ROMAN ET ÉDUCATION

Transcription

ROMAN ET ÉDUCATION
Formation doctorale
«Texte, imaginaire, société»
ROMAN ET ÉDUCATION
ÉTUDE GÉNÉTIQUE DE
BOUVARD ET PÉCUCHET
DE
FLAUBERT
Thèse de Doctorat en littérature française
présentée par
Mitsumasa WADA
sous la direction de
Monsieur le professeur Jacques NEEFS
Juillet 1995
REMERCIEMENTS
A Monsieur Jacques NEEFS, qui a guidé mon travail depuis le début de mon séjour en France et n’a
pas ménagé sa peine par ses conseils, ses suggestions et ses critiques.
A Monsieur Claude Mouchard, qui a grandement contribué à éclairer mes recherches dans le domaine
des rapports entre l’histoire de la Science et de la Littérature, et à faciliter ma lecture des manuscrits.
A Mademoiselle Marie-Françoise Rose, de la Bibliothèque municipale de Rouen, qui m’a donné accès
aux manuscrits originaux de Bouvard et Pécuchet de Flaubert.
A Madame Odile de Guidis, de l’I.T.E.M., qui m’a encouragé avec gentillesse à persévérer dans la
voie de l’étude génétique.
A M.M. Olivier Feiertag et Gilbert Burlet qui ont bien voulu relire mon travail et m’ont donné de
précieux conseils.
ABRÉVIATIONS
BP
Bouvard et Pécuchet, édition présentée et établie par Claudine
Mersch, Gallimard, collection «Folio», 1979.
Cento BP
Notre
Gothot-
édition de référence.
Bouvard et Pécuchet, édition critique par Alberto Cento,
précédée des scénarios inédits, Naples, Istituto universitario
orientale, Paris, Nizet,
1964.
C.H.H. Œuvres complètes de Gustave Flaubert, édition établie par la
littéraires françaises, Club de l’Honnête
Société
des
Études
homme, 16 vol. 1971 -1975.
La citation encadrée dans le corps du texte indique qu’il s’agit d’une transcription des manuscrits de
Flaubert. Nous avons suivi les mêmes règles de transcriptions que pour l’Annexe. Ainsi, nous
utilisons les signes suivants :
[ ]
passages supprimés
italiques passages ajoutés
<>
signes indiquant les passages ajoutés, employés uniquement en
cas de manque d'espace pour représenter les passages ajoutés
spatialement.

indique la fin d'une ligne dans le manuscrit, employé
uniquement si l'espace ne permet pas de transcrire une ligne du
manuscrit dans une ligne de la transcription.
*
indique les mots, les passages illisibles.
D’autres signes en gras tels que « [
]» et «X» sont de la main de Flaubert.
Pour les manuscrits de g 225, la Bibliothèque municipale de Rouen applique une nouvelle foliotation
depuis quelques années. Nous avons indiqué, pour les folios dont nous avons consulté les originaux,
la nouvelle foliotation entre les parenthèses après l’ancienne.
Pour la Correspondance de Flaubert, les trois tomes de la bibliothèque de la Pléiade, édition établie et
annotée par Jean Bruneau, constituent notre édition de référence. Pour la période qu’ils ne couvrent
pas encore, nous nous référons soit aux éditions du Club de l’Honnête homme, soit à la
Correspondance Flaubert-Sand et Flaubert-Maupassant. La Correspondance de Gustave Flaubert et
George Sand est éditée par Alphonse Jacobs, Flammarion, 1981. La Correspondance de Gustave
Flaubert et Guy de Maupassant est établie par Yvan Leclerc, Flammarion, 1993.
Les soulignements dans les citations sont de nous, sauf indication contraire. Les passages mis en
italiques sont ceux du texte cité.
INTRODUCTION
Vers la fin de janvier 1880, au cours de la préparation du dernier chapitre de Bouvard et
Pécuchet, Flaubert laisse entrevoir ses idées au sujet de l’éducation :
«Maintenant, je prépare mon dernier chapitre : L'éducation. [...] Je veux montrer que l'éducation, quelle qu'elle
1
soit, ne signifie pas grand-chose, et que la nature fait tout ou presque tout .»
Et l’écrivain d’en conclure : l’éducation ne peut rien faire contre la nature humaine.
Cependant, il ne faudrait pas prendre ce constat pour l’expression d’une indifférence
de l’écrivain pour l’éducation. Certes, il s’agit bien là de l’expression d’une méfiance
de l’éducation. Mais, pourquoi doit-il l’énoncer quelques mois avant sa mort ? Si le
romancier est indifférent à l’éducation, comment se fait-il qu’il en ait fait le thème
central du dernier chapitre de son dernier roman ? C’est en fait au cours de la
rédaction du chapitre de l’éducation qu’il meurt le 8 mai 1880. Un ressentiment se
cache-t-il derrière le dédain apparent pour le sujet ? Cette thèse propose d’explorer
les rapports spécifiques que Bouvard et Pécuchet semble nouer entre l’éducation et le
roman.
§ 1 Les vices et le paradoxe de l’éducation chez Flaubert
L’éducation est un des thèmes constants de l’œuvre flaubertienne ; elle la
traverse d’un bout à l’autre. C’est en tournant l’éducation en ridicule que Flaubert
entretient un
long et durable dialogue avec elle.
Éducation sentimentale en témoigne.
La différence entre les deux
Ils abordent, conformément aux normes du
genre du roman d’apprentissage, la formation intellectuelle, affective et sociale d’un
jeune homme. Mais l’éducation amère et cynique de Frédéric est trop différente de
celle de Jules, qui est sérieuse, littéraire et artistique, pour mettre les deux éducations
au même plan dans la discussion. Le sens attribué au mot a profondément changé
entre les deux romans. Cependant, l’éducation peut être littéraire et vicieuse à la fois.
Ce sont ainsi les lectures romanesques d’Emma, auquel les critiques ont donné le
1
A Guy de Maupassant, 22 ou 23 janvier 1880, C.H.H., tome 16, p. 297.
nom de bovarysme, qui l’amènent à se donner la mort. Madame Bovary est un drame
de l’éducation littéraire néfaste. Les œuvres de jeunesse, qui ne sont pas dépourvues
de cette dimension non plus2, développent aussi le thème de l’éducation et du destin.
«Les deux mots» précédant la narration du Parfum à sentir met en œuvre, certes d’une
manière différente, la même opposition pourtant entre la nature et l’éducation.
Après avoir reconnu la nécessité d’expliquer la «pensée» du conte, le narrateur se
demande à qui incombe la faute de la mort de Marguerite :
«La faute ce n’est certes à aucun des personnages du drame.
La faute c’est aux circonstances, aux préjugés, à la société, à la nature qui s’est faite mauvaise mère.
Je demanderai ensuite aux généreux philanthropes qui n’ont d’autres preuves du progrès intellectuel que
les chemins de fer et les écoles primaires, je leur demanderai à ces heureux savants s’ils ont lu mon conte quel
3
remède ils apporteraient aux maux que je leur ai montrés .»
Quoiqu’elle soit ici déplacée, car le passage ne parle pas de l’éducation elle-même
mais d’une des ses institutions, l’éducation est accusée d’impuissance devant la
nature qui fait tout. L’opposition entre la nature et l’éducation et le triomphe de la
première sur la seconde servent à mettre en cause la puissance éducative qui
représente ici le progrès humain. Il faut remarquer aussi que l’omnipotence de la
nature est comparée à une «mauvaise mère». C’est la nature qui a «élevé» ainsi les
personnages. Donc, l’éducation humaine cède le pas à une autre éducation, celle de
la nature.
Ainsi, même si l’éducation apparaît avec ses variantes selon l’angle sous lequel
elle est considérée, elle se révèle essentiellement vicieuse : dépourvue de puissance
moralisatrice, elle invite à la dégradation. Si l’éducation peut faire quelque chose,
c’est uniquement dans le sens pervers. L’œuvre flaubertienne accuse sans se lasser
l’impuissance et les vices de l’éducation. En d’autres termes, l’éducation du roman
flaubertien a pour but de renier la vertu éducative. Elle est non seulement vicieuse
mais aussi paradoxale. Car, si l’on ne peut se fier à l’éducation, on ne pourra non
plus prendre au sérieux cet enseignement de l’impuissance éducative. Ainsi, la
2
3
37.
Elles parlent d’ «éducation vicieuse», de l’éducation de la misère et d’ «induction». Cf. infra, pp. 77-78.
Parfum à sentir, Mémoires d’un fou, Novembre et autres textes de jeunesse, édition d’Yvan Leclerc, GF, 1991. p.
lecture de l’œuvre littéraire réduit à un paradoxe la question de l’éducation.
§ 2 Bouvard et Pécuchet et l’éducation
Bouvard et Pécuchet est un des textes qui reflètent le mieux la complexité du
rapport biaisé et paradoxal entre l’éducation et l’écriture romanesque chez Flaubert.
Le roman distingue trois niveaux d’éducation : celui des héros, des enfants et du
lecteur. Le parcours encyclopédique que tracent Bouvard et Pécuchet n’est que celui
de l’apprentissage des sciences. Le roman met en scène successivement toutes les
sciences devant les personnages qui en sont fascinés et essaient de les assimiler. Le
chapitre X où ils tentent l’éducation de deux enfants n’est qu’un des moments de
cette exposition des sciences. La pédagogie est incluse dans le dessein général que
Bouvard et Pécuchet ont formé de tout savoir afin de pratiquer ce savoir.
Cependant, la pédagogie finit sur un échec complet, comme d’ailleurs toute
autre expérience scientifique.
L’exposition des sciences n’est qu’une succession
d’échecs. Elle se révèle à la fin du récit comme l’étape préparatoire à la Copie, projet
final des deux bonshommes. C’est à ce moment-là que leur éducation cesse d’être
intellectuelle et prend une dimension plus sociale et existentielle. La Copie est une
activité sociale et ils choisissent délibérément ce mode de vie. Malgré le caractère
hypothétique de la Copie dont la réalisation ne peut être présumée que d’après les
scénarios et les dossiers de Rouen, l’interrogation sur le statut social et intellectuel de
la Copie est indispensable à notre questionnement. C’est de cette conclusion du
roman que le lecteur doit tirer leçon. Ainsi, le récit peut devenir porteur d’éducation.
Pour chacun de ces trois niveaux d’éducation, Bouvard et Pécuchet exploite et
met en jeu le paradoxe vicieux de l’éducation de manière différente. Au niveau de
l’apprentissage des sciences par les héros, d’abord, on est en droit de se demander
pourquoi ils montrent tant de zèle pour n’aboutir qu’à une série d’échecs, eux qui ne
semblent pas particulièrement doués pour les recherches scientifiques. On sait que le
roman avait un sous-titre : «défaut de méthode dans les sciences4». Mais comment le
roman pourra-t-il condamner la méthode scientifique si les héros ne sont pas
capables de les apprendre comme il faut ? Tous les flaubertistes, de Dumesnil et
Descharmes à Brombert et Gothot-Mersch, qui réfléchissent sur Bouvard et Pécuchet,
ne peuvent s’empêcher de poser la question du niveau d’intelligence des héros5.
Mais, du moins dans certains épisodes, l’incapacité intellectuelle des deux hommes
ne diminuent en rien la portée de la critique que leurs expériences infructueuses
portent contre la crédibilité des sciences elles-mêmes. Il faut tourner en ridicule la
même prétention partagée aussi bien par les deux néophytes que par les sciences
elles-mêmes, prétention qui consiste à vouloir et pouvoir tout savoir.
Voilà le
premier paradoxe du roman, celui de l’apprentissage des sciences.
Au niveau de l’éducation du lecteur, ensuite, ce dernier peut se demander ce
que signifie l’activité de la Copie par rapport aux expériences scientifiques qui l’ont
précédée. Sur le plan intellectuel, elle peut être didactique et avoir une ambition
intellectuelle comme l’auteur l’envisage pour le Dictionnaire des idées reçues, sans pour
autant cesser complètement d’être une activité machinale et un produit de pur
réflexe. Sur le plan social, elle est une forme d’exclusion. Bouvard et Pécuchet
copient dans l’isolement le plus parfait. Et pourtant, en tant que cela, ils découvrent
qu’ils sont tolérés, ce qui fait contraste avec la haine publique qu’ils s’étaient attirée
au cours de leurs expériences scientifiques et avant de plonger dans la Copie. Le
paradoxe de la Copie, le deuxième de Bouvard et Pécuchet, est donc à la fois
intellectuel et social.
Le chapitre X de Bouvard et Pécuchet a la particularité de servir de transition
entre ces deux existences contraires.
Il assure le passage de l’apprentissage
intellectuel des sciences à l’apprentissage du monde qu’est la Copie. C’est à la suite
de la catastrophe morale des enfants qu’ils avaient adoptés et de leur propre chute
sociale due à la Conférence, qu’ils renoncent à assimiler et à pratiquer le savoir et se
4
5
Lettre à Mme Tennant, 16 déc. 1879, C.H.H., tome 16, p. 284.
Cf. l’Introduction de Claudine Gothot-Mersch à son édition de Bouvard et Pécuchet, BP, p. 19 sqq.
décident à le copier.
L’enjeu de l’expérience pédagogique se résume alors à la
question de savoir comment mobiliser et motiver le savoir pédagogique au profit de
la programmation narrative, en l’occurrence pour bien mener l’expérience à l’échec
permettant le passage à la Copie. Il s’agit dès lors d’une utilisation délibérée du
savoir pédagogique dans un but narratif. Le troisième et dernier paradoxe, celui de
l’expérience pédagogique, consiste, enfin, à vouloir tirer le meilleur parti du savoir
pour démontrer précisément son inefficacité réelle qui relève de la conviction
personnelle de l’auteur, comme nous l’avons constaté. Parmi les idées et les conseils
que les manuels pédagogiques fournissent, il faut bien choisir pour ériger en un fait
objectif scientifique une conviction personnelle, préexistence à toute théorie
pédagogique. Pour comprendre le mécanisme complexe de ce travail intertextuel,
l’étude des manuscrits s’impose.
§ 3 L’avant-texte, lieu conflictuel entre le savoir et le narratif
Sans chercher nécessairement dans les manuscrits l'intention "cachée" de
l'auteur, l'étude génétique a pour intérêt de mettre en lumière un des états possibles
du texte. Si bien des idées et des passages sont supprimés au cours du travail
d'écriture, il faut se garder de compléter la maille manquante avec cette découverte
de la suppression pour déterminer le sens du texte définitif. Ce serait aboutir au
contraire du vouloir de Flaubert. Cependant, il y a grand intérêt à reconnaître dans
l'avant-texte des richesses de mots et d'idées en réserve, des investissements du
savoir et du désir, des intertextualités et des autotextualités.
Révélant le processus de l’assimilation du savoir dans la narration, les
manuscrits de Bouvard et Pécuchet apportent une autre dimension à la réflexion sur
les liens entre éducation et écriture romanesque. Entre les notes de lecture, les plans,
les scénarios et les brouillons scénariques et textuels, c’est en quelque sorte le degré
et le mode d’assimilation du savoir au narratif qui distinguent entre eux les
différentes formes de l’avant-texte. Les notes de lecture sont une réserve du savoir
que l’auteur a puisé dans les livres consultés.
Elles sont le résultat d’un
apprentissage de l’écrivain qui le fait ressembler, non sans quelque malice, à ses
personnages.
Les scénarios et les brouillons mettent en scène l’assimilation et
l’altération du savoir selon les exigences narratives propres à chaque stade de
rédaction. Le savoir et le narratif s’influencent et se compensent l’un l’autre.
Cependant, le savoir n’est plus transparent dans cet espace narratif qu’est
l’avant-texte du roman. Bien que la citation soit le moyen le plus fréquent pour
introduire le savoir dans le narratif, cela ne suffit pas pour garantir la transparence
des idées introduites. En d’autres termes, une fois insérée dans l’espace romanesque,
la citation, si exacte soit-elle, ne conserve plus la même nature et la même force
énonciative que dans le contexte originel. L’énoncé scientifique ne sera plus cité et lu
en tant que tel, mais en tant que partie de l’écriture romanesque. Une modification
sémantique et esthétique s’opère.
Déjà, les notes de lecture d’un manuel ne sont pas à rigoureusement parler les
notes que prendrait un étudiant spécialisé dans le domaine. Il est vrai qu’elles
reproduisent assez exactement les grandes idées de l’auteur, mais ce souci
d’exactitude vient moins de l’esprit scientifique que du regard esthétique que le
romancier porte sur les énonciations scientifiques, quelquefois au détriment des
énoncés. Même dans les notes de lecture, le savoir ne fonctionne plus comme tel,
mais déjà orienté vers son usage narratif. Il est évident alors que l’intervention du
critère esthétique et narratif dans le tri du savoir devient plus forte dans les scénarios
et les brouillons.
Ainsi, les modifications sémantiques du savoir dans l’écriture romanesque
sont inévitables. Le savoir n’y est regardé qu’à travers le prisme esthétique qu’est le
roman. Néanmoins, c’est aussi dans cet espace narrativisé du roman que les trois
paradoxes que nous avons évoqués à propos de l’éducation dans Bouvard et Pécuchet,
peuvent se résoudre d’une certaine façon. D’abord, le paradoxe de l’apprentissage
des sciences, qui consiste à vouloir montrer le «défaut de méthode dans les sciences»
à travers leur apprentissage très incomplet par deux hommes dépourvus de toute
qualité pour la formation scientifique, ne se pose pas si le savoir n’a plus la même
valeur d’énoncé scientifique une fois inclus à l’espace romanesque. Le savoir n’y
sera que des mots, qui ne se distingueraient plus des mots qu’on parle dans la vie
quotidienne. Il en est ainsi du deuxième paradoxe. Il n’est plus aussi important de
demander si le travail de la Copie est à la portée de l’intelligence de Bouvard et
Pécuchet ou ce qu’il leur apprend sur la vie et sur la société, que de savoir comment
les énonciations scientifiques ou idéologiques peuvent coexister dans l’espace de la
Copie, tout en gardant leurs contradictions réciproques.
En ce qui concerne l’expérience pédagogique du chapitre X, le conflit entre le
savoir et le narratif se joue au cours de la rédaction, dans l’avant-texte qui est le
chantier propre du conflit. En ce sens, l’étude génétique du chapitre X nous permet
de réfléchir à la fois sur les deux niveaux de l’éducation : l’éducation comme une des
sciences abordées par Bouvard et Pécuchet et l’éducation au sens le plus large du
terme, synonyme de l’apprentissage, de l’assimilation des idées. D’une part, en
analysant la pédagogie que les deux bonshommes appliquent à Victor et Victorine,
elle nous fera comprendre pourquoi l’éducation des enfants doit échouer. D’autre
part, cette analyse nous fait entrevoir en même temps comment la conviction
personnelle l’emporte sur le savoir pédagogique des manuels, comment elle le
motive à ses propres fins et le narrativise au fur et à mesure de la progression des
versions. En nous révélant la mise en scène du savoir pédagogique, elle nous donne
un bon exemple de l’assimilation du savoir dans la narration. Il s’agit de l’éducation
au niveau de l’écriture romanesque, tandis que la pédagogie de Bouvard et Pécuchet
se situe, elle, au niveau diégétique.
Nous allons commencer, dans notre étude, par analyser la complexité de la
notion d’éducation dans le roman flaubertien, particulièrement dans Bouvard et
Pécuchet.
La stratification de l’éducation dans le dernier roman flaubertien ne
s’éclaircira en effet jamais complètement si elle n’est pas mise en corrélation avec le
courant pédagogique de l’époque à l’égard de la littérature, courant qui va se
transformer lentement mais sûrement après les années 1870. C’est pourquoi nous
avons cru nécessaire de commencer notre première partie axée sur l’étude de la
diversité et de la structure stratifiée de l’éducation dans Bouvard et Pécuchet, par une
réflexion générale sur la réciprocité entre littérature et éducation au cours des trois
dernières décennies du XIXe siècle.
Suivra dans la deuxième partie une étude
génétique de l’éducation des enfants par Bouvard et Pécuchet au chapitre X.
Elle
doit mettre en lumière le processus d’assimilation du savoir dans le récit, et sa
narrativisation. Affecté d’une double tâche, comme nous l’avons évoqué, l’examen
de l’avant-texte ne nous laissera pas indifférent à un niveau plus profond de
l’éducation, celui de l’éducation romanesque mise en œuvre dans l’espace des
manuscrits. D’ailleurs, c’est sur le même conflit entre le savoir et le narratif que le
roman, y compris la Copie, insiste, bien qu’il soit impossible de savoir comment ce
«second volume» aurait été narrativisé.
Ainsi, notre troisième partie proposera,
après une réflexion sur le sens de la Copie, de regarder, à la lumière, une fois encore,
des manuscrits, l’expérience scientifique comme lieu de conflit entre la science et la
littérature.
PREMIÈRE PARTIE
BOUVARD ET PÉCUCHET
ET
L’ÉDUCATION
CHAPITRE PREMIER
LA RÉCIPROCITÉ ENTRE LA LITTÉRATURE
ET LA PÉDAGOGIE
SECTION 1 :
LA MORALISATION DE LA LITTÉRATURE PAR LES
PÉDAGOGUES
§ 1 Les modes de réciprocité entre la littérature et la pédagogie
Deux formes de réciprocité sont perceptibles entre la littérature et la
pédagogie. D'abord, il y a une hostilité réciproque. Les pédagogues et les écrivains
ne cessent de se dénigrer les uns les autres. Si les premiers attaquent les œuvres
littéraires du point de vue moral, les écrivains se moquent de ces critiques et
racontent la dure vie de l'école ou de l'internat.
Pour la pédagogie, la liberté
débordante de l'imagination et la digression morale de la littérature moderne sont
contraires au développement spirituel des jeunes gens comme le veut l'éducation
classique, basée principalement sur la maîtrise des règles grammaticales des langues
mortes et de l'imitation des figures rhétoriques. Et les écrivains se refusent à la
moralisation de leur œuvre littéraire par les pédagogues.
Malgré cette hostilité réciproque, la littérature et la pédagogie sont si liées, si
enracinées l'une dans l'autre qu'il est difficile de les séparer pour parler de l'une ou
de l’autre isolément. Elles ont trop d'occasions de se croiser pour ne pas les mettre en
corrélation.
Il arrive aussi que, pour augmenter leur force de persuasion, les pédagogues
recourent à la fiction qu'ils détestent en principe.
La fictionalité de l'ouvrage
pédagogique mérite donc une attention particulière.
Le contexte social autour de l'éducation se transforme lentement mais
sûrement après 1870, et évolue vers l'idéal de l'éducation républicaine de Jules Ferry
dans les années 1880. Par la suite, la littérature moderne cesse d’être l'ennemi de
l'éducation. Un pacte entre la littérature moderne et l'éducation semble alors devoir
s'établir. Et pourtant, l'auteur de Bouvard et Pécuchet est indifférent, voire hostile à
cette transformation en profondeur. Loin de se rallier à l'éducation républicaine, il ne
cache pas sa haine pour l'instruction obligatoire et gratuite. Lorsque la pédagogie se
rapproche de la littérature moderne, cette dernière la repousse.
Dans ce chapitre, chaque section traitera d'une forme propre de réciprocité
entre la littérature et la pédagogie.
La première section met d’abord en place
l'aliénation de la littérature dans la tradition de l'éducation littéraire classique, la
deuxième traitera ensuite de l'utilité et du danger pédagogiques de l'usage de la
fiction, la troisième section, enfin, s'efforcera de mettre en parallèle les points
essentiels de la réforme de l'enseignement après 1870 et la réaction de Flaubert à cette
évolution.
§ 2 La mauvaise image de l'école chez l'écrivain et la triple défaveur du roman
chez les pédagogues
Les écrivains qui ont reçu leur éducation sous la monarchie de Juillet ont en
commun à la fois de se plaindre de la dureté des conditions de vie à l'internat, et
d'admirer la valeur de la littérature classique. Il s'agit déjà d'une forme de réciprocité
entre la pédagogie et la littérature moderne.
Après 1830, l'enseignement a peu
changé. Georges Weill explique que l'enseignement secondaire sous Louis-Philippe
est en continuité avec celui des années napoléoniennes qui privilégiait les études
latines :
«[après la loi de 1833 concernant l’instruction publique] [...] l’enseignement secondaire demeura tel qu’il était.
[...] Le gouvernement nouveau renonça vite à réformer l’université comme il renonçait à séparer l’Église de
l’État. [...] D’ailleurs les grands universitaires arrivés au pouvoir, Cousin, Guizot, Villemain, admiraient l’œuvre
napoléonienne : Guizot déclarait en 1873 à la tribune de la Chambre qu’on devait la maintenir tout entière, sauf
6
des perfectionnements de détail ."
Relevant les plaintes émises contre la dure vie de l'internat par des écrivains tels que
Du Camp, Flaubert et Victor de Laprade, l'historien relève leurs sentiments mitigés
vis-à-vis de l'éducation classique :
«Sans doute ces jeunes gens, conquis par le romantisme, se plaisaient à protester contre l’intolérance classique
des universitaires ; ils s’amusaient à exaspérer des hommes comme cet honnête professeur de Louis-le Grand qui
s’écriait : «Ne me parlez pas de votre M. Hugo ; c’est un malfaiteur.» Mais eux-mêmes conservaient le respect
des humanités. «Tout le monde, maîtres, parents et élèves, avait la foi, dit Sarcey ; tous croyaient également à la
6
Georges Weill, Histoire de l'enseignement secondaire en France (1802-1920), Payot, 1921, pp. 69-70.
supériorité de l’enseignement classique, tel qu’il avait été formulé par les programmes. Le latin et le grec ne
comptaient pas un seul sceptique... Les maîtres étaient soutenus, encouragés par cet assentiment universel»
7
(Souvenirs de jeunesse, p. 182). "
En fait, Gustave Flaubert, comme l'historien l'évoque, est un bon témoin de ces
sentiments ambivalents, faits d'aversion pour la vie scolaire et d'admiration pour les
œuvres classiques.
Il est connu que l'auteur de Bouvard et Pécuchet était un grand admirateur de la
littérature latine et grecque.
Correspondance.
Les témoignages en ce sens fourmillent dans sa
En examinant l'évolution des lectures du jeune écrivain, Jean
Bruneau a pu conclure que l'éducation reçue au Collège Royal de Rouen a atteint son
but :
"Jusqu'à son baccalauréat, Flaubert a sérieusement fait son travail d'écolier, tout en se passionnant pour la
littérature de son temps. Après son baccalauréat, s'il continue ses lectures romantiques, il choisit d'étudier de
préférence les auteurs grecs et latins. L'éducation classique qu'il a reçue au Collège Royal de Rouen a donc porté
ses fruits. L'admirateur de Victor Hugo et d'Alexandre Dumas, de Balzac et de George Sand, se met à lire Tacite
8
et Homère, sans autre raison que ses propres goûts ."
Cependant, cette admiration pour l'éducation classique reçue, ne l'empêche point de
mettre en accusation la vie d'école qu'il a menée. Outre dans la lettre que l'historien
évoque, la lettre à Louise Colet du 27 décembre 18529 où Flaubert relate sa
découverte de Louis Lambert, les pensées similaires qu'il eut dans sa vie de collège, on
peut en chercher d’autres exemples dans les œuvres de jeunesse autobiographiques.
Ainsi, nous rencontrons les passages suivants des Mémoires d'un fou :
"Je fus au collège dès l'âge de dix ans et j'y contractai de bonne heure une profonde aversion pour les
hommes, ---- cette société d'enfants est aussi cruelle pour ses victimes que l'autre petite société, celle des
10
hommes ."
Ou bien,
"Le collège m'était antipathique. [...] Je n'ai jamais aimé une vie réglée, des heures fixes, une existence
d'horloge où il faut que la pensée s'arrête avec la cloche, où tout est remonté d'avance pour des siècles et des
générations. Cette régularité sans doute peut convenir au plus grand nombre, mais pour le pauvre enfant qui se
nourrit de poésie, de rêves et de chimères, qui pense à l'amour et à toutes les balivernes, c'est l'éveiller sans cesse
7
Ibid. pp. 86-87. Souligné par nous. Toutes les citations qui suivent le seront également, sauf indication contraire.
Jean Bruneau, Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert 1831-1845, Armand Colin, 1962, pp. 36-37.
9
Correspondance, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome 2, pp. 218-219.
10
Mémoires d'un fou, Mémoires d’un fou, Novembre et autres textes de jeunesse, édition critique établie par Yvan
Leclerc, GF, p. 274.
8
de ce songe sublime, c'est ne pas lui laisser un moment de repos, c'est l'étouffer en le ramenant dans notre
11
atmosphère de matérialisme et de bons sens dont il a horreur et dégoût ."
Il est juste de reconnaître avec Weill dans la répulsion du narrateur pour l’école le
désir de s'identifier au héros romantique ; l'aversion de l'écrivain pour l'éducation est
renforcée par l'image romantique du héros solitaire dans la vie communautaire du
collège.
Cette répugnance du narrateur trouve sa réplique dans la haine que les
pédagogues vouent à la littérature moderne, surtout au genre romanesque. Aux
yeux des pédagogues du XIXe siècle, le roman était moralement condamnable pour
trois raisons.
D’abord par sa langue, ensuite par sa modernité, enfin par la
prédominance de la fiction dans le genre romanesque.
Le roman existe depuis l’antiquité. Mais lorsque les pédagogues se plaignent
de la démoralisation par le roman, il s’agit principalement du roman moderne du
XIXe siècle, né avec le romantisme. Le roman moderne est critiquable non seulement
par son contenu peu favorable à l’édification, mais déjà par la langue qu’il utilise. En
effet, de prime abord, le fait même que le roman est écrit en français constitue le
premier argument dans la critique des pédagogues. Le français n’est pas aussi apte à
former un jeune esprit que les langues anciennes, le latin et le grec.
Ensuite, le roman convient mal à un usage éducatif dans la mesure où
l’histoire du genre est moins nette que celle des autres genres littéraires. De par sa
nature fondamentalement bâtarde, il tend à faire des digressions, à faire des détours
inutiles, voire nuisibles aux yeux des pédagogues.
Finalement, le roman pèche par la liberté qu’il laisse à la fiction. Elle semble
synonyme de laxisme, et apparaît donc contraire aux vœux des pédagogues qui
pensent qu’il faut former les jeunes gens selon un modèle préétabli par les disciplines
et les règles qu’ils exigent. Cette haine de la fiction se traduit le plus souvent par une
hostilité à la lecture largement répandue parmi les pédagogues conservateurs.
11
Ibid., p. 279.
§ 3 L'idéal de l’éducation littéraire classique
Les défenseurs de l’éducation littéraire classique prétendent qu’elle est seule
capable de faire un homme complet. Victor de Laprade plaide ainsi la cause de
l’étude littéraire :
"L'étude des belles-lettres, de tout cet ordre de choses que l'antiquité appela si bien humaniores litterae, restera
toujours, quoiqu'en disent les matérialistes et les radicaux, l'agent essentiel de toute éducation sérieuse, de celle
qui cultive à la fois toutes les puissances de l'âme, qui fait que l'homme le plus responsable, celui qui se
détermine le plus librement, qui sait imposer avec le plus de vigueur, à ses passions, le joug de la raison et du
12
devoir ."
Cependant, les humanités tant vantées par le traditionaliste Laprade, cette éducation
que Dupanloup appelle la "haute éducation littéraire" n'est pas si littéraire, bien
qu'elle se fonde sur l'étude des textes latins et grecs. En tout cas, elle n'a pas pour but
d'étudier l'œuvre littéraire elle-même. Elle incline seulement à l'étude des règles
grammaticales et à l'imitation des figures de rhétorique. Elle est fondée en fait sur
des exercices destinés à assurer une maîtrise du latin. Jean-François Massol souligne
ainsi l'importance de la version, du thème et des vers latins :
"Cette situation [mépris dans lequel est tenu l'explication des auteurs] n'a rien d'étonnant si l'on songe que la
pédagogie des Humanités est avant tout une pédagogie de l'écrit qui fait le plus grand cas de la version, du thème
et des vers latins, exercices de prestige préparés par les élèves pendant l'étude et corrigés avec un éclat particulier
13
pendant la majeure partie du temps de classe ."
Massol souligne aussi le rôle secondaire du texte :
"Dans cette pédagogie traditionnelle fondée sur la mémoire, et par conséquent son nécessaire entraînement
régulier, une fin accessoire de la lecture des auteurs est de faire redire quotidiennement aux élèves les règles
sacro-saintes de grammaire ou de littérature, qui ont d'ailleurs déjà été récitées séparément en début de classe, le
jour même, la veille ou l'avant-veille. Le texte n'est donc ici que prétexte, un point d'appui commode grâce
auquel la mémoire peut être revivifiées une fois de plus. Il est aussi illustration des règles : la langue est ainsi
considérée comme seconde, toujours établie selon l'ensemble des préceptes que récapitulent les manuels de
14
grammaire ."
En effet, par rapports à ces exercices écrits, l'explication des auteurs latins et grecs
figure en dernière position. Dupanloup définit ainsi six étapes pour l'étude d’un
12
13
14
Laprade, L'Education libérale, 1873, pp. 6-7.
Jean-François Massol, "De la traduction au commentaire (les années 1870)" dans Textuel, No 20, 1987, p. 65.
Idem.
texte latin. C'est seulement après toutes les étapes de la traduction qui comportent
successivement la lecture du passage, l’étude de sa construction, le "mot à mot", et le
"bon français", que viennent enfin les deux étapes du commentaire, proprement dit.
D'abord, les élèves doivent
"rendre compte des principes de grammaire ou de littérature applicables à ce qu'on explique". "Puis viendront
tous les détails historiques, géographiques, philologiques ou anecdotiques sur le sujet, sur l'auteur, sur son
15
époque, sur tout ce qui peut ajouter à l'intelligence du texte, à la clarté, à l'intérêt ."
L'explication du texte n'est faite que des "détails" à ajouter aux exercices de mémoire
fondés sur l’apprentissage des règles grammaticales.
Cette insistance sur les exercices incite le pédagogue à utiliser l'étude du latin
comme moyen disciplinaire. C'est le cas pour Mgr. Dupanloup. Les notes que
Flaubert a prises sur son De l'éducation en témoignent16 :
X
un des moyens d'arrêter l'orgueil, c'est en rhétorique de fortifier les études latines, de
faire écrire & parler latin.
copie
X
«Le latin n'est guère favorable à la mollesse d'esprit. La tentation de se croire
un génie en vers
latin ne vient guère non plus. En français, c'est autre chose !» --358.
L'usage disciplinaire du latin n'a pas échappé au créateur de Charles Bovary à qui est
donné le pensum de copier "vingt fois le verbe ridiculus sum17." L'usage du français
est dangereux pour Dupanloup, car il est trop facile d'écrire en français.
D'où vient cette priorité accordée aux exercices écrits et la défaveur de
l'explication de texte dans l'enseignement classique ?
15
16
17
Il y a une explication. Elle
Dupanloup, De la Haute Éducation intellectuelle, Deuxième édition, 1866, p. 486.
Folio 195, g 226 (2). Cf. l’Annexe5, p. 854.
Madame Bovary, Classiques Garnier, p. 5.
vient de l'usage même des textes latins et grecs qui ne sont pas nécessairement
chrétiens. Une censure, une édition expurgée s'imposent. Les pédagogues doivent
unifier la forme et le contenu des textes antiques pour les conformer aux dogmes de
l'Église. Face aux attaques des fondamentalistes qui n'admettent pas l'usage du texte
antique païen, Dupanloup doit défendre sa méthode d'enseignement en préconisant
la "christianisation" du texte :
"Vous savez user chrétiennement des auteurs profanes ; et [...] je ne me suis jamais aperçu qu'un de vous ait
négligé les précautions nécessaires à prendre, soit par le choix des éditions, soit pour les explications convenables
18
à donner en chaque classe ".
Ainsi, le choix, les retouches des textes s’expliquent par la nécessité d'utiliser des
textes païens dans le cadre d’une éducation chrétienne.
Les études classiques centrées sur les exercices grammaticaux et l'imitation des
figures de rhétorique ne manquent pas d'être la cible de critiques avant même les
années 1870. Guizot lui-même admet la lenteur et l'ennui de ces études. Alors, d'où
vient la supériorité de l’éducation classique ? C'est que la connaissance du latin était
considérée comme le signe de distinction. Dupanloup le reconnaît sans ambiguïté. Il
distingue trois degrés dans l'Éducation :
«1° l'Éducation populaire pour les ouvriers et les agriculteurs, 2° l'Éducation intermédiaire pour les professions
19
industrielles et commerciales, 3° la haute Éducation littéraire pour les fonctions supérieures de la société .»
Chez lui, la supériorité des fonctions s’identifie à celle des classes. Car il dit ailleurs
que la haute Éducation est "pour les classes élevées de la société20".
Ainsi, il
considère l'éducation littéraire comme l’étape supérieure de l'éducation, réservée à
l'élite. L'usage du mot "littéraire" mérite une attention particulière. Des trois degrés
de l'éducation, seule la supérieure est qualifiée de littéraire.
Cependant, cette
éducation classique n'est pas si littéraire si l'on entend par là une étude de l'œuvre
littéraire, de la littéralité du texte ancien. Ainsi aliénée, la littérature se situe au
sommet de la hiérarchie pédagogique.
18
Dupanloup, Lettre de Mgr l'Évêque d'Orléans sur l'emploi des auteurs profanes grecs et latins, dans l'enseignement
classique, 1852, p. 8.
19
Dupanloup, De l'Education, tome 1, p. 315.
20
Ibid., p.58.
A propos de cette fonction hiérachisante de l'étude du latin, Antoine Prost
évoque les raisons de sa prédominance :
"C'est d'abord que cette éducation «classait» ceux qui l'avaient reçue. C'était un signe de distinction.
Il en va du latin un peu comme des décorations : on les critique, on les reçoit, on les défend.
C'est aussi que ce système avait son efficacité. Certes, il développait assez peu l'esprit critique, la pensée
personnelle. [...] Mais en revanche il apprend à écrire par pratique imitative. Il enseigne l'ordre et la clarté des
développements : «une idée par paragraphe et un paragraphe par idée». De là cette écriture un peu redondante,
mais si claire et si agréable, du XIXe siècle.
Surtout, l'enseignement prépare les notables à leur situation future. Du latin, on passe au droit ; de la
rhétorique, aux propos de salon, aux discours de conseils généraux, à la vie politique. Le duc de Broglie le définit
en 1844 comme une préparation «aux fonctions libérales, aux fonctions publiques» : le but est explicite. Il
21
justifie d'ailleurs l'importance des sujets proprement politiques dans les «matières» scolaires ."
Ces trois finalités des études latines semblent justifier assez la répulsion pédagogique
à admettre la valeur esthétique de la fiction et de la littérature moderne. Il faut
préférer à la vie d’artiste, la vie publique, à l'imagination créatrice, l'imitation
rhétorique, au parvenu littéraire l'aristocratie des notables.
§ 4 Le malaise de la littérature moderne vu par les pédagogues
En comparant la littérature contemporaine et la littérature classique, les
pédagogues se complaisent à défendre la dernière et à dénigrer la première. Parmi
les livres consultés par Flaubert, la plupart des auteurs se livrent à cette comparaison,
dont nous retiendrons seulement les arguments de trois pédagogues : Aimé-Martin,
Dupanloup et Laprade.
Aimé-Martin et Dupanloup participent en effet bien de cette tendance qui
consiste à exalter les auteurs anciens au détriment des écrivains modernes.
Si Dupanloup choisit la littérature classique pour lecture spirituelle, c'est pour
la faire admirer à ses élèves du Petit-Séminaire. Et quand il parle de la littérature
romantique, c'est pour les inciter à la rejeter et à brûler les livres qu’elle a produits.
"C'est là qu'une fois, pendant six semaines, je leur ai parlé de la grandeur et de la beauté de leurs études,
de leur haute Éducation littéraire, et de cette grande chose qui se nomme les HUMANITES : et ils m'écoutaient
avec une telle avidité, avec une telle joie, une telle ardeur, que les rhétoriciens, les secondes, les troisièmes,
21
l’auteur.
Antoine Prost, Histoire de l'enseignement en France 1800-1867, Armand Colin, 1968, pp. 54-55. Mis en gras par
prenant des notes pendant que je parlais et à mon insu, toute la maison se disputait ces notes, les plus jeunes
enfants voulaient les avoir, le feu sacré était partout ; enfin, je les ai voulues moi-même, et elles sont devenues le
premier volume de la haute Éducation intellectuelle que j'ai publiée.
C'est là qu'une autre fois, pendant trois semaines, je leur parlai sur la littérature et la poésie romantique, et
les décidais à faire en pleine cour un grand feu de joie de tous les livres et cahiers qui ressentaient de près ou de
22
loin le mauvais romantisme, et à ne plus aimer et cultiver avec respect que le vrai, le grand, le beau classique ."
