout à coup
et plus jeune :
- Je ferai sans toi. Je suis prof. Etre prof. c’est jouer tous les jours
une pièce de théâtre devant un public quelquefois bien peu
attentif. J’ai une carte à jouer si elle n’est pas bonne on
l’abandonne. J’en ai une autre dans mes réserves. Si Socrate n’est
pas choisi nous quitterons l’expédition M.A.S. Nous en
discuterons avec Serge. Tu ne connais pas Serge, le grand-père de
Rague ? Tu le rencontreras. C’est une figure de l’alpinisme. C’est
une figure, tout simplement.
Les dents de Beussa se remirent à briller. Chtuc sourit aussi. Ils
se séparèrent.
Beussa dans son milieu professionnel.
L’après midi précédent la conférence Beussa assista à un jury.
Un peu absent, sa conférence le préoccupait, il peaufinait ce qu’il
dirait au président lors de la petite entrevue qu’il voulait avoir
avec lui. Il choisissait les mots qu’il prononcerait. Ses collègues
parlaient. Il les regarda. Il y avait parmi eux des Motheux, des
Milassi, des Bedain. Il se souvint de paroles de Socrate : « S’ils
ne font pas partie d’un groupe les hommes ne sont rien. C’est le
groupe qui leur apporte leur pitance intellectuelle, leur opinion.
Ensuite ils se situent dans le groupe. Prends des mecs partageant
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la même religion, les mêmes idées politiques, la même
profession, la même activité, que ce soit de purs intellos, des
joueurs de pétanque à Bormes les mimosas, des fanas du
dérailleur, des nostalgiques de Verdun… Et ben ils sont tous
semblables. Une fois réunis ils créent une hiérarchie. Ils élisent
un bureau, un président, un secrétaire, un trésorier. Ce président
joue les modestes mais il est heureux si on l’appelle : « Monsieur
le président. » Le secrétaire au cours des assemblées passe son
temps à fouiller dans des dossiers. Le trésorier qui a toujours une
gueule de croque-mort ne se réveille que quand il entend le mot
actif, passif, bilan. Puis tu as les membres. Là, tu rencontres la
strate des anciens : « j’ai ma carte depuis… », celle des fils à
papa : « mon père déjà faisait partie du club. », celle des membres
actifs qui ont toujours un exploit à raconter : « Hier j’ai fait la
fissure X, pas facile, pas facile du tout. », celle des jaloux, des
sérieux, celle des dédaigneux qui cachent leur médiocrité derrière
un mutisme en granite. Il y a ceux qui ont une grosse voix et qui
s’en servent pour poser les mêmes questions toutes plus connes
les unes que les autres, ceux qui ont une petite voix et qui posent
des questions parfois pertinentes mais que personne n’écoute
parce qu’ils ont une petite voix et que pour être écouté dans un
groupe il faut une voix forte. Et tu as le troupeau passif qui attend
que le mouton dominant se foute à l’eau pour s’y foutre à son
tour. »
Il fronça les sourcils, il pensa « Il est trop sévère, il y a aussi
des Motheux et des tas de silencieux qui aiment la montagne et
sont là parce qu’on parle montagne, parce qu’on défend la
montagne. »
- Notre ami Beussa n’est déjà plus parmi nous il est à sa soirée.
Beussa leva son regard. Décidément se dit-il en regardant le
président d’un air navré les raisonnements de Socrate me
poursuivent.
- A ce sujet mon cher confrère n’oubliez pas : Dans quelle
mesure l’Université est-elle habilitée à prêter son grand amphi. ?
Quoiqu’il en soit vous devrez veiller à l’application des règles de
sécurité. Ne dépassez pas le nombre de places autorisées. Pas de
spectateurs assis dans les escaliers ou dans les allées.
- La sécurité, oui… évidemment murmure Beussa.
Un collègue gloussa :
- Le mot sécurité adressé à Beussa m’amuse. Quand je pense que
pendant ses jours de loisirs il ne fait que la narguer Quel est le
sens de ce mot pour un alpiniste ?
Le président sourit et dit :
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- Il a hélas un sens bien net pour nous. Ce mot est à l’origine de
textes, de règlements, d’interdictions. Il fait le bonheur des
législateurs en faisant notre malheur. Dis-moi Beussa : Y aura-t-il
un jour des législateurs de la montagne ? Des spécialistes du droit
en montagne ?
- Je le crains, ils s’éveillent, dit Beussa.
Conférence qui a pour but déclaré de présenter à un large
public le projet d’expédition. Chtuc a été invité par le
président du M.A.S. Deussain-Brun mais il n’est pas venu. Le
président refuse toujours d’entendre parler de Socrate.
Déception finale de Beussa.
Après la réunion à l’Université Beussa passa chez lui. Griotte
n’était pas là. Il lui avait écrit un mot : « Si ça te dis… » La
réponse était rajoutée en biais : « Hum ! Bonne chance, ne faiblis
pas, défend tes amis. Noublie pas les valeurs éternelles de la
Haute montagne, les vertus éternelles du montagnard. » Humour
Griotte pensa-t-il. Il trouva facilement sa veste bleu nuit et son
pantalon gris mais il s’aperçut que ce pantalon était tout froissé.
Puis-je y aller en jean ? se demanda-t-il. Non. Alors fébrile il
chercha le matériel de repassage et se mit à la tâche. Spectacle de
qualité : gestes gourds, maladresse innée, incompétence. Enfin le
résultat fut là. Loin de la perfection mais admissible. Il prit son
panier de diapositives, sauta dans sa voiture. Un embouteillage
l’arrêta, il murmura : « Là où il n’y en a jamais ! C’est bien ma
chance. » Arrivé, sa voiture garée, il courut vers l’amphi., mais
quand il arriva le hall d’entrée était presque vide. Il monta quatre
à quatre l’escalier qui donnait accès à la salle de projection. Le
projectionniste l’attendait, inquiet de son retard. Il lui laissa ses
diapositives, lui glissa quelques instructions redescendit
rapidement, gagna la grande salle.
Elle était incroyablement pleine. Le MAS avait bien fait les
choses : « Une bonne campagne de presse, de nombreuses
affiches. » avait préconisé le président. Les deux choses avaient
été parfaitement comprises et exécutées. Milassi avait convaincu
Panse à l’aise, plusieurs articles dans le Quotidien des Alpes
avaient informé les habitants de la ville. Des affiches avaient été
collées. Par des membres du MAS, du bureau, par Deussain-Brun
lui-même. Maniant pot de colle et pinceau il avait dit à ceux qui
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l’accompagnaient : « Je vais vous faire un aveu when I was
young, j’ai collé des affiches. C’était il y a vingt ans. J’étais
quelque chose au syndicat d’étudiants ! » Il avait ironisé : « Les
idées qui motivent les individus varient avec le milieu dans lequel
ils s’agitent, la fonction qu’ils exercent. Puis l’intérêt prend le
relais. L’intérêt, triste mot ! Maître mot pour ceux qui ne rêvent
pas ! »
Les étudiants étaient nombreux. Si Beussa était une sorte de
célébrité au Campus, Socrate y avait de nombreux amis. De plus,
l’escalade et le ski de montagne dans cette ville proche des
sommets, étaient des activités pratiquées par de nombreuses
personnes. Toutes à l’affût d’une soirée au cours de laquelle on
parlait, on projetait des photos d’alpinisme.
Beussa pénétrait enfin dans l’amphi. Lourd et lent, indifférent à
la foule, à l’intérêt qu’il suscitait. Il chercha Socrate. Il vit Rague
accourir. Ils échangèrent quelques mots. Rague lui montra
Socrate et Litote au bout d’une travée près d’une sortie tout en
haut. Beussa gravit l’escalier et s’approcha du couple. Socrate,
sans un mouvement, le regarda arriver et quand il fut tout prêt
récita :
Ah ! Seigneur te voilà mon intérêt s’éveille
Tu es là devant moi comme un porte drapeau
Simple et vrai et si fort que je m’en émerveille
Je vais être attentif à tes moindres propos.
Puis :
- Je viens d’assembler ça en t’attendant. Tous tes pairs sont là et
tes vassaux, tes supporters, tes admirateurs. Que des costards
Beussa ! Toi aussi t’es beau, au fond c’est quand tu es en
montagnard que tu es déguisé.
- Viens avec moi, ta place est en bas.
- Pas question, coupe Socrate d’une voix si forte que même des
spectateurs du premier rang l’entendirent et se retournèrent. A
voix plus basse, il explosa :
- Rien à foutre de tes conneries. Va…
Beussa feignit de l’ignorer, il s’adressa à Litote :
- Ce n’est pas la peine que je lui parle il est dans son bathyscaphe
et a resserré tous les boulons. Dis lui que vers la fin de la séance
lorsque les gens n’auront plus de questions à poser il me rejoigne,
je vais…
Tout à coup il se tourna vers Socrate et dit :
- Michael…
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L’appeler par son prénom était venu sans préméditation à son
esprit. Le résultat fut étonnant. L’autre se calma aussitôt. Il le
regarda gentiment, se mit à bafouiller :
- J’apprécie Babar, j’apprécie ce que tu fais, tu es un bon mec
Babar… Va, fais ton numéro, après…
Beussa descendit. Le président derrière la chaire, sous le
tableau, l’attendait avec impatience, vexé de la priorité accordée à
Socrate.
- Ah ! Enfin, j’ai eu peur. Et votre protégé ? Votre Chuc je ne sais
plus. Déplorable cette habitude d’attribuer des surnoms. Bah !
Une mode ! Bref je le veux à côté de nous. Je veux en une soirée
assurer sa célébrité.
- Il ne viendra pas murmura Beussa.
- Merde ! Empêché ?
Beussa ne répondit pas.
- Refuser la célébrité ! Le motif doit être important.
- Un problème d’éthique.
- Ethique ?
- Difficile à expliquer.
- Merde des modes et des mots, vous êtes emmerdants à force
de…
Les mots grossiers étonnèrent les spectateurs des premiers
rangs. Il dit furieux :
- Commençons.
Il se leva prit une craie et, tout à coup calmé et presque joyeux,
il écrivit sur le tableau : « Silence, expédition MAS, on tourne. »
Pendant que la salle se calmait, revenu sur son siège, il dit à
Beussa :
- Amusant d’écrire sur un tableau. Vous, les profs, vous avez un
métier agréable, votre clientèle ne peut se défiler, vous vendez
tout au long de l’année une année après l’autre le même produit.
Votre magasin n’est ouvert que quelques heures par semaines. Si
vous êtes mauvais prof vous dîtes que vos élèves ne travaillent
pas assez. Si vos élèves ont de bons résultats vous dîtes que le
mérite vous en revient. Vous n’avez aucun investissement à faire,
on vous fournit sans redevances, clientèle, locaux, machines et
matériel. Et quel sentiment de puissance il procure !
Il ajouta dans un rire :
« Quant à votre salaire, eu égard au nombre d’heures que vous
faites… »
Beussa ne releva pas, il pensa : « Il n’a jamais donné de cours
dans un amphi bondé, un lundi matin de printemps succédant à
un week-end ensoleillé. Malgré les nombreux soucis qu’il a, il
peut, quand il le veut, fermer la porte de son bureau et interdire
qu’on le dérange. »
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- Toi, le freluquet, arrête de tchatcher. A toi Babar, cria un
étudiant dans la salle.
Beussa tenta d’atténuer l’injonction en disant au président :
- Babar, un de mes surnoms. Ils se moquent de moi, même
pendant les cours. Mais j’apprécie : un bon prof. doit être aussi
un homme de théâtre…
Beussa, de sa main levée apaisait les rires et les chahuts…
Succéda à son geste, une sorte de grondement qui alla grossissant
submergea la salle.
Résultat imprévisible Dessain-Brun applaudit. Il se pencha
vers Beussa :
- Voilà qui me rappelle les chahuts de ma jeunesse. Moi aussi j’ai
été, permettez-moi, l’expression : un semeur de merde. Il prit le
micro, leva un bras de Beussa , cria :
- Admirez-le, admirez-le.
- Babar, Babar, Babar… cria la salle.
Une voix forte :
- Il est beau !
Puis de l’immense chœur jaillirent ces paroles en décibels de
plus en plus aigus :
- Il est beau, il et beau, il est beau…
Le président sourit. Cette ambiance le rajeunissait. Combien
d’adultes austères ont été des étudiants rebelles ! Il jeta en l’air
ses deux bras tel un champion, puis reporta le micro à ses lèvres :
- Que de monde, que de monde !
Il baissa les bras, une main désigna le nombreux public, les
spectateurs assis sur les escaliers, debout contre les murs.
- Voici les résultats d’un heureux mariage entre un club
dynamique et une personnalité de premier plan, tous deux
associés dans un projet grandiose. Monsieur Beussa, notre
camarade Beussa sera le chef de l’expédition que nous préparons.
Dois-je vous le présenter ? Non. Lequel ne le connaît pas ?
Allons au but, le thème de cette conférence : « L’himalayisme
dans l’histoire. Evolution vers la difficulté. » Précisons notre
projet : Envoyer une petite équipe vaincre non pas un des grands
de la planète mais un sommet de moindre envergure. L’itinéraire
devant par contre être très difficile. Je répète : très difficile, T.D.
Fini est le temps des expéditions mammouth à gros budget, fini
est le temps des voies normales faciles, fini est le temps de
l’utilisation de cordes fixes, fini est le temps de l’utilisation de
l’oxygène, fini est le temps des équipages nombreux, des
cohortes de porteurs d’altitude.
Une voix :
- Finissons en monsieur Fini.
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Quelques rires ponctuèrent cette sortie qui resta sans échos. La
salle s’était apaisée. Le président poursuivit :
- Nous ne dirons aujourd’hui que peu de choses sur la
composition de l’équipe. Elle est en cours de sélection.
Permettez-moi quand même de vous dire que nous aurions aimé
qu’un membre bien connu de notre club, un alpiniste brillant,
solide, exceptionnel à ski, en soit. Mais ce jeune alpiniste est un
sage il sait l’importance qu’ont les hautes études pour acquérir
une position dominante dans notre société. Il n’est pas de ces
alpinistes marginaux à la vue courte qui, à seule fin d’attirer sur
eux l’attention des foules, critiquent sans relâche toutes les
institutions humaines, salissent avec acharnement ses
représentants. Mais qui, par ailleurs, seraient prêts à toutes les
compromissions pour être choisis comme membre d’une
expédition.
Ces paroles firent sursauter Beussa. C’est foutu pensa-t-il. Il
n’osa pas lever la tête dans la direction de Socrate. Il l’imagina,
face fendue par un sourire de loup, disant à Litote : « C’est de
moi qu’il s’agit. Ce mec est un vrai con ! »
Ayant enfoncé sa pique le président poursuivit :
- Mais voici qu’est apparu un étrange garçon, celui qui vient de
gravir cette face extrêmement difficile de la Tête Blanche. Une
incroyable première réussie seul et en plein hiver ! Vous ne le
verrez pas ce soir des raisons importantes l’ont empêché de venir.
La presse a peu parlé de lui, de son ascension. Cela tient au fait
que les journalistes sont parfois mal informés. Des bruits ont
couru, il a été dit que ce garçon était seulement allé au pied de la
face, puis s’étant détourné, avait gravi la voie normale, était resté
deux jours au sommet… Médisances…
Beussa regarda Milassi. Il s’était placé au premier rang, à
l’extrémité du groupe formé par les membres du bureau. Toute sa
physionomie indiquait la décontraction mais Beussa le remarqua
il était trop attentif. Ses doigts pianotaient ses genoux trop
nerveusement. Et tout à coup, son regard qui jusque là était resté
fixé sur celui du président, dériva l’espace d’un éclair vers celui
de Beussa, qui le capta avant qu’il ne s’enfuit et rapide ne
revienne sur celui du président. Tu t’es trahi pensa Beussa et
Deussain-Brun semble au courant. Mais il te ménage, ce
président n’est pas un imbécile.
Deussain-Brun changea de ton :
- Acceptez l’expression : J’ai jusqu’à maintenant mené la course,
permettez-moi de laisser à Beussa l’honneur de vous guider.
C’est un grand, un grand alpiniste, un des grands de l’alpinisme,
c’est un maître… de conférences.
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Il laissa un temps pour que tous apprécient son mot, puis :
- Messieurs, silence. Monsieur Beussa, Michel, mon ami, à vous.
Les applaudissements crépitèrent les étudiants trépignèrent,
scandèrent :
A toi Babar, à toi Babar, à toi.
A toi Babar, à toi Babar, à toi.
Beussa fit un signe au projectionniste, la première image
apparût sur l’écran. Puis d’autres. Beussa parla latitude,
longitude, climat, sommets et altitudes. Il décrivit aussi des
hommes de là-bas de leur coutume, de leurs religions, de leur
condition. Puis sur de vieilles images il traça l’historique des
premières expéditions. Il dit la fascination qu’exerçaient sur les
alpinistes occidentaux les sommets de plus de 8000 mètres, mais
il insista : l’altitude, qui était la motivation première ne devait
plus être le critère de choix. L’himalayisme moderne de qualité se
trouvait aujourd’hui soit dans la recherche de sommets ou
d’itinéraires esthétiques, soit dans la recherche de la difficulté
pure. Il expliqua l’enracinement des habitudes, l’influence des
modes, de la mauvaise information. Prononçant ces mots il n’osa
pas chercher le regard de Socrate qui, il en est sûr lui dirait un
jour : « Beussa, tu as été presque bon mais tu aurais pu viser le
centre de la cible dire que monsieur Panse bête était aussi con
qu’une poubelle vide, que son conseiller en himalayisme,
Malassi, espérait être sélectionné, le but étant une voie d’altitude
élevée mais facile et qu’il agissait en conséquence. »
Beussa resta un moment silencieux puis fit un nouveau signe au
projectionniste. Les deux dernières photos étaient celles de
Socrate et de Chtuc dans Les Blocs. Cherchant dans la pénombre
le regard du président il les présenta comme ses deux
compagnons qui allaient l’accompagner. Il parla d’eux avec
admiration. Il dit de Chtuc que c’était un grimpeur fantastique, de
Socrate qu’il était l’alpiniste le plus complet, le compagnon le
plus fabuleux et le garçon le plus généreux qu’il ait jamais
côtoyé. Gardant son regard dirigé vers le président il murmura,
mais le micro transmit à la salle ses paroles :
- Cher président, les généraux ne doivent s’attacher qu’à la
victoire, aux capitaines revient le choix des hommes.
Beussa leva un bras, la lumière revient. Alors que les
spectateurs applaudissaient, il chercha Socrate du regard. Où
était-il ? Sa place et celle de Litote étaient occupées par d’autres
personnes. Descendait-t-il ? Non, aucun mouvement n’était
perceptible. Il était parti ! Il était bel et bien parti. Alors
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brusquement il se vit dans cette salle, piètre comédien entouré
d’acteurs prétentieux, jouant devant un public peu exigeant une
pièce médiocre.
Le président jouait la décontraction. Il avait hoché la tête aux
derniers propos de Beussa. Il était debout maintenant et saisissant
le micro, il lança joyeusement :
- Magistral, voilà magistralement exposé un aperçu de
l’himalayisme et de son évolution. Pour conclure cette superbe
soirée je dois préciser qu’il est encore trop tôt pour parler du
choix des troupes.
Il lança du même ton enjoué :
- Et maintenant, aux questions.
