Valentine Burlan DNSEP Option Art Domaine Communication

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Valentine Burlan DNSEP Option Art Domaine Communication
Valentine Burlan
DNSEP Option Art
Domaine Communication
Mention Intermédias 2012
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Introduction
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Remarques sur les Fables de La Fontaine
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L’éthique animale dans l’art contemporain
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L’animal, une nouvelle identité
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Nos relations avec le vêtement, certaines fonctions de celui-ci
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L’artifice au service de la libération ponctuelle
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L’installation et la mise en scène
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Conclusion
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Bibliographie
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Webographie
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Au fil des siècles, la question de la relation entre l’homme et l’animal
n’a jamais cessé d’être posée et a engendré de nombreuses opinions, analyses,
études. La présence animale dans notre société est à l’origine de divers débats et
comportements par lesquels se dévoilent les caractères essentiels de l’homme. Son
rapport à l’animal nous amène à constater certaines oppositions. L’homme a la
prétention d’incarner sa supériorité sur la nature mais affirme une volonté de s’en
approcher, de la protéger le plus possible. Réfléchir sur la relation entre l’homme et
l’animal c’est donc réfléchir sur l’homme lui-même, l’individu de la société moderne
et industrielle qui est la mienne. Même s’il ne constitue pas le point de départ de
mes recherches, l’homme est un élément incontournable de toute réflexion portant
sur la nature ou encore la présence animale. Afin de mieux comprendre la relation
complexe qui unit l’homme à l’animal, nous pouvons explorer nos comportements,
reconsidérer nos petites habitudes, nos réactions souvent controversées mais
également l’origine de certaines de nos mœurs. Je n’ai pas la prétention d’écrire un
genre de « manuel de la civilité », il s’agit simplement d’exprimer le regard curieux
que je porte sur mon entourage, mon interrogation sur la nature humaine.
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Aujourd’hui, l’homme évolue dans une société paramétrée par les lois
et l’histoire de son pays. Tant bien que mal, il organise ses actes et ses pensées
contraints par cette société individualiste, que ce soit dans un esprit contestataire
ou une position d’acceptation. Il s’adapte à son environnement social. La façon
d’être d’un individu est déterminée par les diverses relations qu’il entretient avec
les autres. L’homme est défini par sa nature biologique et son inscription dans
un contexte social regroupant différents facteurs culturels, environnementaux,
économiques et idéologiques. Autrement dit, l’homme ne naît pas social, il le
devient. Par ailleurs, l’idée que les différents caractères physiologiques et spirituels
propres à l’homme ne peuvent être acquis ou modifiés est aujourd’hui devenue
discutable. En ce début de XXIème siècle, l’homme semble avoir le pouvoir d’agir
sur toute chose, allant jusqu’à manipuler et modifier son propre corps. Il est avide
d’ascension sociale et de reconnaissance. Il obéit à des règles prédéfinies tout en
essayant de se démarquer. Nous le remarquons dans certaines de ses convictions et
dans sa faculté à se détacher physiquement des autres. L’un ne va généralement pas
sans l’autre.
L’homme est devenu le symbole d’une « antinature » où la connaissance et
la conscience de celle-ci jouent le rôle d’un facteur de rupture. Il évolue dans un
environnement conçu de ses mains, entouré d’artefacts et aménageant son image
et son temps de façon à éprouver une envie de s’échapper. Comment justifier le
profond désir de liberté lorsque la dépendance aux modes et aux règles de notre
société est omniprésente ? La plupart d’entre nous n’avons même pas conscience
de cette contradiction. Et c’est ainsi que tout naturellement, nous ponctuons notre
vie d’évènements éphémères particuliers, propices à l’oubli de notre lassitude du
quotidien et à l’extravagance. L’homme aime l’apparat. Il manipule son image à des
fins complexes. Se faire reconnaître, se distinguer, provoquer, distraire, s’oublier ;
tant de raisons faisant de l’artifice un élément de médiation entre l’individu et le
monde qui l’entoure. Le vêtement cache notre plus simple enveloppe, notre nudité.
Il efface l’image qui nous apparentait au plus près de la nature, de l’animal. Il
nous aide à constituer notre propre identité. L’animal, quant à lui, est présent dans
de nombreuses situations. Il peut être dans nos champs, nos assiettes ou sur notre
dos. Il peut être le héros d’un conte ou d’un mythe. Il sert nos envies et notre égo.
Il symbolise ce que l’homme possède mais également ce qu’il ne possèdera que
rarement : une insouciante liberté d’action. L’homme s’empare de l’animal pour
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parler de lui-même. Il est un intermédiaire bien confortable qui permet de dénoncer
certaines actions, certains comportements humains. L’homme n’a pas d’égal dans
sa capacité à créer, à réinventer les choses. L’animal peut être l’élément principal
de son propos et faire l’objet d’un changement de statut par le biais des contes et
des mythes, de l’art et de la politique. A travers certaines notions et en prenant pour
exemple certaines de nos mœurs, je tenterai d’appréhender et de questionner cette
nature humaine en constante évolution.
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Remarques sur les Fables de La Fontaine
Les Fables de La Fontaine ont été, pour moi, un des points de départ les plus
importants de ma démarche artistique. Elles représentent une référence essentielle
lorsqu’il s’agit d’évoquer la relation entre l’homme et l’animal et ouvrent à une
réflexion philosophique sur la nature humaine. Plus qu’une lecture d’écolier, les
fables m’ont permis de développer un discours, une intention particulière.
Les textes de La Fontaine traitent de l’homme, et surtout de son rapport à
l’animalité. Ils mettent en scène des animaux humanisés (anthropomorphes). Les
Fables évoquent un nombre important de situations sociales, familiales, conjugales,
professionnelles, politiques. A travers elles, La Fontaine nous parle de l’humain
d’une manière détournée et très intéressante. Dans les descriptions des textes et les
illustrations, nous retrouvons des animaux costumés, parés d’attributs humains. Il
s’agit, dans un premier temps, de se situer dans le domaine du divertissement, de
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l’humour. Cependant on trouve dans ces textes et les gravures qui les accompagnent
des morales qui dénoncent ou qui se moquent de certains caractères de l’homme.
L’animal devient dans ce cas un moyen grotesque mais subtil de rire de l’humain
et de l’analyser. La plupart du temps, l’attention portée à l’animal relève d’une
investigation sur l’homme. La confrontation est constante et on ne donne pas à l’un
sans ôter à l’autre. Dans les fables, les animaux, devenus humains, sont convoqués
pour le plus grand plaisir de ceux-ci. La fin burlesque est là pour créer cet humour
dont La Fontaine veut gratifier le public.
Les costumes sont artifices et confèrent aux personnages une physionomie
particulière. Si l’on admet la toute-puissance de l’homme sur l’animal alors, dans ce
cas, l’animal est mis en valeur et prend une toute autre ampleur. L’humain, quant à
lui, est associé à des psychologies et des traits de caractères bien précis. Par exemple,
le renard incarnera une personne rusée, le lion inspirera la royauté, le rat montrera un
côté mesquin. On retrouve fréquemment dans les fables des personnages trompeurs
et trompés. A l’image de la société de son temps, La Fontaine témoigne et se moque.
L’homme est un animal qui s’ignore. A l’inverse de cela, certaines qualités animales
deviennent, lorsqu’on les rapporte à l’humain, péjoratives. Par exemple, « être
malin comme un singe », qui signifie au fond son manque d’intelligence, ne fait que
rassurer et profiter à l’homme. L’animal ne sort pas grandi de ces identifications et
il ne gagne qu’une part supplémentaire d’inhumanité.
L’intérêt que je porte aux fables réside notamment dans leur rapport
à l’illustration. Les gravures offrent la vision d’un monde imaginaire. Par leur
composition et leur caractère, elles accompagnent les aspects satiriques et
humoristiques des fables et leur donnent une nouvelle dimension grâce aux dessins
fantastiques et anthropomorphes (notamment dans les versions de Jean-Ignace
Grandville, au XIXe siècle). Finalement, le parti pris iconographique dépend de
l’interprétation et de l’intérêt portés aux textes par l’illustrateur. Par exemple,
Gustave Doré illustra les Fables avec beaucoup plus de poésie, jouant sur un tracé
net et précis et travaillant avec le clair-obscur. On retrouve dans ces gravures des
animaux adoptant des postures et des costumes faisant référence à l’homme. La
symbolique du vêtement devient donc importante. Celui-ci n’a plus rien de son
aspect protecteur essentiel mais assume pleinement une reconnaissance d’ordre
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social. Ainsi le noble sera facilement reconnaissable sous son bel apparat. Le
vêtement a un aspect révélateur, il montre une appartenance à une communauté
ou bien des attaches à certaines convictions. Le costume permet l’excentricité et
va souvent de pair avec l’idée du masque. Dans les fables, l’animal est le masque
de l’homme. Il permet de minimiser l’impact que ces moqueries pourraient avoir.
Cela peut fonctionner seulement si l’on admet une différence nette entre l’homme
et l’animal. Sans l’affirmation d’une domination sur l’animal, l’existence de ces
recueils serait remise en question. J’en conclus donc que ce qui fait notre humanité
c’est la conscience de ce qui nous différencie de l’animal, autrement dit, la dignité.