Pour sa part, Aimé-Martin parle de la licence de la littérature moderne ainsi :
"Voyez un peu ce qu'est devenue notre littérature ? demandez-lui ce qu'elle veut et où elle va ? Vous entendrez
des cris de liberté. On dirait un peuple en émeute : elle aussi a des rois à détrôner. Mais enfin quelles sont ses
œuvres ? qu'avons nous substitué à la littérature héroïque de Périclès, d'Auguste et de Louis XIV ? Sommes-nous
plus rapprochés de la nature ? avons-nous plongé plus avant dans les sources du cœur humain ? nous a-t-on fait
plus simples, plus vrais, plus passionnés ? Non. A un cercle usé nous avons substitué un cercle étroit ; à une
littérature de convention, une littérature de surface ; aux règles, la licence. Nous avons rayé de notre Poétique le
sentiment, l'héroïque, et jusqu'à l'esprit français ! Nous ne sommes plus poètes, nous ne sommes plus amants ;
nous n'imaginons plus, nous peignons : c'est le talent de David transporté dans la phrase. [...] Ouvrez nos chefsd'œuvre nouveaux ! étudiez cette littérature, qui certes ne manque ni de sève, ni de talent, mais qui a perdu sa
mission régénératrice en se plongeant dans la matière ! Des figures hideuses vous environnent, des drames
effroyables vous oppriment ; vous êtes dans un monde fantastique, en proie aux supplices et aux bourreaux ! Pas
un regard vers le ciel ! pas un sentiment pour le cœur ! A voir toutes ces formes humaines que le crime met en
mouvement, vous diriez l'Albéric du Dante, marchant dans les rues de Gênes lorsque déjà son âme est descendue
aux enfers. Ce n'est plus la vie, ce n'est pas la mort ; c'est un cadavre animé par un démon : voilà le type de nos
créations littéraires ! les héros de nos drames et de nos fictions ! On dirait que le but de l'art n'est plus que
23
l'épouvante et le dégoût
!"
Si le ton d'Aimé-Martin semble plus affligé que celui de Dupanloup, c'est parce qu'il
cherche les causes de la licence de la littérature moderne dans les carences de
l'éducation. En effet, cette décadence à ses yeux vient des doctrines des philosophes,
qui ne sont, selon lui, que "l'effet de nos éducations24".
Cette même logique amène Laprade à attribuer les causes de la maladie de
littérature contemporaine à l'insuffisance de l'éducation. C'est en critiquant l'excès de
la concurrence pour entrer à l'Ecole polytechnique que Laprade évoque l'état maladif
de la littérature contemporaine :
"A notre avis, ce n'est pas un réquisitoire qu'appelle l'état des lettres, mais une consultation médicale. On a parlé
du bagne, c'était brutal et insensé ; il fallait parler d'hôpital. L'art contemporain exhale une odeur de pharmacie :
on hésite entre l'apothicaire et le parfumeur comme dans l'avènement du réalisme un symptôme de jeunesse et de
vigueur, jugeant les choses sur l'écorce. L'excès de la couleur qui prédomine aujourd'hui chez les poëtes, chez les
peintres, chez tous les écrivains et les artistes à la mode, n'est rien de plus qu'une couche épaisse de fard
appliquée sur l'intelligence malade. Sous ce blanc et sous ce carmin, il n'y a pas de pensée. Tout s'agite à la
surface et sur l'épiderme, en dehors de l'esprit même et dans ce que l'homme a de plus extérieur et de moins
humain, dans la pure imagination et la substance nerveuse commune à tous les animaux. Pour caractériser d'une
phrase les arts contemporains, peinture, musique et poésie, roman et théâtre, critique et journalisme, je dirais
22
23
24
Dupanloup, De l’éducation., tome 3, p. 530.
Aimé-Martin, De l'éducation des mères de famille, tome 1, pp. 317-319.
Idem.
qu'ils agissent beaucoup sur les nerfs et très-peu sur la raison. La sensibilité matérielle et maladive est surexcitée
chez nous aux dépens du sens moral et de l'intelligence. L'élément féminin prédomine partout. Nous prenons
pour des idées, pour des convictions, pour des enthousiasmes, pour des résolutions de consciences, les
25
impressions poignantes de nos nerfs surexcités ."
Il n'y a donc rien d'étonnant s'il envisage sérieusement l'assainissement de la
littérature par l'éducation physique, puisqu'il pense que tout le mal littéraire n'est
que le résultat de l'éducation, c'est-à-dire, de l'emploi du temps surchargé --- onze
heures de travail par jour ---, du manque de récréation et d'éducation physique au
lycée :
"Les maladies littéraires de notre temps sont du ressort de la médecine autant que de la philosophie. On les
26
combattrait avec avantage par une meilleure éducation de l'homme physique ."
Ainsi, nous nous apercevons que le cercle ici se referme. Si les pédagogues haïssent
la littérature moderne, c'est qu'ils pensent que la mauvaise éducation a fait de la
mauvaise littérature. Et c'est parce que l'éducation pratiquée est insuffisante, que les
pédagogues prônent l'idéal de l'éducation. Ainsi, la littérature est-elle réduite à la
question de l'éducation.
Quelle est la réaction de l'écrivain à cette condamnation morale du genre
romanesque ? L’écrivain résiste à cette moralisation de la littérature avec force. Il a
eu l’expérience d’en être la victime avec Madame Bovary. Et dans Bouvard et Pécuchet
qui nous concerne plus directement, l’éducation littéraire que les deux bonshommes
essaient de donner à leurs enfants échoue bien évidemment. Et la Copie, ou plus
précisément les citations recueillies en vue de constituer la Copie, comporte
beaucoup de passages qui condamnent moralement la littérature. Ainsi rassemblées
sous les mêmes rubriques, les condamnations morales déguisées en jugements
esthétiques sont tournées en dérision par le système même de la Copie. Nous aurons
l’occasion de constater la manière dont il se moque de l’usage moral de l’œuvre
littéraire ou de la fiction. C’est une forme supplémentaire de réciprocité entre le
25
26
Laprade, L'Education libérale, pp. 56-57.
Ibid., p. 59.
romancier et le pédagogue, relative au problème de l’évaluation esthétique. Mais,
pour le moment, nous mettons de côté cette réplique de l’écrivain dont nous aurons
l’occasion de parler27, pour examiner une autre forme de réciprocité, savoir celle que
les pédagogues entretiennent avec la fiction.
27
Cf. infra, p. 545 sqq.
SECTION 2 : LA FICTION ET LA PÉDAGOGIE
§ 1 La critique de la fiction par les pédagogues
La fiction est un des mots les plus détestés des pédagogues.
Tous les
pédagogues, traditionalistes ou réformateurs, «jésuites modernes» ou positiviste,
s’accordent là-dessus. La fiction est l’objet d’un mépris général.
Ainsi, champion du positiviste, Charles Robin parle de fiction comme Comte
parle de métaphysique, c'est-à-dire opposé au positif.
Il critique les "fictions
théologiques28", "fictions bibliques29", et "conceptions fictives" de la métaphysique
après Descartes et Leibniz, "qui ne concernent même souvent que le côté inutile des
choses30". Il pense que l'éducation "fondée sur des fictions non démontrables31" est
dangereuse. Pour le médecin, la fiction s'oppose à la science, unique voie à suivre
dans l'éducation de la génération moderne. Quant aux traditionalistes, nous avons
vu des exemples de ce mépris de la fiction dans la section précédente.
Malgré cette inadéquation pédagogique, il n’y a pas d’éducateurs qui ne
recourent plus ou moins directement à la fiction. L’usage pédagogique de la fiction
vise à atteindre deux buts : l’instruction et la moralisation. Pour la première, la
fiction est un expédient qui permet aux enfants d’apprendre agréablement, et pour la
seconde, elle doit prêcher la morale. Dans les deux cas, la fictionalité doit reculer au
profit de la leçon qu’elle doit transmettre. La fiction devient secondaire par rapport à
son message pédagogique.
C’est à partir de là que la fiction et la pédagogie
s’opposent, qu'elles essaient de se surpasser l’une l’autre, tout en s’emboîtant l’une
dans l’autre.
Dans cette section, nous nous interrogerons d’abord sur le rôle instructeur,
puis moralisateur de la fiction, vu par les pédagogues, et enfin, nous considérerons
28
29
30
31
Bain, L'instruction et l'éducation, p. 130.
Ibid.,p. 36.
Ibid., p. 198.
Ibid., p. 200.
de près deux exemples d’œuvres pédagogiques, l’Émile de Rousseau et Adèle et
Théodore de Mme de Genlis, pour démontrer les modes d’enchevêtrement de la
fiction et de la pédagogie, la manière dont l’une implique l’autre, bref, la fictionalité
de l’ouvrage pédagogique.
§ 2 Utilités et dangers de la fiction pour l'instruction de l'enfant
Malgré les critiques que les pédagogues portent à la fiction, il leur arrive d’en
user pour leurs propres fins. Cependant, cette intégration n'a cessé de faire l'objet de
la critique la plus acerbe.
Il est fort connu que Rousseau a critiqué vivement la valeur pédagogique des
Fables de La Fontaine :
"Émile n'apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas même celles de Lafontaine, toutes
naïves, toutes charmantes qu'elles sont ; car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de
l'histoire ne sont l'histoire. Comment peut-on s'aveugler assés pour appeller les fables la morale des enfans ?
sans songer que l'apologue en les amusant les abuse, que, séduits par le mensonge ils laissent échapper la vérité,
et que ce qu'on fait pour leur rendre l'instruction agréable les empêche d'en profiter. Les fables peuvent instruire
les hommes, mais il faut dire la vérité nüe aux enfans ; sitôt qu'on la couvre d'un voile ils ne se donnent plus la
peine de la lever.
On fait apprendre les fables de Lafontaine à tous les enfans, et il n'y en a pas un seul qui les entende ;
quand ils les entendroient ce seroit encore pis, car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur
32
âge qu'elle les porteroit plus au vice qu'à la vertu ."
Nous aurons l'occasion de revenir à cette attaque de Rousseau à propos de l'apprentissage de la lecture
et de l'écriture33.
Mais les réformateurs ne partagent pas l'opinion de Rousseau. En effet, dans l'article "Fable"
du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Buisson, Anthoine se débarrasse vite de la
critique de Rousseau :
"On connaît les pages de l'Émile où Rousseau prend à partie si vivement les fables de La Fontaine : en les
écrivant, Rousseau était conséquent avec lui-même, il suivait sa pensée, il plaidait sa thèse.[...] Nous qui sommes
34
libres de tout système, voyons simplement les choses et laissons-nous instruire par elles ."
Et il conclut à la nécessité de l'enseignement des fables et défend celles de La Fontaine :
32
33
34
Rousseau, Émile, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome 4, pp. 351-352.
Cf. infra, p. 187 sq.
Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire, Première partie, tome 1, p. 979.
"Faisons apprendre des fables à nos enfants même des fables de La Fontaine. Avec celui-ci toutefois il
faut se mettre en garde ; ce prétendu naïf est un raffiné ; il y a de lui telles fables qui risqueraient fort, nous en
convenons, de n'être pas comprises ; il y en a d'autres d'une expérience désenchantée dont nous ne voudrions pas
assombrir la jeunesse ; choisissons, expliquons, commentons, dégageons bien le vrai sens, ne laissons pas l'élève
conclure qu'il devra être dur comme la fourmi. En un mot prenons bien toutes nos précautions, c'est notre affaire
35
à nous autres maîtres, ce doit être notre souci, mais, de grâce, ne prescrivons pas La Fontaine ."
Les principes des réformes pédagogiques proposées par Jules Simon, consolidées par Jules Ferry, se
manifestent clairement dans cette manière de défendre les fables de La Fontaine. D'abord, Anthoine
veut esquiver les difficultés qui résulteraient de leur enseignement par l'explication. Il faut rappeler
qu'un des points les plus importants des réformes de Jules Simon consiste dans la promotion de
l'explication de texte36.
Ensuite, l'auteur laisse entendre, à la fin de la citation, que toutes les
précautions que le maître doit prendre pour enseigner La Fontaine en valent bien la peine, parce qu'il
s'agit d'un grand écrivain français. Et une aussi grande lacune serait grave dans le système d'éducation
républicaine qui se veut française, pour ne pas dire nationaliste.
En effet, c'est au nom de l'esprit français qu'Anthoine défend La Fontaine :
«Il y a d'ailleurs, pour cela, une très sérieuse raison d'enseignement. Vous voulez de bonne heure habituer
vos élèves à exprimer leurs idées à composer ; or où trouverez-vous un maître qui en cet art soit supérieur à La
Fontaine, des modèles plus achevés et en même temps plus à leur portée que ces récits d'une étendue restreinte
qui peuvent être si facilement embrassés dans leur ensemble : La Fontaine, c'est le pur esprit français, non pas
seulement l'esprit classique du XVIIe siècle, mais le libre esprit du XVIe ; il remonte même jusqu'au plus haut de
nos traditions nationales, jusqu'au moyen âge ; c'est l'esprit français, juste et équilibré avec sa claire vue des
hommes et des choses et aussi sa gaieté, sa bonne humeur, sa malice railleuse sans avoir l'air d'y toucher. La
Fontaine, c'est la pure langue française avec ce je ne sais quoi de vif, de court, de pressé que nous sommes
37
menacés de perdre à force de savoir, de lire, d'apprendre, de nous charger et de nous surcharger ."
Auteur d’un autre article du même dictionnaire, "Fiction", Pécaut distingue pour sa part deux
niveaux pédagogiques où la fiction peut être utile pour l'enfant : l’instruction et l’éducation. Pour la
première, c'est surtout au premier âge de l'enfant que la fiction est utile. Pécaut développe ainsi le
thème de la fiction :
"Cette place [de la fiction dans la pédagogie] est immense dans le premier âge. Nous avons, il est vrai,
renoncé aux merveilles des contes de fée. Mais que l'on ouvre les ouvrages récents les mieux conçus en vue de
cette toute première éducation, et l'on verra qu'ils procèdent tous, à fort peu d'exceptions près, par des réels
imaginaires, les uns à intention morale, les autres purement instructifs. L'on y trouvera, sous les formes plus ou
moins heureuses, les éternelles histoires de l'étourdi Paul, du méchant Jacques et de la studieuse Marie. [...]
Loin de nous la pensée de blâmer sans réserve ce procédé narratif. Certes il vaut cent fois mieux que
celui qui consiste à introduire de gré ou de force les notions diverses dans la cervelle de l'enfant sous la forme
35
36
37
Ibid., p. 980.
Cf. infra, pp. 37-42.
Buisson, op. cit.. pp. 980-981.
catéchistique, et à le bourrer de sentences et de connaissances qu'il apprend sans les comprendre. Tout procédé
est salutaire dès qu'il pénètre dans les jeunes esprits encore fermés, et qu'il les saisit d'une prise solide : or à cet
38
âge l'imagination est la clef d'or qui ouvre les portes de l'intelligence . "
A l'âge où l'imagination est le seul moyen de faire assimiler les idées à l'enfant, la
fiction est l'expédient, l'accompagnatrice idéale de toute éducation, de toute
instruction.
Cependant, ce n'est pas sans réserves que Pécaut recommande l'usage
pédagogique et instructif de la fiction. Il en relève deux périls : la banalité et l’abus.
Pour le premier danger, il conseille de ne pas donner à l'enfant "une littérature au
rabais, sans vie, sans force, sans couleur", car l'enfant "est parfois un meilleur juge
littéraire qu'on ne le pense39". Pour qu'un enseignement soit efficace,
"il faut que les deux éléments dont il se compose, l'instruction et la fable, ne soient point séparables, ne fassent
40
qu'un tout, et que ce tout palpite et vive ".
Si le premier péril attaché à la fiction relève de l'habileté du pédagogue, le deuxième que
Pécaut évoque est plus fondamental.
"Le second péril que nous tenons à signaler est l'abus. Le récit purement fictif ne doit être qu'un pis-aller.
Pour peu qu'il soit possible d'emprunter la leçon anecdotique au domaine des faits, soit à la vie de chaque jour,
soit à l'histoire, chaque fois, en un mot, que le drame pourra sortir de l'abstraction pour prendre pied dans le réel,
dans le monde familier à l'enfant, il ne faut pas hésiter à abandonner la fiction.
Quand plus tard l'enfant est sorti de ces limbes de l'éducation et qu'il aborde l'étude régulière des
41
connaissances, la fiction disparaît complètement, en tant du moins que méthode officielle ."
Bien qu'il soit clairement séparé des pédagogues traditionalistes qui rejette sans
réserves le recours à la fiction, Pécaut n'oublie pas pour autant de relever le danger
de l'instruction par la fiction. La fiction n'est que le pire moyen d'instruction. Il faut
la rejeter dès que possible, parce que sinon elle fait perdre, ou du moins elle retarde
le contact avec le réel, et agit à la manière d’un doux poison.
Par leur nature même, la fiction et l'instruction sont donc incompatibles. Ainsi, il n'est pas
étonnant de voir Pécaut sceptique quant à l'utilité des romans conçus exprès pour l'instruction :
38
39
40
41
Ibid., p. 1008.
Idem.
Ibid., pp. 1008-1009.
Ibid., p. 1009.
"Hélas ! parmi les innombrables petits lecteurs des Anglais au Pôle-Nord, de Vingt mille lieues sous les mers ou
des Exilés dans la forêt, nous en sommes encore à chercher un seul enfant qui y ait puisé quelque réelle
instruction. Tous dévorent ces beaux romans avec une égale avidité, et tous sont également habiles à éliminer les
notions de science pour mieux savourer l'intérêt romanesque. Quel que soit l'art avec lequel le conteur enveloppe
et déguise la drogue amère, l'enfant est plus habile encore à ne pas même l'effleurer de ses lèvres et à ne déguster
42
que le miel qui la cache ."
Au lieu d'être accompagnatrice, la fiction devient désormais ennemi de l'instruction.
L'agrément des lettres se transforme en poison. Elle est considérée comme un mal
qui empêche l'enfant d'absorber les connaissances utiles.
Ces réserves que Pécaut émet pour les romans de vulgarisation scientifique ne
l’empêchent pas d’admettre la valeur esthétique de l’œuvre de fiction en général.
Nous le retrouvons, en fait, comme un fervent défenseur de la fiction, dans le débat
sur la question de la moralité et de la fiction.
§ 3 La fiction et la moralité
Sur l'effet moral de la fiction, l'opinion se partage. D'une part, les uns disent que la fiction, le
plus souvent identifiée à la littérature elle-même, est nécessaire pour compléter l'éducation morale de
l'enfant et de l'adolescent, et d'autre part, les autres prétendent que rien n'est plus dangereux que le
roman, représentant de tous les défauts de la fiction.
Pour Mme de Genlis, toute œuvre de fiction, même réputée pour sa vertu, est
immorale, à quelques rares exceptions près. En effet, n'admettant que trois romans
véritablement moraux43, elle n'hésite pas à condamner La Princesse de Clèves :
"Dans les nouveaux principes d'éducation, une mère croit faire des merveilles en permettant à sa fille de lire ce
qu'on appelle des Romans moraux, comme, par exemple, la Princesse de Clève, où l'on trouve, dit-on, de si beaux
exemples de vertu, où l'héroïne résiste avec tant de force & de courage à la plus violente passion. En voyant
l'excès du sentiment qui la domine, & les combats affreux que le devoir excite en elle, si l'on peut croire que c'est
là une peinture fidèle du cœur, il faut croire aussi que l'amour est absolument indépendant de notre volonté, qu'il
est inutile de s'opposer à ses progrès, & qu'alors la vertu n'est qu'un tourment de plus. Voilà un but moral bien
44
satisfaisant ."
42
43
44
Idem.
Il s'agit de Clarisse, "le plus beau de tous", et de Grandisson et Pamela. ( Adèle et Théodore, tome 1, p. 315)
Adèle et Théodore. tome 1, pp. 310-312.
La critique de Mme de Genlis contre le roman moral semble contenir deux arguments. D'abord, la
fiction invite le lecteur ou la lectrice à imiter son histoire, à s'identifier au personnage romanesque.
C'est le danger de l'imitation. Et ensuite, il y a un autre danger plus essentiel de la fiction, qui consiste
dans les détails, les détours de l'histoire. L'intrigue romanesque ne peut se réduire à sa conclusion. La
conclusion, si moralisatrice soit-elle, ne peut rendre vertueuse l'histoire entière du roman. Même si
l'héroïne ne succomba pas à la tentation de la passion, cela ne veut pas dire qu'elle n'a pas péché. Au
contraire, selon la pédagogue, toute son hésitation, toutes ses douleurs sont déjà blâmables. Le
dénouement vertueux ne peut anéantir la passion cachée.
C'est aussi ce crime de l'excès de détours immoraux que l'écrivain pédagogue
reproche aux œuvres dramatiques de Molière et de Corneille :
"Je sais bien que Molière a réformé beaucoup de ridicule, et que les Pièces de Corneille sont faites pour élever
l'âme ; mais dans tous les Ouvrages dramatiques (sans exempter même ceux de ce grand Homme) la morale n'est
jamais qu'un accessoire, et non le but principal ; le véritable désir de l'Auteur est de plaire et d'émouvoir les
passions ; tout ce qu'on exige de lui, c'est que son dénouement soit instructif. Il peut être dangereux pendant plus
45
de quatre actes et demie, pourvu que la dernière scène soit morale ."
En effet, la morale ajointe artificiellement à la fin de la pièce ne peut effacer l'influence des histoires,
des anecdotes immorales dont elle fourmille.
Cependant, l’intérêt de l'œuvre de fiction, particulièrement du roman, consiste précisément
dans la richesse des petits détails, la digression, les détours inutiles. Si le roman, épuré de toute
connotation moralement douteuse, ne contient qu’un message vertueux à transmettre, personne ne le
lira. Rien n’est plus ennuyeux qu’une fiction purement morale. C’est du moins l’avis de Pécaut, un
des rares défenseurs de la fiction et auteur de l’article «Fiction» du Dictionnaire de pédagogie et
d’instruction primaire, selon lequel un roman «normal» destiné au grand public exerce une influence
plus grande sur la jeunesse que la fiction conçue exclusivement dans un but pédagogique :
"Mais c'est un fait digne de remarque que les fictions conçues et rédigées tout exprès en vue du jeune âge n'ont
jamais exercé sur les âmes enfantines l'immense influence qui appartient en propre à quelques œuvres destinées
46
par leurs auteurs au grand public ."
Si l'enfant préfère la fiction tout court que la fiction exclusivement pédagogique, c'est
parce qu'il aime le côté parasite ou bâtard du roman, qui n'a rien à voir avec la
45
46
Ibid., tome 3, p. 263, note 1.
Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, première partie, tome 1,p. 1010.
morale.
Par sa nature essentiellement bâtarde, le roman souffre depuis toujours de son
statut inférieur à d'autres genres littéraires. Dans Roman des origines et origines du
roman, Marthe Robert consacre bien des pages à souligner l'absence de définition et
de règles du genre :
"Le roman a justement cette particularité qu'il ne comporte aucune obligation définie, sauf celle qu'il s'impose ou
devrait s'imposer lui-même ; aussi le désir de vraisemblance n'y est-il pas plus légitime que le dessein contraire,
47
bien qu'il paraisse plus naturel, ou en tout cas, plus conforme à nos préjugés ."
La liberté du genre et son infériorité par rapport aux autres formes littéraires sont si
grandes que ce sont les romanciers eux-mêmes qui doivent camoufler la fictionalité
ou justifier son utilité publique et morale. Marthe Robert donne ainsi une liste des
déclarations d’écrivains qui se vantent moralement48.
Parmi les défenseurs de la fiction au service de l'éducation morale, nous retrouvons Pécaut qui
admet sa nécessité pour l'éducation du premier âge. Il regrette même les contes de Perrault, ce "monde
radieux où volaient les fées, où couraient le Chat botté, où la petite Cendrillon se cachait", cette
"incomparable école de littérature49".
Cependant, c'est surtout après le premier âge que la fiction, cessant d’être le substitut de
l’instruction raisonnée, joue un rôle propre, irremplaçable pour l’éducation. Certes, on ne s'en sert
plus pour apprendre à l'enfant les bases des connaissances scientifiques. Mais, il reste un manque,
"une funeste lacune", selon Pécaut, que toute instruction scientifique ne peut remplir elle seule :
"Ces trésors cachés [de la science] ne sont accessibles qu'à ceux chez qui une culture préalable a d'abord éveillé et
développé le sentiment du beau, qui ont déjà appris à le chercher, à le connaître, à le goûter directement. [...]
Quelque chose de plus est nécessaire pour susciter dans l'âme l'amour pur et désintéressé du beau et pour le
contenter. Ce quelque chose, l'art, sous toutes ses formes, peut seul le fournir. Mais, parmi toutes ces formes,
pourquoi en négliger une, la plus noble peut-être de toutes, la fiction
50
?"
Il s'agit-là d'une notion artistique de la fiction. La fiction est admise comme la forme la plus «noble»
de l’Art. Elle n'est plus un moyen quelconque de transmettre les idées, mais un but, une valeur en soi.
47
48
49
50
Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, p. 24
Ibid., pp. 28-32.
Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire p.1008.
Ibid., p. 1009.
Il faut nous en presser de dire, cependant, que même Pécaut n'est pas indifférent aux effets indésirables
de la fiction. Car il ajoute ceci :
"Le monde fictif que l'on ouvre à l'enfant ne doit jamais être tel qu'il puisse ébranler sa raison naissante. Le
fantastique est ici moins à craindre que le grossier raffinement, sorte de merveilleux de pacotille ; car, tout en s'y
délectant, les jeunes esprits aperçoivent très bien le néant du premier, mais ne se peuvent défier du second. Mme
Necker a dit avec justesse : «J'aime mieux la pantoufle de verre qu'un brodequin bien lacé ; mieux le couvre-chef
d'escarboucle qu'un délicieux chapeau qui sied à ravir : mieux, cent fois mieux un char enlevé dans les airs par
des dragons, qu'un élégant tilbury mené par un charmant jeune homme.» Il va sans dire qu'il faut en outre
proportionner la dose au tempérament moral de l'enfant, et par conséquent à son sexe, si l'on ne veut point risquer
51
d'exalter l'imagination et de faire perdre terre à l'esprit ."
Bien que le danger de la fiction soit ainsi signalé, il faut dire qu’il est presque
accessoire devant son rôle qu’elle a de subvenir au «manque» que l’instruction, si
complète soit-elle, ne puisse remplir.
A la différence de la conception artistique transcendante de la fiction chez
Pécaut, Bain nous semble ne pas vouloir quitter le pragmatisme. Dans La Science de
l'éducation, il explique ainsi l'avantage de la fiction dans l'éducation morale :
"La tactique adoptée par le maître est déterminée en grande partie par la répugnance que l'étude de la
morale inspire naturellement aux hommes. Les élèves aiment bien mieux une leçon de sciences qu'un discours
sur la morale ; et, de plus, pour la science le manque de goût est moins fatal au résultat cherché que pour la
morale. L'emploi des fables, des paraboles et des exemples a évidemment pour but d'éviter les leçons directes, et
52
d'arriver à l'esprit d'une manière insinuante et détournée ."
Ici, la fiction n'est admise que comme un simple moyen qui diminue et cache l'ennui du discours
moral. C'est pourquoi Bain n'oublie pas de souligner le danger de l'exagération dans l'usage moral de
la fiction :
"Bien que l'on ait blâmé avec raison la sentence sévère que Platon a portée contre les poètes, il demeure
établi que pour l'enseignement de la morale ils sont enclins à l'exagération. Ils sont artistes d'abord et moralistes
ensuite ; et l'art, qui cherche à plaire, n'est point disposé à prêcher l'abstinence ou le sacrifice. Quand on élargit la
sphère de la poésie de manière à y faire entrer le roman, qui lui appartient en effet, on reconnaît sans peine
l'exactitude de cette observation. Le poète exprime bien mieux que tout autre les actions grandes, nobles et
sublimes, et il contribue ainsi à nous exciter à l'héroïsme. Mais la base vraiment solide sur laquelle le maître peut
s'appuyer, c'est l'histoire : Périclès, Timoléon, le roi Alfred, John Hampden, Grace Darling, peuvent être
représentés sous des couleurs vraies et exactes, sans rien perdre de leur influence moralisatrice. Les héros du
roman et de la poésie sont le plus souvent des combinaisons impossibles. Un poète est un enthousiaste, et alors il
nous présente des espérances trompeuse, ou cynique, et alors il défigure à plaisir l'esprit humain. Dans les
romans, les personnages reçoivent toujours une récompense exagérée pour le bien qu'ils ont fait. Un poète qui se
consacrerait à l'enseignement de la morale devrait chercher à être vrai, tout en prêtant à la réalité quelque chose
51
52
Ibid., p. 1010.
Bain, La Science de l'éducation, pp. 298-299.
d'attrayant et d'agréable ; tels seraient les écrits qu'il faudrait aux instructeurs de la jeunesse pour les aider dans
53
leur travail ."
L'intention de Bain est claire. Il voit bien le rôle secondaire de la morale dans l'œuvre littéraire. Pour
lui, la fiction contient quelque chose de trop dont il faut freiner le débordement pour l'adapter à
l'enseignement. Prolixe, elle fourmille de digressions, de tout ce qui est inutile dans un but moral.
Mais n'est-ce pas justement parce que la fiction ne peut se réduire à une leçon, qu'elle est une œuvre
artistique ? Une œuvre ne peut être œuvre artistique que parce qu'elle échappe à toute interprétation
morale réductrice. En ce sens, Bain méconnaît la valeur artistique de l'œuvre littéraire. Dès lors, la
question est moins de savoir dans quelle mesure la fiction est applicable à l'éducation morale, que de
savoir si l'usage moral de la fiction ne nuit pas à la prétention de l'œuvre littéraire en tant qu'œuvre
artistique. Car on peut avancer à la suite de Kant que le jugement esthétique doit être désintéressé54.
Ainsi, nous pouvons reconnaître deux attitudes chez les pédagogues défenseurs de la fiction.
Pour les uns, la fiction demeure un moyen, certes pernicieux mais utile, au service de l'éducation
morale. La valeur littéraire de la fiction ne compte pas pour eux. Pour les autres, l'utilité morale de la
fiction est inséparable de sa valeur littéraire. L'œuvre n'est plus un expédient, mais un apprentissage
en soi, qui consiste à cultiver le sentiment du beau. Peut-être faudrait-il reconnaître dans ce qui sépare
Bain de Pécaut, la transformation en profondeur de l’idéologie pédagogique qui s’est opérée pendant
les trente dernières années du XIXe siècle en France.
§ 4 La haine de la fiction chez Rousseau et la fictionalité de l'Émile
Nous avons vu comment les pédagogues réagissent pour ou contre l'usage instructif et moral
de la fiction dans l'éducation de l'enfant. Et nous avons constaté que les critiques les plus sévères et
fondamentales de la fiction viennent de Rousseau et de Mme de Genlis. Or leurs œuvres d'éducation
ont un certain nombre de traits fictifs voire romanesques, ce qui les distingue de bien d'autres ouvrages
que Flaubert a consultés. Comment se fait-il qu'ils écrivent sur le mode de la fiction leur traité
d'éducation, eux qui ne cessent jamais d'en dénoncer les dangers ? Pourquoi recourent-ils à la fiction
53
54
Ibid., p. 301.
Cf. Kant, Critique de la faculté de juger, traduction par A. Philonenko, pp. 50-51.
tout en la critiquant ? D'où vient cette réciprocité ? Il nous faut étudier les éléments fictifs de chacune
de leurs œuvres pour réfléchir sur la nécessité de la réciprocité entre fiction et pédagogie.
L'Émile est un roman, avoue l'auteur. Ou bien il devient roman au fur et à mesure. Dans les
premiers brouillons de l'Émile, le nom d'Émile "n'apparaît qu'au troisième livre55". Le caractère de
l'enfant reste très général et abstrait dans un premier temps, mais au cour de son développement, il
s'individualise. Cependant, la nécessité d’être à la fois typique comme un ouvrage pédagogique doit
l'être, et individualisé comme le roman le demande, tient de la gageure. Bref, l'éducation d'Émile "ne
peut être un très bon roman» ; en d'autres termes, Émile n' "existe pas beaucoup56". Ce n'est qu'après
l'apparition de Sophie au cinquième livre que l'Émile commence à fonctionner comme un vrai roman.
Pour l'amour et le mariage, deux événements achevant l'éducation, le discours ne suffit plus. Il faut
décrire. En inventant Sophie pour répondre au besoin de son futur mari, l'auteur fait son apologie.
"Si j'ai dit ce qu'il faut faire, j'ai dit ce que j'ai dû dire, il m'importe fort peu d'avoir écrit un roman. C'est un assés
beau roman que celui de la nature humaine. S'il ne se trouve que dans cet écrit, est-ce ma faute ? Ce devoit être
57
l'histoire de mon espéce : vous qui la dépravez, c'est vous qui faites un roman de mon livre ."
Pour Sophie, d'ailleurs, l'écrivain avait un projet selon lequel Émile et Sophie étaient élevés
ensemble dès le début, comme c'était le cas pour les enfants du livre de Mme de Genlis.
"J'avois pensé dès le commencement à former de loin la compagne d'Émile et à les élever l'un pour l'autre et l'un
avec l'autre. Mais en y reflechissant j'ai trouvé que tous ces arrangements trop prématurés étoient mal-entendus,
et qu'il étoit absurde de destiner deux enfans à s'unir avant de pouvoir conoitre si cette union étoit dans l'ordre de
58
la nature et s'ils auroient entre eux les rapports convenables pour la former ."
Si ce plan avait été mis en place, le livre aurait été dès le début beaucoup plus "romancé" .
Plus l'Émile approche de la fin, plus il devient roman. Cette tendance se confirme entièrement
avec la suite de l'Émile : Émile et Sophie ou les solitaires. Tout ce qui n'était qu'incomplètement
introduit dans l'Émile, s'accomplit avec force dans Émile et Sophie. Il n'y a plus de mélange entre le
traité et la fiction. Il s'agit d'un roman épistolaire inachevé où Émile s'adresse à son gouverneur, où il
raconte comment Sophie a été perdue. Et à en croire plusieurs témoignages, le dénouement d'Émile et
55
56
57
58
Émile, Introduction, p. CXX.
Ibid., p. CXXI.
Ibid., p. 777.
Ibid., pp. 763-764.
Sophie n'aurait rien eu à envier aux autres romans les plus extraordinaires, les plus romanesques du
XVIIIe siècle. En effet, en apprenant l'adultère de Sophie, suite à la mort de ses parents et de son
enfant, Émile aurait fait un voyage. Et après bien des péripéties, il arrivait dans une île où il retrouvait
Sophie, prêtresse d'un temple...59
D'où vient ce glissement vers le roman ? Nous pensons qu'il provient de la conception même
de l'ouvrage. C'est la manière même de concevoir et d'élever l'enfant qui risque de paraître bien
fictive. En effet, tous les soins que le gouverneur ne ménage pas à son élève pour lui faire suivre le
développement de la nature, sa fameuse éducation inactive, toutes les conditions qui rendent possible
l'existence d'Émile tel qu'il est, semblent difficiles à réaliser, voire irréelles. En prenant conscience de
cet écart entre Émile et les autres enfants, l'auteur est obligé d'intervenir deux fois dans ses
développements, pour signaler la singularité de son élève. Premièrement pour l'effet de la lecture de
l'histoire :
"Il y a bien peu de gens en état de concevoir les effets que des lectures ainsi dirigées peuvent opérer sur
l'esprit tout neuf d'un jeune homme. [...] Mais qu'on se représente un jeune homme élevé selon mes maximes.
Qu'on se figure mon Émile, auquel dix huit ans de soins assidus n'ont eu pour objet que de se le figure au lever de
60
la toile, [...]. "
Et deuxièmement, en parlant du goût :
"Qu'on me permette, pour mieux développer mon idée, de laisser un moment Émile dont le cœur pur et
sain ne peut plus servir de régle à personne, et de chercher en moi-même un éxemple plus sensible, et plus
61
rapproché des mœurs du lecteur ."
Apparemment, Émile est trop exemplaire pour servir de modèle. Il n'est pas vraisemblable comme
personnage de roman.
C'est le destin plus ou moins commun à tout personnage du roman
pédagogique.
Il nous semble donc indéniable que, dans ce cadre où le traité et la fiction sont mélangés,
l'Émile perd en vraisemblance au fur et à mesure qu'il devient roman. Est-ce un échec ? Comme
roman, cela se peut. Mais il est aussi clair que l'intention de Rousseau, sa conception générale du
livre, n'a pas permis à son ouvrage d'éducation de prendre d'autres formes. Il ne pense pas écrire un
59
60
61
Voir l'Introduction de Émile et Sophie, Œuvre complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome 4, pp. CLXI-CLXVII.
Émile, p. 532.
Ibid., p. 678.
simple traité d'éducation62. L'Émile dépasse la dimension d'un ouvrage pédagogique. Il contient
comme en résumé du Contrat social, beaucoup de passages qui le rapprochent du Discours sur
l'inégalité, et surtout La confession du vicaire Savoyard. Il est à la fois politique et psychologique.
C'est un livre où convergent toutes les idées anthropologiques de Rousseau, où elles sont mises en
question à travers la création d'un couple, certes quasi irréel, mais idéal pour l'expérience, du
gouverneur non professionnel et de l'enfant qui n'a pas de parents. L'Émile est une tentative où,
partant de la division entre citoyen et homme naturel, Rousseau pousse jusqu'aux extrêmes son
hypothèse, pour voir ce qui peut arriver dans la société à un homme élevé autant que possible selon la
nature. La fiction est invoquée dans le traité pour répondre à ce besoin d'une sorte d'expérimentation
sur le système éducatif de l'homme.
§ 5 L'idéal de l'homme de lettres selon Mme de Genlis
Il n'en est pas de même pour Mme de Genlis. Si l'Émile est un roman qui se l'avoue très
rarement et difficilement, Adèle et Théodore est un roman épistolaire traditionnel du XVIIIe siècle.
Les enfants, Adèle et Théodore, sont eux aussi des enfants modèles qui se marient le même jour à la
fin du roman. La sexualisation de l'éducation est rigoureusement observée : c'est la Baronne qui
s'occupe d'Adèle, et le Baron de Théodore. Néanmoins, ce n'est pas un roman où l'on ne parle que de
morale, de disciplines et de leçons. Il n'y manque aucun des épisodes pittoresques jugés utiles par
l'auteur pour la distraction du lecteur tels que les aventures amoureuses, le voyage en Italie, l'adultère,
etc. Bref, il s'agit d'un roman dont la prétention pédagogique est soigneusement camouflée par divers
astuces romanesques.
Le camouflage de la fictionalité au profit de la moralité s'avère évident dans la lettre XI du
tome 2 d'Adèle et Théodore où Lagaraye donne de multiples conseils à Porphire, jeune homme qui
veut se consacrer à la littérature. D'abord, il essaie d'éloigner le jeune homme des livres, de son
cabinet de travail pour qu’il fréquente le monde :
62
En commentant le passage de Rousseau : "Non, j'ai honte de m'amuser à ces niaiseries dans un traité de l'éducation",
Pierre Burgelin dit: "Ces «niaiseries» témoignent bien qu'Émile ne veut pas être un traité de pédagogie." (ibid. p. 1381.)
"Eh bien, mon cher Porphire, vous allez donc devenir homme de lettres ! Non, certainement, je ne
m'oppose point à ce projet ; la fausse dévotion et la bigoterie pourroient seules le condamner. Vous avez de
l'esprit, une âme sensible : vous avez beaucoup lu : maintenant laissez à tous les livres, quittez votre cabinet,
étudier les hommes ; si vous n'acquérez pas une connoissance approfondie du cœur humain, vous ne ferez rien
que de médiocre ou d'imparfait. [...] Un savant doit rester dans son cabinet ; un homme de lettres doit vivre dans
le plus grand monde : qu'il consacre à la société quatre heures du jour, il lui restera assez de temps pour travailler
63
et méditer sur ce qu'il aura vu ."
Quitter les livres pour les hommes est le contraire de l'image de l'écrivain moderne.
Même un romancier comme Proust a dû s'isoler complètement en se coupant de la
vie mondaine qu'il avait jadis aimée. Surtout la dernière partie du conseil d'après
lequel il faut consacrer quatre heures par jour au monde a touché la sensibilité de
Flaubert qui se vante dans la correspondance de son isolement, de son travail,
enfermé parfois plus de dix heures par jour dans le pavillon de Croisset64.
Ensuite le conseil de Lagaraye tourne vite à la leçon de morale. Pour lui, la
valeur de l’œuvre littéraire est égale à sa valeur morale, et voire à la moralité de la
personne qui l’a créée :
"Mais tout cela ne suffit pas, mon cher Porphire ; il faut encore conserver vos principes et votre sensibilité : si
votre cœur et vos mœurs se corrompent, vous ne ferez jamais un ouvrage de génie ;[...]. O Porphire ! sois
honnête, indulgent, bienfaisant, et tes écrits inspireront le goût de la vertu ; on n'y trouvera point d'exagération,
d'inconséquence : celui qui n'est inspiré que par l'amour du bien et de la vérité, ne peut jamais se contredire ; si tu
veux offrir d'utiles leçons de morale, commence par te réformer toi-même, combats tes passions, ferme ton cœur
à la haine, au ressentiment, apprends à pardonner, tu sauras alors louer avec éloquence et la grandeur d'âme et la
générosité. [...] Enfin, songez, mon cher Porphire, qu'il n'est qu'un temps de la vie pour écrire et pour travailler,
et que ce temps s'écoule avec une extrême rapidité : lorsqu'il sera passé, quel charme vous éprouverez, si vous
pouvez vous dire : Je n'ai rien écrit qui ne fût conforme à la raison, à la vérité ; inspiré par l'humanité, par
l'amour de l'ordre et de la vertu, je ne recherchai jamais qu'une gloire pure et sans tache ; et du moins en
descendant au tombeau, dans cet instant terrible où le souvenir d'une bonne action satisfait mille fois plus que
celui d'un succès brillant, qu'il me sera doux de penser que mes ouvrages ne pourront jamais produire
d'impressions dangereuses, que le jeune homme qui débute dans le monde ne les lira point sans quelque fruit, et
que la mère vigilante et tendre s'empressera de les donner à sa fille ! Voilà, mon cher Porphire, quelle doit être
65
votre ambition, si vous voulez répondre à mon attente, et justifier ma tendresse ."