Et Beussa répondit aux questions. Elles se succédèrent.
Questions techniques, questions de connaisseurs, questions
d’incompétents, questions stupides, questions de ceux qui veulent
briller devant un auditoire… Puis les questions se tarirent. Les
spectateurs ayant eu leur content d’informations, lassés de leur
position assise, pensèrent au sommeil. Ils se levèrent, se
dirigèrent vers la sortie avec la nonchalance de ceux qui quittent
la table après un bon repas.
Le président et les membres du bureau s’étaient groupés devant
la porte de sortie pour les saluer et se faire saluer. Lorsqu’il ne
resta plus que quelques personnes le président proposa à
Beussa qui était resté à l’écart :
- Allons boire un verre. Nous le méritons, vous le méritez.
Mais Beussa, tête baissée, répondit :
- Une autre fois président.
Et d’une voix sourde :
<< Accepez Béloni, vous savez l’importance que j’accorde à sa
présence. Je le sais, il est agaçant par sa causticité, mais c’est un
garçon de valeur…
Le président prenant à témoin les membres du bureau :
- I have my doubts. Il n’est pas indispensable. Il fait partie de ces
garçons qui ne sont pas uniquement arrogants mais qui sont
exécrables par leur désir de tout détruire. Vous connaissez ce
mot : « Ils savent ce qu’ils ne veulent pas, ils ne savent pas ce
qu’ils veulent. » Permettez-moi de parler encore anglais ça
m’évitera d’être ouvertement grossier : they deserve a kick up
their backside* En attendant, ils sèment le trouble là où ils sont.
Ce sont des personnes qui rient de notre société mais qui
n’hésitent pas à en tirer tous les avantages. J’affirme que ce sont
des gros malins. Enfin, ami Beussa, vous oubliez que cette
expédition est placée sous le signe du M.A.S., un de ces clubs
que votre ami ne cesse de dénigrer. Et que ce club possède de
nombreux alpinistes, il n’a pas besoin de mercenaires.
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D’un ton las Beussa répliqua :
- Oubliez son discours. Ne considérez que sa valeur alpine. Je le
connais c’est le meilleur de nous tous : technique, courage,
résistance, pugnacité, qualités humaines, il est toujours à sa place.
Sur la glace, le rocher pur, dans le mixte. La tempête survient il
chante, il faut gravir une dalle exposée il prétend avoir toujours
été attiré par ce genre de passage, il n’y a plus de pitons il
déclare : « amusant c’est justement à moi de passer en tête. », son
compagnon est épuisé il vide son sac dans le sien en lui disant :
* Ils méritent un coup de pied au derrière.
« Gaffe, c’est un placement une autre fois tu feras de même. »
Il fait froid, il offre sa cagoule, les vivres sont épuisés, il sort de
son sac de misérables restes, les partage et garde pour lui la part
la plus petite…
Quel débit, quelle passion il mit à dire cela. Les membres du
bureau ne l’avaient jamais vu dans cet état. Ils regardèrent
Deussain-Brun. Celui-ci fit mine de ne pas prendre au sérieux
cette colère :
- Allons, ami, pas de gaminerie. Vous savez bien que personne
n’est indispensable…
Beussa répliqua :
- Je ne le suis pas non plus président.
Il salua le groupe d’un geste de la main et se dirigea tête baissée
vers la sortie.
Voilà ! C’est ainsi. Je laisse tomber, se dit-il. Traversant le hall
d’entrée il aperçut Milassi et Panse-bête dans un recoin. Ils
parlaient à voix basse. Ils n’eurent pas le temps de changer leur
physionomie, la duplicité et la satisfaction étaient inscrites sur
leur visage. Beussa était dehors, une silhouette vint lui barrer le
passage. C’était le vieux Motheux qui l’attendait et lui murmura :
- Ami, je ne vous savais pas naïf. N’avez-vous rien appris sur les
hommes ?
Beussa le regarda, ému, il posa une main affectueuse sur son
épaule :
- C’est vous qui devriez être président.
Le vieux hocha la tête, amusé :
- Beussa, les gens comme vous et moi ne sont jamais présidents,
ils sont tout au plus membres d’un bureau.
Et dans un sourire :
- Les Socrate, eux, ne seront même pas membres d’un bureau. Il
ne faut pas qu’ils s’en étonnent, quand on va à contre courant on
ne gagne jamais une course. Ami Beussa ne désespérez pas, vous
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le savez, quand dans une face un passage conduit à une impasse,
on en cherche un autre, ou on capitule. Mais vous n’êtes pas de
ceux qui descendent en rappel à la première difficulté. A l’Intello
est ouvert. Ce n’est pas un bistrot pour nos amis du bureau.
Socrate y sera. Le vin blanc stimule l’optimisme, fermente
l’imagination, venez, ce sera ma tournée.
Beussa chez lui. L’après-conférence.
Beussa prit le téléphone, il écouta et répondit :
- Oui, bonjour.
Et sans enthousiasme :
- Oui la conférence a été un succès. Non, l’équipe n’est pas
encore figée. Non l’expédition n’est pas annulée.
Il écouta encore puis :
- Entendu, mais Milassi vous en parlera aussi bien que moi.
Il reposa le combiné et dit à Griotte qui le regardait :
- Panse-bête ! Avec Milassi ils jubilent mais voudraient savoir.
- Que comptes-tu faire ?
- Rencontrer Serge.
Elle sourit :
- Invite-le un soir. J’ai un lourd passif avec lui. Si je pouvais lui
servir au moins une fois un repas réussi
Beussa raconte à Griotte sa visite avec Chtuc au président du
M.A.S. Deussain-Brun. Nouvel éclairage de ce personnage.
Beussa quittait le Campus, il rentrait chez lui en se hâtant, le
vieux Serge venait dîner. Quand il arriva Griotte lisait. Elle lui
tendit une enveloppe. Il parcourut le mot, haussa les épaules :
- Déçu ?
- Je me croyais capable d’influencer les hommes. J’avais
combiné un scénario. Les acteurs se sont révoltés. L’un n’est pas
venu, il ne veut pas jouer dans ce genre de pièce, l’autre est venu
en spectateur mais il n’a pas voulu monter sur la scène. Quant au
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metteur en scène il est outré que des acteurs débutants puissent le
défier. J’étais le seul acteur et mon jeu a été minable.
Il leva son regard :
- Il y avait pourtant une ambiance formidable. Je l’imaginais
assez forte pour modifier les esprits. Je me suis trompé. J’ai
ensuite écrit un mot au président. J’ai pesé mes mots. Voici sa
réponse :
Ami, vous êtes un gentleman, mot désuet que j’apprécie, mais
vous ne connaissez rien au fonctionnement de la société, vous ne
connaissez rien aux hommes. On peut être un alpiniste médiocre,
se contenter de diriger un petit club et avoir sa fierté. Un homme
ne se réalise pas uniquement par des réussites sociales, des
ascensions exceptionnelles, il est parfois obligé de le faire par
des choix qu’il impose aux autres. J’ai choisi la partialité pour
combattre l’agressivité. Je place ma fierté au-dessus d’une
éventuelle réussite. L’alpinisme n’est pas le foot ball. Et puis,
personne, je vous le répète, n’est irremplaçable. Ma décision est
prise.
Ceci dit, Beussa je voudrais garder votre amitié. C’est l’homme
qui parle, non le directeur général, ni le président du club.
Revenez parmi nous, je vous attends et je puis vous assurer que
votre place sera toujours à mon côté. D.B.
P.S. Sachez que je ne tiens jamais compte des désirs des envieux
et des médiocres.
Griotte questionna :
- Millassi et Panse-bête ?
Il opina d’un hochement de tête sans sourire, elle :
- Ce D.B. a tristement raison, mon Babar est un naïf.
Elle pensa : « Depuis plusieurs jours il ruminait ses déceptions.
Si certains s’expriment spontanément, lui, s’enferme dans le
mutisme. Mais je le connais, il est transparent. Je devinais ses
préoccupations. Je savais qu’un événement fissurerait son
mutisme. Il y a quelques jours il m’a laissé entendre que
l’expédition M.A.S. se ferait sans lui. Il a parlé de la rigidité de
certains hommes, de leur absence de scrupules, des méthodes
qu’ils utilisaient. L’écoutant, j’ai vérifié que la volonté de
défendre ou de combattre des causes était, et en cela les femmes
sont différentes, durcie par leur désir de détruire l’autre. La cause
défendue ou combattue devenant vite secondaire. Etendant son
raisonnement, elle s’était demandée s’il fallait trouver là une
explication à l’attrait exercé par l’alpinisme sur certains timides
et solitaires qui, refusant tout affrontement, fuyaient tout ce qui
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est grégaire. Les cas les plus graves se réfugiant dans la
misanthropie. Elle se dit : accordons-lui quelques instants.
Elle posa son livre en signe de disponibilité. Il s’assit.
- Raconte.
- Tu veux vraiment savoir ?
Elle se dit qu’il était amusant avec sa bouille pensive et son air
ennuyé. Je suis sans doute trop pessimiste sur nous ou trop
exigeante. Combien de vieux couples peuvent parler comme nous
le faisons. La jalousie c’est évident nourrit mes mauvaises
humeurs, active mes révoltes. Dans les premiers temps elle était
masquée par l’intensité des sentiments. En réalité il n’a pas
changé. Sa passion le place quand même au-dessus des maris qui,
tous les dimanches, allument la télé pour regarder un quelconque
match, trépignent, s’extasient, critiquent, puis ensuite
commentent, dissertent indéfiniment sur la précision de quelque
coups de pied. Qu’il me prenne pour confidente, qu’il ait besoin
de mon jugement est une preuve que j’existe encore pour lui.
- Retourne à ton livre.
Il regarda le titre :
- Tiens tu lis ça ?
Il lut : « faire et ce faisant se faire et n’être rien que ce qu’on
fait. » Ce que l’homme peut être con, s’extasier sur de telles
banalités ! Et à l’échelle d’une génération !
- Une forme de pensée simplifiée par des médias et un milieu, par
là dénaturée. Simple effet de mode. Ce qui est intéressant c’est de
savoir pourquoi ce fragment de texte d’un ensemble écrit pour
une minorité a pu être vulgarisé et adopté par la masse.
- Je ne suis qu’un pauvre scientifique c’est pourquoi je me
contente de dire : Etre, c’est quelquefois réussir ce qu’on a envie
de faire… Je n’ai pas besoin de cinq cent quatre-vingt pages pour
le dire.
Il émit un doux ricanement :
- Je n’ai jamais réussi à lire un de ces bouquins jusqu’au bout. Il
y a des subtilités et des nuances que je ne puis comprendre.
Elle le regarda d’un air moqueur
- Tu te sous estimes Babar, réussir est un verbe de sportifs,
comprendre est un verbe pour enseignants et pour intellectuels.
- Les intellectuels comprennent toujours avant les autres et quand
ils n’ont pas compris ils expliquent pourquoi ils n’ont pas
compris…
Moqueuse :
- Tu as raison, tu n’es qu’un tacticien, ton président lui, est un
stratège. Tu voulais empiéter sur son pouvoir il te rappelle à
l’ordre.
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- Tu m’emmerdes avec tes digressions. Pour le comprendre il faut
le voir dans son cadre de travail. C’est un empereur. Tu connais
son usine…
- Vu du dehors, un vaste ensemble industriel. Une enfilade de
toits en sheds !
- Un petit monde ! Nous sommes arrivés avec Chtuc dans le
grand hall d’accueil du bâtiment de bureaux. Deux secrétaires
sont là derrière une banque. Belles filles, tenues strictes. L’une se
débat pour tenter de calmer plusieurs sonneries de téléphones.
L’autre nous questionne du regard. Fardée, sourire de coiffeuse.
Nous lui disons être attendus par Dessain. Changement d’attitude.
Elle est avertie. Elle s’empresse. Elle questionne : Vous êtes les
alpinistes n’est-ce pas ? Elle minaude en regardant Chtuc avec
insistance. Son visage est quand même plus intéressant que le
mien. Elle appuie sur une touche. Voix suave : « Ces messieurs
sont arrivés. » Après quelques minutes arrive une autre secrétaire.
Age indéfinissable, élégante mais sans recherche. Elle nous
demande de la suivre, ajoute :
- Cela ne vous ennuie pas si je vous fais prendre un raccourci.
Nous la suivons. Elle a de gros mollets, Chtuc murmure : « La
première est là pour la décoration, ils cachent le solide. ». Nous la
suivons, passons deux portes, suivons un long couloir. Nous
arrivons dans un hall immense : l’entrée principale ! Dehors, la
vieille cour d’honneur. Au milieu du hall, un escalier : une
colossale spirale de marbre. Côté jour un garde-corps en fer forgé
dont les supports verticaux reproduisent l’emblème de la maison :
un dragon tordant dans sa gueule un lingot de métal en fusion. Au
centre du giron, un tapis maintenu par des barres de laiton. Nous
arrivons au premier étage, pénétrons dans un salon d’attente,
traversons ce qui doit être le bureau de la dame aux gros mollets.
Encore une porte, matelassée celle-là, digne d’un bureau de
notaire et nous voici dans le temple de l’empereur. Une immense
pièce, de grandes et hautes fenêtres donnent sur la cour
d’honneur. Un immense bureau à droite, une banquette et des
fauteuils entourant une table basse à gauche. Sur le mur, face à
l’entrée, une magnifique photo. Un alpiniste corde nouée autour
de la taille, pantalons de golf très larges, grosses chaussures à
semelles crantées, c’est notre homme. On le voit de profil dans
un passage d’escalade. La corde pend derrière lui. Le passage a
l’air raide, mais si on observe la photo attentivement, on se rend
compte que la corde n’est pas verticale, que les montagnes en
arrière plan, sont trop raides. L’appareil a été incliné au moment
de la prise de vue. De plus on devine dans l’angle supérieur une
sorte de bombement, c’est le pied de son premier de cordée.
Puérilité charmante, je me dis que sa réussite professionnelle ne
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lui a pas fait oublier son désir d’être considéré comme un bon
alpiniste. Il est derrière son bureau dans un de ces fauteuils qui
semble plus fait pour la lecture près d’un feu de bois que pour le
travail. Il ferme avec hâte un dossier, se lève avec empressement,
nous accueille d’un :
- Bonjour mes jeunes amis.
Comme il voit Chtuc regarder la photo, il dit :
- Ne soyez pas sévères, j’étais jeune, serais-je capable
aujourd’hui ? Pour gravir des parois difficiles on dit qu’il faut
avoir le moral ! Je sais aujourd’hui qu’avoir le moral est
subordonné à l’absence de soucis quotidiens. Avec le travail qui
est le mien, ma volonté se disperse dans mille activités, décisions
à prendre, ordres à donner. Un emploi du temps infernal et que
de choses à étudier, de problèmes à résoudre…
Il montrait une petite table contre un mur chargée de nombreux
dossiers, de plans.
- Pour parler clair, j’ai trop d’emmerdements. Il m’arrive de
regretter de ne pas être resté simple ingénieur. Directeur d’un
projet. J’aurais pu continuer à pratiquer un alpinisme difficile et,
qui sait, partir un jour moi aussi dans l’Himalaya. Le rêve de tout
alpiniste.
Il s’est tourné vers Chtuc :
- Combien de fois m’arrive-t-il de rêver à des maisons isolées
dans un environnement de montagnes, n’ayant à surveiller que
des animaux paisibles ?
Griotte sourit :
- Je crois entendre Serge : « Quand on est déçu par son travail, et
on l’est un jour ou l’autre dans une période de sa vie, on se rêve
berger. Mais on ne voit que les aspects plaisants de la situation.
On ne pense pas à la fuite d’eau du toit qu’il faut réparer, à la
fumée du feu de bois qui rend l’atmosphère irrespirable et brûle
les bronches, à l’éloignement du médecin qui est cause de la
persistance de la douleur. Ce type ne voit que l’aspect
désagréable de sa situation il ne dit rien de la fierté ressentie par
ceux qui comme lui, tout en haut de l’échelle sociale, imposent
leur volonté à des centaines d’hommes. La misère du manoeuvre
vient aussi de ce qu’il n’est salué que par quelques uns des siens
et négligé par les autres. Mais comment a-t-il été avec Chtuc ?
- J’y viens, il s’est d’abord tourné vers moi et a dit sans moquerie
en le regardant : « Qui a dit que l’alpiniste devait être un
colosse ? » Il s’est ensuite tourné vers lui : « Je suis content de
vous connaître, votre ascension m’a fortement impressionné. Je
vous félicite. Il faut pour réussir une telle course des moyens
physiques exceptionnels mais aussi une force morale et un
équilibre intérieur que bien peu possèdent. Il faut aussi un grand
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orgueil ce qui, pour moi, n’est pas un blâme, au contraire. Mais
permettez-moi quelques observations qui frisent la critique : « Il
y a dans votre attitude un mépris de la vie trop accusé et aussi une
indifférence au collectif qui me choque. Tenez compte que je suis
président d’un club de montagne. Je le sais, l’alpinisme est un
sport d’individualistes mais la gloire contenue dans une telle
ascension ne pouvait-elle se partager ? Et que devient le mot
amitié si fortement lié aux valeurs de notre sport ? Une autre
observation se fonde sur l’absence de publicité de votre ascension
et là, c’est le chef d’entreprise qui parle. Votre volonté de rester
dans l’ombre est coupable. Pour être reconnu il faut parler haut et
fort. Mettez-vous en avant, la modestie est ridicule aux gens de
valeur. Ou alors, pratiquez la fausse modestie, c’est un art
merveilleux. Préparez un discours quelque peu jésuitique qui
laisse entendre à vos interlocuteurs que vous êtes sans orgueil. A
quoi sert la valeur si elle n’est pas exprimée ? Exprimez ! Vous
êtes peintre, vous réussissez un tableau de grande classe, vous le
déposez-le dans un galetas, il n’est rien, vous n’êtes rien. Montrez
le à des critiques spécialisés, n’ayez pas peur de demander leur
opinion, ils ont l’habitude d’être sollicités. Une seule ligne dans
un de leur article vous apportera la gloire. Savez-vous que
certains grimpeurs célèbres ont une personne qui est chargée des
relations avec la presse ? Retenez : le copinage existe dans
l’information. J’ajoute encore qu’une réputation ne se bâtit pas en
une seule ascension. Etre reconnu du grand public est une œuvre
de longue haleine, soyez patient. N’oubliez pas : ne commettez
aucune faute, chaque journal a une clientèle et son rôle consiste à
l’amadouer, à la flatter en la caressant dans le sens du poil. Enfin,
ne restez pas seul, intégrez une famille, un clan. Il y en a de
plusieurs sortes, le club de montagne en est un, c’est le plus
logique pour vous. Mais il y en a d’autres dont ceux offerts par
la politique. Suivant votre discours vous perdez quarante pour
cent de supporters d’un bord mais vous en trouvez quarante pour
cent de l’autre qui vantera sur tous les tons vos mérites. Vous
devez savoir l’importance des choses murmurées. Le : « Il est des
nôtres. » est d’une efficacité surprenante. Ne pas affirmer son
choix a pour résultat de faire naître l’indifférence dans les deux
camps. Triste ? C’est ainsi, la société, l’homme sont ce qu’ils
sont. Et puis il y a l’argent. Aujourd’hui la tradition veut que
l’alpiniste dédaigne la chose, mais demain ?
