ROMAN ET ÉDUCATION
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ROMAN ET ÉDUCATION
Formation doctorale «Texte, imaginaire, société» ROMAN ET ÉDUCATION ÉTUDE GÉNÉTIQUE DE BOUVARD ET PÉCUCHET DE FLAUBERT Thèse de Doctorat en littérature française présentée par Mitsumasa WADA sous la direction de Monsieur le professeur Jacques NEEFS Juillet 1995 REMERCIEMENTS A Monsieur Jacques NEEFS, qui a guidé mon travail depuis le début de mon séjour en France et n’a pas ménagé sa peine par ses conseils, ses suggestions et ses critiques. A Monsieur Claude Mouchard, qui a grandement contribué à éclairer mes recherches dans le domaine des rapports entre l’histoire de la Science et de la Littérature, et à faciliter ma lecture des manuscrits. A Mademoiselle Marie-Françoise Rose, de la Bibliothèque municipale de Rouen, qui m’a donné accès aux manuscrits originaux de Bouvard et Pécuchet de Flaubert. A Madame Odile de Guidis, de l’I.T.E.M., qui m’a encouragé avec gentillesse à persévérer dans la voie de l’étude génétique. A M.M. Olivier Feiertag et Gilbert Burlet qui ont bien voulu relire mon travail et m’ont donné de précieux conseils. ABRÉVIATIONS BP Bouvard et Pécuchet, édition présentée et établie par Claudine Mersch, Gallimard, collection «Folio», 1979. Cento BP Notre Gothot- édition de référence. Bouvard et Pécuchet, édition critique par Alberto Cento, précédée des scénarios inédits, Naples, Istituto universitario orientale, Paris, Nizet, 1964. C.H.H. Œuvres complètes de Gustave Flaubert, édition établie par la littéraires françaises, Club de l’Honnête Société des Études homme, 16 vol. 1971 -1975. La citation encadrée dans le corps du texte indique qu’il s’agit d’une transcription des manuscrits de Flaubert. Nous avons suivi les mêmes règles de transcriptions que pour l’Annexe. Ainsi, nous utilisons les signes suivants : [ ] passages supprimés italiques passages ajoutés <> signes indiquant les passages ajoutés, employés uniquement en cas de manque d'espace pour représenter les passages ajoutés spatialement. indique la fin d'une ligne dans le manuscrit, employé uniquement si l'espace ne permet pas de transcrire une ligne du manuscrit dans une ligne de la transcription. * indique les mots, les passages illisibles. D’autres signes en gras tels que « [ ]» et «X» sont de la main de Flaubert. Pour les manuscrits de g 225, la Bibliothèque municipale de Rouen applique une nouvelle foliotation depuis quelques années. Nous avons indiqué, pour les folios dont nous avons consulté les originaux, la nouvelle foliotation entre les parenthèses après l’ancienne. Pour la Correspondance de Flaubert, les trois tomes de la bibliothèque de la Pléiade, édition établie et annotée par Jean Bruneau, constituent notre édition de référence. Pour la période qu’ils ne couvrent pas encore, nous nous référons soit aux éditions du Club de l’Honnête homme, soit à la Correspondance Flaubert-Sand et Flaubert-Maupassant. La Correspondance de Gustave Flaubert et George Sand est éditée par Alphonse Jacobs, Flammarion, 1981. La Correspondance de Gustave Flaubert et Guy de Maupassant est établie par Yvan Leclerc, Flammarion, 1993. Les soulignements dans les citations sont de nous, sauf indication contraire. Les passages mis en italiques sont ceux du texte cité. INTRODUCTION Vers la fin de janvier 1880, au cours de la préparation du dernier chapitre de Bouvard et Pécuchet, Flaubert laisse entrevoir ses idées au sujet de l’éducation : «Maintenant, je prépare mon dernier chapitre : L'éducation. [...] Je veux montrer que l'éducation, quelle qu'elle 1 soit, ne signifie pas grand-chose, et que la nature fait tout ou presque tout .» Et l’écrivain d’en conclure : l’éducation ne peut rien faire contre la nature humaine. Cependant, il ne faudrait pas prendre ce constat pour l’expression d’une indifférence de l’écrivain pour l’éducation. Certes, il s’agit bien là de l’expression d’une méfiance de l’éducation. Mais, pourquoi doit-il l’énoncer quelques mois avant sa mort ? Si le romancier est indifférent à l’éducation, comment se fait-il qu’il en ait fait le thème central du dernier chapitre de son dernier roman ? C’est en fait au cours de la rédaction du chapitre de l’éducation qu’il meurt le 8 mai 1880. Un ressentiment se cache-t-il derrière le dédain apparent pour le sujet ? Cette thèse propose d’explorer les rapports spécifiques que Bouvard et Pécuchet semble nouer entre l’éducation et le roman. § 1 Les vices et le paradoxe de l’éducation chez Flaubert L’éducation est un des thèmes constants de l’œuvre flaubertienne ; elle la traverse d’un bout à l’autre. C’est en tournant l’éducation en ridicule que Flaubert entretient un long et durable dialogue avec elle. Éducation sentimentale en témoigne. La différence entre les deux Ils abordent, conformément aux normes du genre du roman d’apprentissage, la formation intellectuelle, affective et sociale d’un jeune homme. Mais l’éducation amère et cynique de Frédéric est trop différente de celle de Jules, qui est sérieuse, littéraire et artistique, pour mettre les deux éducations au même plan dans la discussion. Le sens attribué au mot a profondément changé entre les deux romans. Cependant, l’éducation peut être littéraire et vicieuse à la fois. Ce sont ainsi les lectures romanesques d’Emma, auquel les critiques ont donné le 1 A Guy de Maupassant, 22 ou 23 janvier 1880, C.H.H., tome 16, p. 297. nom de bovarysme, qui l’amènent à se donner la mort. Madame Bovary est un drame de l’éducation littéraire néfaste. Les œuvres de jeunesse, qui ne sont pas dépourvues de cette dimension non plus2, développent aussi le thème de l’éducation et du destin. «Les deux mots» précédant la narration du Parfum à sentir met en œuvre, certes d’une manière différente, la même opposition pourtant entre la nature et l’éducation. Après avoir reconnu la nécessité d’expliquer la «pensée» du conte, le narrateur se demande à qui incombe la faute de la mort de Marguerite : «La faute ce n’est certes à aucun des personnages du drame. La faute c’est aux circonstances, aux préjugés, à la société, à la nature qui s’est faite mauvaise mère. Je demanderai ensuite aux généreux philanthropes qui n’ont d’autres preuves du progrès intellectuel que les chemins de fer et les écoles primaires, je leur demanderai à ces heureux savants s’ils ont lu mon conte quel 3 remède ils apporteraient aux maux que je leur ai montrés .» Quoiqu’elle soit ici déplacée, car le passage ne parle pas de l’éducation elle-même mais d’une des ses institutions, l’éducation est accusée d’impuissance devant la nature qui fait tout. L’opposition entre la nature et l’éducation et le triomphe de la première sur la seconde servent à mettre en cause la puissance éducative qui représente ici le progrès humain. Il faut remarquer aussi que l’omnipotence de la nature est comparée à une «mauvaise mère». C’est la nature qui a «élevé» ainsi les personnages. Donc, l’éducation humaine cède le pas à une autre éducation, celle de la nature. Ainsi, même si l’éducation apparaît avec ses variantes selon l’angle sous lequel elle est considérée, elle se révèle essentiellement vicieuse : dépourvue de puissance moralisatrice, elle invite à la dégradation. Si l’éducation peut faire quelque chose, c’est uniquement dans le sens pervers. L’œuvre flaubertienne accuse sans se lasser l’impuissance et les vices de l’éducation. En d’autres termes, l’éducation du roman flaubertien a pour but de renier la vertu éducative. Elle est non seulement vicieuse mais aussi paradoxale. Car, si l’on ne peut se fier à l’éducation, on ne pourra non plus prendre au sérieux cet enseignement de l’impuissance éducative. Ainsi, la 2 3 37. Elles parlent d’ «éducation vicieuse», de l’éducation de la misère et d’ «induction». Cf. infra, pp. 77-78. Parfum à sentir, Mémoires d’un fou, Novembre et autres textes de jeunesse, édition d’Yvan Leclerc, GF, 1991. p. lecture de l’œuvre littéraire réduit à un paradoxe la question de l’éducation. § 2 Bouvard et Pécuchet et l’éducation Bouvard et Pécuchet est un des textes qui reflètent le mieux la complexité du rapport biaisé et paradoxal entre l’éducation et l’écriture romanesque chez Flaubert. Le roman distingue trois niveaux d’éducation : celui des héros, des enfants et du lecteur. Le parcours encyclopédique que tracent Bouvard et Pécuchet n’est que celui de l’apprentissage des sciences. Le roman met en scène successivement toutes les sciences devant les personnages qui en sont fascinés et essaient de les assimiler. Le chapitre X où ils tentent l’éducation de deux enfants n’est qu’un des moments de cette exposition des sciences. La pédagogie est incluse dans le dessein général que Bouvard et Pécuchet ont formé de tout savoir afin de pratiquer ce savoir. Cependant, la pédagogie finit sur un échec complet, comme d’ailleurs toute autre expérience scientifique. L’exposition des sciences n’est qu’une succession d’échecs. Elle se révèle à la fin du récit comme l’étape préparatoire à la Copie, projet final des deux bonshommes. C’est à ce moment-là que leur éducation cesse d’être intellectuelle et prend une dimension plus sociale et existentielle. La Copie est une activité sociale et ils choisissent délibérément ce mode de vie. Malgré le caractère hypothétique de la Copie dont la réalisation ne peut être présumée que d’après les scénarios et les dossiers de Rouen, l’interrogation sur le statut social et intellectuel de la Copie est indispensable à notre questionnement. C’est de cette conclusion du roman que le lecteur doit tirer leçon. Ainsi, le récit peut devenir porteur d’éducation. Pour chacun de ces trois niveaux d’éducation, Bouvard et Pécuchet exploite et met en jeu le paradoxe vicieux de l’éducation de manière différente. Au niveau de l’apprentissage des sciences par les héros, d’abord, on est en droit de se demander pourquoi ils montrent tant de zèle pour n’aboutir qu’à une série d’échecs, eux qui ne semblent pas particulièrement doués pour les recherches scientifiques. On sait que le roman avait un sous-titre : «défaut de méthode dans les sciences4». Mais comment le roman pourra-t-il condamner la méthode scientifique si les héros ne sont pas capables de les apprendre comme il faut ? Tous les flaubertistes, de Dumesnil et Descharmes à Brombert et Gothot-Mersch, qui réfléchissent sur Bouvard et Pécuchet, ne peuvent s’empêcher de poser la question du niveau d’intelligence des héros5. Mais, du moins dans certains épisodes, l’incapacité intellectuelle des deux hommes ne diminuent en rien la portée de la critique que leurs expériences infructueuses portent contre la crédibilité des sciences elles-mêmes. Il faut tourner en ridicule la même prétention partagée aussi bien par les deux néophytes que par les sciences elles-mêmes, prétention qui consiste à vouloir et pouvoir tout savoir. Voilà le premier paradoxe du roman, celui de l’apprentissage des sciences. Au niveau de l’éducation du lecteur, ensuite, ce dernier peut se demander ce que signifie l’activité de la Copie par rapport aux expériences scientifiques qui l’ont précédée. Sur le plan intellectuel, elle peut être didactique et avoir une ambition intellectuelle comme l’auteur l’envisage pour le Dictionnaire des idées reçues, sans pour autant cesser complètement d’être une activité machinale et un produit de pur réflexe. Sur le plan social, elle est une forme d’exclusion. Bouvard et Pécuchet copient dans l’isolement le plus parfait. Et pourtant, en tant que cela, ils découvrent qu’ils sont tolérés, ce qui fait contraste avec la haine publique qu’ils s’étaient attirée au cours de leurs expériences scientifiques et avant de plonger dans la Copie. Le paradoxe de la Copie, le deuxième de Bouvard et Pécuchet, est donc à la fois intellectuel et social. Le chapitre X de Bouvard et Pécuchet a la particularité de servir de transition entre ces deux existences contraires. Il assure le passage de l’apprentissage intellectuel des sciences à l’apprentissage du monde qu’est la Copie. C’est à la suite de la catastrophe morale des enfants qu’ils avaient adoptés et de leur propre chute sociale due à la Conférence, qu’ils renoncent à assimiler et à pratiquer le savoir et se 4 5 Lettre à Mme Tennant, 16 déc. 1879, C.H.H., tome 16, p. 284. Cf. l’Introduction de Claudine Gothot-Mersch à son édition de Bouvard et Pécuchet, BP, p. 19 sqq. décident à le copier. L’enjeu de l’expérience pédagogique se résume alors à la question de savoir comment mobiliser et motiver le savoir pédagogique au profit de la programmation narrative, en l’occurrence pour bien mener l’expérience à l’échec permettant le passage à la Copie. Il s’agit dès lors d’une utilisation délibérée du savoir pédagogique dans un but narratif. Le troisième et dernier paradoxe, celui de l’expérience pédagogique, consiste, enfin, à vouloir tirer le meilleur parti du savoir pour démontrer précisément son inefficacité réelle qui relève de la conviction personnelle de l’auteur, comme nous l’avons constaté. Parmi les idées et les conseils que les manuels pédagogiques fournissent, il faut bien choisir pour ériger en un fait objectif scientifique une conviction personnelle, préexistence à toute théorie pédagogique. Pour comprendre le mécanisme complexe de ce travail intertextuel, l’étude des manuscrits s’impose. § 3 L’avant-texte, lieu conflictuel entre le savoir et le narratif Sans chercher nécessairement dans les manuscrits l'intention "cachée" de l'auteur, l'étude génétique a pour intérêt de mettre en lumière un des états possibles du texte. Si bien des idées et des passages sont supprimés au cours du travail d'écriture, il faut se garder de compléter la maille manquante avec cette découverte de la suppression pour déterminer le sens du texte définitif. Ce serait aboutir au contraire du vouloir de Flaubert. Cependant, il y a grand intérêt à reconnaître dans l'avant-texte des richesses de mots et d'idées en réserve, des investissements du savoir et du désir, des intertextualités et des autotextualités. Révélant le processus de l’assimilation du savoir dans la narration, les manuscrits de Bouvard et Pécuchet apportent une autre dimension à la réflexion sur les liens entre éducation et écriture romanesque. Entre les notes de lecture, les plans, les scénarios et les brouillons scénariques et textuels, c’est en quelque sorte le degré et le mode d’assimilation du savoir au narratif qui distinguent entre eux les différentes formes de l’avant-texte. Les notes de lecture sont une réserve du savoir que l’auteur a puisé dans les livres consultés. Elles sont le résultat d’un apprentissage de l’écrivain qui le fait ressembler, non sans quelque malice, à ses personnages. Les scénarios et les brouillons mettent en scène l’assimilation et l’altération du savoir selon les exigences narratives propres à chaque stade de rédaction. Le savoir et le narratif s’influencent et se compensent l’un l’autre. Cependant, le savoir n’est plus transparent dans cet espace narratif qu’est l’avant-texte du roman. Bien que la citation soit le moyen le plus fréquent pour introduire le savoir dans le narratif, cela ne suffit pas pour garantir la transparence des idées introduites. En d’autres termes, une fois insérée dans l’espace romanesque, la citation, si exacte soit-elle, ne conserve plus la même nature et la même force énonciative que dans le contexte originel. L’énoncé scientifique ne sera plus cité et lu en tant que tel, mais en tant que partie de l’écriture romanesque. Une modification sémantique et esthétique s’opère. Déjà, les notes de lecture d’un manuel ne sont pas à rigoureusement parler les notes que prendrait un étudiant spécialisé dans le domaine. Il est vrai qu’elles reproduisent assez exactement les grandes idées de l’auteur, mais ce souci d’exactitude vient moins de l’esprit scientifique que du regard esthétique que le romancier porte sur les énonciations scientifiques, quelquefois au détriment des énoncés. Même dans les notes de lecture, le savoir ne fonctionne plus comme tel, mais déjà orienté vers son usage narratif. Il est évident alors que l’intervention du critère esthétique et narratif dans le tri du savoir devient plus forte dans les scénarios et les brouillons. Ainsi, les modifications sémantiques du savoir dans l’écriture romanesque sont inévitables. Le savoir n’y est regardé qu’à travers le prisme esthétique qu’est le roman. Néanmoins, c’est aussi dans cet espace narrativisé du roman que les trois paradoxes que nous avons évoqués à propos de l’éducation dans Bouvard et Pécuchet, peuvent se résoudre d’une certaine façon. D’abord, le paradoxe de l’apprentissage des sciences, qui consiste à vouloir montrer le «défaut de méthode dans les sciences» à travers leur apprentissage très incomplet par deux hommes dépourvus de toute qualité pour la formation scientifique, ne se pose pas si le savoir n’a plus la même valeur d’énoncé scientifique une fois inclus à l’espace romanesque. Le savoir n’y sera que des mots, qui ne se distingueraient plus des mots qu’on parle dans la vie quotidienne. Il en est ainsi du deuxième paradoxe. Il n’est plus aussi important de demander si le travail de la Copie est à la portée de l’intelligence de Bouvard et Pécuchet ou ce qu’il leur apprend sur la vie et sur la société, que de savoir comment les énonciations scientifiques ou idéologiques peuvent coexister dans l’espace de la Copie, tout en gardant leurs contradictions réciproques. En ce qui concerne l’expérience pédagogique du chapitre X, le conflit entre le savoir et le narratif se joue au cours de la rédaction, dans l’avant-texte qui est le chantier propre du conflit. En ce sens, l’étude génétique du chapitre X nous permet de réfléchir à la fois sur les deux niveaux de l’éducation : l’éducation comme une des sciences abordées par Bouvard et Pécuchet et l’éducation au sens le plus large du terme, synonyme de l’apprentissage, de l’assimilation des idées. D’une part, en analysant la pédagogie que les deux bonshommes appliquent à Victor et Victorine, elle nous fera comprendre pourquoi l’éducation des enfants doit échouer. D’autre part, cette analyse nous fait entrevoir en même temps comment la conviction personnelle l’emporte sur le savoir pédagogique des manuels, comment elle le motive à ses propres fins et le narrativise au fur et à mesure de la progression des versions. En nous révélant la mise en scène du savoir pédagogique, elle nous donne un bon exemple de l’assimilation du savoir dans la narration. Il s’agit de l’éducation au niveau de l’écriture romanesque, tandis que la pédagogie de Bouvard et Pécuchet se situe, elle, au niveau diégétique. Nous allons commencer, dans notre étude, par analyser la complexité de la notion d’éducation dans le roman flaubertien, particulièrement dans Bouvard et Pécuchet. La stratification de l’éducation dans le dernier roman flaubertien ne s’éclaircira en effet jamais complètement si elle n’est pas mise en corrélation avec le courant pédagogique de l’époque à l’égard de la littérature, courant qui va se transformer lentement mais sûrement après les années 1870. C’est pourquoi nous avons cru nécessaire de commencer notre première partie axée sur l’étude de la diversité et de la structure stratifiée de l’éducation dans Bouvard et Pécuchet, par une réflexion générale sur la réciprocité entre littérature et éducation au cours des trois dernières décennies du XIXe siècle. Suivra dans la deuxième partie une étude génétique de l’éducation des enfants par Bouvard et Pécuchet au chapitre X. Elle doit mettre en lumière le processus d’assimilation du savoir dans le récit, et sa narrativisation. Affecté d’une double tâche, comme nous l’avons évoqué, l’examen de l’avant-texte ne nous laissera pas indifférent à un niveau plus profond de l’éducation, celui de l’éducation romanesque mise en œuvre dans l’espace des manuscrits. D’ailleurs, c’est sur le même conflit entre le savoir et le narratif que le roman, y compris la Copie, insiste, bien qu’il soit impossible de savoir comment ce «second volume» aurait été narrativisé. Ainsi, notre troisième partie proposera, après une réflexion sur le sens de la Copie, de regarder, à la lumière, une fois encore, des manuscrits, l’expérience scientifique comme lieu de conflit entre la science et la littérature. PREMIÈRE PARTIE BOUVARD ET PÉCUCHET ET L’ÉDUCATION CHAPITRE PREMIER LA RÉCIPROCITÉ ENTRE LA LITTÉRATURE ET LA PÉDAGOGIE SECTION 1 : LA MORALISATION DE LA LITTÉRATURE PAR LES PÉDAGOGUES § 1 Les modes de réciprocité entre la littérature et la pédagogie Deux formes de réciprocité sont perceptibles entre la littérature et la pédagogie. D'abord, il y a une hostilité réciproque. Les pédagogues et les écrivains ne cessent de se dénigrer les uns les autres. Si les premiers attaquent les œuvres littéraires du point de vue moral, les écrivains se moquent de ces critiques et racontent la dure vie de l'école ou de l'internat. Pour la pédagogie, la liberté débordante de l'imagination et la digression morale de la littérature moderne sont contraires au développement spirituel des jeunes gens comme le veut l'éducation classique, basée principalement sur la maîtrise des règles grammaticales des langues mortes et de l'imitation des figures rhétoriques. Et les écrivains se refusent à la moralisation de leur œuvre littéraire par les pédagogues. Malgré cette hostilité réciproque, la littérature et la pédagogie sont si liées, si enracinées l'une dans l'autre qu'il est difficile de les séparer pour parler de l'une ou de l’autre isolément. Elles ont trop d'occasions de se croiser pour ne pas les mettre en corrélation. Il arrive aussi que, pour augmenter leur force de persuasion, les pédagogues recourent à la fiction qu'ils détestent en principe. La fictionalité de l'ouvrage pédagogique mérite donc une attention particulière. Le contexte social autour de l'éducation se transforme lentement mais sûrement après 1870, et évolue vers l'idéal de l'éducation républicaine de Jules Ferry dans les années 1880. Par la suite, la littérature moderne cesse d’être l'ennemi de l'éducation. Un pacte entre la littérature moderne et l'éducation semble alors devoir s'établir. Et pourtant, l'auteur de Bouvard et Pécuchet est indifférent, voire hostile à cette transformation en profondeur. Loin de se rallier à l'éducation républicaine, il ne cache pas sa haine pour l'instruction obligatoire et gratuite. Lorsque la pédagogie se rapproche de la littérature moderne, cette dernière la repousse. Dans ce chapitre, chaque section traitera d'une forme propre de réciprocité entre la littérature et la pédagogie. La première section met d’abord en place l'aliénation de la littérature dans la tradition de l'éducation littéraire classique, la deuxième traitera ensuite de l'utilité et du danger pédagogiques de l'usage de la fiction, la troisième section, enfin, s'efforcera de mettre en parallèle les points essentiels de la réforme de l'enseignement après 1870 et la réaction de Flaubert à cette évolution. § 2 La mauvaise image de l'école chez l'écrivain et la triple défaveur du roman chez les pédagogues Les écrivains qui ont reçu leur éducation sous la monarchie de Juillet ont en commun à la fois de se plaindre de la dureté des conditions de vie à l'internat, et d'admirer la valeur de la littérature classique. Il s'agit déjà d'une forme de réciprocité entre la pédagogie et la littérature moderne. Après 1830, l'enseignement a peu changé. Georges Weill explique que l'enseignement secondaire sous Louis-Philippe est en continuité avec celui des années napoléoniennes qui privilégiait les études latines : «[après la loi de 1833 concernant l’instruction publique] [...] l’enseignement secondaire demeura tel qu’il était. [...] Le gouvernement nouveau renonça vite à réformer l’université comme il renonçait à séparer l’Église de l’État. [...] D’ailleurs les grands universitaires arrivés au pouvoir, Cousin, Guizot, Villemain, admiraient l’œuvre napoléonienne : Guizot déclarait en 1873 à la tribune de la Chambre qu’on devait la maintenir tout entière, sauf 6 des perfectionnements de détail ." Relevant les plaintes émises contre la dure vie de l'internat par des écrivains tels que Du Camp, Flaubert et Victor de Laprade, l'historien relève leurs sentiments mitigés vis-à-vis de l'éducation classique : «Sans doute ces jeunes gens, conquis par le romantisme, se plaisaient à protester contre l’intolérance classique des universitaires ; ils s’amusaient à exaspérer des hommes comme cet honnête professeur de Louis-le Grand qui s’écriait : «Ne me parlez pas de votre M. Hugo ; c’est un malfaiteur.» Mais eux-mêmes conservaient le respect des humanités. «Tout le monde, maîtres, parents et élèves, avait la foi, dit Sarcey ; tous croyaient également à la 6 Georges Weill, Histoire de l'enseignement secondaire en France (1802-1920), Payot, 1921, pp. 69-70. supériorité de l’enseignement classique, tel qu’il avait été formulé par les programmes. Le latin et le grec ne comptaient pas un seul sceptique... Les maîtres étaient soutenus, encouragés par cet assentiment universel» 7 (Souvenirs de jeunesse, p. 182). " En fait, Gustave Flaubert, comme l'historien l'évoque, est un bon témoin de ces sentiments ambivalents, faits d'aversion pour la vie scolaire et d'admiration pour les œuvres classiques. Il est connu que l'auteur de Bouvard et Pécuchet était un grand admirateur de la littérature latine et grecque. Correspondance. Les témoignages en ce sens fourmillent dans sa En examinant l'évolution des lectures du jeune écrivain, Jean Bruneau a pu conclure que l'éducation reçue au Collège Royal de Rouen a atteint son but : "Jusqu'à son baccalauréat, Flaubert a sérieusement fait son travail d'écolier, tout en se passionnant pour la littérature de son temps. Après son baccalauréat, s'il continue ses lectures romantiques, il choisit d'étudier de préférence les auteurs grecs et latins. L'éducation classique qu'il a reçue au Collège Royal de Rouen a donc porté ses fruits. L'admirateur de Victor Hugo et d'Alexandre Dumas, de Balzac et de George Sand, se met à lire Tacite 8 et Homère, sans autre raison que ses propres goûts ." Cependant, cette admiration pour l'éducation classique reçue, ne l'empêche point de mettre en accusation la vie d'école qu'il a menée. Outre dans la lettre que l'historien évoque, la lettre à Louise Colet du 27 décembre 18529 où Flaubert relate sa découverte de Louis Lambert, les pensées similaires qu'il eut dans sa vie de collège, on peut en chercher d’autres exemples dans les œuvres de jeunesse autobiographiques. Ainsi, nous rencontrons les passages suivants des Mémoires d'un fou : "Je fus au collège dès l'âge de dix ans et j'y contractai de bonne heure une profonde aversion pour les hommes, ---- cette société d'enfants est aussi cruelle pour ses victimes que l'autre petite société, celle des 10 hommes ." Ou bien, "Le collège m'était antipathique. [...] Je n'ai jamais aimé une vie réglée, des heures fixes, une existence d'horloge où il faut que la pensée s'arrête avec la cloche, où tout est remonté d'avance pour des siècles et des générations. Cette régularité sans doute peut convenir au plus grand nombre, mais pour le pauvre enfant qui se nourrit de poésie, de rêves et de chimères, qui pense à l'amour et à toutes les balivernes, c'est l'éveiller sans cesse 7 Ibid. pp. 86-87. Souligné par nous. Toutes les citations qui suivent le seront également, sauf indication contraire. Jean Bruneau, Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert 1831-1845, Armand Colin, 1962, pp. 36-37. 9 Correspondance, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome 2, pp. 218-219. 10 Mémoires d'un fou, Mémoires d’un fou, Novembre et autres textes de jeunesse, édition critique établie par Yvan Leclerc, GF, p. 274. 8 de ce songe sublime, c'est ne pas lui laisser un moment de repos, c'est l'étouffer en le ramenant dans notre 11 atmosphère de matérialisme et de bons sens dont il a horreur et dégoût ." Il est juste de reconnaître avec Weill dans la répulsion du narrateur pour l’école le désir de s'identifier au héros romantique ; l'aversion de l'écrivain pour l'éducation est renforcée par l'image romantique du héros solitaire dans la vie communautaire du collège. Cette répugnance du narrateur trouve sa réplique dans la haine que les pédagogues vouent à la littérature moderne, surtout au genre romanesque. Aux yeux des pédagogues du XIXe siècle, le roman était moralement condamnable pour trois raisons. D’abord par sa langue, ensuite par sa modernité, enfin par la prédominance de la fiction dans le genre romanesque. Le roman existe depuis l’antiquité. Mais lorsque les pédagogues se plaignent de la démoralisation par le roman, il s’agit principalement du roman moderne du XIXe siècle, né avec le romantisme. Le roman moderne est critiquable non seulement par son contenu peu favorable à l’édification, mais déjà par la langue qu’il utilise. En effet, de prime abord, le fait même que le roman est écrit en français constitue le premier argument dans la critique des pédagogues. Le français n’est pas aussi apte à former un jeune esprit que les langues anciennes, le latin et le grec. Ensuite, le roman convient mal à un usage éducatif dans la mesure où l’histoire du genre est moins nette que celle des autres genres littéraires. De par sa nature fondamentalement bâtarde, il tend à faire des digressions, à faire des détours inutiles, voire nuisibles aux yeux des pédagogues. Finalement, le roman pèche par la liberté qu’il laisse à la fiction. Elle semble synonyme de laxisme, et apparaît donc contraire aux vœux des pédagogues qui pensent qu’il faut former les jeunes gens selon un modèle préétabli par les disciplines et les règles qu’ils exigent. Cette haine de la fiction se traduit le plus souvent par une hostilité à la lecture largement répandue parmi les pédagogues conservateurs. 11 Ibid., p. 279. § 3 L'idéal de l’éducation littéraire classique Les défenseurs de l’éducation littéraire classique prétendent qu’elle est seule capable de faire un homme complet. Victor de Laprade plaide ainsi la cause de l’étude littéraire : "L'étude des belles-lettres, de tout cet ordre de choses que l'antiquité appela si bien humaniores litterae, restera toujours, quoiqu'en disent les matérialistes et les radicaux, l'agent essentiel de toute éducation sérieuse, de celle qui cultive à la fois toutes les puissances de l'âme, qui fait que l'homme le plus responsable, celui qui se détermine le plus librement, qui sait imposer avec le plus de vigueur, à ses passions, le joug de la raison et du 12 devoir ." Cependant, les humanités tant vantées par le traditionaliste Laprade, cette éducation que Dupanloup appelle la "haute éducation littéraire" n'est pas si littéraire, bien qu'elle se fonde sur l'étude des textes latins et grecs. En tout cas, elle n'a pas pour but d'étudier l'œuvre littéraire elle-même. Elle incline seulement à l'étude des règles grammaticales et à l'imitation des figures de rhétorique. Elle est fondée en fait sur des exercices destinés à assurer une maîtrise du latin. Jean-François Massol souligne ainsi l'importance de la version, du thème et des vers latins : "Cette situation [mépris dans lequel est tenu l'explication des auteurs] n'a rien d'étonnant si l'on songe que la pédagogie des Humanités est avant tout une pédagogie de l'écrit qui fait le plus grand cas de la version, du thème et des vers latins, exercices de prestige préparés par les élèves pendant l'étude et corrigés avec un éclat particulier 13 pendant la majeure partie du temps de classe ." Massol souligne aussi le rôle secondaire du texte : "Dans cette pédagogie traditionnelle fondée sur la mémoire, et par conséquent son nécessaire entraînement régulier, une fin accessoire de la lecture des auteurs est de faire redire quotidiennement aux élèves les règles sacro-saintes de grammaire ou de littérature, qui ont d'ailleurs déjà été récitées séparément en début de classe, le jour même, la veille ou l'avant-veille. Le texte n'est donc ici que prétexte, un point d'appui commode grâce auquel la mémoire peut être revivifiées une fois de plus. Il est aussi illustration des règles : la langue est ainsi considérée comme seconde, toujours établie selon l'ensemble des préceptes que récapitulent les manuels de 14 grammaire ." En effet, par rapports à ces exercices écrits, l'explication des auteurs latins et grecs figure en dernière position. Dupanloup définit ainsi six étapes pour l'étude d’un 12 13 14 Laprade, L'Education libérale, 1873, pp. 6-7. Jean-François Massol, "De la traduction au commentaire (les années 1870)" dans Textuel, No 20, 1987, p. 65. Idem. texte latin. C'est seulement après toutes les étapes de la traduction qui comportent successivement la lecture du passage, l’étude de sa construction, le "mot à mot", et le "bon français", que viennent enfin les deux étapes du commentaire, proprement dit. D'abord, les élèves doivent "rendre compte des principes de grammaire ou de littérature applicables à ce qu'on explique". "Puis viendront tous les détails historiques, géographiques, philologiques ou anecdotiques sur le sujet, sur l'auteur, sur son 15 époque, sur tout ce qui peut ajouter à l'intelligence du texte, à la clarté, à l'intérêt ." L'explication du texte n'est faite que des "détails" à ajouter aux exercices de mémoire fondés sur l’apprentissage des règles grammaticales. Cette insistance sur les exercices incite le pédagogue à utiliser l'étude du latin comme moyen disciplinaire. C'est le cas pour Mgr. Dupanloup. Les notes que Flaubert a prises sur son De l'éducation en témoignent16 : X un des moyens d'arrêter l'orgueil, c'est en rhétorique de fortifier les études latines, de faire écrire & parler latin. copie X «Le latin n'est guère favorable à la mollesse d'esprit. La tentation de se croire un génie en vers latin ne vient guère non plus. En français, c'est autre chose !» --358. L'usage disciplinaire du latin n'a pas échappé au créateur de Charles Bovary à qui est donné le pensum de copier "vingt fois le verbe ridiculus sum17." L'usage du français est dangereux pour Dupanloup, car il est trop facile d'écrire en français. D'où vient cette priorité accordée aux exercices écrits et la défaveur de l'explication de texte dans l'enseignement classique ? 15 16 17 Il y a une explication. Elle Dupanloup, De la Haute Éducation intellectuelle, Deuxième édition, 1866, p. 486. Folio 195, g 226 (2). Cf. l’Annexe5, p. 854. Madame Bovary, Classiques Garnier, p. 5. vient de l'usage même des textes latins et grecs qui ne sont pas nécessairement chrétiens. Une censure, une édition expurgée s'imposent. Les pédagogues doivent unifier la forme et le contenu des textes antiques pour les conformer aux dogmes de l'Église. Face aux attaques des fondamentalistes qui n'admettent pas l'usage du texte antique païen, Dupanloup doit défendre sa méthode d'enseignement en préconisant la "christianisation" du texte : "Vous savez user chrétiennement des auteurs profanes ; et [...] je ne me suis jamais aperçu qu'un de vous ait négligé les précautions nécessaires à prendre, soit par le choix des éditions, soit pour les explications convenables 18 à donner en chaque classe ". Ainsi, le choix, les retouches des textes s’expliquent par la nécessité d'utiliser des textes païens dans le cadre d’une éducation chrétienne. Les études classiques centrées sur les exercices grammaticaux et l'imitation des figures de rhétorique ne manquent pas d'être la cible de critiques avant même les années 1870. Guizot lui-même admet la lenteur et l'ennui de ces études. Alors, d'où vient la supériorité de l’éducation classique ? C'est que la connaissance du latin était considérée comme le signe de distinction. Dupanloup le reconnaît sans ambiguïté. Il distingue trois degrés dans l'Éducation : «1° l'Éducation populaire pour les ouvriers et les agriculteurs, 2° l'Éducation intermédiaire pour les professions 19 industrielles et commerciales, 3° la haute Éducation littéraire pour les fonctions supérieures de la société .» Chez lui, la supériorité des fonctions s’identifie à celle des classes. Car il dit ailleurs que la haute Éducation est "pour les classes élevées de la société20". Ainsi, il considère l'éducation littéraire comme l’étape supérieure de l'éducation, réservée à l'élite. L'usage du mot "littéraire" mérite une attention particulière. Des trois degrés de l'éducation, seule la supérieure est qualifiée de littéraire. Cependant, cette éducation classique n'est pas si littéraire si l'on entend par là une étude de l'œuvre littéraire, de la littéralité du texte ancien. Ainsi aliénée, la littérature se situe au sommet de la hiérarchie pédagogique. 18 Dupanloup, Lettre de Mgr l'Évêque d'Orléans sur l'emploi des auteurs profanes grecs et latins, dans l'enseignement classique, 1852, p. 8. 19 Dupanloup, De l'Education, tome 1, p. 315. 20 Ibid., p.58. A propos de cette fonction hiérachisante de l'étude du latin, Antoine Prost évoque les raisons de sa prédominance : "C'est d'abord que cette éducation «classait» ceux qui l'avaient reçue. C'était un signe de distinction. Il en va du latin un peu comme des décorations : on les critique, on les reçoit, on les défend. C'est aussi que ce système avait son efficacité. Certes, il développait assez peu l'esprit critique, la pensée personnelle. [...] Mais en revanche il apprend à écrire par pratique imitative. Il enseigne l'ordre et la clarté des développements : «une idée par paragraphe et un paragraphe par idée». De là cette écriture un peu redondante, mais si claire et si agréable, du XIXe siècle. Surtout, l'enseignement prépare les notables à leur situation future. Du latin, on passe au droit ; de la rhétorique, aux propos de salon, aux discours de conseils généraux, à la vie politique. Le duc de Broglie le définit en 1844 comme une préparation «aux fonctions libérales, aux fonctions publiques» : le but est explicite. Il 21 justifie d'ailleurs l'importance des sujets proprement politiques dans les «matières» scolaires ." Ces trois finalités des études latines semblent justifier assez la répulsion pédagogique à admettre la valeur esthétique de la fiction et de la littérature moderne. Il faut préférer à la vie d’artiste, la vie publique, à l'imagination créatrice, l'imitation rhétorique, au parvenu littéraire l'aristocratie des notables. § 4 Le malaise de la littérature moderne vu par les pédagogues En comparant la littérature contemporaine et la littérature classique, les pédagogues se complaisent à défendre la dernière et à dénigrer la première. Parmi les livres consultés par Flaubert, la plupart des auteurs se livrent à cette comparaison, dont nous retiendrons seulement les arguments de trois pédagogues : Aimé-Martin, Dupanloup et Laprade. Aimé-Martin et Dupanloup participent en effet bien de cette tendance qui consiste à exalter les auteurs anciens au détriment des écrivains modernes. Si Dupanloup choisit la littérature classique pour lecture spirituelle, c'est pour la faire admirer à ses élèves du Petit-Séminaire. Et quand il parle de la littérature romantique, c'est pour les inciter à la rejeter et à brûler les livres qu’elle a produits. "C'est là qu'une fois, pendant six semaines, je leur ai parlé de la grandeur et de la beauté de leurs études, de leur haute Éducation littéraire, et de cette grande chose qui se nomme les HUMANITES : et ils m'écoutaient avec une telle avidité, avec une telle joie, une telle ardeur, que les rhétoriciens, les secondes, les troisièmes, 21 l’auteur. Antoine Prost, Histoire de l'enseignement en France 1800-1867, Armand Colin, 1968, pp. 54-55. Mis en gras par prenant des notes pendant que je parlais et à mon insu, toute la maison se disputait ces notes, les plus jeunes enfants voulaient les avoir, le feu sacré était partout ; enfin, je les ai voulues moi-même, et elles sont devenues le premier volume de la haute Éducation intellectuelle que j'ai publiée. C'est là qu'une autre fois, pendant trois semaines, je leur parlai sur la littérature et la poésie romantique, et les décidais à faire en pleine cour un grand feu de joie de tous les livres et cahiers qui ressentaient de près ou de 22 loin le mauvais romantisme, et à ne plus aimer et cultiver avec respect que le vrai, le grand, le beau classique ." Pour sa part, Aimé-Martin parle de la licence de la littérature moderne ainsi : "Voyez un peu ce qu'est devenue notre littérature ? demandez-lui ce qu'elle veut et où elle va ? Vous entendrez des cris de liberté. On dirait un peuple en émeute : elle aussi a des rois à détrôner. Mais enfin quelles sont ses œuvres ? qu'avons nous substitué à la littérature héroïque de Périclès, d'Auguste et de Louis XIV ? Sommes-nous plus rapprochés de la nature ? avons-nous plongé plus avant dans les sources du cœur humain ? nous a-t-on fait plus simples, plus vrais, plus passionnés ? Non. A un cercle usé nous avons substitué un cercle étroit ; à une littérature de convention, une littérature de surface ; aux règles, la licence. Nous avons rayé de notre Poétique le sentiment, l'héroïque, et jusqu'à l'esprit français ! Nous ne sommes plus poètes, nous ne sommes plus amants ; nous n'imaginons plus, nous peignons : c'est le talent de David transporté dans la phrase. [...] Ouvrez nos chefsd'œuvre nouveaux ! étudiez cette littérature, qui certes ne manque ni de sève, ni de talent, mais qui a perdu sa mission régénératrice en se plongeant dans la matière ! Des figures hideuses vous environnent, des drames effroyables vous oppriment ; vous êtes dans un monde fantastique, en proie aux supplices et aux bourreaux ! Pas un regard vers le ciel ! pas un sentiment pour le cœur ! A voir toutes ces formes humaines que le crime met en mouvement, vous diriez l'Albéric du Dante, marchant dans les rues de Gênes lorsque déjà son âme est descendue aux enfers. Ce n'est plus la vie, ce n'est pas la mort ; c'est un cadavre animé par un démon : voilà le type de nos créations littéraires ! les héros de nos drames et de nos fictions ! On dirait que le but de l'art n'est plus que 23 l'épouvante et le dégoût !" Si le ton d'Aimé-Martin semble plus affligé que celui de Dupanloup, c'est parce qu'il cherche les causes de la licence de la littérature moderne dans les carences de l'éducation. En effet, cette décadence à ses yeux vient des doctrines des philosophes, qui ne sont, selon lui, que "l'effet de nos éducations24". Cette même logique amène Laprade à attribuer les causes de la maladie de littérature contemporaine à l'insuffisance de l'éducation. C'est en critiquant l'excès de la concurrence pour entrer à l'Ecole polytechnique que Laprade évoque l'état maladif de la littérature contemporaine : "A notre avis, ce n'est pas un réquisitoire qu'appelle l'état des lettres, mais une consultation médicale. On a parlé du bagne, c'était brutal et insensé ; il fallait parler d'hôpital. L'art contemporain exhale une odeur de pharmacie : on hésite entre l'apothicaire et le parfumeur comme dans l'avènement du réalisme un symptôme de jeunesse et de vigueur, jugeant les choses sur l'écorce. L'excès de la couleur qui prédomine aujourd'hui chez les poëtes, chez les peintres, chez tous les écrivains et les artistes à la mode, n'est rien de plus qu'une couche épaisse de fard appliquée sur l'intelligence malade. Sous ce blanc et sous ce carmin, il n'y a pas de pensée. Tout s'agite à la surface et sur l'épiderme, en dehors de l'esprit même et dans ce que l'homme a de plus extérieur et de moins humain, dans la pure imagination et la substance nerveuse commune à tous les animaux. Pour caractériser d'une phrase les arts contemporains, peinture, musique et poésie, roman et théâtre, critique et journalisme, je dirais 22 23 24 Dupanloup, De l’éducation., tome 3, p. 530. Aimé-Martin, De l'éducation des mères de famille, tome 1, pp. 317-319. Idem. qu'ils agissent beaucoup sur les nerfs et très-peu sur la raison. La sensibilité matérielle et maladive est surexcitée chez nous aux dépens du sens moral et de l'intelligence. L'élément féminin prédomine partout. Nous prenons pour des idées, pour des convictions, pour des enthousiasmes, pour des résolutions de consciences, les 25 impressions poignantes de nos nerfs surexcités ." Il n'y a donc rien d'étonnant s'il envisage sérieusement l'assainissement de la littérature par l'éducation physique, puisqu'il pense que tout le mal littéraire n'est que le résultat de l'éducation, c'est-à-dire, de l'emploi du temps surchargé --- onze heures de travail par jour ---, du manque de récréation et d'éducation physique au lycée : "Les maladies littéraires de notre temps sont du ressort de la médecine autant que de la philosophie. On les 26 combattrait avec avantage par une meilleure éducation de l'homme physique ." Ainsi, nous nous apercevons que le cercle ici se referme. Si les pédagogues haïssent la littérature moderne, c'est qu'ils pensent que la mauvaise éducation a fait de la mauvaise littérature. Et c'est parce que l'éducation pratiquée est insuffisante, que les pédagogues prônent l'idéal de l'éducation. Ainsi, la littérature est-elle réduite à la question de l'éducation. Quelle est la réaction de l'écrivain à cette condamnation morale du genre romanesque ? L’écrivain résiste à cette moralisation de la littérature avec force. Il a eu l’expérience d’en être la victime avec Madame Bovary. Et dans Bouvard et Pécuchet qui nous concerne plus directement, l’éducation littéraire que les deux bonshommes essaient de donner à leurs enfants échoue bien évidemment. Et la Copie, ou plus précisément les citations recueillies en vue de constituer la Copie, comporte beaucoup de passages qui condamnent moralement la littérature. Ainsi rassemblées sous les mêmes rubriques, les condamnations morales déguisées en jugements esthétiques sont tournées en dérision par le système même de la Copie. Nous aurons l’occasion de constater la manière dont il se moque de l’usage moral de l’œuvre littéraire ou de la fiction. C’est une forme supplémentaire de réciprocité entre le 25 26 Laprade, L'Education libérale, pp. 56-57. Ibid., p. 59. romancier et le pédagogue, relative au problème de l’évaluation esthétique. Mais, pour le moment, nous mettons de côté cette réplique de l’écrivain dont nous aurons l’occasion de parler27, pour examiner une autre forme de réciprocité, savoir celle que les pédagogues entretiennent avec la fiction. 