La vocation de l’écrivain n’est justifiable que par la pureté de l’âme, les vertus de
celui qui écrit. La tranquilité d’esprit avec laquelle une mère peut donner le livre à sa
fille est le critère même du choix de l’œuvre. Cette manière de juger des œuvres
esthétiques convient mieux qu’à personne d’autre à l’auteur elle-même. Mme de
Genlis qui ne cesse de produire des œuvres de fictions pédagogiques, fait de la
63
64
65
Mme de Genlis, Adèle et Théodore, tome 2, pp. 126-127.
Il a bien noté les passages dans ses notes de lecture dans le folio 182, g 226 (2). Cf. l’Annexe, p.
Adèle et Théodore, tome 2, pp. 127-128. Mis en italique par l’auteur.
remise des ouvrages pédagogiques à la jeune fille l’épisode final de son roman.
Ainsi, elle justifie sa théorie de la subordination à la morale de l’œuvre esthétique.
§ 6 L'abondance de fictions dans Adèle et Théodore
A propos de la réciprocité entre fiction et pédagogie, ce qui caractérise le plus ce roman de
Mme de Genlis, c'est l'abondance d'ouvrages littéraires que la Baronne d'Almace écrit dans un but
éducatif. La Baronne, double de Mme de Genlis, auteur de dizaine d'ouvrages pédagogiques, ne cesse
d'en écrire pour mener à bien l'éducation de ses enfants. Elle annonce dans ses lettres à son amie la
Vicomtesse de Limours l'état d’avancement de son travail.
Ainsi, nous apprenons qu'outre des
ouvrages divers tels que Les Annales de la vertu66, "un ouvrage d'éducation sur la Mythologie67", "un
ouvrage d'éducation en environ dix-huit ou dix-neuf volumes68", elle a écrit aussi des fictions telles
que "Les Veillées de Château69" pour Adèle qui ne lit jusqu'à sept ans que les contes écrits par sa mère,
et une pièce de théâtre "à l'usage des enfants et des jeunes personnes70". Il faut préciser que presque
tous ces ouvrages "existent" réellement, c'est-à-dire que ces titres ont été de fait écrits par Mme de
Genlis.
Parmi tant d'ouvrages insérés dans l'histoire, nous retenons deux fictions. D'abord, un roman
dont la moitié est faite d’extraits des ouvrages jugés dangereux. L’autre moitié est à compléter de la
main d'Adèle. Et ensuite, à la fin du livre, le présent que la Baronne donne aux noces de ses enfants.
C’est le roman que l'on vient de lire.
Pour le premier, la Baronne propose de faire un roman fait d’extraits de tous les ouvrages
moralement dangereux ;
"Je lus tous les Ouvrages que je jugeois dangereux, faisant sur chacun deux extraits ; l'un des mauvais principes,
et l'autre des contradictions qui, dans le même Auteur, détruisoient ces principes : ce travail fait, je commençai
mon Ouvrage, qui n'est qu'une expèce de Roman en Lettres, dont voici le plan : Un jeune homme né avec de
l'esprit & un bon naturel, mais avec des passions très-vives, quitte sa Province, entre dans le Régiment des
Gardes, et vient se fixer à Paris ; il forme des liaisons dangereuses, et lit avec enthousiasme des Livres qui
achèvent d'ébranler ses principes ; cependant il a laissé dans sa Province une sœur plus âgée que lui de sept ou
66
67
68
69
70
Ibid., tome 1, p. 317.
Ibid., tome 2, p. 399.
Ibid., tome 3, p. 64.
Ibid., tome 1, p. 85.
Ibid., tome 1, p. 210.
huit ans, et qu'il aime depuis son enfance ; il lui écrit avec exactitude, et lui rend un compte détaillé de ses
aventures, de ses pensées et de ses lectures. Sa sœur lui répond, lui donne des conseils, et combat d'une manière
toujours simple et solide ses opinions et ses erreurs. J'ai placé dans les Lettres du jeune homme tous mes extraits
de principes faux et dangereux ; ces passages sont marqués par des guillemets, une note indique le titre, le volume
et la page de l'Ouvrage d'où je les ai pris ; j'ai mis aussi en notes, dans ces Lettres du jeune homme, les
contradictions et les inconséquences tirées du même Auteur cité. Après chaque Lettre du jeune homme, on
trouve la réponse de sa sœur, et jamais cet ordre n'est changé. Quoique j'aie tâché de jeter quelque intérêt dans
l'Ouvrage, cette régularité de réponses respectives lui donne de la monotonie, et lui ôte du naturel, mais aussi ne
71
l'ai-je pas fait pour être lu. Il contient quatre-vingt Lettres, quarante du frère, & quarante de la sœur ."
Elle précise que le roman n’est pas fait pour être lu. Car il s’agit d’un exercice moral et non d’une
création littéraire. En fait, elle continue :
«Il y a quinze jours que j’ai fait copier sur une feuille volante la première de toutes, qui est du jeune
homme ; et me trouvant seule avec Adèle : Vous avec quatorze ans et demi, lui dis-je, il est temps de songer à
former votre esprit ; [...] voulant vous rendre cette étude [de l’écriture] agréable et même amusante, j’ai composé
un roman dont vous ferez la moitié... --- Oh ! que cela m’amusera... [...] --- Tenez, voici sa première lettre... ---Ah ! donnez, maman... --- Auparavant, écoutez-moi. Cette lettre est d’un homme dont l’esprit est déjà gâté, et
dont le cœur commence à se corrompre. Je vous préviens qu’elle ne contient, ainsi que toutes celles que vous
recevrez, que de mauvais principes et de fausses opinons ; en la lisant, répétez-vous bien que vous ne devez vous
attacher qu’à combattre toutes les idées qui s’y trouvent ; cherchez avec soin toutes les raisons qu’on peut
72
opposer aux siennes, il en ‘est de victorieuses ; si vous ne renversez pas son système, ce sera votre faute .»
Cette utilisation de la fiction en vue de corriger l'immoralité romanesque montre bien la manière dont
Mme de Genlis conçoit les rapports entre la fiction et la pédagogie. Selon elle, la fiction n'est utile
pour la pédagogie qu'en s'y subordonnant, et une fois dénuée d'éléments immoraux et dangereux.
Mais, puisque la fiction en général est immorale sauf les trois rares exceptions que nous avons
mentionnées, il faut en inventer une exprès, spécialement destinée à l'éducation. Elle s'en est chargée
elle-même. Mme Genlis s'efforce de combattre la fiction par la fiction. Elle écrit de la fiction pour
mieux l'épurer.
Nous pouvons trouver à la fin du livre le même genre de manipulation de la fiction par la
fiction, mais en sens inverse. Au lieu de corriger la fiction par la fiction, l'auteur désire dépasser la
fiction par la fiction. En donnant comme présent à ses enfants l'ouvrage pédagogique qui n'est que le
roman que le lecteur vient de lire, elle s'efforce de transformer la fiction en ouvrage pédagogique. En
s'adressant à Madame d'Ostalis, fille adoptée, la Baronne explique en ce sens la nature de son présent
de noce :
71
72
Ibid. tome 3, pp. 66-67.
Ibid. tome 3, pp. 67-68.
"Maintenant, ma chère fille, je vais vous parler du présent de noce que j'ai fait à mes enfans. Après le
dîner, j'ai conduit Adèle & Théodore dans mon cabinet ; & là, tirant d'une armoire deux exemplaires d'un
Ouvrage en trois gros volumes : voilà, mes enfans, ai-je dit, tout ce qui me reste à vous donner, c'est un Ouvrage
fait pour vous ; il a pour titre : Lettres sur l'Éducation.... Vous y trouverez une peinture fidelle & des mœurs & du
monde. Dans ce tableau de la vie humaine, j'ai voulu vous indiquer la route qui conduit au bonheur, les écueils
qu'il faut éviter, les travers & les égaremens dont vous devez vous préserver ; cette entreprise demandoit du
courage !.... Je le savois, je n'ignorois pas à combien de périls on s'expose en frondant sans ménagement la folie
& le vice !.... Mais j'écrivois pour vous, nulle crainte, nulle considération n'ont pu m'arrêter ; j'ai dit la vérité sans
efforts & même sans mérite, je voulois vous éclairer !.... C'étoit travailler pour votre bonheur & pour le mien. Je
suis assez jeune pour pouvoir me flatter de présider à l'éducation de vos enfans ; mais enfin, si la sort vous
enlevoit votre mère, vous trouveriez dans cet Ouvrage tous les conseils qu'elle auroit pu vous donner. Ce livre est
fait pour la jeunesse, & non pour l'enfance ; il révèle tous les secrets de l'éducation ; si vous adoptez ma méthode,
ne le donnez donc à vos enfans que le jour de leur mariage. Au reste, vous pouvez seuls prouvez aux autres, &
savoir parfaitement vous-mêmes si cette méthode que je vous propose mérite en effet d'être préférée. Si vous ne
vous écartez jamais de vos devoirs, si vous conservez tous vos principes, si vous êtes toujours vertueux,
indulgens, si votre instruction, vos talens vous procurent chaque jour de nouveaux plaisirs ; enfin, si vous trouvez
une source inépuisable de félicité dans l'exercice constant de la bienfaisance & dans la pratique de toutes les
73
vertus.... ma méthode est bonne, mon systême n'est point chimérique, & mon Ouvrage n'est point un Roman ."
Evidemment, le présent de noce de la Baronne n'est autre que le roman que lit le lecteur, puisque le
sous-titre est le même : Lettres sur l'Éducation. Si ce procédé qui consiste à faire converger à la fin du
livre le fictif et le réel par l'identification du narrateur et de l'auteur, ainsi que le retournement de la
fiction pour le lecteur réel, ne sont pas nouveaux, la dernière phrase mérite d'être remarquée. Elle
exprime le vœu de rejeter l’appellation du roman à tout prix. Elle donne un roman en disant que ce
n’en est pas un.
Ainsi, l’usage que Mme de Genlis fait de la fiction est essentiellement réducteur. Elle ne
pense pas, contrairement à Rousseau, exploiter la fiction avec tous ces vices pour une expérience
idéologique. En minimisant le débordements polysémiques du texte fictif, elle s'efforce de bien
encadrer l'espace fictif pour mieux y insérer la pédagogie. La fiction n’est qu’une décoration qu’il faut
cacher pour ne faire voir que le contenu pédagogique, elle doit être le véhicule transparent de la
morale.
Ce caractère décoratif de la fiction chez Mme de Genlis fait pendant au penchant romantique
qui a retenu Flaubert. Car il note ceci dans le folio 182, g 226 (2)74 :
X
copie
73
74
un amant dont la fiancée est entrée au couvent s'est fait faire le
monument suivant : 
Ibid. tome 3, pp. 448-449.
Cf. l’Annexe5, pp. 822-823.
monument
quatre superbes colonnes de porthyre soutiennent un élégant
baldaquin de drap d'argent orné de franges
funèbre.
(goût de l'époque)
brillantes, auquel sont attachés des rideaux de gaze [qui tirés] ---Sur
un piédestal une statue de marbre
blanc représentant la Félicité éplorée. cette figure tenait d'une
main une longue chevelure blonde
et de l'autre pressait contre son cœur une lettre à moitié ployée dont
on ne pouvait lire que ce seul mot
tracé en grosses lettres d'or : Cécile !
D'où vient cet abus du recours à la fiction dans l'ouvrage d'une éducatrice que dégoûte la fiction ?
Peut-être est-ce ce genre d'emploi de la fiction que Prost accuse en invoquant Bréal pour analyser la
méthode de l'éducation classique du XIXe siècle :
"On veut aboutir à l'élévation de pensée, à la noblesse de style et, par là, à la gravité du caractère. Le masque,
pense-t-on, finira par manger le visage : à force d'imaginer leurs discours, les élèves finiront par ressembler aux
héros qu'ils font parler. On se trompe : ils n'oublient pas qu'ils sont en représentation. Cet univers reste fictif. On
refuse au départ de réfléchir sur la vie réelle, que ses mauvais exemples rendent trop dangereuse à connaître ; on
reste donc condamné à fabriquer de toutes pièces un univers moral, artificiel et idéal ; dont l'antiquité, et à un
moindre titre l'histoire, fournissent les matériaux. Même si les élèves ne s'y laissent pas prendre, cette éducation
littéraire prêche par défaut de sincérité, note Bréal : «ce sont les premiers symptômes d'une maladie intellectuelle
qui consiste à se payer de mots, à s'enfermer dans un rôle et à tirer de sa tête des passions qu'on ne ressent point.»
75
L'hypocrisie de la morale bourgeoise est inscrite au cœur même de cette éducation ."
Prost dit que l'éducation classique veut calquer une fiction sur le monde réel. En rapportant cette
remarque à notre sujet, nous pouvons dire que Mme de Genlis veut inventer une fiction à elle, au
détriment de la fictionalité propre de toute œuvre artistique.
Pour conclure, nous constatons une correspondance entre la critique et l'usage
de la fiction chez Rousseau et Mme de Genlis. Pour l'un, la fiction est mauvaise si
elle n’est qu’une enveloppe de la vérité par le mensonge ; mais il ne méconnaît pas
pour autant l'utilité de la fiction car il ne peut s'empêcher de glisser vers la fiction
pour mettre à l'épreuve une hypothèse idéologique. En d'autres termes, Rousseau
sauve la fiction en en faisant le lieu d’une expérimentation, et en substiuant
75
Antoine Prost, op. cit. p. 53.
l’expérience au mensonge de la fiction76. Tandis que l'autre auteur, qui n'admet que
la fiction épurée de tout élément immoral, réduit les possibilités de la fiction en la
considérant comme un simple support de la leçon de morale.
Toutes les réciprocités que nous avons jusqu’ici relevées entre la littérature et
la pédagogie étaient théoriques, et le débat entre le pédagogue et l’homme de lettres
portait sur les principes propres à chaque domaine.
Il nous faut maintenant
examiner la situation sociale de l’époque et considérer cette réciprocité dans l’histoire
de l’éducation.
76
Il ne faut pas oublier que le seul roman qui échappe à la critique presque générale de Rousseau, Robinson Crusoé, est
une exploitation des possibilités de l'homme naturel dans l'île désert.
SECTION 3 : LA PROMOTION DE LA LITTÉRATURE MODERNE APRÈS 1870
§ 1 L’allégement de l’étude du latin et la promotion du français dans la circulaire
de Jules Simon
Les réformes de Jules Simon symbolisent la transformation idéologique que
l'enseignement secondaire a subi à partir des années 1870.
Sa circulaire du 27
septembre 1872 exerça une influence décisive sur l’évolution de l'enseignement
secondaire. Bien que les réformes proposées aient été réduites à néant peu après
avec la chute du gouvernement de Thiers le 24 mai 1873, la victoire des
traditionalistes ne fut que momentanée. L'esprit des réformateurs s’est réalisé à la fin
du siècle à partir des années 1880.
La circulaire de Jules Simon ouvre une perspective nouvelle sur l'éducation
littéraire. D'abord, elle se traduit par un allégement de l'étude du latin, ensuite par
l'intensification de l'étude du français, enfin, par la promotion de l'explication des
auteurs.
De prime abord, les réformes de Simon ont pour but d’alléger l’étude du latin.
«Moins de grammaire apprise par cœur, moins de thèmes, plus du tout de vers latin,
et beaucoup plus d’explications orales et rapides», nous résume Weill77. Dans un
certain sens, la circulaire de Simon condamne à mort le latin. Certes, il ne propose
pas la suppression du latin, mais il suggère qu’il faut apprendre le latin pour le lire et
non plus pour le parler et l’écrire :
«Je dis sur-le-champ que ce serait un véritable crime que de la supprimer [l’étude des langues anciennes],
ou même d’en diminuer l’importance. [...]
Le latin, Monsieur le Proviseur, n’est complètement une langue morte que depuis notre âge. Il a été
d’abord la langue d’un peuple, et ensuite celle de toute une classe d’hommes savants et lettrés, qui l’employaient
pour leurs écrits, pour leur correspondance et pour l’enseignement. [...] Mais le latin est maintenant une langue
morte dans toute l’étendue du terme, et les progrès de l’enseignement des langues vivantes achèvent et
complètent cette transformation. On étudiera désormais le latin pour le comprendre, et non pas pour le parler. Il
78
est donc naturel de l’enseigner autrement qu’on ne le faisait jusqu’ici .»
77 Weill, op. cit. p. 159.
78
Jules Simon, La Réforme de l’enseignement secondaire, Hachette, 1874, pp. 412-413.
Ainsi, le latin ne sera plus une langue parlée par les élites, mais une langue morte.
Avec cette redéfinition de l'étude du latin, il nous est permis d’imaginer que
désormais l’étude latine va perdre de son poids comme moyen disciplinaire.
Deuxièmement, la circulaire avance qu'il faut augmenter l'étude du français :
«15° Les Exercices de langue et de littérature française
Quand nous aurons réduit les leçons, diminué, dans une notable proportion, les devoirs écrits, restreint à
l’indispensable l’emploi du thème, espacé la version, supprimé le vers latin, restitué à l’explication des textes la
79
première place, il nous restera peut-être quelques instants pour étudier le français ."
Simon pense, contrairement aux traditionalistes qui englobaient en quelque sorte
l'étude du français dans l'étude du latin, qu'il faut s'entraîner en français pour
maîtriser le français :
"On veut que les écoliers apprennent à écrire, qu’ils se forment le goût et le jugement, et l’on semble
avoir redouté pour eux l’emploi prématuré de la langue maternelle. On a soutenu longtemps que les versions et
les rédactions d’histoire suffisaient, et qu’avant la rhétorique il y aurait imprudence à livrer le français à ces
jeunes esprits, comme s’il s’agissait d’une arme dangereuse. Ce n’est pas là une des moindres singularités de
notre éducation classique. Une version est toujours un exercice un peu servile ; une rédaction d’histoire n’était
guère jusqu’ici qu’un exercice de mémoire. On ne permettait à l’élève de concevoir un plan et d’exprimer une
pensée qui lui fût propre, qu’à la condition d’écrire en vers latins ou en prose latine. Mais, quand on écrit en latin
c’est surtout au latin que l’on pense : quand on se sert d’une langue morte, on se préoccupe plutôt de ressembler
aux anciens que d’être soi-même. Le lieu commun devient une nécessité ; on oublie la pensée pour courir après
l’expression. C’est le contraire d’une bonne discipline. N’est-il pas permis de supposer que la difficulté pour
tous les élèves, l’impossibilité pour le plus grand nombre d’écrire convenablement en latin, n’ai contribué pour
beaucoup à rendre la pensée vague et flottante, à favoriser l’imitation sans originalité, et à éteindre parfois, de
douze à quinze ans, cette flamme vive de la jeunesse, qui n’est pas assez alimentée ?
Inciter à s'exprimer en français revient à reconnaître un droit à la libre expression des
sentiments personnels des élèves, et à admettre qu'ils fassent «de la littérature". En
fait, l'article 12 de la circulaire, consacrée au vers latin nous dit ceci :
«L’exercice continu du vers latin semble définitivement condamné. [...] Le profit qu’on en tire n’est pas
proportionné à la peine qu’on se donne : [...] La pratique du vers latin doit se réduire à quelques solides exercices
sur la partie la moins contestable de la métrique et de la prosodie ancienne, et à l’analyse du mécanisme des vers
dans ses rapports avec les lois de l’harmonie poétique. Quant à inventer, imaginer, choisir les mots, disposer les
ornements du style et faire œuvre de littérateur, ne le peut-on dans la langue maternelle ? [...] Il devient nécessaire
80
de prendre un parti, et je le prends en supprimant les compositions et les prix de vers latins .»
Avec un ton certes ironique, le mot «littérateur» en témoigne, Simon ne prohibe pas
cependant de faire des vers en français. Cette ambiguïté est vite levée, car Simon
79
80
Ibid., p. 423.
Ibid., p. 419.
recommande explicitement l'expression des "sentiments naturels" des élèves en
français :
"Je n’ai jamais compris qu’il y eût tant d’inconvénients à permettre aux écoliers d’exprimer des
sentiments naturels, tirés de leur propre fonds. Pourquoi ne point arriver, par des exercices progressifs, aux
devoirs les plus difficiles, aux discours ? Pourquoi même presque uniquement des discours, comme si la forme
oratoire était seule digne de les occuper, à l’exclusion de toutes les autres ? Je redoute la pratique trop constante
d’exercices qui ne sont pas étrangers à ce goût de la déclamation vide et à ce dédain pour les informations
81
précises, qu’on nous reproche ."
L'accent est mis sur le contraste entre l'imitation en langue ancienne et l'expression
de la pensée en langue maternelle. La supériorité traditionnelle du latin sur le
français est renversée. Désormais, la pédagogie ne courra aucun risque à inciter les
élèves à écrire en français. La langue maternelle n'est plus un outil vulgaire, ni une
arme dangereuse, comme il en était pour Dupanloup.
C'est surtout la faculté de juger que Simon vise à exercer avec ses réformes.
«En rhétorique, on joindra aux discours, plus espacés, de plus fréquentes dissertations ou analyses
littéraires et morales, peu étendues et propres à exercer le jugement. A vivre trop en dehors des idées de ce
temps, l’enseignement classique n’aurait plus assez d’empire sur l’opinion. Quand les ignorants raisonnent mal,
ce qu’il y a de plus inquiétant c’est que les hommes qui passent pour plus instruits qu’eux ne sachent pas leur
82
répondre et les éclairer : les uns sont armés de paradoxes ; les autres, désarmés de bonnes raisons ."
Le syntagme "dissertations ou analyses littéraires et morales" témoigne bien de
l'intention qu'a le ministre de l'époque d'exercer le jugement et non la mémoire.
Ainsi, il est possible de discerner un changement d'attitude profond vis-à-vis
de la notion de littérature telle que la pédagogie l'entend. Désormais, elle cesse d'être
l'ensemble des exemples à imiter ou l'illustration des règles de grammaire ; elle
devient au contraire une invitation à s'exprimer et à penser. C'est dans cette même
intention de stimuler la faculté de penser et de s'exprimer des élèves que la circulaire
exalte l'explication des auteurs dans le domaine des études latines.
§ 2 L'explication des auteurs
Le troisième point des réformes de Simon consiste en effet dans la promotion
81
82
Ibid., pp. 423-424.
Ibid., p. 425.
de l'explication des auteurs. L'explication des auteurs, auparavant marginalisée dans
l'enseignement traditionaliste à la manière de Dupanloup, est promue avec Jules
Simon à l’excellence :
«Puisque nous devons, de plus en plus, partir de ce principe que les langues mortes ne sont destinées ni à
être parlées, ni, sauf exception, à être écrites ; mais que les anciens, nous offrant le plus admirable spécimen de
l’intelligence humaine se développant par ses propres forces et selon une inspiration immédiate, doivent être lus
et compris couramment pour eux-mêmes, dans les plus belles de leurs œuvres, il importe, Monsieur le Proviseur,
que, dans toutes les classes où des textes sont mis entre les mains des écoliers, l’explication de ces textes occupe
la première place ; que, dans les classes élémentaires, elle serve à la connaissance des règles et des tournures ;
qu’après les deux ou trois premières années, on abandonne ce mot à mot d’où le sens morcelé se dégage si
péniblement ; que, plus tard, par des lectures suivies d’analyses, par des appréciations courtes, mais précises, par
des comparaisons bien choisies, on fasse connaître aux élèves les vraies beautés des auteurs ; qu’ils admirent
Homère et Platon pour les avoir lus, et non parce qu’il est reçu qu’il faut les admirer. Les explications, arrivant
trop souvent dans la dernière partie de la classe, réduites chaque fois à quelques vers ou à quelques lignes, suivies
avec trop peu d’attention, ne peuvent suffire ni à l’intérêt de l’enseignement ni au profit de l’élève. Les
professeurs eux-mêmes se sont trop façonnés à ce menu travail, qui exige une préparation moindre ou de
moindres connaissances ; et, comme il faut trouver à admirer toujours, même sur le plus mince échantillon, la
critique et l’analyse se sont égarées plus d’une fois dans des minuties, et l’on a cherché des beautés douteuses
83
dans les petites choses, faute d’espace et de perspective pour reconnaître les beautés véritables .»
Cependant, cette méthode nouvellement promue ne manque pas de prêter le
flanc aux critiques des traditionalistes.
Nous pouvons évoquer ces passages de
Laprade en illustration :
"Je cherche quelles autres nouveautés sont venues surcharger le baccalauréat depuis l'invention des programmes à
effet et la réglementation minutieuse du questionnaire. Constatons encore une fois, à ce propos, que
l'affaiblissement des études classiques et l'abaissement du goût littéraire ont commencé chez nous à la même
époque où les examens prenaient leur formidable importance. Je dois s'adjoindre[sic] alors à l'explication des
auteurs latins et grecs, aux questions de goût, d'histoire, de rhétorique et de grammaire, que cette explication
comporte, une sorte de cours de littérature française timidement voilé, aujourd'hui, sous le nom que je ne
comprends pas : explication d'un auteur français. Je sais ce que c'est de la part d'un écolier que l'explication d'un
auteur latin ou grec ; c'est la traduction, d'abord mot à mot, puis dans un français aussi correct et aussi élégant que
possible de chaque phrase de cet auteur, accompagnée d'une analyse grammaticale et logique, de quelques
observations sur les étymologies et les racines des mots, sur les concordances des deux langues anciennes et des
auteurs anciens, sur les beautés de style et de pensée répandues dans des textes que l'on connaît à peu près par
cœur. Le sens littéraire, l'imagination, si le candidat en est pourvue, trouvent suffisamment à s’affirmer dans ces
épreuves, tout en leur laissant ce degré d'exactitude et de précision auquel les rappelle sans cesse la nécessité de
traduire chaque mot par le mot propre.
Ce qu'on appelle dans le dernier programme explication d'un auteur français, est-ce quelque chose d'aussi
positif et d'aussi sérieux ? Évidemment il ne s'agit pas de l'intelligence des mots, ni même d'un simple exercice
de grammaire, de logique et d'ancienne rhétorique. Ce ne peut être qu'un véritable cours de littérature et d'histoire
littéraire, une sorte d'article critique, un feuilleton que l'on prie l'élève de faire sur l'un des auteurs mentionnés
dans le programme. Le programme dira que ce n'est pas là son intention, le bon sens dira que cette exigence est
83
Ibid., pp. 422-423.
absurde ; mais en fait, c'est ainsi que la chose se passe, si raisonnable que soit l'examinateur et si décontenancé
84
que se montre le candidat .»
Il ne cache pas son étonnement devant le manque de méthode de cette nouveauté :
l’explication d'un auteur français. Il est remarquable que considérée comme un
travail exigeant un haut degré d’exactitude et de précision, l’explication du texte latin
est décrite dans les termes d’un travail savant, tels que «traduction», «analyse
grammaticale et logique», «observations sur les étymologies et les racines des mots»
et appréciation esthétique sur «les beautés de style et de pensée répandues dans les
textes», tandis que l’explication du texte français est, elle, identifiée à un «feuilleton».
On ne peut pas uniquement réfuter l'argument de Laprade comme une
critique partiale. Le manque de méthode de l'enseignement de la littérature moderne
est aussi signalé par un pédagogue progressiste tel que Bain.
"L'enseignement de la littérature anglaise offre les mêmes difficultés que celui de l'histoire. La littérature nous
présente un mélange d'idées faciles, intelligibles et intéressantes, même pour des enfants, et d'idées techniques,
compliquées et accessibles seulement à des esprits déjà mûrs. Pour cette étude, comme pour celle de l'histoire
85
générale, il est impossible d'imaginer une méthode qui reste toujours à la portée de jeunes esprits ."
Paradoxalement, c'est la richesse même du texte littéraire qui rend difficile son
enseignement.
Malgré les critiques et le manque d'expérience, l'importance de l'explication de
textes ne cesse de s'accroître.
Simon parlait encore de texte latin. Mais une fois
transposée à l'étude des textes français, l'explication de textes triomphe dans les
années 1880. C'est ce qu'Antoine Prost souligne en considérant l'explication de texte
comme l'équivalent littéraire de la leçon de choses, autre discipline promue par la
pédagogie moderne86 :
"Cette pédagogie empirique conduit à privilégier dans l'enseignement littéraire l'explication de textes,
préliminaire logique à toute dissertation. «Ce qui nous appartient en propre, disent les instructions de 1890, c'est
la lecture et l'explication des textes : là est le fond et la vie même de l'enseignement secondaire». Et encore : «le
centre de gravité de l'enseignement secondaire est dans l'explication». Qu'on ne s'y méprenne pas : l'explication
tourne le dos au commentaire purement grammatical ou admiratif. Elles s'attachent moins aux mots et aux
84
85
86
Laprade, op. cit., pp. 280-281.
Bain, op. cit. p. 261.
En ce qui concerne la leçon de choses, voir notre chapitre 3 de la deuxième partie.
tournures, qu'aux idées et aux sentiments. Elle vise à faire réfléchir sur la nature morale de l'homme : c'est «une
87
véritable leçon de choses morales professée par des écrivains de génie» ."
§ 3 La lecture réhabilitée
Avec la mise en valeur de l'étude du texte français, la réhabilitation de la
lecture constitue un des changements les plus significatifs de la nouvelle pédagogie
des trente dernières années du XIXe siècle.
La lecture était considérée
traditionnellement comme une source des vices. André Chervel résume ainsi la
situation :
«En dehors même de l’école et du collège, l’hostilité à la lecture est, tout au long du siècle, et même audelà, une attitude constante d’une large fraction du clergé, depuis les Pères de la Mission qui, sous Charles X,
poussent les fidèles à brûler tous leurs romans, jusqu’à l’abbé Louis Benthléem qui, relayant et amplifiant les
condamnations de l’Index pontifical, dénonce les mauvais livres dans son catalogue Romans à lire et romans à
proscrire. Mais c’est aussi, jusqu’en 1880 au moins, un point de dogme pédagogique chez l’ensemble des
professeurs des lycées et collèges : il faut tout faire pour détourner l’élève de se livrer aux lectures «frivoles»
(c’est le terme consacré). L’élève doit lire le moins de livres possibles, et le plus souvent possible les mêmes
ouvrages : multum, non multa, répète-t-on constamment. Et l’incitation à la lecture indépendante, qui est
aujourd’hui considérée comme une tâche importante du professeur de lettres, et des autres, aurait été tenue pour
88
une faute professionnelle grave pendant la majeure partie du XIXe siècle .»
Ce ne sont pas uniquement les jésuites ou les ecclésiastiques qui prohibent la lecture.
Nous pouvons trouver la même attitude chez la plupart des auteurs consultés par
Flaubert. Même un penseur comme Rousseau n'hésite pas à le faire89. Dupanloup
exige que tous les livres de la bibliothèque des élèves du Petit-Séminaire soient
timbrés90. Et l'héroïne d'Adèle et Théodore est fière de sa fille qui "n'aura jamais lu les
Fables de La Fontaine, Télémaque, Mme de Sévigné, Corneille, Racine, Voltaire91". Il est
intéressant de noter que ce sont souvent les écrivains qui adressent la critique la plus
sévère et la plus générale au "vice" de la littérature comme pour s'attaquer soi-même.
Cependant, justement comme l'historien en fait le constat, la circulaire du 27
septembre 1872 de Jules Simon marque un tournant de la politique pédagogique de
87
Antoine Prost, op. cit. p. 248.
André Chervel, Les auteurs français, latins et grecs au programme de l’enseignement secondaire de 1800 à nos
jours, Institut national de recherche pédagogique, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 17.
89
Cf. infra, p. 192.
90
Dupanloup, De l’éducation, tome 3, p. 217.
91
Ibid., tome 1, p. 62.
88
la lecture, en recommandant l'usage de la bibliothèque :
«16° Usage de la bibliothèque. ---Méthode de lecture.
On me dit que, pour certains chefs d’établissements, le livre de lecture est une sorte d’ennemi qu’il faut
pourchasser, même s’il est inoffensif. Quoique le nombre vraiment excessif des devoirs écrits pût, au besoin,
expliquer cette disposition, je ne veux pas y croire. Elle serait en contradiction formelle avec les principes les
plus élémentaires de la pédagogie et avec la volonté qui a présidé à la création des bibliothèques de quartier, dont
92
le nombre et l’importance ne tarderont pas à s’accroître. Il faut encourager la lecture, bien loin de la gêner .»
La lecture cesse donc d'être l'ennemi de l'éducation. Et selon Chervel, l'importance
de la lecture, même celle accomplie hors de la classe, ne peut que s’affirmer
progressivement.
"A partir de 1880, les professeurs seront régulièrement appelés à tenir compte de cette nouvelle exigence dans
l’organisation de leurs cours, et invités en particulier à laisser à leurs élèves un temps suffisant pour pouvoir s’y
livrer. En 1902, il est prévu que, dès la classe de quatrième, «les élèves seront habitués à faire des lectures
complémentaires qui seront contrôlées en classe». A partir de 1938 l’adjectif «complémentaire» qui évoquait
trop les programmes officiels disparaît : ce sont toutes les «lectures faites hors de la classe» qui peuvent
93
désormais donner lieu à des comptes rendus .»
Il ne faut pas oublier que cette réforme gouvernementale est le résultat d’un long
mouvement de l’instruction sociale, notamment sous l’influence de la Ligue française
de l’Enseignement fondée par Jean Macé en 1866, ou bien de son Magazine d’éducation
et de récréation qu’il a créé avec Hetzel, et que Jules Vernes rejoint en 1867.
§ 4 L'élargissement de la littérature classique française
L'invitation à la lecture ne peut se faire sans élargissement de l'horizon
littéraire. Déjà, Simon admettait la nécessité d'apprendre l'histoire littéraire «dans [l’]
origine et [les] développements» :
"A l’introduction d’exercices et de compostions en français dans toutes les classes, se rattachera utilement
l’étude sommaire de la langue et de la littérature françaises, dans leur origine et leurs développements. Nos
élèves sont trop étrangers à l’histoire littéraire. Là aussi le latin a empiété sur ce qui est nécessaire ; et le dix94
septième siècle même, si admirable qu’il soit, a un peu usurpé .»
Si le latin et le dix-septième siècle ont usurpé leur importance dans l'histoire
littéraire, c'est dire qu'il faut trouver une place pour d'autres littératures que
92
93
94
Jules Simon, op. cit., p. 426.
André Chervel, op. cit., p. 17.
Jules Simon, op. cit., p. 425.
classiques, notamment pour la littérature des dix-huitième et dix-neuvième siècles.
En fait, ce qu’on ne pouvait que pressentir dans la circulaire de Simon se
réalise à partir de 1880. La liste des auteurs à étudier dans le programme de
l’enseignement secondaire, telle que restituée par André Chervel, nous permet de
nous rendre compte du changement.
Dans la section «langue française» du
programme de l’enseignement scolaire de la Rhétorique, c’est-à-dire la classe de
première, l’accent est toujours mis sur le dix-septième siècle, et avant 1880, il n’y a
aucune mention de la littérature du XIXe siècle. En 1880, pour la première fois,
figure le mot «XIXè siècle», comme faisant partie de «Morceaux choisis de prosateurs
et de poètes des XVIIIe et XIXe siècles95.» Et une note du programme de l’année 1890
propose d’étendre la notion des auteurs classiques :
«Le Conseil s’est demandé s’il était bon de restreindre aux classiques le choix des auteurs. Il a décidé que par le
mot classique il ne fallait pas entendre seulement les auteurs du XVIIe siècle, mais aussi les écrivains du XVIIIe
96
et du XIXe siècle. Les morceaux choisis sont obligatoires dans les classes de grammaire et de lettres .»
Comme noms d’auteur, Lamartine et Hugo sont les premiers, en 1895, à entrer dans
le programme de la première97, et Chateaubriand, Sainte-Beuve, Taine et Renan les
suivent98. Quant au roman, le mot «romancier» figure au programme de 1923 :
99
«Extraits des grands romanciers du XIXe siècle .»
Le temps est proche où les écrivains du XIXe siècle seront canonisés comme auteur à
étudier en classe.
§ 5 L’attaque de Flaubert contre l’instruction obligatoire et gratuite
Cependant, l’écrivain Flaubert n’était pas favorable aux réformes de
l’éducation qui étaient prêtes à accueillir à bras ouverts les écrivains du XIXe siècle.
Une des preuves les plus ostentatoires de la réticence du romancier envers
95
96
97
98
99
André Chervel, op. cit., p. 201.
Ibid. p. 63.
«Chefs-d’oeuvre poétiques de Lamartine et de Victor Hugo», ibid. p. 203.
Le programme de 1923, ibid. p. 206.
Ibid.
l’éducation républicaine est visible dans sa critique de l’instruction obligatoire et
gratuite.
Tout a commencé avec un article de Sand paru dans Le Temps le 5 septembre
1871100. La réaction de Flaubert est rapide. Dès le 6, Flaubert écrit ainsi à la princesse
Mathilde :
"Avez-vous lu un article de Mme Sand (publié dans Le Temps), sur les ouvriers ? C'est bien fait et brave,
c'est-à-dire honnête. Elle arrive tout doucement à voir ce qu'il y a de plus difficile à voir : la vérité. Pour la
101
première fois de sa vie, elle appelle la canaille par son nom
Il faut nuancer cet éloge.
."
Car la lettre du 8 septembre que l'écrivain adresse
directement à son «chère» maître montre une divergence d'opinion. La lecture du
début de la lettre suffit pour nous en convaincre :
«Pourquoi êtes-vous si triste ? L’humanité n’offre rien de nouveau. son irrémédiable misère m’a empli
d’amertume, dès ma jeunesse. Aussi, maintenant, n’ai-je aucune désillusion. Je crois que la foule, le nombre, le
troupeau sera toujours haïssable. Il n’y a d’important qu’un petit groupe d’esprits, toujours les mêmes, et qui se
repassent le flambeau. Tant qu’on ne s’inclinera pas devant les mandarins, tant que l’Académie des sciences ne
sera pas le remplaçant du pape ; la politique tout entière et la société, jusque dans ses racines, ne sera qu’un
ramassis de blagues écœurantes. Nous pataugeons dans l’arrière-fait de la Révolution, qui a été un avortement,
une chose ratée, un four, «quoi qu’on dise». Et cela parce qu’elle procédait du moyen âge et du christianisme,
[religion antisociale]. L’idée d’égalité (qui est toute la démocratie moderne) est une idée essentiellement
chrétienne et qui s’oppose à celle de justice. Regardez comme la grâce, maintenant, prédomine. Le sentiment est
tout, le droit rien. On ne s’indigne même plus contre les assassins, et les gens qui ont incendié Paris sont moins
punis que le calomniateur de M. Favre
102
."
Flaubert oppose le petit nombre de l'élite et la masse ignorante, les mandarins et le
peuple, la science et la religion, l'égalité chrétienne et l'inégalité scientifique, la grâce
et la justice.
L'auteur du feuilleton ne partage point le sentiment de ces oppositions. La
romancière ne se contente pas du bonheur flaubertien du petit nombre, car elle
affirme :
"On n'est pas vraiment heureux quand on est heureux en petit nombre. Il faudrait le bonheur de tous pour
corollaire au bonheur de famille
103
."
L’espérance sandienne n'a rien à voir avec le renoncement flaubertien. C'est ce que
100
101
102
103
D'après la note de Georges Lubin, p. 527, tome 22 de la Correspondance de George Sand, Classique Garnier.
Lettre à la Princesse Mathilde du 6 septembre 1871, C.H.H., tome 15, p. 39.
Lettre à George Sand, 8 septembre 1871, C.H.H., tome 15, p. 40.
George Sand, Impressions et souvenirs, p. 18.
nous pouvons constater en rapprochant deux textes au sujet de l'instruction.
Dans la lettre du 8 septembre, Flaubert poursuit l'attaque du peuple jusqu'à
condamner l'instruction gratuite et obligatoire :
"Quant au bon peuple, l’instruction «gratuite et obligatoire» l’achèvera. Quand tout le monde pourra lire
Le Petit Journal et Le Figaro, on ne lira pas autre chose, puisque le bourgeois, le monsieur riche ne lit rien de
plus. La presse est une école d’abrutissement, parce qu’elle dispense de penser. Dites cela, vous serez brave, et,
si vous le persuadez, vous en aurez rendu un fier service.
Le premier remède serait d’en finir avec le suffrage universel, la honte de l’esprit humain. Tel qu’il est
constitué, un seul élément prévaut au détriment de tous les autres : le nombre domine l’esprit, l'instruction, la race
104
et même l’argent, qui vaut mieux que le nombre
."
La différence majeure entre les deux écrivains consiste dans la perspective ouverte à
l'éducation populaire. Certes, l'article de Sand plaît légitimement à Flaubert, en
discernant dans le peuple français, dans "le meilleur et le plus aimable peuple de la
terre" "ses maladies terribles", "la lèpre ou la peste105." Il est certain que Sand a
critiqué l'état présent du peuple, son instruction mal menée. Mais cela ne veut pas
dire qu'elle pense que l'éducation du peuple soit inutile, voire dangereuse, comme le
prétend Flaubert :
"On a pu, j'en ai la certitude, entamer par le bon côté l'éducation du prolétaire. On ne l'a pas voulu ; on l'a raillé,
106
humilié, redouté avant qu'il fût redoutable. Il l'est devenu
."