Cela est caractérisé par la «conscience de soi», et malgré la «force» de l’expression,
celle-ci signifie pour moi l’inquiétude, le doute, le manque de savoir.
Le vêtement, chargé de symboles et de connotations, met donc en valeur
l’idée de l’objet artificiel, superficiel. A travers ces dessins et ces petites histoires
ponctuelles, et malgré ces distinctions antérieures, l’homme et l’animal ne font
qu’un. Emprisonnés l’un dans l’autre, ils forment une union que l’on pourrait
appeler «l’instinct social». De ce fait, le statut social de l’homme est lié au caractère,
à l’instinct de l’animal. C’est cette idée d’unité construite sur des différences, plus
ou moins assumées, qui m’intéresse particulièrement. Bien que cela ne soit plus
vraiment le cas aujourd’hui, il est relativement difficile pour l’homme d’assumer
son côté artificiel et superficiel. Confronter ces deux opposés, comme l’a fait La
Fontaine, est pour moi un moyen littéraire engagé d’amener l’homme à assumer
son ambiguïté face à la « nature » incarnée par l’animal.
Les fables qui datent du XVIIème siècle m’amènent à regarder, à analyser
l’évolution des différents principes expliqués auparavant, et notamment à rendre
compte de ceux-ci dans mon propre environnement, le XXIème siècle. La Fontaine
nous enseigne que l’homme apprend tout de l’animal :
« Tout parle en mon Ouvrage, et même les poissons :
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes.
Je me sers d’Animaux pour instruire les Hommes. » (1)
(1) Jean de La Fontaine, Extrait d’A Monseigneur le Dauphin, Livre I, Paris, Edition
Garnier Frères, 1962, page 31.
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L’animal est en perpétuelle confrontation avec l’homme, en bien ou en mal. Le
lecteur est conduit très loin, de la prise de connaissance des silhouettes, des lieux
des mœurs animales jusqu’à leur transposition sur l’attitude des hommes en société.
La Fontaine nous amène finalement à la reconnaissance de soi. Dans les Fables, les
animaux filtrent et diminuent fortement la critique directe. En effet, une critique
touchant de trop près son objectif aurait entraîné un rejet. L’attention est focalisée
sur la reconnaissance de ce qui n’est pas soi et endort les soupçons. Les animaux
ne sont généralement pas donnés en exemple pour ce qu’ils sont réellement. Dans
le cas présent, les animaux sont « acteurs ». Ils interprètent les différentes morales
servant ainsi l’humanité. Dans les fables, l’animal sert le cynisme et la satire. C’est
encore le cas aujourd’hui dans plusieurs domaines artistiques.
Dans mes recherches, j’essaie de neutraliser l’importance que représente
l’homme par rapport à l’animal. Certes l’animal est paré, orné d’attributs humains ;
non pas dans le but d’assimiler à l’homme certains comportements animaux, mais
d’offrir à ceux-là des éléments leur permettant de survivre dans un environnement
où ils n’ont plus leur place. C’est le rôle de l’artiste qui s’intéresse à cette
problématique de figurer le couple homme-animal, de le représenter, le décortiquer
dans le champ visuel. L’art, activité humaine par excellence, devient, pour moi,
un moyen de rendre service à certains éléments trop vite oubliés. Les remettre au
goût du jour serait un moyen de questionner le spectateur sur leur nouveau statut.
Je parle de l’animal en premier lieu et non de l’homme bien que celui-ci ne puisse
se détacher de sa propre image. Il trouvera toujours chez l’animal son reflet de
quelques manières que ce soit.
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L’éthique animale dans l’art contemporain
Dans l’histoire des arts, l’animal occupe la part du lion. Des représentations
égyptiennes, du romantisme et du surréalisme à nos jours, l’homme se métamorphose
et devient animal. Est-ce seulement un costume, un masque ? Ou bien est-ce un moyen
de mettre en avant notre condition humaine ? L’art contemporain offre diverses
représentations de l’animal, mort ou vif, selon des médiums variés (installations,
dessins, peintures, vidéos…). La notion d’éthique animale fait référence à l’étude
du statut moral des animaux et de la responsabilité des hommes, et plus précisément
de l’artiste et du spectateur à leur égard. En faisant quelques recherches, notamment
dans les écrits de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, on se rend compte assez rapidement
que cette notion est très présente dans les pays anglo-saxons et encore trop ignorée
en France. Cet auteur, philosophe et juriste français, a introduit et popularisé la
notion d’ « éthique animale ». Il est connu pour sa défense des animaux et sa pensée
animaliste dont les propos sont recueillis dans la collection Ethique et Philosophie
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Morale (aux Presses universitaires de France). L’éthique animale est en constante
évolution, traversée par des débats philosophiques et politiques permanents. La
représentation d’animaux dans l’art contemporain trouve sa place à travers les
différentes traditions de l’éthique. Il faut essayer de comprendre et de mettre en
avant l’amplitude et les conséquences de ce type de travaux artistiques.
En premier lieu, la notion de déontologie est récurrente : c’est ce qui
justifie des actions de « moralement bonnes » lorsqu’elles sont accomplies dans
le respect total d’un devoir ou par respect pour la loi. L’utilitarisme anglais, quant
à lui, maximise le bien-être global de l’ensemble des êtres sensibles et évalue une
action uniquement en fonction de ses conséquences. Jeremy Bentham est un des
précurseurs de cette doctrine ayant donné une forme systématique au principe d’
« utilité » afin de l’appliquer à des questions concrètes (notamment la politique des
animaux).
« On désigne par utilité la tendance de quelque chose à engendrer bien-être,
avantages, joie, biens ou bonheur.» (2)
L’éthique de la vertu prête davantage attention à l’importance des traits
caractéristiques d’une personne : honnêteté, gentillesse, courage… Les courants
théoriques concernant l’éthique animale et les arguments qu’ils mobilisent,
s’inscrivent plus ou moins dans l’une de ces traditions. L’éthique animale pose
des questions classiques qui sont devenues des sujets de société de plus en plus
importants. Les animaux ont-ils des droits ? Avons-nous des devoirs envers eux ?
L’exploitation des animaux pour produire de la nourriture et des vêtements,
contribuer à la recherche scientifique, nous divertir et nous tenir compagnie est-elle
justifiée ? Ces questions s’inscrivent dans un ensemble extrêmement polémique
dans lequel s’affrontent des positions nombreuses et diverses.
(2) Jeremy Bentham, Citation du premier chapitre de Introduction to the Principles of
Morals and Legislation, http://www.efm.bris.ac.uk/het/bentham/morals.pdf, 1798.
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Accident de chasse - Jaguars, Pascal Bernier, installation, 1994-2000
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Selon les défenseurs de l’éthique animale, l’animal doit être considéré en
tant qu’individu et non pas en tant qu’espèce. Pour que l’éthique animale soit un
champ autonome en soi, il convient de définir sa raison d’être. Le statut moral des
animaux et la responsabilité que cela engage du côté des humains ne sont avérés
que si l’on reconnaît l’existence d’une « souffrance » animale, comparable à celle
des hommes. En effet, si les animaux souffrent comme les êtres humains, cela leur
confère des droits, un statut à part des autres éléments de la nature et cela crée des
obligations spécifiques envers eux. La considération morale que les uns et les autres
accordent à la souffrance justifie leurs actions au regard des conséquences qui en
découlent en termes de rapports homme-animal.
Les relations entre l’homme et l’animal sont multiples. L’art peut s’emparer
de l’animal. Je me demande si l’œuvre d’art doit toujours être légitimée quoi
qu’elle fasse à l’animal. Celui-ci est devenu un matériau de travail à part entière,
qu’il soit mort ou vif. Ainsi, selon l’éthique animale, l’intervention de l’animal
dans l’art contemporain devrait toujours être salutaire. Autrement dit, l’artiste
devrait, dans tous les cas, parler du statut de l’animal de façon à dénoncer les
violences qui lui sont faites. Cela remet en question les limites éthiques de l’artiste
puisque les conséquences de son œuvre sont évaluées par la société. Dans le cas
de mes recherches personnelles, je pense qu’il est important de pouvoir justifier
mes intentions, ma problématique afin de mettre convenablement à l’épreuve le
jugement du spectateur. Il est également important de réfléchir aux conséquences
de la disposition de l’œuvre sur l’espace commun qui influe sur la conscience et la
pratique collective. Dans mon cas, la mort de l’animal est indépendante et préalable
à l’expérience artistique. Lorsqu’il s’agit de ce genre de « recyclage », l’objet
animal ne me paraît pas moralement problématique et peut au contraire, dans le
cas d’autres artistes, servir à défendre certains partis pris éthiques sur la condition
animale. La série Accidents de chasse de Pascal Bernier (1994-2000) a amené
l’artiste à se défendre d’être un plasticien animalier. Il ramasse des animaux morts,
trouvés sur le bord des routes, les naturalise et badigeonne d’une bande médicale à
l’endroit où l’animal a été blessé. Si Pascal Bernier travaille et « répare » la nature,
c’est d’abord pour interroger la nature humaine. Il invite le spectateur, séduit par la
naïveté et la radicalité de son œuvre, à ne plus croire au caractère merveilleux de ce
monde. La notion de statut de l’animal prend une toute autre ampleur lorsqu’elle
est remaniée par l’artiste.