27 Cf. infra, p. 545 sqq. SECTION 2 : LA FICTION ET LA PÉDAGOGIE § 1 La critique de la fiction par les pédagogues La fiction est un des mots les plus détestés des pédagogues. Tous les pédagogues, traditionalistes ou réformateurs, «jésuites modernes» ou positiviste, s’accordent là-dessus. La fiction est l’objet d’un mépris général. Ainsi, champion du positiviste, Charles Robin parle de fiction comme Comte parle de métaphysique, c'est-à-dire opposé au positif. Il critique les "fictions théologiques28", "fictions bibliques29", et "conceptions fictives" de la métaphysique après Descartes et Leibniz, "qui ne concernent même souvent que le côté inutile des choses30". Il pense que l'éducation "fondée sur des fictions non démontrables31" est dangereuse. Pour le médecin, la fiction s'oppose à la science, unique voie à suivre dans l'éducation de la génération moderne. Quant aux traditionalistes, nous avons vu des exemples de ce mépris de la fiction dans la section précédente. Malgré cette inadéquation pédagogique, il n’y a pas d’éducateurs qui ne recourent plus ou moins directement à la fiction. L’usage pédagogique de la fiction vise à atteindre deux buts : l’instruction et la moralisation. Pour la première, la fiction est un expédient qui permet aux enfants d’apprendre agréablement, et pour la seconde, elle doit prêcher la morale. Dans les deux cas, la fictionalité doit reculer au profit de la leçon qu’elle doit transmettre. La fiction devient secondaire par rapport à son message pédagogique. C’est à partir de là que la fiction et la pédagogie s’opposent, qu'elles essaient de se surpasser l’une l’autre, tout en s’emboîtant l’une dans l’autre. Dans cette section, nous nous interrogerons d’abord sur le rôle instructeur, puis moralisateur de la fiction, vu par les pédagogues, et enfin, nous considérerons 28 29 30 31 Bain, L'instruction et l'éducation, p. 130. Ibid.,p. 36. Ibid., p. 198. Ibid., p. 200. de près deux exemples d’œuvres pédagogiques, l’Émile de Rousseau et Adèle et Théodore de Mme de Genlis, pour démontrer les modes d’enchevêtrement de la fiction et de la pédagogie, la manière dont l’une implique l’autre, bref, la fictionalité de l’ouvrage pédagogique. § 2 Utilités et dangers de la fiction pour l'instruction de l'enfant Malgré les critiques que les pédagogues portent à la fiction, il leur arrive d’en user pour leurs propres fins. Cependant, cette intégration n'a cessé de faire l'objet de la critique la plus acerbe. Il est fort connu que Rousseau a critiqué vivement la valeur pédagogique des Fables de La Fontaine : "Émile n'apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas même celles de Lafontaine, toutes naïves, toutes charmantes qu'elles sont ; car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de l'histoire ne sont l'histoire. Comment peut-on s'aveugler assés pour appeller les fables la morale des enfans ? sans songer que l'apologue en les amusant les abuse, que, séduits par le mensonge ils laissent échapper la vérité, et que ce qu'on fait pour leur rendre l'instruction agréable les empêche d'en profiter. Les fables peuvent instruire les hommes, mais il faut dire la vérité nüe aux enfans ; sitôt qu'on la couvre d'un voile ils ne se donnent plus la peine de la lever. On fait apprendre les fables de Lafontaine à tous les enfans, et il n'y en a pas un seul qui les entende ; quand ils les entendroient ce seroit encore pis, car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur 32 âge qu'elle les porteroit plus au vice qu'à la vertu ." Nous aurons l'occasion de revenir à cette attaque de Rousseau à propos de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture33. Mais les réformateurs ne partagent pas l'opinion de Rousseau. En effet, dans l'article "Fable" du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Buisson, Anthoine se débarrasse vite de la critique de Rousseau : "On connaît les pages de l'Émile où Rousseau prend à partie si vivement les fables de La Fontaine : en les écrivant, Rousseau était conséquent avec lui-même, il suivait sa pensée, il plaidait sa thèse.[...] Nous qui sommes 34 libres de tout système, voyons simplement les choses et laissons-nous instruire par elles ." Et il conclut à la nécessité de l'enseignement des fables et défend celles de La Fontaine : 32 33 34 Rousseau, Émile, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome 4, pp. 351-352. Cf. infra, p. 187 sq. Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire, Première partie, tome 1, p. 979. "Faisons apprendre des fables à nos enfants même des fables de La Fontaine. Avec celui-ci toutefois il faut se mettre en garde ; ce prétendu naïf est un raffiné ; il y a de lui telles fables qui risqueraient fort, nous en convenons, de n'être pas comprises ; il y en a d'autres d'une expérience désenchantée dont nous ne voudrions pas assombrir la jeunesse ; choisissons, expliquons, commentons, dégageons bien le vrai sens, ne laissons pas l'élève conclure qu'il devra être dur comme la fourmi. En un mot prenons bien toutes nos précautions, c'est notre affaire 35 à nous autres maîtres, ce doit être notre souci, mais, de grâce, ne prescrivons pas La Fontaine ." Les principes des réformes pédagogiques proposées par Jules Simon, consolidées par Jules Ferry, se manifestent clairement dans cette manière de défendre les fables de La Fontaine. D'abord, Anthoine veut esquiver les difficultés qui résulteraient de leur enseignement par l'explication. Il faut rappeler qu'un des points les plus importants des réformes de Jules Simon consiste dans la promotion de l'explication de texte36. Ensuite, l'auteur laisse entendre, à la fin de la citation, que toutes les précautions que le maître doit prendre pour enseigner La Fontaine en valent bien la peine, parce qu'il s'agit d'un grand écrivain français. Et une aussi grande lacune serait grave dans le système d'éducation républicaine qui se veut française, pour ne pas dire nationaliste. En effet, c'est au nom de l'esprit français qu'Anthoine défend La Fontaine : «Il y a d'ailleurs, pour cela, une très sérieuse raison d'enseignement. Vous voulez de bonne heure habituer vos élèves à exprimer leurs idées à composer ; or où trouverez-vous un maître qui en cet art soit supérieur à La Fontaine, des modèles plus achevés et en même temps plus à leur portée que ces récits d'une étendue restreinte qui peuvent être si facilement embrassés dans leur ensemble : La Fontaine, c'est le pur esprit français, non pas seulement l'esprit classique du XVIIe siècle, mais le libre esprit du XVIe ; il remonte même jusqu'au plus haut de nos traditions nationales, jusqu'au moyen âge ; c'est l'esprit français, juste et équilibré avec sa claire vue des hommes et des choses et aussi sa gaieté, sa bonne humeur, sa malice railleuse sans avoir l'air d'y toucher. La Fontaine, c'est la pure langue française avec ce je ne sais quoi de vif, de court, de pressé que nous sommes 37 menacés de perdre à force de savoir, de lire, d'apprendre, de nous charger et de nous surcharger ." Auteur d’un autre article du même dictionnaire, "Fiction", Pécaut distingue pour sa part deux niveaux pédagogiques où la fiction peut être utile pour l'enfant : l’instruction et l’éducation. Pour la première, c'est surtout au premier âge de l'enfant que la fiction est utile. Pécaut développe ainsi le thème de la fiction : "Cette place [de la fiction dans la pédagogie] est immense dans le premier âge. Nous avons, il est vrai, renoncé aux merveilles des contes de fée. Mais que l'on ouvre les ouvrages récents les mieux conçus en vue de cette toute première éducation, et l'on verra qu'ils procèdent tous, à fort peu d'exceptions près, par des réels imaginaires, les uns à intention morale, les autres purement instructifs. L'on y trouvera, sous les formes plus ou moins heureuses, les éternelles histoires de l'étourdi Paul, du méchant Jacques et de la studieuse Marie. [...] Loin de nous la pensée de blâmer sans réserve ce procédé narratif. Certes il vaut cent fois mieux que celui qui consiste à introduire de gré ou de force les notions diverses dans la cervelle de l'enfant sous la forme 35 36 37 Ibid., p. 980. Cf. infra, pp. 37-42. Buisson, op. cit.. pp. 980-981. catéchistique, et à le bourrer de sentences et de connaissances qu'il apprend sans les comprendre. Tout procédé est salutaire dès qu'il pénètre dans les jeunes esprits encore fermés, et qu'il les saisit d'une prise solide : or à cet 38 âge l'imagination est la clef d'or qui ouvre les portes de l'intelligence . " A l'âge où l'imagination est le seul moyen de faire assimiler les idées à l'enfant, la fiction est l'expédient, l'accompagnatrice idéale de toute éducation, de toute instruction. Cependant, ce n'est pas sans réserves que Pécaut recommande l'usage pédagogique et instructif de la fiction. Il en relève deux périls : la banalité et l’abus. Pour le premier danger, il conseille de ne pas donner à l'enfant "une littérature au rabais, sans vie, sans force, sans couleur", car l'enfant "est parfois un meilleur juge littéraire qu'on ne le pense39". Pour qu'un enseignement soit efficace, "il faut que les deux éléments dont il se compose, l'instruction et la fable, ne soient point séparables, ne fassent 40 qu'un tout, et que ce tout palpite et vive ". Si le premier péril attaché à la fiction relève de l'habileté du pédagogue, le deuxième que Pécaut évoque est plus fondamental. "Le second péril que nous tenons à signaler est l'abus. Le récit purement fictif ne doit être qu'un pis-aller. Pour peu qu'il soit possible d'emprunter la leçon anecdotique au domaine des faits, soit à la vie de chaque jour, soit à l'histoire, chaque fois, en un mot, que le drame pourra sortir de l'abstraction pour prendre pied dans le réel, dans le monde familier à l'enfant, il ne faut pas hésiter à abandonner la fiction. Quand plus tard l'enfant est sorti de ces limbes de l'éducation et qu'il aborde l'étude régulière des 41 connaissances, la fiction disparaît complètement, en tant du moins que méthode officielle ." Bien qu'il soit clairement séparé des pédagogues traditionalistes qui rejette sans réserves le recours à la fiction, Pécaut n'oublie pas pour autant de relever le danger de l'instruction par la fiction. La fiction n'est que le pire moyen d'instruction. Il faut la rejeter dès que possible, parce que sinon elle fait perdre, ou du moins elle retarde le contact avec le réel, et agit à la manière d’un doux poison. Par leur nature même, la fiction et l'instruction sont donc incompatibles. Ainsi, il n'est pas étonnant de voir Pécaut sceptique quant à l'utilité des romans conçus exprès pour l'instruction : 38 39 40 41 Ibid., p. 1008. Idem. Ibid., pp. 1008-1009. Ibid., p. 1009. "Hélas ! parmi les innombrables petits lecteurs des Anglais au Pôle-Nord, de Vingt mille lieues sous les mers ou des Exilés dans la forêt, nous en sommes encore à chercher un seul enfant qui y ait puisé quelque réelle instruction. Tous dévorent ces beaux romans avec une égale avidité, et tous sont également habiles à éliminer les notions de science pour mieux savourer l'intérêt romanesque. Quel que soit l'art avec lequel le conteur enveloppe et déguise la drogue amère, l'enfant est plus habile encore à ne pas même l'effleurer de ses lèvres et à ne déguster 42 que le miel qui la cache ." Au lieu d'être accompagnatrice, la fiction devient désormais ennemi de l'instruction. L'agrément des lettres se transforme en poison. Elle est considérée comme un mal qui empêche l'enfant d'absorber les connaissances utiles. Ces réserves que Pécaut émet pour les romans de vulgarisation scientifique ne l’empêchent pas d’admettre la valeur esthétique de l’œuvre de fiction en général. Nous le retrouvons, en fait, comme un fervent défenseur de la fiction, dans le débat sur la question de la moralité et de la fiction. § 3 La fiction et la moralité Sur l'effet moral de la fiction, l'opinion se partage. D'une part, les uns disent que la fiction, le plus souvent identifiée à la littérature elle-même, est nécessaire pour compléter l'éducation morale de l'enfant et de l'adolescent, et d'autre part, les autres prétendent que rien n'est plus dangereux que le roman, représentant de tous les défauts de la fiction. Pour Mme de Genlis, toute œuvre de fiction, même réputée pour sa vertu, est immorale, à quelques rares exceptions près. En effet, n'admettant que trois romans véritablement moraux43, elle n'hésite pas à condamner La Princesse de Clèves : "Dans les nouveaux principes d'éducation, une mère croit faire des merveilles en permettant à sa fille de lire ce qu'on appelle des Romans moraux, comme, par exemple, la Princesse de Clève, où l'on trouve, dit-on, de si beaux exemples de vertu, où l'héroïne résiste avec tant de force & de courage à la plus violente passion. En voyant l'excès du sentiment qui la domine, & les combats affreux que le devoir excite en elle, si l'on peut croire que c'est là une peinture fidèle du cœur, il faut croire aussi que l'amour est absolument indépendant de notre volonté, qu'il est inutile de s'opposer à ses progrès, & qu'alors la vertu n'est qu'un tourment de plus. Voilà un but moral bien 44 satisfaisant ." 42 43 44 Idem. Il s'agit de Clarisse, "le plus beau de tous", et de Grandisson et Pamela. ( Adèle et Théodore, tome 1, p. 315) Adèle et Théodore. tome 1, pp. 310-312. La critique de Mme de Genlis contre le roman moral semble contenir deux arguments. D'abord, la fiction invite le lecteur ou la lectrice à imiter son histoire, à s'identifier au personnage romanesque. C'est le danger de l'imitation. Et ensuite, il y a un autre danger plus essentiel de la fiction, qui consiste dans les détails, les détours de l'histoire. L'intrigue romanesque ne peut se réduire à sa conclusion. La conclusion, si moralisatrice soit-elle, ne peut rendre vertueuse l'histoire entière du roman. Même si l'héroïne ne succomba pas à la tentation de la passion, cela ne veut pas dire qu'elle n'a pas péché. Au contraire, selon la pédagogue, toute son hésitation, toutes ses douleurs sont déjà blâmables. Le dénouement vertueux ne peut anéantir la passion cachée. C'est aussi ce crime de l'excès de détours immoraux que l'écrivain pédagogue reproche aux œuvres dramatiques de Molière et de Corneille : "Je sais bien que Molière a réformé beaucoup de ridicule, et que les Pièces de Corneille sont faites pour élever l'âme ; mais dans tous les Ouvrages dramatiques (sans exempter même ceux de ce grand Homme) la morale n'est jamais qu'un accessoire, et non le but principal ; le véritable désir de l'Auteur est de plaire et d'émouvoir les passions ; tout ce qu'on exige de lui, c'est que son dénouement soit instructif. Il peut être dangereux pendant plus 45 de quatre actes et demie, pourvu que la dernière scène soit morale ." En effet, la morale ajointe artificiellement à la fin de la pièce ne peut effacer l'influence des histoires, des anecdotes immorales dont elle fourmille. Cependant, l’intérêt de l'œuvre de fiction, particulièrement du roman, consiste précisément dans la richesse des petits détails, la digression, les détours inutiles. Si le roman, épuré de toute connotation moralement douteuse, ne contient qu’un message vertueux à transmettre, personne ne le lira. Rien n’est plus ennuyeux qu’une fiction purement morale. C’est du moins l’avis de Pécaut, un des rares défenseurs de la fiction et auteur de l’article «Fiction» du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, selon lequel un roman «normal» destiné au grand public exerce une influence plus grande sur la jeunesse que la fiction conçue exclusivement dans un but pédagogique : "Mais c'est un fait digne de remarque que les fictions conçues et rédigées tout exprès en vue du jeune âge n'ont jamais exercé sur les âmes enfantines l'immense influence qui appartient en propre à quelques œuvres destinées 46 par leurs auteurs au grand public ." Si l'enfant préfère la fiction tout court que la fiction exclusivement pédagogique, c'est parce qu'il aime le côté parasite ou bâtard du roman, qui n'a rien à voir avec la 45 46 Ibid., tome 3, p. 263, note 1. Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, première partie, tome 1,p. 1010. morale. Par sa nature essentiellement bâtarde, le roman souffre depuis toujours de son statut inférieur à d'autres genres littéraires. Dans Roman des origines et origines du roman, Marthe Robert consacre bien des pages à souligner l'absence de définition et de règles du genre : "Le roman a justement cette particularité qu'il ne comporte aucune obligation définie, sauf celle qu'il s'impose ou devrait s'imposer lui-même ; aussi le désir de vraisemblance n'y est-il pas plus légitime que le dessein contraire, 47 bien qu'il paraisse plus naturel, ou en tout cas, plus conforme à nos préjugés ." La liberté du genre et son infériorité par rapport aux autres formes littéraires sont si grandes que ce sont les romanciers eux-mêmes qui doivent camoufler la fictionalité ou justifier son utilité publique et morale. Marthe Robert donne ainsi une liste des déclarations d’écrivains qui se vantent moralement48. Parmi les défenseurs de la fiction au service de l'éducation morale, nous retrouvons Pécaut qui admet sa nécessité pour l'éducation du premier âge. Il regrette même les contes de Perrault, ce "monde radieux où volaient les fées, où couraient le Chat botté, où la petite Cendrillon se cachait", cette "incomparable école de littérature49". Cependant, c'est surtout après le premier âge que la fiction, cessant d’être le substitut de l’instruction raisonnée, joue un rôle propre, irremplaçable pour l’éducation. Certes, on ne s'en sert plus pour apprendre à l'enfant les bases des connaissances scientifiques. Mais, il reste un manque, "une funeste lacune", selon Pécaut, que toute instruction scientifique ne peut remplir elle seule : "Ces trésors cachés [de la science] ne sont accessibles qu'à ceux chez qui une culture préalable a d'abord éveillé et développé le sentiment du beau, qui ont déjà appris à le chercher, à le connaître, à le goûter directement. [...] Quelque chose de plus est nécessaire pour susciter dans l'âme l'amour pur et désintéressé du beau et pour le contenter. Ce quelque chose, l'art, sous toutes ses formes, peut seul le fournir. Mais, parmi toutes ces formes, pourquoi en négliger une, la plus noble peut-être de toutes, la fiction 50 ?" Il s'agit-là d'une notion artistique de la fiction. La fiction est admise comme la forme la plus «noble» de l’Art. Elle n'est plus un moyen quelconque de transmettre les idées, mais un but, une valeur en soi. 47 48 49 50 Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, p. 24 Ibid., pp. 28-32. Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire p.1008. Ibid., p. 1009. Il faut nous en presser de dire, cependant, que même Pécaut n'est pas indifférent aux effets indésirables de la fiction. Car il ajoute ceci : "Le monde fictif que l'on ouvre à l'enfant ne doit jamais être tel qu'il puisse ébranler sa raison naissante. Le fantastique est ici moins à craindre que le grossier raffinement, sorte de merveilleux de pacotille ; car, tout en s'y délectant, les jeunes esprits aperçoivent très bien le néant du premier, mais ne se peuvent défier du second. Mme Necker a dit avec justesse : «J'aime mieux la pantoufle de verre qu'un brodequin bien lacé ; mieux le couvre-chef d'escarboucle qu'un délicieux chapeau qui sied à ravir : mieux, cent fois mieux un char enlevé dans les airs par des dragons, qu'un élégant tilbury mené par un charmant jeune homme.» Il va sans dire qu'il faut en outre proportionner la dose au tempérament moral de l'enfant, et par conséquent à son sexe, si l'on ne veut point risquer 51 d'exalter l'imagination et de faire perdre terre à l'esprit ." Bien que le danger de la fiction soit ainsi signalé, il faut dire qu’il est presque accessoire devant son rôle qu’elle a de subvenir au «manque» que l’instruction, si complète soit-elle, ne puisse remplir. A la différence de la conception artistique transcendante de la fiction chez Pécaut, Bain nous semble ne pas vouloir quitter le pragmatisme. Dans La Science de l'éducation, il explique ainsi l'avantage de la fiction dans l'éducation morale : "La tactique adoptée par le maître est déterminée en grande partie par la répugnance que l'étude de la morale inspire naturellement aux hommes. Les élèves aiment bien mieux une leçon de sciences qu'un discours sur la morale ; et, de plus, pour la science le manque de goût est moins fatal au résultat cherché que pour la morale. L'emploi des fables, des paraboles et des exemples a évidemment pour but d'éviter les leçons directes, et 52 d'arriver à l'esprit d'une manière insinuante et détournée ." Ici, la fiction n'est admise que comme un simple moyen qui diminue et cache l'ennui du discours moral. C'est pourquoi Bain n'oublie pas de souligner le danger de l'exagération dans l'usage moral de la fiction : "Bien que l'on ait blâmé avec raison la sentence sévère que Platon a portée contre les poètes, il demeure établi que pour l'enseignement de la morale ils sont enclins à l'exagération. Ils sont artistes d'abord et moralistes ensuite ; et l'art, qui cherche à plaire, n'est point disposé à prêcher l'abstinence ou le sacrifice. Quand on élargit la sphère de la poésie de manière à y faire entrer le roman, qui lui appartient en effet, on reconnaît sans peine l'exactitude de cette observation. Le poète exprime bien mieux que tout autre les actions grandes, nobles et sublimes, et il contribue ainsi à nous exciter à l'héroïsme. Mais la base vraiment solide sur laquelle le maître peut s'appuyer, c'est l'histoire : Périclès, Timoléon, le roi Alfred, John Hampden, Grace Darling, peuvent être représentés sous des couleurs vraies et exactes, sans rien perdre de leur influence moralisatrice. Les héros du roman et de la poésie sont le plus souvent des combinaisons impossibles. Un poète est un enthousiaste, et alors il nous présente des espérances trompeuse, ou cynique, et alors il défigure à plaisir l'esprit humain. Dans les romans, les personnages reçoivent toujours une récompense exagérée pour le bien qu'ils ont fait. Un poète qui se consacrerait à l'enseignement de la morale devrait chercher à être vrai, tout en prêtant à la réalité quelque chose 51 52 Ibid., p. 1010. Bain, La Science de l'éducation, pp. 298-299. d'attrayant et d'agréable ; tels seraient les écrits qu'il faudrait aux instructeurs de la jeunesse pour les aider dans 53 leur travail ." L'intention de Bain est claire. Il voit bien le rôle secondaire de la morale dans l'œuvre littéraire. Pour lui, la fiction contient quelque chose de trop dont il faut freiner le débordement pour l'adapter à l'enseignement. Prolixe, elle fourmille de digressions, de tout ce qui est inutile dans un but moral. Mais n'est-ce pas justement parce que la fiction ne peut se réduire à une leçon, qu'elle est une œuvre artistique ? Une œuvre ne peut être œuvre artistique que parce qu'elle échappe à toute interprétation morale réductrice. En ce sens, Bain méconnaît la valeur artistique de l'œuvre littéraire. Dès lors, la question est moins de savoir dans quelle mesure la fiction est applicable à l'éducation morale, que de savoir si l'usage moral de la fiction ne nuit pas à la prétention de l'œuvre littéraire en tant qu'œuvre artistique. Car on peut avancer à la suite de Kant que le jugement esthétique doit être désintéressé54. Ainsi, nous pouvons reconnaître deux attitudes chez les pédagogues défenseurs de la fiction. Pour les uns, la fiction demeure un moyen, certes pernicieux mais utile, au service de l'éducation morale. La valeur littéraire de la fiction ne compte pas pour eux. Pour les autres, l'utilité morale de la fiction est inséparable de sa valeur littéraire. L'œuvre n'est plus un expédient, mais un apprentissage en soi, qui consiste à cultiver le sentiment du beau. Peut-être faudrait-il reconnaître dans ce qui sépare Bain de Pécaut, la transformation en profondeur de l’idéologie pédagogique qui s’est opérée pendant les trente dernières années du XIXe siècle en France. § 4 La haine de la fiction chez Rousseau et la fictionalité de l'Émile Nous avons vu comment les pédagogues réagissent pour ou contre l'usage instructif et moral de la fiction dans l'éducation de l'enfant. Et nous avons constaté que les critiques les plus sévères et fondamentales de la fiction viennent de Rousseau et de Mme de Genlis. Or leurs œuvres d'éducation ont un certain nombre de traits fictifs voire romanesques, ce qui les distingue de bien d'autres ouvrages que Flaubert a consultés. Comment se fait-il qu'ils écrivent sur le mode de la fiction leur traité d'éducation, eux qui ne cessent jamais d'en dénoncer les dangers ? Pourquoi recourent-ils à la fiction 53 54 Ibid., p. 301. Cf. Kant, Critique de la faculté de juger, traduction par A. Philonenko, pp. 50-51. tout en la critiquant ? D'où vient cette réciprocité ? Il nous faut étudier les éléments fictifs de chacune de leurs œuvres pour réfléchir sur la nécessité de la réciprocité entre fiction et pédagogie. L'Émile est un roman, avoue l'auteur. Ou bien il devient roman au fur et à mesure. Dans les premiers brouillons de l'Émile, le nom d'Émile "n'apparaît qu'au troisième livre55". Le caractère de l'enfant reste très général et abstrait dans un premier temps, mais au cour de son développement, il s'individualise. Cependant, la nécessité d’être à la fois typique comme un ouvrage pédagogique doit l'être, et individualisé comme le roman le demande, tient de la gageure. Bref, l'éducation d'Émile "ne peut être un très bon roman» ; en d'autres termes, Émile n' "existe pas beaucoup56". Ce n'est qu'après l'apparition de Sophie au cinquième livre que l'Émile commence à fonctionner comme un vrai roman. Pour l'amour et le mariage, deux événements achevant l'éducation, le discours ne suffit plus. Il faut décrire. En inventant Sophie pour répondre au besoin de son futur mari, l'auteur fait son apologie. "Si j'ai dit ce qu'il faut faire, j'ai dit ce que j'ai dû dire, il m'importe fort peu d'avoir écrit un roman. C'est un assés beau roman que celui de la nature humaine. S'il ne se trouve que dans cet écrit, est-ce ma faute ? Ce devoit être 57 l'histoire de mon espéce : vous qui la dépravez, c'est vous qui faites un roman de mon livre ." Pour Sophie, d'ailleurs, l'écrivain avait un projet selon lequel Émile et Sophie étaient élevés ensemble dès le début, comme c'était le cas pour les enfants du livre de Mme de Genlis. "J'avois pensé dès le commencement à former de loin la compagne d'Émile et à les élever l'un pour l'autre et l'un avec l'autre. Mais en y reflechissant j'ai trouvé que tous ces arrangements trop prématurés étoient mal-entendus, et qu'il étoit absurde de destiner deux enfans à s'unir avant de pouvoir conoitre si cette union étoit dans l'ordre de 58 la nature et s'ils auroient entre eux les rapports convenables pour la former ." Si ce plan avait été mis en place, le livre aurait été dès le début beaucoup plus "romancé" . Plus l'Émile approche de la fin, plus il devient roman. Cette tendance se confirme entièrement avec la suite de l'Émile : Émile et Sophie ou les solitaires. Tout ce qui n'était qu'incomplètement introduit dans l'Émile, s'accomplit avec force dans Émile et Sophie. Il n'y a plus de mélange entre le traité et la fiction. Il s'agit d'un roman épistolaire inachevé où Émile s'adresse à son gouverneur, où il raconte comment Sophie a été perdue. Et à en croire plusieurs témoignages, le dénouement d'Émile et 55 56 57 58 Émile, Introduction, p. CXX. Ibid., p. CXXI. Ibid., p. 777. Ibid., pp. 763-764. Sophie n'aurait rien eu à envier aux autres romans les plus extraordinaires, les plus romanesques du XVIIIe siècle. En effet, en apprenant l'adultère de Sophie, suite à la mort de ses parents et de son enfant, Émile aurait fait un voyage. Et après bien des péripéties, il arrivait dans une île où il retrouvait Sophie, prêtresse d'un temple...59 D'où vient ce glissement vers le roman ? Nous pensons qu'il provient de la conception même de l'ouvrage. C'est la manière même de concevoir et d'élever l'enfant qui risque de paraître bien fictive. En effet, tous les soins que le gouverneur ne ménage pas à son élève pour lui faire suivre le développement de la nature, sa fameuse éducation inactive, toutes les conditions qui rendent possible l'existence d'Émile tel qu'il est, semblent difficiles à réaliser, voire irréelles. En prenant conscience de cet écart entre Émile et les autres enfants, l'auteur est obligé d'intervenir deux fois dans ses développements, pour signaler la singularité de son élève. Premièrement pour l'effet de la lecture de l'histoire : "Il y a bien peu de gens en état de concevoir les effets que des lectures ainsi dirigées peuvent opérer sur l'esprit tout neuf d'un jeune homme. [...] Mais qu'on se représente un jeune homme élevé selon mes maximes. Qu'on se figure mon Émile, auquel dix huit ans de soins assidus n'ont eu pour objet que de se le figure au lever de 60 la toile, [...]. " Et deuxièmement, en parlant du goût : "Qu'on me permette, pour mieux développer mon idée, de laisser un moment Émile dont le cœur pur et sain ne peut plus servir de régle à personne, et de chercher en moi-même un éxemple plus sensible, et plus 61 rapproché des mœurs du lecteur ." Apparemment, Émile est trop exemplaire pour servir de modèle. Il n'est pas vraisemblable comme personnage de roman. C'est le destin plus ou moins commun à tout personnage du roman pédagogique. Il nous semble donc indéniable que, dans ce cadre où le traité et la fiction sont mélangés, l'Émile perd en vraisemblance au fur et à mesure qu'il devient roman. Est-ce un échec ? Comme roman, cela se peut. Mais il est aussi clair que l'intention de Rousseau, sa conception générale du livre, n'a pas permis à son ouvrage d'éducation de prendre d'autres formes. Il ne pense pas écrire un 59 60 61 Voir l'Introduction de Émile et Sophie, Œuvre complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome 4, pp. CLXI-CLXVII. Émile, p. 532. Ibid., p. 678. simple traité d'éducation62. L'Émile dépasse la dimension d'un ouvrage pédagogique. Il contient comme en résumé du Contrat social, beaucoup de passages qui le rapprochent du Discours sur l'inégalité, et surtout La confession du vicaire Savoyard. Il est à la fois politique et psychologique. C'est un livre où convergent toutes les idées anthropologiques de Rousseau, où elles sont mises en question à travers la création d'un couple, certes quasi irréel, mais idéal pour l'expérience, du gouverneur non professionnel et de l'enfant qui n'a pas de parents. L'Émile est une tentative où, partant de la division entre citoyen et homme naturel, Rousseau pousse jusqu'aux extrêmes son hypothèse, pour voir ce qui peut arriver dans la société à un homme élevé autant que possible selon la nature. La fiction est invoquée dans le traité pour répondre à ce besoin d'une sorte d'expérimentation sur le système éducatif de l'homme. § 5 L'idéal de l'homme de lettres selon Mme de Genlis Il n'en est pas de même pour Mme de Genlis. Si l'Émile est un roman qui se l'avoue très rarement et difficilement, Adèle et Théodore est un roman épistolaire traditionnel du XVIIIe siècle. Les enfants, Adèle et Théodore, sont eux aussi des enfants modèles qui se marient le même jour à la fin du roman. La sexualisation de l'éducation est rigoureusement observée : c'est la Baronne qui s'occupe d'Adèle, et le Baron de Théodore. Néanmoins, ce n'est pas un roman où l'on ne parle que de morale, de disciplines et de leçons. Il n'y manque aucun des épisodes pittoresques jugés utiles par l'auteur pour la distraction du lecteur tels que les aventures amoureuses, le voyage en Italie, l'adultère, etc. Bref, il s'agit d'un roman dont la prétention pédagogique est soigneusement camouflée par divers astuces romanesques. Le camouflage de la fictionalité au profit de la moralité s'avère évident dans la lettre XI du tome 2 d'Adèle et Théodore où Lagaraye donne de multiples conseils à Porphire, jeune homme qui veut se consacrer à la littérature. D'abord, il essaie d'éloigner le jeune homme des livres, de son cabinet de travail pour qu’il fréquente le monde : 62 En commentant le passage de Rousseau : "Non, j'ai honte de m'amuser à ces niaiseries dans un traité de l'éducation", Pierre Burgelin dit: "Ces «niaiseries» témoignent bien qu'Émile ne veut pas être un traité de pédagogie." (ibid. p. 1381.) "Eh bien, mon cher Porphire, vous allez donc devenir homme de lettres ! Non, certainement, je ne m'oppose point à ce projet ; la fausse dévotion et la bigoterie pourroient seules le condamner. Vous avez de l'esprit, une âme sensible : vous avez beaucoup lu : maintenant laissez à tous les livres, quittez votre cabinet, étudier les hommes ; si vous n'acquérez pas une connoissance approfondie du cœur humain, vous ne ferez rien que de médiocre ou d'imparfait. [...] Un savant doit rester dans son cabinet ; un homme de lettres doit vivre dans le plus grand monde : qu'il consacre à la société quatre heures du jour, il lui restera assez de temps pour travailler 63 et méditer sur ce qu'il aura vu ." Quitter les livres pour les hommes est le contraire de l'image de l'écrivain moderne. Même un romancier comme Proust a dû s'isoler complètement en se coupant de la vie mondaine qu'il avait jadis aimée. Surtout la dernière partie du conseil d'après lequel il faut consacrer quatre heures par jour au monde a touché la sensibilité de Flaubert qui se vante dans la correspondance de son isolement, de son travail, enfermé parfois plus de dix heures par jour dans le pavillon de Croisset64. Ensuite le conseil de Lagaraye tourne vite à la leçon de morale. Pour lui, la valeur de l’œuvre littéraire est égale à sa valeur morale, et voire à la moralité de la personne qui l’a créée : "Mais tout cela ne suffit pas, mon cher Porphire ; il faut encore conserver vos principes et votre sensibilité : si votre cœur et vos mœurs se corrompent, vous ne ferez jamais un ouvrage de génie ;[...]. O Porphire ! sois honnête, indulgent, bienfaisant, et tes écrits inspireront le goût de la vertu ; on n'y trouvera point d'exagération, d'inconséquence : celui qui n'est inspiré que par l'amour du bien et de la vérité, ne peut jamais se contredire ; si tu veux offrir d'utiles leçons de morale, commence par te réformer toi-même, combats tes passions, ferme ton cœur à la haine, au ressentiment, apprends à pardonner, tu sauras alors louer avec éloquence et la grandeur d'âme et la générosité. [...] Enfin, songez, mon cher Porphire, qu'il n'est qu'un temps de la vie pour écrire et pour travailler, et que ce temps s'écoule avec une extrême rapidité : lorsqu'il sera passé, quel charme vous éprouverez, si vous pouvez vous dire : Je n'ai rien écrit qui ne fût conforme à la raison, à la vérité ; inspiré par l'humanité, par l'amour de l'ordre et de la vertu, je ne recherchai jamais qu'une gloire pure et sans tache ; et du moins en descendant au tombeau, dans cet instant terrible où le souvenir d'une bonne action satisfait mille fois plus que celui d'un succès brillant, qu'il me sera doux de penser que mes ouvrages ne pourront jamais produire d'impressions dangereuses, que le jeune homme qui débute dans le monde ne les lira point sans quelque fruit, et que la mère vigilante et tendre s'empressera de les donner à sa fille ! Voilà, mon cher Porphire, quelle doit être 65 votre ambition, si vous voulez répondre à mon attente, et justifier ma tendresse ." La vocation de l’écrivain n’est justifiable que par la pureté de l’âme, les vertus de celui qui écrit. La tranquilité d’esprit avec laquelle une mère peut donner le livre à sa fille est le critère même du choix de l’œuvre. Cette manière de juger des œuvres esthétiques convient mieux qu’à personne d’autre à l’auteur elle-même. Mme de Genlis qui ne cesse de produire des œuvres de fictions pédagogiques, fait de la 63 64 65 Mme de Genlis, Adèle et Théodore, tome 2, pp. 126-127. Il a bien noté les passages dans ses notes de lecture dans le folio 182, g 226 (2). Cf. l’Annexe, p. Adèle et Théodore, tome 2, pp. 127-128. Mis en italique par l’auteur. remise des ouvrages pédagogiques à la jeune fille l’épisode final de son roman. Ainsi, elle justifie sa théorie de la subordination à la morale de l’œuvre esthétique. § 6 L'abondance de fictions dans Adèle et Théodore A propos de la réciprocité entre fiction et pédagogie, ce qui caractérise le plus ce roman de Mme de Genlis, c'est l'abondance d'ouvrages littéraires que la Baronne d'Almace écrit dans un but éducatif. La Baronne, double de Mme de Genlis, auteur de dizaine d'ouvrages pédagogiques, ne cesse d'en écrire pour mener à bien l'éducation de ses enfants. Elle annonce dans ses lettres à son amie la Vicomtesse de Limours l'état d’avancement de son travail. Ainsi, nous apprenons qu'outre des ouvrages divers tels que Les Annales de la vertu66, "un ouvrage d'éducation sur la Mythologie67", "un ouvrage d'éducation en environ dix-huit ou dix-neuf volumes68", elle a écrit aussi des fictions telles que "Les Veillées de Château69" pour Adèle qui ne lit jusqu'à sept ans que les contes écrits par sa mère, et une pièce de théâtre "à l'usage des enfants et des jeunes personnes70". Il faut préciser que presque tous ces ouvrages "existent" réellement, c'est-à-dire que ces titres ont été de fait écrits par Mme de Genlis. Parmi tant d'ouvrages insérés dans l'histoire, nous retenons deux fictions. D'abord, un roman dont la moitié est faite d’extraits des ouvrages jugés dangereux. L’autre moitié est à compléter de la main d'Adèle. Et ensuite, à la fin du livre, le présent que la Baronne donne aux noces de ses enfants. C’est le roman que l'on vient de lire. Pour le premier, la Baronne propose de faire un roman fait d’extraits de tous les ouvrages moralement dangereux ; "Je lus tous les Ouvrages que je jugeois dangereux, faisant sur chacun deux extraits ; l'un des mauvais principes, et l'autre des contradictions qui, dans le même Auteur, détruisoient ces principes : ce travail fait, je commençai mon Ouvrage, qui n'est qu'une expèce de Roman en Lettres, dont voici le plan : Un jeune homme né avec de l'esprit & un bon naturel, mais avec des passions très-vives, quitte sa Province, entre dans le Régiment des Gardes, et vient se fixer à Paris ; il forme des liaisons dangereuses, et lit avec enthousiasme des Livres qui achèvent d'ébranler ses principes ; cependant il a laissé dans sa Province une sœur plus âgée que lui de sept ou 66 67 68 69 70 Ibid., tome 1, p. 317. Ibid., tome 2, p. 399. Ibid., tome 3, p. 64. Ibid., tome 1, p. 85. Ibid., tome 1, p. 210. huit ans, et qu'il aime depuis son enfance ; il lui écrit avec exactitude, et lui rend un compte détaillé de ses aventures, de ses pensées et de ses lectures. Sa sœur lui répond, lui donne des conseils, et combat d'une manière toujours simple et solide ses opinions et ses erreurs. J'ai placé dans les Lettres du jeune homme tous mes extraits de principes faux et dangereux ; ces passages sont marqués par des guillemets, une note indique le titre, le volume et la page de l'Ouvrage d'où je les ai pris ; j'ai mis aussi en notes, dans ces Lettres du jeune homme, les contradictions et les inconséquences tirées du même Auteur cité. Après chaque Lettre du jeune homme, on trouve la réponse de sa sœur, et jamais cet ordre n'est changé. Quoique j'aie tâché de jeter quelque intérêt dans l'Ouvrage, cette régularité de réponses respectives lui donne de la monotonie, et lui ôte du naturel, mais aussi ne 71 l'ai-je pas fait pour être lu. Il contient quatre-vingt Lettres, quarante du frère, & quarante de la sœur ." Elle précise que le roman n’est pas fait pour être lu. Car il s’agit d’un exercice moral et non d’une création littéraire. En fait, elle continue : «Il y a quinze jours que j’ai fait copier sur une feuille volante la première de toutes, qui est du jeune homme ; et me trouvant seule avec Adèle : Vous avec quatorze ans et demi, lui dis-je, il est temps de songer à former votre esprit ; [...] voulant vous rendre cette étude [de l’écriture] agréable et même amusante, j’ai composé un roman dont vous ferez la moitié... --- Oh ! que cela m’amusera... [...] --- Tenez, voici sa première lettre... ---Ah ! donnez, maman... --- Auparavant, écoutez-moi. Cette lettre est d’un homme dont l’esprit est déjà gâté, et dont le cœur commence à se corrompre. Je vous préviens qu’elle ne contient, ainsi que toutes celles que vous recevrez, que de mauvais principes et de fausses opinons ; en la lisant, répétez-vous bien que vous ne devez vous attacher qu’à combattre toutes les idées qui s’y trouvent ; cherchez avec soin toutes les raisons qu’on peut 72 opposer aux siennes, il en ‘est de victorieuses ; si vous ne renversez pas son système, ce sera votre faute .» Cette utilisation de la fiction en vue de corriger l'immoralité romanesque montre bien la manière dont Mme de Genlis conçoit les rapports entre la fiction et la pédagogie. Selon elle, la fiction n'est utile pour la pédagogie qu'en s'y subordonnant, et une fois dénuée d'éléments immoraux et dangereux. Mais, puisque la fiction en général est immorale sauf les trois rares exceptions que nous avons mentionnées, il faut en inventer une exprès, spécialement destinée à l'éducation. Elle s'en est chargée elle-même. Mme Genlis s'efforce de combattre la fiction par la fiction. Elle écrit de la fiction pour mieux l'épurer. Nous pouvons trouver à la fin du livre le même genre de manipulation de la fiction par la fiction, mais en sens inverse. Au lieu de corriger la fiction par la fiction, l'auteur désire dépasser la fiction par la fiction. En donnant comme présent à ses enfants l'ouvrage pédagogique qui n'est que le roman que le lecteur vient de lire, elle s'efforce de transformer la fiction en ouvrage pédagogique. En s'adressant à Madame d'Ostalis, fille adoptée, la Baronne explique en ce sens la nature de son présent de noce : 71 72 Ibid. tome 3, pp. 66-67. Ibid. tome 3, pp. 67-68. "Maintenant, ma chère fille, je vais vous parler du présent de noce que j'ai fait à mes enfans. Après le dîner, j'ai conduit Adèle & Théodore dans mon cabinet ; & là, tirant d'une armoire deux exemplaires d'un Ouvrage en trois gros volumes : voilà, mes enfans, ai-je dit, tout ce qui me reste à vous donner, c'est un Ouvrage fait pour vous ; il a pour titre : Lettres sur l'Éducation.... Vous y trouverez une peinture fidelle & des mœurs & du monde. Dans ce tableau de la vie humaine, j'ai voulu vous indiquer la route qui conduit au bonheur, les écueils qu'il faut éviter, les travers & les égaremens dont vous devez vous préserver ; cette entreprise demandoit du courage !.... Je le savois, je n'ignorois pas à combien de périls on s'expose en frondant sans ménagement la folie & le vice !.... Mais j'écrivois pour vous, nulle crainte, nulle considération n'ont pu m'arrêter ; j'ai dit la vérité sans efforts & même sans mérite, je voulois vous éclairer !.... C'étoit travailler pour votre bonheur & pour le mien. Je suis assez jeune pour pouvoir me flatter de présider à l'éducation de vos enfans ; mais enfin, si la sort vous enlevoit votre mère, vous trouveriez dans cet Ouvrage tous les conseils qu'elle auroit pu vous donner. Ce livre est fait pour la jeunesse, & non pour l'enfance ; il révèle tous les secrets de l'éducation ; si vous adoptez ma méthode, ne le donnez donc à vos enfans que le jour de leur mariage. Au reste, vous pouvez seuls prouvez aux autres, & savoir parfaitement vous-mêmes si cette méthode que je vous propose mérite en effet d'être préférée. Si vous ne vous écartez jamais de vos devoirs, si vous conservez tous vos principes, si vous êtes toujours vertueux, indulgens, si votre instruction, vos talens vous procurent chaque jour de nouveaux plaisirs ; enfin, si vous trouvez une source inépuisable de félicité dans l'exercice constant de la bienfaisance & dans la pratique de toutes les 73 vertus.... ma méthode est bonne, mon systême n'est point chimérique, & mon Ouvrage n'est point un Roman ." Evidemment, le présent de noce de la Baronne n'est autre que le roman que lit le lecteur, puisque le sous-titre est le même : Lettres sur l'Éducation. Si ce procédé qui consiste à faire converger à la fin du livre le fictif et le réel par l'identification du narrateur et de l'auteur, ainsi que le retournement de la fiction pour le lecteur réel, ne sont pas nouveaux, la dernière phrase mérite d'être remarquée. Elle exprime le vœu de rejeter l’appellation du roman à tout prix. Elle donne un roman en disant que ce n’en est pas un. Ainsi, l’usage que Mme de Genlis fait de la fiction est essentiellement réducteur. Elle ne pense pas, contrairement à Rousseau, exploiter la fiction avec tous ces vices pour une expérience idéologique. En minimisant le débordements polysémiques du texte fictif, elle s'efforce de bien encadrer l'espace fictif pour mieux y insérer la pédagogie. La fiction n’est qu’une décoration qu’il faut cacher pour ne faire voir que le contenu pédagogique, elle doit être le véhicule transparent de la morale. Ce caractère décoratif de la fiction chez Mme de Genlis fait pendant au penchant romantique qui a retenu Flaubert. Car il note ceci dans le folio 182, g 226 (2)74 : X copie 73 74 un amant dont la fiancée est entrée au couvent s'est fait faire le monument suivant : Ibid. tome 3, pp. 448-449. Cf. l’Annexe5, pp. 822-823. monument quatre superbes colonnes de porthyre soutiennent un élégant baldaquin de drap d'argent orné de franges funèbre. (goût de l'époque) brillantes, auquel sont attachés des rideaux de gaze [qui tirés] ---Sur un piédestal une statue de marbre blanc représentant la Félicité éplorée. cette figure tenait d'une main une longue chevelure blonde et de l'autre pressait contre son cœur une lettre à moitié ployée dont on ne pouvait lire que ce seul mot tracé en grosses lettres d'or : Cécile ! D'où vient cet abus du recours à la fiction dans l'ouvrage d'une éducatrice que dégoûte la fiction ? Peut-être est-ce ce genre d'emploi de la fiction que Prost accuse en invoquant Bréal pour analyser la méthode de l'éducation classique du XIXe siècle : "On veut aboutir à l'élévation de pensée, à la noblesse de style et, par là, à la gravité du caractère. Le masque, pense-t-on, finira par manger le visage : à force d'imaginer leurs discours, les élèves finiront par ressembler aux héros qu'ils font parler. On se trompe : ils n'oublient pas qu'ils sont en représentation. Cet univers reste fictif. On refuse au départ de réfléchir sur la vie réelle, que ses mauvais exemples rendent trop dangereuse à connaître ; on reste donc condamné à fabriquer de toutes pièces un univers moral, artificiel et idéal ; dont l'antiquité, et à un moindre titre l'histoire, fournissent les matériaux. Même si les élèves ne s'y laissent pas prendre, cette éducation littéraire prêche par défaut de sincérité, note Bréal : «ce sont les premiers symptômes d'une maladie intellectuelle qui consiste à se payer de mots, à s'enfermer dans un rôle et à tirer de sa tête des passions qu'on ne ressent point.» 