La citation montre que la critique de Sand, se plaignant de la réalité sociale, se limite
à la manière d'éduquer le peuple, l’échec de cette tentative, et non à la nécessité de
l'instruction sociale. Si Sand condamne le peuple des années 1860, en disant :
"l'ouvrier est devenu poseur et prétentieux, sans cesser d'être un barbare
107
",
la condamnation ne porte pas sur le peuple lui-même, mais sur la mauvaise manière
dont on s'est comporté avec lui. Le peuple est considéré par la romancière comme un
être à qui il manque tout, à éduquer lentement et doucement comme un enfant :
108
"On a émancipé l'enfant avant qu'il ne connût la limite de ses droits
104
105
106
107
108
La même lettre, pp. 40-41.
George Sand, op. cit., p. 26.
Ibid. p. 28.
Ibid. p. 32.
Ibid. p. 29.
."
Donc il n'est pas du tout étonnant que Sand propose "un acte d'association
rigoureusement stipulé" signé "de bonne foi" entre "le producteur et l'exploiteur109".
C'est surtout la fin de la lettre de Flaubert qui a décidé Sand à faire de sa
réponse à Flaubert une lettre publique "adressée à un ami" et à l'intégrer dans le
feuilleton du Temps. Voici l'extrait de la dernière partie de la lettre de Flaubert à
Sand :
"Ah ! chère bon maître, si vous pouviez haïr ! C'est là ce qui vous a manqué : la haine. Malgré vos
grands yeux de sphinx, vous avez vu le monde à travers une couleur d'or. Elle venait du soleil de votre cœur ;
mais tant de ténèbres ont surgi, que vous voilà maintenant ne reconnaissant plus les choses. Allons donc ! criez !
tonnez ! Prenez votre grande lyre et pincez la corde d'airain : des monstres s'enfuiront. Arrosez-vous avec les
110
gouttes du sang de Thémis blessée
.»
C'est par une réplique à ces mots que Sand commence sa "Réponse à un ami" :
"Eh quoi, tu veux que je cesse d'aimer ? Tu veux que je dise que je me suis trompée toute ma vie, que
111
l'humanité est méprisable, haïssable, qu'elle a toujours été, qu'elle sera toujours ainsi
?"
Ne pas aimer est pour Sand refuser de vivre :
112
"L'humanité n'est pas un vain mot. Notre vie est faite d'amour, et ne plus aimer c'est ne plus vivre
."
Devant la cruauté des crimes commis par la Commune, Sand refuse d'admettre la
distinction entre le bourgeois et le peuple et d'attribuer la responsabilité des atrocités
uniquement au dernier. Elle s'efforce de miner la distinction de classe :
"Mais je veux te suivre et te demander sur quoi repose cette distinction. Est-ce le plus ou moins
d'éducation ? La limite est insaisissable. Si tu vois au plus haut de la bourgeoisie des lettrés et des savants ; si tu
vois au plus bas du prolétariat des sauvages et des brutes, tu n'en as pas moins la foule des intermédiaires qui te
présentera, ici des prolétaires intelligents et sages, là des bourgeois qui ne sont ni sages ni intelligents. Le grand
nombre des citoyens civilisés date d'hier et beaucoup de ceux qui savent lire et écrire ont encore père et mère qui
113
peuvent à peine signer leur nom
."
Le refus de classer les hommes par leur savoir amène la romancière à émettre
quelques réserves sur l'efficacité morale de l'instruction obligatoire :
"Cette instruction obligatoire que nous voulons tous par respect pour le droit humain, n'est cependant pas une
panacée dont il faille s'exagérer les miracles. Les mauvaises natures n'y trouveront que des moyens plus
ingénieux et mieux dissimulés pour faire le mal
109
110
111
112
113
114
114
."
Ibid. p. 35.
Lettre à Geroge Sand, 8 septembre 1871, C.H.H., tome 15, p. 41.
Sand, Correspondance, Classiques Garnier, tome 22, p. 545.
Ibid. p. 546.
Ibid. p. 548.
Ibid. p. 549.
La manière dont Flaubert critique l'instruction obligatoire fait contraste avec celle de Sand :
"Si la France ne passe pas, d'ici à peu de temps, à l'état critique, je la crois irrévocablement perdue.
L'instruction gratuite et obligatoire n'y fera rien qu'augmenter le nombre des imbéciles. Renan a dit cela
supérieurement dans la préface de ses Questions contemporaines. Ce qu'il nous faut avant tout, c'est une
aristocratie naturelle, c'est-à-dire légitime. On ne peut rien faire sans tête, et le suffrage universel, tel qu'il existe,
est plus stupide que le droit divin. Vous en verrez de belles, si on le laisse vivre. La masse, le nombre, est
toujours idiot. Je n'ai pas beaucoup de convictions, mais j'ai celle-là fortement. Cependant il faut respecter la
masse, si inepte qu'elle soit, parce qu'elle contient des germes d'une fécondité incalculable. Donnez-lui la liberté,
mais non le pouvoir.
Je ne crois pas plus que vous aux distinctions de classes. Les castes sont de l'archéologie. Mais je crois
que les pauvres haïssent les riches et que les riches ont peur des pauvres. Cela sera éternellement. Prêcher
l'amour aux uns comme aux autres est inutile. Le plus pressé est d'instruire les riches, qui, en somme, sont les
plus forts. Éclairez le bourgeois, d'abord car il ne sait rien, absolument rien. Tout le rêve de la démocratie est
d'élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli. Il lit les mêmes journaux
et a les mêmes passions.
Les trois degrés de l'instruction ont donné leurs preuves depuis un an : 1° l'instruction supérieure a fait
vaincre la Prusse ; 2° L'instruction secondaire, bourgeoise, a produit les hommes du 4 Septembre ; 3° l'instruction
primaire nous a donné la Commune. Son ministre de l'Instruction publique était le grand Vallès, qui se vantait de
mépriser Homère.
Dans trois ans, tous les Français peuvent savoir lire. Croyez-vous que nous en serons plus avancés ?
Imaginez au contraire que, dans chaque commune, il y ait un bourgeois, un seul, ayant lu Bastiat, et que ce
115
bourgeois-là soit respecté : les choses changeraient
."
L’objection de Flaubert contre l’instruction obligatoire se situe à l’opposée de
l’argument de Sand.
Si cette dernière limite ses réserves à l’utilité morale de
l’instruction, l’auteur de Bouvard et Pécuchet considère, lui, l’instruction obligatoire
comme une violation du territoire réservé à l’élite. S’il avance la nécessité d’établir
«l’aristocratie naturelle»,
c’est comme si, ayant peur de la force intellectuelle
ouvrière, il pensait qu’il fallait mieux former le bourgeois pour mieux se défendre
contre le peuple instruit. Le savoir est le moteur de l’opposition et le signe de
distinction.
Sa moquerie de l'instruction s'exprime particulièrement clairement lorsqu'il
ramène trois désatres politiques et sociales à la faute de l'instruction. Il faut rappeler
les mots de Dupanloup. Flaubert a pris ces notes sur son De l'éducation116 :
l'instruction cause les crimes «la classe qui a reçu l'instruction première commet,
115
116
Lettre à George Sand, 4 ou 5 octobre 1871, C.H.H., tome 15, p. 44.
Folio 194 verso, g 226 (2). Cf. l'Annexe5 p. 852.
toute proportion gardée, plus de crimes
que la classe qui n'a reçu aucune instruction-- Mr. Fayet. acad des Sc.
morales pol 1843.
Mr. Ch. Dupin «l'instruction supérieure l'emporte sur toute les autres par la
multiplicité
des crimes.»
367
L'instruction cause plus de crimes. Avec cet argument, il est facile de prétendre qu'il
faut cantonner l'instruction aux gens qui sont dignes d'elle, qu'il est trop dangereux
d'instruire tout le monde, etc.
Enfin, s'attaquer à l'instruction générale du peuple revient à croire au primat
du savoir. En effet, l'autre trait de la pensée de Flaubert consiste dans sa conviction
que le savoir est un pouvoir.
Dans la lettre précédente déjà citée, celle du 8
septembre, il disait que la société serait toujours bête "tant qu'on ne s'inclinera pas
devant les mandarins, tant que l'Académie des sciences ne sera pas le remplaçant du
pape". Le savoir est bien considéré comme le moyen de gouverner.
Cette attention au pouvoir du savoir constitue la «basse continue» de Bouvard
et Pécuchet. Le romancier craint que l'ère soit proche où le pouvoir pontifical soit
remplacé vraiment par le pouvoir de la science. Nous reviendrons sur la question de
l'opposition entre le savoir et l'écriture. L’auteur de Bouvard et Pécuchet ne peut pas
être indifférent à la question de l’éducation qui est le moyen d’acquérir le savoir et
peut-être aussi le pouvoir. Et lorsqu’il la met en scène dans son roman, les rapports
entre éducation et littérature se compliquent plus que jamais. Dans les chapitres qui
suivent, nous essayerons d’éclaircir ces liens.
CHAPITRE 2
LES MODALITÉS DE L'APPRENTISSAGE
DANS
BOUVARD ET PECUCHET
SECTION 1 : L'ÉDUCATION MISE EN QUESTION DANS LE ROMAN
FLAUBERTIEN
§ 1 L'évolution du roman flaubertien et la moralité
Les attaques des pédagogues sur la moralité du roman ne laisse pas insensible
l'auteur de Madame Bovary.
En fait, Flaubert est un écrivain très attentif à la fin de
l'œuvre, à la manière dont elle cesse de raconter et rend sa liberté au lecteur. En effet,
l'écrivain ne peut finir un récit sans tenir compte de son effet moral. La fin de
l'œuvre et la moralité sont donc inséparables dans le roman flaubertien.
Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu'à la fin de l'histoire, le roman
flaubertien veuille moraliser. Au contraire, il fait tout pour échapper à la tentative de
moralisation qu'imposent nécessairement la structure narrative du récit ou le lecteur
potentiel. On connaît l'aversion de l'écrivain pour conclure :
117
"L'ineptie consiste à vouloir conclure
."
Cependant, comme la bêtise est consubstantielle à l'œuvre flaubertienne, la
conclusion constitue un des enjeux les plus importants du roman flaubertien. Elle est
l'aporie de la narration où le texte doit s'efforcer de son mieux de donner une
conclusion sans conclure, de feindre de donner une leçon. Ainsi, la tension narrative
est-elle le plus perceptible à la fin du récit, comme pour chercher à savoir comment il
peut prendre fin sans donner une interprétation moralisatrice. Confronté à cette
difficulté, le roman flaubertien propose diverses solutions. En fait, il nous semble
possible d’apercevoir un lien entre l'évolution de la technique narrative du roman
flaubertien, des œuvres de jeunesse à celles de la maturité, et la façon dont il traite de
la moralité.
On peut ainsi distinguer chronologiquement trois types de solutions qui
correspondent chacun à une étape dans l’œuvre de Flaubert.
117
Lettre à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850, Pléiade, tome 1, p. 679.
Premièrement, les œuvres de jeunesse mettent en évidence, quelquefois trop,
le rôle que le récit doit jouer à la fin : Morale ou leçon. Elles en parlent si souvent, et
soulignent la moralité de l'œuvre si manifestement, que le lecteur ne sait plus s'il
s'agit d’une insistance sur le message à transmettre, ou d'un traitement ironique de la
moralité de l'œuvre littéraire. Cette ambiguïté s’accentue encore avec l'intervention
fréquente de l'auteur.
Deuxièmement, la première Éducation sentimentale, œuvre
intermédiaire entre les œuvres de jeunesse et les œuvres de maturité, constitue une
des rares occasions où l'auteur avance la conclusion avec sérieux et naïveté à la fois,
pour achever la narration. La morale de l'œuvre est essentiellement esthétique. C'est
pour cette raison que l'œuvre échappe, à la fois, à la superficialité de la moquerie
stylistique dans les œuvres de jeunesse, et à l’ironie généralisée des œuvres de
maturité, à propos de la moralité de l'œuvre littéraire. En fait, au lieu de s'exercer sur
la narration, l'ironie y est redéfinie comme la méthode même du jugement esthétique.
Troisièmement, à partir de Madame Bovary, l'auteur atteint la maturité de l’esthétique
narrative, il n'a plus besoin de se moquer ostensiblement de la moralité de l'œuvre
littéraire, ni de poser sérieusement une conclusion quelconque. Il se contente de
réserver au lecteur un espace vide, là où il veut chercher une moralité, sans jamais
assumer la responsabilité de l'interprétation qu'il fait de son texte.
Il ne nous semble pas possible d'établir ici un bilan complet de cette évolution
narrative.
Il n’est pas inutile cependant de parcourir, même rapidement, la
différence du sens que le roman flaubertien donne à l’éducation, selon l’époque où il
a été écrit. Ce travail préparatoire servira à mieux situer la question de l’éducation
dans Bouvard et Pécuchet.
§ 2 Les œuvres de jeunesse
Les œuvres de jeunesse, on l’a vu, se distinguent des œuvres ultérieures de
Flaubert par leur manière de présenter la moralité ou la leçon à la fin de la narration.
La fin du récit est tellement soulignée par le narrateur et de diverses manières que le
lecteur sent parfois trop la présence du narrateur, son intention de donner une leçon,
avant d'avoir pu essayer lui-même d’en tirer une leçon de l'histoire qu'il vient de lire.
En quelque sorte, le lecteur sent que la conclusion est imposée par le narrateur. Tout
se passe comme si l’auteur craignait que ses lecteurs se méprennent sur son
intention.
Un parfum à sentir illustre bien cette tendance. Dès le début du conte, le
narrateur essaie de définir la pensée de l'œuvre :
"Ces pages écrites sans suite, sans ordre, sans style devront rester ensevelies dans la poussière de mon
tiroir et si je me hasarde à les montrer à un petit nombre d'amis ce sera une marque de confiance dont je dois
118
avant tout leur expliquer la pensée
."
La plus grande différence avec les œuvres de maturité consiste dans le fait qu’ici, le
narrateur conclut lui-même la moralité à tirer de son œuvre. En fait, la pensée d'Un
parfum à sentir est, selon lui, de :
"Mettre en présence et en contact la saltimbanque laide, méprisée, édentée, battue par son mari, la
saltimbanque jolie, couronnée de fleurs, de parfums et d'amour, les réunir sous le même toit, [...] faire demander
119
au lecteur : A qui la faute
?"
Et le narrateur de répondre lui-même à la question qu'il a posée au lecteur :
"La faute ce n'est certes à aucun des personnages du drame.
La faute c'est aux circonstances, aux préjugés, à la société, à la nature qui s'est faite mauvaise mère
120
."
Ce désir d’imposer la morale qu’il a voulue se manifeste encore à la fin du
récit. Deux pages sont ainsi consacrées à une partie "Moralité121«, où le narrateur, en
invoquant Montaigne, prie le lecteur de croire en sa bonne foi, avant de donner la
morale suivante :
122
"Ce que vous voudrez
."
Cette devise représente bien ce qu'il dit ailleurs dans cette dernière partie. D’abord,
il précise :
118
119
120
121
122
GF, p. 37.
Idem.
Idem.
Ibid. pp. 74-75.
Ibid. p. 75.
123
"Je [ne] vous donnerai pas d'explications sur sa pensée philosophique
."
Ensuite, il souligne l'ambiguïté du titre :
"Conte philosophique, immoral, moral
(ad libitum)
124
je me justifierai quand on m'aura fait la définition de ce qui est moral d'avec ce qui ne l'est pas
."
Ces arguments qui semblent donner toute liberté d'interprétation au lecteur contredit
apparemment la volonté initiale du narrateur qui se chargait lui-même d'expliquer
"la pensée" du conte. Peut-être le jeune écrivain a-t-il eu peur de ne pas être compris.
Ainsi, d'une part il se met en scène devant le lecteur pour lui expliquer pourquoi il a
écrit le conte, d'autre part il doit feindre d'être indifférent à la réaction du lecteur, au
cas où le message, délivré de "toute âme125", échapperaient à son attention.
La
narration des œuvres de jeunesse de Flaubert tient en un équilibre difficile. Le
nombre considérable d’interventions du narrateur témoigne de sa dépendance vis-àvis du rapport au lecteur. Sans ce dernier, la narration risque de s'arrêter à tout
moment. Mais sa présence menace aussi le narrateur qui essaie de finir le récit.
Il est vrai que les œuvres de jeunesse de Flaubert se caractérisent aussi par les
nombreuses interventions du narrateur à l’intention du lecteur. Cela tient, bien
entendu, aux circonstances où elles ont été écrites. Elles sont en effet écrites non
pour être publiées mais pour être lues par un cercle d'amis. Mais cela ne peut pas
tout expliquer. La fréquence tout à fait remarquable des interventions n’est pas sans
inciter à une réfléxion sur la question de l’esthétique du roman flaubertien. On peut
dire globalement que tant que le narrateur recourt au lecteur, tant qu'il l'interpelle
directement dans la narration, il n'y aura pas d'esthétique d'impersonnalité
flaubertienne. L'intervention du narrateur est bien la marque de l'imperfection de
l'esthétique flaubertienne.
Ainsi, l'insistance sur la présence de la moralité du récit se fonde sur la même
esthétique que celle qui explique l'intervention du narrateur. Le lecteur tient et gêne
le narrateur, et l'attitude ambiguë que ce dernier prend à l'égard de la moralité à la
123
124
125
Idem.
Ibid., p. 74.
Le célèbre incipit des Mémoires d'un fou : "Elles [ces pages] renferment une âme tout entière." (GF, p. 267.)
fin du récit, insistance et mépris, est révélatrice d'une faille qui se creuse, malgré le
vouloir du narrateur, entre la responsabilité qu’il pense devoir assumer vis-à-vis du
lecteur , et la liberté de lire dont jouit de droit ce dernier.
Peut-être est-ce pour satisfaire à cette double exigence que certaines œuvres de
jeunesse présentent la conclusion, la fin de la narration comme une simple formalité
que le narrateur doit remplir malgré lui, pour se conformer aux normes ou à l’attente
du lecteur. Ainsi, la fin de La Peste à Florence :
"Moralité
------------Car à toutes choses
il en
faut
126
une
."
Et la fin de Quidquid volueris :
"Vous voulez une fin à toute force n'est-ce pas ? et vous trouvez que je suis bien long à la donner, eh bien
127
soit
."
Ces manières de donner une morale ou la fin du récit uniquement pour répondre au
désir du lecteur ou pour se conformer aux normes esthétiques démontre un certain
détachement du narrateur vis-à-vis de la morale de son récit. On ne peut pas nier la
possibilité qu’il feigne seulement d’être indifférent. Cependant, il faut reconnaître
qu’il s’agit là d’un premier pas vers l’esthétique de l’impersonnalité mise en œuvre
dans les grands romans flaubertiens. Le narrateur annonce au lecteur que s’il veut
tirer une moralité ou une fin de l’histoire qu’il vient de raconter, il est libre de le faire.
En se moquant de l’obligation de donner une morale à la fin de la narration, le
narrateur veut en être indépendant.
Enfin, le mépris de la moralité se traduit aussi par l'emploi péjoratif du mot
"éducation". Deux occurrences suivantes d'Un parfum à sentir montrent qu'il s'agit
d'un sens tourné, presque sadien du terme :
"Ah voyez-vous jeune enfant, c'est que faussée par une éducation vicieuse, vous n'êtes pas descendue jusque dans
128
la misère, [...]
126
GF, p. 98.
"
"C'est que la misère a voulu qu'il soit baladin, la faim lui a tellement aiguisé les dents qu'elle l'a poussé dans une
maison de jeu. Son éducation l'a fait un homme de mauvaise vie, sa femme est laide, rouge, édentée
129
."
Ou bien, il y a aussi un mépris pour l'instruction publique :
"---Mais aussi, je crois que c'est l'effet de la passion, dit un gros garçon joufflu, le fils de la maison qui venait
d'achever sa quatrième à 17 ans parce que son père était d'avis qu'on donnât de l'inducation à la jeunesse
130
."
L' "inducation" est donc la forme la pire de toutes les éducations.
§ 3 La première Éducation sentimentale
Esthétiquement, la première Éducation sentimentale offre l'occasion unique où
le narrateur parle de l'Art sérieusement. Avant et après le roman, objet de mépris ou
d’ironie, l'Art n'est traité que superficiellement. En ce sens, la première Éducation
sentimentale est la seule œuvre flaubertienne où le mot "éducation" peut être pris au
sérieux.
Le titre du roman tient ses promesses. Il s'agit vraiment de l’éducation de
deux jeunes hommes.
Le dernier chapitre développe longuement le résultat de
toutes les péripéties subies, de l' "éducation" qu'ils ont reçues. Si Henry se fait
bourgeois, Jules, lui, devient artiste.
Pour Jules, le mot "enseignement" est utilisé au sens propre sans aucune
ironie :
"Si les événements qui l'ont préparé à comprendre certaines idées, sans lesquelles il n'eût pas été ce qu'il est,
eussent été suivis d'autres événements aussi sérieux, leur enseignement fût demeuré stérile ; il n'aurait pas pu
déduire de son état antérieur son état présent, et l'observation merveilleuse du moi se serait perdue dans
l'observation minutieuse de l'existence extérieure ; il lui a fallu que la vie entrât en lui, sans qu'il entrât en elle, et
qu'il pût la ruminer à loisir, pour dire ensuite les saveurs qui la composent
131
."
Pour Henry, en revanche, l'expression est plus ironique que pour son ami :
127
128
129
130
131
GF, p. 190.
Un parfum à sentir, GF, p. 51.
Ibid. p. 52.
Quidquid volueris, GF, p. 189.
La première Éducation sentimentale, GF, p. 317.
"Pour compléter son éducation, il avait appris les notions de beaucoup de choses afin d'être universel, et il en
avait étudié à fond une ou deux restreintes et particulières afin de s'y montrer profond ; il savait assez de
mathématiques pour arpenter un jardin, et assez de chimie pour ne point paraître ignorant à un apothicaire
132
."
Lorsqu'on sait ce que les deux sciences, mathématique et chimie, signifient pour le
futur auteur de Bouvard et Pécuchet, on ne peut s'empêcher de sentir une raillerie dans
l’évocation de l'éducation d'Henry. Cependant, même dans ce cas, la formation
d'Henry ne doit pas être prise à la légère. Elle constitue l'alternative possible et
nécessaire de la désillusion d’un premier amour. Si celle de Jules l'a formé comme
artiste, celle d'Henry l'a initié à la vie sociale :
"Henry a appris la vie comme on devrait apprendre l'équitation, en commençant par monter des chevaux
sauvages, qui peuvent vous tuer du premier bond ; mais qui vous feront voir en peu de temps comment s'y
133
prendre
."
Henry n’est pas un artiste.
Mais du moins, en tant qu’homme pratique, il sait
comment agir dans la société pour réaliser ses ambitions.
Le côté pratique d'Henry n'est pas à mépriser. Car, contrairement à lui, Jules
semble s'enfermer dans l'idéal de l'Art, sans arriver à en sortir. La vision artistique
du monde qu'il a apprise n'est réalisable que par l'isolement et la négation du monde
extérieur et de son "moi" antérieur :
"Dès que quelque chose était entré en lui, il l'en chassait sans pitié, maître inhospitalier qui veut que son
palais soit vide pour y marcher plus à l'aise, et tout fuyait sous la flagellation de son ironie, ironie terrible qui
commençait par lui-même, et qui s'en allait aux autres d'autant plus violente et acérée ; [...].
Injuste pour son passé, dur pour lui-même, dans ce stoïcisme surhumain il en était venu à oublier ses
propres passions et à ne plus bien comprendre celles qu'il avait eues ; s'il ne s'était pas senti chaque jour forcé,
comme artiste, de les étudier et de les étudier et de les rechercher chez les autres, puis de les reproduire par la
forme la plus concrète et la plus saillante, ou de les admirer sous la plastique du style, je crois qu'il les eût presque
134
méprisées et il en serait arrivé à cet excès d'inintelligence
."
Bien que le texte précise que Jules se sent forcé, "comme artiste", de reproduire ses
propres passions, l'éducation de Jules se concentre essentiellement sur la manière de
voir. Le roman nous apprend comment supporter les plaies ouvertes par une vie
manquée, comment les utiliser comme matière pour la création artistique. Mais il
n'apprend pas comment les montrer, comment les rendre dans l'œuvre artistique.
132
133
134
Ibid. p. 304.
Ibid. p. 315.
Ibid. p. 263.
L’éducation de Jules est contemplative, non productive. La force contemplative de
Jules est essentiellement négative, son pouvoir n'est que celui d' "un roi qui abdique
le jour qu'on le couronne135".
En revanche, l’avantage d’Henry est dans son habileté à s'exprimer librement,
bien que ses expressions demeurent superficielles :
"Henry maintenant est un homme de vingt-sept ans, [...] ; il est souple et il est fort, il est hardi et il est adroit, il se
136
plie sous les circonstances quand il ne peut pas les plier à sa volonté ; [...]
.
Sa souplesse d’espit concourt évidemment à faciliter son expression :
"Voilà comme il était, merveilleusement propre à accepter toutes sortes d'idées et à agir de toutes sortes de
façons ; il passait sans difficulté d'une opinion à une autre, d'une raison à une autre contraire, de la brune à la
blonde, de l'enjouement à la mélancolie, non par scepticisme et par dédain, mais par une sorte de conviction tiède
137
et d'entraînement paisible, qui le rendait dupe de lui-même tout en dupant quelquefois les autres
."
C'est cette faculté qui manque le plus à Jules.
Ainsi, quand le texte aborde l'opposition des deux principes qu'incarnent
Henry et Jules, et la nécessité de leur séparation, il ne faut pas penser qu'il valorise
l'un au détriment de l'autre :
"Partant de deux principes opposés, de deux points différents, et se dirigeant chacun vers un autre but,
vers une autre fin, ils ne devaient donc jamais se rencontrer quoique s'appelant de temps à autre de la voix,
quoique s'arrêtant quelquefois dans leur chemin, par complaisance ou par fatigue
138
."
L'histoire de la première Éducation sentimentale est donc l'histoire d'une séparation.
Au delà de l'éducation que Jules et Henry ont reçue chacun pour leur avenir,
l'éducation du roman essaie de démontrer la nécessité de séparer des natures
différentes. En ce sens, la réflexion que Flaubert fait sur sa propre œuvre ancienne
touche le point critique de l'œuvre :
"Les pages qui t'ont frappée (sur l'Art, etc.) ne me semblent pas difficiles à faire. Je ne les referai pas, mais je
crois que je les ferais mieux. C'est ardent, mais ça pourrait être plus synthétique. J'ai fait depuis des progrès en
esthétique, ou du moins je me suis affermi dans l'assiette que j'ai prise de bonne heure. Je sais comment il faut
faire. [...] Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de
lyrisme, de grands vols d'aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l'idée ; un autre qui fouille
et creuse le vrai tant qu'il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous
faire sentir presque matériellement les choses qu'il reproduit, celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités de
135
136
137
138
Ibid. p. 196.
Ibid. p. 317.
Ibid. p. 301.
Ibid. p. 312.
l'homme. L'Éducation sentimentale a été, à mon insu, un effort de fusion entre ces deux tendances de mon
esprit[...]. J'ai échoué. Quelques retouches que l'on donne à cette œuvre (je les ferai peut-être), elle sera toujours
défectueuse ; il y manque trop de choses et c'est toujours par l'absence qu'un livre est faible. [...] En résumé, il
faudrait pour l'Éducation récrire ou du moins recaler l'ensemble, refaire deux ou trois chapitres et, ce qui me
paraît le plus difficile de tout, écrire un chapitre qui manque, où l'on montrerait comment fatalement le même
tronc a dû se bifurquer, c'est-à-dire pourquoi telle action a amené ce résultat dans ce personnage plutôt que telle
autre. Les causes sont montrées, les résultats aussi ; mais l'enchaînement de la cause à l'effet ne l'est point. Voilà
139
le vice du livre, et comment il ment à son titre
."
En effet, dans le texte de la première Éducation, la causalité de la séparation n’est pas
précisée :
"Voilà comme leurs cœurs se séparèrent lentement, par la seule force des choses, sans cause immédiate,
sans déchirement ni douleur, de même qu'un fruit mûr qui a subi des modifications insensibles depuis le jour qu'il
140
fallait le manger jusqu'à celui où il disparaît en pourriture
."
Le texte attribue la cause de la séparation à «la seule force des choses».
C’est
abandonner la peine d’explquer. Au lieu de réussir la fusion des deux tendances, le
roman conclut à la nécessité de la séparation sans se charger d’expliquer pourquoi.
C’est ainsi, selon l’auteur, que la part d’éducation contenue dans le roman n’est
jamais que la confirmation de ce qui s’est déjà passé. L’échec de la fusion dont
Flaubert parle se traduit par l’impossibilité à expliquer la nécessité de la séparation
autrement que par «la force des choses».
L'éducation de la première Éducation sentimentale décrit bien l'apprentissage
des deux jeunes hommes, les deux carrières qu'ils doivent prendre, mais n'explique
pas pourquoi ils ont dû choisir ce chemin, plutôt que l'autre.
La pensée de
l'éducation qui prévalait dans les œuvres de jeunesse, selon laquelle on ne peut rien
faire contre la nature dominante et méchante, est loin d'être rejetée complètement
dans cette œuvre intermédiaire. Pour la première fois, cependant, le roman essaie de
surpasser la fatalité par le moyen artistique, mais le personnage ne sait pas encore
comment. En ce qui concerne la manière de conclure, de donner une leçon à l’issue
de la narration, le narrateur la montre au lecteur pour le convaincre, au lieu de la lui
inculquer d’une manière ou d’une autre.
139
140
Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852, Pléiade, tome 2, pp. 29-30.
La première Éducation sentimentale, GF, p. 313.
Le raisonnement de la première Éducation n'a pas réussi à expliquer la
vocation artistique. Mais l’auteur déclare aussi qu'il sait mieux faire. Quelle sera sa
solution dans les œuvres de la maturité ?
§ 4
Les œuvres de la maturité : le cas de la dernière phrase de l'Éducation
sentimentale de 1869
Les études et les mentions de la question de la fin des grands romans
flaubertiens sont si nombreuses et détaillées, qu'il nous serait impossible de les
énumérer toutes. Prenons comme exemple l'Éducation sentimentale à cause de son
titre d'une part, et pour faire contraste avec la première version d'autre part.
Les critiques insistent sur le vide de sens du mot «Éducation» dans ce roman
qui le porte en titre. Ainsi, Peter Michael Wetherill remarque :
«Il faut insister sur le caractère profondément ironique du titre. Il s’agit en effet d’une bien curieuse
éducation! Loin d’apprendre quelque chose de moralement juste ou d’admirable, les personnages passent tout au
plus de l’idéalisme juvénile [...] au cynisme essoufflé
141
.»
L’éducation ainsi conçue n’est que cynisme et renoncement.
Jean-Pierre Duquette, pour sa part, pense que l'apprentissage de l'Éducation
sentimentale est un apprentissage du vide :
"L'Éducation sentimentale est le roman de l'apprentissage par le vide, de l'apprentissage du néant. C'est le
roman de l'an-événement, des choses qui se passent sans que rien n'arrive vraiment. [...] A un certain niveau, et de
façon assez invraisemblable, l'Éducation est un roman qui n'existe pas, où chaque page est écrite comme en
équilibre au bord du silence, de la non-signification. On est à la frontière exacte entre le roman et l'absence de
roman, alors que seules, à la rigueur, l'écriture mise à part, les choses existent vraiment, comme palpables,
matérielles, et seules permanences. Les personnages, eux, semblent voguer sur un tapis roulant, ou véhiculés sur
des escaliers mobiles, transportés, montant, descendant, se croisant parfois, toujours en mouvement mais euxmêmes figés, s'espérant, s'oubliant, emportés hors du champ des regards échangés
142
."
Duquette ne définit pas clairement ce que sont le vide, l'an-événement, la nonsignification, mais on comprend qu'il s'agit de notions contraires à celle de
l'éducation. Et le critique développe l'analyse de cette structure du vide dans le
chapitre 4 de son livre143.
141
142
143
Préface à son édition de l’Éducation sentimentale, Classiques Garnier, p. LXXVIX.
Jean-Pierre Duquette, Flaubert ou l'architecture du vide, Presses de l'université de Montréal, 1972, p. 77.
Ibid. pp. 129-173.
En effet, la dernière phrase, la conclusion de l'Éducation sentimentale de 1869
est célèbre par sa force de négation de la valeur de l'éducation : «C’est là ce que nous
avons eu de meilleur144». Ces mots qui servent de conclusion à la conversation entre
Frédéric et Deslauriers sur leur vie passée, trahissent le vide de leur apprentissage.
Si leur visite, manquée d’ailleurs, chez la Turque, épisode auquel le texte ne fait
qu’une allusion très lointaine, est le meilleur moment de leur vie, quelle sera la
valeur des toutes les expériences, de toutes les péripéties que le livre vient de
détailler en cinq cents pages ? Si la première Éducation a fait mentir le titre, la
seconde ne le fait pas moins.
Mais, cette absence d'éducation ne signifie pas
imperfection narrative comme c'était le cas pour la première Éducation, mais au
contraire, elle est le fruit d'un travail laborieusement mené avec le savoir-faire acquis
depuis Madame Bovary.
Examinant le processus de la genèse de la dernière phrase
du roman,
Wetherill le résume ainsi :
"L'évolution du texte passe donc, il me semble, par deux stades distincts. Il supprime dans un premier temps le
renvoi «balzacien», ce qui amène un changement de régime au niveau de la lecture. Ensuite, il réduit au
145
minimum l'allusion précise à la p. 52 . Un stade intermédiaire consiste sans doute à remplacer des allusions
«livresques» par des allusions anecdotiques. En tout cas, le résultat de ce travail du texte est d'abord de rendre
indispensable la participation du lecteur à la signification du texte, et ensuite de rendre cette participation tout à
146
fait inopérante
!"
D'abord, le lecteur est invité à faire le rapprochement entre le début et la fin du livre.
Mais ensuite, le texte refuse cette participation du lecteur. Cette procédure double
permet à l'auteur de ne pas assumer la responsabilité de la conclusion de son récit.
Le lecteur est seul responsable de sa lecture. Qu'il réussisse à faire le rapprochement
ou non, cela ne regarde pas l'auteur.
Wetherill pense qu'il s'agit d'un trait d’ironie
que le texte décroche au lecteur, au delà des personnages :
"L'extrémisme du procédé permet en même temps de cerner une dimension ironique du texte. On peut en effet
supposer qu'il existe en filigrane dans l'Éducation sentimentale d'autres interférences que le lecteur normal ne
relève pas intégralement. Ces éléments délibérément cachés, s'ils remettent en question l'attitude, les déclarations
des protagonistes, remettent en question en même temps notre lecture. Car la découverte, toujours partielle, que
144
Éducation sentimentale, GF, p. 510.
C'est-à-dire à la page où l'épisode de la visite est évoqué au début du roman, à la fin du chapitre 2 de la première
partie. Cette page correspond dans notre édition GF à la page 65.
146
Michael Wetherill, «"C'est là ce que nous avons eu de meilleur"», Flaubert à l'œuvre, Flammarion, 1980, p. 60.
145
nous faisons ultérieurement, de ces interférences, nous fait voir que nous ne lirons jamais de façon «satisfaisante»
l'Éducation sentimentale. Ce n'est donc pas le seul protagoniste qui est l'objet de la corrosion ironique du texte,
c'est le lecteur aussi
147
..."
Ainsi, si l'éducation dont le roman fait son titre a échoué comme dans la première
version, la dimension et la valeur esthétique de l'échec sont tout à fait différentes. Ce
qui ne venait que de l'imperfection de la technique narrative devient le fruit d’astuces
narratives qui ont atteint leur maturité. L'auteur n'a plus à s'inquiéter de ce que le
lecteur pense de son récit, comme lorsqu'il écrivait ses œuvres de jeunesse, car il a
attribué au lecteur la responsabilité de l'interprétation.
Cette méthode fine pour échapper à la bêtise de conclure n'est pas sans risque.
L'écrivain lui-même le reconnaît dans les dernières années :
"Pourquoi ce livre-là n'a-t-il pas eu le succès que j'en attendais ? Robin en a peut-être découvert la raison.
C'est trop vrai et, esthétiquement parlant, il y manque la fausseté de la perspective. A force d'avoir bien combiné
le plan, le plan disparaît. Toute œuvre d'art doit avoir un point, un sommet, faire la pyramide, ou bien la lumière
doit frapper sur un point de la boule. Or rien de tout cela dans la vie. Mais l'Art n'est pas la Nature! N'importe!
148
je crois que personne n'a poussé la probité plus loin
."
Si le roman ne forme pas de "pyramide", c'est précisément parce que son plan, trop
travaillé, est devenu invisible au lecteur.
L’ambiguïté
construite,
l’ironie
généralisée,
qui
se
manifestent
symboliquement à la fin du roman, ne sont pas la stratégie textuelle de la seule
Éducation. Ainsi, on peut dire que la fin déplacée de Madame Bovary, qui ne se
termine pas par la mort d’Emma ni par celle de Charles, mais par la prospérité
d’Hommais, est une autre manière d’esquiver la conclusion, de conclure sans
conclusion. Et le triomphe de la foi chrétienne à la fin de la Tentation de saint Antoine
n’est que le fruit du syncrétisme qui imprègne tout le texte. Flaubert nous révèle
aussi qu’il a écrit les dernières lignes de la Légende de saint Julien l’hospitalier pour
amener le lecteur à se demander pourquoi les images des vitraux de la cathédrale de
147
148
Ibid. p. 61.
Lettre à Madame Roger des Genettes, 8 octobre 1879, C.H.H., tome 16, p. 258.
Rouen représentent l’histoire qu’il vient de lire149.
§ 5 La stratification de l'éducation dans Bouvard et Pécuchet
Cette ambivalence à propos de l'éducation atteint son apogée dans Bouvard et
Pécuchet. L'apprentissage est l'idée centrale du roman. Selon la typologie du genre
romanesque, ce roman peut donc se classer comme roman d'apprentissage. Mais le
roman posthume de Flaubert ne peut être roman d'apprentissage que s’il trahit ses
normes. Il ne s'agit pas de jeunes hommes, mais de personnes à la retraite. Au lieu
de trouver le chemin à prendre, on apprend pour s'égarer. Au lieu de s'assimiler à la
société, on apprend pour s'en isoler. Au lieu de se marier à la suite de la réussite de
l'apprentissage, deux hommes s'unissent dès le début pour se consacrer à
un
apprentissage essentiellement stérile. Bouvard et Pécuchet est fidèle aux normes d'un
roman d'apprentissage parce qu’il les prend exactement à l’envers.
Le sens de l'apprentissage devient d'autant plus délicat à saisir dans ce roman
d'apprentissage renversé, que ce dernier se compose de trois phases éducatives bien
distinctes. Il faut d’abord s'interroger sur l'apprentissage des sciences. Pourquoi et
comment les deux bonshommes ont-ils dû apprendre les sciences ? Ensuite, à travers
leurs expériences scientifiques infructueuses, un autre niveau d'apprentissage,
l'apprentissage du monde de Bouvard et Pécuchet, s'impose. Pour quelle raison leur
apprentissage des sciences doit-il échouer complètement avant d’être remplacé par
l'acte de copier ?
Pourquoi leur recherche scientifique doit-elle se révéler non
seulement infructueuse mais aussi anti-sociale ? Comment peut-on situer l'acte de
copier dans les rapports des personnages avec la société ? Interroger le sens de l'acte
de copier revient à demander ce que les deux bonshommes ont appris comme
manière de vivre, et non comme connaissance. Finalement, au niveau du lecteur,
quel questionnement nous propose le dernier roman de Flaubert ? Qu'est-ce qu'il
149
Cf. Pierre-Marc de Biasi, «Le palimpseste hagiographique, l’appropriation ludique des sources édifiantes dans la
rédaction de «La Légende de saint Julien l’Hospitalier»», Gustave Flaubert 2, mythes et religions (1), La Revue des Lettres
modernes, Minard, 1986.
nous enseigne ?
Autant de questions sont à poser pour aborder le problème de l'éducation
dans Bouvard et Pécuchet. Dans ce roman, l'éducation est stratifiée selon les diverses
phases de la représentation romanesque, des actions des personnages jusqu'à
l'interprétation du lecteur. Il y a d'abord deux éducations, intérieure et extérieure.
D'une part nous avons l'éducation pour le lecteur, c'est-à-dire le sens à dégager par
l'ensemble du texte, et d’autre part l'éducation que les deux bonshommes ont reçue
dans le récit.
Cette éducation de Bouvard et Pécuchet s'opère en deux étapes :
apprentissage des sciences du premier au dixième chapitres, et la Copie. La Copie
est une étape importante et définitive de leur éducation.
L'apprentissage des
sciences se divise lui-même en deux parties, parce qu'il comprend l'éducation des
enfants. Ainsi, il faut distinguer la science d'éducation qui se développe au chapitre
X et l'apprentissage des autres sciences qui se pratique dans les chapitres précédents.
L'éducation des enfants comporte elle-même deux phases, l'instruction et l'éducation
morale.
Ainsi, si l'on schématise cette stratification de l'éducation dans Bouvard et
Pécuchet, on peut la représenter comme dans la page suivante. Nous disposons donc
de cinq degrés dans l'éducation. Les chiffres de un à cinq indiquent les niveaux
d'éducation. Ainsi, l'apprentissage des sciences, exceptée la pédagogie, représente le
premier degré ; il est le plus éloigné de l'éducation au sens plein du terme, tandis que
l'éducation du lecteur, soit le cinquième degré, c'est-à-dire les sentiments qu'il a du
livre après la lecture, est le plus proche de la fonction éducative de la littérature. Il va
de soi que l'apprentissage de la pédagogie au chapitre X, concerne plus directement
le thème de l'éducation, et qu'à l'intérieure de ce chapitre, l'éducation morale des
enfants se situe à un niveau plus élevé que l'instruction.