Avez-vous
remarqué que les alpinistes de premier plan sont de plus en plus
nombreux à être conseillers techniques. Cherchez à être conseiller
technique de quelque produit. Une marque de rouge à lèvres s’il
le faut. Publicité gratuite : votre nom sera accolé à celui du
produit. De plus vous percevrez des royalties. Demain, un jour, je
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vous le prédis l’alpinisme sera un sport d’argent. L’ancienne
formule : on ne prête qu’aux riches s’écrit : « On prête à ceux qui
disent haut et fort vouloir être riches. »
Griotte émit un
- Beurk, de dégoût. Puis :
- Il y a hélas du vrai.
Et :
- Ton Chtuc devait être consterné ?
- Il n’a pas dit un mot, il…
Beussa n’eut pas le temps de terminer sa phrase la sonnerie de
la porte d’entrée se fit entendre.
- C’est Serge, dit Griotte atterrée, j’ai encore oublié de me mettre
aux fourneaux
Serge chez Griotte et Beussa. Talents de cuisinière de Griotte.
Au cours du repas, il est bien sûr question d’expédition.
Le vieux Serge pénétra dans la pièce, il prit joyeusement
Griotte par les épaules, la poussa à bout de bras, la regarda :
- Il a de la chance ce Babar. Mais, dites-moi, en est-il conscient ?
- Pas toujours, il lui arrive de jouer les solitaires.
Le vieux hocha la tête en signe de critique, puis il alla vers
Beussa, posa une main sur son épaule :
- Vieux Babar, je suis content de te voir.
L’amitié entre Serge, Beussa et Socrate était une de ces amitiés
particulières qui lient trois personnes de générations différentes.
Un jour, Beussa avait dit à Serge : « Je veux te faire connaître un
jeune grimpeur. Il devrait te plaire. Tu en as peut-être entendu
parler, il grimpe avec ton petit fils. On l’appelle Socrate. »
- Bernard m’en a parlé avait bougonné le vieux, mais qu’ai-je à
faire d’un grimpeur philosophe
Il avait néanmoins accepté. La confrontation de ces deux
personnages avait été un moment étonnant. Evidemment, ils
avaient parlé de montagne. Serge questionnant, Socrate répondant
avec sa franchise brutale. Une fois que chacun avait été à même
de situer l’autre dans le domaine de l’alpinisme, ils avaient
cherché à savoir ce qu’ils étaient vraiment. Socrate avait apprécié
le côté non-conformiste de Serge. Ce dernier s’était retrouvé dans
le caractère, l’intransigeance du jeune garçon. Le premier verre
de vin blanc n’était pas terminé que déjà l’ambiance était aux
rires, aux tutoiements, aux moqueries. Ces moqueries
s’adressaient à quelques alpinistes, à quelques dirigeants, à
quelques célébrités. Puis vint le moment où Beussa fut la cible de
leurs plaisanteries. Ils se gaussèrent de son physique, de ses
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lourdeurs, de sa fonction dans l’université. Beussa s’était
faiblement défendu, heureux de voir la tournure qu’avait pris
cette rencontre.
Avec Griotte aussi l’amitié avait été immédiate. Un soir Beussa
l’avait avertie : « Demain, Serge vient dîner. Je lui ai dis que tu
n’étais pas une fine cuisinière. Essaye quand même de ne pas
l’empoisonner, un vieux c’est fragile. » Etait-ce par défi ? Elle
avait tenté de préparer un plat original. Hélas ! Malgré un essai
d’attention constante elle avait été distraite au moment de la
cuisson par un article dans une revue et elle avait sorti du four
une monstruosité boursouflée coiffée d’une croûte craquelée
ressemblant fort à de la lave refroidie. Elle avait alors préparé en
catastrophe des pâtes et une omelette, mais même ces plats
étaient lamentables. Les pâtes s’agglutinaient en un étrange
magma, l’omelette avait sur sa périphérie la consistance et la
couleur d’une feuille de carton brûlé. Un autre que Serge aurait
gardé un honnête silence et poliment avalé l’effroyable
tambouille. Mais Serge s’était esclaffé. Quand il eut sa part dans
son assiette il dit : « Madame, vos recettes me semblent
originales. Sont-elles déduites de la fabrication des mortiers et
des bétons ? Etes-vous géologue ? Vulcanologue ? Etes-vous
inspirée par la cuisson des roches quand vous préparez vos
repas ? Je suis pourtant habitué à une nourriture sommaire et
frugale, mais j’avoue que vous êtes arrivée à m’étonner. Dès la
deuxième bouchée il avait annoncé dans un fou rire : « Griotte,
permettez moi de vous appeler ainsi, votre père était-il
charbonnier ? Cherchez vous à mettre au point un nouveau
procédé de lyophilisation ? Avalant sans broncher nouilles et
omelette il avait ajouté : « « Beussa m’a dit que vous écriviez des
livres pour enfants, persévérez, refusez d’écrire des livres de
cuisine.
Il avait bu une gorgée de vin et s’adressant à Beussa : « Etesvous de connivence ? Ce repas est-il une mise à l’épreuve pour
tester la force de mon amitié ? Ton vin n’a rien d’un grand crû,
l’as-tu acheté chez un apothicaire ?
De fait ni Griotte ni Beussa ne se préoccupaient de
gastronomie. La distraction de Griotte n’était pas feinte, elle
mettait un aliment à cuire puis pensait au détail d’un dessin, à un
mot de répartie, à une phrase de dialogue. Alors, elle courait à sa
table pour les croquer, les noter. Pendant ce temps les calories
poursuivaient leurs méfaits. Combien de fois l’avait-il surprise
l’aspirateur à la main, un livre dans l’autre repassant dix fois
l’ouverture goulue du tube dans le même recoin d’une pièce.
Souvent, c’était Beussa, il avait le nez fin, qui arrachait la
casserole à son martyr. Il la jetait sous le robinet. Un sifflement et
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une fumée âcre emplissaient l’espace. « Que fais-tu encore criait
Griotte, ne touche à rien je prépare le repas » L’un et l’autre, peu
intéressés par ces choses riaient.
Ce soir là, l’humour de Serge loin de vexer Griotte l’avait
amusée. Elle avait immédiatement accepté la franchise, l’esprit
caustique, la truculence de ce vieux bonhomme. Plus tard, l’ayant
écouté, elle avait dit à Beussa : « C’est un de ces hommes rares
qui place au premier plan la recherche de la vérité. C’est un
homme vrai. C’est aussi un type qui sait relativiser le sérieux,
tempérer l’amusant. Il n’est pas comme certains de tes amis qui
parlent alpinisme avec des intonations d’ecclésiastique.
A chaque nouvelle rencontre, elle lui disait : « Serge, vous
n’avez aucun tact, vous êtes un type insupportable, mais dans
votre genre vous êtes un honneste homme et c’est pourquoi j’ai
de l’estime pour vous. » Le vieux répliquait : « Brillat-Savarin en
jupon, docteur es décoctions et tambouilles, vous faites avec
Babar, grand sommelier des cimes, un couple remarquable. Que
n’ouvrez-vous un restaurant ! » Elle, remplissant son verre
malgré ses gestes de refus : « Votre réputation de grand buveur
est surfaite. Quel énorme vide entre vos discours et la réalité ! »
Serge renvoyait la balle : « Vos talents de psychologue sont
indéniables, vous savez, il levait la main, doigts écartés, lire entre
les lignes, bien peu y parviennent. Mais les hommes sont des
êtres fragiles, ils se croient obligés de dissimuler. Je plains mon
ami Beussa condamné à la transparence.
Elle riait en disant : « Mon Beussa n’a rien à cacher, il est clair
et limpide. Est-ce un signe de force ou de niaiserie. Je ne sais pas
encore. »
Ce jour là, après avoir épuisé leur stock habituel de
plaisanteries, elle annonça solennellement :
- Serge, je vais aux cuisines, occupez-vous de mon Beussa, il est
désemparé. Il se croyait diplomate ! Il est malheureux, je vous le
laisse.
Beussa dans un minuscule sourire expliquait :
- J’ai tout essayé Deussain est un type qui possède de multiples
qualités mais quand on lui parle de Socrate son intelligence se
fige.
- Intelligence murmura le vieux. Je n’aime pas ce mot au
singulier. Mon pauvre Beussa il n’y a que les intellectuels pour
utiliser ce mot avec ce ton. Y a-t-il une intelligence universelle
qui permette de résoudre tous les problèmes rencontrés dans une
vie ? Un philosophe a-t-il l’intelligence des maths, un scientifique
a-t-il celle du philosophe ? Einstein avait-il l’intelligence des
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gestes du cordonnier ? Celle qui est nécessaire pour dévisser un
boulon grippé ? Travaux manuels dis-tu, alors je rajoute : celle du
sportif ? Celle de l’artiste ? Du poète ? De l’homme d’église ? De
l’homme en groupe qui doit en quelques secondes trouver le
discours qui apaisera une situation conflictuelle ? Pascal avait-il
l’intelligence des affaires ? Ami Beussa, l’efficacité d’un être
vivant n’est pas uniquement liée à la faculté de comprendre et à
celle de retenir, ni d’ailleurs à la profondeur de la réflexion. Les
autodidactes manichéens, je suis l’un d’eux et je m’en flatte ne
possèdent qu’une forme d’intelligence, celle imposée par
l’exercice de leur profession. Mais attention ils peuvent avoir des
opinions sur bien des sujets et être même dotés de bon sens et
d’un sens subtil de l’adaptation…
Griotte passa une tête souriante dans l’entrebâillement de la
porte :
- Votre Socrate a-t-il du bon sens ?
Le vieux lui fit signe de venir. Elle obéit. Il poursuivit :
- C’est un garçon subtil et délicat, trop honnête pour notre
société. Son manichéisme est une façade. Vous connaissez ses
origines familiales ? Beussa vous en a parlé mais écoutez ce
souvenir de jeunesse. Il ne l’a raconté qu’à moi, parce qu’il savait
que je comprendrais avec mon coeur : « Il arrive en France, il est
enfant. Rafaello son père baragouine un horrible sabir de français.
Fin d’année, réunion de parents d’élèves, Rafaello met les habits
du dimanche et il demande à son fils de l’accompagner. Il est fier.
Au cours de la réunion, il veut s’exprimer, il a quelque chose à
dire. Il commence à parler, personne ne comprend, il reprend, il
répète, il insiste. Tous se sont tus. L’assemblée est captivée.
L’hilarité la gagne. Des fous rires fusent, étouffés. Ils
s’amplifient, éclatent. Même les prof. ne peuvent se retenir. »
- Je savais, dit Beussa, par un collègue qui m’a raconté la fin :
Socrate a pris la main de son père, l’a entraîné vers la sortie, et ils
sont passés devant tous rigides, silencieux.
Griotte hocha la tête :
- Horrible !
- C’est beau un fils qui guide son père pour qu’il soit hors
d’atteinte du ridicule, mais c’est terrible. Quant aux traces
qu’elles doivent laisser !…
Beussa regarda Serge sans sourire :
- Tu m’as appris que l’alpinisme de haute difficulté pouvait être
la manifestation d’une révolte intérieure.
- Serge, commença Griotte je crois…
Elle s’arrêta brusquement, sur le visage de Serge elle lut une
stupéfaction ravie. Il humait l’air de toutes ses rides. Beussa
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comprit aussi, se met à rire. Griotte courut à la cuisine, Serge lui
lança :
- Griotte, y a-t-il une intelligence des casseroles ?
Pendant que Griotte s’activait à réparer l’irréparable, Serge et
Beussa parlèrent expédition. Ils l’analysèrent point par point :
choix du sommet, situation, montant des droits à payer, coûts,
moyens de réduire ces coûts… Serge avec son esprit
pragmatique, Beussa avec son esprit de synthèse, chacun avec ses
connaissances sur le sujet. Ils arrivèrent à la conclusion que le
montant des débours d’une expédition légère était à la portée
d’une budget modeste et qu’il l’était même à celui d’un jeune lui
consacrant toutes ses économies.
L’été est là. Regard vers les personnages, que font-ils ?
Eté, saison des couleurs vives, de l’exubérance, des plénitudes,
des sensations puissantes, des révélations, de la maturité. Plantes,
animaux et hommes sont épanouis. Les hommes ! Volonté
d’épanouissement, cris d’exigences de leurs corps qui crient des
désirs d’action. Paradoxe, ce corps alangui par la chaleur,
normalement aspiré vers des actions douces se déroulant dans des
campagnes paisibles, des forêts, des étendues d’eau calme, est
parfois entraîné dans des actions audacieuses. Le corps, alors,
rejette l’émollient court à l’aventure. La montagne, terre de
fraîcheur sinon de froid, attise l’intensité de cet appel, incite à
quitter au plus vite la plaine. L’alpiniste sait cela.
Ceux qui sont restés en ville sont oppressés, la ville emprisonne
la chaleur. Ceux qui continuent à y travailler cachent leur malaise
et leur inefficacité. Parmi eux il en est qui, pour justifier leur
présence quand ils se rencontrent, parlent fièrement
d’impossibilités, de devoir, d’obligations qui les lient à leur
tâche.
Deussain-Brun n’a pris que quelques jours de vacances. Des
visites obligées à la famille là-bas dans l’Ouest du pays. Il y a
laissé sa femme et est vite revenu. Il l’a laissée avec une sorte de
soulagement. Mais une femme chez soi, même si sont détendus
les liens affectifs, est, pour l’équilibre physiologique, une
nécessité. Célibataire maintenant, son regard s’attarde sur des
silhouettes que les vêtements d’été, le hâle, l’abstinence surtout,
font paraître plus belles qu’elles ne le sont en réalité. La beauté
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est une notion subjective, nombreuses sont les femmes qui l’hiver
passent inaperçues mais qui, en été, deviennent désirables.
Paul Rague aussi est resté en ville. Il se rend tous les jours à son
bureau. Il explique à ses interlocuteurs d’un ton de componction
affligée son surcroît de travail. N’a-t-il pas vingt dossiers à
examiner ! Des dossiers dont l’analyse est si délicate, qu’il ne
peut la confier à personne. En réalité il profite de sa solitude pour
se pencher sur ses affaires personnelles. Il consacre toute l’année
à l’intérêt des autres, ne doit-il pas se consacrer un peu aux
siens ? Mais le père de Rague est un pragmatique qui a un sens
commercial développé, Fonderie et aciers spéciaux est un client
de choix, comme il sait que Deussain-Brun traîne à moitié inactif
dans son usine presque déserte, il l’appelle au téléphone.
- Aurez-vous le temps ? Nous parlerons de nos affaires
communes et ensuite nous pourrions retourner où vous savez…
La blonde oh ! Oui, sans doute, sinon…
Y a-t-il des saisons pour Griotte ? Elle est en vacances. Elle a
commencé un nouveau récit pour enfant. Ce sera une histoire
simple. Elle murmure :
- Le génie de Saint-Exupéry s’exprime plus dans Le petit prince
que dans Vol de nuit. Le petit prince est vide, ses sentences sont
ridicules, pourtant il est lu avec plaisir par les enfants et les
adultes. Ecrire un texte illustré qui plaîrait aux adultes et aux
enfants !
Elle a griffonné des esquisses, jeté quelques phrases, des
réparties. Tracé des silhouettes. L’idée : des enfants se préparent
à quitter la plaine; ils vont gravir une montagne. Elle a dessiné
une montagne aux formes acérées, aux mille pics, aux mille
vallons. Couleur sombre, ambiance lugubre sur fond de ciel
orageux. Cette montagne abrite un méchant dragon. Les enfants
sont sensibles aux ambiances, ils aiment avoir peur. Les hommes
dans la plaine craignent d’aller chasser la vilaine bête alors ils
parlent ils parlent. Les enfants ont comploté et aujourd’hui ils
disparaissent. Ils sont allés tuer le dragon. Ils sont courageux les
enfants. Ils franchissent l’une après l’autre des difficultés
terribles. Crevasses, avalanches, chutes de pierres, passage
d’escalade difficile, rien ne leur est épargné. Ils arrivent enfin sur
la cime. Et là ils trouvent le méchant dragon. Corps recouvert
d’écailles, feu sortant de la gueule. Mais celui-ci, à leur vue, se
transforme soudain. Ce n’était qu’un enfant transformé par une
vilaine sorcière jalouse de sa jeunesse. Elle se dit : c’est un peu
simpliste, éculé mais si ça plaît aux enfants. La pointe de ses
crayons trace le visage de cet enfant. Elle le dessine, le redessine,
gomme un anguleux, le transforme en arrondi. Sa main s’attarde
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sur un détail, le contour d’un front, le profil d’un nez, la couleur
des yeux, la forme d’un sourire. Elle le colorie en tons pastel. Elle
met trop de tendresse dans ce travail. En réalité, elle rêve Griotte.
Tout à coup elle réalise que cet enfant ressemble à ce Chtuc dont
Beussa lui a montré une photo dans la revue du M.A.S. Alors,
elle déchire le dessin avec honte.
Quand Beussa vient l’embrasser avant ses départs en montagne
elle le regarde sans tendresse. Elle lui dit tout bas :
- Bonne balade mon ami, sois prudent.
Et elle pense : c’est ce qu’on dit toujours : Sois prudent.
Que fait serge ? Il lit. Il a toujours aimé la lecture. Il a
abandonné depuis longtemps celle des livres d’alpinisme. Sa
boulimie de romans, de nouvelles, de poésies s’est apaisée.
Depuis quelques mois il a découvert l’intérêt des mémoires et des
biographies des grands hommes. Des grands hommes ! Il sait
Serge qu’il n’y a pas de grands hommes. Sa vie d’alpiniste lui a
tout appris. Et il a la modestie de ceux qui ont exercé un travail
manuel. Il sourit même de la notoriété que lui ont apporté ses
exploits sportifs. Mais il s’intéresse au grandiose, aux choses
exaltantes ou tristes. Il cherche à vérifier les constantes de
l’individu : qu’il soit ouvrier, philosophe, homme d’affaire,
intellectuel, alpiniste, l’homme est fait de la même substance. Il
est mû par les mêmes motivations. Il recherche les indices de
l’unicité de la pâte humaine, les analogies dans les réactions, dans
les actes, les agissements. Il conclut parfois que seules les
faiblesses des hommes sont attachantes. Que ce que l’on appelle
la force d’un individu n’est trop souvent que la manifestation
d’un entêtement, d’une volonté de paraître indices d’une stupidité
bornée.
Il a l’âge des lucidités, le vieux. Pour déjouer la duplicité des
auteurs il compulse, étudie, achète plusieurs livres dans lesquels
se manifeste le personnage. Procédant ainsi, par recoupement, il
cherche à comprendre, il recherche la vérité. Alors, lorsqu’elle
s’est révélée à lui, il reste longtemps la tête relevée, son regard
fixant sans le voir un meuble, un bibelot, le ciel à travers la
fenêtre. Et il sourit parfois. C’est l’indulgence qui le fait sourire.
Indice de grande force, il n’y a pas de médiocrité en lui. A travers
sa bouche ne passe jamais cette mauvaise haleine des vieillards
aigris. Le vieux a été homme d’action et il n’y a aucune bassesse
en lui.
Beussa profite de ses longues vacances. Serge l’a convaincu,
une expédition légère sans sponsors est concevable. Les jours de
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repos, il cherche des photos de sommets himalayens, y trace des
itinéraires virtuels. Socrate, Chtuc et quelquefois Rague viennent
le voir. Parlottes d’alpinistes. Ils partent souvent courir la
montagne. A chaque retour il retrouve Griotte penchée sur ses
dessins. Il remarque que seule la présence de Chtuc la fait sourire,
il en est troublé.