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Art Farm, Wim Delvoye, peaux issues de la performance, 2007
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L’animal gagne une valeur symbolique et culturelle et peut changer d’identité.
C’est cette action de redéfinition des règles imposées par une société et par la nature
même qui me pousse à m’intéresser en profondeur à ce type de questionnement.
Offrir de nouvelles identités, surpasser l’éthique conventionnelle sont, pour moi, de
réelles sources de motivation.
L’art contemporain utilise depuis des siècles l’animal mort. On peut
distinguer plusieurs cas de figure. Les réalisations artistiques qui présentent l’animal
« déjà » mort m’intéressent davantage. Cependant il existe d’autres cas. L’animal
peut être tué afin de réaliser l’œuvre d’art. Prenons l’exemple des peaux de porcs
tatoués de Wim Delvoye. Dans Art Farm, réalisée en 2007, l’artiste détruit les codes
en tatouant des cochons qu’il signe à la manière calligraphique d’un Walt Disney
dans le but de faire de l’animal une véritable œuvre d’art. Pour Delvoye, le cochon
est synonyme d’enrichissement personnel, c’est une sculpture vivante. L’artiste
élève ses porcs, les fait tatouer puis empailler. A travers ce processus, il dénonce
une société trop ancrée dans un système capitaliste. L’artiste semble aussi vouloir
établir un lien direct avec l’histoire des camps de concentration et d’extermination
du XXème siècle. En effet, cela rappelle les actes nazis du camp de Struthof en
Alsace. Les hommes, tatoués, étaient tués puis dépecés, leur peau devenait une
pièce de collection. A travers l’animal, Delvoye nous parle de violence humaine,
d’esclavage. Ces œuvres, qualifiées de cruelles et barbares, ont fait polémique
notamment auprès de célèbres associations luttant contre les violences faites aux
animaux. Il s’agit là de tuer pour fournir les expositions et les galeries. Cela pose un
problème moral puisque l’on tue légitimement l’animal pour sa viande et non pour
divertir les foules. Il y a ensuite le cas où l’animal est tué pendant la performance,
l’œuvre d’art. En 1990, Damien Hirst avait fait mourir des mouches dans une caisse
en verre pour représenter le cycle de la vie. En 2007, Guillermo « Habacuc » Vargas
a laissé un chien, attaché au mur d’une galerie, mourir de faim. Sur ce mur on
pouvait lire des mots composés de nourriture pour chien : « Eres Lo Que Lees »
(vous êtes ce que vous lisez). L’impact des deux exemples précédemment cités a
bien entendu été complètement différent. Là où Damien Hirst a su intéresser et
divertir, Vargas déclencha une polémique mondiale. Il existe donc une classification
morale des espèces. Plus l’animal est gros et proche de nous, plus il marquera les
esprits et plus l’impact sera lourd. L’affection y est pour beaucoup dans le ressenti
face à ce genre d’œuvre d’art.
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Pièce crée pour le cabinet de curiosité d’Echo Morgan, Angela Singer,
installation réalisée pour l’exposition The Enchanted Palace of Kensington,
Londres, 2010-2012
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J’en reviens donc à ce cas qui m’intéresse plus particulièrement. L’animal
préalablement mort peut être utilisé de plusieurs façons. A la manière dont Thomas
Grünfeld et Iris Schiferstein l’utilisent, l’hybridation est aux premières loges.
Les espèces sont mélangées, manipulées, suscitant la séduction et le malaise du
spectateur. Les Misfits de Grünfeld, collages d’animaux empaillés, instaurent un
dialogue entre le réel et l’imaginaire et ébranlent totalement notre vision rassurante
et scientifique de la réalité. Les Misfits (dont la signification française serait « inadaptés ») résonnent également avec l’avancée du progrès sur les manipulations
génétiques et le clonage sur un mode assez inquiétant. L’animal mort n’est pas
forcément hybride. Il peut être mis en scène ou juxtaposé à des éléments extérieurs.
Je pense notamment aux photographies de Karen Knorr ou encore aux étincelantes
productions d’Angela Singer. Cette dernière pare l’animal de bijoux, de perles,
de fleurs aux endroits où il y avait des blessures apparentes ayant causé sa mort.
La naturalisation fait partie intégrante du processus de création artistique, ce qui
diffère de mon propre cheminement et raisonnement. On retrouve dans le travail
d’Angela Singer une véritable volonté de dénoncer la violence faite aux animaux.
L’acte d’acceptation par le public est facilité parce que l’œuvre sert un propos juste,
moral.
19
L’animal, une nouvelle identité
L’animal mort est devenu objet d’art. Il est donc exposé, mis en avant,
présenté tel un objet luxueux et jalousé. Les quatre murs blancs de la salle
d’exposition (White Cube) font de lui le personnage principal du discours sur lequel
il repose. Il est regardé, apprécié, contesté. Les yeux du spectateur le jugent, non
pas comme un trophée accroché au mur suite à une partie de chasse, mais comme
un tout nouvel objet dans un nouvel environnement. Le spectateur est amené à se
questionner sur le nouveau statut de l’objet et ce qu’il évoque. Les plus observateurs
pourront remarquer quelques espèces protégées réappropriées. Celles-ci, interdites
à la possession, et encore plus à l’utilisation, se retrouvent dans une position fort
contraignante. Que se passe-t-il pour l’animal empaillé abîmé, hérité ou trouvé à la
sauvette ? En fait, pas grand-chose. Les musées n’en veulent pas, les particuliers
les cachent ou les jettent. A priori, ce genre d’animaux n’est plus digne d’intérêt.
Et c’est pourtant ceux-là même qui m’intéressent. En effet, puisque nos lois ne leur
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offrent aucune place, aucun statut, j’ai choisi de m’en préoccuper. Proposer des
recherches et des projets artistiques ayant pour commencement une restriction ou
une interdiction est un moteur à ma motivation. Réinventer, rechercher un moyen
de présentation, créer une nouvelle identité pour des objets qui sont dits perdus,
dévalorisés, est une véritable source de création.
L’animal mort devient un véritable matériau. Il peut s’intégrer dans des
installations. Il est dépendant d’objets, d’artifices qui l’entourent le mettant en scène.
Ce nouveau matériau propice à la création artistique est, pour moi, une suite logique
quant à son cycle de « vie ». Pour illustrer mon propos, je prendrai l’exemple d’un
cerf. Nous le retrouvons, dans un premier temps, dans son état naturel. Il était alors
chargé de magie, beau de simplicité, produit de la nature. Puis il fut chassé et tué,
je l’espère dans le respect et la tradition du chasseur. L’homme lui coupa la tête et
en fit un trophée. Il devient, plus qu’une simple décoration, un symbole de victoire
contre cette liberté qu’il transcendait jusqu’alors. Le temps passe et l’animal, bien
que figé par l’incroyable travail du taxidermiste, vieillit et lasse. Il est donc offert
en tant que cadeau familial ou jeté s’il a été trop abîmé par le temps. Serait-ce donc
la fin de son cycle ? C’est, en tout cas, le point de vue de la majorité des personnes
ayant été dans ce genre de situation. Ce moment de rejet de l’animal signifierait sa
véritable mort. Je pense que tous les artistes de la taxidermie détournée y voient
une fin incomplète. C’est également mon cas. « Cette fin est bien trop triste » se
disent-ils. C’est à ce moment-là que l’artiste intervient. L’animal abîmé, désabusé,
servira leur propos. Son cycle de « vie » n’est donc pas terminé. Tant que des
spectateurs intéressés ou non poseront un œil sur lui il sera le digne représentant
de son histoire et assumera par le biais de l’artiste une toute nouvelle identité.
C’est de cette manière que l’animal devient une œuvre d’art. Il devient un objet
neuf représentatif de plusieurs phases temporelles. Mais si les époques changent,
l’animal « objet d’art » continue à parler de l’humain. Il sert à dénoncer, témoigner
ou à se confronter à des propos et des sujets qui touchent, dans la majorité des cas,
à l’homme.
Ce nouveau statut « d’œuvre d’art » permet à l’animal de s’inscrire dans
le vocabulaire du luxe et de l’exception. En effet, l’œuvre est symbole de richesse
culturelle. L’animal objet devient regardé et jalousé. Il est mis sur un piédestal.
Ce statut hors norme efface petit à petit ses origines, son état naturel. L’animal
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s’adapte à un univers créé et modelé par l’homme. Comment un changement
aussi brutal est-il perçu par le spectateur? Dans le meilleur des cas, l’animal sera
accepté et pourra donc évoluer dans cet univers particulier. Il provoquera également
l’incompréhension de son public qui criera à l’outrage et au non-respect du fruit de
la nature. Au même titre que le trophée, succédant à la partie de chasse, laissera la
parole aux sceptiques. Aujourd’hui, il est plus facile d’accepter une représentation
animale qui dénonce. « Regardez-nous ! Qu’avez-vous fait de nous ? ». Les
discours sur l’abattage de masse, les expérimentations pharmaceutiques amènent
et simplifient le dialogue entre l’artiste et le public. L’animal sera, dans ce cas, plus
facilement accepté.