Il est à remarquer que ces degrés successifs de l'éducation, de un à cinq,
suivent aussi l'ordre de lecture du roman. Ainsi, le degré un occupe les neufs
premiers chapitres, le degré deux et trois le chapitre X, le degré quatre la partie
inachevée ou le "second volume", et enfin le degré cinq constitue directement celui de
la lecture, qui doit récupérer toutes les donnés du roman concernant l'éducation,
pour faire l’éducation du lecteur lui-même.
Stratification de l’éducation dans Bouvard et Pécuchet
Education de
Bouvard et Pécuchet
Education des
personnages
Education du
lecteur (5)
Apprentissage
des sciences
La Copie
(4)
Education des
enfants dans le
chapitre X
Education
morale (3)
Instruction (2)
Apprentissag
des sciences
dans les
chapitres I-IX
(1)
La particularité de Bouvard et Pécuchet consiste dans cette stratification en cinq
degrés d'éducation. C'est-à-dire qu’un degré supérieur implique tous les degrés
précédents.
Ainsi, dans l'instruction (degré deux), on reconnaît les retours des
mêmes problèmes que les bonshommes ont rencontrés dans l'apprentissage des
sciences dans les neufs premiers chapitres (degré un).
L'éducation morale des
enfants (degré trois) est le développement des vices apparus au cours de l'instruction
(degré deux) et doit clore l'ensemble du parcours encyclopédique (degré un). L'échec
de l'éducation morale amène Bouvard et Pécuchet au degré suivant, le quatrième, la
Copie. Ce degré quatre prend comme matière toutes les expériences précédentes,
donc inclut les degrés un à trois. Ainsi, Bouvard et Pécuchet s'offre au lecteur pour lui
apprendre quelque chose : le degré cinq.
Pour penser l'éducation dans Bouvard et Pécuchet, nous suivrons globalement
cet ordre. Seulement, étant donnée l'implication du degré précédent dans le degré
supérieur, nous nous permettons d’inclure l’étude du degré un dans celle du degré
deux, c’est-à-dire de ne traiter l’apprentissage des sciences du premier au neuvième
chapitres que dans la mesure où il correspond aux problèmes évoqués dans le
chapitre X.
Ainsi, d'abord, nous traiterons de l'instruction (degré deux), en la
mettant en corrélation avec l'apprentissage des sciences (degré un).
Ce dernier
chapitre de notre première partie finira par une réflexion sur le sens de
l’enseignement de la lecture et de l’écriture, ce qui nous servira de transition entre
l’instruction et l’éducation. Cette dernière (degré trois) consituera, ensuite, le sujet de
notre deuxième partie. Enfin, la troisième et dernière partie discutera du sens de la
Copie (degré quatre) tout en tenant compte de son rôle qui vise à assumer la fin du
récit et à donner une leçon au lecteur. Ce qui reviendra à penser le sens que le
lecteur doit dégager du dernier roman de Flaubert (degré cinq).
Avant d'essayer d’éclaircir, à partir du chapitre suivant, l'enchevêtrement des
niveaux d'éducation dans Bouvard et Pécuchet, il sera préférable de dégager, en guise
d'introduction, deux traits caractéristiques de l'apprentissage des deux bonshommes.
D'abord, il faut insister sur l'importance de l'union des deux personnages dans le
processus de l'apprentissage.
Du début à la fin du roman, l'histoire de
l'apprentissage est identifiée à l'histoire du couple Bouvard-Pécuchet. Ensuite, au
stade préparatoire de chaque expérience scientifique, le travail de l'auteur et le travail
des personnages s'entrecroisent nécessairement. Bouvard et Pécuchet n'apprennent
pas ce que Flaubert n'a d’abord appris. Il faut souligner le parallélisme entre le
romancier et ses personnages. C’est à ces deux questions qu’est consacré le reste de
ce chapitre.
SECTION
2:
LE
COUPLE
BOUVARD
ET
PÉCUCHET
ET
LEUR
APPRENTISSAGE DU MONDE
§ 1 Des variations conceptuelles et thématiques de Bouvard et Pécuchet, roman
d'apprentissage
Bien qu'il puisse être pris pour un roman d'apprentissage, Bouvard et Pécuchet
s'écarte
morphologiquement
et
thématiquement
des
normes
du
roman
d'apprentissage ou de formation.
Si nous relevons les traits principaux du roman de formation gœthéen, ils se
résument ainsi : la vocation artistique et le motif sentimental arrachent le héros de
son milieu initial dans lequel il se sent comme étranger, pour partir à la recherche
d'un milieu mieux adapté.
Après les nombreuses épreuves sociales, y compris
d'autres épreuves sentimentales, qui lui ont fait perdre toutes ses illusions, il apprend
à se connaître et découvre sa vraie tâche dans la société, et est enfin prêt à s'en
occuper.
Toutes proportions gardées, il n'est pas très difficile de reconnaître, dans le
roman de Flaubert, des ressemblances morphologiques avec le modèle du roman
d’apprentissage qui décrit l’assimilation sociale et la résignation150 .
Il suffit de
remplacer la vocation artistique de Wilhelm par la vocation scientifique, et la passion
trompée pour Marianne par la rencontre et la reconnaissance simultanée de deux
hommes au Canal Saint-Martin. Le chapitre I décrit ainsi le mécontentement général
vis-à-vis du milieu où les héros sont obligés de vivre, et le départ initial pour trouver
un nouveau monde où ils pourraient s'épanouir, les chapitres II à X développent les
épreuves sentimentales (chapitre VII) et sociales (les autres) dans tous les domaines,
et les désillusions complètes qui ont suivi, et enfin, à la fin du chapitre X, annoncée
dans le plan la résignation finale à assumer leur condition : copier. Il ne faut pas
150
Il faut rappeler le sous-titre des Années de pèlerinage (ou voyage) qui fait la suite aux Années d'apprentissage: les
renonçants (die Entsagenden). Pour le sens que Goethe donne à ce mot, voir la note du traducteur, Romans, Bibliothèque de
la Pléiade, pp. 1377-1378.
oublier que la scène finale prend la forme d’un dénouement où tous les personnages
réapparaissent en se regroupant, ce qui n'est pas sans évoquer la fin de la première
Éducation sentimentale par la théâtralité et la simplicité de la technique.
Cependant, si la structure générale suit en apparence le modèle gœthéen, la
divergence sémantique qui s’y surimpose est si grande que le roman flaubertien se
classe difficilement sous cette étiquette. Nous pouvons évoquer trois raisons à cela.
D'abord, la divergence sémantique se manifeste au niveau de la conception des
personnages-héros. Bouvard et Pécuchet ne sont pas jeunes, mais retraités. Bien que
leur âge ne semble pas constituer un obstacle majeur pour leurs recherches, même
pour la gymnastique, ils commencent à apprendre au moment où l'on finit
l'apprentissage. De plus, ce n'est pas seulement leur âge qui pose problème, mais
aussi leur sexe. Si leur rencontre a la même valeur que celle entre un homme et une
femme au début de la vie, il ne leur est pas permis a priori de finir leur apprentissage
par un mariage et d'avoir une famille.
Toute leur tentative dans ce sens échouera,
car elle contredit la condition primordiale de leur apprentissage : l’amitié. Ensuite, il
n'est pas clair dans le contexte de Bouvard et Pécuchet que les héros éponymes aient
vraiment appris quelque chose pour s'introduire dans le monde, car l'antagonisme
public augmente au cours du roman, au lieu de s'apaiser comme dans un roman de
formation gœthéen. Leur apprentissage consiste à trouver non pas le moyen de
s'adapter dans la société, mais celui de fuir le monde, en s'enfermant dans les livres
ou dans la Copie. Enfin, l’interprétation de la Copie sera la dernière et la plus
importante question du livre, qui n'est pas sans rapport avec la première et la
deuxième. Si la Copie n'est que le refuge des deux savants manqués, villipendés par
le public, leur apprentissage signifie un échec total. Et le roman refusera l’étiquette
du roman d'apprentissage. Au contraire, si la Copie contribue positivement à leur
apprentissage, il n'en sera pas de même. Le sens de la Copie partage le jugement
classificatoire entre un roman d'apprentissage et sa version reniée et parodiée.
Cependant, les deux dernières hétérogénéités, antagonisme public et
application dans la Copie, ne sont que le résultat de la première : la conception des
personnages. Il ne se serait pas agi de deux bonshommes retraités dont l'union
parfaite par amitié a déclenché toute la série d’expériences, le roman n'aurait pas eu
le même dénouement. La conception du couple Bouvard et Pécuchet domine le
roman. Dans cette section, nous allons suivre le processus de l'apprentissage comme
l’histoire du couple.
§ 2 La rencontre comme événement
Le roman commence avec la rencontre de Bouvard et Pécuchet.
Il faut
prendre cela à la lettre. Car de la première phrase : «Comme il faisait une chaleur de
trente-trois degrés,...» jusqu'à la fin de la cinquième : «...tout semblait engourdi par le
désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d'été.», tout n'est que préambule
pour la phrase suivante : «Deux hommes parurent.» comme s'il s'agissait
d'indications scéniques préparant le premier geste de personnages. Ce dernier est
presque rituel : ils s'assoient "à la même minute, sur le même banc151", et en
reconnaissant leur initiale réciproque, "ils se considérèrent152". Du coup, ils ne se
séparent plus jamais, jusqu'à la fin du livre.
Au cours du chapitre premier, la simultanéité et l'identité du geste se poursuit,
se confirme et se renforce par la récurrence des mots indiquant la similitude : "la
même idée, celle d'inscrire notre nom dans nos couvre-chefs153", "comme moi, je suis
employé154", "Pécuchet pensait de même155", "Leurs opinions étaient les mêmes156", "ils
étaient tous les deux copistes157", "ils avaient le même âge : quarante-sept ans! Cette
coïncidence, etc.,158"
La théâtralité de la scène initiale renforce encore l'intensité de l'événement.
151
152
153
154
155
156
157
158
BP, p. 51.
BP, p. 52.
BP, p. 52.
Idem.
BP, p. 53.
Idem
BP, p. 55.
BP, pp. 57-58.
Les héros n'ont qu'à regarder comme spectateur ce qui se passe devant eux, les
passants tels qu'un ivrogne159, une fille de joie160, et l'ecclésiastique161, ou des calèches
de noce162. La théâtralité de la scène est programmée ainsi :
"ils se communiquent leurs goûts et leurs idées, [d'où s'en suit des confidences,] à
propos des objets <et des personnes> qui passent sous leurs yeux163."
Chaque apparition devant les spectateurs que sont Bouvard et Pécuchet leur fournit
un nouveau sujet de conversation.
"Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succédant aux anecdotes, les
aperçus philosophiques aux considérations individuelles164."
Ainsi, la théâtralité est double.
Une fois entrés en scène, Bouvard et Pécuchet
deviennent spectateurs.
Il faut rappeler que cet effet de l'événement exceptionnel n'est pas obtenu dès
le début du scénario, car le Rouen I rapporte la scène ainsi :
"Leur rencontre sur un banc du Boulevard Bourdon. Chacun y retourne plusieurs fois
de son côté avec cet espoir «je retrouverai peut-être le nouveau» ils se retrouvent.165"
D'après ce scénario, la première rencontre n'est pas aussi décisive et absolue, parce
que c'est après être retourné plusieurs fois Boulevard Bourdon qu'ils peuvent se
rencontrer vraiment, c'est-à-dire font connaissance. C'est à partir du Rouen III que la
simultanéité et l'identité de l'événement s'accentuent :
"Leur rencontre sur un banc du Boulevard Bourdon. ils s'avancent l'un vers l'autre en
même temps p. se reposer sur le même banc --se sourient et s'assoient166."
Ainsi, le travail de l'écrivain va dans le sens d'accentuer la fatalité de la
rencontre. Le texte n'hésite pas à la considérer comme une «aventure», un
«coup de foudre» :
"Ainsi leur rencontre avait eu l'importance d'une aventure. Ils s'étaient, tout de suite,
159
160
161
162
163
164
165
166
BP, p. 53.
Idem.
BP, p. 54.
BP, p. 53.
Le Rouen IV, folio 6, gg 10, Cento BP, p. 35.
BP, p. 54.
Folio 2, gg 10, Cento BP, p.3.
Folio 33, gg 10, Cento BP, p. 19.
accrochés par des fibres secrètes. D'ailleurs, comment expliquer les sympathies ?
Pourquoi telle particularité, telle imperfection indifférente ou odieuse dans celui-ci
enchante-t-elle dans celui-là ? Ce qu'on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes
les passions167."
Devant l'union parfaite des deux copistes, le narrateur avoue son impuissance : il
abandonne sa tâche.
La rencontre de Bouvard et Pécuchet doit être naturelle,
nécessaire, et aussi fatale que toute explication devient superflue et secondaire.
§ 3 La vie parisienne
Pour Bouvard et Pécuchet, la vie parisienne de copiste change complètement
de sens avec leur rencontre.
Dès le Rouen I, le scénario parle d' "opposition du
plaisir qu'ils ont à être ensemble et de l'embêtement de leurs occupations168." La
rencontre change l'aspect de la vie qu'ils menaient et la rend difficile, voire
insoutenable :
"Avant de se connaître ils étaient calmes et supportaient leur métier. Mais il leur
devient de plus en plus à charge169."
Ou bien :
"Avant de se connaître, ils supportaient leur [métier] <existence> patiemment, mais à
présent [il] <leur métier> leur est intolérable170."
L'opposition est fondée dans les différents scénarios sur le plaisir ou l'affection. Ils
aiment à être ensemble parce que cela leur fait plaisir, et détestent la vie de copiste à
cause des sentiments désagréables qu’elle leur inspire. Cependant, subtilement, des
scénarios au texte, l'opposition passe à un autre niveau :
"La monotonie du bureau leur devenait odieuse. [...]
Autrefois, ils se trouvaient presque heureux. Mais leur métier les humiliait depuis
qu'ils s'estimaient davantage ; ---et ils se renforçaient dans ce dégoût, s'exaltaient
167
BP, p. 59.
Folio 2, gg 10, Cento BP, p. 4. Cf. p. 37 et p. 39.
169
Le Rouen I, folio.2, gg 10, Cento BP, p. 5. Cf. le Rouen III : "Avant de se connaître, ils étaient calmes et
supportaient leur métier patiemment. Mais à présent il leur devient intolérable." (folio 33, Cento BP, p. 21.)
170
Le Rouen IV, folio 7, gg 10, Cento BP, p. 39.
168
mutuellement, se gâtaient171."
Ici, le contraste se joue plutôt sur le développement intellectuel dû à la rencontre. En
revanche, l'union renforcée ne change pas.
Cette opposition de l'amitié et de la vie professionnelle s'accentue avec la
nouvelle de l'héritage.
Le Rouen IV précise : "insolence et négligence dans les
derniers temps contrastant avec la ponctualité de toute leur vie172."
Outre le milieu professionnel, la rencontre de Bouvard et Pécuchet n'est pas
sans influencer la société que chacun fréquentait.
"Ils s'introduisent dans leur société réciproque. B. fréquente un Café où il vient des
cabotins. --Pécuchet joue aux dominos dans un autre où il y a des carabins et où on
parle politique. --mais du moment qu'ils se connaissent les sociétés qu'ils fréquentaient
les ennuient173."
Ici, la restriction temporelle : "du moment qu'ils se connaissent" semble suggérer que
l'ennui n'est encore que le résultat des circonstances. Cependant, dans le scénario
ultérieur, l'effet devient presque inévitable.
"Ils s'introduisent dans leurs sociétés réciproques. Bouvard fréquente un café où il voit
des cabotins et des bohémiens, Pécuchet introduit Bouvard à la table de sa pension
bourgeoise où il y a des ecclésiastiques et des professeurs <montre B --Pécuchet
Dumouchel --déception --ils s'en dégoûtent eux-mêmes> mais <car> du moment où ils
se connaissent, la société qu'ils fréquentaient les ennuie. --<chacun lâche l'ami
particulier qu'il avait> et ils s'arrangent p. dîner ensemble tous les jours174."
Les ajouts montrent que le dégoût qu'ils éprouvent pour la société que chacun
fréquentait avant la rencontre provient plutôt de lui-même, et que le dégoût de leur
société réciproque abouti à l’abandon par chacun de son ami intime. En effet, c'est
cette substitution d'ami intime qui se joue dans le texte. Pécuchet trouve l'ami de
Bouvard "déplaisant", et Dumouchel ennuie Bouvard175.
Ainsi la désillusion de la fréquentation de la société de l’un et de l’autre glisse
171
172
173
174
175
BP, p. 62.
Folio 7, gg 10, Cento BP, p. 41.
Le Rouen III, folio 33, gg 10, Cento BP, p. 21.
Le Rouen IV, folio 6, gg 10, Cento BP, p. 37.
BP, p. 60.
progressivement vers la substitution d'ami intime, l'abandon de leurs amis intimes
réciproques, abandon qui n'exclut pas leurs réapparitions ultérieures dans l'histoire.
§ 4 La rencontre comme épanouissement intellectuel et sentimental
Nous ne pourrons jamais trop insister sur l'importance de cette rencontre car
c'est de là que toute action dérive. Elle n'apporte pas seulement des changements
d'habitudes dans leur vie sociale à Paris, mais aussi et surtout, elle constitue le point
de départ unique et absolu du parcours interminable du roman176. Et cela est vrai à la
fois sentimentalement et intellectuellement.
Comme nous l'avons vu, la rencontre suscite comme effet immédiat le désir de
savoir. Rouen I décrit ainsi le développement intellectuel qu'a produit la rencontre :
"Par le seul fait de leur contact ils se développent et désirent acquérir plus d'idées. Les
dimanches ils font des promenades au Jardin des plantes et dans les Musées. Le tout
sans ordre --ce qui fait un chaos dans leur tête. Vont même une fois au Collège de Fr.
esquissent dans leur vagabondage ce qu'ils approfondir [sic] plus tard177."
Ce n'est pas uniquement pour préparer les matières apparaissant dans les chapitres
ultérieurs que les deux bonshommes se sentent vraiment une soif de savoir, mais
pour montrer la force de leur union qui stimule un intellect trop longtemps endormi.
Bouvard et Pécuchet n'avaient pas été inintelligents ; la "conscience d'une instruction
défectueuse178" aidant, le travail de copiste n'empêchait pas Pécuchet, cet ancien
maître d'études et ancien élève en pharmacie, de " consacrer, chaque soir, quelques
moments à l'étude". Ainsi, il a "noté des fautes dans l'ouvrage de M. Thiers179".
Quant à Bouvard, il a appris le commerce par son oncle ou son père naturel.
176
Si la Copie marque la fin du parcours "encyclopédique" de Bouvard et Pécuchet, elle n'est pas le terminus en soi. Ils ne
finissent jamais de copier. Comme toutes les autres fins du roman flaubertien moderne, elle est "sempiternelle". En effet, la
scène finale que nous ne connaissons que sous la forme de plan, où les deux copistes se décident à copier la lettre du médecin
relatant toutes leurs actions antérieures, se termine par l'entrée en acte de la copie. Le scénario précise : "finir sur la vue des
deux bonshommes penchés sur leur pupitre, et copiant." (folio 67, gg 10, et autres, BP, p. 443.)
177
Cento BP, pp. 4-5.
178
BP, p. 59.
179
BP, p. 55.
Cependant, avec leur rencontre, leur curiosité intellectuelle a fait un saut, et prend
une envergure tout à fait considérable.
Un si grand développement intellectuel n'aurait pas été possible sans un
épanchement sentimental mutuel. Le texte et les avant-textes ne sont pas avares de
mots là-dessus. Dont le Rouen I :
"L'amitié se fait vivement. Concordance de goûts. Leur cœur jusque-là comprimé ou
pas encore éclos, s'épanouit. Ils se prêtent différents petits objets et ne peuvent plus se
passer l'un de l'autre180."
Le Rouen I continue à expliquer leur amitié : "ils se complètent moralement181", "ils
s'emboîtent182".
Au niveau de l'histoire, le caractère complémentaire du couple se traduit
d'abord par l' "harmonie" des goûts.
"De même leurs goûts particuliers s'harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le
fromage, prenait régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne mangeait au dessert
que des confitures et trempait un morceau de sucre dans le café. L'un était confiant,
étourdi généreux. L'autre discret, méditatif, économe183."
Ces différences de goût apparemment anodines prennent ensuite toute leur
importance une fois que Bouvard et Pécuchet passent à l'examen des sciences. Car ils
se partagent les domaines, complètent les études de l'un par celle de l’autre, pour
couvrir autant que possible la totalité d'une science. La différenciation des études est
programmée dans le folio 41, gg 10, ainsi :
"--Chaque Etude différente leur donne une couleur spéciale.
[...]
et chacun y porte la différence de son tempérament.
en littérature : Bouvard est classique, gaulois
en médecine --------------- matérialiste.
en politique --------------- réactionnaire.
en Religion. Pécuchet
mystique,
en politique --------------- gobemouches184."
180
181
182
183
184
Folio 2, gg 10, Cento BP, p. 4.
Ibid. p. 4.
Idem.
BP, p. 60.
Cento BP, p. 150. Souligné par nous.
Une autre version de ce scénario précise : "marquer l'influence réciproque, la
conversion alternative que l'un opère sur l'autre sans pourtant que le converti perde
rien de son caractère185." Sans aller jusqu'à la conversion, la conversation entre les
deux hommes sur les livres que chacun lit est un des moyens les plus fréquents pour
mettre en évidence leurs opinions contradictoires sur le même sujet, ce qui permet
l'analyse critique de la matière abordée186.
Le cas exemplaire poussé à l'extrême jusqu'à se teinter de parodie est
évidemment la Conférence de Bouvard et Pécuchet, ultime essai avant la Copie. Elle
se divise nettement en deux parties selon le conférencier : l'avenir vu en noir par
Pécuchet, et en rose par Bouvard.
Ainsi, c’est l'amitié qui doit constituer le moteur du développement
scientifique du livre. Il n'est point étonnant donc que les scénarios, à partir du Rouen
III, aient l'habitude de commencer le chapitre II par l'exaltation de leur amitié :
"Commencer le Ch. II par un gd mouvement lyrique p. exalter leur amitié.
--L'amitié de deux hommes, tout ce qu'il y a de plus beau sur la terre187."
Mais, ainsi exaltée et soulignée, leur amitié n'est pas sans évoquer les sentiments
amoureux d'un héros et d'une héroïne du roman d'apprentissage.
En effet, les
scénarios attestent cette tendance. Ainsi, le Rouen I : "de sorte qu'à eux deux ils ont le
plaisir complet d'un couple normal188". La relation de Bouvard et Pécuchet est égale à
celle d'un couple.
Nous ne voulons nullement parler d'homosexualité des
personnages de Flaubert, mais nous croyons qu'il est nécessaire de remarquer la
connotation amoureuse présente dans l'union des deux hommes pour comprendre
que les recherches dans lesquelles ils se lancent n'auraient pas été menées à terme si
un attachement plus profond qu'une simple amitié n'avait pas contribué à les
soutenir et incité à poursuivre.
Deux autres mentions prouvent sans équivoque la connotation amoureuse de
185
Folio 46, gg 10, ibid., p. 166.
Cf. le folio 42, gg 10 : "quelquefois un seul lit les livres et en rend compte de vive voix à son ami. C'est un moyen
pour moi d'en FAIRE L'ANALYSE". (ibid., p. 153.)
187
Ibid., p. 20. Cf. le Rouen IV, p. 36.
188
Ibid. p. 4.
186
la relation Bouvard-Pécuchet : "les amants se regardent189", et "ils se chérissent.
l'hymen est fait190."
Il faut rappeler ici les passages de l'impuissance explicative devant l'amitié qui
se fait jour si parfaitement et si rapidement à la suite de la première rencontre. Le
texte explique que le coup de foudre n'est pas exclusivement amoureux mais possible
pour toutes les autres passions. Mais si le lien de Bouvard et Pécuchet est bien
empreint d'un caractère amoureux, le texte fait du camouflage au lieu d'avouer son
impuissance explicative.
Nous ne pourrons jamais conclure définitivement sur la nature de
l'attachement qu'ils conçoivent l’un pour l’autre, mais il y a quand même deux
indices qui nous permettent de le mieux comprendre. D'abord, tous les moments
ayant trait à l'amour ne sont pas seulement destinés à l'échec mais aussi présentés
comme un obstacle à l'amitié. Ensuite, certaines expériences scientifiques décrites
dans le roman semblent manifester un désir de génération et de prolifération.
§ 5 L'amour menace le couple
Si la rencontre de Bouvard et Pécuchet dilate leur cœur comprimé, ce n'est pas
là leur unique "mouvement" lyrique. Dans les chapitres VII et X, ils sont tentés
d’avoir un amour conjugal ou familial. Les scénarios présentent ces deux moments
en des termes semblables, évoquant l'ouverture du cœur :
"Alors ils s'ennuient beaucoup, réciproquement.
VI. Et ils sont pris par le rêve d'une Famille, d'un amour191."
et :
"X.
Puis la religion les embête comme le reste.
Mais leur cœur s'est élargi. S'ils ne sont plus catholiques, ils restent chrétiens, du
moins dans la mesure du Vicaire Savoyard et par sensibilité, besoin d'affection, ils
189
190
191
Ibid., p. 4.
Ibid., p. 36.
Le Rouen III, le folio 35, gg 10, Cento BP, p. 30.
adoptent deux enfants, un petit garçon et une petite fille qu'ils marieront plus tard --et
avec qui ils ont communié
[...]
--Ils sont pleins d'amour, veulent le bonheur de l'Humanité. --et ils entrent dans le
Socialisme, pleins de candeur et d'enthousiasme. C'est comme un chant de triomphe
(il faut que le lecteur les croie arrivés au dernier terme --et qu'il en soit dupe)192."
Dans les deux cas, le désœuvrement causé par l'échec de l'expérience qu’ils viennent
de faire, la politique pour l'amour, la religion pour l'éducation des enfants, est à
l'origine de leur désir d'avoir une famille. Il y a ainsi une influence directe du
chapitre précédent.
Si le désespoir né des sciences politiques amène les deux
bonshommes à l'amour, c'est, selon les scénarios, pour réagir à l'affreuse idée que "la
guerre est peut-être le premier art puisque le moyen de tuer le plus d'hommes193". Il
s'agit d' "une réaction sentimentale194".
Et l'éducation des enfants est comme la
réalisation en miniature du projet qu'ils concevaient lors de l'expérience de la
religion. Il n'est pas donc étonnant qu'ici, l'éducation soit la prolongation de la
religion comme nous le montre la référence à Rousseau, et que dans les scénarios
antérieurs, le chapitre de l'éducation commençait par l’évocation de l'humanitarisme
ou du socialisme, conçus comme élargissement réformateur du christianisme.
Cependant, cet intérêt rare chez Bouvard et Pécuchet pour l'humanité est trahi
par la mauvaise foi des femmes ou la mauvaise nature des enfants. Ce qui nous
intéresse ici, c'est le fait que ces tentatives d'amour sont considérées comme nuisibles
au lien entre Bouvard et Pécuchet, comme "motifs [...] de n'être plus si amis195".
L'expérience amoureuse offre en effet l'unique crise de l'amitié entre les deux
bonshommes. Se sentant solitaire puisque Bouvard ne l'aime plus196, Pécuchet pense
à courtiser la bonne, tandis que l'autre, l'abandonnant tous les soirs197, fait la cour à
Mme Bordin. En se cachant leur passion mutuellement, ils vont jusqu'à penser à une
vie d'avenir sans l'ami :
192
193
194
195
196
197
Le Rouen IV, le folio 17, gg 10, Cento BP, p. 70.
Cento BP, p. 30.
Idem.
Le Rouen IV, le folio 15, gg 10, Cento BP, p. 64.
BP, p. 264.
Idem.
"Les deux amis s'étaient caché leur passion.
Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si Bouvard s'y opposait
il l'emmènerait vers d'autres lieux, fût-ce en Algérie, où l'existence n'est pas chère!
Mais rarement il formait de ces hypothèses, plein de son amour, sans penser aux
conséquences.
Bouvard projetait de faire du muséum la chambre conjugale, à moins que Pécuchet ne
s'y refusât ; alors il habiterait le domicile de son épouse198."
Le conditionnel auquel ont été mis les deux projets de vie conjugale suggère la
possibilité qu'ils se séparent pour faire aboutir leur passion. L'amour et l'amitié
s'opposent.
Cependant, une fois dévoilée le même jour la trahison des femmes, ils
reviennent à leur amitié, qui en sort renforcée :
"C'était le désir d'en avoir [des femmes] qui avait suspendu leur amitié. Un remord les
prit. --Plus de femmes, n'est-ce pas ? Vivons sans elles! --Et ils s'embrassèrent avec
attendrissement199."
Ainsi, ont-ils surmonté la crise d'amitié, seule occasion où ils aient manqué de
"probité" et de "loyauté200" , ou de "franchise201" et de "confiance202".
§ 6 Bouvard et Pécuchet et les Chavignollais
Si nous tenons compte de la plénitude sentimentale et intellectuelle du couple
Bouvard et Pécuchet, il est tout à fait compréhensible que leurs relations avec le
public les gênent plus qu'elles ne les servent. Au cours du roman, l'antagonisme
public s'accroît jusqu'à les faire chasser par les autorités pour les idées émises dans
leur Conférence. Les relations entre les deux hommes et les Chavignollais sont un
des thèmes constitutifs de ce roman d'apprentissage. Elles semblent tracer le même
itinéraire vers la débâcle final, en répétant alternativement la curiosité conciliante et
la haine, et en augmentant l'hostilité publique.
En effet, dès l'installation de Bouvard et Pécuchet, on trouve un cercle
198
199
200
201
202
BP, p. 268.
BP, pp. 271-272.
Idem.
Le Rouen IV, le folio 15, gg 10, Cento BP, p. 64.
Le Rouen VI, le folio 29, gg 10, Cento BP, p. 103.
«curieux-antipathique» :
"Cependant, les bourgeois de Chavignolles désiraient les connaître --on venait les
observer par la claire-voie. Ils en bouchèrent les ouvertures avec des planches. La
population fut contrariée203."
Ce mécontentement des Chavignollais cause, après le dîner, la colère de Bouvard et
Pécuchet qui sont désormais déterminés à "ne plus voir personne, de vivre
exclusivement chez eux, pour eux seuls204."
Selon
le
scénario,
l'installation
à
Chavignolles
doit
constituer
"le
commencement d'hostilité publique" :
"Grande curiosité des voisins à leur endroit. Mais ils envoient promener toutes
relations, toute visite. De là commencement d'hostilité publique. D'autant plus qu'ils
changent le dessin du jardin, auquel on était habitué. <ferment la clairevoie p. être plus
seuls --idée de Pécuchet.> Ça contrarie. <«Ils n'ont pas le droit»>205"
Sur cette base de contrariété, chaque recherche scientifique offre une nouvelle
occasion d'augmenter l'hostilité des Chavignollais à leur égard soit par heurts
d'intérêt soit par oppositions d’idées206. Ainsi, l'échec de l'agriculture leur laisse des
ennemis :
"Ils se sont fait des paysans, de leur fermier en particulier, des ennemis
irréconciliables à cause des améliorations qu'ils voulaient introduire. Ils ont froissé des
routines, blessé des idées reçues, ils payeront cela plus tard207."
Les scénarios se font assez méticuleux pour décrire l'évolution de l'hostilité publique.
Pour la médecine, Bouvard et Pécuchet, en amenant "la conversation sur les sujets où
ils sont forts", "irritent et humilient le médecin qui leur en garde rancune208." La
littérature amène Bouvard et Pécuchet à se faire du gentilhomme un ennemi209.
L'amour constitue un autre moment important des oppositions publiques avec le
grand dîner du chapitre II.
"<Cependant ils se sont fait> [tous] des ennemis [acharnés] de la veuve <dont B. n'a
203
204
205
206
207
208
209
BP, p. 76.
BP, p. 110.
Le Rouen IV, le folio 8, gg 10, Cento BP, p. 43.
Par exemple pour le comte.
Le Rouen IV, le folio 8, gg 10, Cento BP, pp. 45-46. Cf. p. 48. et p. 76.
Le Rouen IV, le folio 12, gg 10, Cento BP, p. 50.
Le Rouen V, le folio 23, gg 10, Cento BP, p. 86.
pas voulu>
--- du notaire qui a manqué l'acte
--- de tous ceux qui s'intéressent à Mélie210."
Plus ils s'approche de la fin du livre, plus ils se font d'ennemis. Si la dernière
expérience, l'éducation, est "le summum de toutes leurs études", elle doit aussi
"amener l'explosion de toutes les haines amassées211."
"Tout le monde se tourne définitivement contre eux. Cette hostilité a p. cause plutôt
des idées contrariées que des intérêts combattus.
Résumer les motifs personnels de haine qu'ont les notables envers eux. Ils ont parlé
contre la célébration du Dimanche «le travail est saint--[pr.] Faverges leur en veut <p.
leurs idées démocratiques>. --Foureau leur en veut p. avoir parlé contre la prohibition
commerciale, et d'ailleurs leur garde rancune p. ses hémorroïdes. --etc. motifs des
autres, Gorgu, Gouy etc.212"
Pour bien tisser l'histoire, l'auteur n'oublie pas même de dresser un bilan des haines
que les personnages secondaires éprouvent contre Bouvard et Pécuchet.
"
IX.213
Tous sont leurs ennemis
car
ils ont humilié LE MEDECIN
----- blessé dans ses idées et ses intérêts LE FERMIER
scandalisé dans sa religion
LE CURÉ
dupé
LA Bve BORDIN
trompé l'espoir du
DÉMOSOC
empêché l'élection du
MAIRE
semblent dangereux et immoraux au GENTILHOMME
Contrarié la fantaisie artistique du
NOTAIRE
inquiété le Gouvernement
gêné les idées de tout le monde.
---- embêté fortement les deux enfants214."
On comprend que le dénouement théâtral du "premier" volume est conçu surtout
comme la catastrophe sociale de Bouvard et Pécuchet.
§ 7 La Copie : réconciliation passive avec le public et bonheur de la réunion du
210
211
212
213
214
Le Rouen IV, le folio 15, gg 10, Cento BP, p. 65.
Le Rouen IV, le folio 17, gg 10, Cento BP, p. 72.
Le Rouen VI, le folio 18, gg 10, Cento BP, p.113.
Le chapitre X actuel.
Folio 47, gg 10, Cento BP, p. 172. Cf. p. 168.
couple
Devant cette montée de l'antagonisme du public qui a causé la chute sociale de
Bouvard et Pécuchet, le passage à la Copie est un véritable refuge pour eux, et leur
apporte un changement essentiel dans leurs relations avec les Chavignollais. L'acte
de copier est certes un isolement. Mais, précisément à cause de cela, il est aussi
réconciliant. Bouvard et Pécuchet ne sont plus villipendés. Certes, ils ne sont non
plus aimés, mais tolérés, comme en témoignent les scénarios :
"XII Un jour, ils trouvent par hasard le brouillon d'une LETTRE ÉCRITE PAR LE
MÉDECIN. Le Préfet lui avait demandé si B et P ; n'étaient pas des fous dangereux.
LA LETTRE est une espèce de rapport confidentiel expliquant que leur manie est
douce et que ce sont deux imbéciles inoffensifs. Elle résume et juge B et P. et doit
rappeler au lecteur, tout le livre215."
Le scénario ne précise pas de quelle manie le médecin parle. S'agit-il du parcours
encyclopédique ou de la Copie ? Selon toute vraisemblance, le médecin parle de la
manie de la copie, parce qu'il se met trop souvent en colère avec Bouvard et Pécuchet
amateurs de science pour trouver leur ambition "douce". Du moins parle-t-il de deux
bonshommes copiant et non de demi-savants, puisqu'il juge qu'ils sont "inoffensifs".
Il doit être persuadé du danger de la demi-science.
Il est vrai que la lettre de Vaucorbeil, dernière étape de l'histoire et dernière
matière de la Copie, constitue le comble de l'ironie du livre. Cela n'empêche pas
qu'elle sert plutôt à réconcilier les deux hommes avec la société. S'il y a ironie, elle
fonctionne plutôt comme réconciliante. En tant qu'êtres copiant, ils sont sinon admis
du moins tolérés dans la société.
Cette réconciliation passive avec le public à travers la Copie est le dénouement
heureux et idéal, si l'on considère le roman comme l'histoire d'un couple. Car la
Copie signifie l'union ou la dissolution en un seul homme. Lisons le Rouen I :
"Leur différence intrinsèque doit s'apercevoir malgré leur union jusqu'à la fin où ils
deviennent dans la joie de la Copie et dans la communauté de la passion le même
215
Le Rouen VI, le folio 32, gg 10, Cento BP, p. 116. Cf. pp. 73-74, pp. 124-125.
homme, et à se rassembler physiquement, un même, un seul être en partie double216."
La Copie transforme la nature et le physique même du couple. Dès lors, il n'est pas
étonnant que Bouvard et Pécuchet congédient les enfants, étant considérés comme
obstacle de la joie dissolvante de la Copie :
"[...] ils adoptent un enfant --deux enfants, un petit garçon et une petite fille qu'ils
marieront plus tard. ils les renvoient impitoyablement, dans la fureur de la copie217."
Rappelons que Bouvard et Pécuchet comptaient, au stade des scénarios, marier les
deux enfants. Ce projet sera rejeté progressivement. Il est permis de penser que le
mariage des enfants évoquant trop le dénouement heureux d'un roman d'éducation à
commencer par celui de l'Émile de Rousseau, a été supprimé pour mieux célébrer
l'union finale du couple qu'est la Copie.
Ainsi, nous pouvons résumer l'histoire de Bouvard et Pécuchet comme l’histoire
de l'amitié et du couple des deux bonshommes.
Le roman commence par la
rencontre et l'union subite. Et pendant le parcours encyclopédique à Chavignolles,
Bouvard et Pécuchet se partagent les domaines de recherches. C'est le moment où
chaque expérience apporte à l'union quelques vibrations intérieures et extérieures,
sans réussir à séparer les deux bonshommes. Finalement, l'échec des expériences
scientifiques les amène à la Copie, où l'union est consolidée, ou plutôt les deux
termes de l'union se dissolvent et disparaissent. Bouvard et Pécuchet est l'histoire d'un
couple dont l'amitié est synonyme de désir de savoir, et dont le physique se confond,
«dans la fureur de la copie,» avec l'écriture.
216
217
Folio 2, gg 10, Cento BP, p.4.
Le Rouen III, le folio 36, gg 10, Cento BP, p. 34.
SECTION 3 : LE PARALLÉLISME DU TRAVAIL PRÉPARATOIRE ENTRE
L'AUTEUR ET SES PERSONNAGES
§ 1 L'apprentissage mutuel des sciences entre l'auteur et ses personnages
Si Bouvard et Pécuchet se veut une "encyclopédie critique en farce218", le savoir
ne s'y présente pas de lui-même devant les deux autodidactes. Il faut qu’ils le
sollicitent pour le faire apparaître.
C’est la différence majeure que le roman
posthume a avec La Tentation de saint Antoine.
Si les Dieux du gnoticisme
apparaissent pour tenter le saint, il faut que les deux bonshommes agissent pour
accéder au savoir auquel ils aspirent. D’où la nécessité de l’examen du mode d’accès
au savoir, à chaque discipline.
Ce questionnement revêt encore une autre dimension si l’on met en parallèle
l’auteur et les personnages.
Le travail préparatoire de Bouvard et Pécuchet est
doublé par celui de l’auteur. Les progénitures de ce dernier ne peuvent apprendre
que ce qu'il a appris. Dans le parcours encyclopédique, l'auteur et les personnages
partagent les livres et parfois les opinions. Mais partagent-ils aussi le zèle et les
motifs d'apprendre ? Et même s'ils partagent les mêmes livres pour une science
donnée, les lisent-ils de la même façon ?
Un parallélisme est perceptible entre l’auteur et les personnages. En règle
générale, l’auteur doit mieux apprendre les sciences que Bouvard et Pécuchet, pour
les faire échouer.
Notre objectif de cette section sera d’abord de différencier la
méthode de travail de l’auteur et celle des personnages, du point de vue de la
motivation, des renseignements et de la lecture. La comparaison nous permettra de
voir comment l’écrivain restreint à ses personnages l’accès au savoir dont il dipose.
Il garde sa part à lui, pour faire échouer les personnages.
La différenciation de l’auteur et des personnages nous permet non seulement
218
" C'est l'histoire de ces deux bonshommes qui copient une espèce d'encyclopédie critique en farce" (A Mme Roger
des Genette, 19 août 1872, C.H.H. tome15, p. 149.)
de mieux comprendre par quoi les personnages pèchent dans leur apprentissage des
sciences comparé à celui de l’écrivain, mais aussi de saisir un caractère fondamental
du roman : l’éloge du préparatoire, de l’inachevé, de l’indistinct. Cela atteint son
apogée à la fin du roman, avec la partie inachevée de la Copie où toutes les frontières
entre l’achevé et l’inachevé, l’auteur et les personnages, le texte et l’avant-texte se
font ambiguës.
§ 2 La motivation
Avant tout, c’est le but des recherches scientifiques préparatoires qui distingue
l’auteur et les personnages.
Si Bouvard et Pécuchet entrent dans une nouvelle
science, pleins de candeur et de curiosité intellectuelle, Flaubert ne considère le
travail préparatoire que comme une obligation, et ne cache pas une sorte de haine et
de mépris des sciences, en maudissant son travail d'enclyclopédiste forcé. D'où la
différence de motivation de l'apprentissage.