Eté, ce qui semblait impossible se réalise. Conséquence du
vieillissement des couples ses membres desserrent leurs liens.
Marie, la mère de Rague, s’est rendue seule à Ville les sables où
les Rague ont une solide villa dominant la mer. Elle aussi s’est
crue obligée de justifier son attitude, elle a parlé de jardin à
refaire, d’aménagements intérieurs à modifier. Son mari ne peut
vraiment pas l’accompagner, il est trop occupé, elle ira seule !
D’ailleurs pourquoi resterait-elle ? Bernard n’est jamais avec elle,
il suit un stage dans un important cabinet de la grande ville
voisine et dès qu’il est libre il part avec Socrate et Beussa en
montagne. Avec un peu de honte elle découvre qu’en elle
sommeille des désirs de solitude et de voyage.
Elle est arrivée dans la villa a ouvert les volets. La lumière qui
s’est jetée dans la pièce l’a éblouie et elle s’est sentie envahie
d’une nervosité joyeuse et d’un immense désir d’entreprendre.
Tout de suite, elle a téléphoné à une entreprise que des amis lui
ont recommandée. La secrétaire lui a expliqué : il vous faut une
étude, elle lui a communiqué le téléphone d’un cabinet d’études
paysagistes. « Le patron est un véritable artiste qui a de réelles
connaissances pratiques. » Et elle a ajouté : « et il est amusant. »
Maintenant les travaux sont terminés. Elle flâne dans le jardin,
dans la maison, étonnée. Il est vrai qu’une chose extraordinaire
s’est produite. Doit-elle regretter ? Elle ne peut pas répondre. A-ton le temps de réfléchir quand on est pris par un courant trop
puissant ? Y a-t-il eu une part de folie ? Non, elle se veut lucide.
Avec lui, tout était évident. Elle songe : pourtant il n’est même
pas beau, mais il a un charme, une décontraction nonchalante, la
sûreté que donne la possession de connaissances professionnelles.
Dès la première visite il lui a expliqué sur des croquis les travaux
et les plantations qu’il fallait entreprendre. Avec quelle rapidité il
dessinait. Elle riait de sa dextérité. A la deuxième rencontre il la
chahutait. Il croquait une silhouette dans l’allée : majestueuse
disait-il, telle vous serez dans ce nouveau décor. C’était bien elle
sur fond de mer. Il la faisait rire et pourtant tout ce qu’il proposait
était sérieux. Puis les choses avaient évolué, très vite. Trop vite ?
Il y avait eu ce repas dans ce restaurant baptisé : Le bistrot aux
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murmures. Elle n’avait pu refuser, il restait quelques détails à
mettre au point et il n’était libre que le soir. « Vous comprenez
hein ? avait-il demandé en ajoutant : « Des clientes exigeantes,
des mégères lugubres, bougonnes et laides. Vous... » Le bistrot
était un de ces faux bistrots de marin que fréquentent les
vacanciers. Il avait dit : « Je viens ici parce que les nappes sont en
papier, je ne puis rester cinq minutes sans dessiner. Sur la nappe,
au cours du repas, il avait refait des croquis : l’allée, les bosquets,
puis en riant il avait croqué une forme fuyant entre les arbres.
C’était elle à nouveau mais entièrement nue ! Elle avait caché le
dessin de sa main et lui avait posé sa main sur la sienne. Alors il
lui avait dit gentiment : « Ne fuyez pas voulez-vous. Me suis-je
trompé dans les proportions ? Votre corps n’est-il pas à l’image
d’une statue de Maillol affinée ? N’a-t-il pas la densité des statues
antiques ? » Et maintenant le départ est proche. Elle est seule,
petite fille à la fin des vacances, abasourdie, étonnée, heureuse,
un peu triste, ravie quand même.
Ainsi, Bernard Rague effectue un stage dans un grand cabinet
d’études et d’investissements immobiliers. Chaque fois qu’il le
peut il se joint à ses compagnons qui eux partent régulièrement
en montagne. Beussa, Socrate et Chtuc alternent en effet les
courses extrêmes avec ce que Socrate nomme les courses
d’agrément. Ce sont des escalades qui ne sont jamais
extrêmement difficiles mais qui ont une histoire et qui sont
toujours esthétiquement belles et dénuées de réels dangers.
Quand ils sont trois ils grimpent en flèche, le premier attaché au
milieu d’une corde de rappel de soixante et dix mètres. Les deux
autres, à chaque extrémité des brins libres, progressent en même
temps. Quand ils sont quatre, ils forment deux cordées de deux,
Beussa et Chtuc, Socrate et Rague. Ces derniers, entraînés à lier
leur sort par la force de l’habitude. Mais quelquefois Chtuc a pitié
de Rague malmené, moqué par Socrate, il l’encorde avec lui. Il y
a en Chtuc une gentillesse spontanée qui étonne Beussa et
Socrate. Socrate, lui, est toujours dans une forme éblouissante, il
chante ses chansons, récite des vers de sa composition,
improvise, se moque, critique, pète, chahute. Et ses rires fusent et
se répercutant sur les parois. Il déride parfois Beussa qui joint
alors son rire de basson à ses trilles. A les voir ainsi, Chtuc perd
de sa réserve. Il s’imprègne, s’imbibe de l’étrange harmonie que
dégage la cordée Beussa Socrate. Il participe. Il lui arrive même
de raconter. Il décrit sa famille, il explique pourquoi il a arrêté ses
études. Il dit ses espoirs déçus, ses interrogations. Et les autres
l’écoutent avec attention. S’il s’intéressait à son moi il percevrait
l’intensité de leur curiosité. Il est pour eux, qui croyaient avoir
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tout vu, celui qui a réussi une incroyable ascension, celui qui est
toujours à l’aise, celui qui peut tout. Il y a entre Socrate et lui
l’entente, l’amitié de personnes d’une même génération. Tous
deux aiguisent leur complicité contre le vieux Beussa, qui, bonne
pâte, heureux de les voir ainsi, se prête à leurs jeux, à leurs
piques, à leurs critiques. Parfois ils parlent de montagnes
lointaines, de cet Himalaya mystérieux que connaît Beussa. Ils lui
posent des questions. Alors, lui, explique. Il parle démesure,
dévoile des inconnus, détaille le folklore, décrit les natifs. Il
affirme parfois qu’il ne faut pas idéaliser mais les autres ne sont
pas prêts à accepter cette forme de lucidité. Ils se taisent et
longtemps après ils rêvent encore.
Une course en montagne réalisée par l’équipe au complet.
Qui démontre que l’alpinisme n’est pas toujours une chose
sérieuse. Des alpinistes parlent. Beussa explique à Chtuc le
nouveau visage de l’expédition.
L’été va son chemin, il vieillit. Il transforme les paysages, dans
les verts déjà viennent des jaunes. En montagne les blancs
s’atténuent, la neige a perdu de sa brillante blancheur, elle est
salie et a changé d’état. Les glaciers se déshabillent de leur neige
d’hiver et ils se rident.
Dans leur lit inférieur ils sont gris ou presque noirs, des
cailloux de toute taille les parsèment et des graviers qui roulent
sous les pieds. Des crevasses les déchirent qui ont des bords
francs et nets. En surface courent de petits ruisselets, ils émettent
des gargouillis, des fragments de mélodies, des complaintes, qui
se perdent avec des bruits de borborygmes et d’étranges échos
dans des insondables cavités bleues de la glace. Plus bas encore
leur extrémité rongée par la chaleur semble une langue de lave.
Percée parfois en gueule béante elle dégurgite un torrent déjà
puissant.
Dans les hauts, dans les changements de pente, les blocs des
séracs dégagés de leur neige exhibent leur âge en strates couleur
d’azurs. Masses instables ils s’acheminent vers le bas en
glissement et chutes retardées par la cohésion. Le blanc des
glaciers s’est réfugié dans le haut des bassins d’alimentation.
Dans leur cours médian quelques taches de neige subsistent,
souvent en bandes, le long des crevasses bouchées.
Au pied des faces nord d’altitude faible des névés jouent les
glaciers. Leur surface n’est plus de neige blanche et lisse elle est
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de neige grisâtre plissée de fins sillons. Quelques découpures y
jouent les crevasses.
Les faces aussi sont plus sombres. Les neiges sur les vires se
sont amenuisées. Les couloirs qui les strient sont revêtus de glace
noire, brillante, dure.
C’est Socrate qui l’a proposé, il a dit : « Ce long week-end
Rague est libre partons tous les quatre. Je propose une course
dans le vallon du Démon. Personne n’y va, le nom fait peur. On
refait Les Accents graves dans le Doigt du Démon. C’est une
voie ouverte par le Serge. Comme le vent du Sud-ouest n’a pas
l’air de faiblir, prenons des vivres pour trois jours. Nous
bivouaquerons sous La Pierre à Giro. Si le vent passe au nord,
direction les Accents, si le vent d’ouest persiste, direction les
dents du Démon. J’aimerai refaire la Sud de la Dent de lait,
courte mais T.D., belle, granit parfait, descente rapide. Ce sera
une récréation. Pour gagner le pied il faudra traverser le glacier
dans le sens des crevasses mais nous aurons piolets et
crampons…
La voie des Accents graves est un grand itinéraire mixte qui,
encore aujourd’hui, a gardé sa réputation de course sérieuse. Elle
est composée d’une paroi coupée par deux névés très raides en
forme de demi-lunes* Le vallon est bordé sur sa rive gauche par
des aiguilles de faible hauteur qui semblent jaillir du glacier.
Elles sont nommées les Dents du Démon. Les alpinistes ont
baptisé du Sud au Nord la Molaire, la Canine et la Dent de lait
qui est la plus difficile. La rive droite du vallon est composée
d’une succession de pentes de caillasses et d’herbe, très raides,
interrompues par des barres rocheuses. Elles sont, quelquefois au
printemps, descendues par d’excellents skieurs de montagne. A
son pied, à la partie supérieure de la moraine latérale, est un vaste
surplomb sous lequel est aménagé un bivouac. Il est nommé La
Pierre à Giro, du nom d’un vieil alpiniste ayant assidûment
chassé le chamois dans ce vallon. Le sol a été aplani, une murette
l’abrite des vents. Un filet d’eau ruisselle à quelques mètres dans
un couloir proche.
Les trois autres avaient accepté. Beussa, en technicien
expérimenté appréciant la présence d’une course de repli. Rague,
avec enthousiasme, espérant le beau temps, il était à l’aise dans
les voies mixtes. Chtuc, indifférent à la nature de la course et à
ses difficultés, toujours heureux de s’adapter au désir des autres.
Lorsqu’ils furent réunis sous le surplomb-bivouac, chacun,
ayant trouvé où installer sa couche, commença à vider son sac.
Socrate, lui, avait posé le sien contre la murette et s’activait à
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stabiliser quelques blocs à l’équilibre douteux puis tourné vers les
autres il commença à déclamer :
Je n’ai point de chalet,
Ni d’maison de campagne,
De luxueux palais,
Dans les belles montagnes,
…
* Voir croquis en fin de texte
- C’est parti dit Rague, voilà le gueux qui donne de la voix.
Chtuc ! Connaissais-tu celle-là ? As-tu retenu quelques vers de
notre poète des cimes ? Mes amis je dois le dire, Socrate
vieillit…
Socrate imperturbable enchaînait :
Je suis pour presque tous,
Un chenapan, un gueux
Un vilain polisson dont personne ne veut
Alors, lorsque me prend un désir de maison
Je viens tout seul ici et j’écris des chansons.
Rague poursuivait et sa voix grave résonnait sous la voûte. Puis
il dit :
- Socrate vieillit, je lui ai mis deux minutes dans la vue.
Rague et Socrate se livraient à un jeu. Au cours d’une marche
d’approche, en général lorsque le temps ne leur permettait pas
d’attaquer une face, ou lors d’une descente, l’un lançait tout à
coup un défi à l’autre : « A trois : le premier à la touffe de
gentiane. » ou « le premier au bloc. » ou « le premier en haut du
ressaut.»... A la montée, à même poids de sac, les chances de
gagner étaient partagées, Rague, bénéficiant d’une forte
musculature, gagnait peut être plus souvent; mais à la descente
c’était toujours Socrate qui arrivait le premier. Quelle que soit la
nature du terrain, il s’élançait droit dans la pente, courait, sautait,
allait de bonds en bonds, bondissait, faisant rouler des cailloux,
des blocs, soulevant la poussière, lâchant des bordées de joyeux
rugissements.
Lorsqu’il était avec eux, Beussa ne se mêlait jamais à ces jeux.
Il continuait de son pas égal et, lorsqu’il les rejoignait, il les
regardait avec commisération. Il hochait la tête et son regard
traduisait l’inquiétude que leur état lui inspirait.
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Socrate ayant fini de dégoiser sa stance romantique, indifférent
aux propos de Rague, il sortait une bouteille de son sac, puis
s’adressant à Chtuc :
- Handicap de un kilo. Emballage plastique.
Il récita :
Le pinard du père Socrate,
N’est pas le plus cher des picrates,
Mais vous n’en serez pas déçus,
Là où il passe y’a plus d’sangsues.
Beussa souriait, Chtuc riait.
Le crépuscule n’en finissait pas de s’éteindre, ils s’étendirent.
Beussa et Chtuc se glissèrent dans leur pied d’éléphant*. Rague
s’était fait faire un mini sac sans fond, il l’enfila comme une jupe
jusque sous le bras en déclarant :
- J’ai inventé ce modèle. Avant d’avoir froid aux genoux on a
froid au dos. Quand il fait très froid les pieds ont droit au sac.
C’est suffisant pour eux.
- Judicieux dit Beussa.
Socrate restait assis, les bras autour des genoux .
- Qu’as-tu fais de celui que je t’ai donné ? Questionna Beussa.
- Je l’ai prêté à mon voisin de galetas.
Quand il regarde la télé sur son fauteuil il a froid. Les vieux, ça
n’arrive jamais à se réchauffer, ça produit pas assez de calories.
Te fâche pas Babar, une nuit c’est vite passé. Je suis bien. Il ne
me manque que ma petite Litote.
- C’est qui Litote ? Questionna Chtuc.
Rague répondit goguenard :
- Une poupée non gonflable à visage de rhétorique. Mais une
poupée qui ne se dégonfle jamais. Il faut être ainsi pour vivre
avec Socrate…
- Mon amie, coupa Socrate laconique.
- Un surnom dont l’origine est étonnante de simplicité commenta
Rague qui poursuivit :
Je t’explique. Il y a deux ans Socrate vient me voir au campus.
Je suis avec deux camarades qui sont ravis que je leur présente
notre gloire locale. L’un dit : « Voilà donc le Socrate qui aime la
montagne plus que tout. » Socrate répond : « La montagne je ne
déteste pas. » Le deuxième copain remarque : « Belle litote.»
juste au moment où vient nous saluer une fille splendide. Les
camarades qui la connaissent disent à la fille : « Connais-tu
Socrate, le philosophe alpiniste ? Et Socrate tout à coup intimidé
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murmure : « C’est vrai que tu es belle, Litote. » Explications, tout
le monde s’esclaffe. Quelques banalités puis Litote regarde
Socrate et lui demande sérieusement : « Et toi, pourquoi
t’appelle-t-on Socrate ? Je te demande ça parce que je suis
étudiante en philo. » C’est ainsi que tout a commencé.
- Sympathique et marrant pour un intello. Une philosophe, quel
choix magnifique pour un Socrate ! dit Chtuc.
Rague d’un ton moqueur :
- Socrate a tous les talents, c’est un fin grimpeur mais c’est aussi
un solide don Juan. Avant de connaître Litote il ne faisait pas de
long cours, il ne faisait que du cabotage.
* Sacs de couchage courts.
Il laisse un temps pour que les autres apprécient et :
- Combien de jeunes filles qui ont accepté de partir avec lui ont
perdu au cours de leur premier bivouac le droit au port de vieille
fille. Ce n’est pas un don Juan c’est un don Pénis.
- J’ai la quéquette cyclothymique dit Socrate modeste. Parfois
elle est calme et parfois elle est agitée, turbulente, insupportable.
…
- Ah ! Ah ! Dit Beussa, s’intéressant à la conversation.
- A ce sujet dit Rague, stimulé par l’intervention de Beussa, qui
pourrait me dire ce qu’il y a vraiment eu entre la femme du
président et Socrate. Tant de choses se racontent.
- J’aimerai aussi savoir, j’ai également entendu des bruits dit
Beussa.
- Babar, je te croyais mon pote mais tu n’es qu’un salaud.
- On dit que l’histoire a commencé dans Les Blocs…
- Pas dans Les blocs dans la petite barre de quarante mètres, qui
les domine.
- Des grimpeurs en difficulté je crois ?
- Je vous emmerde tous les deux, dit Socrate. Chtuc je vais te
raconter : « C’est une des premiers fois que je venais grimper
dans Les Blocs. Une fin d’après midi, je me faisais les doigt sur
des grattons, quand j’entends des appels. Je vais dans leur
direction. Une voix aiguë braillait : « Quelqu’un peut nous
aider ? » Et une voix grave et mélodieuse : « Peut-on nous lancer
une corde du haut ? »
Je m’approche encore et je vois au pied de la barre trois ou
quatre gamins qui regardent en l’air. L’un me dit : « Ils sont
coincés. » A ce moment là, la voix de fausset crie : « Nous
n’avons pas de pitons, on nous avait dit que la voie était
équipée. » Je leur crie : « Ne bougez pas. Je viens. » Le flûtiau
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dit : « Sans corde ? vous êtes fou ! » Le basson ajoute : « C’est
très difficile. » Je monte et me voilà à côté de mes deux apôtres.
Je défais leur encordement, ils sont encordés à double, je
m’attache en flèche je termine le passage et je les fais venir.
Voilà l’histoire.»
- C’est quand même du V sup dit Rague.
- L’histoire s’arrête là ? Questionne Beussa perfide.
- Clapet à médisance La suite ? Tu la veux ? Il n’y a pas plus
simple. Pour descendre ça a pris du temps ils étaient encore sous
le choc. Au moment où nous avons retrouvé la prairie il faisait
presque nuit. Une femme vachement élégante était là, pas
contente, elle a engueulé le basson : « Tu as un repas, tout le
monde téléphone, te cherche, vite il faut aller te changer. » Le
basson lui a fermé le caquet d’un : « Tais-toi, je descends avec
Milassi, raccompagne ce jeune homme qui nous a dépanné en
prenant des risques fous. » Et voilà ! Au passage, notez que votre
président me connaît depuis longtemps, il a la mémoire courte ou
l’oubli facile. La jolie maman m’a ramené en ville. Les vipères,
gardez votre venin. Fin de l’histoire.