75 L'hypocrisie de la morale bourgeoise est inscrite au cœur même de cette éducation ." Prost dit que l'éducation classique veut calquer une fiction sur le monde réel. En rapportant cette remarque à notre sujet, nous pouvons dire que Mme de Genlis veut inventer une fiction à elle, au détriment de la fictionalité propre de toute œuvre artistique. Pour conclure, nous constatons une correspondance entre la critique et l'usage de la fiction chez Rousseau et Mme de Genlis. Pour l'un, la fiction est mauvaise si elle n’est qu’une enveloppe de la vérité par le mensonge ; mais il ne méconnaît pas pour autant l'utilité de la fiction car il ne peut s'empêcher de glisser vers la fiction pour mettre à l'épreuve une hypothèse idéologique. En d'autres termes, Rousseau sauve la fiction en en faisant le lieu d’une expérimentation, et en substiuant 75 Antoine Prost, op. cit. p. 53. l’expérience au mensonge de la fiction76. Tandis que l'autre auteur, qui n'admet que la fiction épurée de tout élément immoral, réduit les possibilités de la fiction en la considérant comme un simple support de la leçon de morale. Toutes les réciprocités que nous avons jusqu’ici relevées entre la littérature et la pédagogie étaient théoriques, et le débat entre le pédagogue et l’homme de lettres portait sur les principes propres à chaque domaine. Il nous faut maintenant examiner la situation sociale de l’époque et considérer cette réciprocité dans l’histoire de l’éducation. 76 Il ne faut pas oublier que le seul roman qui échappe à la critique presque générale de Rousseau, Robinson Crusoé, est une exploitation des possibilités de l'homme naturel dans l'île désert. SECTION 3 : LA PROMOTION DE LA LITTÉRATURE MODERNE APRÈS 1870 § 1 L’allégement de l’étude du latin et la promotion du français dans la circulaire de Jules Simon Les réformes de Jules Simon symbolisent la transformation idéologique que l'enseignement secondaire a subi à partir des années 1870. Sa circulaire du 27 septembre 1872 exerça une influence décisive sur l’évolution de l'enseignement secondaire. Bien que les réformes proposées aient été réduites à néant peu après avec la chute du gouvernement de Thiers le 24 mai 1873, la victoire des traditionalistes ne fut que momentanée. L'esprit des réformateurs s’est réalisé à la fin du siècle à partir des années 1880. La circulaire de Jules Simon ouvre une perspective nouvelle sur l'éducation littéraire. D'abord, elle se traduit par un allégement de l'étude du latin, ensuite par l'intensification de l'étude du français, enfin, par la promotion de l'explication des auteurs. De prime abord, les réformes de Simon ont pour but d’alléger l’étude du latin. «Moins de grammaire apprise par cœur, moins de thèmes, plus du tout de vers latin, et beaucoup plus d’explications orales et rapides», nous résume Weill77. Dans un certain sens, la circulaire de Simon condamne à mort le latin. Certes, il ne propose pas la suppression du latin, mais il suggère qu’il faut apprendre le latin pour le lire et non plus pour le parler et l’écrire : «Je dis sur-le-champ que ce serait un véritable crime que de la supprimer [l’étude des langues anciennes], ou même d’en diminuer l’importance. [...] Le latin, Monsieur le Proviseur, n’est complètement une langue morte que depuis notre âge. Il a été d’abord la langue d’un peuple, et ensuite celle de toute une classe d’hommes savants et lettrés, qui l’employaient pour leurs écrits, pour leur correspondance et pour l’enseignement. [...] Mais le latin est maintenant une langue morte dans toute l’étendue du terme, et les progrès de l’enseignement des langues vivantes achèvent et complètent cette transformation. On étudiera désormais le latin pour le comprendre, et non pas pour le parler. Il 78 est donc naturel de l’enseigner autrement qu’on ne le faisait jusqu’ici .» 77 Weill, op. cit. p. 159. 78 Jules Simon, La Réforme de l’enseignement secondaire, Hachette, 1874, pp. 412-413. Ainsi, le latin ne sera plus une langue parlée par les élites, mais une langue morte. Avec cette redéfinition de l'étude du latin, il nous est permis d’imaginer que désormais l’étude latine va perdre de son poids comme moyen disciplinaire. Deuxièmement, la circulaire avance qu'il faut augmenter l'étude du français : «15° Les Exercices de langue et de littérature française Quand nous aurons réduit les leçons, diminué, dans une notable proportion, les devoirs écrits, restreint à l’indispensable l’emploi du thème, espacé la version, supprimé le vers latin, restitué à l’explication des textes la 79 première place, il nous restera peut-être quelques instants pour étudier le français ." Simon pense, contrairement aux traditionalistes qui englobaient en quelque sorte l'étude du français dans l'étude du latin, qu'il faut s'entraîner en français pour maîtriser le français : "On veut que les écoliers apprennent à écrire, qu’ils se forment le goût et le jugement, et l’on semble avoir redouté pour eux l’emploi prématuré de la langue maternelle. On a soutenu longtemps que les versions et les rédactions d’histoire suffisaient, et qu’avant la rhétorique il y aurait imprudence à livrer le français à ces jeunes esprits, comme s’il s’agissait d’une arme dangereuse. Ce n’est pas là une des moindres singularités de notre éducation classique. Une version est toujours un exercice un peu servile ; une rédaction d’histoire n’était guère jusqu’ici qu’un exercice de mémoire. On ne permettait à l’élève de concevoir un plan et d’exprimer une pensée qui lui fût propre, qu’à la condition d’écrire en vers latins ou en prose latine. Mais, quand on écrit en latin c’est surtout au latin que l’on pense : quand on se sert d’une langue morte, on se préoccupe plutôt de ressembler aux anciens que d’être soi-même. Le lieu commun devient une nécessité ; on oublie la pensée pour courir après l’expression. C’est le contraire d’une bonne discipline. N’est-il pas permis de supposer que la difficulté pour tous les élèves, l’impossibilité pour le plus grand nombre d’écrire convenablement en latin, n’ai contribué pour beaucoup à rendre la pensée vague et flottante, à favoriser l’imitation sans originalité, et à éteindre parfois, de douze à quinze ans, cette flamme vive de la jeunesse, qui n’est pas assez alimentée ? Inciter à s'exprimer en français revient à reconnaître un droit à la libre expression des sentiments personnels des élèves, et à admettre qu'ils fassent «de la littérature". En fait, l'article 12 de la circulaire, consacrée au vers latin nous dit ceci : «L’exercice continu du vers latin semble définitivement condamné. [...] Le profit qu’on en tire n’est pas proportionné à la peine qu’on se donne : [...] La pratique du vers latin doit se réduire à quelques solides exercices sur la partie la moins contestable de la métrique et de la prosodie ancienne, et à l’analyse du mécanisme des vers dans ses rapports avec les lois de l’harmonie poétique. Quant à inventer, imaginer, choisir les mots, disposer les ornements du style et faire œuvre de littérateur, ne le peut-on dans la langue maternelle ? [...] Il devient nécessaire 80 de prendre un parti, et je le prends en supprimant les compositions et les prix de vers latins .» Avec un ton certes ironique, le mot «littérateur» en témoigne, Simon ne prohibe pas cependant de faire des vers en français. Cette ambiguïté est vite levée, car Simon 79 80 Ibid., p. 423. Ibid., p. 419. recommande explicitement l'expression des "sentiments naturels" des élèves en français : "Je n’ai jamais compris qu’il y eût tant d’inconvénients à permettre aux écoliers d’exprimer des sentiments naturels, tirés de leur propre fonds. Pourquoi ne point arriver, par des exercices progressifs, aux devoirs les plus difficiles, aux discours ? Pourquoi même presque uniquement des discours, comme si la forme oratoire était seule digne de les occuper, à l’exclusion de toutes les autres ? Je redoute la pratique trop constante d’exercices qui ne sont pas étrangers à ce goût de la déclamation vide et à ce dédain pour les informations 81 précises, qu’on nous reproche ." L'accent est mis sur le contraste entre l'imitation en langue ancienne et l'expression de la pensée en langue maternelle. La supériorité traditionnelle du latin sur le français est renversée. Désormais, la pédagogie ne courra aucun risque à inciter les élèves à écrire en français. La langue maternelle n'est plus un outil vulgaire, ni une arme dangereuse, comme il en était pour Dupanloup. C'est surtout la faculté de juger que Simon vise à exercer avec ses réformes. «En rhétorique, on joindra aux discours, plus espacés, de plus fréquentes dissertations ou analyses littéraires et morales, peu étendues et propres à exercer le jugement. A vivre trop en dehors des idées de ce temps, l’enseignement classique n’aurait plus assez d’empire sur l’opinion. Quand les ignorants raisonnent mal, ce qu’il y a de plus inquiétant c’est que les hommes qui passent pour plus instruits qu’eux ne sachent pas leur 82 répondre et les éclairer : les uns sont armés de paradoxes ; les autres, désarmés de bonnes raisons ." Le syntagme "dissertations ou analyses littéraires et morales" témoigne bien de l'intention qu'a le ministre de l'époque d'exercer le jugement et non la mémoire. Ainsi, il est possible de discerner un changement d'attitude profond vis-à-vis de la notion de littérature telle que la pédagogie l'entend. Désormais, elle cesse d'être l'ensemble des exemples à imiter ou l'illustration des règles de grammaire ; elle devient au contraire une invitation à s'exprimer et à penser. C'est dans cette même intention de stimuler la faculté de penser et de s'exprimer des élèves que la circulaire exalte l'explication des auteurs dans le domaine des études latines. § 2 L'explication des auteurs Le troisième point des réformes de Simon consiste en effet dans la promotion 81 82 Ibid., pp. 423-424. Ibid., p. 425. de l'explication des auteurs. L'explication des auteurs, auparavant marginalisée dans l'enseignement traditionaliste à la manière de Dupanloup, est promue avec Jules Simon à l’excellence : «Puisque nous devons, de plus en plus, partir de ce principe que les langues mortes ne sont destinées ni à être parlées, ni, sauf exception, à être écrites ; mais que les anciens, nous offrant le plus admirable spécimen de l’intelligence humaine se développant par ses propres forces et selon une inspiration immédiate, doivent être lus et compris couramment pour eux-mêmes, dans les plus belles de leurs œuvres, il importe, Monsieur le Proviseur, que, dans toutes les classes où des textes sont mis entre les mains des écoliers, l’explication de ces textes occupe la première place ; que, dans les classes élémentaires, elle serve à la connaissance des règles et des tournures ; qu’après les deux ou trois premières années, on abandonne ce mot à mot d’où le sens morcelé se dégage si péniblement ; que, plus tard, par des lectures suivies d’analyses, par des appréciations courtes, mais précises, par des comparaisons bien choisies, on fasse connaître aux élèves les vraies beautés des auteurs ; qu’ils admirent Homère et Platon pour les avoir lus, et non parce qu’il est reçu qu’il faut les admirer. Les explications, arrivant trop souvent dans la dernière partie de la classe, réduites chaque fois à quelques vers ou à quelques lignes, suivies avec trop peu d’attention, ne peuvent suffire ni à l’intérêt de l’enseignement ni au profit de l’élève. Les professeurs eux-mêmes se sont trop façonnés à ce menu travail, qui exige une préparation moindre ou de moindres connaissances ; et, comme il faut trouver à admirer toujours, même sur le plus mince échantillon, la critique et l’analyse se sont égarées plus d’une fois dans des minuties, et l’on a cherché des beautés douteuses 83 dans les petites choses, faute d’espace et de perspective pour reconnaître les beautés véritables .» Cependant, cette méthode nouvellement promue ne manque pas de prêter le flanc aux critiques des traditionalistes. Nous pouvons évoquer ces passages de Laprade en illustration : "Je cherche quelles autres nouveautés sont venues surcharger le baccalauréat depuis l'invention des programmes à effet et la réglementation minutieuse du questionnaire. Constatons encore une fois, à ce propos, que l'affaiblissement des études classiques et l'abaissement du goût littéraire ont commencé chez nous à la même époque où les examens prenaient leur formidable importance. Je dois s'adjoindre[sic] alors à l'explication des auteurs latins et grecs, aux questions de goût, d'histoire, de rhétorique et de grammaire, que cette explication comporte, une sorte de cours de littérature française timidement voilé, aujourd'hui, sous le nom que je ne comprends pas : explication d'un auteur français. Je sais ce que c'est de la part d'un écolier que l'explication d'un auteur latin ou grec ; c'est la traduction, d'abord mot à mot, puis dans un français aussi correct et aussi élégant que possible de chaque phrase de cet auteur, accompagnée d'une analyse grammaticale et logique, de quelques observations sur les étymologies et les racines des mots, sur les concordances des deux langues anciennes et des auteurs anciens, sur les beautés de style et de pensée répandues dans des textes que l'on connaît à peu près par cœur. Le sens littéraire, l'imagination, si le candidat en est pourvue, trouvent suffisamment à s’affirmer dans ces épreuves, tout en leur laissant ce degré d'exactitude et de précision auquel les rappelle sans cesse la nécessité de traduire chaque mot par le mot propre. Ce qu'on appelle dans le dernier programme explication d'un auteur français, est-ce quelque chose d'aussi positif et d'aussi sérieux ? Évidemment il ne s'agit pas de l'intelligence des mots, ni même d'un simple exercice de grammaire, de logique et d'ancienne rhétorique. Ce ne peut être qu'un véritable cours de littérature et d'histoire littéraire, une sorte d'article critique, un feuilleton que l'on prie l'élève de faire sur l'un des auteurs mentionnés dans le programme. Le programme dira que ce n'est pas là son intention, le bon sens dira que cette exigence est 83 Ibid., pp. 422-423. absurde ; mais en fait, c'est ainsi que la chose se passe, si raisonnable que soit l'examinateur et si décontenancé 84 que se montre le candidat .» Il ne cache pas son étonnement devant le manque de méthode de cette nouveauté : l’explication d'un auteur français. Il est remarquable que considérée comme un travail exigeant un haut degré d’exactitude et de précision, l’explication du texte latin est décrite dans les termes d’un travail savant, tels que «traduction», «analyse grammaticale et logique», «observations sur les étymologies et les racines des mots» et appréciation esthétique sur «les beautés de style et de pensée répandues dans les textes», tandis que l’explication du texte français est, elle, identifiée à un «feuilleton». On ne peut pas uniquement réfuter l'argument de Laprade comme une critique partiale. Le manque de méthode de l'enseignement de la littérature moderne est aussi signalé par un pédagogue progressiste tel que Bain. "L'enseignement de la littérature anglaise offre les mêmes difficultés que celui de l'histoire. La littérature nous présente un mélange d'idées faciles, intelligibles et intéressantes, même pour des enfants, et d'idées techniques, compliquées et accessibles seulement à des esprits déjà mûrs. Pour cette étude, comme pour celle de l'histoire 85 générale, il est impossible d'imaginer une méthode qui reste toujours à la portée de jeunes esprits ." Paradoxalement, c'est la richesse même du texte littéraire qui rend difficile son enseignement. Malgré les critiques et le manque d'expérience, l'importance de l'explication de textes ne cesse de s'accroître. Simon parlait encore de texte latin. Mais une fois transposée à l'étude des textes français, l'explication de textes triomphe dans les années 1880. C'est ce qu'Antoine Prost souligne en considérant l'explication de texte comme l'équivalent littéraire de la leçon de choses, autre discipline promue par la pédagogie moderne86 : "Cette pédagogie empirique conduit à privilégier dans l'enseignement littéraire l'explication de textes, préliminaire logique à toute dissertation. «Ce qui nous appartient en propre, disent les instructions de 1890, c'est la lecture et l'explication des textes : là est le fond et la vie même de l'enseignement secondaire». Et encore : «le centre de gravité de l'enseignement secondaire est dans l'explication». Qu'on ne s'y méprenne pas : l'explication tourne le dos au commentaire purement grammatical ou admiratif. Elles s'attachent moins aux mots et aux 84 85 86 Laprade, op. cit., pp. 280-281. Bain, op. cit. p. 261. En ce qui concerne la leçon de choses, voir notre chapitre 3 de la deuxième partie. tournures, qu'aux idées et aux sentiments. Elle vise à faire réfléchir sur la nature morale de l'homme : c'est «une 87 véritable leçon de choses morales professée par des écrivains de génie» ." § 3 La lecture réhabilitée Avec la mise en valeur de l'étude du texte français, la réhabilitation de la lecture constitue un des changements les plus significatifs de la nouvelle pédagogie des trente dernières années du XIXe siècle. La lecture était considérée traditionnellement comme une source des vices. André Chervel résume ainsi la situation : «En dehors même de l’école et du collège, l’hostilité à la lecture est, tout au long du siècle, et même audelà, une attitude constante d’une large fraction du clergé, depuis les Pères de la Mission qui, sous Charles X, poussent les fidèles à brûler tous leurs romans, jusqu’à l’abbé Louis Benthléem qui, relayant et amplifiant les condamnations de l’Index pontifical, dénonce les mauvais livres dans son catalogue Romans à lire et romans à proscrire. Mais c’est aussi, jusqu’en 1880 au moins, un point de dogme pédagogique chez l’ensemble des professeurs des lycées et collèges : il faut tout faire pour détourner l’élève de se livrer aux lectures «frivoles» (c’est le terme consacré). L’élève doit lire le moins de livres possibles, et le plus souvent possible les mêmes ouvrages : multum, non multa, répète-t-on constamment. Et l’incitation à la lecture indépendante, qui est aujourd’hui considérée comme une tâche importante du professeur de lettres, et des autres, aurait été tenue pour 88 une faute professionnelle grave pendant la majeure partie du XIXe siècle .» Ce ne sont pas uniquement les jésuites ou les ecclésiastiques qui prohibent la lecture. Nous pouvons trouver la même attitude chez la plupart des auteurs consultés par Flaubert. Même un penseur comme Rousseau n'hésite pas à le faire89. Dupanloup exige que tous les livres de la bibliothèque des élèves du Petit-Séminaire soient timbrés90. Et l'héroïne d'Adèle et Théodore est fière de sa fille qui "n'aura jamais lu les Fables de La Fontaine, Télémaque, Mme de Sévigné, Corneille, Racine, Voltaire91". Il est intéressant de noter que ce sont souvent les écrivains qui adressent la critique la plus sévère et la plus générale au "vice" de la littérature comme pour s'attaquer soi-même. Cependant, justement comme l'historien en fait le constat, la circulaire du 27 septembre 1872 de Jules Simon marque un tournant de la politique pédagogique de 87 Antoine Prost, op. cit. p. 248. André Chervel, Les auteurs français, latins et grecs au programme de l’enseignement secondaire de 1800 à nos jours, Institut national de recherche pédagogique, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 17. 89 Cf. infra, p. 192. 90 Dupanloup, De l’éducation, tome 3, p. 217. 91 Ibid., tome 1, p. 62. 88 la lecture, en recommandant l'usage de la bibliothèque : «16° Usage de la bibliothèque. ---Méthode de lecture. On me dit que, pour certains chefs d’établissements, le livre de lecture est une sorte d’ennemi qu’il faut pourchasser, même s’il est inoffensif. Quoique le nombre vraiment excessif des devoirs écrits pût, au besoin, expliquer cette disposition, je ne veux pas y croire. Elle serait en contradiction formelle avec les principes les plus élémentaires de la pédagogie et avec la volonté qui a présidé à la création des bibliothèques de quartier, dont 92 le nombre et l’importance ne tarderont pas à s’accroître. Il faut encourager la lecture, bien loin de la gêner .» La lecture cesse donc d'être l'ennemi de l'éducation. Et selon Chervel, l'importance de la lecture, même celle accomplie hors de la classe, ne peut que s’affirmer progressivement. "A partir de 1880, les professeurs seront régulièrement appelés à tenir compte de cette nouvelle exigence dans l’organisation de leurs cours, et invités en particulier à laisser à leurs élèves un temps suffisant pour pouvoir s’y livrer. En 1902, il est prévu que, dès la classe de quatrième, «les élèves seront habitués à faire des lectures complémentaires qui seront contrôlées en classe». A partir de 1938 l’adjectif «complémentaire» qui évoquait trop les programmes officiels disparaît : ce sont toutes les «lectures faites hors de la classe» qui peuvent 93 désormais donner lieu à des comptes rendus .» Il ne faut pas oublier que cette réforme gouvernementale est le résultat d’un long mouvement de l’instruction sociale, notamment sous l’influence de la Ligue française de l’Enseignement fondée par Jean Macé en 1866, ou bien de son Magazine d’éducation et de récréation qu’il a créé avec Hetzel, et que Jules Vernes rejoint en 1867. § 4 L'élargissement de la littérature classique française L'invitation à la lecture ne peut se faire sans élargissement de l'horizon littéraire. Déjà, Simon admettait la nécessité d'apprendre l'histoire littéraire «dans [l’] origine et [les] développements» : "A l’introduction d’exercices et de compostions en français dans toutes les classes, se rattachera utilement l’étude sommaire de la langue et de la littérature françaises, dans leur origine et leurs développements. Nos élèves sont trop étrangers à l’histoire littéraire. Là aussi le latin a empiété sur ce qui est nécessaire ; et le dix94 septième siècle même, si admirable qu’il soit, a un peu usurpé .» Si le latin et le dix-septième siècle ont usurpé leur importance dans l'histoire littéraire, c'est dire qu'il faut trouver une place pour d'autres littératures que 92 93 94 Jules Simon, op. cit., p. 426. André Chervel, op. cit., p. 17. Jules Simon, op. cit., p. 425. classiques, notamment pour la littérature des dix-huitième et dix-neuvième siècles. En fait, ce qu’on ne pouvait que pressentir dans la circulaire de Simon se réalise à partir de 1880. La liste des auteurs à étudier dans le programme de l’enseignement secondaire, telle que restituée par André Chervel, nous permet de nous rendre compte du changement. Dans la section «langue française» du programme de l’enseignement scolaire de la Rhétorique, c’est-à-dire la classe de première, l’accent est toujours mis sur le dix-septième siècle, et avant 1880, il n’y a aucune mention de la littérature du XIXe siècle. En 1880, pour la première fois, figure le mot «XIXè siècle», comme faisant partie de «Morceaux choisis de prosateurs et de poètes des XVIIIe et XIXe siècles95.» Et une note du programme de l’année 1890 propose d’étendre la notion des auteurs classiques : «Le Conseil s’est demandé s’il était bon de restreindre aux classiques le choix des auteurs. Il a décidé que par le mot classique il ne fallait pas entendre seulement les auteurs du XVIIe siècle, mais aussi les écrivains du XVIIIe 96 et du XIXe siècle. Les morceaux choisis sont obligatoires dans les classes de grammaire et de lettres .» Comme noms d’auteur, Lamartine et Hugo sont les premiers, en 1895, à entrer dans le programme de la première97, et Chateaubriand, Sainte-Beuve, Taine et Renan les suivent98. Quant au roman, le mot «romancier» figure au programme de 1923 : 99 «Extraits des grands romanciers du XIXe siècle .» Le temps est proche où les écrivains du XIXe siècle seront canonisés comme auteur à étudier en classe. § 5 L’attaque de Flaubert contre l’instruction obligatoire et gratuite Cependant, l’écrivain Flaubert n’était pas favorable aux réformes de l’éducation qui étaient prêtes à accueillir à bras ouverts les écrivains du XIXe siècle. Une des preuves les plus ostentatoires de la réticence du romancier envers 95 96 97 98 99 André Chervel, op. cit., p. 201. Ibid. p. 63. «Chefs-d’oeuvre poétiques de Lamartine et de Victor Hugo», ibid. p. 203. Le programme de 1923, ibid. p. 206. Ibid. l’éducation républicaine est visible dans sa critique de l’instruction obligatoire et gratuite. Tout a commencé avec un article de Sand paru dans Le Temps le 5 septembre 1871100. La réaction de Flaubert est rapide. Dès le 6, Flaubert écrit ainsi à la princesse Mathilde : "Avez-vous lu un article de Mme Sand (publié dans Le Temps), sur les ouvriers ? C'est bien fait et brave, c'est-à-dire honnête. Elle arrive tout doucement à voir ce qu'il y a de plus difficile à voir : la vérité. Pour la 101 première fois de sa vie, elle appelle la canaille par son nom Il faut nuancer cet éloge. ." Car la lettre du 8 septembre que l'écrivain adresse directement à son «chère» maître montre une divergence d'opinion. La lecture du début de la lettre suffit pour nous en convaincre : «Pourquoi êtes-vous si triste ? L’humanité n’offre rien de nouveau. son irrémédiable misère m’a empli d’amertume, dès ma jeunesse. Aussi, maintenant, n’ai-je aucune désillusion. Je crois que la foule, le nombre, le troupeau sera toujours haïssable. Il n’y a d’important qu’un petit groupe d’esprits, toujours les mêmes, et qui se repassent le flambeau. Tant qu’on ne s’inclinera pas devant les mandarins, tant que l’Académie des sciences ne sera pas le remplaçant du pape ; la politique tout entière et la société, jusque dans ses racines, ne sera qu’un ramassis de blagues écœurantes. Nous pataugeons dans l’arrière-fait de la Révolution, qui a été un avortement, une chose ratée, un four, «quoi qu’on dise». Et cela parce qu’elle procédait du moyen âge et du christianisme, [religion antisociale]. L’idée d’égalité (qui est toute la démocratie moderne) est une idée essentiellement chrétienne et qui s’oppose à celle de justice. Regardez comme la grâce, maintenant, prédomine. Le sentiment est tout, le droit rien. On ne s’indigne même plus contre les assassins, et les gens qui ont incendié Paris sont moins punis que le calomniateur de M. Favre 102 ." Flaubert oppose le petit nombre de l'élite et la masse ignorante, les mandarins et le peuple, la science et la religion, l'égalité chrétienne et l'inégalité scientifique, la grâce et la justice. L'auteur du feuilleton ne partage point le sentiment de ces oppositions. La romancière ne se contente pas du bonheur flaubertien du petit nombre, car elle affirme : "On n'est pas vraiment heureux quand on est heureux en petit nombre. Il faudrait le bonheur de tous pour corollaire au bonheur de famille 103 ." L’espérance sandienne n'a rien à voir avec le renoncement flaubertien. C'est ce que 100 101 102 103 D'après la note de Georges Lubin, p. 527, tome 22 de la Correspondance de George Sand, Classique Garnier. Lettre à la Princesse Mathilde du 6 septembre 1871, C.H.H., tome 15, p. 39. Lettre à George Sand, 8 septembre 1871, C.H.H., tome 15, p. 40. George Sand, Impressions et souvenirs, p. 18. nous pouvons constater en rapprochant deux textes au sujet de l'instruction. Dans la lettre du 8 septembre, Flaubert poursuit l'attaque du peuple jusqu'à condamner l'instruction gratuite et obligatoire : "Quant au bon peuple, l’instruction «gratuite et obligatoire» l’achèvera. Quand tout le monde pourra lire Le Petit Journal et Le Figaro, on ne lira pas autre chose, puisque le bourgeois, le monsieur riche ne lit rien de plus. La presse est une école d’abrutissement, parce qu’elle dispense de penser. Dites cela, vous serez brave, et, si vous le persuadez, vous en aurez rendu un fier service. Le premier remède serait d’en finir avec le suffrage universel, la honte de l’esprit humain. Tel qu’il est constitué, un seul élément prévaut au détriment de tous les autres : le nombre domine l’esprit, l'instruction, la race 104 et même l’argent, qui vaut mieux que le nombre ." La différence majeure entre les deux écrivains consiste dans la perspective ouverte à l'éducation populaire. Certes, l'article de Sand plaît légitimement à Flaubert, en discernant dans le peuple français, dans "le meilleur et le plus aimable peuple de la terre" "ses maladies terribles", "la lèpre ou la peste105." Il est certain que Sand a critiqué l'état présent du peuple, son instruction mal menée. Mais cela ne veut pas dire qu'elle pense que l'éducation du peuple soit inutile, voire dangereuse, comme le prétend Flaubert : "On a pu, j'en ai la certitude, entamer par le bon côté l'éducation du prolétaire. On ne l'a pas voulu ; on l'a raillé, 106 humilié, redouté avant qu'il fût redoutable. Il l'est devenu ." La citation montre que la critique de Sand, se plaignant de la réalité sociale, se limite à la manière d'éduquer le peuple, l’échec de cette tentative, et non à la nécessité de l'instruction sociale. Si Sand condamne le peuple des années 1860, en disant : "l'ouvrier est devenu poseur et prétentieux, sans cesser d'être un barbare 107 ", la condamnation ne porte pas sur le peuple lui-même, mais sur la mauvaise manière dont on s'est comporté avec lui. Le peuple est considéré par la romancière comme un être à qui il manque tout, à éduquer lentement et doucement comme un enfant : 108 "On a émancipé l'enfant avant qu'il ne connût la limite de ses droits 104 105 106 107 108 La même lettre, pp. 40-41. George Sand, op. cit., p. 26. Ibid. p. 28. Ibid. p. 32. Ibid. p. 29. ." Donc il n'est pas du tout étonnant que Sand propose "un acte d'association rigoureusement stipulé" signé "de bonne foi" entre "le producteur et l'exploiteur109". C'est surtout la fin de la lettre de Flaubert qui a décidé Sand à faire de sa réponse à Flaubert une lettre publique "adressée à un ami" et à l'intégrer dans le feuilleton du Temps. Voici l'extrait de la dernière partie de la lettre de Flaubert à Sand : "Ah ! chère bon maître, si vous pouviez haïr ! C'est là ce qui vous a manqué : la haine. Malgré vos grands yeux de sphinx, vous avez vu le monde à travers une couleur d'or. Elle venait du soleil de votre cœur ; mais tant de ténèbres ont surgi, que vous voilà maintenant ne reconnaissant plus les choses. Allons donc ! criez ! tonnez ! Prenez votre grande lyre et pincez la corde d'airain : des monstres s'enfuiront. Arrosez-vous avec les 110 gouttes du sang de Thémis blessée .» C'est par une réplique à ces mots que Sand commence sa "Réponse à un ami" : "Eh quoi, tu veux que je cesse d'aimer ? Tu veux que je dise que je me suis trompée toute ma vie, que 111 l'humanité est méprisable, haïssable, qu'elle a toujours été, qu'elle sera toujours ainsi ?" Ne pas aimer est pour Sand refuser de vivre : 112 "L'humanité n'est pas un vain mot. Notre vie est faite d'amour, et ne plus aimer c'est ne plus vivre ." Devant la cruauté des crimes commis par la Commune, Sand refuse d'admettre la distinction entre le bourgeois et le peuple et d'attribuer la responsabilité des atrocités uniquement au dernier. Elle s'efforce de miner la distinction de classe : "Mais je veux te suivre et te demander sur quoi repose cette distinction. Est-ce le plus ou moins d'éducation ? La limite est insaisissable. Si tu vois au plus haut de la bourgeoisie des lettrés et des savants ; si tu vois au plus bas du prolétariat des sauvages et des brutes, tu n'en as pas moins la foule des intermédiaires qui te présentera, ici des prolétaires intelligents et sages, là des bourgeois qui ne sont ni sages ni intelligents. Le grand nombre des citoyens civilisés date d'hier et beaucoup de ceux qui savent lire et écrire ont encore père et mère qui 113 peuvent à peine signer leur nom ." Le refus de classer les hommes par leur savoir amène la romancière à émettre quelques réserves sur l'efficacité morale de l'instruction obligatoire : "Cette instruction obligatoire que nous voulons tous par respect pour le droit humain, n'est cependant pas une panacée dont il faille s'exagérer les miracles. Les mauvaises natures n'y trouveront que des moyens plus ingénieux et mieux dissimulés pour faire le mal 109 110 111 112 113 114 114 ." Ibid. p. 35. Lettre à Geroge Sand, 8 septembre 1871, C.H.H., tome 15, p. 41. Sand, Correspondance, Classiques Garnier, tome 22, p. 545. Ibid. p. 546. Ibid. p. 548. Ibid. p. 549. La manière dont Flaubert critique l'instruction obligatoire fait contraste avec celle de Sand : "Si la France ne passe pas, d'ici à peu de temps, à l'état critique, je la crois irrévocablement perdue. L'instruction gratuite et obligatoire n'y fera rien qu'augmenter le nombre des imbéciles. Renan a dit cela supérieurement dans la préface de ses Questions contemporaines. Ce qu'il nous faut avant tout, c'est une aristocratie naturelle, c'est-à-dire légitime. On ne peut rien faire sans tête, et le suffrage universel, tel qu'il existe, est plus stupide que le droit divin. Vous en verrez de belles, si on le laisse vivre. La masse, le nombre, est toujours idiot. Je n'ai pas beaucoup de convictions, mais j'ai celle-là fortement. Cependant il faut respecter la masse, si inepte qu'elle soit, parce qu'elle contient des germes d'une fécondité incalculable. Donnez-lui la liberté, mais non le pouvoir. Je ne crois pas plus que vous aux distinctions de classes. Les castes sont de l'archéologie. Mais je crois que les pauvres haïssent les riches et que les riches ont peur des pauvres. Cela sera éternellement. Prêcher l'amour aux uns comme aux autres est inutile. Le plus pressé est d'instruire les riches, qui, en somme, sont les plus forts. Éclairez le bourgeois, d'abord car il ne sait rien, absolument rien. Tout le rêve de la démocratie est d'élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli. Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions. Les trois degrés de l'instruction ont donné leurs preuves depuis un an : 1° l'instruction supérieure a fait vaincre la Prusse ; 2° L'instruction secondaire, bourgeoise, a produit les hommes du 4 Septembre ; 3° l'instruction primaire nous a donné la Commune. Son ministre de l'Instruction publique était le grand Vallès, qui se vantait de mépriser Homère. Dans trois ans, tous les Français peuvent savoir lire. Croyez-vous que nous en serons plus avancés ? Imaginez au contraire que, dans chaque commune, il y ait un bourgeois, un seul, ayant lu Bastiat, et que ce 115 bourgeois-là soit respecté : les choses changeraient ." L’objection de Flaubert contre l’instruction obligatoire se situe à l’opposée de l’argument de Sand. Si cette dernière limite ses réserves à l’utilité morale de l’instruction, l’auteur de Bouvard et Pécuchet considère, lui, l’instruction obligatoire comme une violation du territoire réservé à l’élite. S’il avance la nécessité d’établir «l’aristocratie naturelle», c’est comme si, ayant peur de la force intellectuelle ouvrière, il pensait qu’il fallait mieux former le bourgeois pour mieux se défendre contre le peuple instruit. Le savoir est le moteur de l’opposition et le signe de distinction. Sa moquerie de l'instruction s'exprime particulièrement clairement lorsqu'il ramène trois désatres politiques et sociales à la faute de l'instruction. Il faut rappeler les mots de Dupanloup. Flaubert a pris ces notes sur son De l'éducation116 : l'instruction cause les crimes «la classe qui a reçu l'instruction première commet, 115 116 Lettre à George Sand, 4 ou 5 octobre 1871, C.H.H., tome 15, p. 44. Folio 194 verso, g 226 (2). Cf. l'Annexe5 p. 852. toute proportion gardée, plus de crimes que la classe qui n'a reçu aucune instruction-- Mr. Fayet. acad des Sc. morales pol 1843. Mr. Ch. Dupin «l'instruction supérieure l'emporte sur toute les autres par la multiplicité des crimes.» 367 L'instruction cause plus de crimes. Avec cet argument, il est facile de prétendre qu'il faut cantonner l'instruction aux gens qui sont dignes d'elle, qu'il est trop dangereux d'instruire tout le monde, etc. Enfin, s'attaquer à l'instruction générale du peuple revient à croire au primat du savoir. En effet, l'autre trait de la pensée de Flaubert consiste dans sa conviction que le savoir est un pouvoir. Dans la lettre précédente déjà citée, celle du 8 septembre, il disait que la société serait toujours bête "tant qu'on ne s'inclinera pas devant les mandarins, tant que l'Académie des sciences ne sera pas le remplaçant du pape". Le savoir est bien considéré comme le moyen de gouverner. Cette attention au pouvoir du savoir constitue la «basse continue» de Bouvard et Pécuchet. Le romancier craint que l'ère soit proche où le pouvoir pontifical soit remplacé vraiment par le pouvoir de la science. Nous reviendrons sur la question de l'opposition entre le savoir et l'écriture. L’auteur de Bouvard et Pécuchet ne peut pas être indifférent à la question de l’éducation qui est le moyen d’acquérir le savoir et peut-être aussi le pouvoir. Et lorsqu’il la met en scène dans son roman, les rapports entre éducation et littérature se compliquent plus que jamais. Dans les chapitres qui suivent, nous essayerons d’éclaircir ces liens. CHAPITRE 2 LES MODALITÉS DE L'APPRENTISSAGE DANS BOUVARD ET PECUCHET SECTION 1 : L'ÉDUCATION MISE EN QUESTION DANS LE ROMAN FLAUBERTIEN § 1 L'évolution du roman flaubertien et la moralité Les attaques des pédagogues sur la moralité du roman ne laisse pas insensible l'auteur de Madame Bovary. En fait, Flaubert est un écrivain très attentif à la fin de l'œuvre, à la manière dont elle cesse de raconter et rend sa liberté au lecteur. En effet, l'écrivain ne peut finir un récit sans tenir compte de son effet moral. La fin de l'œuvre et la moralité sont donc inséparables dans le roman flaubertien. Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu'à la fin de l'histoire, le roman flaubertien veuille moraliser. Au contraire, il fait tout pour échapper à la tentative de moralisation qu'imposent nécessairement la structure narrative du récit ou le lecteur potentiel. On connaît l'aversion de l'écrivain pour conclure : 117 "L'ineptie consiste à vouloir conclure ." Cependant, comme la bêtise est consubstantielle à l'œuvre flaubertienne, la conclusion constitue un des enjeux les plus importants du roman flaubertien. Elle est l'aporie de la narration où le texte doit s'efforcer de son mieux de donner une conclusion sans conclure, de feindre de donner une leçon. Ainsi, la tension narrative est-elle le plus perceptible à la fin du récit, comme pour chercher à savoir comment il peut prendre fin sans donner une interprétation moralisatrice. Confronté à cette difficulté, le roman flaubertien propose diverses solutions. En fait, il nous semble possible d’apercevoir un lien entre l'évolution de la technique narrative du roman flaubertien, des œuvres de jeunesse à celles de la maturité, et la façon dont il traite de la moralité. On peut ainsi distinguer chronologiquement trois types de solutions qui correspondent chacun à une étape dans l’œuvre de Flaubert. 117 Lettre à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850, Pléiade, tome 1, p. 679. Premièrement, les œuvres de jeunesse mettent en évidence, quelquefois trop, le rôle que le récit doit jouer à la fin : Morale ou leçon. Elles en parlent si souvent, et soulignent la moralité de l'œuvre si manifestement, que le lecteur ne sait plus s'il s'agit d’une insistance sur le message à transmettre, ou d'un traitement ironique de la moralité de l'œuvre littéraire. Cette ambiguïté s’accentue encore avec l'intervention fréquente de l'auteur. Deuxièmement, la première Éducation sentimentale, œuvre intermédiaire entre les œuvres de jeunesse et les œuvres de maturité, constitue une des rares occasions où l'auteur avance la conclusion avec sérieux et naïveté à la fois, pour achever la narration. La morale de l'œuvre est essentiellement esthétique. C'est pour cette raison que l'œuvre échappe, à la fois, à la superficialité de la moquerie stylistique dans les œuvres de jeunesse, et à l’ironie généralisée des œuvres de maturité, à propos de la moralité de l'œuvre littéraire. En fait, au lieu de s'exercer sur la narration, l'ironie y est redéfinie comme la méthode même du jugement esthétique. Troisièmement, à partir de Madame Bovary, l'auteur atteint la maturité de l’esthétique narrative, il n'a plus besoin de se moquer ostensiblement de la moralité de l'œuvre littéraire, ni de poser sérieusement une conclusion quelconque. Il se contente de réserver au lecteur un espace vide, là où il veut chercher une moralité, sans jamais assumer la responsabilité de l'interprétation qu'il fait de son texte. Il ne nous semble pas possible d'établir ici un bilan complet de cette évolution narrative. Il n’est pas inutile cependant de parcourir, même rapidement, la différence du sens que le roman flaubertien donne à l’éducation, selon l’époque où il a été écrit. Ce travail préparatoire servira à mieux situer la question de l’éducation dans Bouvard et Pécuchet. § 2 Les œuvres de jeunesse Les œuvres de jeunesse, on l’a vu, se distinguent des œuvres ultérieures de Flaubert par leur manière de présenter la moralité ou la leçon à la fin de la narration. La fin du récit est tellement soulignée par le narrateur et de diverses manières que le lecteur sent parfois trop la présence du narrateur, son intention de donner une leçon, avant d'avoir pu essayer lui-même d’en tirer une leçon de l'histoire qu'il vient de lire. En quelque sorte, le lecteur sent que la conclusion est imposée par le narrateur. Tout se passe comme si l’auteur craignait que ses lecteurs se méprennent sur son intention. Un parfum à sentir illustre bien cette tendance. Dès le début du conte, le narrateur essaie de définir la pensée de l'œuvre : "Ces pages écrites sans suite, sans ordre, sans style devront rester ensevelies dans la poussière de mon tiroir et si je me hasarde à les montrer à un petit nombre d'amis ce sera une marque de confiance dont je dois 118 avant tout leur expliquer la pensée ." La plus grande différence avec les œuvres de maturité consiste dans le fait qu’ici, le narrateur conclut lui-même la moralité à tirer de son œuvre. En fait, la pensée d'Un parfum à sentir est, selon lui, de : "Mettre en présence et en contact la saltimbanque laide, méprisée, édentée, battue par son mari, la saltimbanque jolie, couronnée de fleurs, de parfums et d'amour, les réunir sous le même toit, [...] faire demander 119 au lecteur : A qui la faute ?" Et le narrateur de répondre lui-même à la question qu'il a posée au lecteur : "La faute ce n'est certes à aucun des personnages du drame. La faute c'est aux circonstances, aux préjugés, à la société, à la nature qui s'est faite mauvaise mère 120 ." Ce désir d’imposer la morale qu’il a voulue se manifeste encore à la fin du récit. Deux pages sont ainsi consacrées à une partie "Moralité121«, où le narrateur, en invoquant Montaigne, prie le lecteur de croire en sa bonne foi, avant de donner la morale suivante : 122 "Ce que vous voudrez ." Cette devise représente bien ce qu'il dit ailleurs dans cette dernière partie. D’abord, il précise : 118 119 120 121 122 GF, p. 37. Idem. Idem. Ibid. pp. 74-75. Ibid. p. 75. 123 "Je [ne] vous donnerai pas d'explications sur sa pensée philosophique ." Ensuite, il souligne l'ambiguïté du titre : "Conte philosophique, immoral, moral (ad libitum) 124 je me justifierai quand on m'aura fait la définition de ce qui est moral d'avec ce qui ne l'est pas ." Ces arguments qui semblent donner toute liberté d'interprétation au lecteur contredit apparemment la volonté initiale du narrateur qui se chargait lui-même d'expliquer "la pensée" du conte. Peut-être le jeune écrivain a-t-il eu peur de ne pas être compris. Ainsi, d'une part il se met en scène devant le lecteur pour lui expliquer pourquoi il a écrit le conte, d'autre part il doit feindre d'être indifférent à la réaction du lecteur, au cas où le message, délivré de "toute âme125", échapperaient à son attention. La narration des œuvres de jeunesse de Flaubert tient en un équilibre difficile. Le nombre considérable d’interventions du narrateur témoigne de sa dépendance vis-àvis du rapport au lecteur. Sans ce dernier, la narration risque de s'arrêter à tout moment. Mais sa présence menace aussi le narrateur qui essaie de finir le récit. Il est vrai que les œuvres de jeunesse de Flaubert se caractérisent aussi par les nombreuses interventions du narrateur à l’intention du lecteur. Cela tient, bien entendu, aux circonstances où elles ont été écrites. Elles sont en effet écrites non pour être publiées mais pour être lues par un cercle d'amis. Mais cela ne peut pas tout expliquer. La fréquence tout à fait remarquable des interventions n’est pas sans inciter à une réfléxion sur la question de l’esthétique du roman flaubertien. On peut dire globalement que tant que le narrateur recourt au lecteur, tant qu'il l'interpelle directement dans la narration, il n'y aura pas d'esthétique d'impersonnalité flaubertienne. L'intervention du narrateur est bien la marque de l'imperfection de l'esthétique flaubertienne. Ainsi, l'insistance sur la présence de la moralité du récit se fonde sur la même esthétique que celle qui explique l'intervention du narrateur. Le lecteur tient et gêne le narrateur, et l'attitude ambiguë que ce dernier prend à l'égard de la moralité à la 123 124 125 Idem. Ibid., p. 74. Le célèbre incipit des Mémoires d'un fou : "Elles [ces pages] renferment une âme tout entière." (GF, p. 267.) fin du récit, insistance et mépris, est révélatrice d'une faille qui se creuse, malgré le vouloir du narrateur, entre la responsabilité qu’il pense devoir assumer vis-à-vis du lecteur , et la liberté de lire dont jouit de droit ce dernier. Peut-être est-ce pour satisfaire à cette double exigence que certaines œuvres de jeunesse présentent la conclusion, la fin de la narration comme une simple formalité que le narrateur doit remplir malgré lui, pour se conformer aux normes ou à l’attente du lecteur. Ainsi, la fin de La Peste à Florence : "Moralité ------------Car à toutes choses il en faut 126 une ." Et la fin de Quidquid volueris : "Vous voulez une fin à toute force n'est-ce pas ? et vous trouvez que je suis bien long à la donner, eh bien 127 soit ." Ces manières de donner une morale ou la fin du récit uniquement pour répondre au désir du lecteur ou pour se conformer aux normes esthétiques démontre un certain détachement du narrateur vis-à-vis de la morale de son récit. On ne peut pas nier la possibilité qu’il feigne seulement d’être indifférent. Cependant, il faut reconnaître qu’il s’agit là d’un premier pas vers l’esthétique de l’impersonnalité mise en œuvre dans les grands romans flaubertiens. Le narrateur annonce au lecteur que s’il veut tirer une moralité ou une fin de l’histoire qu’il vient de raconter, il est libre de le faire. En se moquant de l’obligation de donner une morale à la fin de la narration, le narrateur veut en être indépendant. Enfin, le mépris de la moralité se traduit aussi par l'emploi péjoratif du mot "éducation". Deux occurrences suivantes d'Un parfum à sentir montrent qu'il s'agit d'un sens tourné, presque sadien du terme : "Ah voyez-vous jeune enfant, c'est que faussée par une éducation vicieuse, vous n'êtes pas descendue jusque dans 128 la misère, [...] 126 GF, p. 98. " "C'est que la misère a voulu qu'il soit baladin, la faim lui a tellement aiguisé les dents qu'elle l'a poussé dans une maison de jeu. Son éducation l'a fait un homme de mauvaise vie, sa femme est laide, rouge, édentée 129 ." Ou bien, il y a aussi un mépris pour l'instruction publique : "---Mais aussi, je crois que c'est l'effet de la passion, dit un gros garçon joufflu, le fils de la maison qui venait d'achever sa quatrième à 17 ans parce que son père était d'avis qu'on donnât de l'inducation à la jeunesse 130 ." L' "inducation" est donc la forme la pire de toutes les éducations. § 3 La première Éducation sentimentale Esthétiquement, la première Éducation sentimentale offre l'occasion unique où le narrateur parle de l'Art sérieusement. Avant et après le roman, objet de mépris ou d’ironie, l'Art n'est traité que superficiellement. En ce sens, la première Éducation sentimentale est la seule œuvre flaubertienne où le mot "éducation" peut être pris au sérieux. Le titre du roman tient ses promesses. Il s'agit vraiment de l’éducation de deux jeunes hommes. Le dernier chapitre développe longuement le résultat de toutes les péripéties subies, de l' "éducation" qu'ils ont reçues. Si Henry se fait bourgeois, Jules, lui, devient artiste. Pour Jules, le mot "enseignement" est utilisé au sens propre sans aucune ironie : "Si les événements qui l'ont préparé à comprendre certaines idées, sans lesquelles il n'eût pas été ce qu'il est, eussent été suivis d'autres événements aussi sérieux, leur enseignement fût demeuré stérile ; il n'aurait pas pu déduire de son état antérieur son état présent, et l'observation merveilleuse du moi se serait perdue dans l'observation minutieuse de l'existence extérieure ; il lui a fallu que la vie entrât en lui, sans qu'il entrât en elle, et qu'il pût la ruminer à loisir, pour dire ensuite les saveurs qui la composent 131 ." Pour Henry, en revanche, l'expression est plus ironique que pour son ami : 127 128 129 130 131 GF, p. 190. Un parfum à sentir, GF, p. 51. Ibid. p. 52. Quidquid volueris, GF, p. 189. La première Éducation sentimentale, GF, p. 317. "Pour compléter son éducation, il avait appris les notions de beaucoup de choses afin d'être universel, et il en avait étudié à fond une ou deux restreintes et particulières afin de s'y montrer profond ; il savait assez de mathématiques pour arpenter un jardin, et assez de chimie pour ne point paraître ignorant à un apothicaire 132 ." Lorsqu'on sait ce que les deux sciences, mathématique et chimie, signifient pour le futur auteur de Bouvard et Pécuchet, on ne peut s'empêcher de sentir une raillerie dans l’évocation de l'éducation d'Henry. Cependant, même dans ce cas, la formation d'Henry ne doit pas être prise à la légère. Elle constitue l'alternative possible et nécessaire de la désillusion d’un premier amour. Si celle de Jules l'a formé comme artiste, celle d'Henry l'a initié à la vie sociale : "Henry a appris la vie comme on devrait apprendre l'équitation, en commençant par monter des chevaux sauvages, qui peuvent vous tuer du premier bond ; mais qui vous feront voir en peu de temps comment s'y 133 prendre ." Henry n’est pas un artiste. Mais du moins, en tant qu’homme pratique, il sait comment agir dans la société pour réaliser ses ambitions. Le côté pratique d'Henry n'est pas à mépriser. Car, contrairement à lui, Jules semble s'enfermer dans l'idéal de l'Art, sans arriver à en sortir. La vision artistique du monde qu'il a apprise n'est réalisable que par l'isolement et la négation du monde extérieur et de son "moi" antérieur : "Dès que quelque chose était entré en lui, il l'en chassait sans pitié, maître inhospitalier qui veut que son palais soit vide pour y marcher plus à l'aise, et tout fuyait sous la flagellation de son ironie, ironie terrible qui commençait par lui-même, et qui s'en allait aux autres d'autant plus violente et acérée ; [...]. Injuste pour son passé, dur pour lui-même, dans ce stoïcisme surhumain il en était venu à oublier ses propres passions et à ne plus bien comprendre celles qu'il avait eues ; s'il ne s'était pas senti chaque jour forcé, comme artiste, de les étudier et de les étudier et de les rechercher chez les autres, puis de les reproduire par la forme la plus concrète et la plus saillante, ou de les admirer sous la plastique du style, je crois qu'il les eût presque 134 méprisées et il en serait arrivé à cet excès d'inintelligence ." Bien que le texte précise que Jules se sent forcé, "comme artiste", de reproduire ses propres passions, l'éducation de Jules se concentre essentiellement sur la manière de voir. Le roman nous apprend comment supporter les plaies ouvertes par une vie manquée, comment les utiliser comme matière pour la création artistique. Mais il n'apprend pas comment les montrer, comment les rendre dans l'œuvre artistique. 132 133 134 Ibid. p. 304. Ibid. p. 315. Ibid. p. 263. L’éducation de Jules est contemplative, non productive. La force contemplative de Jules est essentiellement négative, son pouvoir n'est que celui d' "un roi qui abdique le jour qu'on le couronne135". En revanche, l’avantage d’Henry est dans son habileté à s'exprimer librement, bien que ses expressions demeurent superficielles : "Henry maintenant est un homme de vingt-sept ans, [...] ; il est souple et il est fort, il est hardi et il est adroit, il se 136 plie sous les circonstances quand il ne peut pas les plier à sa volonté ; [...] . Sa souplesse d’espit concourt évidemment à faciliter son expression : "Voilà comme il était, merveilleusement propre à accepter toutes sortes d'idées et à agir de toutes sortes de façons ; il passait sans difficulté d'une opinion à une autre, d'une raison à une autre contraire, de la brune à la blonde, de l'enjouement à la mélancolie, non par scepticisme et par dédain, mais par une sorte de conviction tiède 137 et d'entraînement paisible, qui le rendait dupe de lui-même tout en dupant quelquefois les autres ." C'est cette faculté qui manque le plus à Jules. Ainsi, quand le texte aborde l'opposition des deux principes qu'incarnent Henry et Jules, et la nécessité de leur séparation, il ne faut pas penser qu'il valorise l'un au détriment de l'autre : "Partant de deux principes opposés, de deux points différents, et se dirigeant chacun vers un autre but, vers une autre fin, ils ne devaient donc jamais se rencontrer quoique s'appelant de temps à autre de la voix, quoique s'arrêtant quelquefois dans leur chemin, par complaisance ou par fatigue 138 ." L'histoire de la première Éducation sentimentale est donc l'histoire d'une séparation. Au delà de l'éducation que Jules et Henry ont reçue chacun pour leur avenir, l'éducation du roman essaie de démontrer la nécessité de séparer des natures différentes. En ce sens, la réflexion que Flaubert fait sur sa propre œuvre ancienne touche le point critique de l'œuvre : "Les pages qui t'ont frappée (sur l'Art, etc.) ne me semblent pas difficiles à faire. Je ne les referai pas, mais je crois que je les ferais mieux. C'est ardent, mais ça pourrait être plus synthétique. J'ai fait depuis des progrès en esthétique, ou du moins je me suis affermi dans l'assiette que j'ai prise de bonne heure. Je sais comment il faut faire. [...] Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d'aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l'idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu'il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu'il reproduit, celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités de 135 136 137 138 Ibid. p. 196. Ibid. p. 317. Ibid. p. 301. Ibid. p. 312. l'homme. L'Éducation sentimentale a été, à mon insu, un effort de fusion entre ces deux tendances de mon esprit[...]. J'ai échoué. Quelques retouches que l'on donne à cette œuvre (je les ferai peut-être), elle sera toujours défectueuse ; il y manque trop de choses et c'est toujours par l'absence qu'un livre est faible. [...] En résumé, il faudrait pour l'Éducation récrire ou du moins recaler l'ensemble, refaire deux ou trois chapitres et, ce qui me paraît le plus difficile de tout, écrire un chapitre qui manque, où l'on montrerait comment fatalement le même tronc a dû se bifurquer, c'est-à-dire pourquoi telle action a amené ce résultat dans ce personnage plutôt que telle autre. Les causes sont montrées, les résultats aussi ; mais l'enchaînement de la cause à l'effet ne l'est point. Voilà 139 le vice du livre, et comment il ment à son titre ." En effet, dans le texte de la première Éducation, la causalité de la séparation n’est pas précisée : "Voilà comme leurs cœurs se séparèrent lentement, par la seule force des choses, sans cause immédiate, sans déchirement ni douleur, de même qu'un fruit mûr qui a subi des modifications insensibles depuis le jour qu'il 140 fallait le manger jusqu'à celui où il disparaît en pourriture ." Le texte attribue la cause de la séparation à «la seule force des choses». C’est abandonner la peine d’explquer. Au lieu de réussir la fusion des deux tendances, le roman conclut à la nécessité de la séparation sans se charger d’expliquer pourquoi. C’est ainsi, selon l’auteur, que la part d’éducation contenue dans le roman n’est jamais que la confirmation de ce qui s’est déjà passé. L’échec de la fusion dont Flaubert parle se traduit par l’impossibilité à expliquer la nécessité de la séparation autrement que par «la force des choses». L'éducation de la première Éducation sentimentale décrit bien l'apprentissage des deux jeunes hommes, les deux carrières qu'ils doivent prendre, mais n'explique pas pourquoi ils ont dû choisir ce chemin, plutôt que l'autre. La pensée de l'éducation qui prévalait dans les œuvres de jeunesse, selon laquelle on ne peut rien faire contre la nature dominante et méchante, est loin d'être rejetée complètement dans cette œuvre intermédiaire. Pour la première fois, cependant, le roman essaie de surpasser la fatalité par le moyen artistique, mais le personnage ne sait pas encore comment. En ce qui concerne la manière de conclure, de donner une leçon à l’issue de la narration, le narrateur la montre au lecteur pour le convaincre, au lieu de la lui inculquer d’une manière ou d’une autre. 139 140 Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852, Pléiade, tome 2, pp. 29-30. La première Éducation sentimentale, GF, p. 313. Le raisonnement de la première Éducation n'a pas réussi à expliquer la vocation artistique. Mais l’auteur déclare aussi qu'il sait mieux faire. Quelle sera sa solution dans les œuvres de la maturité ? § 4 Les œuvres de la maturité : le cas de la dernière phrase de l'Éducation sentimentale de 1869 Les études et les mentions de la question de la fin des grands romans flaubertiens sont si nombreuses et détaillées, qu'il nous serait impossible de les énumérer toutes. Prenons comme exemple l'Éducation sentimentale à cause de son titre d'une part, et pour faire contraste avec la première version d'autre part. Les critiques insistent sur le vide de sens du mot «Éducation» dans ce roman qui le porte en titre. Ainsi, Peter Michael Wetherill remarque : «Il faut insister sur le caractère profondément ironique du titre. Il s’agit en effet d’une bien curieuse éducation! Loin d’apprendre quelque chose de moralement juste ou d’admirable, les personnages passent tout au plus de l’idéalisme juvénile [...] au cynisme essoufflé 141 .» L’éducation ainsi conçue n’est que cynisme et renoncement. Jean-Pierre Duquette, pour sa part, pense que l'apprentissage de l'Éducation sentimentale est un apprentissage du vide : "L'Éducation sentimentale est le roman de l'apprentissage par le vide, de l'apprentissage du néant. C'est le roman de l'an-événement, des choses qui se passent sans que rien n'arrive vraiment. [...] A un certain niveau, et de façon assez invraisemblable, l'Éducation est un roman qui n'existe pas, où chaque page est écrite comme en équilibre au bord du silence, de la non-signification. On est à la frontière exacte entre le roman et l'absence de roman, alors que seules, à la rigueur, l'écriture mise à part, les choses existent vraiment, comme palpables, matérielles, et seules permanences. Les personnages, eux, semblent voguer sur un tapis roulant, ou véhiculés sur des escaliers mobiles, transportés, montant, descendant, se croisant parfois, toujours en mouvement mais euxmêmes figés, s'espérant, s'oubliant, emportés hors du champ des regards échangés 142 ." Duquette ne définit pas clairement ce que sont le vide, l'an-événement, la nonsignification, mais on comprend qu'il s'agit de notions contraires à celle de l'éducation. Et le critique développe l'analyse de cette structure du vide dans le chapitre 4 de son livre143. 141 142 143 Préface à son édition de l’Éducation sentimentale, Classiques Garnier, p. LXXVIX. Jean-Pierre Duquette, Flaubert ou l'architecture du vide, Presses de l'université de Montréal, 1972, p. 77. Ibid. pp. 129-173. En effet, la dernière phrase, la conclusion de l'Éducation sentimentale de 1869 est célèbre par sa force de négation de la valeur de l'éducation : «C’est là ce que nous avons eu de meilleur144». Ces mots qui servent de conclusion à la conversation entre Frédéric et Deslauriers sur leur vie passée, trahissent le vide de leur apprentissage. Si leur visite, manquée d’ailleurs, chez la Turque, épisode auquel le texte ne fait qu’une allusion très lointaine, est le meilleur moment de leur vie, quelle sera la valeur des toutes les expériences, de toutes les péripéties que le livre vient de détailler en cinq cents pages ? Si la première Éducation a fait mentir le titre, la seconde ne le fait pas moins. Mais, cette absence d'éducation ne signifie pas imperfection narrative comme c'était le cas pour la première Éducation, mais au contraire, elle est le fruit d'un travail laborieusement mené avec le savoir-faire acquis depuis Madame Bovary. Examinant le processus de la genèse de la dernière phrase du roman, Wetherill le résume ainsi : "L'évolution du texte passe donc, il me semble, par deux stades distincts. Il supprime dans un premier temps le renvoi «balzacien», ce qui amène un changement de régime au niveau de la lecture. Ensuite, il réduit au 145 minimum l'allusion précise à la p. 52 . Un stade intermédiaire consiste sans doute à remplacer des allusions «livresques» par des allusions anecdotiques. En tout cas, le résultat de ce travail du texte est d'abord de rendre indispensable la participation du lecteur à la signification du texte, et ensuite de rendre cette participation tout à 146 fait inopérante !" D'abord, le lecteur est invité à faire le rapprochement entre le début et la fin du livre. Mais ensuite, le texte refuse cette participation du lecteur. Cette procédure double permet à l'auteur de ne pas assumer la responsabilité de la conclusion de son récit. Le lecteur est seul responsable de sa lecture. Qu'il réussisse à faire le rapprochement ou non, cela ne regarde pas l'auteur. Wetherill pense qu'il s'agit d'un trait d’ironie que le texte décroche au lecteur, au delà des personnages : "L'extrémisme du procédé permet en même temps de cerner une dimension ironique du texte. On peut en effet supposer qu'il existe en filigrane dans l'Éducation sentimentale d'autres interférences que le lecteur normal ne relève pas intégralement. Ces éléments délibérément cachés, s'ils remettent en question l'attitude, les déclarations des protagonistes, remettent en question en même temps notre lecture. Car la découverte, toujours partielle, que 144 Éducation sentimentale, GF, p. 510. C'est-à-dire à la page où l'épisode de la visite est évoqué au début du roman, à la fin du chapitre 2 de la première partie. Cette page correspond dans notre édition GF à la page 65. 146 Michael Wetherill, «"C'est là ce que nous avons eu de meilleur"», Flaubert à l'œuvre, Flammarion, 1980, p. 60. 145 nous faisons ultérieurement, de ces interférences, nous fait voir que nous ne lirons jamais de façon «satisfaisante» l'Éducation sentimentale. Ce n'est donc pas le seul protagoniste qui est l'objet de la corrosion ironique du texte, c'est le lecteur aussi 147 ..." Ainsi, si l'éducation dont le roman fait son titre a échoué comme dans la première version, la dimension et la valeur esthétique de l'échec sont tout à fait différentes. Ce qui ne venait que de l'imperfection de la technique narrative devient le fruit d’astuces narratives qui ont atteint leur maturité. L'auteur n'a plus à s'inquiéter de ce que le lecteur pense de son récit, comme lorsqu'il écrivait ses œuvres de jeunesse, car il a attribué au lecteur la responsabilité de l'interprétation. Cette méthode fine pour échapper à la bêtise de conclure n'est pas sans risque. L'écrivain lui-même le reconnaît dans les dernières années : "Pourquoi ce livre-là n'a-t-il pas eu le succès que j'en attendais ? Robin en a peut-être découvert la raison. C'est trop vrai et, esthétiquement parlant, il y manque la fausseté de la perspective. A force d'avoir bien combiné le plan, le plan disparaît. Toute œuvre d'art doit avoir un point, un sommet, faire la pyramide, ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule. Or rien de tout cela dans la vie. Mais l'Art n'est pas la Nature! N'importe! 148 je crois que personne n'a poussé la probité plus loin ." Si le roman ne forme pas de "pyramide", c'est précisément parce que son plan, trop travaillé, est devenu invisible au lecteur. L’ambiguïté construite, l’ironie généralisée, qui se manifestent symboliquement à la fin du roman, ne sont pas la stratégie textuelle de la seule Éducation. Ainsi, on peut dire que la fin déplacée de Madame Bovary, qui ne se termine pas par la mort d’Emma ni par celle de Charles, mais par la prospérité d’Hommais, est une autre manière d’esquiver la conclusion, de conclure sans conclusion. Et le triomphe de la foi chrétienne à la fin de la Tentation de saint Antoine n’est que le fruit du syncrétisme qui imprègne tout le texte. Flaubert nous révèle aussi qu’il a écrit les dernières lignes de la Légende de saint Julien l’hospitalier pour amener le lecteur à se demander pourquoi les images des vitraux de la cathédrale de 147 148 Ibid. p. 61. Lettre à Madame Roger des Genettes, 8 octobre 1879, C.H.H., tome 16, p. 258. Rouen représentent l’histoire qu’il vient de lire149. § 5 La stratification de l'éducation dans Bouvard et Pécuchet Cette ambivalence à propos de l'éducation atteint son apogée dans Bouvard et Pécuchet. L'apprentissage est l'idée centrale du roman. Selon la typologie du genre romanesque, ce roman peut donc se classer comme roman d'apprentissage. Mais le roman posthume de Flaubert ne peut être roman d'apprentissage que s’il trahit ses normes. Il ne s'agit pas de jeunes hommes, mais de personnes à la retraite. Au lieu de trouver le chemin à prendre, on apprend pour s'égarer. Au lieu de s'assimiler à la société, on apprend pour s'en isoler. Au lieu de se marier à la suite de la réussite de l'apprentissage, deux hommes s'unissent dès le début pour se consacrer à un apprentissage essentiellement stérile. Bouvard et Pécuchet est fidèle aux normes d'un roman d'apprentissage parce qu’il les prend exactement à l’envers. Le sens de l'apprentissage devient d'autant plus délicat à saisir dans ce roman d'apprentissage renversé, que ce dernier se compose de trois phases éducatives bien distinctes. Il faut d’abord s'interroger sur l'apprentissage des sciences. Pourquoi et comment les deux bonshommes ont-ils dû apprendre les sciences ? Ensuite, à travers leurs expériences scientifiques infructueuses, un autre niveau d'apprentissage, l'apprentissage du monde de Bouvard et Pécuchet, s'impose. Pour quelle raison leur apprentissage des sciences doit-il échouer complètement avant d’être remplacé par l'acte de copier ? Pourquoi leur recherche scientifique doit-elle se révéler non seulement infructueuse mais aussi anti-sociale ? Comment peut-on situer l'acte de copier dans les rapports des personnages avec la société ? Interroger le sens de l'acte de copier revient à demander ce que les deux bonshommes ont appris comme manière de vivre, et non comme connaissance. Finalement, au niveau du lecteur, quel questionnement nous propose le dernier roman de Flaubert ? Qu'est-ce qu'il 149 Cf. Pierre-Marc de Biasi, «Le palimpseste hagiographique, l’appropriation ludique des sources édifiantes dans la rédaction de «La Légende de saint Julien l’Hospitalier»», Gustave Flaubert 2, mythes et religions (1), La Revue des Lettres modernes, Minard, 1986. nous enseigne ? Autant de questions sont à poser pour aborder le problème de l'éducation dans Bouvard et Pécuchet. Dans ce roman, l'éducation est stratifiée selon les diverses phases de la représentation romanesque, des actions des personnages jusqu'à l'interprétation du lecteur. Il y a d'abord deux éducations, intérieure et extérieure. D'une part nous avons l'éducation pour le lecteur, c'est-à-dire le sens à dégager par l'ensemble du texte, et d’autre part l'éducation que les deux bonshommes ont reçue dans le récit. Cette éducation de Bouvard et Pécuchet s'opère en deux étapes : apprentissage des sciences du premier au dixième chapitres, et la Copie. La Copie est une étape importante et définitive de leur éducation. L'apprentissage des sciences se divise lui-même en deux parties, parce qu'il comprend l'éducation des enfants. Ainsi, il faut distinguer la science d'éducation qui se développe au chapitre X et l'apprentissage des autres sciences qui se pratique dans les chapitres précédents. L'éducation des enfants comporte elle-même deux phases, l'instruction et l'éducation morale. Ainsi, si l'on schématise cette stratification de l'éducation dans Bouvard et Pécuchet, on peut la représenter comme dans la page suivante. Nous disposons donc de cinq degrés dans l'éducation. Les chiffres de un à cinq indiquent les niveaux d'éducation. Ainsi, l'apprentissage des sciences, exceptée la pédagogie, représente le premier degré ; il est le plus éloigné de l'éducation au sens plein du terme, tandis que l'éducation du lecteur, soit le cinquième degré, c'est-à-dire les sentiments qu'il a du livre après la lecture, est le plus proche de la fonction éducative de la littérature. Il va de soi que l'apprentissage de la pédagogie au chapitre X, concerne plus directement le thème de l'éducation, et qu'à l'intérieure de ce chapitre, l'éducation morale des enfants se situe à un niveau plus élevé que l'instruction. Il est à remarquer que ces degrés successifs de l'éducation, de un à cinq, suivent aussi l'ordre de lecture du roman. Ainsi, le degré un occupe les neufs premiers chapitres, le degré deux et trois le chapitre X, le degré quatre la partie inachevée ou le "second volume", et enfin le degré cinq constitue directement celui de la lecture, qui doit récupérer toutes les donnés du roman concernant l'éducation, pour faire l’éducation du lecteur lui-même. Stratification de l’éducation dans Bouvard et Pécuchet Education de Bouvard et Pécuchet Education des personnages Education du lecteur (5) Apprentissage des sciences La Copie (4) Education des enfants dans le chapitre X Education morale (3) Instruction (2) Apprentissag des sciences dans les chapitres I-IX (1) La particularité de Bouvard et Pécuchet consiste dans cette stratification en cinq degrés d'éducation. C'est-à-dire qu’un degré supérieur implique tous les degrés précédents. Ainsi, dans l'instruction (degré deux), on reconnaît les retours des mêmes problèmes que les bonshommes ont rencontrés dans l'apprentissage des sciences dans les neufs premiers chapitres (degré un). L'éducation morale des enfants (degré trois) est le développement des vices apparus au cours de l'instruction (degré deux) et doit clore l'ensemble du parcours encyclopédique (degré un). L'échec de l'éducation morale amène Bouvard et Pécuchet au degré suivant, le quatrième, la Copie. Ce degré quatre prend comme matière toutes les expériences précédentes, donc inclut les degrés un à trois. Ainsi, Bouvard et Pécuchet s'offre au lecteur pour lui apprendre quelque chose : le degré cinq. Pour penser l'éducation dans Bouvard et Pécuchet, nous suivrons globalement cet ordre. Seulement, étant donnée l'implication du degré précédent dans le degré supérieur, nous nous permettons d’inclure l’étude du degré un dans celle du degré deux, c’est-à-dire de ne traiter l’apprentissage des sciences du premier au neuvième chapitres que dans la mesure où il correspond aux problèmes évoqués dans le chapitre X. Ainsi, d'abord, nous traiterons de l'instruction (degré deux), en la mettant en corrélation avec l'apprentissage des sciences (degré un). Ce dernier chapitre de notre première partie finira par une réflexion sur le sens de l’enseignement de la lecture et de l’écriture, ce qui nous servira de transition entre l’instruction et l’éducation. Cette dernière (degré trois) consituera, ensuite, le sujet de notre deuxième partie. Enfin, la troisième et dernière partie discutera du sens de la Copie (degré quatre) tout en tenant compte de son rôle qui vise à assumer la fin du récit et à donner une leçon au lecteur. Ce qui reviendra à penser le sens que le lecteur doit dégager du dernier roman de Flaubert (degré cinq). Avant d'essayer d’éclaircir, à partir du chapitre suivant, l'enchevêtrement des niveaux d'éducation dans Bouvard et Pécuchet, il sera préférable de dégager, en guise d'introduction, deux traits caractéristiques de l'apprentissage des deux bonshommes. D'abord, il faut insister sur l'importance de l'union des deux personnages dans le processus de l'apprentissage. Du début à la fin du roman, l'histoire de l'apprentissage est identifiée à l'histoire du couple Bouvard-Pécuchet. Ensuite, au stade préparatoire de chaque expérience scientifique, le travail de l'auteur et le travail des personnages s'entrecroisent nécessairement. Bouvard et Pécuchet n'apprennent pas ce que Flaubert n'a d’abord appris. Il faut souligner le parallélisme entre le romancier et ses personnages. C’est à ces deux questions qu’est consacré le reste de ce chapitre. SECTION 2: LE COUPLE BOUVARD ET PÉCUCHET ET LEUR APPRENTISSAGE DU MONDE § 1 Des variations conceptuelles et thématiques de Bouvard et Pécuchet, roman d'apprentissage Bien qu'il puisse être pris pour un roman d'apprentissage, Bouvard et Pécuchet s'écarte morphologiquement et thématiquement des normes du roman d'apprentissage ou de formation. Si nous relevons les traits principaux du roman de formation gœthéen, ils se résument ainsi : la vocation artistique et le motif sentimental arrachent le héros de son milieu initial dans lequel il se sent comme étranger, pour partir à la recherche d'un milieu mieux adapté. Après les nombreuses épreuves sociales, y compris d'autres épreuves sentimentales, qui lui ont fait perdre toutes ses illusions, il apprend à se connaître et découvre sa vraie tâche dans la société, et est enfin prêt à s'en occuper. Toutes proportions gardées, il n'est pas très difficile de reconnaître, dans le roman de Flaubert, des ressemblances morphologiques avec le modèle du roman d’apprentissage qui décrit l’assimilation sociale et la résignation150 . Il suffit de remplacer la vocation artistique de Wilhelm par la vocation scientifique, et la passion trompée pour Marianne par la rencontre et la reconnaissance simultanée de deux hommes au Canal Saint-Martin. Le chapitre I décrit ainsi le mécontentement général vis-à-vis du milieu où les héros sont obligés de vivre, et le départ initial pour trouver un nouveau monde où ils pourraient s'épanouir, les chapitres II à X développent les épreuves sentimentales (chapitre VII) et sociales (les autres) dans tous les domaines, et les désillusions complètes qui ont suivi, et enfin, à la fin du chapitre X, annoncée dans le plan la résignation finale à assumer leur condition : copier. Il ne faut pas 150 Il faut rappeler le sous-titre des Années de pèlerinage (ou voyage) qui fait la suite aux Années d'apprentissage: les renonçants (die Entsagenden). Pour le sens que Goethe donne à ce mot, voir la note du traducteur, Romans, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 1377-1378. oublier que la scène finale prend la forme d’un dénouement où tous les personnages réapparaissent en se regroupant, ce qui n'est pas sans évoquer la fin de la première Éducation sentimentale par la théâtralité et la simplicité de la technique. Cependant, si la structure générale suit en apparence le modèle gœthéen, la divergence sémantique qui s’y surimpose est si grande que le roman flaubertien se classe difficilement sous cette étiquette. Nous pouvons évoquer trois raisons à cela. D'abord, la divergence sémantique se manifeste au niveau de la conception des personnages-héros. Bouvard et Pécuchet ne sont pas jeunes, mais retraités. Bien que leur âge ne semble pas constituer un obstacle majeur pour leurs recherches, même pour la gymnastique, ils commencent à apprendre au moment où l'on finit l'apprentissage. De plus, ce n'est pas seulement leur âge qui pose problème, mais aussi leur sexe. Si leur rencontre a la même valeur que celle entre un homme et une femme au début de la vie, il ne leur est pas permis a priori de finir leur apprentissage par un mariage et d'avoir une famille. Toute leur tentative dans ce sens échouera, car elle contredit la condition primordiale de leur apprentissage : l’amitié. Ensuite, il n'est pas clair dans le contexte de Bouvard et Pécuchet que les héros éponymes aient vraiment appris quelque chose pour s'introduire dans le monde, car l'antagonisme public augmente au cours du roman, au lieu de s'apaiser comme dans un roman de formation gœthéen. Leur apprentissage consiste à trouver non pas le moyen de s'adapter dans la société, mais celui de fuir le monde, en s'enfermant dans les livres ou dans la Copie. Enfin, l’interprétation de la Copie sera la dernière et la plus importante question du livre, qui n'est pas sans rapport avec la première et la deuxième. Si la Copie n'est que le refuge des deux savants manqués, villipendés par le public, leur apprentissage signifie un échec total. Et le roman refusera l’étiquette du roman d'apprentissage. Au contraire, si la Copie contribue positivement à leur apprentissage, il n'en sera pas de même. Le sens de la Copie partage le jugement classificatoire entre un roman d'apprentissage et sa version reniée et parodiée. Cependant, les deux dernières hétérogénéités, antagonisme public et application dans la Copie, ne sont que le résultat de la première : la conception des personnages. Il ne se serait pas agi de deux bonshommes retraités dont l'union parfaite par amitié a déclenché toute la série d’expériences, le roman n'aurait pas eu le même dénouement. La conception du couple Bouvard et Pécuchet domine le roman. Dans cette section, nous allons suivre le processus de l'apprentissage comme l’histoire du couple. § 2 La rencontre comme événement Le roman commence avec la rencontre de Bouvard et Pécuchet. Il faut prendre cela à la lettre. Car de la première phrase : «Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés,...» jusqu'à la fin de la cinquième : «...tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d'été.», tout n'est que préambule pour la phrase suivante : «Deux hommes parurent.» comme s'il s'agissait d'indications scéniques préparant le premier geste de personnages. Ce dernier est presque rituel : ils s'assoient "à la même minute, sur le même banc151", et en reconnaissant leur initiale réciproque, "ils se considérèrent152". Du coup, ils ne se séparent plus jamais, jusqu'à la fin du livre. Au cours du chapitre premier, la simultanéité et l'identité du geste se poursuit, se confirme et se renforce par la récurrence des mots indiquant la similitude : "la même idée, celle d'inscrire notre nom dans nos couvre-chefs153", "comme moi, je suis employé154", "Pécuchet pensait de même155", "Leurs opinions étaient les mêmes156", "ils étaient tous les deux copistes157", "ils avaient le même âge : quarante-sept ans! Cette coïncidence, etc.,158" La théâtralité de la scène initiale renforce encore l'intensité de l'événement. 