Dans le roman, le premier chapitre se charge d'expliquer pourquoi les deux
copistes entreprennent le parcours encyclopédique qui débute dans le deuxième
chapitre. D'où vient la fascination que Bouvard et Pécuchet éprouvent pour les
sciences ?
Jean-Pierre Richard essaie de chercher l'origine du désir de savoir dans le
manque de famille dont ils souffrent tous les deux :
"Cette analyse [du passé de deux personnages] s'attache visiblement, quoiqu'indirectement, à rendre compte des
sources du désir de savoir (lié à un désir de voir) qui va soutenir leurs aventures. Or cette curiosité, jamais
vraiment comblée (sauf en un ou deux épisodes exceptionnels), nous devinons qu'elle s'attache au fait
fondamental d'un manque, d'une absence première qui s'inscrivent, il fallait bien nous y attendre, au
219
plus ancien et au plus oublié aussi d'une histoire familiale
."
C'est surtout chez Pécuchet que nous pouvons voir clairement cette causalité, car le
texte précise à son propos :
219
p. 66.
Jean-Pierre Richard, "Paysages de Bouvard et Pécuchet", dans Pages Paysages, Microlectures II, Le Seuil, 1984,
"(...) mais la conscience d'une instruction défectueuse, avec les besoins d'esprit qu'elle lui donnait, irritaient son
humeur ; et il vivait complètement seul sans parents, sans maîtresse
220
."
J.-P. Richard commente ainsi ce passage :
"Le désir de savoir se trouve mis textuellement ainsi en contiguïté, c'est-à-dire, du moins si nous en croyons
221
Freud, en causalité secrète, avec les thèmes de la famille perdue et de l'origine interdite
."
Il est vrai que les scénarios précisent que Bouvard et Pécuchet ont "nativement
une certaine inquiétude, une agitation222." Et selon un scénario, si les deux anciens
copistes entreprennent l'éducation de deux enfants, c'est pour avoir une famille223.
Cependant, ce qui est plus remarquable, c'est le fait que les personnages découvrent
leur convoitise en même temps qu'ils se rencontrent. La fascination des sciences
provient de la première rencontre des deux copistes.
La rencontre boulevard
Bourdon ouvre une voie au parcours encyclopédique ultérieur. Cette simultanéité de
la rencontre et de la naissance du désir de savoir est programmée dès le stade des
scénarios comme nous l'avons constaté dans la section précédente224.
Le
développement de l'intelligence est le résultat immédiat de la première rencontre.
Ainsi, le roman semble mettre d’avantage encore l'accent sur la rencontre que sur le
manque de famille, comme origine du désir de savoir.
En fait, leur parcours
épistémologique n’est que le reflet de celui de l'amitié entre les deux hommes,
comme nous avons essayé de le montrer dans la section précédente.
Dès la première rencontre, ils glorifient "les avantages des sciences", en disant :
"que de choses à connaître ! que de recherches --si on avait le temps225". Et au cours
de leur la fréquentation, le désir de savoir ne cesse d'aller en augmentant. Le savoir
leur semble d'autant plus fascinant qu'il est vague et inaccessible :
220
221
222
223
224
225
BP, p. 59.
J.-P. Richard, op. cit., p. 67.
Cento, BP, pp. 7, 19 et 37.
Ibid. pp. 17, 30, etc.
Cf. supra, p. 103 sqq.
BP, p. 55.
"Au fond d'un horizon plus lointain chaque jour, ils apercevaient des choses à la fois confuses et
merveilleuses
226
."
Cette obscurité de l'horizon des sciences ne se dissipe pas même après qu'ils
ont eu le temps et le moyen de se consacrer à l'étude. Bien au contraire. Ils se
procurent beaucoup de livres227, ils lisent beaucoup, sans avoir une conception claire
de la scientificité. En fin de compte, ils répètent toujours la même démarche :
initiation, éblouissement, curiosité, approfondissement, mise en pratique et échec,
ennui et dégoût, glissement à une autre science.
Cette répétition, ce non-
apprentissages des sciences, a tout de même un avantage, celui de conserver leur
curiosité initiale pour les sciences inconnues. Ainsi, la motivation pour Bouvard et
Pécuchet de leur recherche réside dans l'intérêt et la fascination qu'ils éprouvent et
conservent jusqu'à la fin pour les sciences à raison de leur incompréhension et de
leur inaccessibilité.
Quant à l'écrivain, il n'en est rien. Si ses personnages entrent dans chaque
domaine des sciences, de leur plein gré, avec une naïveté et une curiosité d'amateur,
l'auteur y entre presque malgré lui, forcé, conscient de la tâche nécessaire d'écrivain.
Malgré de nombreuses lectures qui représentent finalement 1500 livres, Flaubert ne
les compte pas comme lecture, parce qu'il ne les fait pas pour lui, pour son plaisir. A
quelques exceptions près, il est loin de l'admiration naïve de ses personnages228. Ce
n'est qu'une étape nécessaire de l'œuvre. Alors, qu'est-ce qui amène l'écrivain à cette
lecture forcée et peu amusante ? La motivation du travail préparatoire est identique
à celle de l'œuvre. Flaubert l'explique essentiellement en des termes vengeurs, et cela
226
BP, p. 61.
Le mépris de la bibliothèque lors de la préparation de l'installation ("nous n'aurons pas besoin de bibliothèque", BP,
p. 67) est vite abandonné, et remplacé par la "décision" d'apprendre par les livres, après la visite de la ferme du comte de
Faverges: "Tout ce qu'ils avaient vu les enchantait. Leur décision fut prise. Dès le soir, ils tirèrent de leur bibliothèque les
quatre volumes de la Maison Rustique, se firent expédier le cours de Gasparin, et s'abonnèrent à un journal d'agriculture."
(BP, p. 82.) Cette décision est déterminante, elle dure jusqu'à la fin du livre.
228
Une des rares exceptions est la lecture de Spinoza. Flaubert admire le philosophe et semble bien plongé dans ses
oeuvres comme Bouvard et Pécuchet se sentaient emportés par lui. Pour l'écrivain: "[...] j'ai relu (pour la troisième fois de ma
vie) tout Spinoza. Cet «athée» a été, selon moi, le plus religieux des hommes, puisqu'il n'admettait que Dieu." (à Mme Roger
des Genettes, fin mars 1879, C.H.H., tome 16, p. 179.) Et pour les personnages: "Il leur semblait être en ballon, la nuit,par un
froid glacial, emportés d'une course dans fin, vers un abîme sans fond, etc". (BP, p. 303.)
227
dès le début de la préparation :
"J'étudie l'histoire de théories médicales et des traités d'éducation, après quoi je passerai à d'autres lectures.
J'avale force volumes et je prends des notes. Il va en être ainsi pendant deux ou trois ans, après quoi je me
mettrai à écrire. Tout cela dans l'unique but de cracher sur mes contemporains le dégoût qu'ils m'inspirent. Je
vais enfin dire ma manière de penser, exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, éjaculer
229
ma colère, déterger mon indignation, et je dédierai mon bouquin aux mânes de saint Polycarpe
."
Dans d'autres occasions, il vise plus précisément le lecteur.
230
"D'ailleurs, c'est mon but (secret) : ahurir tellement le lecteur qu'il en devienne fou
."
Livre de vengeance, Bouvard et Pécuchet serait ainsi motivé par l'intention ironique de
cracher un dégoût et d'ahurir le lecteur.
Ces deux buts distincts amènent l'auteur et ses personnages à parcourir le
même chemin différemment.
§ 3 Les informateurs
L'auteur et les personnages apprennent les sciences principalement par les
livres. Cependant, quels livres faut-il lire pour s’initier à une science ? Un guide
s’impose. Dès lors, deux genres de questions peuvent se poser. D'abord, comment
s'informent-ils pour choisir les livres. Et ensuite, comment obtiennent-ils les livres
dont ils ont besoin ?
En règle générale, Flaubert emploie une méthode plus
systématique et plus «scientifique» que les personnages.
Pour Bouvard et Pécuchet, la recherche des livres ne pose pas de difficulté
particulière. En effet, ils ne connaissent que deux moyens pour s’en procurer : soit
demander à leurs amis, soit se laisser aller au hasard.
Dumouchel, ami de Pécuchet, professeur de littérature dans un pensionnat231,
229
A Mme Brainne, 5 octobre 1872, C.H.H., tome 15, p. 170. La déclaration semblable dans la lettre du 12 décembre
1872 à George Sand: "Et puis, comme j'espère cracher là-dedans le fiel qui m'étouffe, c'est-à-dire émettre quelques vérités,
j'espère par ce moyen me purger, et être ensuite plus olympien, qualité qui me manque absolument." (C.H.H., tome 15, p.
192.)
230
A la même, 30 décembre 1878, C.H.H., tome 16, p. 116.
231
BP, p. 60.
sert à Bouvard et Pécuchet de source bibliographique par excellence. Bien qu'il lui
arrive de ne pas leur répondre, étant "fatigué de les servir232", Dumouchel est
généralement assez compétent pour leur fournir les indications bibliographiques
nécessaires. Quelquefois, il leur envoie directement les livres mêmes : les Lettres de
Bertrand avec le Discours de Cuvier sur les révolutions du globe, pour exciter les
bonshommes à la géologie233.
Ou bien, en guise de réponse à la question que
Bouvard et Pécuchet lui ont posé pour savoir quelle est la meilleure histoire de
France, il leur expédie "les lettres d'Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de
Genoude234."
En cas de doute, Bouvard et Pécuchet lui demandent des
éclaircissements. Ainsi, il répond avec scepticisme sur l'authenticité de l'histoire235,
ou bien déplore la décadence du goût du public236.
Finalement, il n'hésite pas à
demander à un des ses amis une aide semblable : c'est un ami de Dumouchel, le
professeur Varlot, qui leur envoie la liste d'ouvrages sur l'esthétique237, et qui, une
autre fois, éclaire la question de Bouvard et Pécuchet sur le droit divin238. C'est un
exemplaire d'une traduction de l'Éthique de Spinoza appartenant à ce professeur exilé
à la suite du Coup d'Etat du 2 décembre 1951 que Dumouchel prend la peine de leur
envoyer à leur demande239.
Barberou, ami de Bouvard, ne sert pas aussi fréquemment de recours ou de
guide que Dumouchel. Cependant, il intervient au moins quatre fois. Premièrement,
il renseigne Bouvard sur les "cadavres postiches" pour l'anatomie240. Deuxièmement,
il envoie à Bouvard le grand ouvrage du manuel de santé de Raspail241.
Troisièmement, quand Bouvard lui pose la même question d’esthétique sur le goût
232
233
234
235
236
237
238
239
240
241
BP, p. 310.
BP, p. 142.
BP, p. 184.
BP, p. 191.
BP, p. 216.
BP, p. 219.
BP, p. 251.
BP, p. 302.
BP, p. 119.
BP, p. 128.
du public, il répond tout en s'étonnant "du ramolissement causé par la province242".
Enfin, c'est lui qui envoie Examen du Christianisme par Louis Hervieu, ancien élève de
l'École normale, un des ouvrages fictifs jouant un rôle important dans le roman243.
Outre ces deux amis, il y des personnages secondaires qui, en fournissant des
informations, initient les deux futurs spécialistes à une nouvelle science.
Ainsi,
Larsonneur, ami de Jeuffroy, avocat et archéologue, pour la géologie, l'archéologie et
le celtisme244, et Marescot pour le goût des faïences245.
Pour le reste, quand Bouvard et Pécuchet ne recourent pas à ces deux
informateurs, ils se confient au hasard pour trouver les livres qu'ils vont étudier.
Ainsi, si le médecin leur prête des livres d'anatomie, ils ne lui rendront pas visite
pour l'anatomie, mais pour la chimie246.
Ou bien, s'ils s'intéressent à l'histoire
naturelle, ce n'est que parce qu'ils ont trouvé par hasard De l'enseignement de la
géologie dans un journal, en rentrant du voyage géologique à Fécamp247.
Comparé à ses personnages, l'écrivain semble entreprendre des démarches
plus étendues et plus approfondies auprès d’amis et d’experts. L'image que donne
sa correspondance de l'époque de la rédaction du dernier roman, est celle d'un
chercheur qui ne veut pas manquer une seule occasion, une seule connaissance qu'il
puisse mettre à profit pour amasser les informations nécessaires. Bien entendu,
l'écrivain doit s'informer mieux que ses personnages, pour les faire échouer dans
chacune de leurs tentatives scientifiques. D'où le caractère plus professionnel ou
plus pratique des informateurs dont Flaubert a besoin. Sans être exhaustifs, nous
allons relever quelques exemples du professionalisme et de l'empirisme des
informations nécessaires au romancier.
Pour le celticisme, Flaubert s'adresse à Henri Gaidoz, professeur de langue et
littérature celtiques à l'École des hautes études pour lui demander "une preuve (texte
242
243
244
245
246
247
BP, p. 216.
BP, p. 341.
BP, p. 143 sqq..
Le notaire, qui a prétention d'être artiste, éblouit Bouvard et Pécuchet par son érudition des faïences. (BP, p. 182.)
BP, pp. 117-118.
BP, p. 153.
ou raisonnement) démontrant que : les monuments dits celtiques ne sont pas faits par les
Celtes248". Nous ne savons pas quelle était la réponse du professeur, mais il est certain
qu'étant un savant professionnel, il était le meilleur informateur que Larsonneur,
avocat et archéologue amateur, à qui Bouvard et Pécuchet s'adressent.
Ou bien, Flaubert demande à Taine les indications bibliographiques sur le
droit divin249 comme l'auraient fait ses personnages au professeur Vardot, ami de
Dumouchel. Mais le questionne-t-il vraiment de la même façon ?
"J'aurais besoin de savoir que lire sur ces deux questions :
Le droit divin,
Le suffrage universel.
C'est l'histoire, ou mieux l'origine du droit divin qui m'inquiète. Il doit avoir été formulé par les légistes des
Stuarts ? et n'être pas (comme doctrine) beaucoup plus vieux. Il se rattache à Saül!!! (je n'en doute pas). Mais il
me faudrait quelque chose d'un peu moins vieux. Je ne vois que Bossuet (Politique tirée de l'Écriture sainte) et
Bonald ?
N'avez-vous pas écrit une brochure sur le suffrage universel ? Comment l'avoir ? Qui a formulé ce droit250
là
?"
Sans parler de la question du suffrage universel, la dernière moitié de la citation
attire notre attention. Même si le romancier désire avoir une bibliographie sur le
droit divin, il ne la demande pas à Taine comme s’il ignorait tout de la matière, ce qui
semble le cas de ses personnages. Il précise son but et ses besoins, jusqu'à délimiter
l'époque de l'ouvrage. Plus exigeant que les protagonistes, l'écrivain s'adresse aux
spécialistes en tant que spécialiste du roman, tandis que Bouvard et Pécuchet
entretiennent des relations avec des connaisseurs non professionnels.
Bien d'autres spécialistes sont sollicités pour Bouvard et Pécuchet. On peut
compter parmi eux Houzeau, professeur de chimie, que Flaubert invite à dîner251, le
baron Larrey, chirurgien, à qui il emprunte une thèse252.
Flaubert exploite aussi ses confrères et leur famille.
248
Ainsi, il demande à
C.H.H. tome 16, p. 34.
Il sera prié aussi d'indiquer une édition lisible de Chartreuse de Parme et de Rouge et Noir, pour la préparation du
chapitre sur la Littérature. (C.H.H., tome 16, p. 49.)
250
C.H.H., tome 16, p. 64.
251
Cf. la lettre à Caroline du 24 septembre 1873. C.H.H. tome 15, p. 251.)
252
C.H.H., tome 15, p. 281.
249
Maurice Sand, fils de la dame de Nohant, des renseignements sur l'agriculture253, à
Ernest Daudet, frère d'Alphonse, des informations sur le duc d'Angoulême254, à Du
Camp d'envoyer des ouvrages d'Henri Martin pour vérifier "les sottises [...] dans les
romans historiques255", et à Zola de lui apporter Le Sublime de Denis Poulot256.
Pour le concours de deux amis importants, Maupassant et Laporte, il faut
souligner que personne n'a porté plus d'aide et de matière concrètes au travail de
Bouvard et Pécuchet qu'eux.
Cependant, leurs contributions, recherche par
Maupassant d'une falaise convenable pour le voyage géologique des deux
"ingénieurs", et préparation de la Copie pour Laporte, sont étrangères à
l'apprentissage proprement dit des sciences par l'écrivain. A part cela, leur apport se
limite à des recherches bibliographiques257 ou à des vérifications de dates
historiques258.
Le sens de la documentation dépend non seulement de la compétence des
informateurs, mais aussi de la nature de la matière. Aussi l'agriculture semble-t-elle
demander plus d'informations pratiques que livresques. Flaubert veut les notes
prises directement par ceux qui ont pratiqué l'agriculture, et non des livres sur
l'agriculture. Ainsi, il les demande au docteur Devouges, amateur de jardins259, et à
Jules Godefroy, mari de Béatrix Person, actrice et maîtresse de l'écrivain260. Ce qui
caractérise le chapitre de l’agriculture, c'est la recherche des échecs que ses
personnages pourraient commettre. Pour cela, l'informateur n'a pas à être spécialiste
ni professionnel.
L'amateur s'y prête mieux, car il doit avoir éprouvé plus de
difficulté. C'est pour cette raison que Flaubert demande au fils de George Sand "ses
253
C.H.H., tome 15, p. 202.
C.H.H., tome 16, p. 30.
255
Le 2 mai 1878, C.H.H., tome 16, p. 45.
256
C.H.H., tome 16, p. 89. Il s'agit du Sublime ou le travailleur comme il est en 1870, et ce qu'il peut être, 1870.
257
"Maintenant, je prépare mon dernier chapitre: L'éducation. Si je pouvais fouiller dans la bibliothèque de votre
Ministère, j'y trouverais, j'en suis sûr, des trésors. Mais par où commencer les recherches? Il me faudrait des choses
caractéristiques comme programmes d'études et comme MÉTHODES. (...) Avez-vous un catalogue de votre bibliothèque ?
Parcourez-le et voyez ce qui peut me servir." (à Maupassant, 22 ou 23 janvier 1880, C.H.H., tome 16, p. 297.)
258
Cf. les lettres à Laporte du 24 juillet 1878 (C.H.H., tome 16, p.64), d'août 1878 (ibid. p. 69).
259
Cf. la lettre à Edmond Laporte du 27 octobre 1874. C.H.H., tome 15, p. 355.
260
C.H.H., tome 15, p. 358.
254
souvenirs agronomiques" :
"A ce propos [de l'agriculture], Maurice serait bien gentil de recueillir pour moi ses souvenirs agronomiques afin
261
que je sache quelles sont les fautes qu'il a faites, et par quels raisonnements il les a faits
."
Il en est ainsi du dessin. Cette fois, l'écrivain a recours à sa nièce Caroline :
"Maintenant UN SERVICE LITTÉRAIRE relatif à Bouvard et Pécuchet.
Pécuchet apprend à un enfant le dessin et commence (suivant la recommandation de J.-J. Rousseau dans
Émile) par le dessin d'après nature. Il sait fort peu dessiner lui-même, et il doit barboter d'une manière grotesque,
la perspective surtout le démontre. Donc voici ma question : «Quelles sont les bêtises qu'il peut faire, et
pourquoi ?» Il y a chez lui défaut de vision et d'aptitude, et chez l'enfant encore plus, bien entendu. Rêve un peu
262
à cela, et répond-moi d'une manière catégorique
."
Caroline n'est pas un peintre professionnel. Mais la peinture est sa passion, "elle
dessine et peint à s'en rendre malade263". Elle a fait le portrait de Laporte264 et de
Corneille265, a fait un dessin pour le Châteaux des cœurs.266. Ses portraits ont été reçus
sur la cimaise au Salon267. L'oncle, qui vantait les talents et les progrès de sa nièce268,
semble content de l'admission. Il n'est pas étonnant donc s'il lui fait confiance en
matière du dessin. Comme pour Taine et Maupassant, il ne lui cache pas ses besoins
et ses exigences. Bref, il lui parle comme un professionnel à un professionnel.
Ces deux exemples témoignent du souci qu'a l'écrivain de prévoir les échecs et
de les mettre en réserve pour ses deux bonshommes. L'empirisme de la démarche de
l'écrivain est l’une des différences les plus caractéristiques de sa méthode
d'information comparée à celle de ses protagonistes.
Pour collecter les échecs
virtuels, l'écrivain recourt à des gens compétents et expérimentés pour suivre leurs
conseils269. Ce genre de pragmatisme manque absolument à Bouvard et Pécuchet270.
261
A George Sand, 3 février 1873, C.H.H., tome 15, p. 202.
28 janvier 1880. C.H.H., tome 16, p. 302.
263
A Madame Roger des Genettes, 1er mars 1878, C.H.H., tome 16, p. 36.
264
Cf. la lettre à Laporte du 6 janvier 1878: "Elle (Caro) a envie de faire votre trombine." (C.H.H., tome 16, p. 30.) et
celle au même du 1er septembre 1878. (C.H.H., tome 16. p. 76.)
265
Dans la Correspondance, Flaubert parle de la copie du portrait de Corneille. Voir les lettres à Laporte du 25 juillet
1878 (C.H.H., tome 16, p. 64.), à Caroline du 14 septembre 1878 (ibid. p. 85.), à la même du 18 janvier 1879 (C.H.H., tome
16, p. 126.).
266
A Caroline, 8 octobre 1879, C.H.H., tome 16. p. 256.
267
Cf. la lettre à Caroline du 10 avril 1879, C.H.H., tome 16, p. 187.
268
"Ses progrès y sont remarquables. Elle ne tardera pas à avoir un réel talent." A Madame Roger des Genettes,
C.H.H., tome 16, p.78.
269
Quand il s'agit d'un conseil essentiellement nuisible à l'œuvre, le romancier refuse catégoriquement de s'y plier.
C'est le cas du conseil que Frédéric Baudry donne à propos de la recherche botanique. Nous étudierons la portée de cet
épisode au chapitre 3 de la troisième partie.
262
Ils n'utilisent leurs connaissances que pour avoir une indication bibliographique, et
celle-ci une fois obtenue, il ne leur reste qu'à avaler les livres.
Ainsi, le
professionalisme et l'empirisme distinguent le travail de l'écrivain de celui de
Bouvard et Pécuchet.
§ 4 Les bibliothèques
Comme moyen d'accès aux livres, Bouvard et Pécuchet disposent des envois
de leurs amis et du prêt par les gens du village271. Mais ce n'est pas tout. La
bibliothèque et le cabinet de lecture sont aussi à leur disposition272. Leur propre
bibliothèque à Chavignolles, une fois délaissée, mais vite réhabilitée, les sert
beaucoup. Ils en tirent les quatre volumes de la Maison Rustique273, L'Architecte des
Jardins de Boitard274, "un Manuel d'hygiène par le docteur Morin275", et le Guide du
magnétiseur par Montacabère276. Nous ne pouvons pas savoir si ce dernier livre
correspond bien au Manuel du magnétiseur que Pécuchet possédait dans son
appartement à Paris. En réalité, le livre de Montacabère semble un ouvrage fictif. En
tout cas, nous pensons avoir raison de considérer que la bibliothèque de Pécuchet à
Paris a pu servir, après le déménagement à Chavignolles, aux deux autodidactes,
même si le texte ne le mentionne pas clairement. Car elle doit comprendre, outre cet
ouvrage de magnétisme, "plusieurs volumes de l'Encyclopédie Roret" et "un
Fénelon277". En effet, «un des manuels Roret» que les deux bonhsommes devenus
géologues ont feuilleté pour chercher des fossiles devait appartenir à Pécuchet278. Et,
270
La leçon d'anatomie que Vaucorbeil donne à Bouvard et Pécuchet (BP, p. 120) est une des rares exceptions.
Même le comte de Faverges leur prête "tous les ouvrages de M. de Maitre." (BP, p. 358.) Ou bien, ils empruntent à
Jeuffroy Manuel du séminariste (BP, p. 332), à Vaucorbeil "un recueil de planches anatomiques" et le manuel d'Alexandre
Lauth (BP, p. 118.).
272
Un bouquiniste même les seconde dans leur recherche bibliographique, en leur procurant "les traités de Richerand
et d'Adelon sur la physiologie. (BP, p. 122.)
273
BP, p. 82.
274
BP, p.100.
275
BP, P. 135.
276
BP, p. 280.
277
BP, p. 56.
278
BP, p. 143.
271
pour la phrénologie, bien que la mention du manuel Rorel n'apparaisse pas dans le
texte définitif, il est certain que Bouvard et Pécuchet l'ont utilisé pour la cranioscopie,
d'abord parce que les brouillons le mentionnent nommément279, et ensuite parce que
certains diagnostics phrénologiques présentés dans le texte en proviennent
directement280. Quant à Fénelon, le titre n'est pas précisé, mais le nom du "cygne de
Cambrai" figure deux fois dans le texte.
D'abord quand Bouvard et Pécuchet
s'initient à la philosophie281, et ensuite à l'éducation282.
Bouvard et Pécuchet recourent aussi à la bibliothèque publique quand leurs
recherches dépassent les ressources d'une bibliothèque individuelle. Ainsi, ils se
résolvent à «passer quinze jours à la Bibliothèque municipale de Caen, pour y faire
des recherches", en vue de la rédaction de l'histoire du Duc d'Angoulême283. Ou bien,
pour l'histoire de France, Dumouchel souscrit, à leur nom, un abonnement à un
cabinet de lecture284, qu'ils reprennent, après une interruption, pour leur recherche
philosophique285.
Pour l'acquisition des livres, Flaubert ne semble pas disposer d'autres moyens
que Bouvard et Pécuchet. Il demande à ses amis de lui envoyer les livres nécessaires,
et si besoin est, il s'adresse à une bibliothèque ou à un cabinet de lecture286.
Cependant, il y a une chose dont profitent ses personnages, mais qui manque à
l'écrivain : le hasard. Les livres ne tombent pas sur lui par hasard. D'où un surcroît
de travail. Flaubert doit faire montre de plus de zèle que ses personnages pour se
procurer les livres nécessaires.
279
Cf. les folios 320, 321, et 323 verso, g 225 (3).
Cf. le paragraphe 3 de la Section 3 du chapitre 2 "La Phrénologie" de notre deuxième partie.
281
BP, p. 300.
282
BP, p. 373.
283
BP, p. 193.
284
BP, p. 184.
285
BP, p. 300.
286
Il mentionne au moins deux fois le recours à un cabinet de lecture. D'abord, dans sa lettre à Caroline du 17
septembre 1873 (C.H.H., tome 15, p. 251), il parle de vingt volumes sur l'éducation qu'il a avalés et qu'il renverrait à Mlle
Cardinal, qui, selon la note de l'édition, avait un cabinet de lecture à Paris, place Saint-Sulpice. Une semaine après, il dit à la
même personne: "je suis remonté dans mon cabinet afin de relever des notes dans le Christianisme de l'abbé Senac, aumônier
du collège Rollin !" (ibid. p. 252.)
280
Afin d'avoir une idée de ce que fut son acharnement pour la recherche
bibliographique, prenons deux exemples.
Au cours de la préparation du sujet de la phrénologie, Flaubert montre un vif
désir de lire un livre de Spurzheim sur l'éducation, Essais sur les principes élémentaires
de l'éducation. On comprend très bien sa convoitise pour le livre du disciple de Gall,
fondateur de la phrénologie, car il compte intégrer la phrénologie dans le chapitre de
l'éducation. Nous pouvons imaginer que Flaubert l'a connu par un compte-rendu
dans le tome deux du Journal de la société phrénologique de Paris, dont il a pris note287 :
288
"Oh ! si quelqu'un pouvait m'envoyer le livre de Spurzheim sur l'éducation, ce quelqu'un serait un sauveur
!"
Il répète à Caroline la même demande :
"Le père Grout a été fanatique de phrénologie.
L'Éducation de Spurzheim se trouve peut-être dans sa
bibliothèque. S'en informer à Sabatier ou à Mme Grout
289
."
Et finalement, le même jour, il s'adresse aussi à son éditeur :
"A ce propos, si vous pouviez me découvrir quelque part, et n'importe à quel prix, De l'Éducation, par
Spurzheim, vous seriez un vrai sauveur. Sans compter sa collaboration avec Gall dans le grand ouvrage intitulé
De l'Anatomie du cerveau, Spurzheim a fait un livre spécial intitulé De l'Éducation. C'est ça qu'il me faudrait!
290
Que ne me faudrait-il pas
!"
Toutes ces démarches n'ont pas abouti, nous semble-t-il. Aucun "sauveur" n'est
apparu. Car dans la liste des ouvrages sur l'éducation291, le livre de Spurzheim ne
figure pas.
L'autre exemple est la fréquentation de la Bibliothèque292. A maintes reprises,
il se vante de ses exploits à sa nièce :
"Mon épître ne sera pas longue, car il faut que je m'habille et que je déjeune pour aller à la Bibliothèque, où je
retournerai probablement demain. Trois jours de suite à Rouen! Vois-tu ça! Y a-t-il, dans l'antiquité, de plus
grands exemples d'héroïsme
287
293
?"
Folio 198 verso, g 226 (2). Cf. l’Annexe 5, pp. 866-868.
A Caroline, 1er février 1880, C.H.H., tome 16, p. 304.
289
A Caroline, 3 février 1880, C.H.H., tome 16, p. 311.
290
A Geoges Charpentier, 3 février 1880, C.H.H., tome 16, p. 312.
291
Folio168, g 226 (2). Cf. l’Annexe 5, pp. 786-788.
292
René Descharmes a relevé les emprunts de Flaubert à la Bibliothèque Nation et à la Bibliothèque de Rouen de 1870
à 1880 dans son Autour de Bouvard et Pécuchet, pp. 273-290.
293
A Caroline, 23 novembre 1877, C.H.H., tome 16, p. 19.
288
Ou bien,
"et hier j'ai passé quatre heures de suite, sans bouger, à la bonne bibliothèque de Rouen, d'où j'ai emporté des
294
livres, que j'avale en ce moment
."
Finalement il se permet de déclarer :
"Ce sont là [le cours d'histoire dans le Catéchisme de l'abbé Gaume] des intermèdes à mes lectures
philosophiques. Si elles durent encore deux ou trois mois, je serai d'une force honnête. Mais je vais bientôt avoir
295
épuisé tout ce qui peut me servir à la bibliothèque de Rouen
."
Flaubert ne manque pas aussi de saisir l'occasion du passage à Paris pour
fréquenter l'autre Bibliothèque, la Nationale. Là, le ton devient plus rituel :
"Tous les jours, à midi, je m'installe dans la Réserve, devant un bureau spécial, et je lis, en prenant des notes, des
296
matières ecclésiastiques, et le soir, autant que possible, je reste chez moi
."
De toute évidence, il a besoin de gagner la capitale pour ces lectures297.
Nous avons vu donc les ressemblances et les différences dans la manière de se
procurer les livres entre auteur et personnages. Mais tous ces livres ne valent rien
s’ils ne sont pas lus et utilisés. Comment les lisent-ils ? Qu'est-ce qui distingue leur
manière de lire ?
§ 5 Lire
Un des traits principaux de la méthode d'apprentissage de Bouvard et
Pécuchet consiste dans le recours exclusif et constant aux livres.
Ce sont deux
autodidactes qui ne disposent que des livres pour se faire guider. D'où le caractère
particulièrement livresque de leurs expériences. Le début de l'apprentissage d'une
science signifie le commencement de la lecture. En effet, les chapitres III, V et X
commencent par l'acquisition des livres ou la lecture.
294
295
296
297
A Caroline, 20 juin 1878, C.H.H., tome 16, p. 57.
A Caroline, 14-15 janvier 1879, C.H.H., tome 16, p. 122.
A Caroline, 12 juin 1879, C.H.H., tome 16, p. 221.
A Maupassant, 15 janvier 1879, C.H.H., tome 16, p. 123.
Chapitre III : "Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault --et apprirent d'abord que «les corps
298
simples sont peut-être composés»
."
299
Chapitre V : "Ils lurent d'abord Walter Scott
."
300
Chapitre X : "Ils se procurèrent plusieurs ouvrages touchant l'Éducation --et leur système fut résolu
."
Pour le reste des domaines, il en est de même. Toute étude nouvelle commence par
l'achat et la consommation des livres.
Pour connaître le déroulement de leur
apprentissage, il est donc très utile d'examiner la manière dont Bouvard et Pécuchet
lisent les livres acquis et de la comparer à celle de l'auteur.
Comment l'auteur et les personnages pratiquent-ils la lecture, acte initial et
consubstantiel de l'apprentissage ? C'est surtout l'auteur qui se vante de l'importance
des lectures qu’il fait pour son dernier roman. Nombreuses sont les lettres à l'époque
où il se plaint de cette corvée de lecture : "Ma vie se passe à lire et à prendre des
notes301.", "Je suis surchargé de lectures pour Bouvard et Pécuchet302", "ma table est
couverte de bouquins assommants303", "Je suis gorgé de lectures pieuses304", "Et je lis,
je me crève les yeux à force de lire305!", etc. Pour évaluer sa quantité de travail, il
indique, pour ses "lectures insensées306", "la valeur d'un volume par jour et avec
notes", et déclare finalement :
"Savez-vous à combien se montent les volumes qu'il m'a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? A
307
plus de mille cinq cents! Mon dossier de notes a huit pouces de hauteur
."
On sait que le chiffre de mille cinq cents de livres n'est pas exagéré308.
Un examen complet de la méthode de lecture de ces livres dépasserait
298
BP, p. 116.
BP, p. 201.
300
BP, p. 370.
301
A Madame Roger des Genettes, 22 février 1873, C.H.H., tome 16, p.205.
302
A Laporte, 29 mars 1877, C.H.H., tome 16, p. 549.
303
A Madame Brainne, 1er août 1878, C.H.H., tome 16, p. 68.
304
A Tourgueneff, 8 novembre 1879, C.H.H., tome 16, p.267.
305
A Caroline, 1er mars 1879, C.H.H., tome 162.
306
A Edmond de Goncourt, 19 mars 1879, C.H.H., tome 16, p. 174.
307
A Madame Roger des Genettes, 24 janvier 1880, C.H.H., tome 16, pp. 299-300.
308
Voir l'Introduction de C. Gothot-Mersch, p. 15. "On a longtemps tenu ce chiffre pour fantaisiste. Les spécialistes
estiment aujourd'hui qu'il n'a «absolument rien d'exagéré»".
299
largement notre sujet. Nous aurons l'occasion, dans la deuxième partie à propos des
manuels pédagogiques, de voir comment l'écrivain et les personnages lisent
différemment les mêmes livres. Pour l'instant, nous cherchons à mettre en parallèle
leur attitude respective de lecteurs.
En comparant l'attitude de lecture décrite dans la Correspondance et dans le
roman, nous remarquons que les personnages romanesques se complaisent à se
spécialiser dans un seul domaine, tandis que l'auteur a plutôt tendant à varier les
lectures. Si Flaubert suit à peu près le même itinéraire que ses personnages, il
commence ses lectures préparatoires non avec l'agriculture, mais avec l'éducation et
la médecine :
"Je varie mes lectures médicales avec des traités sur l'éducation. J'avale des volumes coup sur coup et je prends
des notes. Mes bonshommes se dessinent dans mon esprit et l'ensemble se corse
309
."
Cette lecture interdisciplinaire va jusqu'à mélanger trois sortes de sciences. Dans la
lettre suivante, Flaubert dit lire à la fois de la chimie, de la médecine et des traités
d’agriculture :
"Je lis maintenant de la chimie (à laquelle je ne comprends goutte) et de la médecine Raspail, sans
310
compter le Potager moderne de Gressent, et l'Agriculture de Gasparin
."
Cette diversification de la lecture semble naturelle au stade de la conception du
roman. Mais, cette tendance subsiste tout au cours de la rédaction. En janvier 1878,
en pleine rédaction du chapitre IV311, Flaubert explique en ces termes à Tourgueneff
le parallélisme de son travail :
"Actuellement je suis perdu : 1° dans la critique historique, 2° dans le celticisme et 3° dans l'histoire du
duc d'Angoulême!!! Ce bouquin-là est lourd. Aurai-je assez de forces pour le continuer ? Il faut être fou pour
312
l'avoir entrepris
."
Bien entendu, on ne peut affirmer qu'il s'agit là exclusivement de lecture. Mais,
309
A Caronline, 5 octobre 1872, C.H.H., tome 16, pp. 169-170. Voir aussi la lettre à Madame Roger des Genettes du 5
octobre 1872. C.H.H., tome 15, p. 167.
310
A George Sand, 3 février 1873, C.H.H., tome15, p. 202.
311
Le 6 janvier 1878, il écrit à Laporte: "Je me suis remis à écrire; trois pages à peine sur la Révolution, voilà tout ce
que j'ai fait ! mais j'en suis content." (C.H.H., tome 16, p.30.)
312
A Tourgueneff, 19 ou 26 janvier 1878, C.H.H., tome 16, p. 33.
comme il est improbable que Flaubert écrive parallèlement plusieurs épisodes même
dans le même chapitre, il sera juste de penser que parmi ces trois types de travail
dont il parle, deux au moins sont à l’état de lecture préparatoire. Nous pouvons
relever une dernière mention de ce parallélisme des lectures dans la lecture
métaphysique :
"Le bon Pouchet m'a envoyé un nouvel ouvrage sur Berkeley ; j'en alterne la lecture avec celle de Kant et d'un
résumé de philosophie patérialiste par Lefèvre, lequel déchire ces pauvres sceptiques. Pour me récréer, j'étudie le
313
Catéchisme de persévérance de Gaume et la Gymnastique d'Amoros
."
Certes, il y a ici contiguïté de sujets, car la philosophie constitue le chapitre VIII, dont
fait partie aussi la gymnastique d'Amoros, et auquel succède le chapitre sur la
religion. Mais les mots "pour me récréer" montrent bien que l'alternance de lecture
ne provient pas seulement du besoin du travail, mais de la manière de lire de
l'écrivain, de son goût de lecture.
De cette opposition dans la manière de lire résultent des attitudes différentes -- engouements ou dégoûts --- vis-à-vis de l’étude scientifique.
Si Bouvard et
Pécuchet ont l'habitude de "se plonger" dans une science, le romancier, pour sa part,
y est "perdu" dans la plupart des cas. Ainsi, les bonshommes «se plongent dans
l'archéologie celtique314«, tandis que l'auteur est «perdu» «dans le celticisme», comme
nous l'avons vu dans la citation du lettre du 19 ou 26 janvier 1878 à Tourgueneff315. Il
en est ainsi de la phrénologie. L'auteur «est perdu dans la phrénologie316« pour que
ses personnages «s'y plongent317«. Pour la littérature, les bonshommes se plongent
dans les romans d'aventures318, tandis que Flaubert se plaint d'être obligé de lire des
313
A Caroline, 4 janvier 1879, C.H.H., tome 16, p. 120.
Cf. BP, p. 175 : «Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans l’archéologie celtique.»
315
Cf. supra., p. 135.
316
Voir ses lettres du 13 février 1880 à Madame Brainne: "Votre Polycarpe est maintenant perdu dans la phrénologie
et les méthodes d'enseignement!" (C.H.H. tome 16, p. 319), et du 13 février 1880 à Caroline: "Je suis présentement perdu
dans la phrénologie et dans les méthodes d'éducation et je ne lis que les livres relatifs à ces matières." (ibid.)
317
BP, p. 373.
318
BP, p. 205.
314
pièces historiques "bêtes" à la Bibliothèque319.
L'engouement naïf des bonshommes pour la lecture spécialisée contraste avec
la persévérance plaintive du travail de l'écrivain. Même si l'écrivain se plaint d'être
perdu dans une science, il sait s'en sortir quelques mois après.
Tandis que ses
personnages se lassent d'une science aussi vite qu'ils en ont été éblouis.
§ 6 Prendre des notes, faire le résumé
C'est au stade des notes que la différence de méthode du travail préparatoire
entre l'auteur et les personnages s'avère la plus profonde. Si les notes de Bouvard et
Pécuchet ne sont qu'une commodité narrative, celles que prend l'auteur sont la
source précieuse de l'invention des péripéties romanesque de Bouvard et Pécuchet.
Lorsque les deux bonshommes recourent aux notes, c'est le plus souvent pour
faciliter la lecture, à la fois pour eux-même et pour le lecteur. De fait, un scénario de
Rouen explique ainsi la méthode de lecture de Bouvard et Pécuchet :
"Méthodes p. leurs lectures
Pr. les ouvrages dont l'analyse serait peu importante. --ils ne lisent que les
barres verticales,
que les phrases soulignées dans ces
livres du cabinet de lecture-- qqfois des réflexions sont
écrites en marge.
------------------- dont il est impossible de faire l'analyse en dialogue --sans
sortir du ton des
personnages. B, esprit plus net en
écrit le RÉSUME --et c'est là-dessus que la discussion
s'établit.
Moyen d'en faire l'analyse. qqfois un seul lit l'ouvrage et en rend compte, de
vive
voix à son ami --ou bien ils lisent tout haut
ensemble et interrompent le texte par
des remarques,
des cris d'indignation. --ou d'un mot d'assentiment
320
."
Le scénario évoque trois façons de présenter dans le récit la lecture de Bouvard et
Pécuchet et d'en faire le point de départ de la discussion : lecture partielle, résumé,
conversation. Ces trois modes sont conçus du moins dans ce scénario pour rendre
moins ennuyeux et varier le développement des analyses que les deux bonshommes
font des livres qu'ils lisent.