- Non, fin de la première partie, susurre Rague Après, commence
la romance. A l’époque Socrate faisait du cabotage. Ils ont parlé,
elle lui aurait dit : « Prince des verticales, roi des glaciers,
empereur des grattons, tu as sauvé mon mari, je ne puis te laisser
aller ainsi. Allons dans la taverne de ton choix. » Ils sont allés A
l’Intello. Alain m’a questionné ensuite : « D’où sort la belle
femme qui était l’autre jour avec Socrate ? Il donne dans le
mondain maintenant ? » Ensuite il m’a dit : « Ils ont parlé à voix
basse. ». J’ai donc mené une enquête, j’ai appris qu’elle s’était
approchée tout près de son chevalier. Elle aurait
murmuré : « Mon héros, laisse moi humer ton odeur sauvage. » Il
faut que tu saches Chtuc que dans la piaule où habite Socrate il
n’y a pas d’eau, le robinet est sur le palier. La dame aurait
également dit en quittant la salle : « Géant des monts -peut-être
démon, on ne sait pas- mais elle a prononcé ce ou ces mots, de
cela on est sûr : « Je vous raccompagne chez vous. » On ne sait
rien sur la suite mais connaissant don Pénis on peut imaginer
qu’une histoire commencée verticalement s’est terminée
horizontalement.
- Con.
- Suggéré dans l’action dit Beussa.
- La petite maman m’a simplement raccompagné. On a causé…
- De quoi, dit Rague
- Causé ou murmuré, demande Beussa ?
Hilarité générale qui fait dire à Socrate :
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- Son mec c’est pas un marrant. Sa vie on croît que … Les mecs,
en réalité… je l’ai fait rire.
- Avec des guili-guili sous les aisselles? Des papouilles sur le
guili guili ?
Beussa perfide :
- Sérieusement, de quoi avez-vous parlé ?
Socrate se laisse prendre au ton :
- Des tas de choses, même du bon dieu si tu veux le savoir.
- Dieu soit loué ! Dit Rague.
- Combien ? Dit Chtuc.
Socrate réalisant soudain la traîtrise de Beussa.
- Hippopotame simplet, buffle castré, couilles de lézard. Je lui ai
appris une chanson, un duo. Il change de ton, sourit, entame :
L’habitat de l’esprit, je vous le dis madame
L’habitat de l’esprit ? Ah ! Dîtes-moi monsieur
Il est fort bien caché, je vous le dis madame
Et où est-il caché ? Dîtes le moi monsieur
Il habite les cieux, en doutez-vous madame ?
Mais vous savez donc tout, expliquez moi monsieur
Il est près du seigneur, retenez ça madame
Près du petit Jésus ? J’en suis ravie monsieur
Puis, en cœur, nous avons chanté :
Vérifions tous deux que l’esprit qui m’habite
Au septième ciel se prélasse amoureux
Allons–y de ce pas et chantons tous les deux :
L’habitat de l’esprit…
Beussa :
- Pan sur le bec dirait le Canard. Tu marques un point.
Reprenant son ton inquisiteur, il insinue :
- Elle a pas voulu à cause du bon dieu ?
Rague :
- Si c’est à cause de ça à bas la calotte
- Non à bas la culotte
Le moment était au rire, ils s’esclaffèrent et Socrate se laissant
prendre au jeu lâcha :
- C’est encore une belle viande. !
Les rires se mélangèrent, Socrate brailla :
- Je n’ai rien dit, n’imaginez rien …
- Voilà qui explique bien des choses, murmura Beussa.
L’animosité de Milassi, la suspicion du président. Après le
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sauvetage, ils ont appris que tu étais le Socrate connu dans les
milieux de montagne. Y a-t-il du prémédité dans tout ça ?
Le crépuscule n’en finissait de s’éteindre, il était pourtant
poussé par les nuages de plus en plus denses. Des mots encore,
quelques rires, flammèches d’un feu de gaieté laissé à l’abandon.
Puis pas à pas vint le silence, total. Socrate tomba dans le
sommeil. Il possédait la faculté de s’endormir n’importe où,
quand il le voulait. Et de se réveiller sans temps mort,
parfaitement lucide, l’esprit vif, le discours prêt, la chanson aux
lèvres. Beussa lui, était de ceux qui mettent beaucoup de temps à
s’éveiller. Qui, l’heure du réveil venue, retardaient au maximum
leur lever, restent longtemps vaseux, indécis. Il admirait la
capacité de Socrate à changer d’état rapidement. « Tu es un
anxieux. » lui disait Griotte, « Tu es de ceux qui ont peur de la
mort, tu assimiles le sommeil à une forme de mort. Curieux pour
un homme d’action, l’insomnie parait plus logique aux inactifs. »
Beussa répondait : « Je suis simplement une nature pessimiste,
dans la pénombre du sommeil je ressasse des pensées
inquiétantes ou moroses. »
Il pleuvinait le lendemain matin. Ils se levèrent tard sauf
Socrate debout dès l’aube qui prépara du thé au lait. Quand il fut
prêt il brailla :
- Aboulez vos gamelles. Cette nuit j’ai fait un rêve plaisant, une
succube m’a réveillé :
- Une quoi ? demanda Chtuc
- Une succube, écoute :
Une démone aux nez pointu
Elle était toute dévêtue
Tétins à l’air et le cul nu
Elle m’a dit de sa voix aiguë
Ou est Rague ce parvenu
Elle l’a trouvé, elle l’a mordu
Elle a coupé ses attributs.
- Ferme ta gueule. Mais qu’il est con ce mec ! C’est pas
possible ! brailla Rague.
Beussa s’assit, sourire indulgent, il secoua la tête en signe de
commisération. Socrate commençait à démolir la murette,
expliquant :
- Il y a longtemps que cette murette m’emmerde, elle branle, je
vais la refaire costaud.
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Et, aidé par Chtuc qui s’était levé, ils se mirent au travail. La
murette était terminée quand Rague et Beussa se levèrent. Socrate
commenta :
- Le vent ne passera plus. Cet ouvrage sera pour les générations
futures le Mur de Socrate. Les jeunes lycéens des siècles à venir
venant l’admirer liront une plaque et diront : « Quel mec ce
Socrate, il était tout, alpiniste, philosophe, tailleur de pierres,
poète. »
Calmé, riant, il s’installa à côté des autres. Alors, ils firent ce
que font les alpinistes inactifs, ils parlèrent : de montagnes,
d’itinéraires, de passages, des autres alpinistes. Des oreilles
sifflèrent dans le massif, les autres massifs, dans des villes. A
chaque interruption de la pluie ils allèrent grimper sur les blocs
éparpillés sur la moraine. L’après-midi la pluie s’installa. Ils
revinrent sous la Pierre à Giro.
Ils reprirent leurs commentaires, leurs analyses, leurs
jugements, les assaisonnèrent de nouvelles médisances. Dans un
silence, Rague dit :
- Jouons à raconter « Comment je suis venu à la montagne. »
- Jeu de salon, lança Socrate méprisant.
Rague ne tint pas compte de l’objection :
- On s’emmerde. A toi Babar, raconte comment une sommité
intellectuelle est arrivée à briller dans l’alpinisme.
Rague ne pût s’empêcher d’ajouter :
- Chtuc, il est intéressant le cas Babar. Un type qui brille dans
plusieurs domaines, celui de l’encéphale et celui du biscoto c’est
rare. Note quand même que dans les deux, ce n’est pas un rapide.
Socrate rentrant dans le jeu, bougon un peu quand même :
- C’est même, on peut l’affirmer un lourdingue.
Beussa, sourire rentré, leur souriait affectueusement. Il
commença en haussant les épaules :
- Pas grand-chose à dire. Chtuc écoute moi, les autres savent. J’ai
commencé à grimper quand j’étais étudiant, en école d’escalade.
Mes parents n’étaient pas riches mais sur Les Blocs il ne fallait
pas beaucoup de matériel : des grosses chaussures suffisaient.
Puis un ami m’a entraîné vers l’escalade des falaises du Vercors
et de Chartreuse. Il avait du matériel, il savait et il était bien plus
fort que moi. Au début je grimpais en second puis rapidement je
suis passé en tête. Progressivement nous avons augmenté le
niveau des courses. Ensuite j’ai découvert la haute montagne, le
ski de montagne. J’ai trouvé une place de pion, il me fallait peu,
j’avais de nombreux jours de vacances. En montagne j’étais bien,
j’étais heureux. A cause du besoin de solitude qui est en moi, et
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aussi je crois parce que l’alpinisme c’est la démesure, le combat
d’un homme contre la nature pas contre d’autres hommes. Il y a
du misanthrope en moi. Je n’ai jamais réussi à être moi-même
dans un groupe. Il raconta qu’un jour qu’il disait cela à Griotte,
elle s’était moquée de lui : « Tu es modeste Babar, tu es
simplement comme Schopenhauer qui rattachait amour de la
solitude et qualité intellectuelle. » Il ajouta, se moquant de luimême : Griotte trouve toujours une citation, elle n’est pas comme
moi, elle est très cultivée. Elle pense qu’il y a autre chose qui m’a
entraîné vers l’alpinisme. Mais ça, vous le lui demanderez.
Ensuite, j’ai toujours recherché la difficulté. Aujourd’hui la
charge devient lourde, l’âge est un fardeau, il fait tout pour
désamorcer l’envie. Et il y a les charges professionnelles, les
heures de cours ne sont pas grand-chose dans un emploi du
temps ! Et il me faut supporter Socrate ! Et on parle d’aller
ensemble en Himalaya ! Mais nous parlerons de cela un autre
jour. A toi Rague.
Rague avait un discours tout prêt, il l’exposa plus qu’il ne
raconta. Il prit son temps, se glissa dans son pied d’éléphant et
enfin commença :
- Atavisme. Mon grand père, Le Serge comme l’appellent Beussa
et Socrate a été un des grands alpinistes de son temps. Il a réussi
des courses qui depuis sont devenues classiques.
- Tu le connaîtras dit Socrate à Chtuc, vous vous apprécierez.
C’est lui qui a ouvert les Accents graves. En 1938 !
Beussa expliqua :
- Aujourd’hui, on ne se rend pas compte, on dit : bah ! Une petite
T.D. ! Mais il faut se souvenir du matériel que les alpinistes
utilisaient alors : des chaussures à clous et des espadrilles, une
corde en chanvre nouée autour de la taille, quelques mousquetons
en acier, un seul modèle de piton, pas de casque. Grimper des
longueurs de vingt mètres en IV sup. sans mettre de pitons était
classique. Le V alors était sérieux, le VI exceptionnel. Au
bivouac, pas de doudounes, pas de polaires. Et il faut parler de
ses autres qualités. Il fait partie de ceux qui ne sont pas enfermé
dans leur réussite. Il est lucide, il voit la prétention, les mérites, le
ridicule de chaque époque. Il dit, parlant des alpinistes de la
génération précédente : « Ils n’étaient pas moins bons que nous,
simplement le matériel avait évolué et nous bénéficions de leur
expérience. De la même manière les alpinistes qui nous suivront
feront plus difficile que nous, ils ne seront pas meilleurs pour
autant. » J’ajoute que c’est un caractère ! Quelle jeunesse en lui !
Quelle curiosité ! …
Beussa demanda à Rague de bien vouloir l’excuser :
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- A toi, dit-il, poursuis.
- Donc, mon grand-père a été un grand alpiniste, ma mère, sa fille
non, mais mon père est trésorier du club de montagne M.A.S. Il
fait une ou deux courses de neige par an, beaucoup de ski de
montagne. Je suis né avec un piolet et des skis sur l’oreiller. En
ski, je vais bien…
Socrate lui coupa brutalement la parole :
- A ski il est bon comme un fils à papa qui a un studio à T…,
comme un type qui peut se payer autant de fois qu’il le veut dans
une journée tous les tire-culs d’une station. En école d’escalade
aussi il est bon. Tu l’as vu. Quel dommage qu’il y ait la
montagne! Je vous en raconte une. L’autre jour on est allé au
pilier Médian. Jolie escalade calcaire T.D. Un surplomb pas
commode avec un vide direct jusqu’au pierrier ! Bon. Mais audessus du surplomb il y a un assurage fabuleux, une lame
calcaire, point haut d’une strate, qui retiendrait une locomotive.
Un point idéal pour assurer. Arrivé là, j’ai envie de poser culotte.
Faire dans le vide est exclu, notre aristocratus est dessous, bouche
ouverte comme toujours. J’avertis donc notre apôtre qu’il doit
attendre un moment. Je me décale vers la gauche. Et c’est alors
que je vois une cheminée facile de quelques mètres qui donne
accès à une vire superbe. Je descends la cheminée, je suis presque
au niveau de la partie inférieure du surplomb qui est, je le vois en
me décalant, bien visible. Je fais mes petites affaires, je me
rebraille. Puis, retournant à droite, j’observe Rague. Il ne dit rien.
Il examine le surplomb les sourcils froncés. Je crie dans ma main
:
- Oh, oh ! et je tire sur la corde.
Il commence à monter. Bien. Il est à l’aise sur des grattons. Il
arrive sous le surplomb et là, ça se déglingue. Il regarde le vide et
commence à gueuler :
- Tu assures sec ?
Moi, je ne dis rien. Je l’épie en ne laissant dépasser que mon
front et mes yeux. Il attend. Brutalement je tire sur la corde, alors
il commence à chercher des prises. Il monte. Mais dès qu’il est en
plein surplomb au-dessous d’un piton, je relâche un peu la corde.
Quel spectacle ! L’aristo. s’arrête de grimper, il regarde en
dessous, à droite, à gauche, il prend des prises, en change,
regarde à nouveau le vide, sans doute estime-t-il la chute. Puis il
rugit :
- Sec, nom de dieu, assure sec.
Alors je tire la corde à le soulever. Il se prépare à monter. Je
continue à tirer très fort. C’est au moment où il arrive au niveau
du deuxième piton que je relâche la corde. Dix centimètres pas
plus. Bon Dieu il part en arrière, mais il a eu le temps de passer
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deux doigts dans le mousqueton et il se tient sur ce doigt, les
pieds en opposition sur le rocher. Alors il s’égosille :
- Qu’est ce que tu fous, bordel.
J’étais très près de lui mais il était trop occupé pour me voir. Je
l’écoutais. A voix basse : « Nom de Dieu.», en gueulant : « Tire
la corde. » A voix basse : « Connard. » En gueulant : « Avale le
mou. » Moi, je ne réponds toujours pas. Je le regarde suspendu
par son doigt au moustif. Quel spectacle ! Il trie des qualificatifs,
commence des monologues : « Sale con, merdeux. Pourquoi il
tire pas la corde ? Qu’est-ce qu’il fout ? » De temps en temps le
silence, puis il redonne de la voix : « Tire. Tire. Avale le mou. »
Et fallait voir les yeux qu’il roulait ! Je les voyais quand il
regardait par en bas. Moi, à chaque hurlement je lâchais la corde,
deux à trois centimètres pas plus, mais vu sa position ce devait
être affreux. Je pensais qu’il allait lâcher et bien non il a tenu. Il
est fort comme un gorille ce type. Alors j’ai remonté la cheminée
à toute vitesse tout en tirant la corde. Je suis arrivé au relais avant
lui. Je l’ai assuré proprement. Quand il a été à mon côté j’ai joué
les distraits, je lui ai dis :
- Tu es bien lent aujourd’hui.
Il m’a regardé d’un drôle d’air…
- Sale con ! Coupe Rague
- Il y en a dit Socrate.
- Connard obtus !
- Préciser la valeur angulaire, dit Beussa.
- Et ce type dit aimer la montagne !
- Il l’aime dit Beussa.
Dit dans un sourire :
- Il n’est pas orophobe il est simplement acrophobe il a peur du
vide, des hauteurs, des précipices. En cela c’est un type normal
c’est nous qui ….
- D’accord Babar-Jojo-la-sapience, mais arrête, tu n’es pas en
cours. Chtuc, écoute encore celle-là. C’est quand Beussa m’a
convaincu que l’école d’escalade était utile. Au début je ne
passais rien. Je ne suis pas doué comme toi Chtuc ou même
comme ce gros cul de Rague. Rague m’amenait toujours au plus
dur. Bien sûr il escaladait tous les passages alors que moi je ne
dépassais pas deux mètres. Alors, dès la fin de la saison, sans le
dire, chaque fois que j’ai pu, même pendant l’hiver, je suis allé
me faire les doigts. Et un jour je suis arrivé à tout passer. Tu sais
que quand tu as réussi un passage une fois, tu l’escalades ensuite
sans difficultés. Quand le printemps est arrivé on s’est retrouvé
dans Les Blocs. Alors j’ai dit :
- Perdons pas de temps sur des trucs faciles, allons au plus dur.
Au pied j’ai joué les naïfs :
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- Rague, vas-y, montre moi...
J’ai fais semblant de m’extasier :
- Qu’est-ce que tu es fort.
Puis j’essayais, j’arrivais en haut, facile. Gueule du mec, douce
vengeance.
- Et ils peuvent grimper ensemble dit Chtuc.
- Nous ne grimpons jamais ensemble, corrigea Socrate, je grimpe
d’abord et ensuite je fais monter un gros sac dénommé Rague.
- Salaud, dit Rague.
- Rague, ne te laisse pas influencer, continue, dit Beussa.
- J’ai donc été attiré par l’alpinisme. Dans les courses mixtes, les
courses de glace, je suis à l’aise. Mais Socrate a raison, dès qu’il
y a du vide je suis mal à l’aise, lent. Il faut, pour passer en tête,
un optimisme que je n’ai pas. Le pessimiste envisage la chute. Il
pense : « Le pied va glisser, au-dessus je ne trouverai pas de
bonne prise, le piton est dix mètres au-dessous, quelle chute si je
dévisse ! » Voilà j’en ai fini, à toi Socrate.
Socrate se tourna vers Chtuc.
- Un psy. te dirait en parlant de moi : « C’est un type fier, mais
ses parents sont des ritals, des immigrés. De plus il a arrêté ses
études après quelques semaines en fac. C’est donc un raté. La
montagne le valorise. Grâce à elle il est quelqu’un. A l’Intello
surtout. Voilà j’ai tout dis. »
Il ricana :
- Oui, je sais, je pourrais être guide. Mais imagine : tous ces
gestes, ces équilibres, ces peurs, ces fatigues, je les fais
gratuitement. S’ils étaient payés ils seraient étalonnés sur une
échelle de valeur établie par la société. Or la société je
l’emmerde.
Il changea de ton,
- Je vais te dire comment je suis venu à l’alpinisme.
Il se tourna vers Beussa :
- Babar tu te souviens ? Il y a quatre ans ce gamin qui avait
disparu au dessus de M… C’était un week-end de fin d’automne,
il avait neigé dans la semaine. Un vent d’ouest soufflait
entraînant des nuages bas. J’avais été à l’école avec le frangin du
gamin. Il vient me voir le lundi. Il me raconte la disparition. Il
m’explique que l’hélico est cloué au sol par le mauvais temps. Il
cherche des bénévoles. Il m’emmène au village. Là, grand
rassemblement, la gendarmerie est là. Il me présente un gradé qui
dit à un gendarme dit à un type du village : « Prenez-le avec
vous. »
Je me retrouve avec deux balèzes, des guides sans doute,
bûcherons peut être aussi, des bracos certainement. Un a les
cheveux noirs, l’autre gris. Tous les deux ont des peaux en terre
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cuite. Ils me reluquent. Je porte bleue jean et basquets. Eux ils
ont des grosses et un bleu de travail. Le Noir dit :
- Petit, suis-nous, si on va trop vite, si c’est trop dur fais demitour.
On part, eux devant, moi derrière. Putain d’allure. Je l’ai deviné
ils allaient plein pot, exprès. On marche, ou plutôt on court. Moi
silencieux, eux échangeant quelques mots. Après deux heures, on
arrive à un sentier qui court au pied d’une barre rocheuse. Une
fissure cheminée mène à une large vire d’herbe, un sangle ils
l’appellent. Là le Noir dit :
- L’automne on passe, mais aujourd’hui avec la neige tintin.