151 152 153 154 155 156 157 158 BP, p. 51. BP, p. 52. BP, p. 52. Idem. BP, p. 53. Idem BP, p. 55. BP, pp. 57-58. Les héros n'ont qu'à regarder comme spectateur ce qui se passe devant eux, les passants tels qu'un ivrogne159, une fille de joie160, et l'ecclésiastique161, ou des calèches de noce162. La théâtralité de la scène est programmée ainsi : "ils se communiquent leurs goûts et leurs idées, [d'où s'en suit des confidences,] à propos des objets <et des personnes> qui passent sous leurs yeux163." Chaque apparition devant les spectateurs que sont Bouvard et Pécuchet leur fournit un nouveau sujet de conversation. "Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succédant aux anecdotes, les aperçus philosophiques aux considérations individuelles164." Ainsi, la théâtralité est double. Une fois entrés en scène, Bouvard et Pécuchet deviennent spectateurs. Il faut rappeler que cet effet de l'événement exceptionnel n'est pas obtenu dès le début du scénario, car le Rouen I rapporte la scène ainsi : "Leur rencontre sur un banc du Boulevard Bourdon. Chacun y retourne plusieurs fois de son côté avec cet espoir «je retrouverai peut-être le nouveau» ils se retrouvent.165" D'après ce scénario, la première rencontre n'est pas aussi décisive et absolue, parce que c'est après être retourné plusieurs fois Boulevard Bourdon qu'ils peuvent se rencontrer vraiment, c'est-à-dire font connaissance. C'est à partir du Rouen III que la simultanéité et l'identité de l'événement s'accentuent : "Leur rencontre sur un banc du Boulevard Bourdon. ils s'avancent l'un vers l'autre en même temps p. se reposer sur le même banc --se sourient et s'assoient166." Ainsi, le travail de l'écrivain va dans le sens d'accentuer la fatalité de la rencontre. Le texte n'hésite pas à la considérer comme une «aventure», un «coup de foudre» : "Ainsi leur rencontre avait eu l'importance d'une aventure. Ils s'étaient, tout de suite, 159 160 161 162 163 164 165 166 BP, p. 53. Idem. BP, p. 54. BP, p. 53. Le Rouen IV, folio 6, gg 10, Cento BP, p. 35. BP, p. 54. Folio 2, gg 10, Cento BP, p.3. Folio 33, gg 10, Cento BP, p. 19. accrochés par des fibres secrètes. D'ailleurs, comment expliquer les sympathies ? Pourquoi telle particularité, telle imperfection indifférente ou odieuse dans celui-ci enchante-t-elle dans celui-là ? Ce qu'on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes les passions167." Devant l'union parfaite des deux copistes, le narrateur avoue son impuissance : il abandonne sa tâche. La rencontre de Bouvard et Pécuchet doit être naturelle, nécessaire, et aussi fatale que toute explication devient superflue et secondaire. § 3 La vie parisienne Pour Bouvard et Pécuchet, la vie parisienne de copiste change complètement de sens avec leur rencontre. Dès le Rouen I, le scénario parle d' "opposition du plaisir qu'ils ont à être ensemble et de l'embêtement de leurs occupations168." La rencontre change l'aspect de la vie qu'ils menaient et la rend difficile, voire insoutenable : "Avant de se connaître ils étaient calmes et supportaient leur métier. Mais il leur devient de plus en plus à charge169." Ou bien : "Avant de se connaître, ils supportaient leur [métier] <existence> patiemment, mais à présent [il] <leur métier> leur est intolérable170." L'opposition est fondée dans les différents scénarios sur le plaisir ou l'affection. Ils aiment à être ensemble parce que cela leur fait plaisir, et détestent la vie de copiste à cause des sentiments désagréables qu’elle leur inspire. Cependant, subtilement, des scénarios au texte, l'opposition passe à un autre niveau : "La monotonie du bureau leur devenait odieuse. [...] Autrefois, ils se trouvaient presque heureux. Mais leur métier les humiliait depuis qu'ils s'estimaient davantage ; ---et ils se renforçaient dans ce dégoût, s'exaltaient 167 BP, p. 59. Folio 2, gg 10, Cento BP, p. 4. Cf. p. 37 et p. 39. 169 Le Rouen I, folio.2, gg 10, Cento BP, p. 5. Cf. le Rouen III : "Avant de se connaître, ils étaient calmes et supportaient leur métier patiemment. Mais à présent il leur devient intolérable." (folio 33, Cento BP, p. 21.) 170 Le Rouen IV, folio 7, gg 10, Cento BP, p. 39. 168 mutuellement, se gâtaient171." Ici, le contraste se joue plutôt sur le développement intellectuel dû à la rencontre. En revanche, l'union renforcée ne change pas. Cette opposition de l'amitié et de la vie professionnelle s'accentue avec la nouvelle de l'héritage. Le Rouen IV précise : "insolence et négligence dans les derniers temps contrastant avec la ponctualité de toute leur vie172." Outre le milieu professionnel, la rencontre de Bouvard et Pécuchet n'est pas sans influencer la société que chacun fréquentait. "Ils s'introduisent dans leur société réciproque. B. fréquente un Café où il vient des cabotins. --Pécuchet joue aux dominos dans un autre où il y a des carabins et où on parle politique. --mais du moment qu'ils se connaissent les sociétés qu'ils fréquentaient les ennuient173." Ici, la restriction temporelle : "du moment qu'ils se connaissent" semble suggérer que l'ennui n'est encore que le résultat des circonstances. Cependant, dans le scénario ultérieur, l'effet devient presque inévitable. "Ils s'introduisent dans leurs sociétés réciproques. Bouvard fréquente un café où il voit des cabotins et des bohémiens, Pécuchet introduit Bouvard à la table de sa pension bourgeoise où il y a des ecclésiastiques et des professeurs <montre B --Pécuchet Dumouchel --déception --ils s'en dégoûtent eux-mêmes> mais <car> du moment où ils se connaissent, la société qu'ils fréquentaient les ennuie. --<chacun lâche l'ami particulier qu'il avait> et ils s'arrangent p. dîner ensemble tous les jours174." Les ajouts montrent que le dégoût qu'ils éprouvent pour la société que chacun fréquentait avant la rencontre provient plutôt de lui-même, et que le dégoût de leur société réciproque abouti à l’abandon par chacun de son ami intime. En effet, c'est cette substitution d'ami intime qui se joue dans le texte. Pécuchet trouve l'ami de Bouvard "déplaisant", et Dumouchel ennuie Bouvard175. Ainsi la désillusion de la fréquentation de la société de l’un et de l’autre glisse 171 172 173 174 175 BP, p. 62. Folio 7, gg 10, Cento BP, p. 41. Le Rouen III, folio 33, gg 10, Cento BP, p. 21. Le Rouen IV, folio 6, gg 10, Cento BP, p. 37. BP, p. 60. progressivement vers la substitution d'ami intime, l'abandon de leurs amis intimes réciproques, abandon qui n'exclut pas leurs réapparitions ultérieures dans l'histoire. § 4 La rencontre comme épanouissement intellectuel et sentimental Nous ne pourrons jamais trop insister sur l'importance de cette rencontre car c'est de là que toute action dérive. Elle n'apporte pas seulement des changements d'habitudes dans leur vie sociale à Paris, mais aussi et surtout, elle constitue le point de départ unique et absolu du parcours interminable du roman176. Et cela est vrai à la fois sentimentalement et intellectuellement. Comme nous l'avons vu, la rencontre suscite comme effet immédiat le désir de savoir. Rouen I décrit ainsi le développement intellectuel qu'a produit la rencontre : "Par le seul fait de leur contact ils se développent et désirent acquérir plus d'idées. Les dimanches ils font des promenades au Jardin des plantes et dans les Musées. Le tout sans ordre --ce qui fait un chaos dans leur tête. Vont même une fois au Collège de Fr. esquissent dans leur vagabondage ce qu'ils approfondir [sic] plus tard177." Ce n'est pas uniquement pour préparer les matières apparaissant dans les chapitres ultérieurs que les deux bonshommes se sentent vraiment une soif de savoir, mais pour montrer la force de leur union qui stimule un intellect trop longtemps endormi. Bouvard et Pécuchet n'avaient pas été inintelligents ; la "conscience d'une instruction défectueuse178" aidant, le travail de copiste n'empêchait pas Pécuchet, cet ancien maître d'études et ancien élève en pharmacie, de " consacrer, chaque soir, quelques moments à l'étude". Ainsi, il a "noté des fautes dans l'ouvrage de M. Thiers179". Quant à Bouvard, il a appris le commerce par son oncle ou son père naturel. 176 Si la Copie marque la fin du parcours "encyclopédique" de Bouvard et Pécuchet, elle n'est pas le terminus en soi. Ils ne finissent jamais de copier. Comme toutes les autres fins du roman flaubertien moderne, elle est "sempiternelle". En effet, la scène finale que nous ne connaissons que sous la forme de plan, où les deux copistes se décident à copier la lettre du médecin relatant toutes leurs actions antérieures, se termine par l'entrée en acte de la copie. Le scénario précise : "finir sur la vue des deux bonshommes penchés sur leur pupitre, et copiant." (folio 67, gg 10, et autres, BP, p. 443.) 177 Cento BP, pp. 4-5. 178 BP, p. 59. 179 BP, p. 55. Cependant, avec leur rencontre, leur curiosité intellectuelle a fait un saut, et prend une envergure tout à fait considérable. Un si grand développement intellectuel n'aurait pas été possible sans un épanchement sentimental mutuel. Le texte et les avant-textes ne sont pas avares de mots là-dessus. Dont le Rouen I : "L'amitié se fait vivement. Concordance de goûts. Leur cœur jusque-là comprimé ou pas encore éclos, s'épanouit. Ils se prêtent différents petits objets et ne peuvent plus se passer l'un de l'autre180." Le Rouen I continue à expliquer leur amitié : "ils se complètent moralement181", "ils s'emboîtent182". Au niveau de l'histoire, le caractère complémentaire du couple se traduit d'abord par l' "harmonie" des goûts. "De même leurs goûts particuliers s'harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le fromage, prenait régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre dans le café. L'un était confiant, étourdi généreux. L'autre discret, méditatif, économe183." Ces différences de goût apparemment anodines prennent ensuite toute leur importance une fois que Bouvard et Pécuchet passent à l'examen des sciences. Car ils se partagent les domaines, complètent les études de l'un par celle de l’autre, pour couvrir autant que possible la totalité d'une science. La différenciation des études est programmée dans le folio 41, gg 10, ainsi : "--Chaque Etude différente leur donne une couleur spéciale. [...] et chacun y porte la différence de son tempérament. en littérature : Bouvard est classique, gaulois en médecine --------------- matérialiste. en politique --------------- réactionnaire. en Religion. Pécuchet mystique, en politique --------------- gobemouches184." 180 181 182 183 184 Folio 2, gg 10, Cento BP, p. 4. Ibid. p. 4. Idem. BP, p. 60. Cento BP, p. 150. Souligné par nous. Une autre version de ce scénario précise : "marquer l'influence réciproque, la conversion alternative que l'un opère sur l'autre sans pourtant que le converti perde rien de son caractère185." Sans aller jusqu'à la conversion, la conversation entre les deux hommes sur les livres que chacun lit est un des moyens les plus fréquents pour mettre en évidence leurs opinions contradictoires sur le même sujet, ce qui permet l'analyse critique de la matière abordée186. Le cas exemplaire poussé à l'extrême jusqu'à se teinter de parodie est évidemment la Conférence de Bouvard et Pécuchet, ultime essai avant la Copie. Elle se divise nettement en deux parties selon le conférencier : l'avenir vu en noir par Pécuchet, et en rose par Bouvard. Ainsi, c’est l'amitié qui doit constituer le moteur du développement scientifique du livre. Il n'est point étonnant donc que les scénarios, à partir du Rouen III, aient l'habitude de commencer le chapitre II par l'exaltation de leur amitié : "Commencer le Ch. II par un gd mouvement lyrique p. exalter leur amitié. --L'amitié de deux hommes, tout ce qu'il y a de plus beau sur la terre187." Mais, ainsi exaltée et soulignée, leur amitié n'est pas sans évoquer les sentiments amoureux d'un héros et d'une héroïne du roman d'apprentissage. En effet, les scénarios attestent cette tendance. Ainsi, le Rouen I : "de sorte qu'à eux deux ils ont le plaisir complet d'un couple normal188". La relation de Bouvard et Pécuchet est égale à celle d'un couple. Nous ne voulons nullement parler d'homosexualité des personnages de Flaubert, mais nous croyons qu'il est nécessaire de remarquer la connotation amoureuse présente dans l'union des deux hommes pour comprendre que les recherches dans lesquelles ils se lancent n'auraient pas été menées à terme si un attachement plus profond qu'une simple amitié n'avait pas contribué à les soutenir et incité à poursuivre. Deux autres mentions prouvent sans équivoque la connotation amoureuse de 185 Folio 46, gg 10, ibid., p. 166. Cf. le folio 42, gg 10 : "quelquefois un seul lit les livres et en rend compte de vive voix à son ami. C'est un moyen pour moi d'en FAIRE L'ANALYSE". (ibid., p. 153.) 187 Ibid., p. 20. Cf. le Rouen IV, p. 36. 188 Ibid. p. 4. 186 la relation Bouvard-Pécuchet : "les amants se regardent189", et "ils se chérissent. l'hymen est fait190." Il faut rappeler ici les passages de l'impuissance explicative devant l'amitié qui se fait jour si parfaitement et si rapidement à la suite de la première rencontre. Le texte explique que le coup de foudre n'est pas exclusivement amoureux mais possible pour toutes les autres passions. Mais si le lien de Bouvard et Pécuchet est bien empreint d'un caractère amoureux, le texte fait du camouflage au lieu d'avouer son impuissance explicative. Nous ne pourrons jamais conclure définitivement sur la nature de l'attachement qu'ils conçoivent l’un pour l’autre, mais il y a quand même deux indices qui nous permettent de le mieux comprendre. D'abord, tous les moments ayant trait à l'amour ne sont pas seulement destinés à l'échec mais aussi présentés comme un obstacle à l'amitié. Ensuite, certaines expériences scientifiques décrites dans le roman semblent manifester un désir de génération et de prolifération. § 5 L'amour menace le couple Si la rencontre de Bouvard et Pécuchet dilate leur cœur comprimé, ce n'est pas là leur unique "mouvement" lyrique. Dans les chapitres VII et X, ils sont tentés d’avoir un amour conjugal ou familial. Les scénarios présentent ces deux moments en des termes semblables, évoquant l'ouverture du cœur : "Alors ils s'ennuient beaucoup, réciproquement. VI. Et ils sont pris par le rêve d'une Famille, d'un amour191." et : "X. Puis la religion les embête comme le reste. Mais leur cœur s'est élargi. S'ils ne sont plus catholiques, ils restent chrétiens, du moins dans la mesure du Vicaire Savoyard et par sensibilité, besoin d'affection, ils 189 190 191 Ibid., p. 4. Ibid., p. 36. Le Rouen III, le folio 35, gg 10, Cento BP, p. 30. adoptent deux enfants, un petit garçon et une petite fille qu'ils marieront plus tard --et avec qui ils ont communié [...] --Ils sont pleins d'amour, veulent le bonheur de l'Humanité. --et ils entrent dans le Socialisme, pleins de candeur et d'enthousiasme. C'est comme un chant de triomphe (il faut que le lecteur les croie arrivés au dernier terme --et qu'il en soit dupe)192." Dans les deux cas, le désœuvrement causé par l'échec de l'expérience qu’ils viennent de faire, la politique pour l'amour, la religion pour l'éducation des enfants, est à l'origine de leur désir d'avoir une famille. Il y a ainsi une influence directe du chapitre précédent. Si le désespoir né des sciences politiques amène les deux bonshommes à l'amour, c'est, selon les scénarios, pour réagir à l'affreuse idée que "la guerre est peut-être le premier art puisque le moyen de tuer le plus d'hommes193". Il s'agit d' "une réaction sentimentale194". Et l'éducation des enfants est comme la réalisation en miniature du projet qu'ils concevaient lors de l'expérience de la religion. Il n'est pas donc étonnant qu'ici, l'éducation soit la prolongation de la religion comme nous le montre la référence à Rousseau, et que dans les scénarios antérieurs, le chapitre de l'éducation commençait par l’évocation de l'humanitarisme ou du socialisme, conçus comme élargissement réformateur du christianisme. Cependant, cet intérêt rare chez Bouvard et Pécuchet pour l'humanité est trahi par la mauvaise foi des femmes ou la mauvaise nature des enfants. Ce qui nous intéresse ici, c'est le fait que ces tentatives d'amour sont considérées comme nuisibles au lien entre Bouvard et Pécuchet, comme "motifs [...] de n'être plus si amis195". L'expérience amoureuse offre en effet l'unique crise de l'amitié entre les deux bonshommes. Se sentant solitaire puisque Bouvard ne l'aime plus196, Pécuchet pense à courtiser la bonne, tandis que l'autre, l'abandonnant tous les soirs197, fait la cour à Mme Bordin. En se cachant leur passion mutuellement, ils vont jusqu'à penser à une vie d'avenir sans l'ami : 192 193 194 195 196 197 Le Rouen IV, le folio 17, gg 10, Cento BP, p. 70. Cento BP, p. 30. Idem. Le Rouen IV, le folio 15, gg 10, Cento BP, p. 64. BP, p. 264. Idem. "Les deux amis s'étaient caché leur passion. Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si Bouvard s'y opposait il l'emmènerait vers d'autres lieux, fût-ce en Algérie, où l'existence n'est pas chère! Mais rarement il formait de ces hypothèses, plein de son amour, sans penser aux conséquences. Bouvard projetait de faire du muséum la chambre conjugale, à moins que Pécuchet ne s'y refusât ; alors il habiterait le domicile de son épouse198." Le conditionnel auquel ont été mis les deux projets de vie conjugale suggère la possibilité qu'ils se séparent pour faire aboutir leur passion. L'amour et l'amitié s'opposent. Cependant, une fois dévoilée le même jour la trahison des femmes, ils reviennent à leur amitié, qui en sort renforcée : "C'était le désir d'en avoir [des femmes] qui avait suspendu leur amitié. Un remord les prit. --Plus de femmes, n'est-ce pas ? Vivons sans elles! --Et ils s'embrassèrent avec attendrissement199." Ainsi, ont-ils surmonté la crise d'amitié, seule occasion où ils aient manqué de "probité" et de "loyauté200" , ou de "franchise201" et de "confiance202". § 6 Bouvard et Pécuchet et les Chavignollais Si nous tenons compte de la plénitude sentimentale et intellectuelle du couple Bouvard et Pécuchet, il est tout à fait compréhensible que leurs relations avec le public les gênent plus qu'elles ne les servent. Au cours du roman, l'antagonisme public s'accroît jusqu'à les faire chasser par les autorités pour les idées émises dans leur Conférence. Les relations entre les deux hommes et les Chavignollais sont un des thèmes constitutifs de ce roman d'apprentissage. Elles semblent tracer le même itinéraire vers la débâcle final, en répétant alternativement la curiosité conciliante et la haine, et en augmentant l'hostilité publique. En effet, dès l'installation de Bouvard et Pécuchet, on trouve un cercle 198 199 200 201 202 BP, p. 268. BP, pp. 271-272. Idem. Le Rouen IV, le folio 15, gg 10, Cento BP, p. 64. Le Rouen VI, le folio 29, gg 10, Cento BP, p. 103. «curieux-antipathique» : "Cependant, les bourgeois de Chavignolles désiraient les connaître --on venait les observer par la claire-voie. Ils en bouchèrent les ouvertures avec des planches. La population fut contrariée203." Ce mécontentement des Chavignollais cause, après le dîner, la colère de Bouvard et Pécuchet qui sont désormais déterminés à "ne plus voir personne, de vivre exclusivement chez eux, pour eux seuls204." Selon le scénario, l'installation à Chavignolles doit constituer "le commencement d'hostilité publique" : "Grande curiosité des voisins à leur endroit. Mais ils envoient promener toutes relations, toute visite. De là commencement d'hostilité publique. D'autant plus qu'ils changent le dessin du jardin, auquel on était habitué. <ferment la clairevoie p. être plus seuls --idée de Pécuchet.> Ça contrarie. <«Ils n'ont pas le droit»>205" Sur cette base de contrariété, chaque recherche scientifique offre une nouvelle occasion d'augmenter l'hostilité des Chavignollais à leur égard soit par heurts d'intérêt soit par oppositions d’idées206. Ainsi, l'échec de l'agriculture leur laisse des ennemis : "Ils se sont fait des paysans, de leur fermier en particulier, des ennemis irréconciliables à cause des améliorations qu'ils voulaient introduire. Ils ont froissé des routines, blessé des idées reçues, ils payeront cela plus tard207." Les scénarios se font assez méticuleux pour décrire l'évolution de l'hostilité publique. Pour la médecine, Bouvard et Pécuchet, en amenant "la conversation sur les sujets où ils sont forts", "irritent et humilient le médecin qui leur en garde rancune208." La littérature amène Bouvard et Pécuchet à se faire du gentilhomme un ennemi209. L'amour constitue un autre moment important des oppositions publiques avec le grand dîner du chapitre II. "<Cependant ils se sont fait> [tous] des ennemis [acharnés] de la veuve <dont B. n'a 203 204 205 206 207 208 209 BP, p. 76. BP, p. 110. Le Rouen IV, le folio 8, gg 10, Cento BP, p. 43. Par exemple pour le comte. Le Rouen IV, le folio 8, gg 10, Cento BP, pp. 45-46. Cf. p. 48. et p. 76. Le Rouen IV, le folio 12, gg 10, Cento BP, p. 50. Le Rouen V, le folio 23, gg 10, Cento BP, p. 86. pas voulu> --- du notaire qui a manqué l'acte --- de tous ceux qui s'intéressent à Mélie210." Plus ils s'approche de la fin du livre, plus ils se font d'ennemis. Si la dernière expérience, l'éducation, est "le summum de toutes leurs études", elle doit aussi "amener l'explosion de toutes les haines amassées211." "Tout le monde se tourne définitivement contre eux. Cette hostilité a p. cause plutôt des idées contrariées que des intérêts combattus. Résumer les motifs personnels de haine qu'ont les notables envers eux. Ils ont parlé contre la célébration du Dimanche «le travail est saint--[pr.] Faverges leur en veut <p. leurs idées démocratiques>. --Foureau leur en veut p. avoir parlé contre la prohibition commerciale, et d'ailleurs leur garde rancune p. ses hémorroïdes. --etc. motifs des autres, Gorgu, Gouy etc.212" Pour bien tisser l'histoire, l'auteur n'oublie pas même de dresser un bilan des haines que les personnages secondaires éprouvent contre Bouvard et Pécuchet. " IX.213 Tous sont leurs ennemis car ils ont humilié LE MEDECIN ----- blessé dans ses idées et ses intérêts LE FERMIER scandalisé dans sa religion LE CURÉ dupé LA Bve BORDIN trompé l'espoir du DÉMOSOC empêché l'élection du MAIRE semblent dangereux et immoraux au GENTILHOMME Contrarié la fantaisie artistique du NOTAIRE inquiété le Gouvernement gêné les idées de tout le monde. ---- embêté fortement les deux enfants214." On comprend que le dénouement théâtral du "premier" volume est conçu surtout comme la catastrophe sociale de Bouvard et Pécuchet. § 7 La Copie : réconciliation passive avec le public et bonheur de la réunion du 210 211 212 213 214 Le Rouen IV, le folio 15, gg 10, Cento BP, p. 65. Le Rouen IV, le folio 17, gg 10, Cento BP, p. 72. Le Rouen VI, le folio 18, gg 10, Cento BP, p.113. Le chapitre X actuel. Folio 47, gg 10, Cento BP, p. 172. Cf. p. 168. couple Devant cette montée de l'antagonisme du public qui a causé la chute sociale de Bouvard et Pécuchet, le passage à la Copie est un véritable refuge pour eux, et leur apporte un changement essentiel dans leurs relations avec les Chavignollais. L'acte de copier est certes un isolement. Mais, précisément à cause de cela, il est aussi réconciliant. Bouvard et Pécuchet ne sont plus villipendés. Certes, ils ne sont non plus aimés, mais tolérés, comme en témoignent les scénarios : "XII Un jour, ils trouvent par hasard le brouillon d'une LETTRE ÉCRITE PAR LE MÉDECIN. Le Préfet lui avait demandé si B et P ; n'étaient pas des fous dangereux. LA LETTRE est une espèce de rapport confidentiel expliquant que leur manie est douce et que ce sont deux imbéciles inoffensifs. Elle résume et juge B et P. et doit rappeler au lecteur, tout le livre215." Le scénario ne précise pas de quelle manie le médecin parle. S'agit-il du parcours encyclopédique ou de la Copie ? Selon toute vraisemblance, le médecin parle de la manie de la copie, parce qu'il se met trop souvent en colère avec Bouvard et Pécuchet amateurs de science pour trouver leur ambition "douce". Du moins parle-t-il de deux bonshommes copiant et non de demi-savants, puisqu'il juge qu'ils sont "inoffensifs". Il doit être persuadé du danger de la demi-science. Il est vrai que la lettre de Vaucorbeil, dernière étape de l'histoire et dernière matière de la Copie, constitue le comble de l'ironie du livre. Cela n'empêche pas qu'elle sert plutôt à réconcilier les deux hommes avec la société. S'il y a ironie, elle fonctionne plutôt comme réconciliante. En tant qu'êtres copiant, ils sont sinon admis du moins tolérés dans la société. Cette réconciliation passive avec le public à travers la Copie est le dénouement heureux et idéal, si l'on considère le roman comme l'histoire d'un couple. Car la Copie signifie l'union ou la dissolution en un seul homme. Lisons le Rouen I : "Leur différence intrinsèque doit s'apercevoir malgré leur union jusqu'à la fin où ils deviennent dans la joie de la Copie et dans la communauté de la passion le même 215 Le Rouen VI, le folio 32, gg 10, Cento BP, p. 116. Cf. pp. 73-74, pp. 124-125. homme, et à se rassembler physiquement, un même, un seul être en partie double216." La Copie transforme la nature et le physique même du couple. Dès lors, il n'est pas étonnant que Bouvard et Pécuchet congédient les enfants, étant considérés comme obstacle de la joie dissolvante de la Copie : "[...] ils adoptent un enfant --deux enfants, un petit garçon et une petite fille qu'ils marieront plus tard. ils les renvoient impitoyablement, dans la fureur de la copie217." Rappelons que Bouvard et Pécuchet comptaient, au stade des scénarios, marier les deux enfants. Ce projet sera rejeté progressivement. Il est permis de penser que le mariage des enfants évoquant trop le dénouement heureux d'un roman d'éducation à commencer par celui de l'Émile de Rousseau, a été supprimé pour mieux célébrer l'union finale du couple qu'est la Copie. Ainsi, nous pouvons résumer l'histoire de Bouvard et Pécuchet comme l’histoire de l'amitié et du couple des deux bonshommes. Le roman commence par la rencontre et l'union subite. Et pendant le parcours encyclopédique à Chavignolles, Bouvard et Pécuchet se partagent les domaines de recherches. C'est le moment où chaque expérience apporte à l'union quelques vibrations intérieures et extérieures, sans réussir à séparer les deux bonshommes. Finalement, l'échec des expériences scientifiques les amène à la Copie, où l'union est consolidée, ou plutôt les deux termes de l'union se dissolvent et disparaissent. Bouvard et Pécuchet est l'histoire d'un couple dont l'amitié est synonyme de désir de savoir, et dont le physique se confond, «dans la fureur de la copie,» avec l'écriture. 216 217 Folio 2, gg 10, Cento BP, p.4. Le Rouen III, le folio 36, gg 10, Cento BP, p. 34. SECTION 3 : LE PARALLÉLISME DU TRAVAIL PRÉPARATOIRE ENTRE L'AUTEUR ET SES PERSONNAGES § 1 L'apprentissage mutuel des sciences entre l'auteur et ses personnages Si Bouvard et Pécuchet se veut une "encyclopédie critique en farce218", le savoir ne s'y présente pas de lui-même devant les deux autodidactes. Il faut qu’ils le sollicitent pour le faire apparaître. C’est la différence majeure que le roman posthume a avec La Tentation de saint Antoine. Si les Dieux du gnoticisme apparaissent pour tenter le saint, il faut que les deux bonshommes agissent pour accéder au savoir auquel ils aspirent. D’où la nécessité de l’examen du mode d’accès au savoir, à chaque discipline. Ce questionnement revêt encore une autre dimension si l’on met en parallèle l’auteur et les personnages. Le travail préparatoire de Bouvard et Pécuchet est doublé par celui de l’auteur. Les progénitures de ce dernier ne peuvent apprendre que ce qu'il a appris. Dans le parcours encyclopédique, l'auteur et les personnages partagent les livres et parfois les opinions. Mais partagent-ils aussi le zèle et les motifs d'apprendre ? Et même s'ils partagent les mêmes livres pour une science donnée, les lisent-ils de la même façon ? Un parallélisme est perceptible entre l’auteur et les personnages. En règle générale, l’auteur doit mieux apprendre les sciences que Bouvard et Pécuchet, pour les faire échouer. Notre objectif de cette section sera d’abord de différencier la méthode de travail de l’auteur et celle des personnages, du point de vue de la motivation, des renseignements et de la lecture. La comparaison nous permettra de voir comment l’écrivain restreint à ses personnages l’accès au savoir dont il dipose. Il garde sa part à lui, pour faire échouer les personnages. La différenciation de l’auteur et des personnages nous permet non seulement 218 " C'est l'histoire de ces deux bonshommes qui copient une espèce d'encyclopédie critique en farce" (A Mme Roger des Genette, 19 août 1872, C.H.H. tome15, p. 149.) de mieux comprendre par quoi les personnages pèchent dans leur apprentissage des sciences comparé à celui de l’écrivain, mais aussi de saisir un caractère fondamental du roman : l’éloge du préparatoire, de l’inachevé, de l’indistinct. Cela atteint son apogée à la fin du roman, avec la partie inachevée de la Copie où toutes les frontières entre l’achevé et l’inachevé, l’auteur et les personnages, le texte et l’avant-texte se font ambiguës. § 2 La motivation Avant tout, c’est le but des recherches scientifiques préparatoires qui distingue l’auteur et les personnages. Si Bouvard et Pécuchet entrent dans une nouvelle science, pleins de candeur et de curiosité intellectuelle, Flaubert ne considère le travail préparatoire que comme une obligation, et ne cache pas une sorte de haine et de mépris des sciences, en maudissant son travail d'enclyclopédiste forcé. D'où la différence de motivation de l'apprentissage. Dans le roman, le premier chapitre se charge d'expliquer pourquoi les deux copistes entreprennent le parcours encyclopédique qui débute dans le deuxième chapitre. D'où vient la fascination que Bouvard et Pécuchet éprouvent pour les sciences ? Jean-Pierre Richard essaie de chercher l'origine du désir de savoir dans le manque de famille dont ils souffrent tous les deux : "Cette analyse [du passé de deux personnages] s'attache visiblement, quoiqu'indirectement, à rendre compte des sources du désir de savoir (lié à un désir de voir) qui va soutenir leurs aventures. Or cette curiosité, jamais vraiment comblée (sauf en un ou deux épisodes exceptionnels), nous devinons qu'elle s'attache au fait fondamental d'un manque, d'une absence première qui s'inscrivent, il fallait bien nous y attendre, au 219 plus ancien et au plus oublié aussi d'une histoire familiale ." C'est surtout chez Pécuchet que nous pouvons voir clairement cette causalité, car le texte précise à son propos : 219 p. 66. Jean-Pierre Richard, "Paysages de Bouvard et Pécuchet", dans Pages Paysages, Microlectures II, Le Seuil, 1984, "(...) mais la conscience d'une instruction défectueuse, avec les besoins d'esprit qu'elle lui donnait, irritaient son humeur ; et il vivait complètement seul sans parents, sans maîtresse 220 ." J.-P. Richard commente ainsi ce passage : "Le désir de savoir se trouve mis textuellement ainsi en contiguïté, c'est-à-dire, du moins si nous en croyons 221 Freud, en causalité secrète, avec les thèmes de la famille perdue et de l'origine interdite ." Il est vrai que les scénarios précisent que Bouvard et Pécuchet ont "nativement une certaine inquiétude, une agitation222." Et selon un scénario, si les deux anciens copistes entreprennent l'éducation de deux enfants, c'est pour avoir une famille223. Cependant, ce qui est plus remarquable, c'est le fait que les personnages découvrent leur convoitise en même temps qu'ils se rencontrent. La fascination des sciences provient de la première rencontre des deux copistes. La rencontre boulevard Bourdon ouvre une voie au parcours encyclopédique ultérieur. Cette simultanéité de la rencontre et de la naissance du désir de savoir est programmée dès le stade des scénarios comme nous l'avons constaté dans la section précédente224. Le développement de l'intelligence est le résultat immédiat de la première rencontre. Ainsi, le roman semble mettre d’avantage encore l'accent sur la rencontre que sur le manque de famille, comme origine du désir de savoir. En fait, leur parcours épistémologique n’est que le reflet de celui de l'amitié entre les deux hommes, comme nous avons essayé de le montrer dans la section précédente. Dès la première rencontre, ils glorifient "les avantages des sciences", en disant : "que de choses à connaître ! que de recherches --si on avait le temps225". Et au cours de leur la fréquentation, le désir de savoir ne cesse d'aller en augmentant. Le savoir leur semble d'autant plus fascinant qu'il est vague et inaccessible : 220 221 222 223 224 225 BP, p. 59. J.-P. Richard, op. cit., p. 67. Cento, BP, pp. 7, 19 et 37. Ibid. pp. 17, 30, etc. Cf. supra, p. 103 sqq. BP, p. 55. "Au fond d'un horizon plus lointain chaque jour, ils apercevaient des choses à la fois confuses et merveilleuses 226 ." Cette obscurité de l'horizon des sciences ne se dissipe pas même après qu'ils ont eu le temps et le moyen de se consacrer à l'étude. Bien au contraire. Ils se procurent beaucoup de livres227, ils lisent beaucoup, sans avoir une conception claire de la scientificité. En fin de compte, ils répètent toujours la même démarche : initiation, éblouissement, curiosité, approfondissement, mise en pratique et échec, ennui et dégoût, glissement à une autre science. Cette répétition, ce non- apprentissages des sciences, a tout de même un avantage, celui de conserver leur curiosité initiale pour les sciences inconnues. Ainsi, la motivation pour Bouvard et Pécuchet de leur recherche réside dans l'intérêt et la fascination qu'ils éprouvent et conservent jusqu'à la fin pour les sciences à raison de leur incompréhension et de leur inaccessibilité. Quant à l'écrivain, il n'en est rien. Si ses personnages entrent dans chaque domaine des sciences, de leur plein gré, avec une naïveté et une curiosité d'amateur, l'auteur y entre presque malgré lui, forcé, conscient de la tâche nécessaire d'écrivain. Malgré de nombreuses lectures qui représentent finalement 1500 livres, Flaubert ne les compte pas comme lecture, parce qu'il ne les fait pas pour lui, pour son plaisir. A quelques exceptions près, il est loin de l'admiration naïve de ses personnages228. Ce n'est qu'une étape nécessaire de l'œuvre. Alors, qu'est-ce qui amène l'écrivain à cette lecture forcée et peu amusante ? La motivation du travail préparatoire est identique à celle de l'œuvre. Flaubert l'explique essentiellement en des termes vengeurs, et cela 226 BP, p. 61. Le mépris de la bibliothèque lors de la préparation de l'installation ("nous n'aurons pas besoin de bibliothèque", BP, p. 67) est vite abandonné, et remplacé par la "décision" d'apprendre par les livres, après la visite de la ferme du comte de Faverges: "Tout ce qu'ils avaient vu les enchantait. Leur décision fut prise. Dès le soir, ils tirèrent de leur bibliothèque les quatre volumes de la Maison Rustique, se firent expédier le cours de Gasparin, et s'abonnèrent à un journal d'agriculture." (BP, p. 82.) Cette décision est déterminante, elle dure jusqu'à la fin du livre. 228 Une des rares exceptions est la lecture de Spinoza. Flaubert admire le philosophe et semble bien plongé dans ses oeuvres comme Bouvard et Pécuchet se sentaient emportés par lui. Pour l'écrivain: "[...] j'ai relu (pour la troisième fois de ma vie) tout Spinoza. Cet «athée» a été, selon moi, le plus religieux des hommes, puisqu'il n'admettait que Dieu." (à Mme Roger des Genettes, fin mars 1879, C.H.H., tome 16, p. 179.) Et pour les personnages: "Il leur semblait être en ballon, la nuit,par un froid glacial, emportés d'une course dans fin, vers un abîme sans fond, etc". (BP, p. 303.) 227 dès le début de la préparation : "J'étudie l'histoire de théories médicales et des traités d'éducation, après quoi je passerai à d'autres lectures. J'avale force volumes et je prends des notes. Il va en être ainsi pendant deux ou trois ans, après quoi je me mettrai à écrire. Tout cela dans l'unique but de cracher sur mes contemporains le dégoût qu'ils m'inspirent. Je vais enfin dire ma manière de penser, exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, éjaculer 229 ma colère, déterger mon indignation, et je dédierai mon bouquin aux mânes de saint Polycarpe ." Dans d'autres occasions, il vise plus précisément le lecteur. 230 "D'ailleurs, c'est mon but (secret) : ahurir tellement le lecteur qu'il en devienne fou ." Livre de vengeance, Bouvard et Pécuchet serait ainsi motivé par l'intention ironique de cracher un dégoût et d'ahurir le lecteur. Ces deux buts distincts amènent l'auteur et ses personnages à parcourir le même chemin différemment. § 3 Les informateurs L'auteur et les personnages apprennent les sciences principalement par les livres. Cependant, quels livres faut-il lire pour s’initier à une science ? Un guide s’impose. Dès lors, deux genres de questions peuvent se poser. D'abord, comment s'informent-ils pour choisir les livres. Et ensuite, comment obtiennent-ils les livres dont ils ont besoin ? En règle générale, Flaubert emploie une méthode plus systématique et plus «scientifique» que les personnages. Pour Bouvard et Pécuchet, la recherche des livres ne pose pas de difficulté particulière. En effet, ils ne connaissent que deux moyens pour s’en procurer : soit demander à leurs amis, soit se laisser aller au hasard. Dumouchel, ami de Pécuchet, professeur de littérature dans un pensionnat231, 229 A Mme Brainne, 5 octobre 1872, C.H.H., tome 15, p. 170. La déclaration semblable dans la lettre du 12 décembre 1872 à George Sand: "Et puis, comme j'espère cracher là-dedans le fiel qui m'étouffe, c'est-à-dire émettre quelques vérités, j'espère par ce moyen me purger, et être ensuite plus olympien, qualité qui me manque absolument." (C.H.H., tome 15, p. 192.) 230 A la même, 30 décembre 1878, C.H.H., tome 16, p. 116. 231 BP, p. 60. sert à Bouvard et Pécuchet de source bibliographique par excellence. Bien qu'il lui arrive de ne pas leur répondre, étant "fatigué de les servir232", Dumouchel est généralement assez compétent pour leur fournir les indications bibliographiques nécessaires. Quelquefois, il leur envoie directement les livres mêmes : les Lettres de Bertrand avec le Discours de Cuvier sur les révolutions du globe, pour exciter les bonshommes à la géologie233. Ou bien, en guise de réponse à la question que Bouvard et Pécuchet lui ont posé pour savoir quelle est la meilleure histoire de France, il leur expédie "les lettres d'Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de Genoude234." En cas de doute, Bouvard et Pécuchet lui demandent des éclaircissements. Ainsi, il répond avec scepticisme sur l'authenticité de l'histoire235, ou bien déplore la décadence du goût du public236. Finalement, il n'hésite pas à demander à un des ses amis une aide semblable : c'est un ami de Dumouchel, le professeur Varlot, qui leur envoie la liste d'ouvrages sur l'esthétique237, et qui, une autre fois, éclaire la question de Bouvard et Pécuchet sur le droit divin238. C'est un exemplaire d'une traduction de l'Éthique de Spinoza appartenant à ce professeur exilé à la suite du Coup d'Etat du 2 décembre 1951 que Dumouchel prend la peine de leur envoyer à leur demande239. Barberou, ami de Bouvard, ne sert pas aussi fréquemment de recours ou de guide que Dumouchel. Cependant, il intervient au moins quatre fois. Premièrement, il renseigne Bouvard sur les "cadavres postiches" pour l'anatomie240. Deuxièmement, il envoie à Bouvard le grand ouvrage du manuel de santé de Raspail241. Troisièmement, quand Bouvard lui pose la même question d’esthétique sur le goût 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 BP, p. 310. BP, p. 142. BP, p. 184. BP, p. 191. BP, p. 216. BP, p. 219. BP, p. 251. BP, p. 302. BP, p. 119. BP, p. 128. du public, il répond tout en s'étonnant "du ramolissement causé par la province242". Enfin, c'est lui qui envoie Examen du Christianisme par Louis Hervieu, ancien élève de l'École normale, un des ouvrages fictifs jouant un rôle important dans le roman243. Outre ces deux amis, il y des personnages secondaires qui, en fournissant des informations, initient les deux futurs spécialistes à une nouvelle science. Ainsi, Larsonneur, ami de Jeuffroy, avocat et archéologue, pour la géologie, l'archéologie et le celtisme244, et Marescot pour le goût des faïences245. Pour le reste, quand Bouvard et Pécuchet ne recourent pas à ces deux informateurs, ils se confient au hasard pour trouver les livres qu'ils vont étudier. Ainsi, si le médecin leur prête des livres d'anatomie, ils ne lui rendront pas visite pour l'anatomie, mais pour la chimie246. Ou bien, s'ils s'intéressent à l'histoire naturelle, ce n'est que parce qu'ils ont trouvé par hasard De l'enseignement de la géologie dans un journal, en rentrant du voyage géologique à Fécamp247. Comparé à ses personnages, l'écrivain semble entreprendre des démarches plus étendues et plus approfondies auprès d’amis et d’experts. L'image que donne sa correspondance de l'époque de la rédaction du dernier roman, est celle d'un chercheur qui ne veut pas manquer une seule occasion, une seule connaissance qu'il puisse mettre à profit pour amasser les informations nécessaires. Bien entendu, l'écrivain doit s'informer mieux que ses personnages, pour les faire échouer dans chacune de leurs tentatives scientifiques. D'où le caractère plus professionnel ou plus pratique des informateurs dont Flaubert a besoin. Sans être exhaustifs, nous allons relever quelques exemples du professionalisme et de l'empirisme des informations nécessaires au romancier. Pour le celticisme, Flaubert s'adresse à Henri Gaidoz, professeur de langue et littérature celtiques à l'École des hautes études pour lui demander "une preuve (texte 242 243 244 245 246 247 BP, p. 216. BP, p. 341. BP, p. 143 sqq.. Le notaire, qui a prétention d'être artiste, éblouit Bouvard et Pécuchet par son érudition des faïences. (BP, p. 182.) BP, pp. 117-118. BP, p. 153. ou raisonnement) démontrant que : les monuments dits celtiques ne sont pas faits par les Celtes248". Nous ne savons pas quelle était la réponse du professeur, mais il est certain qu'étant un savant professionnel, il était le meilleur informateur que Larsonneur, avocat et archéologue amateur, à qui Bouvard et Pécuchet s'adressent. Ou bien, Flaubert demande à Taine les indications bibliographiques sur le droit divin249 comme l'auraient fait ses personnages au professeur Vardot, ami de Dumouchel. Mais le questionne-t-il vraiment de la même façon ? "J'aurais besoin de savoir que lire sur ces deux questions : Le droit divin, Le suffrage universel. C'est l'histoire, ou mieux l'origine du droit divin qui m'inquiète. Il doit avoir été formulé par les légistes des Stuarts ? et n'être pas (comme doctrine) beaucoup plus vieux. Il se rattache à Saül!!! (je n'en doute pas). Mais il me faudrait quelque chose d'un peu moins vieux. Je ne vois que Bossuet (Politique tirée de l'Écriture sainte) et Bonald ? N'avez-vous pas écrit une brochure sur le suffrage universel ? Comment l'avoir ? Qui a formulé ce droit250 là ?" Sans parler de la question du suffrage universel, la dernière moitié de la citation attire notre attention. Même si le romancier désire avoir une bibliographie sur le droit divin, il ne la demande pas à Taine comme s’il ignorait tout de la matière, ce qui semble le cas de ses personnages. Il précise son but et ses besoins, jusqu'à délimiter l'époque de l'ouvrage. Plus exigeant que les protagonistes, l'écrivain s'adresse aux spécialistes en tant que spécialiste du roman, tandis que Bouvard et Pécuchet entretiennent des relations avec des connaisseurs non professionnels. Bien d'autres spécialistes sont sollicités pour Bouvard et Pécuchet. On peut compter parmi eux Houzeau, professeur de chimie, que Flaubert invite à dîner251, le baron Larrey, chirurgien, à qui il emprunte une thèse252. Flaubert exploite aussi ses confrères et leur famille. 248 Ainsi, il demande à C.H.H. tome 16, p. 34. Il sera prié aussi d'indiquer une édition lisible de Chartreuse de Parme et de Rouge et Noir, pour la préparation du chapitre sur la Littérature. (C.H.H., tome 16, p. 49.) 250 C.H.H., tome 16, p. 64. 251 Cf. la lettre à Caroline du 24 septembre 1873. C.H.H. tome 15, p. 251.) 252 C.H.H., tome 15, p. 281. 