319
A Tourgueneff, 14 avril 1878 : "Ne venez pas demain parce que tous les jours de cette semaine sauf vendredi je
passerai mes après-midi à la Bibliothèque des auteurs dramatiques pour lire des pièces historiques bêtes." (C.H.H., tome 16,
p. 40.)
320
Folio 46, gg 10, Cento BP, p. 165. et BP, p. 449.
Cependant, au niveau de l'exécution, c'est-à-dire dans le texte définitif, la
différenciation de la méthode de lecture semble porter un sens nouveau.
Par
exemple, pour la première méthode, lecture partielle basée sur les barres verticales,
les soulignements faits par d'autres lecteurs, on peut évoquer la lecture de l'Éthique
de Spinoza.
"Bouvard imagina que Spinoza peut-être, lui fournirait des arguments, et il écrivit à Dumouchel, pour
avoir la traduction de Saisset.
Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant à son ami le professeur Varlot, exilé au Deux
décembre.
L'Éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marqués d'un
coup de crayon, et comprirent ceci :
La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu.
Il est seul l'Étendue --et l'Étendue n'a pas de bornes. Avec quoi la borner ?
Mais bien qu'elle soit infinie, elle n'est pas l'infini absolu ; car elle ne contient qu'un genre de perfection ;
321
et l'Absolu les contient tous.
"
Et suit le résumé de l'œuvre. Il s'agit bien d'une lecture partielle fondée sur une
sélection faite par d'autres lecteurs. Mais le livre de Spinoza appartient-il au registre,
évoqué dans le scénario, des "ouvrages dont l'analyse serait peu importante" ? Vu
l'admiration de l'auteur pour le philosophe et l'importance que le texte consacre au
développement de la pensée spinoziste, cela est peu probable. D'ailleurs, la lecture
partielle de Bouvard, pour imparfaite qu’elle soit, n'est pas pour autant inexacte.
Car, les passages qu'il lit ne sont pas indiqués par n'importe lequel des membres du
cabinet de lecture, mais par un ami de Dumouchel, le professeur Varlot.
D'où
l'exactitude du résumé. On peut relever les correspondances entre le résumé de
Bouvard et Pécuchet et les notes de lecture que Flaubert a prises de la traduction par
Saisset de l'Étique qui occupe les quatre folios 37 recto à 38 verso, g 226 (6). La lecture
partielle semble servir non seulement à varier le développement des doctrines
spinozistes, mais aussi à guider et initier les néophytes que sont Bouvard et Pécuchet.
Le marquage les aide à mieux comprendre Spinoza.
Dans bien d'autres cas, les notes de Bouvard et Pécuchet ne sont que le reflet
de celles que Flaubert a prises.
321
BP, p. 302.
Prenons comme exemple une autre lecture philosophique, encore plus rapide
que la précédente :
"Ils [Bouvard et Pécuchet] les employèrent [trois jours] à parcourir les tables de plusieurs volumes.
Bouvard souriait de temps à autre --et renouant la conversation :
--«C'est qu'il est difficile de ne pas douter! Ainsi, pour Dieu, les preuves de Descartes, de Kant et de
Leibniz ne sont pas les mêmes, et mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un
322
esprit, demeure inconcevable. [...]
».
A titre de comparaison entre la lecture de Bouvard et celle de Flaubert, examinons les
preuves différentes de l'existence de Dieu. Dans les notes de l'écrivain, on peut les
trouver dans le folio 67, g 226 (6) :
Dieu
preuves de son existence [différentes]
différentes
Descartes rejette les causes finales
Leibniz celles que Descartes tire de l'infini
Kant toutes les démonstrations excepté
celles qu'il découvrait dans la loi morale. -Taine phil. fr
Il s'agit-là d'un résumé de résumés, c'est-à-dire le résumé des notes de lecture que
Flaubert a prises sur chaque livre philosophique consulté. Pour la partie qui nous
concerne, il vient des notes de lecture des Philosophes français au XIX siècle de Taine,
comme indiqué dans le manuscrit. Le folio 49, g 226 (6), nous dit ceci :
L'existence [***] de Dieu
établie par des preuves différentes selon les
philosophes
Descartes rejetait l'argument des causes finales
Leibniz celui que Descartes tirait de l'infini
322
BP, pp. 308-309.
Kant toutes les démonstrations excepté celles qu'il découvrirait dans
la loi morale
A part de menues différences dans les détails, l'expression reste la même. On voit
bien que les notes de l'écrivain suivent un système plus complexe, et qu'il serait
difficile de dégager ce tableau comparatif uniquement de la lecture rapide des tables
des matières de plusieurs volumes, comme le texte nous dit que Bouvard le fait.
Pour la suite de la citation, il serait possible d'établir de la même manière les
correspondances entre les notes des personnages et celles de l'auteur.
Le statut des notes est différent chez l'auteur et chez ses personnages.
D'ailleurs, nous aurons l'occasion, dans l'analyse détaillée des épisodes du chapitre X,
de voir comment l'écrivain en profite pour inventer certains épisodes romanesques.
Ici, du point de vue du parallélisme, retenons seulement l'usage des notes que fait
l'auteur pour inventer certains manuels.
En effet, certains manuels auxquels
recourent les deux bonshommes sont bel et bien imaginaires, ils ne sont que le fruit
des notes de Flaubert. Ainsi, le manuel de mnémotechnie de Dumouchel, "Instruire
en amusant", est un ouvrage fictif :
"Heureusement qu'ils possédaient la mnémotechnie de Dumouchel, un in-12 cartonné avec cette
épigraphe : «Instruire en amusant.»
323
Elle combinait les trois systèmes d'Allévy, de Pâris, et de Feinaigle
."
En fait, le manuel de Dumouchel n'est que l'occasion de résumer les trois méthodes
mnémotehniques que le texte présente dans le paragraphe qui suit la citation.
L'autre
exemple
du
manuel
imaginaire
né
des
notes
de
l'écrivain
est "Examen du Christianisme par Louis Hervieu, ancien élève de l'Ecole normale324."
Cento considère que ce manuel est fictif :
"Ce manuel n'existe pas ; c'est «un sommaire de l'exégèse moderne», comme le dira le texte deux pages plus loin,
un résumé des livres de divulgation de la critique rationaliste fabriqué par Flaubert lui-même
325
."
En effet, le critique relève les correspondances entre les arguments d'Hervieu et les
323
324
325
BP, p. 189.
BP, p. 341.
Cento, Commentaire, p. 101.
notes de lecture prises par Flaubert. Ainsi pour les passages :
"L'ouvrage de Louis Hervieu en signale les variations [du dogme] : le baptême autrefois était réservé pour
les adultes. L'extrême-onction ne fut un sacrement qu'au IXe siècle ; la Présence réelle a été décrétée au VIIIe, le
326
Purgatoire, reconnu au XVe, l'Immaculée Conception est d'hier
."
Cento fait remarquer qu'il s'agit de :
"Notices tirée de l'Histoire des dogmes chrétiens d'Eugène Haag et de la Philosophie du droit ecclésiastique
327
d'Adolphe Frank
."
Et il indique les références aux notes de lecture de Flaubert dans le dossier de Rouen
(folios 251 et 299, g 226 (6)).
Finalement, la singularité des notes de l'auteur s'affirme lorsque l'on considère
qu'elles fournissent la matière directe du "second volume", de la Copie. Elles ne sont
plus la source de tel ou tel épisode, mais consubstantielle au texte lui-même. En
parlant des liens entre la partie rédigée de Bouvard et Pécuchet et les dossiers de
Rouen, Claude Mouchard et Jacques Neefs expliquent ainsi la difficulté particulière
de ce roman inachevé :
"Cette situation serait toutefois relativement simple si le «préparatoire» du second volume se distinguait
du «préparatoire» du volume existant, sous la forme d'autres documents, d'autres programmes, d'autres scénarios
partiels. Mais, au contraire, les scénarios semblent globalement prévoir et compliquer la relation entre le premier
volume et sa suite, et surtout, les dossiers de notes associent inlassablement les éléments ayant servi aux dix
premiers chapitres à d'autres éléments, collectés souvent par ailleurs, pour constituer des ensembles obscurément,
minutieusement retravaillés. D'où la difficulté qu'il y a à aborder de tels «manuscrits» : décrire la masse des
dossiers de Bouvard et Pécuchet, c'est déjà interpréter un confus travail de collection et de réutilisation ; nous
devons à la fois décrire le matériau, les instances multiples de l'invention, et le processus intellectuel dont ils sont
328
le lieu
."
Devenant la matière même du roman inachevé, les notes concourent à rendre
ambiguë la frontière entre l'achèvement et l'inachèvement du roman, l'auteur et ses
personnages, la préparation et l'exécution de l'œuvre.
Bouvard et Pécuchet et leur
auteur partagent les mêmes notes. Laissées en l’état et imparfaitement classées, les
notes racontent mieux que tout autre chose ce que l'auteur aurait voulu qu'il en soit
de son dernier roman : achèvement perpétuellement différé et chaque fois renouvelé,
toujours ouvert.
326
BP, p. 348.
Cento, Commentaire, p. 105.
328
Claude Mouchard et Jacques Neefs, "Vers le second volume : Bouvard et Pécuchet" dans Flaubert à l'oeuvre,
Flammarion, 1980, pp. 171-172.
327
La diversité de la notion d’apprentissage dans Bouvard et Pécuchet étant
élucidée, nous voilà mieux avertis pour réfléchir sur la question de l’éducation au
chapitre X.
Comme nous l’avons annoncé, il faut commencer par étudier les
correspondances entre l’acquisition et la transmission du savoir, c’est-à-dire la
répercussion des recherches scientifiques menées dans les chapitres précédents sur
l’instruction des enfants au chapitre X.
CHAPITRE 3
L’INSTRUCTION
SECTION 1 : LE "DÉFAUT DE MÉTHODE» DANS L'ACQUISITION ET LA
TRANSMISSION DU SAVOIR
§ 1 De l'apprentissage à l'instruction
L'instruction des enfants par Bouvard et Pécuchet au chapitre X constitue la
contrepartie de l'apprentissage des sciences qu'ils ont mené jusque-là. Ils ne peuvent
en effet enseigner les sciences tant qu'ils ne les ont pas eux-mêmes suffisamment
apprises.
Les insuffisances de l'apprentissage ne peuvent conduire qu’à une
instruction défectueuse.
L'impossibilité de bien apprendre les sciences mène
Bouvard et Pécuchet pédagogues à échouer dans l'instruction des enfants.
Ces correspondances entre l'acquisition et la transmission du savoir peuvent
s'observer à plusieurs niveaux. D'abord, il est impossible d'enseigner les sciences
lorsqu'elles sont elles-mêmes défectueuses.
défaut de méthode des sciences.
L'échec de l'instruction provient du
Le thème est retrouvé et répété pour les sciences
déjà traitées dans les chapitres précédents de l’œuvre. Le cas le plus représentatif est
l'histoire. Ensuite, les limites intellectuelles de Bouvard et Pécuchet représentent
pour l’instruction des enfants le même obstacle que pour l’aprentissage : n’ayant pas
compris la chimie, il est inévitable qu’ils aient du mal à l’enseigner. Enfin, n'ayant
tiré aucune leçon de leur échec de l'apprentissage des sciences, Bouvard et Pécuchet
commettent la même erreur qui relève de la manière de s'y prendre. Ils négligent
ainsi de procéder progressivement et, au moindre empêchement dans l’enseignement
d’une discipline, passent inopinément d'une méthode à l'autre, théoriquement
opposée, et ils n’ont pas plus de chance de réussir. Ils n'hésitent jamais, au moindre
prétexte, à laisser inachevé l'enseignement d'une science pour passer à une autre,
espérant en vain que ce glissement remédie au désordre de leur enseignement. Bien
au contraire, il ne sert qu’à l’augmenter.
Comme avec l'apprentissage dans les
chapitres précédents, le texte montre avec l’instruciton un souci particulier de
trouver le meilleur moyen d'enchaîner les échecs.
Cependant, l'instruction des enfants n'est pas uniquement le lieu où sont
récapitulées les expériences éprouvées par les deux autodidactes dans les chapitres
précédents. Elle est caractérisée par le thème propre au chapitre X : la pédagogie.
L’invention de mauvaises méthodes d’enseignement s’impose.
Pour accentuer l'échec de l'instruction des enfants, une stratégie intertextuelle
semble mise en œuvre. Les manuels auxquels recourent les deux bonshommes sont
mal utilisés. Ils n’interviennent dans l’instruction qu’inopinément. Ainsi, Bouvard et
Pécuchet ne les lisent pas quand il faut les lire, et les lisent quand ils n’ont pas besoin
de le faire. Il arrive quelquefois aussi que l'écrivain cache aux personnages une
certaine partie du texte qu'ils sont censés avoir lu ainsi que l'écrivain. Et il leur fait
faire précisément ce que l'auteur du livre de référence conseille de ne pas faire. Ce
n'est pas une simple négligence de lecture, puisqu'il n'est pas vraisemblable que
Bouvard et Pécuchet fassent exactement le contraire de ce qu’indique le manuel.
L’auteur invente des trous dans leur lecture pour mieux les faire échouer.
La deuxième raison pour laquelle l'instruction n'est pas la répétition des
échecs de l'apprentissage consiste dans son rôle de transition avec la partie propre au
chapitre : l’éducation morale des enfants. En effet, l'instruction fait naître ou éveille
la mauvaise nature des enfants par ses mauvais procédés. L'éducation sera la lutte
contre la manifestation de la mauvaise nature chez les enfants. Mais c'est dans
l'instruction, surtout dans l'enseignement de la lecture, que Bouvard et Pécuchet
donnent aux enfants l'occasion de développer leur caractère inné et vicieux. En ce
sens, l'instruction prépare l'étape suivante qu'est l'éducation morale et sa défaite par
l'intrusion du mal auquel l'éducation ne peut pas remédier.
Pour étudier l'instruction des enfants par Bouvard et Pécuchet au chapitre X,
nous allons donc d'abord relever les similitudes de difficulté avec l'apprentissage des
sciences. Ensuite, la confrontation des activités pédagogiques des deux personnages
avec les manuels auxquels ils ont recours nous permettra de voir comment le
romancier profite de sa supériorité sur ses personnages dans la compréhension et
l’usage des manuels lus, pour tendre des pièges, créer des obstacles à ses
personnages. Enfin, l'examen de la leçon de la lecture nous fera comprendre dans
quelle mesure l’instruction peut être considérée comme une question morale.
L’apprentissage de la lecture se présente comme une double transition. D’abord, en
achevant l’enseignement de la lecture par le pervertissement déterminant des
enfants, l’épisode sert de transition entre l’instruction et l’éducation. Ensuite, en
choisissant parmi d’autres l’enseignement de la lecture et de l’écriture comme la
première occasion du pervertissement des enfants, l’épisode insiste sur le rôle
démoralisateur de l’écriture, et s’intègre ainsi dans la thématique du livre : littérature
et moralité. L’apprentissage de la lecture n’est-il pas finalement une des premières
corruptions induites par la civilisation comme le prétendait Rousseau ?
§ 2 Les sciences impossibles à enseigner par leur "défaut de méthode» : l'histoire
Parmi les sciences qui réapparaissent dans ce "nouveau tour" selon le mot de
Claudine Gothot-Mersch329 qu'est le chapitre X, l'histoire est peut-être une des
disciplines les plus fidèles à l'expérience originale. Du processus à la conclusion,
l'enseignement de l'histoire tel que nous le connaissons dans le texte suit de très près
l'apprentissage de l'histoire que Bouvard et Pécuchet ont connu au chapitre IV.
Ne pouvant pas commencer l'étude de l'histoire par celle de la commune où ils
vivent, le maître et l’élève sont obligés de s'en tenir à l'Histoire universelle. Et,
"Tant de matières l'embarrassent qu'on doit seulement en prendre les Beautés
330
."
Et bientôt,
"Victor confondait les hommes, les siècles et les pays
331
."
Ces premières impressions et la confusion de Victor devant la diversité de la matière
de l'histoire universelle nous rappellent l'attitude de Bouvard et Pécuchet devant
329
Claudine Gothot-Mersch, "Le Roman interminable" dans Flaubert et le comble de l'art, nouvelles recherches sur
Bouvard et Pécuchet, S.E.D.E.S., 1981. p.13.
330
BP, p. 381.
331
Idem.
l'histoire moderne de la France :
"La succession de tant d'hommes leur donnait envie de les connaître plus profondément, de s'y mêler. Ils
voulaient parcourir les originaux, Grégoire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms étaient
bizarres ou agréables.
332
Mais les événements s'embrouillèrent faute de savoir les dates
."
Le syntagme : "tant de matières" dans l'enseignement de l'histoire correspond à celui
du chapitre IV : "la succession de tant d'hommes", et la confusion de Victor fait
pendant à l'embrouillement de Bouvard et Pécuchet.
Les "Beautés" de l'Histoire universelle qui renvoient aux mots célèbres tels que
"Nous combattrons à l'ombre" ou bien "A moi d'Auvergne", ne sont pas sans nous
rappeler les mots choisis du duc d'Angoulême que Bouvard et Pécuchet ont essayé
de rassembler.
"On a conservé quelques-uns de ses mots :
A une députation de Bordelais : --«Ce qui me console de n'être pas à Bordeaux c'est de me trouver au
milieu de vous ! »
Aux protestants de Nîmes : --«Je suis bon catholique ; mais je n'oublierai jamais que le plus illustre de
mes ancêtres fut protestant.», etc.
333
"
Si Pécuchet ne jette pas Victor dans des considérations subtiles, c'est tout
d'abord, bien entendu, parce qu'elles sont trop élevées pour l'enfant, comme nous le
dit par exemple le folio 223 verso334, g 224 :
générales
des considérations
c’est
[sont] trop élevées.
Mais c'est aussi par effet de leur propre déception. Car les considérations subtiles
signifiaient dans les brouillons des "considérations philosophiques sur le
développement de la société et le progrès des Arts, une synthèse335", et Pécuchet est
déjà las de cette "philosophie de l'Histoire336".
Et quant à la mnémotechnie de
Dumouchel, il va sans dire qu'il s'agit-là d'une reprise du livre même que les deux
332
333
334
335
336
BP, p. 189.
BP, p. 196.
Foio entièrement barré, marqué «X».
Folio 338 verso, g 225 (3) .
BP, p. 190.
bonshommes ont utilisé pour leur propre usage337.
Et la conclusion de l'enseignement de l'histoire a bien des traits communs avec
celle de l'étude de l’histoire. Il est possible que la phrase de conclusion : "l'Histoire
ne peut s'apprendre que par beaucoup de lectures338" vienne du livre de Bain. Ce
dernier prétend en effet que l'enseignement de l'histoire n'a pas besoin d’une
méthode particulière :
"L'enseignement de l'histoire semble presque échapper à toute méthode. Toute méthode, quelle qu'elle soit,
semble bonne, si nous en jugeons d'après la diversité des idées admises à ce sujet
339
."
Et Flaubert a noté ces passages dans ses propres notes de lecture340. Et il est fort
certain qu'il pensait à Bain lorsqu'il donna cette conclusion à l'enseignement de
l'histoire.
Car il note lui aussi dans les brouillons que "l'Histoire n'a pas de
méthode341."
Mais, aussi bien que cette intertextualité, la conclusion donnée à
l'enseignement de l'histoire nous amène à la conviction acquise par Bouvard et
Pécuchet après leur longue traversée de l'histoire, selon laquelle l'histoire n'est jamais
objective, ni fixe, et qu’elle n'est donc pas une science. C'est rejoindre l'idée de
Dumouchel, "dérouté en fait d'histoire", et qui se plaint de l'instabilité de l'histoire
avant de leur en proposer les règles :
"---«Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les voyages de Pythagore! On attaque Bélisaire,
342
Guillaume Tell, et jusqu'au Cid, devenu, grâce aux dernières découvertes, un simple bandit. etc.
.»"
Et Bouvard et Pécuchet de conclure ainsi :
"Peu d'historiens ont travaillé d'après ces règles --mais tous en vue d'une cause spéciale, d'une religion,
d'un parti, d'un système, ou pour gourmander les rois, conseiller le peuple, offrir des exemples moraux.
Les autres, qui prétendent narrer seulement, ne valent pas mieux. Car on ne peut tout dire. Il faut un
choix. Mais dans le choix des documents, un certain esprit dominera ; --et comme il varie, suivant les conditions
de l'écrivain, jamais l'histoire ne sera fixée
343
."
Cette constatation de l'instabilité et de la subjectivité de l'histoire conduit Bouvard et
Pécuchet à renoncer à l'étude de l'histoire et à se lancer dans l'écriture de la vie du
337
338
339
340
341
342
343
Pour Bouvard et Pécuchet, BP, pp. 189-190, pour Victor, BP, p. 382.
BP, p. 382.
Bain, La Science de l'éducation, p.210.
Folio 178, g 226 (2) . Cf. l’Annexe 5, p. 814.
Cf. les folios suivants: folio 223 verso, g 224, folios 338 verso et 346 verso, g 225 (3).
BP, p. 191.
BP, p. 192.
duc d'Angoulême. Ce processus ressemble en quelque sorte à la conclusion de
l'enseignement de l'histoire : simple incitation à la lecture. Ce qui revient à dire qu'il
est impossible d'apprendre ou d'enseigner l'histoire comme science.
§ 3 La grammaire
Si Bouvard et Pécuchet essaient, dans l'enseignement de la grammaire, de faire
entendre aux enfants un bon langage, c'est qu'ils pensent que "la grammaire ne peut
être comprise des enfants344." Et cet essai n'a pas plus réussi que les autres, malgré
les efforts des maîtres345. Bien entendu, cet échec incombe pour la grande partie à
leur méthode bien particulière. Mais elle doit provenir aussi, au moins partiellement,
de l'ambiguïté de la matière qu'ils veulent inculquer aux élèves. Car ils connaissent
bien, d'après leur propre expérience d’apprentissage au chapitre V, la défectuosité du
système de la grammaire et l'absence de règle absolue.
Il y a un parallélisme entre l’apprentissage de la grammaire au chapitre V et
de son enseignement au chapitre X. Non seulement les grammairiens divergent dans
leurs opinions346, mais aussi ce qu'ils appellent règle ressemble quelquefois à une
tautologie :
347
"Le sujet s'accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le sujet ne s'accorde pas
."
Finalement, Littré leur porte "le coup de grâce348" : il n'y a pas d'orthographe, et il ne
saurait y en avoir. D'où la déduction de Bouvard et Pécuchet :
349
"Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion
."
Si la grammaire n'est qu'une illusion, il est normal que les maîtres aient de la peine à
l'inculquer aux enfants. Ainsi, la défectuosité de la grammaire comme science rend
344
BP, pp. 379-380.
Le texte précise : "Les deux bonshommes surveillaient leurs discours jusqu'à en être incommodés." (BP, p. 380.)
346
"Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis comme en latin? Les uns pensent que oui, les autres
que non." (BP, p. 217.) Ou bien "Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord" (BP, p. 217.)
347
BP, p. 217.
348
BP, p. 218.
349
Idem.
345
plus difficile la tâche des pédagogues.
La liste des sciences impossibles à enseigner ne serait pas complète sans y
ajouter une autre série de sciences qu’il est impossible à Bouvard et Pécuchet
d’enseigner non, en raison de la défectuosité inhérente aux sciences, mais par leur
inaptitude intellectuelle même. C’est le cas pour l’astronomie et d’autres sciences
naturelles.
Et nous allons les étudier dans les paragraphes suivants avant de
terminer la section.
§ 4 Les sciences impossibles à enseigner en raison de l'incompétence intellectuelle
de Bouvard et Pécuchet : l’astronomie
Il va sans dire que les sciences que Bouvard et Pécuchet n'ont pu bien
comprendre leur sont difficiles à enseigner. Les raisons de l'insuccès ne sont plus
dans les sciences mais dans l'intellect individuel des deux pédagogues. Sous cette
rubrique, on peut placer l'astronomie et la chimie qui relèvent de la leçon de choses.
L'astronomie fait partie du chapitre des "Sciences", soit le chapitre III. Après
avoir révélé la grandeur des étoiles et de l'espèce à son ami qui regrette "de n'avoir
pas été, dans sa jeunesse, à l'École Polytechnique350", Pécuchet lui fait découvrir les
constellations.
"Alors Pécuchet le tournant vers la Grande-Ourse, lui montra l'étoile polaire, puis Cassiopée dont la
constellation forme un Y, Véga de la Lyre toute scintillante, et au bas de l'horizon, le rouge Aldebaran.
Bouvard, la tête renversée, suivait péniblement les triangles, quadrilatères et pentagones qu'il faut
imaginer pour se reconnaître dans le ciel
351
."
Cette difficulté à trouver les constellations se retrouve dans l'enseignement de
l'astronomie dispensé à Victor. Cette fois, c'est Pécuchet qui a du mal à localiser les
étoiles :
"Par une nuit de janvier, Pécuchet l'emmena en rase campagne. Tout en marchant, il préconisait
l'astronomie ; les navigateurs l'utilisent dans leurs voyages ; Christophe Colomb sans elle n'eût pas fait sa
découverte. Nous devons de la reconnaissance à Copernic, Galilée, Newton.
[...]
350
351
BP, p. 137.
BP, p. 138.
Pécuchet leva les yeux. Comment ? pas de grande ourse ; la dernière fois qu'il l'avait vue, elle était
tournée d'un autre côté ; enfin il la reconnut puis montra l'étoile polaire, toujours au Nord, et sur laquelle on
352
s'oriente
."
Il ne s'agit pas ici d'une incapacité intellectuelle, mais d'une certaine inexpérience. Il
y a une fois encore correspondance entre l'apprentissage et l'enseignement de
l'astronomie : Bouvard et Pécuchet ne sont pas habiles à trouver les étoiles qu'ils
cherchent. Cependant, le jeu est double. L’expérience astronomique du chapitre III
et celle du chapitre X sont à la fois symétriques et disymétriques. Leur inexpérience
de la matière est certes transportée du chapitre des sciences au chapitre de
l’éducation, mais cette fois, ce n’est pas Bouvard mais Pécuchet qui fait la
démonstration de son incapacité.
Un brouillon de l'épisode met en scène ainsi le peu de maîtrise qu'a Pécuchet
du sujet. Voyons le passage concerné du folio 332, g 225 (3)353 :
yeux là
[le pri] conquit
Pécuchet leva l[a] es [tête]. [& une angoisse le saisit]. --Plus de gde ourse!]
[******]
[************]
[il la chercha un temps la chèvre & Cassiopée ***********]
de confondre la petite
avec
il avait peur [de se tromper, de perdre la petite p] la gde. --car la
côté
dernière fois qu'il l'avait vue, sa queue était tournée d'un autre [***]
enfin il la reconnut.
[il se rassura.]
[******]
& désignait une constellation de sept étoiles, dont
[marquaient]
les
autres
quatre faisaient [comme] un carré & trois [****] le tri** d'un ***
--Victor, dit-il "ce qu'on appelle le chariot". Bien que ça ne ressemble pas
[****]
****
à un chariot". en suivant notre *****", [il la suivait de ****]
********
*** Voici
il la m*** Elle
[on croise à] l'Étoile polaire, qui marque le Nord [Quand on l'a trouvé]
352
BP, p. 380.
il est faite
toujours
on a dans le sud ****
l'orient [à] droite, l'***
à [**] gauche.--
[les] [**] l'orientation est bien [faite].
Les syntagmes tels que "une angoisse le saisit", "il avait peur de se tromper",
montrent bien que le maître n'a pas confiance en son savoir astronomique.
Cette inquiétude n'est pas une pure invention de l'écrivain, elle est
intertextuelle. Car le manuel que l'écrivain a utilisé donne le conseil suivant :
"Les astronomes appellent cette constellation la grande Ourse. Elle est visible toutes les nuits ; mais suivant
l'heure de la nuit et la saison de l'année, elle a diverses positions. Habituez-vous à la retrouver au ciel du premier
354
coup d'œil ; cela vous sera fort utile, comme vous allez voir
."
Pécuchet fait donc exactement le contraire de ce que l'auteur du manuel conseille de
faire.
En ce sens, c'est un exemple de l'utilisation par l'auteur du manuel au
détriment des personnages. Mais ici, si le personnage ne suit pas bien le conseil
donné, il ne trahit pas le manuel. La malice de l'auteur envers les pédagogues ne va
pas jusqu'à favoriser par l’enseignement la dégradation morale des enfants comme
dans d'autres cas que nous allons étudier plus tard. Pécuchet demeure ici un maître
incompétent, et non un pervertisseur.
Avant de quitter la rubrique de l'astronomie, remarquons que la dissemblance
de la constellation qu'on nomme chariot est évoquée aussi dans le livre de
Flammarion :
"Quand vous regarderez le ciel par un beau soir, la première grande personne venue un peu instruite vous
montrera un groupe de sept étoiles assez brillantes (6 de deuxième grandeur) qu'on appelle vulgairement le
355
Chariot. On a trouvé je ne sais quel rapport de forme entre cette constellation et une voiture
...."
Si Flaubert a essayé d'en reparler dans les brouillons avant d'y renoncer dans le texte
définitif, sa critique ne saurait porter sur le défaut de nomenclature de l'astronomie,
car il s'agit d'un nom vulgaire et non scientifique. En tout cas, évident est son intérêt
taxinomique.
353
354
355
Folio non barré, marqué «X».
Flammarion, Petite astronomie descriptive, p. 185-187.
Idem.
§ 5 La présentation des éléments des sciences naturelles dans la leçon de choses
Sans parler du dilemme méthodologique de la leçon de choses, qui sera le
sujet du chapitre III de notre deuxième partie, nous retenons, dans le cadre de notre
investigation portant sur les correspondances de l’inexpérience dans l’apprentissage
des sciences et leur enseignement, le rôle qu’elle a d’introduire les sciences naturelles.
C’est elle qui se présente pour enseigner aux enfants les éléments de la physique, de
la chimie et de la physiologie. En effet, dans l'état scénarique, la leçon de choses
faisait partie des "promenades scientifiques356", avec la cosmographie et l'histoire
naturelle, où l'on donne des notions de physique, qu' "il est bon d'avoir357."
Or, ce sont des domaines où Bouvard et Pécuchet ne sont pas très savants. A
part la physique qui n'apparaît pas dans les chapitres précédents, nous savons qu'ils
ont échoué dans l'apprentissage de ces sciences naturelles. L'incompréhension des
notions et des lois chimiques a fait tourner court leur étude358. Et dans le domaine de
la physiologie, ils ne se sont pas mieux comporté. La manière dont ils s'y prennent
pour mettre en place la théorie de Sanctorius montre le manque de rigueur
scientifique dans son application par eux359.
Le texte et les manuscrits s'accordent pour accentuer la difficulté de
l'enseignement de ces matières. Bouvard et Pécuchet sont embarrassés, parce que la
théorie de la combustion les dépasse360. Les brouillons précisent bien qu'il s'agit de
leur part d'une incapacité intellectuelle :
361
"la théorie [chimique] de la combustion dépassant [leurs forces] leur science
."
Nous comprenons mieux la gêne des deux personnages si nous consultons le livre
auquel l'écrivain a eu recours : Devoirs d'écoliers américains, recueillis à l'Exposition de
Philadelphie par F. Buisson. En effet, il y a une question sur la combustion dans ce
356
357
358
359
360
361
BP, p. 384.
Scénario marqué "C", folio 297, g 225 (3).
BP, pp. 116-117.
BP, p. 124.
BP, p. 383.
Folio 342, g 225 (3).
livre, mais la question s’adresse à des élèves en troisième année de chimie. C'est une
question difficile pour les faux débutants que sont Bouvard et Pécuchet, encore plus
pour leurs élèves. Voilà la question et la réponse proposée dans le manuel :
"---Expliquez le phénomène de la combustion, et dites quels en sont les produits les plus ordinaires. D'où vient la
clarté de la flamme?
Rép. ---La combustion est produite par l'union chimique des éléments de la substance avec l'oxygène. Les
produits les plus ordinaires de la combustion sont : le gaz acide carbonique et la vapeur d'eau. Dans la
combustion lente, il se forme des oxydes de la substance en combustion.
La clarté de la flamme est formée par les particules de carbone chauffées jusqu'à l'incandescence
362
."
Il en est de même de la circulation du sang. Si Pécuchet "patauge" dans l'explication,
c'est parce qu'elle est "très difficile363". La réponse donnée à la question : "Décrivez le
cœur et ses actions. Indiquez le passage du sang" est assez détaillée :
"Rép. ---Le cœur est l'organe central qui maintient le sang dans une circulation perpétuelle. Cet organe n'est
guère plus gros que le poing d'un homme. Il a une forme conique. Il est placé dans la partie antérieure de la
poitrine, le somme dirigé vers le bas. Le cœur contient quatre cavités : deux aux sommet, on les appelle les
ventricules ; et deux à la base, on les appelle oreillettes. Les parois qui séparent les deux premières sont épaisses,
les autres sont beaucoup plus minces. Les deux côtés du cœur ne communiquent pas ensemble. Il a deux
mouvements : la contraction pendant laquelle il chasse le sang, et la dilatation pendant laquelle il se dilate pour
recevoir le sang. Ces mouvements s'appellent la systole et la distole. Le sang noir et impur entre d'abord dans le
côté droit. Il entre d'abord dans l'oreillette, d'où il passe dans le ventricule droit. De là il est envoyé par une
grande artère aux poumons, où il se purifie. Le sang purifié revient des poumons et entre dans l'oreillette gauche,
364
d'où il est chassé dans le ventricule gauche et de là dans toutes les parties du corps
."
Dans ce cas comme dans l'autre, la succession des termes scientifiques ne semble pas
à la portée de Bouvard et Pécuchet et à leurs élèves. Dans les deux cas, en regardant
la copie des élèves, on peut comprendre la difficulté des sujets abordés.
Mais
pourquoi l’écrivain n’a-t-il pas utilisé cette source? Il se contente d’indiquer les
pages des Devoirs d’écoliers américains, et ne cite aucun mot de la copie des élèves. La
difficulté de l’explication donnée dans Les Devoirs d’écoliers américains était-elle telle
que l’écrivain jugea bon de ne pas citer même une partie de la copie de l’élève ? Ou
bien, ce qui est plus probable selon nous, les devoirs des écoliers américains n’ont-ils
pas tant intéressé ce romancier qui se sert avant tout de la citation pour miner la
puissance de l’affirmation ? Les écoliers américains n’ont pas assez d’autorité pour
être cités et tournés en dérision dans le roman. C’est justement en se référant aux
362
363
364
Buisson, Devoirs d'écoliers américains, p. 413.
Folio 340 verso, g 225 (3).
Buisson, Devoirs d’écoliers américains pp. 420-421.
autorités pédagogiques que l’écrivain cherche à créer les obstacles à l’enseignement
de Bouvard et Pécuchet.
SECTION 2 : L'INVENTION INTERTEXTUELLE DE L'IMPASSE
§ 1 Les manuels et les impasses de l’instruction
L’instruction des enfants tentée par Bouvard et Pécuchet ne doit pas
uniquement son échec à leur insuffisance intellectuelle mise en relief dans les neufs
chapitres précédents. Le fiasco doit être purement pédagogique aussi. Si Bouvard et
Pécuchet ont mal appris les sciences, la pédagogie parmi elles ne doit pas faire
exception.
La mauvaise assimilation du savoir pédagogique et sa
mauvaise
application sont également responsables de la catastrophe de l’éducation. Dans le
cadre de ce chapitre centré sur l’instruction, nous allons examiner comment les deux
bonshommes assimilent et pratiquent mal le savoir pédagogique à travers les
manuels qu’ils utilisent. Pour l’éducation morale, nous aurons l’occasion d’en parler
dans le chapitre 4 de la deuxième partie.
Un des traits de l’instruction de Bouvard et Pécuchet, comme dans tout autre
domaine, est l’intertextualité.
Les deux pédagogues recourent très souvent aux
manuels, aux autorités pédagogiques, pour instruire leurs enfants et résoudre les
problèmes qu’ils rencontrent. En ce sens, il est possible d’analyser les échecs de
l’instruction du point de vue intertextuel, c’est-à-dire d’examiner l’intertextualité de
chaque épisode de l’instruction pour voir comment les personnages appliquent ou
n’appliquent pas les conseils donnés dans les manuels.
L’écart par rapport au
manuel comme leur observation trop rigoureuse amènent les deux personnages
indifféremment au fiasco.
L’intertextualité est l’élément fondamental dès le stade de la conception de
l’instruction. C’est ce dont témoigne un scénario, décrit dans le folio 296, g 225 (3).
Le folio, marqué "C", est un des premiers scénarios du chapitre X365. Nous en
extrayons la partie qui nous concerne :
365
Ce folio est repris dans l’édition du C.H.H., tome 6, pp. 706-708
commet
B. enseigne le calcul à Victorine. --[elle le trompe.] B étourdi [fait]
N
(2)
--inconvénients
Elle le bécote, le tutoie --**** [***********]
de la docilité
des erreurs dont elle rit. -- travaux à l'aiguille de Vict. enseignés par
Reine
Bouvard.
(Émile)
--question embarrassante "comment fait-on les enfants" [vacherie de Bouvard.]
Émile
Marcel le jardinage à Victor
P. montre à Victor la géographie. cartes & plans faits ensemble -orner la chambre
X p. les
moraliser
tableau
muraux dans
leur chambre
image d'Epinal
P tâche de lui en faire
[dessin (J.J. Rousseau)]
Beauté de l'hist.
histoire. regrettent de n'avoir pas une chambre p. sujet" --du café
"vie du mauvais
chaquepeuple
bonnes manières
au bagne
"vie du bon
sujet" de l'école
à l'Ecole
péter <Victor>
"il faut céder
[géogra] dessin ([Émile]) est toujours utile. (Émile)
aux sollicitations
d'un instinct
polytechnique
comble de la
gloire humaine
[[solfège
conservateur"
]
tous les deux] les surprendre dans la chambre
distraction, indocilité de Victor mais. M
Cosmographie (Émile) -- impossible d'y rien
comprendre.
[la leçon des choses ****************** il faut éduquer *******]
ψ talents qui
en feront un
pr. voir le lever & le coucher du soleil
parfait
P. l'emmène
aimant
[promenades] dans la campagne. l'orientation, boussole, notions de
voleur
physique qu'il est bon d'avoir
des leçons de choses. --éducation des sens; ouïe, toucher, goût, odorat.
ψ
ils entrent dans la Ferme. --& font à leurs élèves des explications pr
brillerdevant les paysans
Un premier coup d'œil sur le scénario nous permet de constater les occurrences
fréquentes de Rousseau et de son Émile.
Ils sont invoqués deux fois pour
l'instruction : à propos du dessin et de la cosmographie, et deux fois aussi pour
l'éducation morale à propos de la discipline et de l'éducation sexuelle.
La présence de Rousseau ne se limite pas à cela. La géographie et l'éducation
des sens, où son nom n'est pas mentionné, semblent inspirées elles aussi du penseur
genevois. Pour la première discipline, nous lisons presque le même passage dans les
notes de lecture de l'Émile, dans le folio 175 verso, g 226 (2)366 :
"Géographie d'abord l'arrondissement. on fait avec l'élève des cartes qui ornent sa chambre."
Pour l'éducation des sens, l'insistance de Rousseau sur son importance est bien
connue. Il y consacre une bonne partie du livre II : de la page 380 à la page 417 dans
l’édition de la Pléiade. Et Flaubert en prend note367.
Ainsi, la comparaison du texte de Flaubert et du manuel auquel il se réfère, en
l’occurence le livre de Rousseau, s’avère d’une importance primordiale. Mais, bien
entendu, Rousseau n'est pas l'unique source de l'instruction dispensée par Bouvard
et Pécuchet. Il y en a d'autres. Le recours à l'autorité du livre de référence est
systématique dans cet épisode.
Nous
examinerons
l’intertextualité
d’impossibilité à suivre les manuels.
de
l’instruction
selon
les
modes
Le plus souvent, les deux bonshommes
tombent dans l’impasse parce qu’ils ne peuvent, pour une raison ou une autre, se
conformer aux conseils donnés dans les manuels. Bien entendu, ils ne peuvent
presque rien faire sans ces derniers, mais, même en étant munis, ils ne s’en
retrouvent pas moins dans une impasse. Le texte d’autrui est invoqué non seulement
pour aider les pédagogues débutants mais aussi pour les faire trébucher ensuite.
C’est sur le mode du manque qu’un fossé se creuse entre les conseils des
manuels et la pratique de Bouvard et Pécuchet, abîme qui les mène à l’impasse.
D’abord, les limites matérielles empêchent Bouvard et Pécuchet d’imiter les manuels.
366
367
Cf. l’Annexe 5, p. 808.
Le folio 175, g 226 (2). Cf. l'Annexe 5, p. 807.
Ensuite, un manque d’expérience des maîtres et des élèves ne leur permet pas de
mener à bien l’instruction.
Enfin, les conseils du manuel sont quelquefois eux-
mêmes défectueux et inadéquats, soit par leur contradiction, soit par les
circonstances dans lesquelles ils sont sollicités.
§ 2 Les limites matérielles
Depuis le début du parcours encyclopédique, le manque de ressources est un
des leitmotivs du roman. Après les dépenses faites pour l’agriculture, Bouvard
hésite devant l’investissement nécessaire pour la chimie :
«Pour entendre tout cela [la théorie des atomes], selon Bouvard, il aurait fallu des instruments. La
368
dépense était considérable ; et ils en avaient trop fait
.»