L’animal n’est, cependant, plus lui-même. Objet de toutes ces manipulations,
il devient un produit conçu et montré par l’homme. L’animal a perdu la « magie » de
son vivant. Il tient maintenant une place dans un monde de créations humaines où
les regards sont tournés vers lui. Il ne représente plus vraiment un vestige du passé,
de la nature, mais inspire des sentiments humains dans un état artificiel. Il est très
étrange d’entendre l’homme parler de nature face à ce genre de production artistique
surtout lorsque l’on reconnaît une forte ambiguïté dans ces différentes relations.
En effet, le caractère imprécis de la définition de la nature entretient l’ambiguïté
de sa relation avec l’homme. Puisqu’aujourd’hui presque la totalité des territoires
est résultante de l’activité humaine, on peut se demander si le mot « naturel »,
lui-même, n’est pas devenu artificiel. Je suis surprise de constater que la majorité
des espaces verts où résident animaux et végétaux sont aménagés par l’homme et
sont appelés « espaces naturels ». La « nature » désigne certaines caractéristiques
paysagères et n’implique pas forcément l’absence d’artifices humains. Dans le cas
de l’animal, l’adjectif « naturel » désigne davantage l’origine de l’être vivant et
s’adresse à ses caractères primitif et sauvage. Ce qui s’éloigne de la civilisation se
rapproche du naturel et inversement. Cette vision est globalement majoritaire de
nos jours. Qualifier l’animal de primitif et sauvage met en avant une idéologie qui
place la nature bien en-dessous de la culture dominante, qui est celle de l’homme.
L’homme s’oppose à la nature. Nous constatons ce résultat depuis le développement
des sciences et des techniques de ces deux derniers siècles. La connaissance est une
arme de domination. Aujourd’hui, l’homme assume sa supériorité sur l’animal et
la nature mais admet également une ambiguïté quant à cette relation. Par le biais
de la création artistique et grâce à la réflexion et la manipulation, l’homme peut-
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il reconsidérer l’animal comme un égal ? Placer l’animal au cœur de la culture et
de la connaissance en tant que représentant direct de celles-ci serait donc l’issue
adéquate quant à l’acceptation de l’animal parmi les hommes. En offrant à l’animal
une certaine structure composée d’artifices, le regardeur a comme le sentiment de le
posséder puisqu’il n’appartient plus, a priori, à son milieu naturel. Cela se produit
dès lors que l’homme a conscience que l’animal est l’héritier d’une espèce dominée.
Finalement, l’animal décontextualisé trouve sa place grâce à l’artifice qui
le pare, l’entoure et le sublime. Il étincelle, brille et éblouit son regardeur qui ne
cesse de trouver des similitudes quant aux attitudes et aux objets qui le côtoient. Un
compromis existe donc. L’artifice fait la part des choses. Le spectateur admet des
ressemblances et des points communs avec cet animal détourné. L’animal devient
unique et apprivoise une autre identité. Il côtoie désormais un univers qui n’existait
que dans les contes et les mythes, la pensée et l’imaginaire.
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Nos relations avec le vêtement, certaines fonctions de celui-ci
Il faut expliquer pourquoi le vêtement, l’artifice deviennent des notions très
importantes et inséparables de cette quête identitaire qu’un artiste peut faire suivre à
l’animal délaissé. Afin de comprendre cette finalité de création, il est indispensable
d’étudier le vêtement, la parure, leur évolution dans la société et leurs rapports à
l’homme. Je m’attarderai davantage à relativiser et à baser mes dires sur l’exemple
de notre société moderne, industrielle et urbanisée. En effet, l’extrême variabilité
de la forme et de la signification du vêtement d’un peuple à l’autre, les nombreux
changements, la mouvance, la pluralité des costumes existants au sein d’une même
communauté font de cet objet un sujet tout à fait complexe et sans cesse évolutif. Je
ne parlerai donc pas de la forme mais plutôt de ma vision plus ou moins subjective
alimentée de certaines réflexions autour du vêtement. La véritable question que
je me pose est de savoir quelles sont les choses, les avantages, les significations,
les sentiments que le vêtement peut apporter à l’homme. Comment un objet
initialement protecteur du corps humain peut-il être devenu un tel carrefour d’idées
et de symboles faisant de l’homme ce qu’il est?
24
J’en reviens donc à la notion de protection. Il s’agit sûrement de l’une des
seules fonctions utilitaires et pratiques du vêtement hormis les constants progrès
d’astuces ergonomiques formelles. Le vêtement, ou du moins la matière textile,
est une nécessité. Elle protège l’homme des agressions extérieures et favorise
son adaptation dans un milieu naturel. Elle assure une protection contre le climat
(vent, pluie…) dans un premier temps puis protège le corps de toutes les activités
salissantes (vêtements de travail). Cela paraît être d’une logique implacable.
Cependant dire que tout dans le vêtement est fonctionnel devient une absurdité.
D’autres considérations relevant de l’esthétique, des convenances, des croyances,
des origines sociales, des appartenances à certaines valeurs personnelles, peuvent
totalement nous faire oublier le côté purement « fonctionnel » du vêtement. C’est
la fonction sémiotique. Le vêtement constitue un véritable langage et communique
des informations des plus variées. J’évoquerai les phénomènes qui me paraissent
les plus importants.
Le vêtement nous informe, dans un premier temps, sur l’état biologique de la
personne qui le porte. Il s’agit de nous informer sur son sexe et son âge. La différence
des formes, l’évolution des motifs et le choix des couleurs nous renseignent sur
l’identité de la personne. Une robe symbolisera la femme, l’enfant sera entouré
de couleurs vives et claires, de motifs simples et naïfs. Il ne s’agit finalement que
d’appliquer la norme dictée par l’Histoire. Bien que le XXIème siècle admette de
plus en plus d’extravagance, une personne qui s’écarterait de ces signes devenus des
règles, serait observée, regardée par sa communauté troublée, de quelques manières
que ce soit, par ce non-sens, cette originalité. Le vêtement apporte une stabilité,
un équilibre de vie perçu par l’entourage. Il qualifie physiquement la personne qui
le porte, faisant de lui quelqu’un de « normal » ou quelqu’un de « différent ». Il
est une étape prioritaire et fondamentale dans la connaissance de l’autre puisqu’il
est la première image visible perçue par son futur interlocuteur. Cette matière
textile cachant le corps nu et étant primordiale en matière de pudeur, fait passer la
communication, le symbole avant l’instinct. Vivre dénudé ôterait toute différence
avec ses congénères, connoterait la non-affirmation d’une identité. La perception
du corps de l’autre serait pensée et désirée par instinct à la vue des organes sexuels
préalablement si bien cachés. La matière textile épousant volontairement plus
ou moins les formes du corps, joue un des rôles principaux dans le processus
25
de séduction et autres caractères grâce aux codes et aux signes qu’elle renvoie.
Notre nudité nous renvoie à un état primitif certainement inimaginable aujourd’hui
puisqu’elle met davantage en avant notre animalité.
Dans un deuxième temps, le vêtement nous informe sur ce qui n’est pas
propre à l’individu mais renvoie à sa situation sociale. L’histoire du vêtement est
indissociable des enjeux socioculturels. La façon de s’habiller, les marques, les
matières portées peuvent suggérer la situation financière des individus. Ce qui sépare
les tous premiers réceptacles du corps humain des créations textiles aujourd’hui,
c’est la notion de mode. Le vêtement n’est plus uniquement le protecteur du corps
ni fonctionnel. Il laisse place à des fonctions immatérielles et symboliques. Le corps
n’est plus seulement « habillé d’un vêtement » mais davantage orné d’une parure.
Celle-ci est censée mettre en valeur physiquement celui qui la porte et dévoiler une
facette de sa personnalité. En portant certaines matières, un individu peut paraître
« plus riche » qu’un autre. L’exemple de la fourrure est pour moi un des plus parlant
et significatif de l’évolution des mœurs. Historiquement, la fourrure est un des
premiers éléments utilisés pour protéger le corps des agressions extérieures. Déjà
utilisée pendant la préhistoire, l’homme a vite appris à conserver la peau animale.
Elle est donc la représentation de ce que peut être le vêtement primitif par excellence.
La fourrure désigne donc le pelage de l’animal vivant puis mort, jusqu’à devenir,
elle-même, l’appellation d’un vêtement. Son évolution et sa commercialisation ont
fait d’elle, aujourd’hui, un des produits les plus représentatif du luxe. La fourrure
est synonyme de richesse, de préciosité et d’un intérêt particulier pour l’esthétique
de la mode. Etant issue d’êtres vivants, elle se doit d’être en parfait état, nous
informant sur sa provenance et son « âge ». En effet, les vieilles fourrures que nous
pouvons chiner ou récupérer en brocante, au même titre que les vieux trophées de
chasse, n’ont plus la même signification. Elles nous paraissent tout simplement
sales et démodées. Je pense que c’est, finalement, le destin tragique qui attend tout
objet issu du vivant dont le cycle post-mortem aurait été interrompu. Effectivement,
qui voudrait d’un vieux renard empaillé auquel il manque une oreille et une patte ?