249 Maurice Sand, fils de la dame de Nohant, des renseignements sur l'agriculture253, à Ernest Daudet, frère d'Alphonse, des informations sur le duc d'Angoulême254, à Du Camp d'envoyer des ouvrages d'Henri Martin pour vérifier "les sottises [...] dans les romans historiques255", et à Zola de lui apporter Le Sublime de Denis Poulot256. Pour le concours de deux amis importants, Maupassant et Laporte, il faut souligner que personne n'a porté plus d'aide et de matière concrètes au travail de Bouvard et Pécuchet qu'eux. Cependant, leurs contributions, recherche par Maupassant d'une falaise convenable pour le voyage géologique des deux "ingénieurs", et préparation de la Copie pour Laporte, sont étrangères à l'apprentissage proprement dit des sciences par l'écrivain. A part cela, leur apport se limite à des recherches bibliographiques257 ou à des vérifications de dates historiques258. Le sens de la documentation dépend non seulement de la compétence des informateurs, mais aussi de la nature de la matière. Aussi l'agriculture semble-t-elle demander plus d'informations pratiques que livresques. Flaubert veut les notes prises directement par ceux qui ont pratiqué l'agriculture, et non des livres sur l'agriculture. Ainsi, il les demande au docteur Devouges, amateur de jardins259, et à Jules Godefroy, mari de Béatrix Person, actrice et maîtresse de l'écrivain260. Ce qui caractérise le chapitre de l’agriculture, c'est la recherche des échecs que ses personnages pourraient commettre. Pour cela, l'informateur n'a pas à être spécialiste ni professionnel. L'amateur s'y prête mieux, car il doit avoir éprouvé plus de difficulté. C'est pour cette raison que Flaubert demande au fils de George Sand "ses 253 C.H.H., tome 15, p. 202. C.H.H., tome 16, p. 30. 255 Le 2 mai 1878, C.H.H., tome 16, p. 45. 256 C.H.H., tome 16, p. 89. Il s'agit du Sublime ou le travailleur comme il est en 1870, et ce qu'il peut être, 1870. 257 "Maintenant, je prépare mon dernier chapitre: L'éducation. Si je pouvais fouiller dans la bibliothèque de votre Ministère, j'y trouverais, j'en suis sûr, des trésors. Mais par où commencer les recherches? Il me faudrait des choses caractéristiques comme programmes d'études et comme MÉTHODES. (...) Avez-vous un catalogue de votre bibliothèque ? Parcourez-le et voyez ce qui peut me servir." (à Maupassant, 22 ou 23 janvier 1880, C.H.H., tome 16, p. 297.) 258 Cf. les lettres à Laporte du 24 juillet 1878 (C.H.H., tome 16, p.64), d'août 1878 (ibid. p. 69). 259 Cf. la lettre à Edmond Laporte du 27 octobre 1874. C.H.H., tome 15, p. 355. 260 C.H.H., tome 15, p. 358. 254 souvenirs agronomiques" : "A ce propos [de l'agriculture], Maurice serait bien gentil de recueillir pour moi ses souvenirs agronomiques afin 261 que je sache quelles sont les fautes qu'il a faites, et par quels raisonnements il les a faits ." Il en est ainsi du dessin. Cette fois, l'écrivain a recours à sa nièce Caroline : "Maintenant UN SERVICE LITTÉRAIRE relatif à Bouvard et Pécuchet. Pécuchet apprend à un enfant le dessin et commence (suivant la recommandation de J.-J. Rousseau dans Émile) par le dessin d'après nature. Il sait fort peu dessiner lui-même, et il doit barboter d'une manière grotesque, la perspective surtout le démontre. Donc voici ma question : «Quelles sont les bêtises qu'il peut faire, et pourquoi ?» Il y a chez lui défaut de vision et d'aptitude, et chez l'enfant encore plus, bien entendu. Rêve un peu 262 à cela, et répond-moi d'une manière catégorique ." Caroline n'est pas un peintre professionnel. Mais la peinture est sa passion, "elle dessine et peint à s'en rendre malade263". Elle a fait le portrait de Laporte264 et de Corneille265, a fait un dessin pour le Châteaux des cœurs.266. Ses portraits ont été reçus sur la cimaise au Salon267. L'oncle, qui vantait les talents et les progrès de sa nièce268, semble content de l'admission. Il n'est pas étonnant donc s'il lui fait confiance en matière du dessin. Comme pour Taine et Maupassant, il ne lui cache pas ses besoins et ses exigences. Bref, il lui parle comme un professionnel à un professionnel. Ces deux exemples témoignent du souci qu'a l'écrivain de prévoir les échecs et de les mettre en réserve pour ses deux bonshommes. L'empirisme de la démarche de l'écrivain est l’une des différences les plus caractéristiques de sa méthode d'information comparée à celle de ses protagonistes. Pour collecter les échecs virtuels, l'écrivain recourt à des gens compétents et expérimentés pour suivre leurs conseils269. Ce genre de pragmatisme manque absolument à Bouvard et Pécuchet270. 261 A George Sand, 3 février 1873, C.H.H., tome 15, p. 202. 28 janvier 1880. C.H.H., tome 16, p. 302. 263 A Madame Roger des Genettes, 1er mars 1878, C.H.H., tome 16, p. 36. 264 Cf. la lettre à Laporte du 6 janvier 1878: "Elle (Caro) a envie de faire votre trombine." (C.H.H., tome 16, p. 30.) et celle au même du 1er septembre 1878. (C.H.H., tome 16. p. 76.) 265 Dans la Correspondance, Flaubert parle de la copie du portrait de Corneille. Voir les lettres à Laporte du 25 juillet 1878 (C.H.H., tome 16, p. 64.), à Caroline du 14 septembre 1878 (ibid. p. 85.), à la même du 18 janvier 1879 (C.H.H., tome 16, p. 126.). 266 A Caroline, 8 octobre 1879, C.H.H., tome 16. p. 256. 267 Cf. la lettre à Caroline du 10 avril 1879, C.H.H., tome 16, p. 187. 268 "Ses progrès y sont remarquables. Elle ne tardera pas à avoir un réel talent." A Madame Roger des Genettes, C.H.H., tome 16, p.78. 269 Quand il s'agit d'un conseil essentiellement nuisible à l'œuvre, le romancier refuse catégoriquement de s'y plier. C'est le cas du conseil que Frédéric Baudry donne à propos de la recherche botanique. Nous étudierons la portée de cet épisode au chapitre 3 de la troisième partie. 262 Ils n'utilisent leurs connaissances que pour avoir une indication bibliographique, et celle-ci une fois obtenue, il ne leur reste qu'à avaler les livres. Ainsi, le professionalisme et l'empirisme distinguent le travail de l'écrivain de celui de Bouvard et Pécuchet. § 4 Les bibliothèques Comme moyen d'accès aux livres, Bouvard et Pécuchet disposent des envois de leurs amis et du prêt par les gens du village271. Mais ce n'est pas tout. La bibliothèque et le cabinet de lecture sont aussi à leur disposition272. Leur propre bibliothèque à Chavignolles, une fois délaissée, mais vite réhabilitée, les sert beaucoup. Ils en tirent les quatre volumes de la Maison Rustique273, L'Architecte des Jardins de Boitard274, "un Manuel d'hygiène par le docteur Morin275", et le Guide du magnétiseur par Montacabère276. Nous ne pouvons pas savoir si ce dernier livre correspond bien au Manuel du magnétiseur que Pécuchet possédait dans son appartement à Paris. En réalité, le livre de Montacabère semble un ouvrage fictif. En tout cas, nous pensons avoir raison de considérer que la bibliothèque de Pécuchet à Paris a pu servir, après le déménagement à Chavignolles, aux deux autodidactes, même si le texte ne le mentionne pas clairement. Car elle doit comprendre, outre cet ouvrage de magnétisme, "plusieurs volumes de l'Encyclopédie Roret" et "un Fénelon277". En effet, «un des manuels Roret» que les deux bonhsommes devenus géologues ont feuilleté pour chercher des fossiles devait appartenir à Pécuchet278. Et, 270 La leçon d'anatomie que Vaucorbeil donne à Bouvard et Pécuchet (BP, p. 120) est une des rares exceptions. Même le comte de Faverges leur prête "tous les ouvrages de M. de Maitre." (BP, p. 358.) Ou bien, ils empruntent à Jeuffroy Manuel du séminariste (BP, p. 332), à Vaucorbeil "un recueil de planches anatomiques" et le manuel d'Alexandre Lauth (BP, p. 118.). 272 Un bouquiniste même les seconde dans leur recherche bibliographique, en leur procurant "les traités de Richerand et d'Adelon sur la physiologie. (BP, p. 122.) 273 BP, p. 82. 274 BP, p.100. 275 BP, P. 135. 276 BP, p. 280. 277 BP, p. 56. 278 BP, p. 143. 271 pour la phrénologie, bien que la mention du manuel Rorel n'apparaisse pas dans le texte définitif, il est certain que Bouvard et Pécuchet l'ont utilisé pour la cranioscopie, d'abord parce que les brouillons le mentionnent nommément279, et ensuite parce que certains diagnostics phrénologiques présentés dans le texte en proviennent directement280. Quant à Fénelon, le titre n'est pas précisé, mais le nom du "cygne de Cambrai" figure deux fois dans le texte. D'abord quand Bouvard et Pécuchet s'initient à la philosophie281, et ensuite à l'éducation282. Bouvard et Pécuchet recourent aussi à la bibliothèque publique quand leurs recherches dépassent les ressources d'une bibliothèque individuelle. Ainsi, ils se résolvent à «passer quinze jours à la Bibliothèque municipale de Caen, pour y faire des recherches", en vue de la rédaction de l'histoire du Duc d'Angoulême283. Ou bien, pour l'histoire de France, Dumouchel souscrit, à leur nom, un abonnement à un cabinet de lecture284, qu'ils reprennent, après une interruption, pour leur recherche philosophique285. Pour l'acquisition des livres, Flaubert ne semble pas disposer d'autres moyens que Bouvard et Pécuchet. Il demande à ses amis de lui envoyer les livres nécessaires, et si besoin est, il s'adresse à une bibliothèque ou à un cabinet de lecture286. Cependant, il y a une chose dont profitent ses personnages, mais qui manque à l'écrivain : le hasard. Les livres ne tombent pas sur lui par hasard. D'où un surcroît de travail. Flaubert doit faire montre de plus de zèle que ses personnages pour se procurer les livres nécessaires. 279 Cf. les folios 320, 321, et 323 verso, g 225 (3). Cf. le paragraphe 3 de la Section 3 du chapitre 2 "La Phrénologie" de notre deuxième partie. 281 BP, p. 300. 282 BP, p. 373. 283 BP, p. 193. 284 BP, p. 184. 285 BP, p. 300. 286 Il mentionne au moins deux fois le recours à un cabinet de lecture. D'abord, dans sa lettre à Caroline du 17 septembre 1873 (C.H.H., tome 15, p. 251), il parle de vingt volumes sur l'éducation qu'il a avalés et qu'il renverrait à Mlle Cardinal, qui, selon la note de l'édition, avait un cabinet de lecture à Paris, place Saint-Sulpice. Une semaine après, il dit à la même personne: "je suis remonté dans mon cabinet afin de relever des notes dans le Christianisme de l'abbé Senac, aumônier du collège Rollin !" (ibid. p. 252.) 280 Afin d'avoir une idée de ce que fut son acharnement pour la recherche bibliographique, prenons deux exemples. Au cours de la préparation du sujet de la phrénologie, Flaubert montre un vif désir de lire un livre de Spurzheim sur l'éducation, Essais sur les principes élémentaires de l'éducation. On comprend très bien sa convoitise pour le livre du disciple de Gall, fondateur de la phrénologie, car il compte intégrer la phrénologie dans le chapitre de l'éducation. Nous pouvons imaginer que Flaubert l'a connu par un compte-rendu dans le tome deux du Journal de la société phrénologique de Paris, dont il a pris note287 : 288 "Oh ! si quelqu'un pouvait m'envoyer le livre de Spurzheim sur l'éducation, ce quelqu'un serait un sauveur !" Il répète à Caroline la même demande : "Le père Grout a été fanatique de phrénologie. L'Éducation de Spurzheim se trouve peut-être dans sa bibliothèque. S'en informer à Sabatier ou à Mme Grout 289 ." Et finalement, le même jour, il s'adresse aussi à son éditeur : "A ce propos, si vous pouviez me découvrir quelque part, et n'importe à quel prix, De l'Éducation, par Spurzheim, vous seriez un vrai sauveur. Sans compter sa collaboration avec Gall dans le grand ouvrage intitulé De l'Anatomie du cerveau, Spurzheim a fait un livre spécial intitulé De l'Éducation. C'est ça qu'il me faudrait! 290 Que ne me faudrait-il pas !" Toutes ces démarches n'ont pas abouti, nous semble-t-il. Aucun "sauveur" n'est apparu. Car dans la liste des ouvrages sur l'éducation291, le livre de Spurzheim ne figure pas. L'autre exemple est la fréquentation de la Bibliothèque292. A maintes reprises, il se vante de ses exploits à sa nièce : "Mon épître ne sera pas longue, car il faut que je m'habille et que je déjeune pour aller à la Bibliothèque, où je retournerai probablement demain. Trois jours de suite à Rouen! Vois-tu ça! Y a-t-il, dans l'antiquité, de plus grands exemples d'héroïsme 287 293 ?" Folio 198 verso, g 226 (2). Cf. l’Annexe 5, pp. 866-868. A Caroline, 1er février 1880, C.H.H., tome 16, p. 304. 289 A Caroline, 3 février 1880, C.H.H., tome 16, p. 311. 290 A Geoges Charpentier, 3 février 1880, C.H.H., tome 16, p. 312. 291 Folio168, g 226 (2). Cf. l’Annexe 5, pp. 786-788. 292 René Descharmes a relevé les emprunts de Flaubert à la Bibliothèque Nation et à la Bibliothèque de Rouen de 1870 à 1880 dans son Autour de Bouvard et Pécuchet, pp. 273-290. 293 A Caroline, 23 novembre 1877, C.H.H., tome 16, p. 19. 288 Ou bien, "et hier j'ai passé quatre heures de suite, sans bouger, à la bonne bibliothèque de Rouen, d'où j'ai emporté des 294 livres, que j'avale en ce moment ." Finalement il se permet de déclarer : "Ce sont là [le cours d'histoire dans le Catéchisme de l'abbé Gaume] des intermèdes à mes lectures philosophiques. Si elles durent encore deux ou trois mois, je serai d'une force honnête. Mais je vais bientôt avoir 295 épuisé tout ce qui peut me servir à la bibliothèque de Rouen ." Flaubert ne manque pas aussi de saisir l'occasion du passage à Paris pour fréquenter l'autre Bibliothèque, la Nationale. Là, le ton devient plus rituel : "Tous les jours, à midi, je m'installe dans la Réserve, devant un bureau spécial, et je lis, en prenant des notes, des 296 matières ecclésiastiques, et le soir, autant que possible, je reste chez moi ." De toute évidence, il a besoin de gagner la capitale pour ces lectures297. Nous avons vu donc les ressemblances et les différences dans la manière de se procurer les livres entre auteur et personnages. Mais tous ces livres ne valent rien s’ils ne sont pas lus et utilisés. Comment les lisent-ils ? Qu'est-ce qui distingue leur manière de lire ? § 5 Lire Un des traits principaux de la méthode d'apprentissage de Bouvard et Pécuchet consiste dans le recours exclusif et constant aux livres. Ce sont deux autodidactes qui ne disposent que des livres pour se faire guider. D'où le caractère particulièrement livresque de leurs expériences. Le début de l'apprentissage d'une science signifie le commencement de la lecture. En effet, les chapitres III, V et X commencent par l'acquisition des livres ou la lecture. 294 295 296 297 A Caroline, 20 juin 1878, C.H.H., tome 16, p. 57. A Caroline, 14-15 janvier 1879, C.H.H., tome 16, p. 122. A Caroline, 12 juin 1879, C.H.H., tome 16, p. 221. A Maupassant, 15 janvier 1879, C.H.H., tome 16, p. 123. Chapitre III : "Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault --et apprirent d'abord que «les corps 298 simples sont peut-être composés» ." 299 Chapitre V : "Ils lurent d'abord Walter Scott ." 300 Chapitre X : "Ils se procurèrent plusieurs ouvrages touchant l'Éducation --et leur système fut résolu ." Pour le reste des domaines, il en est de même. Toute étude nouvelle commence par l'achat et la consommation des livres. Pour connaître le déroulement de leur apprentissage, il est donc très utile d'examiner la manière dont Bouvard et Pécuchet lisent les livres acquis et de la comparer à celle de l'auteur. Comment l'auteur et les personnages pratiquent-ils la lecture, acte initial et consubstantiel de l'apprentissage ? C'est surtout l'auteur qui se vante de l'importance des lectures qu’il fait pour son dernier roman. Nombreuses sont les lettres à l'époque où il se plaint de cette corvée de lecture : "Ma vie se passe à lire et à prendre des notes301.", "Je suis surchargé de lectures pour Bouvard et Pécuchet302", "ma table est couverte de bouquins assommants303", "Je suis gorgé de lectures pieuses304", "Et je lis, je me crève les yeux à force de lire305!", etc. Pour évaluer sa quantité de travail, il indique, pour ses "lectures insensées306", "la valeur d'un volume par jour et avec notes", et déclare finalement : "Savez-vous à combien se montent les volumes qu'il m'a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? A 307 plus de mille cinq cents! Mon dossier de notes a huit pouces de hauteur ." On sait que le chiffre de mille cinq cents de livres n'est pas exagéré308. Un examen complet de la méthode de lecture de ces livres dépasserait 298 BP, p. 116. BP, p. 201. 300 BP, p. 370. 301 A Madame Roger des Genettes, 22 février 1873, C.H.H., tome 16, p.205. 302 A Laporte, 29 mars 1877, C.H.H., tome 16, p. 549. 303 A Madame Brainne, 1er août 1878, C.H.H., tome 16, p. 68. 304 A Tourgueneff, 8 novembre 1879, C.H.H., tome 16, p.267. 305 A Caroline, 1er mars 1879, C.H.H., tome 162. 306 A Edmond de Goncourt, 19 mars 1879, C.H.H., tome 16, p. 174. 307 A Madame Roger des Genettes, 24 janvier 1880, C.H.H., tome 16, pp. 299-300. 308 Voir l'Introduction de C. Gothot-Mersch, p. 15. "On a longtemps tenu ce chiffre pour fantaisiste. Les spécialistes estiment aujourd'hui qu'il n'a «absolument rien d'exagéré»". 299 largement notre sujet. Nous aurons l'occasion, dans la deuxième partie à propos des manuels pédagogiques, de voir comment l'écrivain et les personnages lisent différemment les mêmes livres. Pour l'instant, nous cherchons à mettre en parallèle leur attitude respective de lecteurs. En comparant l'attitude de lecture décrite dans la Correspondance et dans le roman, nous remarquons que les personnages romanesques se complaisent à se spécialiser dans un seul domaine, tandis que l'auteur a plutôt tendant à varier les lectures. Si Flaubert suit à peu près le même itinéraire que ses personnages, il commence ses lectures préparatoires non avec l'agriculture, mais avec l'éducation et la médecine : "Je varie mes lectures médicales avec des traités sur l'éducation. J'avale des volumes coup sur coup et je prends des notes. Mes bonshommes se dessinent dans mon esprit et l'ensemble se corse 309 ." Cette lecture interdisciplinaire va jusqu'à mélanger trois sortes de sciences. Dans la lettre suivante, Flaubert dit lire à la fois de la chimie, de la médecine et des traités d’agriculture : "Je lis maintenant de la chimie (à laquelle je ne comprends goutte) et de la médecine Raspail, sans 310 compter le Potager moderne de Gressent, et l'Agriculture de Gasparin ." Cette diversification de la lecture semble naturelle au stade de la conception du roman. Mais, cette tendance subsiste tout au cours de la rédaction. En janvier 1878, en pleine rédaction du chapitre IV311, Flaubert explique en ces termes à Tourgueneff le parallélisme de son travail : "Actuellement je suis perdu : 1° dans la critique historique, 2° dans le celticisme et 3° dans l'histoire du duc d'Angoulême!!! Ce bouquin-là est lourd. Aurai-je assez de forces pour le continuer ? Il faut être fou pour 312 l'avoir entrepris ." Bien entendu, on ne peut affirmer qu'il s'agit là exclusivement de lecture. Mais, 309 A Caronline, 5 octobre 1872, C.H.H., tome 16, pp. 169-170. Voir aussi la lettre à Madame Roger des Genettes du 5 octobre 1872. C.H.H., tome 15, p. 167. 310 A George Sand, 3 février 1873, C.H.H., tome15, p. 202. 311 Le 6 janvier 1878, il écrit à Laporte: "Je me suis remis à écrire; trois pages à peine sur la Révolution, voilà tout ce que j'ai fait ! mais j'en suis content." (C.H.H., tome 16, p.30.) 312 A Tourgueneff, 19 ou 26 janvier 1878, C.H.H., tome 16, p. 33. comme il est improbable que Flaubert écrive parallèlement plusieurs épisodes même dans le même chapitre, il sera juste de penser que parmi ces trois types de travail dont il parle, deux au moins sont à l’état de lecture préparatoire. Nous pouvons relever une dernière mention de ce parallélisme des lectures dans la lecture métaphysique : "Le bon Pouchet m'a envoyé un nouvel ouvrage sur Berkeley ; j'en alterne la lecture avec celle de Kant et d'un résumé de philosophie patérialiste par Lefèvre, lequel déchire ces pauvres sceptiques. Pour me récréer, j'étudie le 313 Catéchisme de persévérance de Gaume et la Gymnastique d'Amoros ." Certes, il y a ici contiguïté de sujets, car la philosophie constitue le chapitre VIII, dont fait partie aussi la gymnastique d'Amoros, et auquel succède le chapitre sur la religion. Mais les mots "pour me récréer" montrent bien que l'alternance de lecture ne provient pas seulement du besoin du travail, mais de la manière de lire de l'écrivain, de son goût de lecture. De cette opposition dans la manière de lire résultent des attitudes différentes -- engouements ou dégoûts --- vis-à-vis de l’étude scientifique. Si Bouvard et Pécuchet ont l'habitude de "se plonger" dans une science, le romancier, pour sa part, y est "perdu" dans la plupart des cas. Ainsi, les bonshommes «se plongent dans l'archéologie celtique314«, tandis que l'auteur est «perdu» «dans le celticisme», comme nous l'avons vu dans la citation du lettre du 19 ou 26 janvier 1878 à Tourgueneff315. Il en est ainsi de la phrénologie. L'auteur «est perdu dans la phrénologie316« pour que ses personnages «s'y plongent317«. Pour la littérature, les bonshommes se plongent dans les romans d'aventures318, tandis que Flaubert se plaint d'être obligé de lire des 313 A Caroline, 4 janvier 1879, C.H.H., tome 16, p. 120. Cf. BP, p. 175 : «Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans l’archéologie celtique.» 315 Cf. supra., p. 135. 316 Voir ses lettres du 13 février 1880 à Madame Brainne: "Votre Polycarpe est maintenant perdu dans la phrénologie et les méthodes d'enseignement!" (C.H.H. tome 16, p. 319), et du 13 février 1880 à Caroline: "Je suis présentement perdu dans la phrénologie et dans les méthodes d'éducation et je ne lis que les livres relatifs à ces matières." (ibid.) 317 BP, p. 373. 318 BP, p. 205. 314 pièces historiques "bêtes" à la Bibliothèque319. L'engouement naïf des bonshommes pour la lecture spécialisée contraste avec la persévérance plaintive du travail de l'écrivain. Même si l'écrivain se plaint d'être perdu dans une science, il sait s'en sortir quelques mois après. Tandis que ses personnages se lassent d'une science aussi vite qu'ils en ont été éblouis. § 6 Prendre des notes, faire le résumé C'est au stade des notes que la différence de méthode du travail préparatoire entre l'auteur et les personnages s'avère la plus profonde. Si les notes de Bouvard et Pécuchet ne sont qu'une commodité narrative, celles que prend l'auteur sont la source précieuse de l'invention des péripéties romanesque de Bouvard et Pécuchet. Lorsque les deux bonshommes recourent aux notes, c'est le plus souvent pour faciliter la lecture, à la fois pour eux-même et pour le lecteur. De fait, un scénario de Rouen explique ainsi la méthode de lecture de Bouvard et Pécuchet : "Méthodes p. leurs lectures Pr. les ouvrages dont l'analyse serait peu importante. --ils ne lisent que les barres verticales, que les phrases soulignées dans ces livres du cabinet de lecture-- qqfois des réflexions sont écrites en marge. ------------------- dont il est impossible de faire l'analyse en dialogue --sans sortir du ton des personnages. B, esprit plus net en écrit le RÉSUME --et c'est là-dessus que la discussion s'établit. Moyen d'en faire l'analyse. qqfois un seul lit l'ouvrage et en rend compte, de vive voix à son ami --ou bien ils lisent tout haut ensemble et interrompent le texte par des remarques, des cris d'indignation. --ou d'un mot d'assentiment 320 ." Le scénario évoque trois façons de présenter dans le récit la lecture de Bouvard et Pécuchet et d'en faire le point de départ de la discussion : lecture partielle, résumé, conversation. Ces trois modes sont conçus du moins dans ce scénario pour rendre moins ennuyeux et varier le développement des analyses que les deux bonshommes font des livres qu'ils lisent. 319 A Tourgueneff, 14 avril 1878 : "Ne venez pas demain parce que tous les jours de cette semaine sauf vendredi je passerai mes après-midi à la Bibliothèque des auteurs dramatiques pour lire des pièces historiques bêtes." (C.H.H., tome 16, p. 40.) 320 Folio 46, gg 10, Cento BP, p. 165. et BP, p. 449. Cependant, au niveau de l'exécution, c'est-à-dire dans le texte définitif, la différenciation de la méthode de lecture semble porter un sens nouveau. Par exemple, pour la première méthode, lecture partielle basée sur les barres verticales, les soulignements faits par d'autres lecteurs, on peut évoquer la lecture de l'Éthique de Spinoza. "Bouvard imagina que Spinoza peut-être, lui fournirait des arguments, et il écrivit à Dumouchel, pour avoir la traduction de Saisset. Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant à son ami le professeur Varlot, exilé au Deux décembre. L'Éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marqués d'un coup de crayon, et comprirent ceci : La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu. Il est seul l'Étendue --et l'Étendue n'a pas de bornes. Avec quoi la borner ? Mais bien qu'elle soit infinie, elle n'est pas l'infini absolu ; car elle ne contient qu'un genre de perfection ; 321 et l'Absolu les contient tous. " Et suit le résumé de l'œuvre. Il s'agit bien d'une lecture partielle fondée sur une sélection faite par d'autres lecteurs. Mais le livre de Spinoza appartient-il au registre, évoqué dans le scénario, des "ouvrages dont l'analyse serait peu importante" ? Vu l'admiration de l'auteur pour le philosophe et l'importance que le texte consacre au développement de la pensée spinoziste, cela est peu probable. D'ailleurs, la lecture partielle de Bouvard, pour imparfaite qu’elle soit, n'est pas pour autant inexacte. Car, les passages qu'il lit ne sont pas indiqués par n'importe lequel des membres du cabinet de lecture, mais par un ami de Dumouchel, le professeur Varlot. D'où l'exactitude du résumé. On peut relever les correspondances entre le résumé de Bouvard et Pécuchet et les notes de lecture que Flaubert a prises de la traduction par Saisset de l'Étique qui occupe les quatre folios 37 recto à 38 verso, g 226 (6). La lecture partielle semble servir non seulement à varier le développement des doctrines spinozistes, mais aussi à guider et initier les néophytes que sont Bouvard et Pécuchet. Le marquage les aide à mieux comprendre Spinoza. Dans bien d'autres cas, les notes de Bouvard et Pécuchet ne sont que le reflet de celles que Flaubert a prises. 321 BP, p. 302. Prenons comme exemple une autre lecture philosophique, encore plus rapide que la précédente : "Ils [Bouvard et Pécuchet] les employèrent [trois jours] à parcourir les tables de plusieurs volumes. Bouvard souriait de temps à autre --et renouant la conversation : --«C'est qu'il est difficile de ne pas douter! Ainsi, pour Dieu, les preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les mêmes, et mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un 322 esprit, demeure inconcevable. [...] ». A titre de comparaison entre la lecture de Bouvard et celle de Flaubert, examinons les preuves différentes de l'existence de Dieu. Dans les notes de l'écrivain, on peut les trouver dans le folio 67, g 226 (6) : Dieu preuves de son existence [différentes] différentes Descartes rejette les causes finales Leibniz celles que Descartes tire de l'infini Kant toutes les démonstrations excepté celles qu'il découvrait dans la loi morale. -Taine phil. fr Il s'agit-là d'un résumé de résumés, c'est-à-dire le résumé des notes de lecture que Flaubert a prises sur chaque livre philosophique consulté. Pour la partie qui nous concerne, il vient des notes de lecture des Philosophes français au XIX siècle de Taine, comme indiqué dans le manuscrit. Le folio 49, g 226 (6), nous dit ceci : L'existence [***] de Dieu établie par des preuves différentes selon les philosophes Descartes rejetait l'argument des causes finales Leibniz celui que Descartes tirait de l'infini 322 BP, pp. 308-309. Kant toutes les démonstrations excepté celles qu'il découvrirait dans la loi morale A part de menues différences dans les détails, l'expression reste la même. On voit bien que les notes de l'écrivain suivent un système plus complexe, et qu'il serait difficile de dégager ce tableau comparatif uniquement de la lecture rapide des tables des matières de plusieurs volumes, comme le texte nous dit que Bouvard le fait. Pour la suite de la citation, il serait possible d'établir de la même manière les correspondances entre les notes des personnages et celles de l'auteur. Le statut des notes est différent chez l'auteur et chez ses personnages. D'ailleurs, nous aurons l'occasion, dans l'analyse détaillée des épisodes du chapitre X, de voir comment l'écrivain en profite pour inventer certains épisodes romanesques. Ici, du point de vue du parallélisme, retenons seulement l'usage des notes que fait l'auteur pour inventer certains manuels. En effet, certains manuels auxquels recourent les deux bonshommes sont bel et bien imaginaires, ils ne sont que le fruit des notes de Flaubert. Ainsi, le manuel de mnémotechnie de Dumouchel, "Instruire en amusant", est un ouvrage fictif : "Heureusement qu'ils possédaient la mnémotechnie de Dumouchel, un in-12 cartonné avec cette épigraphe : «Instruire en amusant.» 323 Elle combinait les trois systèmes d'Allévy, de Pâris, et de Feinaigle ." En fait, le manuel de Dumouchel n'est que l'occasion de résumer les trois méthodes mnémotehniques que le texte présente dans le paragraphe qui suit la citation. L'autre exemple du manuel imaginaire né des notes de l'écrivain est "Examen du Christianisme par Louis Hervieu, ancien élève de l'Ecole normale324." Cento considère que ce manuel est fictif : "Ce manuel n'existe pas ; c'est «un sommaire de l'exégèse moderne», comme le dira le texte deux pages plus loin, un résumé des livres de divulgation de la critique rationaliste fabriqué par Flaubert lui-même 325 ." En effet, le critique relève les correspondances entre les arguments d'Hervieu et les 323 324 325 BP, p. 189. BP, p. 341. Cento, Commentaire, p. 101. notes de lecture prises par Flaubert. Ainsi pour les passages : "L'ouvrage de Louis Hervieu en signale les variations [du dogme] : le baptême autrefois était réservé pour les adultes. L'extrême-onction ne fut un sacrement qu'au IXe siècle ; la Présence réelle a été décrétée au VIIIe, le 326 Purgatoire, reconnu au XVe, l'Immaculée Conception est d'hier ." Cento fait remarquer qu'il s'agit de : "Notices tirée de l'Histoire des dogmes chrétiens d'Eugène Haag et de la Philosophie du droit ecclésiastique 327 d'Adolphe Frank ." Et il indique les références aux notes de lecture de Flaubert dans le dossier de Rouen (folios 251 et 299, g 226 (6)). Finalement, la singularité des notes de l'auteur s'affirme lorsque l'on considère qu'elles fournissent la matière directe du "second volume", de la Copie. Elles ne sont plus la source de tel ou tel épisode, mais consubstantielle au texte lui-même. En parlant des liens entre la partie rédigée de Bouvard et Pécuchet et les dossiers de Rouen, Claude Mouchard et Jacques Neefs expliquent ainsi la difficulté particulière de ce roman inachevé : "Cette situation serait toutefois relativement simple si le «préparatoire» du second volume se distinguait du «préparatoire» du volume existant, sous la forme d'autres documents, d'autres programmes, d'autres scénarios partiels. Mais, au contraire, les scénarios semblent globalement prévoir et compliquer la relation entre le premier volume et sa suite, et surtout, les dossiers de notes associent inlassablement les éléments ayant servi aux dix premiers chapitres à d'autres éléments, collectés souvent par ailleurs, pour constituer des ensembles obscurément, minutieusement retravaillés. D'où la difficulté qu'il y a à aborder de tels «manuscrits» : décrire la masse des dossiers de Bouvard et Pécuchet, c'est déjà interpréter un confus travail de collection et de réutilisation ; nous devons à la fois décrire le matériau, les instances multiples de l'invention, et le processus intellectuel dont ils sont 328 le lieu ." Devenant la matière même du roman inachevé, les notes concourent à rendre ambiguë la frontière entre l'achèvement et l'inachèvement du roman, l'auteur et ses personnages, la préparation et l'exécution de l'œuvre. Bouvard et Pécuchet et leur auteur partagent les mêmes notes. Laissées en l’état et imparfaitement classées, les notes racontent mieux que tout autre chose ce que l'auteur aurait voulu qu'il en soit de son dernier roman : achèvement perpétuellement différé et chaque fois renouvelé, toujours ouvert. 326 BP, p. 348. Cento, Commentaire, p. 105. 328 Claude Mouchard et Jacques Neefs, "Vers le second volume : Bouvard et Pécuchet" dans Flaubert à l'oeuvre, Flammarion, 1980, pp. 171-172. 327 La diversité de la notion d’apprentissage dans Bouvard et Pécuchet étant élucidée, nous voilà mieux avertis pour réfléchir sur la question de l’éducation au chapitre X. Comme nous l’avons annoncé, il faut commencer par étudier les correspondances entre l’acquisition et la transmission du savoir, c’est-à-dire la répercussion des recherches scientifiques menées dans les chapitres précédents sur l’instruction des enfants au chapitre X. CHAPITRE 3 L’INSTRUCTION SECTION 1 : LE "DÉFAUT DE MÉTHODE» DANS L'ACQUISITION ET LA TRANSMISSION DU SAVOIR § 1 De l'apprentissage à l'instruction L'instruction des enfants par Bouvard et Pécuchet au chapitre X constitue la contrepartie de l'apprentissage des sciences qu'ils ont mené jusque-là. Ils ne peuvent en effet enseigner les sciences tant qu'ils ne les ont pas eux-mêmes suffisamment apprises. Les insuffisances de l'apprentissage ne peuvent conduire qu’à une instruction défectueuse. L'impossibilité de bien apprendre les sciences mène Bouvard et Pécuchet pédagogues à échouer dans l'instruction des enfants. Ces correspondances entre l'acquisition et la transmission du savoir peuvent s'observer à plusieurs niveaux. D'abord, il est impossible d'enseigner les sciences lorsqu'elles sont elles-mêmes défectueuses. défaut de méthode des sciences. L'échec de l'instruction provient du Le thème est retrouvé et répété pour les sciences déjà traitées dans les chapitres précédents de l’œuvre. Le cas le plus représentatif est l'histoire. Ensuite, les limites intellectuelles de Bouvard et Pécuchet représentent pour l’instruction des enfants le même obstacle que pour l’aprentissage : n’ayant pas compris la chimie, il est inévitable qu’ils aient du mal à l’enseigner. Enfin, n'ayant tiré aucune leçon de leur échec de l'apprentissage des sciences, Bouvard et Pécuchet commettent la même erreur qui relève de la manière de s'y prendre. Ils négligent ainsi de procéder progressivement et, au moindre empêchement dans l’enseignement d’une discipline, passent inopinément d'une méthode à l'autre, théoriquement opposée, et ils n’ont pas plus de chance de réussir. Ils n'hésitent jamais, au moindre prétexte, à laisser inachevé l'enseignement d'une science pour passer à une autre, espérant en vain que ce glissement remédie au désordre de leur enseignement. Bien au contraire, il ne sert qu’à l’augmenter. Comme avec l'apprentissage dans les chapitres précédents, le texte montre avec l’instruciton un souci particulier de trouver le meilleur moyen d'enchaîner les échecs. Cependant, l'instruction des enfants n'est pas uniquement le lieu où sont récapitulées les expériences éprouvées par les deux autodidactes dans les chapitres précédents. Elle est caractérisée par le thème propre au chapitre X : la pédagogie. L’invention de mauvaises méthodes d’enseignement s’impose. Pour accentuer l'échec de l'instruction des enfants, une stratégie intertextuelle semble mise en œuvre. Les manuels auxquels recourent les deux bonshommes sont mal utilisés. Ils n’interviennent dans l’instruction qu’inopinément. Ainsi, Bouvard et Pécuchet ne les lisent pas quand il faut les lire, et les lisent quand ils n’ont pas besoin de le faire. Il arrive quelquefois aussi que l'écrivain cache aux personnages une certaine partie du texte qu'ils sont censés avoir lu ainsi que l'écrivain. Et il leur fait faire précisément ce que l'auteur du livre de référence conseille de ne pas faire. Ce n'est pas une simple négligence de lecture, puisqu'il n'est pas vraisemblable que Bouvard et Pécuchet fassent exactement le contraire de ce qu’indique le manuel. L’auteur invente des trous dans leur lecture pour mieux les faire échouer. La deuxième raison pour laquelle l'instruction n'est pas la répétition des échecs de l'apprentissage consiste dans son rôle de transition avec la partie propre au chapitre : l’éducation morale des enfants. En effet, l'instruction fait naître ou éveille la mauvaise nature des enfants par ses mauvais procédés. L'éducation sera la lutte contre la manifestation de la mauvaise nature chez les enfants. Mais c'est dans l'instruction, surtout dans l'enseignement de la lecture, que Bouvard et Pécuchet donnent aux enfants l'occasion de développer leur caractère inné et vicieux. En ce sens, l'instruction prépare l'étape suivante qu'est l'éducation morale et sa défaite par l'intrusion du mal auquel l'éducation ne peut pas remédier. Pour étudier l'instruction des enfants par Bouvard et Pécuchet au chapitre X, nous allons donc d'abord relever les similitudes de difficulté avec l'apprentissage des sciences. Ensuite, la confrontation des activités pédagogiques des deux personnages avec les manuels auxquels ils ont recours nous permettra de voir comment le romancier profite de sa supériorité sur ses personnages dans la compréhension et l’usage des manuels lus, pour tendre des pièges, créer des obstacles à ses personnages. Enfin, l'examen de la leçon de la lecture nous fera comprendre dans quelle mesure l’instruction peut être considérée comme une question morale. L’apprentissage de la lecture se présente comme une double transition. D’abord, en achevant l’enseignement de la lecture par le pervertissement déterminant des enfants, l’épisode sert de transition entre l’instruction et l’éducation. Ensuite, en choisissant parmi d’autres l’enseignement de la lecture et de l’écriture comme la première occasion du pervertissement des enfants, l’épisode insiste sur le rôle démoralisateur de l’écriture, et s’intègre ainsi dans la thématique du livre : littérature et moralité. L’apprentissage de la lecture n’est-il pas finalement une des premières corruptions induites par la civilisation comme le prétendait Rousseau ? § 2 Les sciences impossibles à enseigner par leur "défaut de méthode» : l'histoire Parmi les sciences qui réapparaissent dans ce "nouveau tour" selon le mot de Claudine Gothot-Mersch329 qu'est le chapitre X, l'histoire est peut-être une des disciplines les plus fidèles à l'expérience originale. Du processus à la conclusion, l'enseignement de l'histoire tel que nous le connaissons dans le texte suit de très près l'apprentissage de l'histoire que Bouvard et Pécuchet ont connu au chapitre IV. Ne pouvant pas commencer l'étude de l'histoire par celle de la commune où ils vivent, le maître et l’élève sont obligés de s'en tenir à l'Histoire universelle. Et, "Tant de matières l'embarrassent qu'on doit seulement en prendre les Beautés 330 ." Et bientôt, "Victor confondait les hommes, les siècles et les pays 331 ." Ces premières impressions et la confusion de Victor devant la diversité de la matière de l'histoire universelle nous rappellent l'attitude de Bouvard et Pécuchet devant 329 Claudine Gothot-Mersch, "Le Roman interminable" dans Flaubert et le comble de l'art, nouvelles recherches sur Bouvard et Pécuchet, S.E.D.E.S., 1981. p.13. 330 BP, p. 381. 331 Idem. l'histoire moderne de la France : "La succession de tant d'hommes leur donnait envie de les connaître plus profondément, de s'y mêler. Ils voulaient parcourir les originaux, Grégoire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms étaient bizarres ou agréables. 332 Mais les événements s'embrouillèrent faute de savoir les dates ." Le syntagme : "tant de matières" dans l'enseignement de l'histoire correspond à celui du chapitre IV : "la succession de tant d'hommes", et la confusion de Victor fait pendant à l'embrouillement de Bouvard et Pécuchet. Les "Beautés" de l'Histoire universelle qui renvoient aux mots célèbres tels que "Nous combattrons à l'ombre" ou bien "A moi d'Auvergne", ne sont pas sans nous rappeler les mots choisis du duc d'Angoulême que Bouvard et Pécuchet ont essayé de rassembler. "On a conservé quelques-uns de ses mots : A une députation de Bordelais : --«Ce qui me console de n'être pas à Bordeaux c'est de me trouver au milieu de vous ! » Aux protestants de Nîmes : --«Je suis bon catholique ; mais je n'oublierai jamais que le plus illustre de mes ancêtres fut protestant.», etc. 333 " Si Pécuchet ne jette pas Victor dans des considérations subtiles, c'est tout d'abord, bien entendu, parce qu'elles sont trop élevées pour l'enfant, comme nous le dit par exemple le folio 223 verso334, g 224 : générales des considérations c’est [sont] trop élevées. Mais c'est aussi par effet de leur propre déception. Car les considérations subtiles signifiaient dans les brouillons des "considérations philosophiques sur le développement de la société et le progrès des Arts, une synthèse335", et Pécuchet est déjà las de cette "philosophie de l'Histoire336". Et quant à la mnémotechnie de Dumouchel, il va sans dire qu'il s'agit-là d'une reprise du livre même que les deux 332 333 334 335 336 BP, p. 189. BP, p. 196. Foio entièrement barré, marqué «X». Folio 338 verso, g 225 (3) . BP, p. 190. bonshommes ont utilisé pour leur propre usage337. Et la conclusion de l'enseignement de l'histoire a bien des traits communs avec celle de l'étude de l’histoire. Il est possible que la phrase de conclusion : "l'Histoire ne peut s'apprendre que par beaucoup de lectures338" vienne du livre de Bain. Ce dernier prétend en effet que l'enseignement de l'histoire n'a pas besoin d’une méthode particulière : "L'enseignement de l'histoire semble presque échapper à toute méthode. Toute méthode, quelle qu'elle soit, semble bonne, si nous en jugeons d'après la diversité des idées admises à ce sujet 339 ." Et Flaubert a noté ces passages dans ses propres notes de lecture340. Et il est fort certain qu'il pensait à Bain lorsqu'il donna cette conclusion à l'enseignement de l'histoire. Car il note lui aussi dans les brouillons que "l'Histoire n'a pas de méthode341." Mais, aussi bien que cette intertextualité, la conclusion donnée à l'enseignement de l'histoire nous amène à la conviction acquise par Bouvard et Pécuchet après leur longue traversée de l'histoire, selon laquelle l'histoire n'est jamais objective, ni fixe, et qu’elle n'est donc pas une science. C'est rejoindre l'idée de Dumouchel, "dérouté en fait d'histoire", et qui se plaint de l'instabilité de l'histoire avant de leur en proposer les règles : "---«Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les voyages de Pythagore! On attaque Bélisaire, 342 Guillaume Tell, et jusqu'au Cid, devenu, grâce aux dernières découvertes, un simple bandit. etc. .»" Et Bouvard et Pécuchet de conclure ainsi : "Peu d'historiens ont travaillé d'après ces règles --mais tous en vue d'une cause spéciale, d'une religion, d'un parti, d'un système, ou pour gourmander les rois, conseiller le peuple, offrir des exemples moraux. Les autres, qui prétendent narrer seulement, ne valent pas mieux. Car on ne peut tout dire. Il faut un choix. Mais dans le choix des documents, un certain esprit dominera ; --et comme il varie, suivant les conditions de l'écrivain, jamais l'histoire ne sera fixée 343 ." Cette constatation de l'instabilité et de la subjectivité de l'histoire conduit Bouvard et Pécuchet à renoncer à l'étude de l'histoire et à se lancer dans l'écriture de la vie du 337 338 339 340 341 342 343 Pour Bouvard et Pécuchet, BP, pp. 189-190, pour Victor, BP, p. 382. BP, p. 382. Bain, La Science de l'éducation, p.210. Folio 178, g 226 (2) . Cf. l’Annexe 5, p. 814. Cf. les folios suivants: folio 223 verso, g 224, folios 338 verso et 346 verso, g 225 (3). BP, p. 191. BP, p. 192. duc d'Angoulême. Ce processus ressemble en quelque sorte à la conclusion de l'enseignement de l'histoire : simple incitation à la lecture. Ce qui revient à dire qu'il est impossible d'apprendre ou d'enseigner l'histoire comme science. § 3 La grammaire Si Bouvard et Pécuchet essaient, dans l'enseignement de la grammaire, de faire entendre aux enfants un bon langage, c'est qu'ils pensent que "la grammaire ne peut être comprise des enfants344." Et cet essai n'a pas plus réussi que les autres, malgré les efforts des maîtres345. Bien entendu, cet échec incombe pour la grande partie à leur méthode bien particulière. Mais elle doit provenir aussi, au moins partiellement, de l'ambiguïté de la matière qu'ils veulent inculquer aux élèves. Car ils connaissent bien, d'après leur propre expérience d’apprentissage au chapitre V, la défectuosité du système de la grammaire et l'absence de règle absolue. Il y a un parallélisme entre l’apprentissage de la grammaire au chapitre V et de son enseignement au chapitre X. Non seulement les grammairiens divergent dans leurs opinions346, mais aussi ce qu'ils appellent règle ressemble quelquefois à une tautologie : 347 "Le sujet s'accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le sujet ne s'accorde pas ." Finalement, Littré leur porte "le coup de grâce348" : il n'y a pas d'orthographe, et il ne saurait y en avoir. D'où la déduction de Bouvard et Pécuchet : 349 "Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion ." Si la grammaire n'est qu'une illusion, il est normal que les maîtres aient de la peine à l'inculquer aux enfants. Ainsi, la défectuosité de la grammaire comme science rend 344 BP, pp. 379-380. Le texte précise : "Les deux bonshommes surveillaient leurs discours jusqu'à en être incommodés." (BP, p. 380.) 