Je lui dis :
- On pourrait essayer.
Le même, il répond :
- Petit, le caillou, on connaît, c’est notre métier tout l’été.
Je leur dis :
- Cassez la croûte je vais voir si ça passe. Si ça passe, je fouine un
peu.
Ils se fâchent, le Gris dit :
- Pas question de te laisser seul, y’a déjà un accident, ça suffit.
Le Noir :
- Montre tes mains.
Je les montre, le Noir, il rajoute :
- Petit t’as des mains à réparer des montres. Regarde les nôtres.
Ils me tendent les leurs. Le Noir, des trucs comme du bois sec,
avec des veines sous la peau comme des vers de terre, des creux
et des bosses et des choses qui bougent sous la peau comme des
baguettes. Le Gris des trucs énormes, des doigts en boudin qu’on
dirait collés au bout des paumes. Je leur dis :
- C’est des paluches, pas des mains. Propres elles feraient moins
peur.
Le Noir a un mouvement vers moi, le Gris se met entre-nous et
dit :
- Si on te dit que c’est pas possible, faut nous croire.
Je reste calmos :
- Rien que pour voir, ça ne coûte rien. Si je passe vous venez.
J’attends pas la réponse, je monte vers le pied de la barre, ils me
suivent en râlant. Je vais vers la fissure et sans attendre je
m’engage dans le passage. J’entends :
- Arrête, avec tes chaussures tu vas te casser la figure…
Eux, ils ont des grosses. Mais il n’a pas fini que je suis déjà en
haut. Ils me rejoignent furieux.
- T’as pensé à la descente me dit le Gris ? Si on avait pas de
corde ! Petit, en montagne faut avoir une tête.
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On a cherché sur la vire, on n’a rien trouvé. Pour la descente à
la corde ils m’ont montré. C’était mon premier rappel.
Après pour redescendre au village on a pris tout droit dans la
forêt. A la course j’ai toujours été bon. Et puis, ils m’avaient
énervé ces types, j’ai voulu leur montrer qu’un type qui avait des
doigts à démonter les montres et qui était chaussé de basket
pouvait être plus rapide qu’eux. A un moment y’a eu un petit
ressaut comme on en trouve dans les couloirs calcaires. J’ai pas
réfléchi, j’y suis allé : mi-chute, mi-descente contrôlée j’ai été
vite en bas. Eux ils sont allés faire un détour dans la forêt. Une
nouvelle fois ils m’ont engueulé. On est allé sans plus se parler.
Mais en bas ils s’étaient calmés, le Gris a dit :
- T’es quand même un bon. Viens au bistrot petit.
On y est allé, y’avait plein de monde, des gens du village, des
secouristes d’ailleurs, les gendarmes. On nous a dit que l’enfant
avait été retrouvé. Il avait son chien attaché par une laisse à son
poignet. Qui a entraîné l’autre ? Après, tout le monde est parti,
mais nous on est resté, on a cassé la croûte. J’ai bu de leur
picrate. C’est là que j’ai appris qu’en montagne la qualité
comptait peu.
Songeur :
- Fernand et Jean ils s’appellent, on est amis. Des fois je vais
faire une course dans leur coin. J’ai une fois rencontré Jean en
montagne, il était avec un client, il faisait une voie normale moi
un pilier à côté, on s’est crié des choses. Au refuge, au retour, on
a pas eu besoin de le dire aux autres, notre amitié elle se voyait.
Je n’étais plus le mec instruit, le gars de la ville, j’étais un type
qui savait marcher, qui n’avait pas peur, j’étais un mec du dehors
comme eux, pas un mec de la ville qui vit dedans et ne vient chez
eux que le dimanche.
- Amitié de picrate dit Rague. On dit que le soir du sauvetage, il
était tellement ivre qu’il est resté au bistrot endormi sur un
banc…
- Non, il était trop tard pour descendre. J’ai dormi sur une table.
Le laitier m’a descendu le lendemain.
Socrate se tût, il resta songeur un moment, puis se tournant vers
Chtuc, il lui dit :
- Raconte-nous, on te connaît peu.
- Mon nom est Pierre Bois, commença Chtuc. Je n’ai pas grandchose à dire. J’étais sportif. J’aimais ce qu’il y a d’inhumain dans
le marathon mais je n’y ai jamais brillé, j’avais les pattes trop
courtes. Je faisais aussi de la gymnastique sur agrès.
L’allemande, le soleil… C’est sur les stades qu’on m’a
surnommé Chtuc, mon gabarit évidemment. Pour mes vacances
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je montais dans l’appartement de ma mère dans la station. Moi
aussi j’ai eu la chance de pouvoir utiliser les remontées
mécaniques. L’été, je faisais des balades, des sommets faciles.
Avec une amie. Mais un jour elle m’a dit :
- Je ne viendrais plus, on s’emmerde avec toi.
Je la croise, elle s’est intégrée dans un groupe. Ils font la fête,
ils dansent. Je me suis de plus en plus intéressé à la montagne. En
montagne j’étais différent, apaisé, gai presque. J’ai commencé à
acheter des livres sur l’alpinisme. Lire, c’était oublier que j’étais
en ville. J’ai presque par hasard acheté le topo-guide du massif.
Une révélation ! J’ai appris les différentes difficultés. Je suis vite
allé acheter du matériel. Quelques grands sommets pour me
tester. J’avais quand même peur des crevasses. Après, j’ai essayé
plus difficile, des courses rocheuses, c’était bien aussi. Je
choisissais des courses sans glacier sur la descente. Puis je vous
ai connus en fin d’automne dans Les blocs. Et il y a eu les Dalles
luisantes. Et aujourd’hui je découvre avec vous une nouvelle
façon de pratiquer. Avant, la montagne était pour moi une chose
sérieuse…
Il resta silencieux, pensif, le regard au loin, souriant dans le
vague.
- Tes études ? demanda Beussa.
- J’ai arrêté. Mon père voulait que je fasse du droit ! Je me suis
fâché avec mon père…
Rague le coupa :
- Mon père le connaît, chaque fois qu’il parle de tours de table, il
cite son nom.
Chtuc fit une moue de rejet. Il les regarda :
- Vous m’avez beaucoup appris.
Tourné vers Socrate et pensif :
- Tu m’as fais découvrir.
Rague faussement solennel déclama :
- Le groupe est chaleur, la solitude est froide.
Socrate haussa les épaules. Ils restèrent silencieux.
- Voilà la nuit dit Socrate, quand le ciel est bouché elle arrive
avec deux heures d’avance. Le vent d’ouest a pris, peu de
chances pour demain.
- Peut-être la neige.
- Non, la pluie, il fait trop chaud.
S’enchaînèrent :
- La pluie dame toilette de la nature.
- Neige, la nature thésaurise de l’eau.
- Flocon et goutte d’eau, il est question de déguisements.
- D’avatars.
- Les flocons sont des gouttes d’eau qui ont pris froid.
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- Qu’importe le flocon pourvu qu’il soit de neige.
La voix calme de Beussa :
- Tout cela sera à classer. La clarté est la politesse de l’homme de
lettres.
Chtuc en regardant Beussa:
- N’est-elle pas celle de l’homme de sciences ?
Rague :
- La précision est la politesse du militaire.
Socrate :
- Nous fais pas chier avec tes militaires. Pour Rague je vous
propose : Le bavardage est la politesse du connard.
Beussa :
- Ce Connard est partout, il est doué d’un don d’ubiquité.
Rague leva les bras au ciel, Socrate siffla, Chtuc sourit. Beussa
annonça :
- Demain on est bon pour la Dent de lait. Il expliqua : Le temps
s’améliore mais il ne faut pas espérer un beau temps qui dure.
Il montra les cirrus en voile qui blanchissaient les parties de ciel
visibles entre les stratus. :
- Ils annoncent une nouvelle perturbation. Avez-vous remarqué
cet après-midi les fils brillants que laissaient les réacteurs de
l’avion à haute altitude ?
Il affirma que le lendemain ils auraient le temps de gravir la
Dent de lait. Il proposa :
- En deux cordées nous serons rapides et la voie est courte.
Il s’étendit, plaça ses chaussures comme oreiller, se
recroquevilla :
- Dodo les enfants.
- Au plumard papy.
Le lendemain ils escaladèrent la Dent de lait et ce fut une
journée joyeuse. Au matin, le temps n’était pas encore
parfaitement dégagé mais Beussa affirma qu’il n’y aurait pas
d’orages et Socrate ajouta que l’escalade méritait que l’on se
fasse arroser pendant la descente. Rague présenta bien sûr
quelques objections, elles firent sourire les autres, alors, résigné,
il se tu.
Sur le glacier ils ne firent qu’une cordée, ils ne se disputèrent
pas pour prendre la première place. Beussa s’y installa d’office.
Ce vieux renard savait trouver le meilleur cheminement dans les
pires champs de crevasses et les chaos de séracs. Mais cette
année là, à part quelques ponts de neige incertains demandant
l’assurance et un sérac à l’équilibre douteux imposant une rapide
traversée, le parcours était simple. En une heure et demie ils
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furent rendus. Au pied de la facette, ils refirent les encordements.
Socrate, pour agacer Rague, proposa de grimper sans corde.
Mais, à l’annonce de cette proposition, Rague jeta une série
d’objections. Il déclara que s’il en était ainsi il préférait refaire
seul la dangereuse traversée du glacier. Chtuc, gentiment lui
tendit l’extrémité de la corde à laquelle il s’était attaché :
- Grimpons ensemble. Nous laisserons les ténors ouvrir la voie.
Nous irons à notre allure.
- Voilà qui me convient dit Socrate, je vais être dégagé d’un souci
majeur. Babar nous allons grimper en réversible. A toi la
première longueur. Veille à ne pas laisser traîner tes grandes
oreilles, elles feraient tomber des pierres instables et tu as sous toi
un capital de soixante-cinq ans Ne le gaspille pas.
L’attaque se situait sur la partie droite d’une dalle aux prises
minuscules au-dessus d’une zone presque horizontale du glacier.
L’escalade était tout de suite aérienne, « légère » affirma Socrate,
elle ne nécessitait aucun effort musculaire important. Socrate
ajoutait : « une escalade toute en finesse. » Mais l’itinéraire
venait buter sous un surplomb bien marqué. Beussa y arriva
rapidement.
Socrate avec sérieux expliqua :
- Le surplomb se passe avec un étrier. C’est un bon V sup A1. Je
connais bien la voie, j’ai amené plusieurs copains…
- Et des copines, Rague tranquillisé par la proposition de Chtuc se
moquait.
Ils se turent, Beussa avait commencé l’escalade du surplomb.
Socrate soudain sérieux surveillait sa progression. Il lui cria :
- Le piton est à droite derrière le feuillet.
Beussa mit en place deux mousquetons et une sangle*, glissa la
corde dans le mousqueton inférieur.
- Socrate se mit à déclamer :
Les oreilles de Babar sont de vrais parachutes
C’est pourquoi quand il grimpe il ne craint pas la chute.
Puis :
- Faut que je termine cette poésie, je l’appellerai l’Hymne au
Grand Babar. Plus tard quand nous serons tous morts, les jeunes
alpinistes grimpant tout nus, n’utilisant que les index des mains et
les pouces des pieds se la réciteront des larmes dans la voix.
Tout à coup, à voix basse, il commanda :
- Silence il ne met pas d’étrier. Influence d’un bon public !
Tous les trois observèrent la progression. Beussa ne grimpait
jamais avec désinvolture. Que le terrain fut facile ou difficile il
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exécutait un travail. Non pas un travail fastidieux mais un travail
noble, un travail d’artisan qui procure autant de plaisir physique
qu’intellectuel. Il enchaînait ses mouvements avec une lenteur
précautionneuse mais sans marquer de temps d’arrêts. A peine lui
arrive-t-il de s’arrêter pour observer la suite du passage, de taper
du plat de sa main à plat ou de la pointe de sa chaussure sur une
prise pour en éprouver la résistance. Mais ces interruptions
n’étaient jamais des hésitations.
Il était maintenant engagé dans le surplomb. Socrate murmura :
- Une lèvre supérieure, une dalle en dessous, un profil d’agnate.
Puis sentencieux : Le vide est le ciel des surplombs.
Comme Chtuc sifflait en signe d’admiration. Socrate lui dit :
* Les dégaines, ensemble formé par deux mousquetons et un
bout de sangle n’existaient pas en ce temps là
- Regarde Babar, il est toujours comme ça. Pas d’esbroufe,
jamais. Depuis le temps que je grimpe avec lui je ne lui ai jamais
vu faire un faux pas. Que ce soit en rocher pur, en mixte, en
glace. Même en rocher pourri… Toujours la même vitesse. Tu
crois qu’il va doucement, c’est une erreur, il va vite. Ce type il ne
s’agrippe jamais, il effleure les prises. Si tu veux connaître la
qualité d’un grimpeur au retour d’une course difficile regarde ses
mains. Si elles sont griffées c’est qu’il n’était pas à l’aise.
Chtuc tapa sur l’épaule de Socrate :
- Si tu avais vu mes mains au retour des Dalles luisantes tu aurais
compris que je n’étais pas toujours à l’aise.
Rague :
- C’est pourquoi je n’irai pas faire la seconde en solo, j’aurais
trop peur d’abîmer mes mains.
Ils rirent, continuant à observer Beussa :
Beussa avait glissé sa main gauche sous une lame, il posait sa
main droite à plat sur le flanc d’une saillie, il monta ses pieds, les
plaqua sur une partie lisse puis lentement sans interrompre son
mouvement d’élévation, équilibré par la seule main gauche
exerçant une traction opposé à celle des pieds, il monta sa main
droite. Elle glissa sur le rocher puis elle s’immobilisa. Elle avait
trouvé une prise invisible du bas. La main gauche sortit alors de
sa niche, le bras gauche décrivant un cadran de cercle. La main
effleurait le rocher, elle vint se loger près de la droite. Le corps se
déplia, le pied droit quitta la dalle vint se plaquer à plat sur la
partie supérieure du surplomb. Beussa effectua un rétablissement,
il ne fut plus visible.
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- Sans étrier, va pour du VI dit Socrate.
- Oh ! Oh !
Beussa prévenait qu’il était prêt à assurer. Mais Socrate était
déjà parti. Dans la partie la plus raide du surplomb il se retourna,
dit :
- Peut-être un VI sup.
Et à Chtuc :
- Je laisse les mousquetons, Rague les récupère. S’il les oublie je
m’en fous ce sont les siens. Je les ai pris dans son sac et les ai
passés à Babar.
- Salaud dit Rague.
Lorsqu’ils furent tous les quatre au dessus du surplomb,
sécurisés par deux pitons, au pied de dalles striées de cannelures,
Rague dit à Chtuc :
- Tu as remarqué que pour un second un premier c’est une paire
de semelles.
Socrate :
- Et pour un premier, un second c’est un crâne et un sac sur des
épaules.
Une chose que je ne connaîtrais jamais c’est le cul de Rague vu
de dessous. Dommage, des semelles de godasses sous un gros cul
débordant, le spectacle doit valoir le coup.
Il poursuivit :
- Rague a un gros cul c’est connu. Mais il y a aussi les moyens,
les petits culs. Chacun a son langage. Je travaille en ce moment
sur ce qui aura pour titre : L’Ode aux croupions. C’est une sorte
de cantique, un chant dédié aux trous de balle. Il attaqua d’une
voix geignarde :
Priez pour moi mes compagnons
Excusez si je suis grognon
Je ne suis qu’un pauvre croupion
Un simple objet de dérision
Je vais tout seul sur la falaise
Ah ! Que solitude me pèse.
Les mamelons eux sont à l’aise
Loin des miasmes de la plaine
Sur le granit, sur le calcaire
Ils sont heureux ils vont par paire
Ah ! Que solitude me pèse.
Voyez-vous mes amis, écrire des poésies c’est ouvrir les portes
d’un monde neuf, c’est oublier le caca qui nous entoure tous les
jours. Par la poésie on fait du sérieux avec des rires, de la joie
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avec des larmes. La poésie est à la prose ce que la montagne est à
la plaine.
Les autres se regardèrent, montrèrent par des hochements de
tête et des airs consternés qu’ils appréciaient tristement. Puis ils
rirent en coeur.
– A moi dit Socrate, vous m’emmerdez. J’ai envie d’être seul.
Il commença l’escalade de la longueur suivante. Il grimpait
moins liquide, c’était son expression, que Beussa. Ses
mouvements étaient plus heurtés, pourtant ses gestes ne
dénonçaient aucune incertitude, ils étaient évidents, ils
s’enchaînaient, logiques. Quand ses doigts refusaient une prise
pour en prendre une autre, il monologuait, expliquant le motif de
son refus, les espoirs qu’il espérait trouver dans la nouvelle.
Beaussa, alors lui criait : « Bavard. »
Au relais il leur dit :
- Ce granit est magnifique. Voyez-vous mes amis, les géologues
sont des nullards. Ils vous parlent de roches métamorphiques, de
roches sédimentaires, de degré de cuisson… Ce sont des
cuisiniers. Ils ne parlent jamais du langage du rocher. Il y a celui
qui t’appelle, celui qui crie des mots pour te faire fuir. Regardez
celui-ci, il le caressait du plat de sa main : il parle d’amitiés.
Et s’enchaînèrent dans la joie les longueurs de corde suivantes.
Ils arrivèrent vers la fin de la matinée sur une terrasse de
pierrailles. Au-dessus d’eux un nouveau surplomb. Ils se
regroupèrent.
- A toi Chtuc, dit Beussa, tu vas conclure en beauté, c’est un très
beau passage. Autre surplomb, autre technique. Tu lui fais le
coup du mépris : tu montes sous lui, puis, alors qu’il ne s’y attend
pas, hop, tu traverses à droite et tu montes tout droit. Il y a deux
clous, la dalle est belle. Il est côté VI mais certains disent que
c’est un bon VI sup. Le relais sur l’arête est royal, aérien, le vide
sur trois faces. Ensuite, l’escalade est facile mais toujours très
aérienne, tu brodes autour de minuscules gendarmes. L’assurance
est parfaite.
Comme dans la première longueur ils avaient observé Beussa,
ils regardèrent grimper Chtuc. Ainsi des hommes de l’art
s’émerveillent sans jalousie de la dextérité d’un autre. Si Beussa
donnait l’impression de grimper lentement, si avec des gestes
précis reflétant la fougue, le plaisir d’agir, Socrate donnait
l’impression d’être tiré par une volonté venant du haut, ils
vérifièrent l’élégance de Chtuc. Beussa murmura :
- Il récite, il danse, il ne saisit pas les prises.
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Et Socrate :
- Quel salaud ! Après ça…
Lorsqu’ils furent regroupés sur l’arête Beussa observant le ciel
dit aux autres :
- Pari gagné, mais ne traînons pas. Allons ensemble nous
gagnerons du temps.
Quand ils arrivèrent au sommet les nuages masquaient la voie
des Accents graves. Ils emplissaient le vallon et ses vagues
commençaient à se briser sur la Molaire et la Canine. Le vent se
levait, Socrate cria :
- Désencordez-vous, passez moi les deux cordes, je les attache,
on fera un seul rappel de soixante mètres.