C’est ainsi que le produit de luxe n’existe qu’à la condition de répondre à certains
critères. La question du luxe est étroitement liée à celle du goût puisque celui-ci est
souvent entendu comme un goût d’élites sociales. La fourrure étant un produit cher,
elle est réservée à ceux qui ont les moyens économiques de l’acheter. Les produits
de luxe alimentent la différenciation sociale. Finalement la parure n’est que le reflet
26
d’une hiérarchisation du beau, des produits, des goûts individuels. Le vêtement
témoigne de certaines préférences, d’un jugement de valeurs. Cette hiérarchisation
est elle-même soumise aux priorités sociologiques de chacun. Par exemple,
certaines personnes apprécieront davantage les produits qu’elles connaissent déjà.
Le choix des codes vestimentaires d’un individu à un autre n’est que l’application
d’un processus entièrement sociologique.
Il faut aussi s’intéresser aux codes vestimentaires qui nous informent
sur l’appartenance à un groupe, à une communauté. Le vêtement, la parure sont
devenus des sources de revendications. Je parlerai, plus précisément, de l’apparat
dont le choix est issu d’une préférence individuelle. Le port obligatoire de certains
costumes communautaires, comme par exemple l’uniforme, permet de se faire
reconnaître par les autres membres de cette communauté ainsi que les individus
extérieurs. Dans ce cas, le vêtement renvoie à une appartenance collective. Cette
revendication émane de traditions, de familiarisations, de goûts pour des courants,
des façons de penser, des façons d’être. Autrement dit, le choix vestimentaire se
fait en fonction des sensibilités de chacun concernant d’autres domaines que le
textile. Un des exemples les plus parlants est celui de l’adoration pour certains
types de musique. Celle-ci ayant donné lieu à la création de divers codes et modes
vestimentaires afin de communiquer à la population ses goûts individuels. La mode
punk des années 1970, par exemple, était un renversement de toutes les valeurs et
codes vestimentaires du mouvement hippie. Ainsi le punk symboliserait le mode
de vie urbain, le pessimisme, la violence représentée par des couleurs « flashy » et
des matières synthétiques, tandis que le style hippie ferait référence à la nature, la
douceur, la non-violence. Le vêtement est alors source de revendications politiques.
A travers ses préférences musicales, littéraires, visuelles ou encore historiques,
l’individu se crée une identité. Il a conscience d’appartenir et d’obéir aux règles et
aux lois d’une société omniprésente mais ressent un puissant désir de se démarquer,
de se libérer. C’est ainsi que la parure, l’accessoire mettent en scène une certaine
libération individuelle.
Le vêtement, la parure sont des artefacts. Ils jouent sur une ambiguïté
sémantique. Dans un premier temps, l’ « artefact » renvoie à l’idée du « faux » ou
de l’ « artificiel ». L’adjectif artificiel baigne dans une atmosphère de pessimisme et
de négativité. Dans notre esprit, il désigne presque toujours quelque chose de faux,
27
dépourvu d’une certaine qualité qui résiderait dans le « naturel ». Et pourtant, toute
action humaine, tout échange culturel, toute intervention de l’homme ne peuvent se
détacher de leur part artificielle. L’artifice a pour définition tout ce qui a été produit
par l’homme. Autrement dit, il s’agit de toutes les activités obéissant à la culture
et s’éloignant du simple cycle biologique animal. L’artifice est ce qui s’oppose à
la nature. Malgré cette connotation négative, l’homme est totalement dépendant de
l’artifice. Produire de l’artificiel est une activité tout à fait naturelle pour celui-ci.
La parure en est un exemple concret. Conçue par les mains de l’homme, elle est
destinée à offrir à celui qui le porte un reflet de lui-même, le mettant en valeur,
lui apportant beauté et satisfaction. L’artifice est, pour moi, l’ultime frontière qui
sépare l’homme de l’animal puisqu’il symbolise culture et connaissance. L’homme
produit et consomme sans cesse l’artificiel assimilé à la notion de progrès. L’artifice
est dépendant de la nature qui constitue une base physique et chimique (molécules
naturelles destinées à la production de matières synthétiques). L’un ne pourrait exister
sans l’autre. Dans un second temps, l’ « artefact » renvoie à ce qui a été fait avec art.
En effet, il représente une création témoignant de l’intelligence et de la sensibilité
dont les hommes sont capables. Il met en exergue leurs pouvoirs de connaissance
et de création et place l’homme au-dessus de tout. L’ « artefact », l’artifice, est
ce qui nous différencie de tous les autres êtres vivants. Par exemple, un animal
ne porte ni parure ni vêtement puisqu’il n’a aucune conscience et connaissance
de sa nudité et de ce qu’elle implique. L’ambiguïté se trouve alors dans le cas des
animaux de compagnie. Ils sont parfois habillés par leur propriétaire, humanisés
par les artefacts qui les couvrent. Ils évoquent une nature perdue ou lointaine. Le
cas de l’animal taxidermisé est plus ou moins similaire puisque, par une action
artificielle, l’homme tente de lui redonner un aspect naturel et vivant. L’homme
ne cesse de représenter la nature, à travers diverses conceptions (photographie,
taxidermie, textiles, mobilier…). Peut-être est-ce pour rétablir un certain équilibre
avec l’imposante place que prend l’artifice dans notre culture.
28
L’artifice au service de la libération ponctuelle
L’apparat est devenu, dans certains cas, un outil permettant la libération
de l’esprit. Par l’abolition des codes et des normes, l’homme se transforme et se
distancie d’une certaine réalité omniprésente. Tel est le rôle de l’artifice ayant
pour fonction de permettre à l’homme un total renversement des genres. Ce type
de comportements est souvent assimilé à la notion de fête. La connaissance et la
compréhension du temps ont permis à l’homme de ponctuer celui-ci de certains
événements périodiques. Afin de sortir de la linéarité du quotidien, l’homme
invente la fête et sa fonction de libération ponctuelle. Chaque culture a sa propre
manière d’agencer ces périodes découpant le flux du temps social. Quelle que soit
la civilisation, par le biais des croyances, de la religion ou bien d’une absence totale
de raison, les hommes organisent des cérémonies qui entretiennent et renforcent
leur existence. Ces interruptions sont marquées par l’inversion, l’outrance, les
renversements parfois facilités par le port de déguisements, de costumes ou de
masques.
29
Le carnaval est une fête qui s’étend mondialement et plus précisément là
où l’on trouve des traces de culture chrétienne occidentale. Il s’agit d’un moment
qui laisse place aux divertissements, à la réjouissance populaire. Le carnaval et la
fête, en général, sont des actions collectives qui ne peuvent avoir lieu qu’à cette
condition. Un des prémices du carnaval est la Fête des fous, une fête religieuse
dédiée à Saint Etienne, diacre et premier martyr de la chrétienté. Pendant trois jours,
des cérémonies étaient organisées dans les églises ou les cathédrales mettant en
scène leurs occupants habituels. Cependant les rôles étaient totalement inversés. Les
enfants de chœur devenaient prêtres ou diacres et élisaient parmi eux un « pape des
fous » symboliquement représenté de façon ridicule et burlesque. Les prêtres, quant
à eux, se retrouvaient dans de nouveaux habits ne laissant, d’aucune manière faire
apparaître leur situation sociale, religieuse. A la manière des Saturnales romaines,
où les esclaves pouvaient accéder à une fausse liberté, il y avait une inversion des
rôles, un passage de l’ « innocence » à la « folie ». La fête en général laisse place
à toutes sortes d’extravagances et notamment à l’outrance, la profusion. La surdose
de nourriture et d’alcool est finalement une des conditions d’accès à cette libération.
La notion d’interdiction se voit effacée ou du moins oubliée. Le carnaval s’efforce
de chasser l’hiver et toutes les connotations négatives qui s’y rapportent. Il prône le
refus de la mort et la jouissance de la jeunesse et de la vie. C’est d’ailleurs à ces fins
qu’est brûlé le « bonhomme Carnaval », permettant de passer d’un état à un autre.
La fête s’amuse à confronter les hommes et les dieux, la vie et la mort, l’artifice et la
nature. Elle inverse l’ordre des choses. Aujourd’hui, elle fait office d’une parenthèse
quelque peu anarchique dans l’histoire sociale de l’homme. Elle nous délivre des
conventions, elle est libératrice et créative. C’est un instant hors du temps où désirs
renfloués, fantasmes égarés apparaissent tout naturellement. La fête est synonyme
de spontanéité créant une rupture avec nos habitudes. Grâce à son comportement et
à l’artifice qui le pare, l’homme acquiert une nouvelle identité qui ne peut exister
que face à une conclusion d’appartenance à une communauté. L’existence de ces
moments libérateurs serait remise en question si l’homme n’avait pas conscience
qu’ils sont limités dans le temps. Cette ponctualité outrancière provoque un choix
et une autorisation individuelle qui ferait rompre, durant un court instant, l’homme
d’avec sa stabilité quotidienne. Il ne peut accéder pleinement à ce genre d’instants
que parce qu’il sait qu’ils représentent une part dérisoire de son temps.