346 "Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis comme en latin? Les uns pensent que oui, les autres que non." (BP, p. 217.) Ou bien "Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord" (BP, p. 217.) 347 BP, p. 217. 348 BP, p. 218. 349 Idem. 345 plus difficile la tâche des pédagogues. La liste des sciences impossibles à enseigner ne serait pas complète sans y ajouter une autre série de sciences qu’il est impossible à Bouvard et Pécuchet d’enseigner non, en raison de la défectuosité inhérente aux sciences, mais par leur inaptitude intellectuelle même. C’est le cas pour l’astronomie et d’autres sciences naturelles. Et nous allons les étudier dans les paragraphes suivants avant de terminer la section. § 4 Les sciences impossibles à enseigner en raison de l'incompétence intellectuelle de Bouvard et Pécuchet : l’astronomie Il va sans dire que les sciences que Bouvard et Pécuchet n'ont pu bien comprendre leur sont difficiles à enseigner. Les raisons de l'insuccès ne sont plus dans les sciences mais dans l'intellect individuel des deux pédagogues. Sous cette rubrique, on peut placer l'astronomie et la chimie qui relèvent de la leçon de choses. L'astronomie fait partie du chapitre des "Sciences", soit le chapitre III. Après avoir révélé la grandeur des étoiles et de l'espèce à son ami qui regrette "de n'avoir pas été, dans sa jeunesse, à l'École Polytechnique350", Pécuchet lui fait découvrir les constellations. "Alors Pécuchet le tournant vers la Grande-Ourse, lui montra l'étoile polaire, puis Cassiopée dont la constellation forme un Y, Véga de la Lyre toute scintillante, et au bas de l'horizon, le rouge Aldebaran. Bouvard, la tête renversée, suivait péniblement les triangles, quadrilatères et pentagones qu'il faut imaginer pour se reconnaître dans le ciel 351 ." Cette difficulté à trouver les constellations se retrouve dans l'enseignement de l'astronomie dispensé à Victor. Cette fois, c'est Pécuchet qui a du mal à localiser les étoiles : "Par une nuit de janvier, Pécuchet l'emmena en rase campagne. Tout en marchant, il préconisait l'astronomie ; les navigateurs l'utilisent dans leurs voyages ; Christophe Colomb sans elle n'eût pas fait sa découverte. Nous devons de la reconnaissance à Copernic, Galilée, Newton. [...] 350 351 BP, p. 137. BP, p. 138. Pécuchet leva les yeux. Comment ? pas de grande ourse ; la dernière fois qu'il l'avait vue, elle était tournée d'un autre côté ; enfin il la reconnut puis montra l'étoile polaire, toujours au Nord, et sur laquelle on 352 s'oriente ." Il ne s'agit pas ici d'une incapacité intellectuelle, mais d'une certaine inexpérience. Il y a une fois encore correspondance entre l'apprentissage et l'enseignement de l'astronomie : Bouvard et Pécuchet ne sont pas habiles à trouver les étoiles qu'ils cherchent. Cependant, le jeu est double. L’expérience astronomique du chapitre III et celle du chapitre X sont à la fois symétriques et disymétriques. Leur inexpérience de la matière est certes transportée du chapitre des sciences au chapitre de l’éducation, mais cette fois, ce n’est pas Bouvard mais Pécuchet qui fait la démonstration de son incapacité. Un brouillon de l'épisode met en scène ainsi le peu de maîtrise qu'a Pécuchet du sujet. Voyons le passage concerné du folio 332, g 225 (3)353 : yeux là [le pri] conquit Pécuchet leva l[a] es [tête]. [& une angoisse le saisit]. --Plus de gde ourse!] [******] [************] [il la chercha un temps la chèvre & Cassiopée ***********] de confondre la petite avec il avait peur [de se tromper, de perdre la petite p] la gde. --car la côté dernière fois qu'il l'avait vue, sa queue était tournée d'un autre [***] enfin il la reconnut. [il se rassura.] [******] & désignait une constellation de sept étoiles, dont [marquaient] les autres quatre faisaient [comme] un carré & trois [****] le tri** d'un *** --Victor, dit-il "ce qu'on appelle le chariot". Bien que ça ne ressemble pas [****] **** à un chariot". en suivant notre *****", [il la suivait de ****] ******** *** Voici il la m*** Elle [on croise à] l'Étoile polaire, qui marque le Nord [Quand on l'a trouvé] 352 BP, p. 380. il est faite toujours on a dans le sud **** l'orient [à] droite, l'*** à [**] gauche.-- [les] [**] l'orientation est bien [faite]. Les syntagmes tels que "une angoisse le saisit", "il avait peur de se tromper", montrent bien que le maître n'a pas confiance en son savoir astronomique. Cette inquiétude n'est pas une pure invention de l'écrivain, elle est intertextuelle. Car le manuel que l'écrivain a utilisé donne le conseil suivant : "Les astronomes appellent cette constellation la grande Ourse. Elle est visible toutes les nuits ; mais suivant l'heure de la nuit et la saison de l'année, elle a diverses positions. Habituez-vous à la retrouver au ciel du premier 354 coup d'œil ; cela vous sera fort utile, comme vous allez voir ." Pécuchet fait donc exactement le contraire de ce que l'auteur du manuel conseille de faire. En ce sens, c'est un exemple de l'utilisation par l'auteur du manuel au détriment des personnages. Mais ici, si le personnage ne suit pas bien le conseil donné, il ne trahit pas le manuel. La malice de l'auteur envers les pédagogues ne va pas jusqu'à favoriser par l’enseignement la dégradation morale des enfants comme dans d'autres cas que nous allons étudier plus tard. Pécuchet demeure ici un maître incompétent, et non un pervertisseur. Avant de quitter la rubrique de l'astronomie, remarquons que la dissemblance de la constellation qu'on nomme chariot est évoquée aussi dans le livre de Flammarion : "Quand vous regarderez le ciel par un beau soir, la première grande personne venue un peu instruite vous montrera un groupe de sept étoiles assez brillantes (6 de deuxième grandeur) qu'on appelle vulgairement le 355 Chariot. On a trouvé je ne sais quel rapport de forme entre cette constellation et une voiture ...." Si Flaubert a essayé d'en reparler dans les brouillons avant d'y renoncer dans le texte définitif, sa critique ne saurait porter sur le défaut de nomenclature de l'astronomie, car il s'agit d'un nom vulgaire et non scientifique. En tout cas, évident est son intérêt taxinomique. 353 354 355 Folio non barré, marqué «X». Flammarion, Petite astronomie descriptive, p. 185-187. Idem. § 5 La présentation des éléments des sciences naturelles dans la leçon de choses Sans parler du dilemme méthodologique de la leçon de choses, qui sera le sujet du chapitre III de notre deuxième partie, nous retenons, dans le cadre de notre investigation portant sur les correspondances de l’inexpérience dans l’apprentissage des sciences et leur enseignement, le rôle qu’elle a d’introduire les sciences naturelles. C’est elle qui se présente pour enseigner aux enfants les éléments de la physique, de la chimie et de la physiologie. En effet, dans l'état scénarique, la leçon de choses faisait partie des "promenades scientifiques356", avec la cosmographie et l'histoire naturelle, où l'on donne des notions de physique, qu' "il est bon d'avoir357." Or, ce sont des domaines où Bouvard et Pécuchet ne sont pas très savants. A part la physique qui n'apparaît pas dans les chapitres précédents, nous savons qu'ils ont échoué dans l'apprentissage de ces sciences naturelles. L'incompréhension des notions et des lois chimiques a fait tourner court leur étude358. Et dans le domaine de la physiologie, ils ne se sont pas mieux comporté. La manière dont ils s'y prennent pour mettre en place la théorie de Sanctorius montre le manque de rigueur scientifique dans son application par eux359. Le texte et les manuscrits s'accordent pour accentuer la difficulté de l'enseignement de ces matières. Bouvard et Pécuchet sont embarrassés, parce que la théorie de la combustion les dépasse360. Les brouillons précisent bien qu'il s'agit de leur part d'une incapacité intellectuelle : 361 "la théorie [chimique] de la combustion dépassant [leurs forces] leur science ." Nous comprenons mieux la gêne des deux personnages si nous consultons le livre auquel l'écrivain a eu recours : Devoirs d'écoliers américains, recueillis à l'Exposition de Philadelphie par F. Buisson. En effet, il y a une question sur la combustion dans ce 356 357 358 359 360 361 BP, p. 384. Scénario marqué "C", folio 297, g 225 (3). BP, pp. 116-117. BP, p. 124. BP, p. 383. Folio 342, g 225 (3). livre, mais la question s’adresse à des élèves en troisième année de chimie. C'est une question difficile pour les faux débutants que sont Bouvard et Pécuchet, encore plus pour leurs élèves. Voilà la question et la réponse proposée dans le manuel : "---Expliquez le phénomène de la combustion, et dites quels en sont les produits les plus ordinaires. D'où vient la clarté de la flamme? Rép. ---La combustion est produite par l'union chimique des éléments de la substance avec l'oxygène. Les produits les plus ordinaires de la combustion sont : le gaz acide carbonique et la vapeur d'eau. Dans la combustion lente, il se forme des oxydes de la substance en combustion. La clarté de la flamme est formée par les particules de carbone chauffées jusqu'à l'incandescence 362 ." Il en est de même de la circulation du sang. Si Pécuchet "patauge" dans l'explication, c'est parce qu'elle est "très difficile363". La réponse donnée à la question : "Décrivez le cœur et ses actions. Indiquez le passage du sang" est assez détaillée : "Rép. ---Le cœur est l'organe central qui maintient le sang dans une circulation perpétuelle. Cet organe n'est guère plus gros que le poing d'un homme. Il a une forme conique. Il est placé dans la partie antérieure de la poitrine, le somme dirigé vers le bas. Le cœur contient quatre cavités : deux aux sommet, on les appelle les ventricules ; et deux à la base, on les appelle oreillettes. Les parois qui séparent les deux premières sont épaisses, les autres sont beaucoup plus minces. Les deux côtés du cœur ne communiquent pas ensemble. Il a deux mouvements : la contraction pendant laquelle il chasse le sang, et la dilatation pendant laquelle il se dilate pour recevoir le sang. Ces mouvements s'appellent la systole et la distole. Le sang noir et impur entre d'abord dans le côté droit. Il entre d'abord dans l'oreillette, d'où il passe dans le ventricule droit. De là il est envoyé par une grande artère aux poumons, où il se purifie. Le sang purifié revient des poumons et entre dans l'oreillette gauche, 364 d'où il est chassé dans le ventricule gauche et de là dans toutes les parties du corps ." Dans ce cas comme dans l'autre, la succession des termes scientifiques ne semble pas à la portée de Bouvard et Pécuchet et à leurs élèves. Dans les deux cas, en regardant la copie des élèves, on peut comprendre la difficulté des sujets abordés. Mais pourquoi l’écrivain n’a-t-il pas utilisé cette source? Il se contente d’indiquer les pages des Devoirs d’écoliers américains, et ne cite aucun mot de la copie des élèves. La difficulté de l’explication donnée dans Les Devoirs d’écoliers américains était-elle telle que l’écrivain jugea bon de ne pas citer même une partie de la copie de l’élève ? Ou bien, ce qui est plus probable selon nous, les devoirs des écoliers américains n’ont-ils pas tant intéressé ce romancier qui se sert avant tout de la citation pour miner la puissance de l’affirmation ? Les écoliers américains n’ont pas assez d’autorité pour être cités et tournés en dérision dans le roman. C’est justement en se référant aux 362 363 364 Buisson, Devoirs d'écoliers américains, p. 413. Folio 340 verso, g 225 (3). Buisson, Devoirs d’écoliers américains pp. 420-421. autorités pédagogiques que l’écrivain cherche à créer les obstacles à l’enseignement de Bouvard et Pécuchet. SECTION 2 : L'INVENTION INTERTEXTUELLE DE L'IMPASSE § 1 Les manuels et les impasses de l’instruction L’instruction des enfants tentée par Bouvard et Pécuchet ne doit pas uniquement son échec à leur insuffisance intellectuelle mise en relief dans les neufs chapitres précédents. Le fiasco doit être purement pédagogique aussi. Si Bouvard et Pécuchet ont mal appris les sciences, la pédagogie parmi elles ne doit pas faire exception. La mauvaise assimilation du savoir pédagogique et sa mauvaise application sont également responsables de la catastrophe de l’éducation. Dans le cadre de ce chapitre centré sur l’instruction, nous allons examiner comment les deux bonshommes assimilent et pratiquent mal le savoir pédagogique à travers les manuels qu’ils utilisent. Pour l’éducation morale, nous aurons l’occasion d’en parler dans le chapitre 4 de la deuxième partie. Un des traits de l’instruction de Bouvard et Pécuchet, comme dans tout autre domaine, est l’intertextualité. Les deux pédagogues recourent très souvent aux manuels, aux autorités pédagogiques, pour instruire leurs enfants et résoudre les problèmes qu’ils rencontrent. En ce sens, il est possible d’analyser les échecs de l’instruction du point de vue intertextuel, c’est-à-dire d’examiner l’intertextualité de chaque épisode de l’instruction pour voir comment les personnages appliquent ou n’appliquent pas les conseils donnés dans les manuels. L’écart par rapport au manuel comme leur observation trop rigoureuse amènent les deux personnages indifféremment au fiasco. L’intertextualité est l’élément fondamental dès le stade de la conception de l’instruction. C’est ce dont témoigne un scénario, décrit dans le folio 296, g 225 (3). Le folio, marqué "C", est un des premiers scénarios du chapitre X365. Nous en extrayons la partie qui nous concerne : 365 Ce folio est repris dans l’édition du C.H.H., tome 6, pp. 706-708 commet B. enseigne le calcul à Victorine. --[elle le trompe.] B étourdi [fait] N (2) --inconvénients Elle le bécote, le tutoie --**** [***********] de la docilité des erreurs dont elle rit. -- travaux à l'aiguille de Vict. enseignés par Reine Bouvard. (Émile) --question embarrassante "comment fait-on les enfants" [vacherie de Bouvard.] Émile Marcel le jardinage à Victor P. montre à Victor la géographie. cartes & plans faits ensemble -orner la chambre X p. les moraliser tableau muraux dans leur chambre image d'Epinal P tâche de lui en faire [dessin (J.J. Rousseau)] Beauté de l'hist. histoire. regrettent de n'avoir pas une chambre p. sujet" --du café "vie du mauvais chaquepeuple bonnes manières au bagne "vie du bon sujet" de l'école à l'Ecole péter <Victor> "il faut céder [géogra] dessin ([Émile]) est toujours utile. (Émile) aux sollicitations d'un instinct polytechnique comble de la gloire humaine [[solfège conservateur" ] tous les deux] les surprendre dans la chambre distraction, indocilité de Victor mais. M Cosmographie (Émile) -- impossible d'y rien comprendre. [la leçon des choses ****************** il faut éduquer *******] ψ talents qui en feront un pr. voir le lever & le coucher du soleil parfait P. l'emmène aimant [promenades] dans la campagne. l'orientation, boussole, notions de voleur physique qu'il est bon d'avoir des leçons de choses. --éducation des sens; ouïe, toucher, goût, odorat. ψ ils entrent dans la Ferme. --& font à leurs élèves des explications pr brillerdevant les paysans Un premier coup d'œil sur le scénario nous permet de constater les occurrences fréquentes de Rousseau et de son Émile. Ils sont invoqués deux fois pour l'instruction : à propos du dessin et de la cosmographie, et deux fois aussi pour l'éducation morale à propos de la discipline et de l'éducation sexuelle. La présence de Rousseau ne se limite pas à cela. La géographie et l'éducation des sens, où son nom n'est pas mentionné, semblent inspirées elles aussi du penseur genevois. Pour la première discipline, nous lisons presque le même passage dans les notes de lecture de l'Émile, dans le folio 175 verso, g 226 (2)366 : "Géographie d'abord l'arrondissement. on fait avec l'élève des cartes qui ornent sa chambre." Pour l'éducation des sens, l'insistance de Rousseau sur son importance est bien connue. Il y consacre une bonne partie du livre II : de la page 380 à la page 417 dans l’édition de la Pléiade. Et Flaubert en prend note367. Ainsi, la comparaison du texte de Flaubert et du manuel auquel il se réfère, en l’occurence le livre de Rousseau, s’avère d’une importance primordiale. Mais, bien entendu, Rousseau n'est pas l'unique source de l'instruction dispensée par Bouvard et Pécuchet. Il y en a d'autres. Le recours à l'autorité du livre de référence est systématique dans cet épisode. Nous examinerons l’intertextualité d’impossibilité à suivre les manuels. de l’instruction selon les modes Le plus souvent, les deux bonshommes tombent dans l’impasse parce qu’ils ne peuvent, pour une raison ou une autre, se conformer aux conseils donnés dans les manuels. Bien entendu, ils ne peuvent presque rien faire sans ces derniers, mais, même en étant munis, ils ne s’en retrouvent pas moins dans une impasse. Le texte d’autrui est invoqué non seulement pour aider les pédagogues débutants mais aussi pour les faire trébucher ensuite. C’est sur le mode du manque qu’un fossé se creuse entre les conseils des manuels et la pratique de Bouvard et Pécuchet, abîme qui les mène à l’impasse. D’abord, les limites matérielles empêchent Bouvard et Pécuchet d’imiter les manuels. 366 367 Cf. l’Annexe 5, p. 808. Le folio 175, g 226 (2). Cf. l'Annexe 5, p. 807. Ensuite, un manque d’expérience des maîtres et des élèves ne leur permet pas de mener à bien l’instruction. Enfin, les conseils du manuel sont quelquefois eux- mêmes défectueux et inadéquats, soit par leur contradiction, soit par les circonstances dans lesquelles ils sont sollicités. § 2 Les limites matérielles Depuis le début du parcours encyclopédique, le manque de ressources est un des leitmotivs du roman. Après les dépenses faites pour l’agriculture, Bouvard hésite devant l’investissement nécessaire pour la chimie : «Pour entendre tout cela [la théorie des atomes], selon Bouvard, il aurait fallu des instruments. La 368 dépense était considérable ; et ils en avaient trop fait .» L’instruction, en revanche, n’a pas besoin d’équipement coûteux. Néanmoins, le brouillon saisit un moment de l’histoire pour évoquer l’éternelle question du manque de ressource. Il s’agit de l’enseignement de l’histoire. Nous avons vu dans le folio 296 que Bouvard et Pécuchet regrettaient de «n’avoir pas une chambre pour chaque peuple». Bien qu’elle ne soit pas nommée, l’idée vient de Mme de Genlis. En effet, dans les scénarios ainsi que dans les brouillons, elle est systématiquement évoquée pour l'enseignement de l'histoire. Un brouillon, folio 346 verso369, g 225 (3), présente "un bon moyen" : Mme de Genlis donne un excellent cours [il avait vu], dans Adèle & Théodore, de Me de Genlis, un bon moyen particulière c'est d'avoir pr. chaque peuple, une chambre où l'histoire de ce peuple figurée sera en tableaux. --[il regrette] que la maison ne soit pas assez gde. Les notes de lecture témoignent de l'intérêt du romancier pour le "système de Mme de Genlis". Voici l’extrait du folio 182, g 226 (2) : 368 369 BP, p. 117. Folio marqué «XI». X tapisseries, ou papiers peints comme moyen mnémotechnique. [La solu] médaillon de l'hist rom. dans [son] le salon. dans une autre pièce l'hist grecque. la chambre dans [le lit] à coucher l'hist. sainte. --dans la chambre de la petite fille, 10 petits tableaux peints à la gouache qui reprennent des sujets tirés de l'hist de France! [*] p. 86 <t. 1er> la note indiquant le prix : 18 fr. " avec les vergés & tout encadrés. Si on ne désire pas qu'ils soient très fins il est fort possible de les avoir encore meilleur marché." --et une note de la note» les artistes n'étaient plus payés comme ils l'étaient alors toutes ces choses couteraient aujourd'hui infiniment moins. Nous pouvons imaginer que Flaubert s'intéresse surtout au pittoresque de la méthode d’enseignement et au souci pécuniaire dans le système d’enseignement de l’histoire adopté par Mme de Genlis. Surtout, la réalisation matérielle en grande envergure d’une idée ne doit pas manquer d’attirer l’auteur de Madame Bovary. La bêtise de l’idée devenue matière, selon le mot de Sartre, est un des sujets typiquement flaubertiens. S'y ajoute dans ce cas le souci pécuniaire qu'on entrevoit dans la note et la note de la note, ce qui aurait fait plaisir à l'écrivain de l'effet de réel. Cet épisode n’est pas évoqué dans le texte définitif. A la place, il met en question un autre manque : «Il eût été plus pratique de commencer par le village, ensuite l’arrondissement, le département, la 370 province. Mais Chavignolles n’ayant point d’annales, il fallait bien s’en tenir à l’Histoire universelle 370 BP, p. 381. .» Il ne s’agit pas d’un manque d’argent, mais du manque d’annales. Cependant, on peut le considérer comme une sorte de manque matériel, car la faute n’est imputable ni à l’incompétence pédagogique des maîtres, ni à la paresse des élèves, ni à la contradiction des manuels, mais simplement aux circonstances. § 3 Le manque d’expérience des maîtres Nous pouvons relever à plusieurs niveaux les insuccès de l’instruction provenant du manque d’expérience des maîtres. Des plus simples aux plus compliqués, les exemples sont variés. Pour nous rendre compte de la diversité de la présence de l’autorité dans le texte flaubertien, nous examinerons ici deux mentions plus ou moins directe de Rousseau à propos des jouets et du saltimbanque soudoyé. Fabriquer les jouets de l’enfant constitue l’exemple du manque d’expérience dans sa forme la plus simple. Il s’agit là d’une carence du savoir pédagogique mais aussi d’une maladresse manuelle : «Jean-Jacques, dans l’Émile conseille au gouverneur de faire faire à l’élève ses jouets lui-même en l’aidant un peu, sans qu’il s’en doute. Bouvard ne put réussir à fabriquer un cerceau, Pécuchet à coudre une 371 balle .» C'est leur maladresse qui explique ici les insuffisances de leur autorité pédagogique. Il faut retenir que le nom de Rousseau est ici cité. Car, à un autre moment pourtant très influencé par les idées du penseur, l’enseignement des Fables de La Fontaine, il ne figure pas dans le texte flaubertien. Yvan Leclerc propose judicieusement que les noms d’autorité ne sont cités dans le roman que dans leur négativité, c’est-à-dire pour discréditer la puissance affirmative de leur discours : «Mentionner son nom ici [dans l’enseignement des Fables de La Fontaine] n’aurait fait qu’illustrer son propos et lui donner raison. Dès lors, l’expérience de Bouvard et Pécuchet serait apparue comme vérification positive de l’avertissement de Rousseau, comme application simple d’un discours généralisant à l’action particulière où Victor et Victorine dévoilent la perversité de leur nature. L’Émile aurait été cité dans sa positivité, et l’on aurait plus retenu la raison de son auteur que l’échec des pédagogiques amateurs. Or, il est de règle que les noms 371 BP, p. 372. propres n’apparaissent que marqués de négativité : c’est quand Bouvard et Pécuchet échouent à fabriquer eux372 mêmes des jeunes que le nom de «Jean-Jacques» est mentionné .» Le nom de l’autorité est invoqué uniquement lorsqu’il est impossible de le suivre. Un autre exemple de la présence de Rousseau est beaucoup plus subreptice et complexe. Le folio 298, g 225 (3), marqué «D», parle du «saltimbanque soudoyé» de l’Émile : lui fait remarquer [le matin & le soir] à Noël & à la St Jean Pécuchet l'emmène dans les champs pr. lui [faire] montrer l'orientation l'orientation --la gde ourse. [par] le lever & le coucher du soleil --l'aimant, la boussole, --la gde ourse [mais il n'a pas de saltimbanque soudoyé comme dans l'Émile de Rousseau] Il est peut-être trop jeune p. la cosmogr. --on y reviendra plus tard Qui est ce saltimbanque soudoyé, apparemment emprunté au livre de Rousseau, mais ne figurant jamais dans le texte flaubertien ? D’où vient que le romancier évoque ce personnage, ou plutôt l’absence de cette figure dans son récit ? Flaubert a noté dans ses notes de lectures l’épisode qui occupe plusieurs pages de l’Émile : «le bateleur payé373». »Un joueur de gobelets attire avec un morceau de pain un canard de cire flottant sur un bassin d’eau374.» Le maître et l’élève veulent imiter le tour : «De retour au logis, à force de parler du canard de la foire nous alons nous mettre en tête de l’imiter : nous prenons une bonne aiguille bien aimantée, nous l’entourons de cire blanche que nous façonnons de nôtre mieux en forme de canard, de sorte que l’aiguille traverse le corps et que la tête fasse le bec 375 .» Ainsi, l’enfant retourne à la foire pour défier le bateleur et faire la même chose. Il y parvient une fois, mais invité à venir encore le lendemain, il ne peut plus attirer le canard comme il l’aurait fait la veille. Alors, le bateleur rend visite au gouverneur et 372 Yvan Leclerc, Le Même et l’Autre, identité, différence et répétition, Thèse présentée à l’Université Paris IV, 1981, p. 660. 373 374 375 Folio 175 verso, g 226 (2). Cf. l’Annexe 5, p. 808. Émile, p. 437. Idem. à son élève et leur montre le secret du tour : «un aimant fort et bien armé» et «un enfant caché sous la table». En quittant la maison, il n’oublie pas de se plaindre auprès du gouverneur qui n’avait pas fait assez attention à la conduite de son élève et ne l’avait pas empêché de lui faire concurrence. Ainsi, une autre fois Émile n’ouvrira plus la bouche devant le saltimbanque occupé à faire le même tour. L’auteur explique les raisons du développement si détaillé de l’épisode : «Tout le détail de cet exemple importe plus qu’il ne semble. Que de leçon dans une seule! Que de suites mortifiantes attire le prémier mouvement de vanité! Jeune maitre, épiez ce prémier mouvement avec soin. Si vous savez en faire sortir ainsi l’humiliation, les disgraces, soyez sûr qu’il n’en reviendra de longtems un second. Que d’apprets, direz-vous ! J’en conviens, et le tout pour nous faire une boussole qui nous tienne lieu de 376 méridienne .» Des passages soulignés par nous, nous pouvons déduire que tout était inventé par le gouverneur, et qu’il y avait une connivence entre lui et le bateleur. D’où les expressions de Flaubert : «bateleur payé» dans la note de lecture, «saltimbanque soudoyé» dans le brouillon. Quel est le but de préparations si longues et si soigneuses? La citation insiste beaucoup sur l’effet moral de l’épisode. Il sert à freiner le développement de la vanité chez l’enfant. Mais, il ne faut pas négliger pour autant son rôle de transition entre la «méridienne» et la «boussole», c’est-à-dire entre la cosmographie et la physique. Ce genre de soin extrêmement attentif et méticuleux pour passer agréablement d’une discipline à une autre est tout à fait étranger à Bouvard et Pécuchet. Ainsi, dans le folio 298, l’évocation du saltimbanque cher à Rousseau est mise entre parenthèses pour être abandonnée. L’argument est remplacé par un autre se fondant toujours sur un manque. L’intelligence insuffisante due à l’âge de l’enfant se substitue à l’absence de coopération. Ils finissent brutalement l’enseignement de la cosmographie pour passer à l’éducation des sens, enjugeant que Victor est trop jeune pour la cosmographie. Ici apparaît un argument fréquemment invoqué. L’instruction donnée par Bouvard et Pécuchet est souvent trop précoce pour l’âge 376 Émile, p. 440. des enfants. C’est la question de l’âge que nous abordons entre autres dans le paragraphe suivant. § 4 Les inopportunités de l'enseignement Le manque d’expérience des maîtres se manifeste le plus souvent dans l’inopportunité de leurs leçons. Nous pouvons faire à ce sujet deux remarques. D'abord, Bouvard et Pécuchet enseignent aux enfants ce qui dépasse leur compréhension. Ils donnent leur instruction toujours trop tôt. Ensuite, l'échec dans une matière amène les pédagogues à entamer l'enseignement d'une autre, sans pour autant remédier à leur faute initiale. Tout se passe comme si la bonne instruction, différée perpétuellement, devait venir toujours après. L'enseignement de Bouvard et Pécuchet arrive toujours trop tôt pour les enfants. L'opinion est largement admise qu'il ne faut jamais enseigner que ce que les enfants peuvent comprendre. Ainsi, dès le début de son traité de l'éducation, Mme de Genlis nous annonce ceci : "Le résumé de tout ce que j'ai dit, est donc : que le grand point dans l'Éducation est de ne point se presser, de n'apprendre aux enfants que ce qu'ils peuvent comprendre ; en même temps, de ne négliger aucune occasion de leur enseigner tout ce qui est à leur portée, & de ne leur donner pour premières leçons de morales, que des 377 exemples, & non des préceptes ." Les deux bonshommes, au contraire, semblent s'efforcer de parcourir leur programme préconçu sans se soucier de la capacité intellectuelle des enfants. Ainsi, la plupart des leçons qu'ils leur donnent échouent parce qu'elles arrivent trop tôt. Si Victor n'a rien compris à l'explication de Pécuchet sur l'astronomie, c'est parce qu'il est trop jeune pour la science. Du moins, un scénario, folio 228 verso, g 224, donne cette réponse : "Vict. est peut-être trop jeune p. la cosmographie, on y reviendra plus tard." Et comme nous l'avons mentionné, les matières que les deux bonshommes abordent 377 Mme de Genlis, Adèle et Théodore, tome 1, p. 76. dans leur leçon de choses chimique et physiologique, semblent trop élevées pour l'enfant. La théorie de la combustion est donnée comme devoir aux élèves de troisième année de chimie dans Devoirs d'écoliers américains de Buisson378, et les autres sujets, la circulation du sang et les éléments nourriciers s’adressent aux élèves d’une "High School379". Il est à remarquer qu’il y a un contraste curieux entre l'instruction et l'éducation. Si l'instruction de Bouvard et Pécuchet vient toujours trop tôt, l'éducation morale qu'ils veulent donner pour corriger la mauvaise conduite des enfants n'intervient, elle, que trop tard, comme on le constatera plus tard. Le "trop tôt" de l'instruction fait contraste avec le "trop tard" de l'éducation. L'insuccès d’un enseignement prématuré ne ramène pas pour autant les deux pédagogues à une réflexion pour revenir sur le bon chemin, mais au contraire, ils aggravent leur mauvais enseignement en passant de nouveau à une autre leçon non moins prématurée. Le passage de la géographie à l'histoire se fait par exemple selon ce principe. Victor ne comprend pas l'explication géographique que Pécuchet lui donne pour l'Europe en lui montrant l'atlas : "Au moyen d'un atlas, Pécuchet lui expose l'Europe; mais ébloui par tant de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les bassins et les montagnes ne s'accordaient pas avec les royaumes, l'ordre politique embrouillait l'ordre physique. 380 Tout cela, peut-être, s'éclaircirait en étudiant l'Histoire ." Ainsi, la raison de l'incompréhension géographique de Victor est attribuée au manque de connaissance historiques. Cependant, la leçon d'histoire n'a pas réussi plus que les autres, et le paragraphe sur l'histoire finit par la conclusion suivante : "[...] ; l'Histoire ne peut s'apprendre que par beaucoup de lectures. Ils les feraient 381 ." On sait bien que Victor et Victorine ne feront jamais "beaucoup de lectures". Ainsi, l'échec d'une matière n'est que l'incitation à un nouvel échec dans une autre matière. 378 379 380 381 Buisson, Devoirs d'écoliers américains, p. 413. La circulation du sang est mentionnée, ibid. pp. 420-421. et les éléments nourriciers, p. 419. BP, p. 381. BP, p. 382. Il s'agit d'un ajournement perpétuel. Cette manière d’imputer la faillite d’un enseignement à l’insuffisance d’un autre, de répéter et de mélanger les renvois pour ne mener nulle part est un procédé qu’on observe aussi pour l’apprentissage des sciences par Bouvard et Pécuchet euxmêmes dans les chapitres précédents. On peut relever encore une fois une correspondance entre acquisition et transmission du savoir. Ce pourrait être un prétexte pour traverser aussi rapidement que possible tout le domaine de l'instruction. Mais en termes de conséquences, il ne semble pas y avoir de meilleur moyen d’inventer l’impasse : aborder toutes les matières possibles sans jamais y ouvrir une issue quelle qu’elle soit. § 5 La bizarrerie des conseils La troisième catégorie d’impasse intertextuelle renvoie à l’inadéquation des conseils contenus dans les manuels. Elle se divise elle-même en trois types. D’abord, les conseils du manuel sont eux-mêmes si surannés ou irréalistes qu’il est impossible de les suivre. Ensuite, ils sont contradictoires entre les auteurs. Enfin, ils sont dissuasifs au moment où il faudrait persévérer. L’inadéquation des manuels porte donc sur trois niveaux : temporalité, inconséquence et circonstances. Le premier type met en évidence le décalage de temps entre le manuel et sa mise en application. Si les deux bonshommes recourent à des manuels trop vieux, certains conseils ne sont plus valables et risquent de paraître bizarres. Ainsi pour Fénelon, on peut évoquer cette «conversation innocente» qu’il préconise et pourtant que Bouvard et Pécuchet sont incapables d’imaginer. Mais il nous semble que la faute en incombe aussi à l'auteur de De l'éducation des filles. Et nous pouvons imaginer que, si la "conversation innocente" est évoquée, c'est pour souligner le pittoresque du terme de Fénelon aussi bien que pour montrer l'incapacité pédagogique de Bouvard et Pécuchet. Dans un conseil donné par l’autorité pédagogique, l’étrangeté de l’énonciation compte aussi bien que l’inadéquation de l’énoncé. Le texte de Bouvard et Pécuchet ne tourne pas en dérision uniquement les auteurs d’autrefois. Victor de Laprade est évoqué deux fois sans être nommé au cours de l'instruction dans le texte définitif. D'abord, quand Bouvard et Pécuchet essaient de parler correctement, pour corriger le langage "affreux" des enfants382, ils suivent l'opinion de Laprade que voici : "Un enfant autour de qui l'on parle un très-bien langage, parlera très-correctement 383 ." Et dans le fait que les deux bonshommes sont eux-mêmes «incommodés" de surveiller leur propre langage, nous sentons une sorte d'ironie que l'écrivain lance envers cet ecclésiastique. L'autre cas n'est pas moins moqueur. Il s'agit des "Beautés" de l'histoire. Le mot "Beautés" lui-même est déjà très ironique dans ce roman, vu son emploi généralisé dans le second volume. Et un scénario, folio 228 verso, g 224, précise qu’on «sent combien c’est inepte» de vouloir réduire l’enseignement de l’histoire à la description de ses «Beautés». Cependant, Laprade plaide pour l’étude des Beautés de l'histoire : "Je réclamerai plus vivement que jamais l'étude des beautés de l'histoire et non pas celle de la chronologie et de l'engendrement des faits 384 ." L'autorité du manuel est tournée en ridicule, bien que le nom de l'auteur ne soit qu’implicite. § 6 La contradiction des manuels Pour l'exercice de la mémoire, le recours à l'autorité du manuel est contradictoire. Les auteurs pédagogiques divergent en effet sur ce point. Les uns pensent qu'il faut exercer la mémoire dès le premier âge de l'enfance, et les autres que l'exercice prématuré de la mémoire ne peut être que nuisible au développement 382 383 384 BP, pp. 379-380. Victor de Laprade, L'Éducation libérale, p. 240. Ibid. p. 250. intellectuel de l'enfant. C’est le deuxième type d’inadéquation des manuels. L'opposition s'exprime ainsi dans le texte : "Rien n'est stupide comme de faire apprendre par cœur ; mais si on n'exerce pas la mémoire, elle s'atrophiera; --385 et ils leur serinèrent les premières fables de La Fontaine ." Sans parler des fables de La Fontaine, examinons les deux arguments, pour ou contre l'exercice de la mémoire, pour en trouver le fondement dans les autorités pédagogiques. Les deux philosophes Rousseau et Locke sont contre l'exercice de la mémoire. Flaubert note le passage suivant de De l'éducation des enfants de Locke sur la mémoire : mémoire "il est évident que la force de la mémoire vient d'une heureuse constitution & non pas d'une habitude de répéter acquise par l'exercice386." il est inutile [d'apprendre] par cœur387. Et Rousseau est d'accord avec le philosophe anglais là-dessus : "Émile n'apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas même celle de Lafontaine, toutes naïves, toutes charmantes qu'elles sont ; etc. 388 ." Il est donc étonnant que Bouvard et Pécuchet fassent réciter les fables de La Fontaine malgré l’avis défavorable de Rousseau, d'autant plus que le penseur genevois insistent sur les vices de l'enseignement des fables389. 385 386 387 388 389 Mais pour le moment, BP, pp. 371-372. Ibid., p.277. Folio 181 verso, g 226 (2). Cf. l’Annexe 5, p. 820. Émile, p. 351. Pour l’effet démoralisateur, selon Rousseau, de l’enseignement des Fables de La Fontaine, Cf. infra p. 187 sqq. constatons seulement que Bouvard et Pécuchet ont "trahi" Rousseau, et sont devenu partisans de l'exercice de la mémoire. C’est que Victor de Laprade, lui, est contre cette attitude rationaliste des philosophes. Il défend l'exercice de la mémoire : "Il faut faire apprendre aux petits enfants le plus de vers et même le plus de prose que l'on pourra, en les lui récitant soi-même, et en les lui faisant réciter correctement." Peu après ce passage, il dit aussi qu'il faut : "remplacer ce grattage du papier qui fait dévier la taille des élèves, qui les énerve et qui les abêtit, par des exercices de mémoire 390 ." Ainsi, deux opinions contraires déchirent les pédagogues novices. Leur choix n'est pas très heureux. Car, même s'ils ont décidé de faire exercer la mémoire des enfants, ils leur font réciter les fables de La Fontaine, ce que Rousseau déconseille. Et le résultat produit est exactement tel que celui-ci le craint. On dirait que Bouvard et Pécuchet, après avoir été déchirés par les autorités contradictoires, ont fait le pire choix : en recourant à une des deux autorités, la moins convaincante, contre l’avertissement du danger que l’autre signale, ils amènet les enfants dans une voie vicieuse. § 7 La dissuasion des autorités : la souffrance de l’enfant Le troisième et dernier type d’inadéquation des manuels porte plus sur la manière dont on s’en sert que sur ce qu’ils disent. En effet, certaines précautions préconisées par les manuels ne s’adaptent pas du tout à la situation à laquelle Bouvard et Pécuchet sont confrontés. Les manuels recommandent d’arrêter lorsqu’il faut persévérer. Ils perturbent en quelque sorte la bonne poursuite de l’enseignement. C’est le cas pour le problème de la surexcitation des enfants. Le texte présente la paresse des enfants comme s’il s’agissait d’un problème médical grave : 390 Laprade, op. cit., p. 239. "Victorine en de certains jours, allait bien pendant cinq minutes puis traçait des griffonnages ; et prise de découragement restait les yeux au plafond. Victor ne tardait pas à s'endormir, vautré au milieu du bureau. Peut-être souffraient-ils ? Une tension trop forte nuit aux jeunes cervelles. --«Arrêtons-nous» dit 391 Bouvard ." Bouvard et Pécuchet se méprennent sur la cause de la paresse de l’enfant. Elle ne vient pas, selon eux, de leur fainéantise naturelle et habituelle, mais d’une «tension trop forte» qui «nuit aux jeunes cervelles». Pourquoi cette interprétation ? Tout se passe comme si les manuels ne servaient qu’à empêcher les pédagogues de persévérer dans leur enseignement. L’examen des manuscrits nous fait comprendre que la mauvaise interprétation de la paresse est le résultat d’un travail d’intertextualité et de réécritures. Il y a une dissimulation de la motivation qui permettait aux deux bonshommes de lire le danger d’une maladie dans une simple paresse chez les enfants. Suivons ce processus dans les brouillons. Un brouillon scénarique, folio 286, g 225 (3) (folio 1090, g 225 (9)), décrit ainsi le démarrage difficile de l'instruction392 : les enfants y mettre de la mauvaise volonté. sont tous paresseux --fuient les leçons, restent au lit [Comment faire pour les exciter ? danger d'une excitation trop forte (Bain)] cause une perte cérébrale Dans cette version antérieure, il s’agit de la version 3 de l’épisode, la paresse est judicieusement interprétée comme l'expression de la mauvaise volonté. A la différence du texte définitif, le brouillon ne passe pas directement de la reconnaissance de la paresse à l'évocation du danger d'une tension trop forte. Entre les deux s’interpose la question de savoir comment exciter les enfants. Et Bain, auteur de La Science de l'éducation, est nommé. Nous pouvons de la sorte mieux 391 392 BP, p. 371. Version 3, Cf. l'Annexe 1, p. 697. comprendre l'argument de Bouvard et Pécuchet. D’abord ils constatent la paresse des enfants. Ensuite, ils veulent y remédier. Mais ils se résolvent à ne rien faire, de peur de surexciter leurs élèves. C’est la question de savoir comment exciter les enfants qui sert aussi de transition entre la paresse des enfants et le danger de la tension. Cependant, elle disparaît dans les versions ultérieures. En effet, la version 6 ne se demande plus comment exciter les enfants, mais suppose que la paresse des enfants vient d’une maladie. Il s’agit du folio 317 verso, g 225 (3) (folio 1127 verso, g 225 (9) ), marqué «II bis» : jours à de certains moments à Victorine Vict --qqfois [ça allait bien pendant qques] minutes. --puis regardant laissant --restait la tête renversée sur [le dossier] de la le plafond. --[la tête retombait là] --s'endort ventre sur la table chaise --Victor, avait tout repoussé [la petite fille distraite.] -- s'endort vautré sur la table. le professeur marche autour, Paresseux. mais d'où venait cette paresse? --Peut-être, étaient intellectuelle trop forte malades. --une [trop gde] tension [à de jeunes cerveaux] est dangereuse [une perte cérébrale] [pouvaient-ils?] arrêtons-nous p. le moment. Il faut souligner que cette version choisit de prendre un autre chemin pour arriver au danger de la tension trop forte. D’abord, la paresse des enfants est decrite avec plus de détails. Le brouillon insiste beaucoup sur la dissipation de la fille et plus particulièrement sur l'inertie du garçon : il regarde le plafond, sa tête retombe, et il s'endort sur le ventre. Ensuite, cette description plus élaborée de la paresse donne raison à la supposition de Bouvard et Pécuchet d’après laquelle la paresse des enfants vient d’une maladie : «Peut-être, [ils] étaient malades». Si leurs enfants sont malades, il est juste de ne pas trop les exciter et d’arrêter la leçon. Dans sa fonction de transition, la crainte d’une maladie se substitue à la recherche d’un moyen d’excitation. Cependant, cette seconde transition devient elle aussi moins perceptible à mesure que la description de la paresse des enfants diminuent d’importance avec l’élaboration de l’épisode. Le texte n’évoque plus la maladie possible des enfants. La version 7 en parle encore393, mais le mot «malade» ne figure plus dans la version 8394 : Peut-être souffraient-ils? une [Bouvard & Pécuchet ****** cette paresse] tension trop forte nuit aux jeunes cervelles ****** [Tant de paresse n'était pas naturelle. une tension trop forte nuit aux] [dit Bouvard] [jeunes cerveaux. arrêtons-nous pr. le moment --peut-être dit Bouvard] "arrêtons-nous" dit B. Au lieu d’utiliser le mot «malade», le brouillon pose la question : «Peut-être souffraient-ils?» Et la supposition de l’excès de paresse dû à une maladie n’est qu’indirectement abordée par la phrase : «Tant de paresse n’était pas naturelle». Déjà, le raisonnement est assez difficile à suivre, tel qu’il est présenté ici. La paresse excessive de l’enfant n’est pas naturelle. Donc, il s’agit peut-être d’une maladie, qui proviendrait d’une surexcitation nuisible à la force célébrale de l’enfant. A partir de la version suivante, où la syntagme «ne pas naturelle» n’apparaît plus, on ne voit guère comment relier la paresse de l’enfant et le danger de surexcitation. D’abord, la question de savoir comment exciter les enfants a cédé son rôle de transition à la supposition d’une maladie. Ensuite, cette seconde transition, à son tour, va disparaître dans les dernières versions. Les déplacements et les atténuations concourent au total à rendre ambiguë la liaison entre la paresse et la tension trop forte des enfants. La dissimulation d’une motivation s’opère ici. Finissons la section par l’examen de la justesse de l’usage du manuel. La source des conseils auxquels se réfèrent Bouvard et Pécuchet est le livre de Bain, dont 393 394 Folio 328 (1138) verso, g 225 (3), voir l’Annexe 1, p. 705. Il s’agit du folio 324 verso, g 225 (3) (folio 1134 verso, g 225 (9)). Cf. l’Annexe, p. le nom figurait déjà dans la version 7. En effet, le professeur anglais donne l’explication suivante sur l'action de la souffrance et de la tension dans son traité : "La souffrance est toujours une perte de force cérébrale, tandis que le travail de l'élève exigerait la totalité de cette force. La punition n'agit donc qu'avec une perte considérable, et cette perte s'accroît encore si elle arrive jusqu'à 395 la phase de terreur bien définie ." Et il continue : "L'excitation est par excellence le moyen de produire une impression, de graver une idée dans l'esprit ; c'est un stimulant essentiellement intellectuel. Il n'est pas besoin de dire qu'en vertu de la loi d'incompatibilité des deux manières d'être contraires, l'excitation ne doit être ni violente ni assez vive pour causer une perte de force. A un degré modéré et dans une juste mesure, l'excitation est identique à l'attention, à l'absorption intellectuelle, à la concentration des forces sur l'action plastique, de manière à conserver à l'état de souvenir l'objet qui se trouve au foyer intellectuel. L'excitation ainsi définie n'a aucune valeur comme but, mais en a beaucoup comme moyen ; et 396 ce moyen contribue au progrès de notre esprit en y gravant quelque enchaînement d'idées utiles ." La souffrance et l'excitation sont ici expliquées dans un contexte tout à fait différent de celui qui s’applique à l'instruction de Victor et Victorine, bien que la ressemblance des termes ainsi que des idées qu’on peut relever dans les notes du livre de Bain prises par Flaubert397 ne nous permettent pas d’autre hypothèse sur la source de l'épisode. Bain réfléchit sur l'effet nuisible de la souffrance causée par la punition. Bouvard et Pécuchet se font du souci pour la santé de leurs élèves. Et s'ils parlent d'une tension très forte, c'est parce que dans l’ouvrage de Bain, l'explication de la tension voisine avec celle de la souffrance, et que ces deux phénomènes ont pour effet indésirable une perte de force. Ainsi, malgré la différence de contexte, les deux conseils de Bain sont amalgamés dans le texte romanesque comme si le livre de Bain n’avait de sens que pour empêcher les deux maîtres de bien conduire l'instruction de Victor et Victorine. 