Chtuc tendit l’extrémité de sa corde en demandant :
- Décorder ou désencorder ?
Beussa répondit :
- Décorder, mais j’avoue que je me désencorde souvent. Si on
grimpait avec des chaînes à la place de corde on dirait
désenchaîner. Je dis ça en pensant à Socrate qui est toujours
déchaîné.
- Pauvres cons, ricana Socrate, arrêtez vos conneries, maniezvous. Feu aux culs !
Beussa dit aux autres :
- Sans doute le début de quelques vers dans son Ode aux
croupions.
Socrate haussa les épaules, il commanda :
- Rague, passe moi un anneau de cordelette, celui qui est en place
est bien mince et bien vieux.
Rague tendit un anneau en maugréant :
- Rague tu as un gros cul, Rague tu es nul, Rague tu es un
aristocrote… mais quand il faut du matériel, on entend :
« « Rague passe-moi ci, Rague passe-moi ça. Rague j’ai pas
beaucoup de matos, Rague, j’ai oublié les mousquetons…
- Tu veux que j’attache le rappel avec ma chemise ? Ok mais
alors tu passes le premier.
Beussa remarqua :
- La chemise serait préférable à l’anneau en place : brrr, une
boucle en sept millimètre en simple ! Il y a eu pire, Serge me
disait qu’au début il utilisait des anneaux de cinq millimètres en
chanvre !
Socrate rajouta :
- Ils se brûlaient les miches quand ils descendaient en rappel, le
huit* était inconnu.
Chtuc dit aux autres :
- Les miches en feu, un autre poème ?
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- Toi aussi, cria Socrate avant de disparaître absorbé par le vide.
Quand ils furent regroupés sur le névé, ils plièrent les cordes et
se répartirent le matériel. Rague, Beussa et Chtuc, bons skieurs,
glissèrent sur la neige en belles ramasses, mais ils ne purent
semer Socrate alternant immenses bonds et glissades courtes et
poussant des cris de fureur.
Quand ils atteignirent la vallée principale, les nuages s’étaient
réfugiés contre les sommets. Rague et Socrate partirent devant,
alternant rythme normal et mini courses. Chtuc et Beussa
suivirent, marchant tranquillement. Côte à côte lorsque le sentier
s’élargissait. S’arrêtant parfois pour échanger quelques mots :
- J’ai beaucoup aimé dit Chtuc.
* Pièce métallique qui permet de descendre en rappel sans se
brûler.
Beussa sourit mais ne répondit pas. Ils restèrent un moment,
arrêtés, silencieux.
Chtuc ajouta :
- Surtout l’ambiance.
Un autre silence suivit que Beussa se garda de troubler.
- Avant que je vous connaisse je liais le mot alpinisme au mot
sérieux, dans mon escalade solitaire j’ai même pensé aux mots
sinistre et dramatique.
Chtuc souleva ses épaules. Il reprit la descente, s’arrêta à
nouveau, attendit que Beussa soit à son côté et lui dit avec un
sourire d’excuse :
- Et même inhumain. Aujourd’hui je découvre un autre aspect de
l’alpinisme. C’est un alpinisme…
Il chercha le mot :
- Heureux.
Beussa, le regard au loin, ses doigts caressant son nez :
- Socrate t’expliquera que la ville a tué le chant et le rire mais
qu’ils sont dans l’homme, cachés ne demandant qu’à sortir. Il a
raison. En montagne le naturel de l’homme revient.
Il fixa Chtuc :
- As-tu remarqué que Socrate aime jouer les bouffons mais qu’en
réalité c’est une personne d’une grande sensibilité. C’est aussi un
type généreux et d’une honnêteté irréprochable. C’est aussi un
type qui a de la consistance.
Beussa de la pointe de son piolet s’était mis à tracer des lignes
sur le sable du sentier :
- Une belle nature qui sait démystifier. Mais il faut trier dans ses
excès : attitudes, langage, toujours il va aux extrêmes. Il ne sera
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jamais un personnage de club. Et il hait l’immobile, c’est un
hyperactif…
- Je me sens en phase avec lui.
- Vous avez tous les deux un grand besoin d’action et un besoin
de solitude. La cordée vous suffit, vous n’aurez jamais besoin de
collective, la foule…
Ils gardaient la tête baissée. Beussa ajouta :
- Et vous avez besoin d’exister, l’alpinisme vous fait exister.
Tête baissée :
- Par rapport aux autres j’entends. Comme moi. Sans hypocrisie :
l’alpinisme nous place sur un piédestal.
Absorbé :
- Il y a Rague, un type sympa, mais bien différent.
Chtuc :
- Je sors d’un milieu analogue au sien. Plus critiquable encore car
chez le père de Rague il y a un savoir qui atténue la totale
soumission à l’argent. Chez mon père les manières sont brutales
et sans masque, sans aucun regard vers l’humain
Il dit et l’image fit sourire Beussa :
- Il est de ceux qui achètent une toile de maître parce qu’elle est
chère.
Crispé sur la formulation de ce qu’il voulait exprimer il
s’acharnait à rogner une extrémité d’ongle. Beussa dit :
- Notre sport se prête aux partages. Il se pratique dans la durée…
Il sourit :
- Le temps c’est de l’argent. Les autres sports sont dirigés par le
chrono., c’est pourquoi l’argent y est si important. La vitesse et le
temps tuent le partage. Deussain-Brun pense qu’il y aura un jour
un chronomètre en montagne. Et, acide, il récite l’enchaînement :
« « sport, chrono, argent, sponsor, médias » ».
- Quand nous nous sommes engueulés mon père m’a dit : Tu
m’amuses avec ton alpinisme, c’est un sport comme les autres. Il
suffit de voir l’attitude des médias. Un alpiniste est un homme et
tous les hommes sont à acheter il suffit d’y mettre le prix. Tu
verras demain. Aujourd’hui vous n’êtes que des gagne petits. Un
rien suffirait.
Chtuc maintenant attaquait l’ongle d’un autre doigt :
- Je suis peut être venu à l’alpinisme par dégoût.
Puis changeant encore de doigt :
- C’est la station de ski qui m’a conduit à la montagne De
l’appartement de ma mère on voit le massif. Je me suis dis, il y a
quelque chose là-bas. Ici sont le bruit, la foule, les mentalités de
citadins. Là-bas est le silence, un coin du monde encore
désertique. J’intégrais la difficulté à la propreté. C’était une
attirance, puis c’est devenu un appel. Je me sentais solide, la
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pratique des agrès, le footing, j’avais un peu d’expérience, à ski
j’étais bon,. Et j’ai toujours eu en moi le goût de l’effort. Une
intransigeance me poussait à ne pas fuir le risque. Quand je me
suis testé sur quelques voies T.D., j’ai vite ressenti qu’il y avait
dans l’alpinisme une dimension qui n’était pas ailleurs. C’était
une activité en dehors de la société, au-dessus d’elle. Et
aujourd’hui je découvre que l’alpinisme peut créer une harmonie
entre les hommes. Après cette course que nous venons de réussir
je vois en lui un moyen d’épanouissement. C’est ridicule ?
Beussa réfléchit puis il dit
- Non j’ai parcouru un chemin analogue. Mais ma femme,
Griotte, pense qu’il faut ajouter à cela, le refus de ce que je suis.
Il resta un moment silencieux, puis :
- On dit que quand je grimpe je suis élégant.
Il rit franchement :
- On ne voit pas la gueule d’un mec qui vous tourne le dos.
Chtuc oublia son ongle :
- L’amitié, on en rit aujourd’hui, en ville surtout, c’est un mot un
peu con, pourtant…
Beussa :
- Et tes études ? Tu veux vraiment tout arrêter ?
- L’impasse. Je ne suis vraiment plus motivé, les règles du jeu
sont trop contraignantes et le résultat trop lointain et trop
aléatoire. Et j’ai trop de vie en moi. Quelle docilité, quelle vie
passive elles imposent !
Ils reprirent le sentier. Beussa restait rêveur. Il s’arrêta. Chtuc
qui était devant, n’entendant plus le bruit de ses pas, se retourna
et le voyant arrêté fit demi-tour.
- Il y a l’Himalaya… Tu sais…
Beussa parla de ses expéditions, puis tout à coup il dit :
- L’expé. M.A.S., c’est cuit. J’ai rêvé. Le groupe est ce qu’il est.
Le solitaire ne peut rien contre lui… Il y a un moment que je
réfléchis. J’ai eu une conversation avec Serge, il m’a conforté
dans mon opinion. Je pense qu’il est possible de partir tous les
trois. Serge aurait aimé que Rague vienne mais il est trop
dépendant de son milieu. Evidemment il y a l’énorme barrage du
financement mais seules les expéditions sur les plus de 8000 sont
chères. J’ai repéré une belle face dans le G…, il cita un nom
inconnu de Chtuc…
Il la traça de ses mains…
- Je te montrerai des photos. Le matériel, on l’aura à l’œil, la
nourriture d’altitude aussi. Nous prendrons sur place celle de la
marche d’approche, on mangera local. Pas de sherpas d’altitude.
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- J’ai une petite somme dit Chtuc, ma mère… Je puis en
disposer…. Il y a une part pour Socrate.
Ils reprirent la marche, lorsqu’ils furent à l’entrée du village ils
virent Rague et Socrate assis dans l’herbe. Socrate leur dit :
- Vous ressemblez à deux vieilles filles à la sortie de la messe….
- C’est un peu ça, on a parlé expé. avec dévotion, dit Chtuc.
- Vous laissez tomber le M.A.S. ? Questionna Rague.
- C’est le M.A.S. qui nous laisse tomber dit Beussa, qui ajouta en
regardant Socrate :
- Pas des vieilles filles, des mousquetaires.
Il expliqua, se caressant le nez :
- Je vais écrire au ministère du tourisme*, il n’y aura aucun
problème pour l’autorisation. Et les royalties ne doivent pas être
très élevées.
* népalais.
Il restèrent silencieux, puis ils se mirent à rire ensemble. Il y a
toujours de l’enfant dans l’homme. Plus peut-être chez l’ alpiniste
que chez les autres sportifs, à cause du dramatique qui l’enserre si
souvent et dont ils ont besoin de se dégager. Ils pénétrèrent dans
le village en se donnant de grandes claques sur l’épaule.
Les premières gouttes de pluie s’écrasèrent sur le pare brise de
la voiture de Beussa quand ils commencèrent la descente.
Une ascension à laquelle Beussa ne peut assister.
L’automne est terminé, l’hiver est là. Beussa est plongé dans
ses activités universitaires. Socrate vient le voir alors qu’il est
dans son bureau. Comme il s’étonne de le voir penché sur des
dossiers Beussa lui explique le paradoxe de l’enseignement
français :
- On forme des ingénieurs qui, une fois diplômés, oublient au
plus vite les techniques pour exercer, dans une entreprise, des
fonctions commerciales ou de gestion. Les gros salaires vont aux
commerciaux ! Dans l’enseignement ce n’est pas meilleur, on
occupe les membres à s’enliser dans des tâches administratives.
Socrate répond :
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- Il n’y a que les militaires de hauts grades qui soient toujours
bien utilisés, en temps de paix ou en temps de guerre ils sont
toujours dans des bureaux à élaborer des stratégies.
Il change de ton, prends l’air ennuyé, cherche ses mots :
- Beussa, je vais te faire un aveu. Tu te souviens de la question
que tu m’avais posée dans Les Blocs... ? Cette histoire de flic... ?
En réalité ce n’était pas un flic, c’était un gendarme.
Beussa, inquiet, fronce les sourcils, il observe Socrate qui
baisse la tête d’un air fautif, puis tout à coup jette son puissant
rire :
- C’est qu’il est inquiet le type ! Babar, ce gendarme, tu le
connais bien, c’est Jean-Jacques* Il est sur l’affaire K., ce
grimpeur soupçonné du meurtre de sa femme. Il poursuit son
enquête, il récolte des témoignages. Il sait que j’ai grimpé avec
K., il est venu me demander mon opinion.
* Lire : Nouvelles abruptes, du même auteur.
J’ai aussi rencontré une juge vachement gironde. Hélas elle n’a
pas voulu m’inculper. J’aurais aimé l’amener en montagne, la
justice en montagne sous cette forme je suis pour.
Les traces d’inquiétude disparurent du visage de Beussa.
Socrate continua :
- Je ne suis pas venu te parler de ça. Je suis venu te proposer une
course. Avec Chtuc on vient de terminer un job terrible : on a
nettoyé une falaise. Un jeu d’enfants ! Tu joues à balancer en bas
le plus grand nombre de blocs. On a assez de fric pour les fêtes.
On part faire une hivernale, viens avec nous.
Beussa montra les liasses de documents sur sa table, parla
retard dans la rédaction d’un rapport.
Alors ils parlèrent courses.
Quelques jours plus tard, Beussa trouva un mot dans sa
boite aux lettres : « J’ai cherché à te joindre. On part avec Chtuc,
un truc costaud une arête rocheuse, une descente, une arête mixte,
un truc long, long… S’il fait beau on enquille jusqu’au sommet.
Versant italien, versant français. Tu as deviné ? C’est bien…
Reste pas à rien foutre, bosse sur l’expé. Et merde à Nichons
bronzés, ceux de sa femme je puis te le dire maintenant sont très
blancs.
Sur une autre page il avait écrit : « « J’ai écrit cette petite poésie
pour toi et Serge. Depuis le temps que je t’entends dire que mes
poèmes sont des trucs pour troufions, j’ai écris celui-ci avec de
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l’encre rose. J’y ai mis un peu de nostalgique, les vieux comme
vous ça aime le mélancolique. J’espère qu’il vous plaira, sinon
qu’il vous fera marrer. Si non, foutez-le au chiotte.
Ode aux vieux cons, il se nomme.
Où êtes vous mes paysages
Support de mes folles passions
Là, mes désirs en perditions
Tissaient actions à leur image
Où êtes-vous mes paysages ?
Où êtes-vous fines cascades
Au cours des bivouacs longs d’ennui
J’écoutais vos longues tirades
Car les ruisseaux parlent la nuit.
Où êtes-vous fines cascades ?
Où êtes-vous mes longs voyages
Sur raides parois de roc nus
Ployés sous de lourds équipages
Nous dévoilions leurs inconnues
Où êtes-vous mes longs voyages ?
Ici tout n’est que verbiage
Vers où sont allées nos passions
Le métal pur n’est qu’alliage
La couleur vraie coloriage
Le chiffre tue l’évocation.
Serrés dans des immeubles cages
Sous des ciels sales et assombris
Bloqués en stupides clivages
N’ayant pour but que des mirages
L’homme moderne est sans abri.
Nous faudra-t-il tourner la page
Frappés d’une triste amnésie
Laissant là tous nos héritages
N’emporter dans un paquetage
Que cette triste poésie.
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Beussa sourit, plia les feuilles les mit dans sa poche, appela
Serge au téléphone.
Beussa dans un jury de professeurs Des portraits
d’enseignants. Un litige : deux conceptions opposées du rôle
de l’école. Un collègue de Beussa apporte un journal. Beussa
le parcourt : la foudre tombe sur lui.
Temps couvert, ciel bas, vent du Sud-Ouest. Beussa regarde ses
collègues. Ils sont assis derrière des tables disposées en U dans
une classe transformée en salle de réunion. Sur la courte branche
centrale du U le président et le secrétaire, sur les branches
latérales les enseignants. Beussa les observe se souvient que
Socrate lui a souvent répété : « Tu fais toi aussi partie d’une
caste ». Il pense : oui nous faisons partie d’une caste. Certes, par
de nombreux aspects elle est imparfaite, lourde, tentaculaire, elle
porte en elle trop d’imbrications, mais elle est propre. Ici, les
querelles ne sont engendrées que par des problèmes de caractère,
de promotion ou de hiérarchie, l’argent n’a aucun pouvoir. Mais
Socrate a un peu raison quand il dit : « « C’est un truc élitiste,
réac. géré par des réac. » ». Oui, c’est un truc figé, fermé sur luimême. Une hiérarchie, un processus, y imposent une forme
particulière de droit, écrase le mérite, l’originalité, la créativité.
Mais son immobilisme n’est pas plus rigide que celui qui règne
dans la société. Et Socrate met sur le même plan primauté de
l’intellect et puissance de l’argent ce qui est contestable. La
question qu’il pose: « « Les hautes études vous ont-elles donné
des vertus particulières ? » », est ridicule. Le savoir dans un
milieu et la vertu dans une société sont deux choses distinctes.
En bout de table, il est proche du président, un des professeurs
s’insurge. Petit gabarit, corps sec, visage impassible, expression
distante, cheveux courts, verres des lunettes sans montures qui
accentuent la fixité et la froideur du regard. Un étrange nœud
papillon clame un désir d’originalité vestimentaire. Il a demandé
la parole, il ne s’adresse pas à des collègues, il sermonne. Il
souligne une faute, explique pourquoi le laxisme est inacceptable,
précise la nécessité d’une sanction :
- Pouvons-nous tolérer… ?
Un collègue, en face, visage rond, nez fort, étalé, à la sous face
plate comme en ont les statues de l’Ile de Pâques, plaide :
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- C’est un garçon intelligent mais fantasque…
Beussa écoute. Il pense : Chtuc et Socrate sont des garçons
intelligents et fantasques. Ils ont été rejetés par le système. On ne
leur a présenté aucune autre voie. Pourtant que de courage en
eux, de force, de pugnacité, d’originalité, de capacité de
création… Socrate a raison quand il dit : « Le système est ce qu’il
est, je le comprends, il est difficile de le modifier, mais pourquoi
n’existe-t-il pas une voie parallèle, plus longue mais qui
conduirait au même but. Un système qui attribuerait des
qualifications par degré. Immorales sont vos qualifications
attribuées à vingt-cinq ans pour toute une vie. Beussa, un homme
est-il terminé à trente ans ? Beussa, quand je vois tous ces
pauvres types qui s’emmerdent au travail pour cause de
monotonie, je me dis qu’ils apprécieraient un système leur
permettant de rallumer leur intérêt éteint, de ranimer leur
dynamisme. Je te vois bien commencer des certifs de philo., tu
pourrais tenir tête à ta Griotte.»
Beussa regarde ses collègues, il pense : combien d’entre-nous
sont cristallisés, ont donné le meilleur d’eux-mêmes pendant
leurs études. Combien parmi eux auraient le courage, la
résistance, la pugnacité pour réussir une ascension ordinaire. Il
pense : je mélange tout, choses de l’esprit, exercices physiques. Il
revient aux critiques de Socrate : « Vos critères de sélection sontils irréprochables ? Sur quoi sont-ils basés ? Sur des modèles
figés, des épreuves codifiées, un certain savoir. Mais que valent
les modèles et les épreuves au cours de l’incroyable diversité des
épreuves et des changements que l’on traverse dans une vie ? »
Il se rappelle d’autres phrases de Socrate jetées dans leurs
conversations : « Que de ridicule dans vos tests et
programmes ! Dis Beussa St Ex. éliminé d’un concours pour sa
faiblesse en français, Malraux simple autodidacte ! Dis moi, c’est
un drôle d’enseignement démocratique celui qui classe
définitivement des individus à la sortie de l’adolescence. Avec
votre système, un type, s’il réussit, portera toute sa vie une
casquette à liseré en or. Même dans l’armée que l’on dit corps
obsolète, les dorures des képis se gagnent au fil des ans. ».