30
Ces instants anarchiques et libérateurs ne pourraient être pleinement vécus
sans la présence d’artifices. Les costumes et les masques ont un rôle très important
puisqu’ils permettent à l’homme la création d’une nouvelle identité. Ils donnent
l’illusion que l’homme appartient à un autre ordre social, naturel ou animal (Mardi
gras…). Ils mettent en relation des critères divers comme par exemple les classes
sociales, les origines, les âges et les sexes. La notion de travestissement est des
plus populaires dans le domaine de la fête et du spectacle. Sans réellement soulever
de problèmes éthiques, les hommes deviennent des femmes et inversement. On
trouve cette idée de désordre consenti chez les Drag Queens, qui par adoration
d’icônes du cinéma ou de la chanson, se transforment en femmes de manières tout à
fait impressionnantes. Ces hommes homosexuels, bisexuels ou hétérosexuels n’ont
pas véritablement besoin de se retrouver en communauté pour vivre leur passion.
Dans ce cas, il s’agit davantage d’un processus relevant d’une volonté personnelle
mettant en scène le personnage désiré par le biais du spectacle, de la fête. A travers
ce genre de costumes, on retrouve l’idée d’un fantasme assumé. Pour certains, la
simple représentation théâtrale est devenue un mode de vie. Ceux qu’Andy Warhol
décrivait comme des « radicaux sexuels » sont devenus extrêmement populaires,
offrant une activité des plus lucratives. Finalement, toutes ces choses qui font
qu’un homme est qualifié d’artificiel ou parfois superficiel comme les bijoux, le
maquillage, les perruques, les paillettes, n’ont pour but que d’exprimer la véritable
nature de celui-ci. Et même s’il s’agit de les utiliser pour un simple déguisement
prônant volontairement le ridicule, elles auront contribué à cette libération
ponctuelle profondément nécessaire à l’homme.
Le costume, et plus précisément le masque, permet la dissimulation
physique et mentale de celui qui le porte. Il amène à la dépersonnalisation, l’oubli
ou la mise en parenthèse des usages, des règles et des tabous de la société. Il incite
à la transgression de l’ordre préalablement établi. Le masque nous fait devenir un
autre. Un autre libéré et extraverti qui ne peut que savourer sa métamorphose. Son
expression figée et artificielle offre une certaine distance entre la réalité et la fiction.
Serge Gainsbourg a dit :
« Le masque tombe, l’homme reste et le héros s’évanouit. »
31
Untitled film #412, Cindy Sherman, série Clowns, photographie couleur,
130,2 x 104,6 mm, 2003.
32
Cette citation illustre l’ascension émotionnelle et l’exaltation que procure le
changement d’identité. L’homme masqué est assimilé à l’irréel, au fantastique, au
mythe. Le masque procure à l’homme l’anonymat caractérisant son « moi » intérieur
de désintéressé. Cet anonymat fait passer le costume avant l’homme puisqu’il
retient l’attention de toute la communauté. Autrement dit, il privilégie l’artifice à
son créateur. Les masques et les costumes font sans cesse référence, plus ou moins
concrètement, à des éléments du quotidien. L’homme peut se fondre dans la peau
d’un autre. Il utilise des codes existants et les modifie, les manipule pour créer son
enveloppe éphémère. Le but est alors de se rendre particulier, unique au sein de la
communauté. Hormis la contemplation personnelle du choix, de la conception ou
de l’assemblage de sa parure, la jouissance est dans le regard de l’autre. L’artifice
suscite les émotions, les discussions des personnes qui l’entourent. Il fait rire, il
fait peur, il interroge. Par son caractère souvent burlesque, il se moque et il est
l’objet dont on se moque. Finalement, l’intérêt que l’on porte à l’homme camouflé
ne se crée que lorsque ses parures, son reflet, ont été jugés. Il s’agit là d’instants de
convivialité, de partage où l’exubérance prime. Dès que le porteur du costume rentre
chez lui et se dénude, il redevient l’homme qu’il était, dans toute sa simplicité, et
retourne à sa réalité et son quotidien rassurant.
On trouve ces thématiques dans certains travaux de Cindy Sherman. A travers
une réflexion sur le médium photographique et sur la position de la femme et sa
représentation dans la société contemporaine, elle questionne la notion d’identité et
ses modes de représentations. Dans la célèbre série Untitled Film Stills, réalisée de
1977 à 1980, l’artiste se glisse dans la peau de différentes femmes entourées par des
décors, des vêtements, des postures stéréotypés (étudiante, bourgeoise, femme au
foyer…). Très proches des images cinématographiques, ces photographies donnent
le sentiment d’une inquiétante familiarité. Ces images nous montrent un effacement
total du corps de l’artiste, noyé sous les artefacts et la fiction qu’ils engendrent.
On y constate une tension entre réalité et fiction. On retrouve dans certaines de
ses créations l’apparition du masque. Bien que précédemment utilisé dans d’autres
travaux, il apparaît dans Masks, série photographique réalisée entre 1994 et 1996.
L’artiste semble ne plus vouloir apparaître véritablement elle-même dans ses
productions. L’idée d’un personnage non-identifiable due aux travestissements, aux
artifices, aux sentiments d’un être figé, inanimé font du masque le sujet principal de
l’image. L’artiste le représente généralement de façon grotesque et en gros plan
33
Autoportrait, Claude Cahun, Photographie, 1929
34
afin de perturber le spectateur envahi par l’étrangeté de l’ensemble. Ces masques
sont manipulés, déformés à outrance. L’impression que donne la matière nous fait
hésiter entre vivant et synthétique. Nous n’avons plus véritablement le sentiment
que le masque peut se dissocier facilement du visage. Il apparaît comme une seconde
peau devenant une entité complètement dépendante de l’être vivant caché. C’est la
dimension carnavalesque que j’apprécie particulièrement chez Cindy Sherman. Les
représentations excessives, burlesques, artificielles et ambiguës ont un caractère
très fort et ne cessent d’éveiller mon intérêt.
Je pourrais citer encore beaucoup d’artistes qui ont travaillé sur la notion
d’identité. Pour la plupart, il s’agit d’un processus autobiographique. Claude Cahun
se met en scène dans des photographies où elle exprime l’ambiguïté sexuelle. Ses
créations témoignent d’une personnalité profondément libertaire en marge des
conventions dominantes (sexuelles, sociales…) à une époque où les mœurs se
voient bouleversées. L’artiste s’inscrit dans le mouvement surréaliste dépassé par
une quête d’un mythe personnel. A travers la métamorphose, le déguisement, les
jeux de miroirs, elle joue avec les notions de fascination et de répulsion. Dans
ces Autoportraits de 1927 à 1929, l’artiste affirme son goût pour le théâtre et
la mise en scène. Claude Cahun va au-delà de son statut de femme et se définit
comme appartenant à un « troisième genre », à la frontière de l’homosexualité,
de l’androgynie… D’une autre manière, les artistes du Body Art sont amenés à
incorporer, mélanger, fusionner l’artefact directement avec le corps. Celui-ci
devient sculpture. L’idée d’un moment unique et éphémère est donc remise en
question. Dans ce cas, l’artifice est mis au service d’une réflexion sur le corps. Il
contribue davantage à la recherche d’une « mythologie personnelle » qui puise
aux origines des pulsions et des interrogations existentielles. Javier Perez est un
artiste tout à fait représentatif de ce type de démarche. Ses préoccupations tournent
autour de l’apparence et du regard de l’autre. Les rapports entre le masque et le
corps, la fragilité et la violence, le beau et le laid nous rappellent les différentes
confrontations présentes lors des fêtes où l’homme s’évade. L’artiste est ouvert à
toutes métamorphoses. L’être humain et la nature se transforment et se confrontent
sous des formes poétiques et sensibles. Il manipule également le rapport entre
l’homme et l’animal en utilisant des matières qui ont un cycle de vie, provenant de
la nature. Dans son œuvre Capilares II, réalisée entre 2002 et 2005, Javier Perez
35
Desaparecer Dentro, Javier Perez, installation, 1995-2005
36
utilise du crin de cheval blanc teinté en rouge. Il utilise également de la résine et de
la laine dans la sculpture Desaparecer Dentro, produite de 1995 à 2005.
En somme, que ce soit dans l’accentuation, la conscience ou bien le déni
des codes ancrés dans l’apparat, l’artefact, l’artiste ne cessera d’en discuter, de les
manipuler puisqu’ils sont le reflet de l’homme et du monde qui l’entoure.