395 396 397 Bain, La Science de l'éducation, p. 23. Ibid. p. 24. Voir les notes de lecture de La Science de l'éducation, le folio 178, g 226 (2), l’Annexe 5, pp. 811-812. SECTION 3 : L’APPRENTISSAGE DE LA LECTURE PAR LES ENFANTS § 1 Une jonction entre l’instruction et l’éducation Si nous n’avons pas parlé de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture dans les deux sections consacrées à l’instruction, ce n’est pas parce qu’il ne mérite pas d’attention, mais bien parce qu’il occupe au contraire une place tout à fait particulière parmi tous les épisodes de l’instruction. D’abord, il est la première matière de l’instruction abordée par Bouvard et Pécuchet. Il doit constituer la base de tout enseignement ultérieur. Ensuite, il est le seul de leurs enseignements qui ait réussi. Malgré la difficulté due à la fois à la mauvaise volonté des élèves et à l’incompétence des maîtres, Victor et Victorine arrivent à apprendre tant bien que mal à lire, ce qui est rare dans ce roman. Cependant aucune réussite n’est gratuite dans Bouvard et Pécuchet. L’apprentissage de la lecture introduit, par son succès même, l’enracinement et le développement des vices innés chez les enfants, thème fondamental du chapitre X. En apprenant la lecture par des moyens vicieux, Victor et Victorine sont définis comme de mauvais enfant et vont se comporter comme tel. La première réussite pédagogique de Bouvard et Pécuchet n’est que le point de départ de la démoralisation des enfants qui s’achève sur le vol de Victor et la perversion de Victorine. L’apprentissage de la lecture consolide du coup, par le moyen vicieux employé, la façon dont les maîtres et les élèves communiquent entre eux. Tout ce que les deux pédagogues peuvent donner à leurs élèves ne sert qu’à aggraver la mauvaise nature de ces derniers. Ce premier enseignement sert de jonction entre l’instruction et l’éducation. C’est pourquoi nous voudrions en traiter ici, à la fin du chapitre sur l’instruction et avant la deuxième partie consacrée à l’éducation proprement dite. L’apprentissage de la lecture nous permet aussi de faire un autre rapprochement non moins profond avec le thème essentiel du livre : la responsabilité morale de la littérature. Il ne faut pas oublier que la leçon de la lecture est aussi une introduction à la réflexion que le chapitre X et le roman entier engage sur les liens entre littérature et éducation. Avant même l’apprentissage de la lecture, «en attendant que les enfants sachent lire», Bouvard et Pécuchet abordent l’étude des Fables de La Fontaine. Et tout au cours du chapitre X, les occasions ne manquent pas où ils recourent à la littérature ou à la fiction pour moraliser les enfants. Or il est possible de considérer l’apprentissage de la lecture comme la première étape de ces tentatives d’éducation littéraire. Cette dernière rejoint nécessairement la problématique générale du roman, à savoir les liens entre roman et éducation, les jugements moralisateurs portés sur l’œuvre littéraire. Ainsi la portée du premier épisode de l’instruction peut-elle être élargie jusqu’au degré le plus élevé de l’éducation : éducation donnée au lecteur par le livre. Dans cette section, nous allons étudier d’abord la motivation de l’épisode, c’est-à-dire la question de savoir comment l’apprentissage de la lecture est motivé et décrit dans le texte et l’avanttexte ; en vue de quel besoin narratif des modifications ont-elles été apportées au cours de l’élaboration. Une étude génétique s’avère nécessaire. Nous nous interrogerons ensuite sur l’intertextualité de la technique d’enseignement de la lecture, sur la difficulté de l’orthographe. § 2 L’enseignement pervertisseur de la lecture : l’élaboration de l’épisode L’apprentissage de la lecture a été conçu très tôt comme une occasion pour manifester et confirmer les vices naturels des enfants. Il est vrai que dans la version 1 de l’incipit il ne fait l’objet que d’un bref ajout en marge gauche : le syntagme «lire et écrire» est inséré d’abord tout en haut du folio, à gauche, avec le calcul, la grammaire, l’histoire et les langues. Cette insertion est ensuite supprimée pour être reportée vers le milieu du folio, toujours en marge gauche398. La version 1 ne donne pas d’autres détails sur le contenu de la leçon, mais on peut se rendre compte déjà de 398 Voir la transcription de la version 1 dans l’Annexe 1, p. 663. l’importance de l’épisode dans le chapitre. Le fait même de figurer en tête dans ce brouillon très sommaire, d’ailleurs, témoigne de la place prioritaire qu’il occupe. De plus, dans l’énumération des matières à enseigner, la section «lire et écrire» vient en tête. Mais c’est surtout dans les versions ultérieures que l’enseignement de la lecture et de l’écriture s’impose et comporte une connotation morale. En effet, dès la version 2, l’épisode est exploité pour montrer le développement des vices des enfants. La version 2 se compose de deux folios, le folio 287, g 225 (3) (folio 1097, g 225 (9)) et le folio 289, g 225 (3) (folio 1099, g 225 (9)). Le premier folio 287, marqué «A», décrit ainsi l’enseignement : Lire & écrire. 2 différentes méthodes. lettre d'ivoire, boules taillées-bureau typographique --lettres en pâte dans (1) le potage. --difficulté d'apprendre à lire & à écrire d'ailleurs paresse des enfants --[Victorine] aiment à rester dans leur lit y mettent une mauvaise volonté différente. comment faire pr. les exciter? (Bentham) & blâmes, -- bouts à raisonnements, éloge, point d'honneur -- ratent Les moyens moraux [les moyens physiques restent] [également] B & P sont bien embarrassés." [sys] [système de sauvage?] [développement des vices.] [Victor très gourmand le devient davantage.] Et le second folio 289, g 225 (3), marqué «B», constitue la suite du folio précédent : [Visite à l'école primaire. chez Petit. se fâchent avec lui ] en attendant qu'ils sachent lire, enseignement de la morale par les Fables --de La Fontaine qui mettent à jour leur immoralité native 1 ce qu'on a flatté enfin [ils] Victor & Victorine savent lire par[ce qu'ils ont] leurs vices. par les récompenses maladroites. [surpris dans] [envie de savoir ce qu'il y a dans un livre de la bibliothèque à gravures] --on a pris Victor par la gourmandise Victorine par la coquetterie. Il est à remarquer comment la version 2 enrichit la leçon en détails. D’abord, elle énumère les différents jeux employés pour l’enseignement de la lecture, elle évoque ensuite la paresse des enfants et les moyens d’y remédier. Les moyens «moraux» et «physiques» sont également essayés en vain. L’impuissance pédagogique des deux bonshommes se dévoile de plus en plus, car le brouillon parle du «développement des vices», et nous avertit que «Victor très gourmand le devient davantage». Enfin, c’est dans le cadre de la moralisation des enfants que l’enseignement de la morale est introduit. Les enfants étudient les Fables de La Fontaine. Et c’est probablement par l’apprentissage des Fables que l’écrivain a eu l’idée de faire de la leçon de la lecture une première occasion de pervertir les enfants. En fait, pour les Fables de La Fontaine, le brouillon scénarique précise qu’elles «mettent à jour leur immoralité native399». L’enseignement des Fables développe ainsi la perversité des enfants. C’est en l’aggravant que Bouvard et Pécuchet arrivent enfin à apprendre la lecture à leurs enfants. Le folio 289 comporte en lui-même deux versions pour expliquer le succès de l’enseignement. Il disait d’abord : 399 Il nous semble difficile de lire «mettent au jour» au lieu de «mettent à jour». «Victor et Victorine savent lire parce qu’ils ont envie de savoir ce qu’il y a dans un livre de la bibliothèque à gravures.» Ce serait un bon résultat pédagogique, parce qu’il proviendrait d’une curiosité intellectuelle, bien qu’on ne puisse savoir exactement ce que ce livre contient, ce que les enfants ont envie de lire. Cependant, cette formule est supprimée et remplacée par une autre : «Victor et Victorine savent lire parce qu’on a flatté leurs vices, par les ruses maladroites.» Et le brouillon ajoute en bas : «on a pris Victor par la gourmandise, Victorine par la coquetterie». Dès lors, le succès de l’enseignement de la lecture est moins dû à la curiosité intellectuelle qu’à la puissance des mauvais penchants avec lesquels les enfants sont nés et dont l’on ne peut jamais freiner la progression. C’est à ce stade de reformulation que l’épisode a pris un sens moral, et a donné le ton à la série des tentatives de moralisation réitérées en vain par Bouvard et Pécuchet. Dans ce processus de moralisation inverse de la leçon, les Fables de La Fontaine ont joué un rôle décisif. C’est en se référant à l’opinion de Rousseau que Flaubert a souligné que les fables exercent une mauvaise influence morale sur les enfants. Ses notes de lecture témoignent de l’intérêt que le romancier porte à la critique de l’auteur de l’Émile : Fables de La Fontaine l'enfant se fait une application contraire à l'intérêt de l'auteur. il aime le vice avec lequel on tire parti des autres. --se promet d'être la Fourmi. de jouer toujours le rôle du Lion --s'ennuie d'être à la chaîne, pleure de n'être pas le loup. (à une petite fille) 263400. 400 Folio 175, g 226 (2). Cf. l’Annexe 5, p. 806. Flaubert prend trois exemples, la fourmi, le lion et le loup, exactement comme dans le texte définitif. Ces notes correspondent aux passages suivants de l’Émile : «Suivez les enfans apprenant leurs fables, et vous verrez que quand ils sont en état d’en faire l’application ils en font presque toujours une contraire à l’intention de l’auteur, et qu’au lieu de s’observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire partie des défauts des autres. Dans la fable précédente les enfans se moquent du corbeau, mais ils s’affectionnent tous au Renard. Dans la fable qui suit, vous croyez leur donner la cigale pour éxemple ; et point du tout, c’est la fourmi qu’ils choisiront. On n’aime point à s’humilier ; ils prendront toujours le beau rolle, c’est le choix de l’amour-propre, c’est un choix très naturel. Or quelle horrible leçon pour l’enfance ! Le plus odieux de tous les monstres seroit un enfant avare et dur, qui sauroit ce qu’on lui demande et ce qu’il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus. Dans toutes les fables où le Lion est un des personnages, comme c’est d’ordinaire le plus brillant, l’enfant ne manque point de se faire Lion, et quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modéle il a grand 401 soin de s’emparer de tout .» Cependant, une fois que la leçon de la lecture se voit attribuer une connotation morale sous l’influence directe de l’Émile, elle s’en détache aussitôt. L’enseignement des Fables va être reporté ultérieurement. C’est ce qui se passe dans la version 4. § 3 L’apprentissage différé dans la version 4 La version 4 propose elle-même deux versions. En effet, le folio 290, g 225 (folio 1100, g 225 (9)) et le folio 292, g 225 (3) (folio 1102, g 225 (9)) (3) sont presque identiques, excepté la disposition des épisodes qui précisément nous intéresse. Dans le folio 290, l’épisode du succès de l’enseignement de la lecture est affecté d’une indication de déplacement. Celui-ci s’opère en fait dans le folio 292, que nous nommons version 4’. Nous examinons d’abord la transcription des passages concernés du folio 290, version 4 : [***********] Patientons : [Il] et en attendant au point de vue de la morale, les fables de La Fontaine. [mais comme] comme il entre dans leur système de ne rien 401 Émile, p. 356. B&P mais apprendre par cœur [ils] leur lisent les Fables. Les enfants prennent tout de travers, désirent être le Lièvre, le Renard. (Émile. p. 263) A N. V.&V. apprennent à lire [par] par leurs vices flattés. --Lettres en pâte dans à Victor le potage ou argent donné & Corset donné à Victorine qui depuis toujours en rêve un. B & P savent bien que le moyen est mauvais. mais ils n'en ont pas vu d'autres. C étant B [lorsqu'ils sont] désœuvrés Victor & Victorine [Le reste de] [En dehors des leçons, qui sont courtes Victor] vagabondent, & abîment le par jardin. il faudrait les amuser. mais quel plaisir remplacer le mal faire? qu'ils fassent leurs jouets eux-mêmes! Ils aiment mieux s'ennuyer que de les faire un seul, il faudrait savoir plusieurs métiers. alors jeux instructifs. découpures, un prisme, un verre ardent, un microscope "une conversation innocente" Fénelon --[L'] maintenant qu'ils D. [Quand ils] savent lire, que leur montrer? Le paragraphe décrivant l’apprentissage de la lecture est encadré et marqué «C». Et il y a aussi les marques «A» , «B» et «D». Donc, ce «C» signifie que la partie «C» doit venir après les parties marquées «A» et «B», et avant la partie marquée «D». Ainsi, un déplacement est indiqué dans le folio à la fois au moyen de l’encadrement et avec les marques alphabétiques. La version 4’ nous donne le résultat de la modification. Il s’agit du folio 292, marqué «B» : Lire & écrire parallèle des deux enfants & des deux bonshommes difficultés. ---efforts des enfants ---ne peuvent, avec leurs deux appartemts les enfants [& ils] y mettent de la mauvaise volonté. sont très paresseux, [restent au lit] [pendant la leçon] méthodes diverses : lettres d'ivoire, [boules] syllabes sur les boules taillées, bureau typographique. On emploie vainement le blâme & l'éloge (Bentham). les bons points, les ceintures d'honneur. l'émulation en les faisant travailler ensemble ---inutile. Il faudrait qqchose qui les excite Comment les exciter? une excitation trop forte peut amener une perte célébrale (Bain) Patientons! & en attendant, au point de vue de la morale Fables de La Fontaine Comme il entre dans leur système de ne rien apprendre par cœur B & P leur lisent par divertissement le corbeau les fables. [mais] Les enfants les prennent au rebours, voudraient être le Renard, le Lièvre admirent la Fourmi & Etant désœuvrés, ils vagabondent, ravagent la maison, le jardin. [Il faudrait] [maintenant mieux tenue]y y & ils répondaient ça m'amuse il aurait fallu les amuser. mais par quel plaisir remplacer le plaisir qu'ils ont à mal faire? qu'ils fassent leurs jouets eux-mêmes, ça les intrigue. Ils aiment mieux s'ennuyer que de les faire. --& d'ailleurs pr. en faire un seul, il faudrait savoir plusieurs métiers. un ballon. --des quilles alors jeux instructifs découpures, un prisme, un verre ardent, un microscope "conversation innocente" dit Fénelon " [conversation]" Fénelon enfin, ils apprennent à lire au moyen de leurs vices flattés. [Le] Pr. Victor, lettres en pâte dans le potage, (ou argent donné?) & pr. Victorine, un corset --chose qu'elle rêvait depuis longtemps. B & P [s'en] savent bien que le moyen est mauvais. même si restait le seul. maintenant qu'ils savent lire, quoi leur montrer? Ainsi les enfants arrivent-ils à apprendre à lire non immédiatement après la leçon des Fables, mais après bien d’autres péripéties pédagogiques : divertissements, jouets et jeux instructifs. Que signifie ce report de l’apprentissage ? C’est une manière d’insister sur l’importance de la leçon. Ce n’est qu’après avoir fait des détours, non moins infructueux, qu’on arrive à enseigner la lecture aux enfants avec le moyen vicieux. Tout se passe comme si les maîtres devaient essuyer des échecs mineurs de leur pédagogie avant de stigmatiser un majeur : le pervertissement décisif de leurs enfants par l’apprentissage de la lecture. Peut-être faut-il rappeler ici le sens que Rousseau attache à l’apprentissage de la lecture. Le penseur genevois éprouvait un profond dégoût pour la lecture et les livres. Il déclare : "Je hais les livres402", "La lecture est le fléau de l'enfance403", "L'enfant qui lit ne pense pas404", etc. Pour lui, la littérature est déjà un signe de corruption405. En différant le moment de l’apprentissage de la lecture, le roman semble jouer le plus longtemps possible avec le contraste entre l’enfant sauvage et l’enfant corrompu par la civilisation. Certes, Victor et Victorine ne sont pas les enfants naturels que le philosophe de la bonté naturelle a imaginés, mais le brouillon scénarique évoque l’enfant sauvage à plusieurs reprises. La version 2 évoque le «système de sauvage406», la version 3 le «sauvage de l’Aveyron407». Et la version 5 va jusqu’à affirmer : «B & P regrettaient même qu’ils sachent parler. sauvage de l’Aveyron. ils auraient pu davantage saisir le développement de l’enfant 408 .» Victor et Victorine ne sont pas des enfants sauvages, à proprement parler. Mais selon nous, les mentions du sauvage de l’Aveyron ne sont pas dépourvues de sens. Elles servent à accentuer davantage la façon opposée dont Rousseau et Flaubert conçoivent la nature. Les comportements du sauvage de l’Aveyron tels qu’ils sont décrits par la main d’Itard démentent de loin la doctrine de la bonté naturelle répandue au XVIIIe siècle plus ou moins directement en prise sur la pensée rousseauiste. La référence au sauvage de l’Averyon laisse entendre que le Victor de Flaubert et sa soeur Victorine vont trahir leur modèle, l’Émile du livre éponyme de Rousseau, comme Victor d’Itard a trahi la doctrine de la bonté naturelle du XVIIIe siècle. 402 403 404 405 406 407 408 Émile, p. 454. Ibid., p. 357. Ibid., p. 430. Pour les dangers de la lecture, voir aussi p. 419, p. 500, p. 826, et Nouvelle Héloïse, tome II, p. 563. Préface de Narcisse, La Pléiade, tome II, p. 965. Folio 287, g 225 (3) (folio 1097, g 225 (9)). Cf. l’Annexe 1, p. 666. Folio 286, g 225 (3) (folio 1096, g 225 (9)). Cf. l’Annexe 1, p. 669. Folio 329 verso, g 225 (3) (folio 1139 verso, g 225 (9)). Cf. l’Annexe 1, p. 678. § 4 Un déplacement de la question de l’orthographe Le report de l’apprentissage de la lecture permet aux maîtres d’aborder d’autres matières pédagogiques. A part les Fables de La Fontaine, le texte met en scène successivement les jouets, les jeux instructifs et les divertissements. Mais surtout, le rallongement de l’épisode a pour conséquence de nous fournir plus de détails sur la leçon de la lecture. Ainsi, nous pouvons savoir progressivement, à travers l’élaboration de l’épisode, comment Victor et Victorine apprennent à lire, ce qui les empêche d’arriver à lire, quelle méthode d’enseignement Bouvard et Pécuchet emploient. La version 6, folio 320 verso, g 225 (3) (folio 1130 verso, g 225 (9)), marqué «II», nous décrit ainsi la scène : Bouvard se chargea de [Victorine], Pécuchet [de Victor] à cause (6) Victorine le mais raisonnements de mœurs, il fit même coucher dans sa chambre. alors Victorine [syllabes] [consonnes] coucher C H Q par jalousie voulait avec Bouvard. & on eut bien du mal à lui même prononciation faire entendre raison. alors pr.quoi plusieurs traça [ainsi] un lettres Aucun des deux [***] ne savait lire encore --Pécuchet [copia] sur des Y même cartons A prononciation que I. pr.quoi pas une seule. [différence des voyelles & des [grandes] l'A B C D en [caractères] romains. --& l'autre [en] carton toutes les lettres [*****] Victor syllabes du dictionnaire. --connaît les lettres assez vite, mais difficulté consonnes de les assortir. (1) pas difficiles] [--prononciation] réelle pr Victor [de l'e muet] [difficulté d' apprendre à lire & prquoi?] [Alors il] -- Victorine aussi [faudrait] ] [en lettres de couleurs les consonnes sur les boules --bureau typographique [écrire eu] [ou bien lire] [ toujours.] ] [du Mas recommandé par Rollin] [k pr.qu'un] [seul pr il] [sonne] elle trouvait ça bête. les maîtres pr.quoi ne [défaut de leur enseignement].--[ils] lisent la phrase & disent de prononce-t-on répéter pas l'i dans poignard moignon, oignon, ennuiyeux ce qui ne leur apprend rien. aux 2 enfants se donnaient à la même heure l'un [Pécuchet donnait] les leçons dans sa chambre. B. dans le muséum diphtongue comment & même qqfois cacophonie des quatre voix.--dialogue s'engageaient d'un appartement à l'autre reconnaître qu'il ne fait émettre qu'un autant p. éviter ça --que p. l'imitation. --ils les firent travailler son. et ne pas prononcer ensemble les A voy. dans le muséum. -- B & P chacun à tour de rôle. <pas> séparémt. leçon d'écriture. encore mauvaise position. les l mouillée difficultés des enfants leurs mine campagne***** & l'H aspiré quand le faut-il [(4)] (5) [***** mais de la mauv. volonté d'abord] Chaque lettre a un nom, sont paresseux. --mais la cause de cette paresse? maladie peut-être <[qu'elle****]> examen et on la prononce Laprade seule, en tant [que quand elle] mais qu'en [mais] il faudrait qque chose qui les exciterait [&] comment les l'assemblant avec l'autre.-souffrant sans le savoir de même pr. exciter & d'ailleurs --une [excitation trop forte peut amener] les consonnes une trop forte tension qui ont un son propre; & un une perte célébrale --[Patientons. il faut que les enfants] son accidental, [***] selon [connaissent les choses avant de connaître les mots.] le commencement, le milieu, ou la fin des mots. 36 (3) Deux remarques s’imposent. Elles portent sur la mise en valeur de la difficulté de l’enseignement de la lecture et sur la richesse des exemples qui l’illustrent. Le brouillon insiste beaucoup sur la difficulté de l’apprentissage de la lecture. Il dit qu’elle est «réelle pour Victor». Les versions précédentes ne manquaient pas de le signaler : «difficulté d’apprendre à lire & à écrire409« dans la versions 3, et «difficulté de la chose en soi410« dans la version 4. Si l’enseignement de la lecture est difficile en soi, la faute n’en incombera plus exclusivement aux maîtres et aux élèves. Les exemples énumérés dans le brouillon confirment cette supposition. En effet, ils illustrent l’irrégularité de l’orthographe outre la mauvaise méthode d’enseignement de Bouvard et Pécuchet, ou le manque d’intelligence des enfants. L’écrivain n’oublie certes pas de les mentionner. Ainsi le «défaut de leur enseignement» consiste à lire d’abord la phrase puis à la faire répéter. Cette méthode «ne leur apprend rien». Et l’extrême paresse des enfants amène les deux bonshommes à se demander s’il ne s’agit pas d’une maladie. Mais les exemples de l’irrégularité orthographiques sont valables indépendamment des maîtres et des élèves incompétents. En effet, il s’agit de la pluralité graphique pour le même phonème, de l’e muet, de la graphie qu’on ne prononce pas, de la diphtongue, de l’imprévisibilité du «son accidentel» dans un mot, etc. Autant d’exemples de la difficulté de la langue française. Cependant, le dernier roman de Flaubert tend à accuser le défaut de méthode moins dans le système même des sciences, que dans l’apprentissage des deux bonshommes, dans leur moyen d’accès aux sciences. C’est ainsi que la difficulté en soi de l’orthographe française change de nature avec l’élaboration de l’épisode. Des suppressions systématiques s’effectuent au fur et à mesure des versions successives, à tel point que le texte final ne retient que ceci : 409 410 Cf. l’Annexe 1, p. 669. Cf. l’Annexe 1, p. 674. «Victorine posait des questions. D’où vient que ch dans orchestre a le son d’un q et celui d’un k dans archéologie ? On doit par moments joindre deux voyelles, d’autres fois les détacher. Tout cela n’est pas juste. 411 Elle s’indignait .» On s’aperçoit que la question est déplacée. Les raisonnements de Victorine se composent de deux arguments. Le second argument appartient certes à la question de l’ordre général. On peut le considérer comme une sorte de résumé de tous les arguments qu’on vient de voir dans le folio 320. Mais le premier argument, quant à lui, ne semble pas avoir de valeur universelle comme critique de la complexité de l’orthographe française. En effet, le «ch» a le même son, à savoir [k] en signe phonétique, aussi bien dans «orchestre» que dans «archéologie». La version 6 contenait déjà en germe cet argument : «CH Q même prononciation. Alors pourquoi plusieurs lettres». Tel qu’il y est présenté, l’exemple appartenait au même registre que les autres exemples. Il s’agit bien du son [k] comme dans le texte définitif, mais la version 6 parle de deux graphèmes différents pour le même son, remarque très juste, tandis que le texte définitif distingue deux sons pour le même graphème. Cette distinction ne nous semble pas acceptable. En introduisant comme exemple deux mots «orchestre» et «archéologie» et en les distinguant phonétiquement, le texte définitif apporte un changement essentiel. Il ne s’agit plus de la critique de la complexité générale et inhérente à la langue française, mais de l’accusation d’une fausse distinction phonétique. Alors d’où vient-elle ? De la mauvaise compréhension soit des maîtres soit des élèves, soit encore du manuel dont ils se servent et qui peut-être date ? De toute évidence, la question ne concerne plus la langue française en tant qu’elle-même, mais la particularité de la méthode d’enseignement employée à l’époque où on la pratiquait. Génétiquement, le déplacement s’opère dans la version 7. verso, g 225 (3) gauche : orchestre 411 BP, p. 371. (folio 1038 verso, g 225 (9)), Dans le folio 328 marqué «II», on peut lire en marge dans [orche] [ont le] ch [& K] <***> <***> a le son d’un [q **] q & celui d’un k dans archéologie p.quoi cela? A partir de la version 8, la question est attribuée à Victorine. Nous pouvons le constater dans le folio 217 verso, g 224, marqué «I», qui constitue la version 8 : d'où vient que CH [...] Victorine posait des questions [ch] dans l'orchestre a le son d'un [k] Q et celui d'un K dans archéologie? [...] La formulation est pratiquement identique à celle du texte final. Mais il y a un détail qui attire notre attention. Il s’agit d’une modification du son attribué à l’orchestre. En effet, l’écrivain s’est trompé en donnant d’abord le «K» pour le son du «ch» de l’orchestre avant de le supprimer et de le remplacer par le «Q». L’auteur ne paraît pas lui-même sûr de l’exemple qu’il donne. Son hésitation laisse supposer qu’il ne distinguait pas plus que nous-même les deux «ch». Alors, d’où vient la distinction du «ch» entre orchestre et archéologie ? § 5 «La Bibliothèque des enfants» de Louis Dumas Nous n’avons pas de notes de lecture qui pourraient nous aider à élucider la question. Mais, nous avons trouvé la même distinction dans un manuel d’enseignement de la lecture, La Bibliothèque des enfants de Louis Dumas. Il s’agit du troisième volume paru en 1733 dont le sous-titre est les premiers élémens des lettres, contenant le nouvel A, B, C, françois. Pour chaque son, l’auteur donne d’abord l’explication, ensuite le tableau de correspondance entre les lettres et les sons. Et pour la leçon consacrée à «CH», nous constatons que Dumas distingue le son «q» et le son «k» : «XCI ch. che. chiche. chep. echeoir. x. §1 achepter k. D. Quixot. sche. shisme chœur 412 q. echo. j. cheval .» Bien que le manuel date du dix-huitième siècle alors que l’orthographe n’était pas encore celle d’aujourd’hui, cela ne peut pas expliquer pour autant l’absence de logique dans le tableau. On ne peut comprendre si la lettre précédant les mots et mise en italique est donnée comme un son, c’est-à-dire comme une sorte de signe phonétique, ou bien comme un graphème. En principe, Dumas semble donner la lettre pour indiquer le son. Car, à propos de la prononciation du mot «cheval», il explique ceci : Je ne sais si MM. de l’academie aprouvent qu’on prononce le ch come le j consone dans les mots cheval, cheveus, acheter, etc. du mons le peuple letré de Paris semble prononcer jeval, jeveux, ajeter, etc. dans le discours familier, car on n’oseroit prononcer ainsi dans le discours soutenu, et je suis surpris que M. l’abé R. n’ait 413 rien dit là-dessus dans sa gramaire .» Sans s’interroger sur la justesse de la prononciation proposée par Dumas, il est certain que dans le tableau qu’on vient de citer, il donne la lettre «j» comme un signe phonétique de la graphie «ch» du mot «cheval». Cependant, pour le mot «Don Quichotte», Dumas donne la lettre «x» comme un graphème et non comme un signe phonétique. Il dit : «Nous prononçons come ch la letre x du mot espagnol Quixote, que nous écrivons Quichote, en faveur de l’oreille et selon le principe de la veritable ortografe françois afranchie de tems en tems du son gutural des autres 414 nations .« Et pour les mots «echeoir», «shisme» et «achepter», les lettres qui les précèdent dans le tableau, successivement «che», «sche» et «chep», ne sont indiquées que pour mettre en évidence la variante orthographique du même son. Qu’en est-il des «q» et «k» dans les «chœur» et «echo»? Il s’agit bien là de 412 413 414 Louis Dumas, La Bibliothèque des enfants, troisième volume, 1733, p. 195. Ibid. p. 194. Ibid. p. 195. signes phonétiques. Parce qu’il n’y a pas de lettre «q» dans le mot «chœur», ni de lettre «k» dans «echo». D’ailleurs, Dumas lui-même admet deux manières de prononcer «ch» : «Il y a bien des mots françois,surtout des noms propres venant du latin; du grec, ou de l’ébreu, dans lesquels on prnonce le che tantot en k tantot en che françois, come dans Melchisedeche, sennacherib, etc. Le che dans Acheron est prononcé come celui de Bucheron sur le téatre de la comedie, exemple, Et l’avare Acheron ne lache point sa proie, Ce mot est prononcé come Akeron sur le théatre de l’opera, exemple, Pour l’évoquer employés l’Akeron, 415 Le Cocyte, le Phlegeton .» Dumas parle de «che» et non de «ch», mais dans la transcription phonétique d’aujourd’hui, deux prononciations dont il s’agit s’écrivent en [a∫∂rõ] et [aκ∂rõ]. Donc, la différence de prononciation qu’il évoque à propos du «che» se réduit à la différence du «ch». Ainsi, Dumas donne le «q» pour «chœur» et le «k» pour «echo» afin d’en indiquer la prononciation. Cependant, il n’explique nulle part pourquoi il faut distinguer les deux prononciations avec deux lettres différentes. Il évoque seulement deux manières de prononcer le son [k] : «Cependant il y a des persones qui non-seulement trouvent de la différence, entre le C et le Q , mais qui distinguent encore deux sortes de q, l’un fort, tel qu’on le prononce dans le mot qualité ; l’autre foible et un peu mouillé, come dans le mot queue, etc. On trouve des nations qui ont doné le mème nom à la letre Q et à la letre K ; il resteroit à savoir si ches-eus on les prononçoit de même 416 .» Est-ce la différence entre le «q» fort et le «q» faible qui amène l’auteur du manuel à utiliser deux lettres différentes, «q» et «k» ? Nous ne disposons sur ce point d’aucune preuve. Notre hypothèse est que la distinction de «q» et «k» provient de l’ouverture de la voyelle [E] qui suit le son [k]. En fait, «chœur» s’écrit en transcription phonétique : [kœr], et «écho» en [eko]. «Chœur» est donc suivi d’une voyelle orale composée ouverte, et «écho», d’une voyelle orale postérieure fermée. Et cette différence d’ouverture de la voyelle [E] peut correspondre à la distinction entre le «q» et le «k». D’ailleurs, cette distinction des deux [k] selon l’ouverture de la voyelle suivante est la 415 416 Ibid. p. 194. Ibid. p. 186. seule façon, selon nous, de comprendre d’où vient le raisonnement de Victorine dans le texte de Flaubert. L’écrivain ne reprend certes pas les mots donnés par Dumas. Mais, de point de vue de l’ouverture de la voyelle, la distinction entre le [k] d’ ’’orchestre» et le [k] d’ »archéologie» correspond exactement à celle d’ «chœur et d’ »écho» chez Dumas. Le mot «orchestre» s’écrit [crkεstr] et «archéologie» [arkeclcZi]. Donc il s’agit d’une opposition entre le [kε] et le [ke], à savoir d’une opposition de [E] ouvert et de [E] fermé. Dumas et Flaubert ont en commun d’utiliser le «q» pour le mot dont le son [k] est suivi d’une voyelle ouverte, et le «k» pour le mot dont le son [k] est suivi d’une voyelle fermée. Bien entendu, ce n’est qu’une hypothèse. Dumas n’explique pas lui-même pourquoi il distingue le «q» et le «k», encore moins Flaubert. Ce qui est certain, c’est que le romancier connaissait du moins le nom de Dumas, et son invention pédagogique : le bureau typographique. Car il en parle précisément dans la version 6, le folio 320, g 225 (3) (folio 1130, g 225 (9)) : «bureau typographique [du Mas recommandé par Rollin].» Le nom «du Mas» veut dire Dumas. Il n’est pas exclu donc que Flaubert se soit inspiré du livre de Dumas pour la question de l’orthographe, ainsi que pour le jeu éducatif. Mais qui est Louis Dumas ? Pourquoi Flaubert s’intéresse-t-il à ce pédagogue, qui est utilisé au moins par deux fois, si notre hypothèse est pertinente ? Il faut situer son manuel dans l’histoire de l’enseignement de la lecture pour le comprendre. Le dix-neuvième siècle a vu une floraison d’innovations des méthodes d’enseignement de la lecture. Pierre Giolitto attire ainsi notre attention là-dessus : «Il n’est pas exagéré de dire que les méthodes d’apprentissage de la lecture pullulent au XIXe siècle. Il n’est pratiquement pas une année qui n’en voie naître une. Chaque nouvelle méthode étant d’ailleurs présentée comme définitive et appelée à éclipser toutes les autres. Pour attirer l’attention sur leurs méthodes, les auteurs les accompagnent habituellement de considérations à caractères pseudo-scientifique, et n'hésitent pas à les affubler 417 d’appellations n’excluant pas toujours le jargon 417 p. 17. .» Pierre Giolitto, Histoire de l’enseignement primaire au XIXe siècle. II Les méthodes d’enseignement, Nathan, 1984, Cependant, devant cette abondance de nouvelles méthodes, le choix de Bouvard et Pécuchet mérite une attention particulière. Ils semblent recourir à un des auteurs les plus douteux, les plus pseudo-scientifiques. J. Guillaume, auteur de l’article «Lecture» du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire discerne de fait dans Louis Dumas «un peu de charlatanisme» : «Il y avait un peu de charlatanisme dans les façons d’agir de Dumas, qui prétendait réformer, non seulement l’enseignement de la lecture, mais celui de la musique et des sciences; et sa méthode de lecture --indépendamment de l’emploi du bureau typographique, qui n’est qu’un accessoire--- est l’œuvre d’un esprit 418 chimérique .» Et précisément, Guillaume critique les «désignations bizarres qui compliquent inutilement l’alphabet.» Dumas mérite donc bien d’être évoqué dans Bouvard et Pécuchet, livre de l’assemblage de bizarreries scientifiques. Cependant, le charlatanisme de son manuel ne doit pas influencer l’estimation de la valeur de son invention pédagogique. En fait, même Guillaume admet l’utilité pédagogue de son bureau typographique : «Ces niaiseries [du manuel de Dumas] auraient pu faire tort à l’invention du bureau typographique, si l’emploi de ce dernier procédé eût été lié à l’adoption d’exercices aussi absurdes. Mais le bureau typographique possédait, 419 comme moyen d’enseignement, un mérite intrinsèque indépendamment des fantaisies de son auteur .» Et l’auteur de l’article confirme ce que le brouillon de Flaubert indiquait : le bureau typographique est recommandé par Charles Rollin. Le célèbre professeur de rhétorique et le recteur de l’Université décrit ainsi le jeu dont il s’agit : On a proposé au public depuis peu une nouvelle maniére d’apprendre aux enfans à lire, qu’on appelle LE BUREAU TYPOGRAPHIQUE : c’est M. Du Mas qui en est l’auteur. [...] Le Bureau Typographique est une Table beaucoup plus longue que large, sur laquelle on place une sorte de Tablette, qui a trois ou quatre étages de petites loges, où l’on trouve les différens sons de la langue exprimés par des caractéres simples ou composés sur autant de cartes. Chacune de ces logettes indique par un titre les lettres qui y sont renfermées. L’enfant range sur la table les sons des mots qu’on lui demande, en les tirant de leurs loges, comme fait un Imprimeur en tirant des casetins les différentes lettres dont il compose ses mots. Et 420 c’est ce qui a fait donner à ce Bureau l’épithéte de Typographique .» Le système complexe du jeu ne manque pas à attirer l’attention de Flaubert. Et Rollin 418 Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, p. 1539. Ibid. p. 1540. 420 Charles Rollin, Supplément au traité de la manière d’enseigner et d’étudier les belles lettres, Veuve Estienne, 1734, pp. 11-12. 419 de vanter les avantages de cette invention : «Cette maniére d’apprendre à lire, outre plusieurs autres avantages, en a un qui me paroit fort considérable, c’est d’être amusante & agréable, & de n’avoir point l’air d’étude. Rien n’est plus fatiguant ni plus ennuieux dans l’enfance, que la contention de l’esprit, & le repos du corps. Ici l’enfant n’a point l’esprit fatigué : il ne cherche point avec peine dans sa mémoire, parce que la distinction & le titre des loges le frapent sensiblement. Il n’est point contraint à un repos qui l’attiste, en le tenant toujorus collé à l’endroit où on le fait lire. Les yeux, les mains, les piés, tous le corps est en action. L’enfant cherche ses lettres, il les tire, il les arrange, il les renverse, il les sépare, & les remet dans leurs loges. Ce mouvement est fort de son goût, &convient 421 extrêmement au caractére vif & remuant de cet âge .» Ainsi recommandé par l’auteur du célèbre Traité des études, véritable classique de la pédagogie, l’invention de Dumas a le droit d‘avoir sa place dans la leçon de lecture de Victor et Victorine. Le bureau typographique a au moins deux raisons d’être mentionné dans le texte de Bouvard et Pécuchet. D’abord, par la complexité de son mécanisme, ensuite par la recommandation d’une autorié pédagogique. La seconde raison compte aussi bien que la première. Le nom de l’autorité qui a rédigé le manuel est aussi important que les conseils donnés. Et dans le cas du bureau typographique, le charlatanisme du manuel de Dumas fait un contraste curieux avec l’autorité que lui attribue la recommandation de Rollin. Ainsi, Dumas a pu devenir une des sources privilégiées de la leçon de lecture, d’abord par sa bizarre méthode d’enseignement, ensuite par la complexité mécanique du bureau typographique, enfin grâce à la recommandation d’un auteur célèbre. Ainsi, l’examen des manuscrits et des manuels pédagogiques de l’époque nous a permis de dégager deux caractéristiques de l’épisode des intérrogations de Victorine sur l’orthographe : le déplacement de la difficulté de l’ordre général à l’ordre particulier et le camouflage du nom d’auteur qui garantissait la légitimité de la question. Dans les deux cas, il s’agit d’une dénaturation du savoir pédagogique du manuel dans un but narratif. C’est précisément elle dont nous allons faire le centre de l’étude dans notre deuxième partie. Une confrontation de l’avant-texte et des ouvrages pédagogiques consultés par l’écrivain nous permettra d’apercevoir 421 Ibid. pp. 12-13. l’univers de l’intertextualité et le processus de l’assimilation du savoir dans le récit, avec tous les effets, de style et d’idées, qui en résultent. Nom du document : Wada.1.doc Dossier : G: Modèle : C:\Documents and Settings\UFR-LETTRE\Application Data\Microsoft\Modèles\Normal.dot Titre : INTRODUCTION Sujet : Auteur : Cérédi Mots clés : Commentaires : Date de création : 18/12/2001 15:25 N° de révision : 2 Dernier enregistr. le : 18/12/2001 15:25 Dernier enregistrement par : LECLERC Temps total d'édition : 7 Minutes Dernière impression sur : 09/01/2002 16:49 Tel qu'à la dernière impression Nombre de pages : 166 Nombre de mots : 51 605 (approx.) Nombre de caractères : 263 190 (approx.)