Beussa se souvient également que plusieurs fois Socrate lui a
dit : « « Vos révoltes ne sont que verbales. Dans votre milieu,
vous êtes des juges. Vous êtes de ceux qui ont pouvoir de
modifier le cours d’une vie. Beussa tu es un nanti, un nanti du
savoir, tu es un aristocrate du savoir. Tu fais partie d’une
catégorie de types qui savent discuter littérature, théâtre. Tu peux
dire comme Deussain-Brun : « C’est normal que nous soyons
mieux payés puisque nous avons fait de longues études ! » Est-ce
logique Beussa ? Que faisaient les sous-hommes pendant que
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vous faisiez vos longues études ? Du ski ? Non c’est vous qui
faisiez du ski pendant vos longues vacances. Eux, ils trimaient, à
l’usine, sur un chantier, dans les champs. Ils aiguisaient leur
rancœur contre la société sur les marches d’un escalier
d’immeuble de banlieue. Beussa, tu ne peux pas discuter plus de
dix minutes avec Rafaello ou avec mes amis paysans-guidesbûcherons sans être mal à l’aise » ».
Une autre fois il avait dit : « Babar change le diamètre du tube
avec lequel tu observes la société.» et : « Vos larmes
d’apitoiement sur les pauvres sont des larmes de crocodiles. »
- Quant à moi, je suis pour une exclusion immédiate.
Beussa observe le jeune maître assistant. Oui, c’est un type
brillant. Et qui se flatte d’idées progressistes. Mais c’est un esprit
sec et Beussa réalise la primauté des qualités humaines sur celles
de la pensée ou du discours. Il comprend que dans les tribunaux
de l’inquisition il devait y avoir au milieu de juges débonnaires,
compréhensifs, un de ces juges dogmatique, intolérant, et fermé à
toute pitié, et que c’est celui-là qui les influençait tous. Son
collègue philosophait maintenant :
- Ce n’est pas nous qui avons édicté les règles et notre système
éducatif est démocratique …
Un collègue en retard pénètre silencieusement dans la salle. Il
s’excuse de son retard en prenant un profil de coupable, la tête
enfoncée dans les épaules, par des mouvements de la main, des
sourires navrés. Il vient s’asseoir en bout de table à côté de
Beussa. Il le regarde soudain d’un air interrogatif, il sort un
journal de sa serviette, plaque un doigt sur un article, pose une
main affectueuse sur son bras.
Beussa lit :
Deux alpinistes disparaissent dans le massif du Mont Blanc.
Il lit et soudain son intérêt est bousculé et tout se fige en lui. Il
poursuit sa lecture : « Un scooter au bout d’une piste… Des
papiers dans le coffret, un nom : Beloni… Un témoignage de
skieurs…» ». Il murmure à son collègue :
- Je les croyais rentrés.
Une fulgurance douloureuse déchire sa sensibilité. Prise de
conscience. Il reprend le journal, il lit, des mots coupant comme
des lames : « Il semble qu’ils ont décidé de poursuivre malgré le
temps incertain ! » « L’hélicoptère n’a pu décoller… »
Il se lève, un étrange sourire aux lèvres, le regard perdu, il
parle :
- Président gardez-le. Sommes-nous certains de… ?
L’inquisiteur ne le laisse pas terminer sa phrase :
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- Arrête de rêver Beussa. Pouvons-nous nous adapter à tous les
cas difficiles ? Non. Ce sont les cas difficiles qui doivent
s’adapter à nous. Il y a pléthore de prétendants …
Beussa ne répond rien, il se dirige vers la porte, il s’arrête pour
dire :
- Il est bien jeune. Le verdict modifie le cours de sa vie, il le
relègue dans les …
Il fait un geste qui indique un horizon … Il sort sans attendre la
réponse.
Griotte, Beussa. Beussa raconte sa tentative de sauvetage.
Tristesse de l’alpinisme.
Il pleut. Tombe une de ces pluies d’hiver qui ne cesse jamais.
Griotte est près de la fenêtre, cafardeuse. Des milliers de petites
barrettes d’eau strient son champ de vision. Il pleut depuis l’aube
et Griotte attend depuis l’aube. Depuis l’aube ? Elle a si peu
dormi cette nuit. Aujourd’hui elle n’a pas eu de cours pourtant
elle n’a pas dessiné. Son besoin d’écrire lui a paru puéril. Elle a
plusieurs fois pris dans sa main les dessins des petits anges
blonds qui jouent et chantent et rient et crient. Elle les a trouvés
mièvres, factices, sans dimension, sans âme. Ils n’avaient plus la
grâce qu’elle leur accordait. Elle est restée inactive traînant sa
distraction comme une lassitude. Elle va, elle vient, se dirige à
nouveau vers la fenêtre, observe la pluie et pensive murmure :
« « Pauvre Babar » ».
Il est parti avant-hier.
Des millions de barrettes d’eau explosent dans les flaques et
leurs impacts forment de minuscules et éphémères collerettes
autour d’un cratère. Elle répète : « « Pauvre Beussa » ». Et
pense : « Dans quel état doit-il être ? » Mais ce n’est pas aux
conséquences de la pluie, de la neige qui doit tomber là-haut qui
lui inspire cette pensée.
Elle tambourine sur la vitre et sa mélancolie s’agace de ce
rythme répété. Son chagrin nourrit son impatience, la renforce, il
dérive, devient indulgence. Elle culpabilise, se condamne même.
Il faut se dit-elle qu’à l’avenir je sois compréhensive. Elle va à sa
table, voudrait exprimer par écrit ce qu’elle ressent mais ne
parvient qu’à tracer des signes hiéroglyphiques qui traduisent son
trouble. Elle pense : Beussa, vieil ami, j’accorde trop
d’importance au fait que tu me trompes avec tes montagnes.
Même si cela est, ces montagnes, elles, te trahissent plus
durement. Moi aussi je te trompe avec mon inertie qui me fait
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réfugier dans mes dessins, mes livres, mes lectures. Combien de
fois ai-je fait semblant de t’écouter alors que je ne pensais qu’à
l’histoire que j’imaginais, qu’à un détail, un point de couleur, une
répartie. Combien de fois me suis-je défilée quand tu me
proposais de partir avec toi pour une ascension facile, une
balade ! Tant de choses nous lient. Beussa, mon Babar, mon vieil
ami ! Ne serait-ce que ce que tu appelles moqueur nos
connivences d’intellectuels. Tu as raison quand tu dis que nous
ne sommes pas comme ces milliers de couples vieillissants
repliés sur leurs égoïsmes reliés par la seule force de l’habitude.
Des êtres fermés à l’autre, qui ne découvrent la force de leur
attachement que le jour de la mort de l’un d’eux. Tant de femmes
de ma génération schématisent leur condition et se peignent en
femmes brimées, reportent tous les torts sur le mari alors qu’elles
ne devraient être révoltées que contre la vieillesse. Tant
d’hommes, même parmi les intellectuels se laissent porter par des
routines, des médiocrités, s’esquivent dans leur égoïsme,
s’enferment dans des mensonges. Il y a une intransigeance, une
recherche de la vérité dans la pratique de l’alpinisme difficile
qu’on ne trouve pas ailleurs.
Elle pense à Beussa avec un mélange de pitié et de tendresse
rajeunie. Elle le revoit sortant de sa face, maladroit avec les
autres, bourru, absorbé, si plein encore de sa vie incertaine. Et si
laid ! Elle se souvient qu’elle a pensé qu’un type conduit à faire
de telles choses pour donner un sens à son existence ne pouvait
pas être un type heureux.
Elle est revenue près de la fenêtre. Elle songe : un couple
vieillissant ne peut-être fortement lié que par un enfant. Nous
avons été victime d’une mode, d’un de ces raisonnements de
génération qui, ridiculement, s’impose,
devient évidence,
modifie des millions de vie puis disparaît, balayé par les
évidences et la force du naturel…
Non, il ne viendra pas aujourd’hui !
Et tout à coup, inespérée, la délivrance est là qui s’annonce par
un soupir connu : celui des charnières de la porte. L’esprit est lent
à comprendre lorsqu’il est englué dans une rêverie Alors, quand
elle réalise, il est devant elle, hirsute, sale, trempé, froissé, défait,
silencieux. Elle le connaît trop, elle devine à son attitude, à son
regard, à son faux sourire qui traîne sur ses lèvres comme une
demande d’excuse à son état. Elle se dit : « Et encore la fatigue
a absorbé une part de sa tristesse. »
Il reste là, les bras ballants, inutiles, avec les doigts de ses
mains qui parfois s’écartent de son corps puis reviennent s’y
plaquer. Le voilà qui va à la fenêtre, regarde, se retourne, lui jette
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un regard fugace, misérable. Elle a envie de le toucher pour lui
témoigner son affection. Puis elle pense qu’elle ne doit pas
bouger, qu’une nouvelle forme de désespoir né de sa nouvelle
situation se met en place, qu’il s’organise pour l’absorber et qu’il
faut attendre qu’il dresse le nouveau bilan de son énorme faillite.
Tant de sentiments ont disparus qui laissent un vide que seul le
temps pourra combler. Tant de choses sont devenues inutiles qui
étaient prépondérantes, comme cette part de disponibilité, de
générosité qui allait à un autre et qui tout à coup sont sans objet.
La tristesse se nourrit même de souvenir joyeux. Pour l’autre tout
est fini, ce mélange de situations, de découvertes, d’actes, de
pensées, celles qui s’enchaînaient au fil des jours et constituent la
trame d’une vie. Et s’ajoute l’égoïsme qui fait que l’on pense à
soi, à ce que l’on vient de perdre, à ce qu’on sera demain.
Elle se contente de le regarder avec tendresse.
Il se retourne, revient vers le centre de la pièce. Voilà, se ditelle, c’est le moment :
- Alors ?
Il reste immobile, donne l’impression de n’avoir pas entendu,
puis esquive :
- Il pleuvait, il neigeait plus haut. Un mètre d’épaisseur ! Que
faire ? A ski ? A la première pente nous aurions été emportés.
Et ses mains qui toujours s’ouvrent et se ferment, frappent les
jambes. Elle devine qu’elle aussi va perdre pied, alors elle se
crispe : je dois me durcir car tous les deux, sinon, nous allons être
emportés par une énorme vague.
- Nous en parlions souvent. Une grande hivernale, tous les trois…
Ses avant-bras se soulèvent et s’ouvrent les mains, ouvertes
comme pour recevoir
- Ils parlaient de la mort… Socrate disait : « homme d’action je
souhaite une mort en montagne. »
Beussa regarde enfin Griotte :
- Il l’aura eue, le froid, l’humidité… Une mort lente. Ou peut-être
un engloutissement brutal, le corps qui se débat….
Griotte écoute, elle essaye de mesurer la part
d’incommensurable stupidité qu’il y a dans l’alpinisme et plus
encore dans l’alpinisme hivernal. Sa pensée erre, lui vient : quel
animal irait par plaisir aux limites de l’attraction terrestre ?
Courir sur des abîmes cachés par des voiles ? Absurdité suprême
de la roulette russe ! Il n’y a aucune grandeur dans ces suicides
incertains ? Non elle va trop loin, il faut nuancer, chercher à
comprendre jusqu’où peut conduire l’optimisme, la force que
l’on sent en soi, l’envie de se mesurer à toujours plus difficile, le
désir de montrer sa valeur aux autres. Faut-il simplement
regretter que la société n’offre pas aux intrépides d’autres
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manières d’agir dans l’utile. Certes, si je lui dis ça il me parlera
de ridicule effacé par la gratuité.
Curieusement, Beussa va sur des chemins analogues:
- Ils n’étaient pas dupes. Ni l’un ni l’autre…Socrate se rendait
compte de la part d’absurde qu’il y a dans une mort en montagne.
Un jour il m’a dit « Nous n’avons pas eu la chance d’avoir une
grande cause à défendre. » Quand il m’a dit cela j’ai senti qu’il y
avait chez lui comme un regret et qu’il considérait l’alpinisme
comme un hersât. Il se demandait aussi, naïvement, mais son
incertitude avait de la grandeur, s’il aurait été courageux dans
d’autres circonstances.
Il eut un geste de dérision et dit d’un ton moqueur :
- Il a bu sa ciguë
Il faut qu’il parle encore, pensait Griotte. Ah ! S’il était de ceux
qui savent critiquer ! Trouver un coupable diminue la peine. Mais
il est trop honnête pour cela. Alors elle relançait la conversation :
- Et Chtuc ?
- C’était un adulte
Et comme elle indiquait par une moue qu’elle ne comprenait
pas ce qu’il entendait par là.
- Il existait par lui-même. Les enfants, les faibles, ont besoin
d’une autorité qui les coiffe, les dirige, leur dicte les
connaissances à acquérir, leur dise comment agir, penser...
- Le président est un adulte dit dans un sourire neutre Griotte…
Voyant le déplaisir que ces mots lui causaient :
- Un journaliste de Libé. a appelé. Tu le connais, j’ai oublié son
nom. Il m’a dit de te dire que dès que tu aurais des
renseignements sur ta future expé. tu l’appelles. Il m’a dit qu’il
était au courant de tout. Par contre…
Elle prit sur sa table un numéro du Quotidien des Alpes, elle lut
: « Michael Béloni, celui qu’on appelait Socrate et Pierre Bois
surnommé Chtuc ont disparu alors qu’ils tentaient l’intégrale de
Peuterey, cette longue et difficile ascension. Béloni doté d’un
caractère ferme, rugueux, était connu pour ses jugements
catégoriques et son intransigeance. Il s’imaginait grand
révolutionnaire. C’était le compagnon de cordée de Bernard
Rague. Jean Milassi nous disait …
- Les sophistes et la pudeur ! Mais nous, les intellos qui nous
flattons d’avoir l’art de la litote, avons hélas, aussi, l’art du
sophisme. Nous sommes plus encore que lui des révolutionnaires
de papier, des hâbleurs. Plus grave, si les révolutions sont
inspirées par des gens comme nous, ce sont toujours des gens
comme lui qui les font.
- Et les Chtuc ?
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- Ils vont aussi à l’action mais avec regret. Non par manque de
courage, mais parce qu’ils n’aiment pas la violence.
Il sourit :
- Mais les vainqueurs sont toujours les Rague.
Elle ne répondit pas, hésita à lui poser une nouvelle question.
Elle baissa la tête. Elle se disait : je vais craquer. Et lui, livrait ses
réflexions, les répétait, décousues, redondantes, puériles :
- Avec Chtuc ils avaient découvert que leur désertion les liait plus
fortement que la pratique de l’alpinisme. Ils étaient interdits de
hautes études, interdits de grégaire, condamnés à des situations
inférieures, sans avenir. Et ils se trouvaient là sur les rives du
savoir, en marge des troupeaux, trop instruits pour être des
manuels, pas assez pour être considérés comme des intellectuels
ou des scientifiques… Ils avaient les pensées et les actions qu’ont
les membres des minorités d’opposition… Socrate s’affirmant
marginal se moquait du troupeau, des moutons de Panurge…
Chtuc aussi était un marginal… mais du genre poète. Ridicule ce
mot ? Je n’en trouve aucun autre. Pourtant… Mais ils se
moquaient aussi d’eux-mêmes, parlaient en riant des grandeurs et
des misères du solitaire. C’est l’alpinisme qui les avait réunis
mais je me disais que c’était la société qui les avait jetés dans
l’alpinisme. L’alpinisme c’était pour eux la « chose au-dessus »,
la planche de salut, le grand large face à l’ennui…, il dit le mot
en levant ses épaules : l’étriqué. Socrate allait jusqu’à dire qu’il
avait valeur de religion. Chtuc, plus lucide le situait à sa place :
une somme d’actes gratuits donc ridicules dans une société
industrielle, urbanisée, ne reconnaissant que la richesse comme
valeur réelle.
Le ton monocorde, les temps morts faisaient oublier la banalité
des propos, ne laissaient apparaître que la tristesse. Griotte
s’abandonna. Elle vint près de lui, il lui prit une main. Ils
regardèrent par la fenêtre, le vent s’était levé, des gouttes de pluie
frappaient les vitres.
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LES CHANSONS
DE SOCRATE.
Pour ne pas alourdir le texte, pour éclairer le personnage et non
pour leur qualité littéraire, nous reproduisons ci-dessous quelques
poésies et chansons de Socrate qui ne sont pas citées en totalité
dans le texte.
LES MONTS
Deux grands monts rebondis dominant le trou noir
Ecoutent s’exprimer les longs réquisitoires
Les récits exaltants des grands faits de l’histoire
Des grands anus bruyants, merveilleuse mémoire
Et des fourbes anus les soupirs dérisoire.
Moi, le manard, j’suis sans manière
Je pète sans faire de façons
Et quand je pousse ma chanson
Issue de mon joyeux derrière
Les autres chantent à l’unisson
« « Ils filtrent leurs sons tous ces vieux cochons
Leur cul loufe en douce jamais ils ne toussent » »
LA FEMME BRUNE.
L’avait dit-on une femme brune
Qu’avait les miches couleur de prunes
Les cheveux dans le même ton
Elle s’était mise à croupetons
Et lavait la tignasse hirsute
De son pubis et je suppute
Que ce n’était pas sans raison.
VENT DU CORPS SOUS LE TOIT
Ah ! Que le chant du corps est triste sous le toit
Quand il chante les pleurs de Rague aux abois
Il résonne en sortant mais en sortant nettoie
Ce cul bien triste et las qui ne voit dans les livres
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Que simples troches cul. Basse pensée d’infirme.
Je le déplore fort et ce faisant j’affirme
Qu’il manque ce corps là du moindre savoir vivre.
LE CROUPION
Priez pour moi passants pressés
Je ne suis qu’un pauvre croupion
Un simple objet de dérision
Les mamelons eux sont à l’aise
Loin des miasmes de la plaine
Ils sont heureux ils vont par paire
Ah ! Que solitude me pèse.
LE CHARPENTIER
C’était un jour sous la futaie
Une voix se mit à chanter
Viens charpentier prends ta cognée
Tes coins massifs, ton herminette
Sors tes outils de ta musette
Ne traîne pas vois je suis prête
Toute heureuse et guillerette.
Et dans mon bois neuf et si tendre
Viens mon ami et sans attendre
Charpentier planter ta cognée.
LES CLEFS DE LA JOUISSANCE
Au plus haut d’une haute tour
Vêtue de ses plus beaux atours
Elle appelait à son secours.
Il répondit : Je viens, j’accours
J’affrète mon cabriolet
J’ouvre la porte toute grande
Puis je quitte ma houppelande
Mon justaucorps et mon gilet.
Graisse le gond, graisse le pêne
Pour que la clef entre sans peine
Oui mes outils sont bien huilés
Oui mes outils sont bien huilés.
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TETE BLANCHE.
FACE NORD
VOIE DES DALLES LUISANTES.
- 1. VOIE DES DALLES LUISANTES.
- 2. POSITION DES BIVOUACS.
- 3. PILIER D’ATTAQUE.
- 4. ZONE FISSUREE.
- 5. DIEDRE.
- 6. BRECHE LUISANTE
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VALLON DU DEMON.
- 1. BIVOUAC DE LA PIERRE A GIRO.
- 2. DOIGT DU DEMON,
VOIE DES ACCENTS GRAVES.
LES DENTS DU DEMON.
- 3. LA MOLAIRE.
- 4. LA CANINE.
- 5. LA DENT DE LAIT.
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