37
L’installation et la mise en scène
Aborder des réflexions sur la fête, les artefacts et les animaux m’a naturellement
conduite à m’intéresser à l’aspect scénique qu’ils suggèrent. Par le biais de
l’installation, l’on peut exprimer de façon significative la pluralité des sens qu’ils
évoquent. Le caractère indéfini de l’installation offre à celle-ci une forme particulière
et une grande liberté. Elle s’impose comme étant une forme d’art actuelle majeure
des plus intéressantes. Ce médium permet l’hybridation et la juxtaposition de
toutes sortes de matériaux et de techniques (peinture, sculpture, photographie…).
Les mises en scène sont propices aux jeux d’espace et aux expériences collectives.
Le caractère ludique de l’installation est l’un des facteurs de son succès. Elle
représente un espace où l’expérience du spectateur répond à celle de l’artiste.
Anne-Marie Duguet développe cette idée à travers la notion de dispositif dans son
livre Déjouer l’image (2002). Bien qu’il soit axé sur l’image numérique et les
nouvelles technologies, cet ouvrage reste, pour moi, une référence pour réfléchir à
ces dimensions.
38
Je pense que c’est, notamment, la souplesse de l’installation qui a incité
de nombreux artistes à l’utiliser. En effet, la liberté d’agencement des différents
éléments, les diverses modalités de diffusions offrent de nombreuses configurations.
L’installation est véritablement un moyen privilégié permettant l’accès à cette
réflexion. Elle apporte une « fiction » dans un espace réel. Les objets sont mis en
relation avec l’espace qui l’entoure et les corps des visiteurs. L’architecture va donc
organiser la perception de l’œuvre puisqu’elle structure le regard du spectateur. Les
différents objets qui composent l’installation se répondent et s’articulent, mettant
en scène les questionnements de l’artiste. Le visiteur n’est plus statique devant une
œuvre fixée contre un mur. Il peut appréhender l’œuvre dans son ensemble, puis la
découvrir petit à petit, déambulant autour d’elle, allant jusqu’à interagir avec elle.
Le théâtre rentre alors en jeu. Il est la passerelle entre l’œuvre et le spectateur.
Le théâtre impose forcément la présence d’un public, celui-ci impliquant une relation
avec l’œuvre. Il devient une propriété fondamentale de l’installation. Lorsque le
visiteur entre dans l’espace artistique il aperçoit et reconnaît des éléments qui lui
sont familiers, non pas sous la forme d’images mais bel et bien présents dans leur
simple réalité. Le spectateur peut y trouver des matières, des objets qui lui rappellent
son quotidien (vaisselle, meubles, représentations animales…). L’installation met
en scène divers éléments issus de la mémoire collective. L’intimité entre l’œuvre
et celui qui la regarde se crée. Celui-ci fixe davantage son attention sur la mise en
situation des objets présents puisqu’il les connait déjà. A la manière dont le public
rentrera dans le jeu de l’acteur, le spectateur d’une installation examinera la mise en
espace et les différents rapports entre les éléments présents dans la mise en scène
artistique. L’installation implique l’œuvre dans un véritable système relationnel
puisque les visiteurs ont davantage conscience d’exister au sein de l’espace
artistique. Ce mode de représentation laisse place à une infinité d’interprétations
menant à l’idée d’œuvre ouverte. Le public est généralement sensible à ce genre
de composition puisqu’elle présente des œuvres souvent de taille très importante,
impressionnant physiquement le spectateur et l’encourageant à l’explorer et à
la comprendre. L’artiste agence, positionne les objets entrant en résonance, à la
manière d’un narrateur qui raconterait une histoire.
39
Shopping Bags, Sylvie Fleury, installation, 1991
40
Nous retrouvons ces différents principes dans les réalisations de l’artiste suisse
Sylvie Fleury. Celle-ci utilise des objets symboliques de forte valeur sémantique et
esthétique qui relèvent d’un attachement sentimental. Dans l’installation Shopping
Bags, réalisée en 1991, elle met en scène des emballages de produits de luxe pour
parler de la superficialité de notre société. Ces emballages sont groupés, juxtaposés
aléatoirement sur le sol. Sylvie Fleury nous parle d’un univers de consommation
grâce aux artefacts qu’elle sculpte et agence. On trouve dans son travail un goût
affirmé pour les vêtements et la cosmétique, connoté par sa palette de couleur.
« Recontextualiser quelque chose de très superficiel lui donne une nouvelle
profondeur. »
A travers cette citation, Sylvie Fleury met en avant le plaisir de la consommation.
L’artiste ne dénonce pas mais assume pleinement le plaisir qui émane de l’action
(shopping) ou de l’objet superficiel. Ainsi l’œuvre d’art devient une passerelle leur
donnant une autre dimension.
J’attache également une grande importance à la perception esthétique d’une
installation. Au-delà du parcours relationnel et conceptuel que l’œuvre impose au
public, celle-ci provoque des réactions quant à sa conception physique qui sera
perçue en premier par le spectateur. L’installation provoque de premiers sentiments
et le transporte dans un univers conçu et décidé par l’artiste. Le spectateur peut
osciller entre le beau et le laid, l’étrange et la peur, le fantastique et le merveilleux. Il
est absorbé par l’espace et par la mise en scène choisis par l’artiste. Le merveilleux
est, pour moi, un des modes de perception les plus intéressants. J’aime ressentir
comme une sensation de magie dans l’œuvre, quelque chose qui fascine. Les objets,
les personnages présents dans l’installation appartiennent à un monde artificiel figé
et sont redéfinis par la mise en scène et la fonction que l’artiste lui apporte. Le
merveilleux évoque les mythes et légendes, la fable et le conte. Il peut renvoyer
à une esthétique naïve (monde de l’enfance, idéalisation plastique et sémantique)
bien qu’il fasse référence à un monde irréel et surnaturel. L’incompréhension de
certaines manipulations de l’artiste peut déclencher un malaise chez le spectateur et
le faire basculer dans un univers étrange et fantastique. Celui-ci passe de la réalité
à la fiction, il s’éloigne du cours ordinaire des choses. Le merveilleux suggère
également une réaction affective et intéressée par l’émerveillement et le mystère
41
Wu Zei, Huang Yong Ping, installation, 2010
42
qui émane de l’œuvre. Il n’a pas besoin de justifier sa vraisemblance. De nombreux
artistes jouent sur la transfiguration du réel afin de parler de questions actuelles
et concrètes. On retiendra bien sûr l’intérêt des surréalistes pour le merveilleux.
Meret Oppenheim altère notre perception d’une tasse de thé dans son Déjeuner
en fourrure (1936). Elle accorde une place des plus importantes à la manipulation
de l’objet, au hasard, à l’inconscient, et au rêve. L’artiste transforme des objets en
modifiant une ou plusieurs de leurs caractéristiques (taille, couleur, matériau…).
Les résultats sont étranges et poétiques. L’artiste joue sur la signification et le sens
caché des objets, des images et des mots. La tasse de son Déjeuner en Fourrure
est devenue inutilisable. Elle fait naître notre curiosité quant au matériau utilisé
déclenchant des associations d’idées (luxe, féminité, nid…). L’artiste ne cesse
d’utiliser des éléments, des symboles qui se rapportent à la nature (fourrure, viande,
animaux vivants…). La même année, Meret Oppenheim réalise Ma Gouvernante,
My Nurse, Mein Kindermadchen représentant un poulet rôti avec une paire de
chaussures, des manchons en papier et un plateau d’argent. L’artiste confronte de
diverses manières l’animal ou son image à des artefacts représentant l’homme. Elle
réinvente de nouveaux statuts pour l’objet quotidien devenu œuvre d’art.
Afin d’illustrer ces différents principes dans l’installation, je choisirai
l’exemple d’une production de l’artiste chinois Huang Yong Ping. Pour le salon
d’honneur du musée océanographique de Monaco en 2010, l’artiste créa in-situ
une installation monumentale intitulée Wu Zei. Il s’agit d’une mise en scène aux
techniques mixtes (structure en métal, papier, tissu, silicone, peinture, animaux
naturalisés…) représentant un poulpe géant. L’artiste s’empare des mythes et
légendes, des formes de l’Orient et de l’Occident (mythe de la caverne, Arche de
Noé…), les manipule afin de construire ses propres fables. Ses œuvres sont une
remise en cause politique de nos évidences et de nos certitudes. La pieuvre est vue
comme un animal hybride de vingt-cinq mètres d’envergure, suspendue au plafond
de l’espace d’exposition. L’œuvre s’adapte à l’espace et le prend sous son contrôle.
Certains tentacules s’enroulent autour des colonnes, d’autres aspirent, par leurs
extrémités, les objets et animaux placés sur le sol. La sensation de merveilleux,
tendant vers le fantastique, réside dans l’absurdité et le gigantisme de la scène.
Le regardeur entre dans un univers qui dépasse son entendement et éveille ses
références théologiques et littéraires. Dans ses installations, Huang Yong Ping
privilégie la réflexion sur l’homme et ses mœurs, ses travers et ses perversions.
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I like America and America likes me, Joseph Beuys, performance, 1974
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L’artiste assume une attitude critique à l’égard des perceptions conventionnelles de
la culture par le biais de l’esthétique de l’étrange et du non-réel.
Ce type d’investigations, dans ses caractères relationnel et interactif, peut
dériver vers la performance. L’œuvre inclut le mouvement en renforçant les relations
entre le corps, l’espace et le temps. Les dimensions spectaculaires, théâtrales et
éphémères sont privilégiées. A la manière dont un carnaval a besoin de son défilé,
l’œuvre performative amène le corps de l’artiste à une action comportementale
spontanée faisant l’objet d’une expérience lors d’un instant ponctuel. La performance
emprunte généralement des éléments du langage du théâtre, bien qu’elle s’y oppose
à plusieurs points de vue. En effet, la construction temporelle théâtrale est purement
fictionnelle tandis que la performance adopte un espace-temps in situ. Celle-ci est
propre à tous processus de création d’œuvres d’art spectaculaires ou non. Elle
ne nécessite plus réellement la présence de l’objet réel puisque le jeu de l’artiste
compense et annonce une remise en cause de l’œuvre d’art en tant que marchandise.
Lors de l’action I like America and America like Me, en 1974, réalisée dans une
galerie d’art à New York, Joseph Beuys renverse le monde matérialiste en faisant
cohabiter l’homme qu’il est, symbole de culture, avec un coyote symbolisant la
nature. Protégé d’une simple cape de feutre et une canne, l’artiste réduit le fossé qui
sépare la grande ville moderne de l’état naturel et primitif. L’artiste partage matière et
territoire avec l’animal, il est à la recherche d’énergies enfouies, de fables oubliées.
Le spectateur d’une performance ne s’attache plus réellement à l’importance de son
esthétique. Il écoute et regarde, captant les énergies que l’artiste renvoie par ses
faits et gestes.
Certaines performances d’Olivier de Sagazan m’intéressent également.
L’artiste manipule et déforme totalement les normes corporelles de l’humain. Le
corps de l’artiste est sans cesse redéfini par l’empattement, l’engluement dans la
matière. Il en est prisonnier, noyé sous un masque de terre et de plâtre. De façon
bouleversante et souvent perturbante, l’artiste évoque notre difficulté d’être,
d’exister. Ces performances renvoient à la pratique du rituel. Celui-ci vise à
redonner au corps « mort » une place dans le monde vivant par le biais de la matière
et du masque qui deviennent des artefacts imitant la vie. La performance devient
alors un moyen de prendre, ou de reprendre conscience de son corps. Celui-ci se
métamorphose et nous interroge sur sa nature humaine. Bien que l’univers général
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Transfiguration, Olivier de Sagazan,
image extraite de la performance, 2012
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de l’artiste simule un monde morbide, les mouvements violents, les différentes
postures de l’artiste (les positions assises, à genoux nous donnent l’impression
que l’artiste est enraciné dans le sol) expriment tout ce qu’il y a de plus vivant.
L’émotion du spectateur est à son apogée. L’artiste ne cesse de confronter ses actes
à l’existence de son propre corps et son statut.
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Les relations que nous entretenons avec l’animal sont complexes. Elles
s’articulent autour de différents principes sociaux et culturels changeant au fil des
ans. Elles sont au cœur de l’évolution de nos mœurs et de notre propre ascension
identitaire faisant de nous des hommes. Ceux-ci, recherchant, en quelque sorte, une
liberté qui contredit le système qui les entoure, ne cessent d’inventer ou de réinventer
divers moyens de rendre leur existence singulière. Nous ponctuons notre temps
d’évènements libérateurs, propices à l’extravagance et à l’outrance. Nous nous
recouvrons et nous entourons d’artefacts chargés de sens aidant à la construction de
notre identité et à la diffusion de nos convictions et de nos valeurs. Mon interrogation
sur la nature humaine est, bien sûr, amenée à évoluer. Nos habitudes et nos façons
de voir les choses changent. Elles s’adaptent à notre environnement et aux individus
qui nous entourent. Nous aimons observer et comprendre notre entourage. Notre
besoin de contrôle et notre soif d’apprendre sont devenus des outils nous éloignant
de plus en plus de notre état animal. Nous sommes des dominants. Nous créons,
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nous nous approprions le monde. Mes recherches artistiques ont pour but de
trouver un compromis entre notre statut actuel et celui de l’animal blessé par notre
prétention, par notre désir de toute puissance. Je cherche à lui donner une nouvelle
place, une nouvelle identité au sein de l’univers artificiel et spectaculaire qui est le
nôtre. Il peut être regardé, admiré voire jalousé en s’apparentant à un objet d’art,
émanant de la connaissance et de la curiosité de son créateur. Les mises en scène
qui le subliment rappellent à celui qui le regarde des éléments qui lui sont familiers.
L’animal a le premier rôle. Il interagit avec son spectateur, donnant à réfléchir sur la
condition humaine et le rapport à la nature.
Jusqu’à maintenant, mes créations sont issues de diverses juxtapositions
entre les nombreux éléments qui symbolisent, pour moi, l’artifice et la nature. Le
caractère parfois « fantastique » de mes mises en scène ou de mes installations
me pousse à croire qu’un travail de recherches sur la métamorphose est à venir.
L’hybridation des matériaux, la fusion des éléments humains et animaux serait une
continuité intéressante. A l’image d’une « mythologie personnelle », l’animal et
l’artefact pourraient de plus en plus s’éloigner de la réalité. A l’heure actuelle, je
n’ai étudié qu’une petite partie des mœurs qui m’intéressent. Cette réflexion sur une
certaine relation entre l’homme et l’animal, ainsi que nos ascensions identitaires,
est sans fin. Cela me réjouit lorsque je pense aux conséquences que cela peut avoir
sur les réalisations des nombreux artistes s’intéressant au sujet mais également sur
les miennes. La pratique de la mise scène par le biais de l’installation constitue,
pour moi, un moyen d’expression confortable. Parfois, il me semble que je pourrais
pousser davantage l’importance que j’accorde à la relation entre la création et le
spectateur. Cela en ajoutant le mouvement. Peut-être pourrais-je faire, dans un
avenir prochain, l’expérience de la performance afin de donner une autre dimension,
plus spectaculaire, à mes recherches.
Finalement, tout ceci n’est que le compte rendu de ma curiosité. Je ne suis
pas plus différente que les autres individus qui m’entourent. Je prends note et
j’expose, j’observe et raconte. Je suis parfois émue, parfois déçue. Je décortique ce
qui passe inaperçu, autrement dit ce dont nous n’avons pas réellement conscience :
nos envies de liberté, nos besoins de reconnaissance, notre appréhension du monde,
notre quête du futur.
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Bibliographie
Essais:
.AA.VV, Mode de recherche n°2, Centre de recherche Institut Français de la
Mode, Paris, juin 2004.
.Anne-Marie Duguet, Déjouer l’image : créations électroniques et numériques,
Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002.
.Jean de La Fontaine, Fables, Paris, Garnier Frères, 1962.
.Jean-Baptiste Jeanjène Vilmer, L’ethique animale, Paris, PUF, 2011.
.Ezio Manzini, Artefacts, Centre Georges Pompidou, Paris, 1992.
.Histoire des mœurs, Jean Poirier (dir.), Encyclopédie de la Pléiade, tome I, Paris,
Gallimard, 1990.
Catalogues d’exposition:
.Cindy Sherman, Catalogue d’exposition du Jeu de Paume, Paris, Flammarion,
2006.
.Claude Cahun, Catalogue d’exposition du Jeu de Paume, Paris, Hazan, 2011.
.Joseph Beuys, Catalogue d’exposition au Centre George Pompidou, Paris, Centre
George Pompidou, 1994.
.Si loin, si proche... Bêtes et hommes au chateau d’Avignon, Agnes Barraud (dir.),
Silvana Editoriale, Milan, 2011.
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Webographie
.Huang Yong Ping:
- http://www.oceano.mc/fr/actualites/expositions/wu-zei/1/
.Javier Perez:
- http://www.frachautenormandie.org/images/expo/dp/DPJavierPerez%20frac%20hautenormandie.pdf
- http://pedagogie.ac-montpellier.fr/Disciplines/arts/arts_plastiques/carredart/perez.htm
.La fête des fous:
- http://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%AAte_des_Fous
.La symbolique du masque:
- http://www.hermanubis.com.br/artigos/FR/ARFRLeSymbolismeduMasque.htm
.Meret Oppenheim:
- http://www.moreeuw.com/histoire-art/meret-oppenheim.htm
- http://ww2.ac-poitiers.fr/ia79-pedagogie/IMG/pdf/oppenheim.pdf
.Olivier de Sagazan:
- http://nefdesfous.free.fr/
.Sylvie Fleury:
- http://fr.wikipedia.org/wiki/Sylvie_Fleury
- http://largeur.com/?p=1851
.Thomas Grünfeld:
- http://elogedelart.canalblog.com/archives/2010/04/23/17670766.html
.Utilitarisme anglais:
- http://etudes-benthamiennes.revues.org/169
- http://fr.wikipedia.org/wiki/Utilitarisme
.Wim Delvoye:
- http://www.wimdelvoye.be/
- http://art-flux.univ-paris1.fr/spip.php?article130
- http://noirbazar.forum-actif.info/t857-wim-delvoye
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Merci infiniment à Alice Laguarda et Mathilde An.
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