L’instruction, en revanche, n’a pas besoin d’équipement coûteux. Néanmoins, le
brouillon saisit un moment de l’histoire pour évoquer l’éternelle question du manque
de ressource. Il s’agit de l’enseignement de l’histoire.
Nous avons vu dans le folio 296 que Bouvard et Pécuchet regrettaient de
«n’avoir pas une chambre pour chaque peuple». Bien qu’elle ne soit pas nommée,
l’idée vient de Mme de Genlis.
En effet, dans les scénarios ainsi que dans les
brouillons, elle est systématiquement évoquée pour l'enseignement de l'histoire. Un
brouillon, folio 346 verso369, g 225 (3), présente "un bon moyen" :
Mme de Genlis
donne un excellent cours
[il avait vu], dans Adèle & Théodore, de Me de Genlis, un bon moyen
particulière
c'est d'avoir pr. chaque peuple, une chambre où l'histoire de ce peuple
figurée
sera en tableaux. --[il regrette] que la maison ne soit pas assez gde.
Les notes de lecture témoignent de l'intérêt du romancier pour le "système de
Mme de Genlis". Voici l’extrait du folio 182, g 226 (2) :
368
369
BP, p. 117.
Folio marqué «XI».
X
tapisseries, ou papiers peints comme moyen mnémotechnique. [La solu]
médaillon de l'hist rom. dans [son] le salon. dans une autre pièce l'hist
grecque.
la chambre
dans [le lit]
à coucher l'hist. sainte. --dans la chambre de la petite fille, 10
petits tableaux
peints à la gouache qui reprennent des sujets tirés de l'hist de France! [*]
p. 86 <t. 1er> la note indiquant
le prix : 18 fr. " avec les vergés & tout encadrés. Si on ne désire pas qu'ils
soient très fins
il est fort possible de les avoir encore meilleur marché." --et une note de la
note»
les artistes n'étaient plus payés comme ils l'étaient alors toutes ces choses
couteraient
aujourd'hui infiniment moins.
Nous pouvons imaginer que Flaubert s'intéresse surtout au pittoresque de la
méthode d’enseignement et au souci pécuniaire dans le système d’enseignement de
l’histoire adopté par Mme de Genlis. Surtout, la réalisation matérielle en grande
envergure d’une idée ne doit pas manquer d’attirer l’auteur de Madame Bovary. La
bêtise de l’idée devenue matière, selon le mot de Sartre, est un des sujets
typiquement flaubertiens. S'y ajoute dans ce cas le souci pécuniaire qu'on entrevoit
dans la note et la note de la note, ce qui aurait fait plaisir à l'écrivain de l'effet de réel.
Cet épisode n’est pas évoqué dans le texte définitif. A la place, il met en
question un autre manque :
«Il eût été plus pratique de commencer par le village, ensuite l’arrondissement, le département, la
370
province. Mais Chavignolles n’ayant point d’annales, il fallait bien s’en tenir à l’Histoire universelle
370
BP, p. 381.
.»
Il ne s’agit pas d’un manque d’argent, mais du manque d’annales. Cependant, on
peut le considérer comme une sorte de manque matériel, car la faute n’est imputable
ni à l’incompétence pédagogique des maîtres, ni à la paresse des élèves, ni à la
contradiction des manuels, mais simplement aux circonstances.
§ 3 Le manque d’expérience des maîtres
Nous pouvons relever à plusieurs niveaux les insuccès de l’instruction
provenant du manque d’expérience des maîtres.
Des plus simples aux plus
compliqués, les exemples sont variés. Pour nous rendre compte de la diversité de la
présence de l’autorité dans le texte flaubertien, nous examinerons ici deux mentions
plus ou moins directe de Rousseau à propos des jouets et du saltimbanque soudoyé.
Fabriquer les jouets de l’enfant constitue l’exemple du manque d’expérience
dans sa forme la plus simple. Il s’agit là d’une carence du savoir pédagogique mais
aussi d’une maladresse manuelle :
«Jean-Jacques, dans l’Émile conseille au gouverneur de faire faire à l’élève ses jouets lui-même en
l’aidant un peu, sans qu’il s’en doute. Bouvard ne put réussir à fabriquer un cerceau, Pécuchet à coudre une
371
balle
.»
C'est leur maladresse qui explique ici les insuffisances de leur autorité pédagogique.
Il faut retenir que le nom de Rousseau est ici cité. Car, à un autre moment
pourtant très influencé par les idées du penseur, l’enseignement des Fables de La
Fontaine, il ne figure pas dans le texte flaubertien.
Yvan Leclerc propose
judicieusement que les noms d’autorité ne sont cités dans le roman que dans leur
négativité, c’est-à-dire pour discréditer la puissance affirmative de leur discours :
«Mentionner son nom ici [dans l’enseignement des Fables de La Fontaine] n’aurait fait qu’illustrer son propos et
lui donner raison. Dès lors, l’expérience de Bouvard et Pécuchet serait apparue comme vérification positive de
l’avertissement de Rousseau, comme application simple d’un discours généralisant à l’action particulière où
Victor et Victorine dévoilent la perversité de leur nature. L’Émile aurait été cité dans sa positivité, et l’on aurait
plus retenu la raison de son auteur que l’échec des pédagogiques amateurs. Or, il est de règle que les noms
371
BP, p. 372.
propres n’apparaissent que marqués de négativité : c’est quand Bouvard et Pécuchet échouent à fabriquer eux372
mêmes des jeunes que le nom de «Jean-Jacques» est mentionné
.»
Le nom de l’autorité est invoqué uniquement lorsqu’il est impossible de le suivre.
Un autre exemple de la présence de Rousseau est beaucoup plus subreptice et
complexe. Le folio 298, g 225
(3),
marqué «D», parle du «saltimbanque soudoyé» de
l’Émile :
lui fait remarquer
[le matin & le soir] à Noël & à la St Jean
Pécuchet l'emmène dans les champs pr. lui [faire] montrer l'orientation
l'orientation --la gde ourse.
[par] le lever & le coucher du soleil --l'aimant, la boussole, --la gde ourse
[mais il n'a pas de saltimbanque soudoyé comme dans l'Émile de Rousseau]
Il est peut-être trop jeune p. la cosmogr. --on y reviendra plus tard
Qui est ce saltimbanque soudoyé, apparemment emprunté au livre de Rousseau,
mais ne figurant jamais dans le texte flaubertien ? D’où vient que le romancier
évoque ce personnage, ou plutôt l’absence de cette figure dans son récit ?
Flaubert a noté dans ses notes de lectures l’épisode qui occupe plusieurs pages
de l’Émile : «le bateleur payé373». »Un joueur de gobelets attire avec un morceau de
pain un canard de cire flottant sur un bassin d’eau374.» Le maître et l’élève veulent
imiter le tour :
«De retour au logis, à force de parler du canard de la foire nous alons nous mettre en tête de l’imiter :
nous prenons une bonne aiguille bien aimantée, nous l’entourons de cire blanche que nous façonnons de nôtre
mieux en forme de canard, de sorte que l’aiguille traverse le corps et que la tête fasse le bec
375
.»
Ainsi, l’enfant retourne à la foire pour défier le bateleur et faire la même chose. Il y
parvient une fois, mais invité à venir encore le lendemain, il ne peut plus attirer le
canard comme il l’aurait fait la veille. Alors, le bateleur rend visite au gouverneur et
372
Yvan Leclerc, Le Même et l’Autre, identité, différence et répétition, Thèse présentée à l’Université Paris IV, 1981,
p. 660.
373
374
375
Folio 175 verso, g 226 (2). Cf. l’Annexe 5, p. 808.
Émile, p. 437.
Idem.
à son élève et leur montre le secret du tour : «un aimant fort et bien armé» et «un
enfant caché sous la table». En quittant la maison, il n’oublie pas de se plaindre
auprès du gouverneur qui n’avait pas fait assez attention à la conduite de son élève
et ne l’avait pas empêché de lui faire concurrence. Ainsi, une autre fois Émile
n’ouvrira plus la bouche devant le saltimbanque occupé à faire le même tour.
L’auteur explique les raisons du développement si détaillé de l’épisode :
«Tout le détail de cet exemple importe plus qu’il ne semble. Que de leçon dans une seule! Que de suites
mortifiantes attire le prémier mouvement de vanité! Jeune maitre, épiez ce prémier mouvement avec soin. Si
vous savez en faire sortir ainsi l’humiliation, les disgraces, soyez sûr qu’il n’en reviendra de longtems un second.
Que d’apprets, direz-vous ! J’en conviens, et le tout pour nous faire une boussole qui nous tienne lieu de
376
méridienne
.»
Des passages soulignés par nous, nous pouvons déduire que tout était inventé par le
gouverneur, et qu’il y avait une connivence entre lui et le bateleur.
D’où les
expressions de Flaubert : «bateleur payé» dans la note de lecture, «saltimbanque
soudoyé» dans le brouillon.
Quel est le but de préparations si longues et si soigneuses? La citation insiste
beaucoup sur l’effet moral de l’épisode. Il sert à freiner le développement de la
vanité chez l’enfant. Mais, il ne faut pas négliger pour autant son rôle de transition
entre la «méridienne» et la «boussole», c’est-à-dire entre la cosmographie et la
physique.
Ce genre de soin extrêmement attentif et méticuleux pour passer agréablement
d’une discipline à une autre est tout à fait étranger à Bouvard et Pécuchet. Ainsi,
dans le folio 298, l’évocation du saltimbanque cher à Rousseau est mise entre
parenthèses pour être abandonnée. L’argument est remplacé par un autre se fondant
toujours sur un manque.
L’intelligence insuffisante due à l’âge de l’enfant se
substitue à l’absence de coopération. Ils finissent brutalement l’enseignement de la
cosmographie pour passer à l’éducation des sens, enjugeant que Victor est trop jeune
pour la cosmographie.
Ici apparaît un argument fréquemment invoqué.
L’instruction donnée par Bouvard et Pécuchet est souvent trop précoce pour l’âge
376
Émile, p. 440.
des enfants.
C’est la question de l’âge que nous abordons entre autres dans le
paragraphe suivant.
§ 4 Les inopportunités de l'enseignement
Le manque d’expérience des maîtres se manifeste le plus souvent dans
l’inopportunité de leurs leçons. Nous pouvons faire à ce sujet deux remarques.
D'abord, Bouvard et Pécuchet enseignent aux enfants ce qui dépasse leur
compréhension. Ils donnent leur instruction toujours trop tôt. Ensuite, l'échec dans
une matière amène les pédagogues à entamer l'enseignement d'une autre, sans pour
autant remédier à leur faute initiale. Tout se passe comme si la bonne instruction,
différée perpétuellement, devait venir toujours après.
L'enseignement de Bouvard et Pécuchet arrive toujours trop tôt pour les
enfants. L'opinion est largement admise qu'il ne faut jamais enseigner que ce que les
enfants peuvent comprendre. Ainsi, dès le début de son traité de l'éducation, Mme
de Genlis nous annonce ceci :
"Le résumé de tout ce que j'ai dit, est donc : que le grand point dans l'Éducation est de ne point se presser, de
n'apprendre aux enfants que ce qu'ils peuvent comprendre ; en même temps, de ne négliger aucune occasion de
leur enseigner tout ce qui est à leur portée, & de ne leur donner pour premières leçons de morales, que des
377
exemples, & non des préceptes
."
Les deux bonshommes, au contraire, semblent s'efforcer de parcourir leur
programme préconçu sans se soucier de la capacité intellectuelle des enfants. Ainsi,
la plupart des leçons qu'ils leur donnent échouent parce qu'elles arrivent trop tôt. Si
Victor n'a rien compris à l'explication de Pécuchet sur l'astronomie, c'est parce qu'il
est trop jeune pour la science. Du moins, un scénario, folio 228 verso, g 224, donne
cette réponse :
"Vict. est peut-être trop jeune p. la cosmographie, on y reviendra plus tard."
Et comme nous l'avons mentionné, les matières que les deux bonshommes abordent
377
Mme de Genlis, Adèle et Théodore, tome 1, p. 76.
dans leur leçon de choses chimique et physiologique, semblent trop élevées pour
l'enfant.
La théorie de la combustion est donnée comme devoir aux élèves de
troisième année de chimie dans Devoirs d'écoliers américains de Buisson378, et les autres
sujets, la circulation du sang et les éléments nourriciers s’adressent aux élèves d’une
"High School379".
Il est à remarquer qu’il y a un contraste curieux entre l'instruction et
l'éducation.
Si l'instruction de Bouvard et Pécuchet vient toujours trop tôt,
l'éducation morale qu'ils veulent donner pour corriger la mauvaise conduite des
enfants n'intervient, elle, que trop tard, comme on le constatera plus tard. Le "trop
tôt" de l'instruction fait contraste avec le "trop tard" de l'éducation.
L'insuccès d’un enseignement prématuré ne ramène pas pour autant les deux
pédagogues à une réflexion pour revenir sur le bon chemin, mais au contraire, ils
aggravent leur mauvais enseignement en passant de nouveau à une autre leçon non
moins prématurée. Le passage de la géographie à l'histoire se fait par exemple selon
ce principe.
Victor ne comprend pas l'explication géographique que Pécuchet lui donne
pour l'Europe en lui montrant l'atlas :
"Au moyen d'un atlas, Pécuchet lui expose l'Europe; mais ébloui par tant de lignes et de couleurs, il ne
retrouvait plus les noms. Les bassins et les montagnes ne s'accordaient pas avec les royaumes, l'ordre politique
embrouillait l'ordre physique.
380
Tout cela, peut-être, s'éclaircirait en étudiant l'Histoire
."
Ainsi, la raison de l'incompréhension géographique de Victor est attribuée au
manque de connaissance historiques. Cependant, la leçon d'histoire n'a pas réussi
plus que les autres, et le paragraphe sur l'histoire finit par la conclusion suivante :
"[...] ; l'Histoire ne peut s'apprendre que par beaucoup de lectures. Ils les feraient
381
."
On sait bien que Victor et Victorine ne feront jamais "beaucoup de lectures". Ainsi,
l'échec d'une matière n'est que l'incitation à un nouvel échec dans une autre matière.
378
379
380
381
Buisson, Devoirs d'écoliers américains, p. 413.
La circulation du sang est mentionnée, ibid. pp. 420-421. et les éléments nourriciers, p. 419.
BP, p. 381.
BP, p. 382.
Il s'agit d'un ajournement perpétuel.
Cette manière d’imputer la faillite d’un enseignement à l’insuffisance d’un
autre, de répéter et de mélanger les renvois pour ne mener nulle part est un procédé
qu’on observe aussi pour l’apprentissage des sciences par Bouvard et Pécuchet euxmêmes dans les chapitres précédents.
On peut relever encore une fois une
correspondance entre acquisition et transmission du savoir. Ce pourrait être un
prétexte pour traverser aussi rapidement que possible tout le domaine de
l'instruction. Mais en termes de conséquences, il
ne semble pas y avoir de meilleur moyen d’inventer l’impasse : aborder toutes les
matières possibles sans jamais y ouvrir une issue quelle qu’elle soit.
§ 5 La bizarrerie des conseils
La troisième catégorie d’impasse intertextuelle renvoie à l’inadéquation des
conseils contenus dans les manuels. Elle se divise elle-même en trois types. D’abord,
les conseils du manuel sont eux-mêmes si surannés ou irréalistes qu’il est impossible
de les suivre. Ensuite, ils sont contradictoires entre les auteurs. Enfin, ils sont
dissuasifs au moment où il faudrait persévérer. L’inadéquation des manuels porte
donc sur trois niveaux : temporalité, inconséquence et circonstances.
Le premier type met en évidence le décalage de temps entre le manuel et sa
mise en application. Si les deux bonshommes recourent à des manuels trop vieux,
certains conseils ne sont plus valables et risquent de paraître bizarres.
Ainsi pour Fénelon, on peut évoquer cette «conversation innocente» qu’il
préconise et pourtant que Bouvard et Pécuchet sont incapables d’imaginer. Mais il
nous semble que la faute en incombe aussi à l'auteur de De l'éducation des filles. Et
nous pouvons imaginer que, si la "conversation innocente" est évoquée, c'est pour
souligner le pittoresque du terme de Fénelon aussi bien que pour montrer
l'incapacité pédagogique de Bouvard et Pécuchet.
Dans un conseil donné par
l’autorité pédagogique, l’étrangeté de l’énonciation compte aussi bien que
l’inadéquation de l’énoncé.
Le texte de Bouvard et Pécuchet ne tourne pas en dérision uniquement les
auteurs d’autrefois. Victor de Laprade est évoqué deux fois sans être nommé au
cours de l'instruction dans le texte définitif. D'abord, quand Bouvard et Pécuchet
essaient de parler correctement, pour corriger le langage "affreux" des enfants382, ils
suivent l'opinion de Laprade que voici :
"Un enfant autour de qui l'on parle un très-bien langage, parlera très-correctement
383
."
Et dans le fait que les deux bonshommes sont eux-mêmes «incommodés" de
surveiller leur propre langage, nous sentons une sorte d'ironie que l'écrivain lance
envers cet ecclésiastique.
L'autre cas n'est pas moins moqueur. Il s'agit des "Beautés" de l'histoire. Le
mot "Beautés" lui-même est déjà très ironique dans ce roman, vu son emploi
généralisé dans le second volume. Et un scénario, folio 228 verso, g 224, précise
qu’on «sent combien c’est inepte» de vouloir réduire l’enseignement de l’histoire à la
description de ses «Beautés». Cependant, Laprade plaide pour l’étude des Beautés
de l'histoire :
"Je réclamerai plus vivement que jamais l'étude des beautés de l'histoire et non pas celle de la chronologie et de
l'engendrement des faits
384
."
L'autorité du manuel est tournée en ridicule, bien que le nom de l'auteur ne soit
qu’implicite.
§ 6 La contradiction des manuels
Pour
l'exercice de la mémoire, le recours à l'autorité du manuel est
contradictoire. Les auteurs pédagogiques divergent en effet sur ce point. Les uns
pensent qu'il faut exercer la mémoire dès le premier âge de l'enfance, et les autres
que l'exercice prématuré de la mémoire ne peut être que nuisible au développement
382
383
384
BP, pp. 379-380.
Victor de Laprade, L'Éducation libérale, p. 240.
Ibid. p. 250.
intellectuel de l'enfant. C’est le deuxième type d’inadéquation des manuels.
L'opposition s'exprime ainsi dans le texte :
"Rien n'est stupide comme de faire apprendre par cœur ; mais si on n'exerce pas la mémoire, elle s'atrophiera; --385
et ils leur serinèrent les premières fables de La Fontaine
."
Sans parler des fables de La Fontaine, examinons les deux arguments, pour ou contre
l'exercice de la mémoire, pour en trouver le fondement dans les autorités
pédagogiques.
Les deux philosophes Rousseau et Locke sont contre l'exercice de la mémoire.
Flaubert note le passage suivant de De l'éducation des enfants de Locke sur la
mémoire :
mémoire
"il est évident que la force de la mémoire vient d'une heureuse
constitution & non pas d'une habitude
de répéter
acquise par l'exercice386." il est inutile [d'apprendre] par cœur387.
Et Rousseau est d'accord avec le philosophe anglais là-dessus :
"Émile n'apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas même celle de Lafontaine, toutes naïves,
toutes charmantes qu'elles sont ; etc.
388
."
Il est donc étonnant que Bouvard et Pécuchet fassent réciter les fables de La Fontaine
malgré l’avis défavorable de Rousseau, d'autant plus que le penseur genevois
insistent sur les vices de l'enseignement des fables389.
385
386
387
388
389
Mais pour le moment,
BP, pp. 371-372.
Ibid., p.277.
Folio 181 verso, g 226 (2). Cf. l’Annexe 5, p. 820.
Émile, p. 351.
Pour l’effet démoralisateur, selon Rousseau, de l’enseignement des Fables de La Fontaine, Cf. infra p. 187 sqq.
constatons seulement que Bouvard et Pécuchet ont "trahi" Rousseau, et sont devenu
partisans de l'exercice de la mémoire.
C’est que Victor de Laprade, lui, est contre cette attitude rationaliste des
philosophes. Il défend l'exercice de la mémoire :
"Il faut faire apprendre aux petits enfants le plus de vers et même le plus de prose que l'on pourra, en les lui
récitant soi-même, et en les lui faisant réciter correctement."
Peu après ce passage, il dit aussi qu'il faut :
"remplacer ce grattage du papier qui fait dévier la taille des élèves, qui les énerve et qui les abêtit, par des
exercices de mémoire
390
."
Ainsi, deux opinions contraires déchirent les pédagogues novices. Leur choix n'est
pas très heureux. Car, même s'ils ont décidé de faire exercer la mémoire des enfants,
ils leur font réciter les fables de La Fontaine, ce que Rousseau déconseille. Et le
résultat produit est exactement tel que celui-ci le craint. On dirait que Bouvard et
Pécuchet, après avoir été déchirés par les autorités contradictoires, ont fait le pire
choix : en recourant à une des deux autorités, la moins convaincante, contre
l’avertissement du danger que l’autre signale, ils amènet les enfants dans une voie
vicieuse.
§ 7 La dissuasion des autorités : la souffrance de l’enfant
Le troisième et dernier type d’inadéquation des manuels porte plus sur la
manière dont on s’en sert que sur ce qu’ils disent. En effet, certaines précautions
préconisées par les manuels ne s’adaptent pas du tout à la situation à laquelle
Bouvard et Pécuchet sont confrontés. Les manuels recommandent d’arrêter lorsqu’il
faut persévérer.
Ils perturbent en quelque sorte la bonne poursuite de
l’enseignement. C’est le cas pour le problème de la surexcitation des enfants.
Le texte présente la paresse des enfants comme s’il s’agissait d’un problème
médical grave :
390
Laprade, op. cit., p. 239.
"Victorine en de certains jours, allait bien pendant cinq minutes puis traçait des griffonnages ; et prise de
découragement restait les yeux au plafond. Victor ne tardait pas à s'endormir, vautré au milieu du bureau.
Peut-être souffraient-ils ? Une tension trop forte nuit aux jeunes cervelles. --«Arrêtons-nous» dit
391
Bouvard
."
Bouvard et Pécuchet se méprennent sur la cause de la paresse de l’enfant. Elle ne
vient pas, selon eux, de leur fainéantise naturelle et habituelle, mais d’une «tension
trop forte» qui «nuit aux jeunes cervelles». Pourquoi cette interprétation ? Tout se
passe comme si les manuels ne servaient qu’à empêcher les pédagogues de
persévérer dans leur enseignement.
L’examen des manuscrits nous fait comprendre que la mauvaise interprétation
de la paresse est le résultat d’un travail d’intertextualité et de réécritures. Il y a une
dissimulation de la motivation qui permettait aux deux bonshommes de lire le
danger d’une maladie dans une simple paresse chez les enfants.
Suivons ce
processus dans les brouillons.
Un brouillon scénarique, folio 286, g 225 (3) (folio 1090, g 225 (9)), décrit ainsi le
démarrage difficile de l'instruction392 :
les enfants y mettre de la mauvaise volonté.
sont tous paresseux --fuient les leçons, restent au lit
[Comment faire pour les exciter ? danger d'une excitation trop forte (Bain)]
cause une perte cérébrale
Dans cette version antérieure, il s’agit de la version 3 de l’épisode, la paresse est
judicieusement interprétée comme l'expression de la mauvaise volonté.
A la
différence du texte définitif, le brouillon ne passe pas directement de la
reconnaissance de la paresse à l'évocation du danger d'une tension trop forte. Entre
les deux s’interpose la question de savoir comment exciter les enfants. Et Bain,
auteur de La Science de l'éducation, est nommé. Nous pouvons de la sorte mieux
391
392
BP, p. 371.
Version 3, Cf. l'Annexe 1, p. 697.
comprendre l'argument de Bouvard et Pécuchet. D’abord ils constatent la paresse
des enfants. Ensuite, ils veulent y remédier. Mais ils se résolvent à ne rien faire, de
peur de surexciter leurs élèves. C’est la question de savoir comment exciter les
enfants qui sert aussi de transition entre la paresse des enfants et le danger de la
tension.
Cependant, elle disparaît dans les versions ultérieures. En effet, la version 6
ne se demande plus comment exciter les enfants, mais suppose que la paresse des
enfants vient d’une maladie. Il s’agit du folio 317 verso, g 225 (3) (folio 1127 verso, g
225 (9) ), marqué «II bis» :
jours
à de certains moments
à Victorine
Vict
--qqfois [ça allait bien pendant qques] minutes. --puis regardant
laissant --restait la tête renversée sur [le dossier] de la
le plafond. --[la tête retombait là] --s'endort ventre sur la table
chaise --Victor, avait tout repoussé
[la petite fille distraite.] -- s'endort vautré sur la table.
le professeur marche autour,
Paresseux. mais d'où venait cette paresse? --Peut-être, étaient
intellectuelle trop forte
malades. --une [trop gde] tension [à de jeunes cerveaux] est dangereuse
[une perte cérébrale]
[pouvaient-ils?]
arrêtons-nous p. le
moment.
Il faut souligner que cette version choisit de prendre un autre chemin pour arriver au
danger de la tension trop forte. D’abord, la paresse des enfants est decrite avec plus
de détails.
Le brouillon insiste beaucoup sur la dissipation de la fille et plus
particulièrement sur l'inertie du garçon : il regarde le plafond, sa tête retombe, et il
s'endort sur le ventre. Ensuite, cette description plus élaborée de la paresse donne
raison à la supposition de Bouvard et Pécuchet d’après laquelle la paresse des
enfants vient d’une maladie : «Peut-être, [ils] étaient malades». Si leurs enfants sont
malades, il est juste de ne pas trop les exciter et d’arrêter la leçon. Dans sa fonction
de transition, la crainte d’une maladie se substitue à la recherche d’un moyen
d’excitation.
Cependant, cette seconde transition devient elle aussi moins perceptible à
mesure que la description de la paresse des enfants diminuent d’importance avec
l’élaboration de l’épisode. Le texte n’évoque plus la maladie possible des enfants. La
version 7 en parle encore393, mais le mot «malade» ne figure plus dans la version 8394 :
Peut-être souffraient-ils? une
[Bouvard & Pécuchet ****** cette paresse]
tension trop forte nuit aux jeunes cervelles ******
[Tant de paresse n'était pas naturelle. une tension trop forte nuit aux]
[dit Bouvard]
[jeunes cerveaux. arrêtons-nous pr. le moment --peut-être dit Bouvard]
"arrêtons-nous" dit B.
Au lieu d’utiliser le mot «malade», le brouillon pose la question : «Peut-être
souffraient-ils?» Et la supposition de l’excès de paresse dû à une maladie n’est
qu’indirectement abordée par la phrase : «Tant de paresse n’était pas naturelle».
Déjà, le raisonnement est assez difficile à suivre, tel qu’il est présenté ici. La paresse
excessive de l’enfant n’est pas naturelle. Donc, il s’agit peut-être d’une maladie, qui
proviendrait d’une surexcitation nuisible à la force célébrale de l’enfant. A partir de
la version suivante, où la syntagme «ne pas naturelle» n’apparaît plus, on ne voit
guère comment relier la paresse de l’enfant et le danger de surexcitation.
D’abord, la question de savoir comment exciter les enfants a cédé son rôle de
transition à la supposition d’une maladie. Ensuite, cette seconde transition, à son
tour, va disparaître dans les dernières versions. Les déplacements et les atténuations
concourent au total à rendre ambiguë la liaison entre la paresse et la tension trop
forte des enfants. La dissimulation d’une motivation s’opère ici.
Finissons la section par l’examen de la justesse de l’usage du manuel. La
source des conseils auxquels se réfèrent Bouvard et Pécuchet est le livre de Bain, dont
393
394
Folio 328 (1138) verso, g 225 (3), voir l’Annexe 1, p. 705.
Il s’agit du folio 324 verso, g 225 (3) (folio 1134 verso, g 225 (9)). Cf. l’Annexe, p.
le nom figurait déjà dans la version 7.
En effet, le professeur anglais donne
l’explication suivante sur l'action de la souffrance et de la tension dans son traité :
"La souffrance est toujours une perte de force cérébrale, tandis que le travail de l'élève exigerait la totalité de cette
force. La punition n'agit donc qu'avec une perte considérable, et cette perte s'accroît encore si elle arrive jusqu'à
395
la phase de terreur bien définie
."
Et il continue :
"L'excitation est par excellence le moyen de produire une impression, de graver une idée dans l'esprit ; c'est un
stimulant essentiellement intellectuel. Il n'est pas besoin de dire qu'en vertu de la loi d'incompatibilité des deux
manières d'être contraires, l'excitation ne doit être ni violente ni assez vive pour causer une perte de force. A un
degré modéré et dans une juste mesure, l'excitation est identique à l'attention, à l'absorption intellectuelle, à la
concentration des forces sur l'action plastique, de manière à conserver à l'état de souvenir l'objet qui se trouve au
foyer intellectuel. L'excitation ainsi définie n'a aucune valeur comme but, mais en a beaucoup comme moyen ; et
396
ce moyen contribue au progrès de notre esprit en y gravant quelque enchaînement d'idées utiles
."
La souffrance et l'excitation sont ici expliquées dans un contexte tout à fait différent
de celui qui s’applique à l'instruction de Victor et Victorine, bien que la ressemblance
des termes ainsi que des idées qu’on peut relever dans les notes du livre de Bain
prises par Flaubert397 ne nous permettent pas d’autre hypothèse sur la source de
l'épisode. Bain réfléchit sur l'effet nuisible de la souffrance causée par la punition.
Bouvard et Pécuchet se font du souci pour la santé de leurs élèves. Et s'ils parlent
d'une tension très forte, c'est parce que dans l’ouvrage de Bain, l'explication de la
tension voisine avec celle de la souffrance, et que ces deux phénomènes ont pour
effet indésirable une perte de force. Ainsi, malgré la différence de contexte, les deux
conseils de Bain sont amalgamés dans le texte romanesque comme si le livre de Bain
n’avait de sens que pour empêcher les deux maîtres de bien conduire l'instruction de
Victor et Victorine.
395
396
397
Bain, La Science de l'éducation, p. 23.
Ibid. p. 24.
Voir les notes de lecture de La Science de l'éducation, le folio 178, g 226 (2), l’Annexe 5, pp. 811-812.
SECTION 3 : L’APPRENTISSAGE DE LA LECTURE PAR LES ENFANTS
§ 1 Une jonction entre l’instruction et l’éducation
Si nous n’avons pas parlé de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture dans
les deux sections consacrées à l’instruction, ce n’est pas parce qu’il ne mérite pas
d’attention, mais bien parce qu’il occupe au contraire une place tout à fait particulière
parmi tous les épisodes de l’instruction.
D’abord, il est la première matière de
l’instruction abordée par Bouvard et Pécuchet. Il doit constituer la base de tout
enseignement ultérieur. Ensuite, il est le seul de leurs enseignements qui ait réussi.
Malgré la difficulté due à la fois à la mauvaise volonté des élèves et à l’incompétence
des maîtres, Victor et Victorine arrivent à apprendre tant bien que mal à lire, ce qui
est rare dans ce roman.
Cependant aucune réussite n’est gratuite dans Bouvard et Pécuchet.
L’apprentissage de la lecture introduit, par son succès même, l’enracinement et le
développement des vices innés chez les enfants, thème fondamental du chapitre X.
En apprenant la lecture par des moyens vicieux, Victor et Victorine sont définis
comme de mauvais enfant et vont se comporter comme tel. La première réussite
pédagogique de Bouvard et Pécuchet n’est que le point de départ de la
démoralisation des enfants qui s’achève sur le vol de Victor et la perversion de
Victorine. L’apprentissage de la lecture consolide du coup, par le moyen vicieux
employé, la façon dont les maîtres et les élèves communiquent entre eux. Tout ce
que les deux pédagogues peuvent donner à leurs élèves ne sert qu’à aggraver la
mauvaise nature de ces derniers.
Ce premier enseignement sert de jonction entre l’instruction et l’éducation.
C’est pourquoi nous voudrions en traiter ici, à la fin du chapitre sur l’instruction et
avant la deuxième partie consacrée à l’éducation proprement dite.
L’apprentissage de la lecture nous permet aussi de faire un autre
rapprochement non moins profond avec le thème essentiel du livre : la responsabilité
morale de la littérature. Il ne faut pas oublier que la leçon de la lecture est aussi une
introduction à la réflexion que le chapitre X et le roman entier engage sur les liens
entre littérature et éducation.
Avant même l’apprentissage de la lecture, «en
attendant que les enfants sachent lire», Bouvard et Pécuchet abordent l’étude des
Fables de La Fontaine. Et tout au cours du chapitre X, les occasions ne manquent pas
où ils recourent à la littérature ou à la fiction pour moraliser les enfants. Or il est
possible de considérer l’apprentissage de la lecture comme la première étape de ces
tentatives d’éducation littéraire.
Cette dernière rejoint nécessairement la
problématique générale du roman, à savoir les liens entre roman et éducation, les
jugements moralisateurs portés sur l’œuvre littéraire. Ainsi la portée du premier
épisode de l’instruction peut-elle être élargie jusqu’au degré le plus élevé de
l’éducation : éducation donnée au lecteur par le livre.
Dans cette section, nous
allons étudier d’abord la motivation de l’épisode, c’est-à-dire la question de savoir
comment l’apprentissage de la lecture est motivé et décrit dans le texte et l’avanttexte ; en vue de quel besoin narratif des modifications ont-elles été apportées au
cours de l’élaboration.
Une étude génétique s’avère nécessaire.
Nous nous
interrogerons ensuite sur l’intertextualité de la technique d’enseignement de la
lecture, sur la difficulté de l’orthographe.
§ 2 L’enseignement pervertisseur de la lecture : l’élaboration de l’épisode
L’apprentissage de la lecture a été conçu très tôt comme une occasion pour
manifester et confirmer les vices naturels des enfants. Il est vrai que dans la version 1
de l’incipit il ne fait l’objet que d’un bref ajout en marge gauche : le syntagme «lire et
écrire» est inséré d’abord tout en haut du folio, à gauche, avec le calcul, la
grammaire, l’histoire et les langues. Cette insertion est ensuite supprimée pour être
reportée vers le milieu du folio, toujours en marge gauche398. La version 1 ne donne
pas d’autres détails sur le contenu de la leçon, mais on peut se rendre compte déjà de
398
Voir la transcription de la version 1 dans l’Annexe 1, p. 663.
l’importance de l’épisode dans le chapitre. Le fait même de figurer en tête dans ce
brouillon très sommaire, d’ailleurs, témoigne de la place prioritaire qu’il occupe. De
plus, dans l’énumération des matières à enseigner, la section «lire et écrire» vient en
tête.
Mais c’est surtout dans les versions ultérieures que l’enseignement de la
lecture et de l’écriture s’impose et comporte une connotation morale. En effet, dès la
version 2, l’épisode est exploité pour montrer le développement des vices des
enfants. La version 2 se compose de deux folios, le folio 287, g 225 (3) (folio 1097, g
225
(9))
et le folio 289, g 225
(3)
(folio 1099, g 225
(9)).
Le premier folio 287, marqué
«A», décrit ainsi l’enseignement :
Lire & écrire.
2
différentes méthodes. lettre d'ivoire, boules taillées-bureau typographique --lettres en pâte dans
(1)
le potage. --difficulté d'apprendre à lire & à écrire
d'ailleurs paresse des enfants --[Victorine] aiment à rester dans leur lit
y mettent une mauvaise volonté différente.
comment faire pr. les exciter?
(Bentham)
& blâmes, -- bouts à
raisonnements, éloge, point d'honneur
-- ratent
Les moyens moraux [les moyens physiques restent]
[également]
B & P sont bien embarrassés."
[sys]
[système de sauvage?]
[développement des vices.]
[Victor très gourmand le devient
davantage.]
Et le second folio 289, g 225 (3), marqué «B», constitue la suite du folio précédent :
[Visite à l'école primaire.
chez Petit. se fâchent avec lui
]
en attendant qu'ils sachent lire, enseignement de la morale
par les Fables --de La Fontaine qui mettent à jour leur immoralité native
1
ce qu'on a flatté
enfin [ils] Victor & Victorine savent lire par[ce qu'ils ont]
leurs vices. par les récompenses maladroites.
[surpris dans]
[envie de savoir ce qu'il y a dans un livre de la bibliothèque à gravures]
--on a pris Victor par la gourmandise
Victorine par la coquetterie.
Il est à remarquer comment la version 2 enrichit la leçon en détails. D’abord, elle
énumère les différents jeux employés pour l’enseignement de la lecture, elle évoque
ensuite la paresse des enfants et les moyens d’y remédier. Les moyens «moraux» et
«physiques» sont également essayés en vain. L’impuissance pédagogique des deux
bonshommes se dévoile de plus en plus, car le brouillon parle du «développement
des vices», et nous avertit que «Victor très gourmand le devient davantage». Enfin,
c’est dans le cadre de la moralisation des enfants que l’enseignement de la morale est
introduit. Les enfants étudient les Fables de La Fontaine. Et c’est probablement par
l’apprentissage des Fables que l’écrivain a eu l’idée de faire de la leçon de la lecture
une première occasion de pervertir les enfants.
En fait, pour les Fables de La
Fontaine, le brouillon scénarique précise qu’elles «mettent à jour leur immoralité
native399». L’enseignement des Fables développe ainsi la perversité des enfants. C’est
en l’aggravant que Bouvard et Pécuchet arrivent enfin à apprendre la lecture à leurs
enfants. Le folio 289 comporte en lui-même deux versions pour expliquer le succès
de l’enseignement. Il disait d’abord :
399
Il nous semble difficile de lire «mettent au jour» au lieu de «mettent à jour».
«Victor et Victorine savent lire parce qu’ils ont envie de savoir ce qu’il y a dans un livre de la bibliothèque à
gravures.»
Ce serait un bon résultat pédagogique, parce qu’il proviendrait d’une curiosité
intellectuelle, bien qu’on ne puisse savoir exactement ce que ce livre contient, ce que
les enfants ont envie de lire. Cependant, cette formule est supprimée et remplacée
par une autre :
«Victor et Victorine savent lire parce qu’on a flatté leurs vices, par les ruses maladroites.»
Et le brouillon ajoute en bas :
«on a pris Victor par la gourmandise, Victorine par la coquetterie».
Dès lors, le succès de l’enseignement de la lecture est moins dû à la curiosité
intellectuelle qu’à la puissance des mauvais penchants avec lesquels les enfants sont
nés et dont l’on ne peut jamais freiner la progression.
C’est à ce stade de
reformulation que l’épisode a pris un sens moral, et a donné le ton à la série des
tentatives de moralisation réitérées en vain par Bouvard et Pécuchet.
Dans ce
processus de moralisation inverse de la leçon, les Fables de La Fontaine ont joué un
rôle décisif.
C’est en se référant à l’opinion de Rousseau que Flaubert a souligné que les
fables exercent une mauvaise influence morale sur les enfants. Ses notes de lecture
témoignent de l’intérêt que le romancier porte à la critique de l’auteur de l’Émile :
Fables de La Fontaine l'enfant se fait une application contraire à l'intérêt de l'auteur.
il aime le vice avec lequel on tire parti des autres. --se promet d'être la
Fourmi.
de jouer toujours le rôle du Lion --s'ennuie d'être à la chaîne, pleure de n'être
pas le loup. (à une petite fille) 263400.
400
Folio 175, g 226 (2). Cf. l’Annexe 5, p. 806.
Flaubert prend trois exemples, la fourmi, le lion et le loup, exactement comme dans
le texte définitif. Ces notes correspondent aux passages suivants de l’Émile :
«Suivez les enfans apprenant leurs fables, et vous verrez que quand ils sont en état d’en faire l’application
ils en font presque toujours une contraire à l’intention de l’auteur, et qu’au lieu de s’observer sur le défaut dont on
les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire partie des défauts des autres. Dans la
fable précédente les enfans se moquent du corbeau, mais ils s’affectionnent tous au Renard. Dans la fable qui
suit, vous croyez leur donner la cigale pour éxemple ; et point du tout, c’est la fourmi qu’ils choisiront. On
n’aime point à s’humilier ; ils prendront toujours le beau rolle, c’est le choix de l’amour-propre, c’est un choix
très naturel. Or quelle horrible leçon pour l’enfance ! Le plus odieux de tous les monstres seroit un enfant avare
et dur, qui sauroit ce qu’on lui demande et ce qu’il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler
dans ses refus.
Dans toutes les fables où le Lion est un des personnages, comme c’est d’ordinaire le plus brillant, l’enfant
ne manque point de se faire Lion, et quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modéle il a grand
401
soin de s’emparer de tout
.»
Cependant, une fois que la leçon de la lecture se voit attribuer une connotation
morale sous l’influence directe de l’Émile, elle s’en détache aussitôt. L’enseignement
des Fables va être reporté ultérieurement. C’est ce qui se passe dans la version 4.
§ 3 L’apprentissage différé dans la version 4
La version 4 propose elle-même deux versions. En effet, le folio 290, g 225
(folio 1100, g 225
(9))
et le folio 292, g 225
(3)
(folio 1102, g 225
(9))
(3)
sont presque
identiques, excepté la disposition des épisodes qui précisément nous intéresse. Dans
le folio 290, l’épisode du succès de l’enseignement de la lecture est affecté d’une
indication de déplacement.
Celui-ci s’opère en fait dans le folio 292, que nous
nommons version 4’.
Nous examinons d’abord la transcription des passages concernés du folio 290,
version 4 :
[***********]
Patientons : [Il] et en attendant au point de vue de la morale, les fables de
La Fontaine. [mais comme] comme il entre dans leur système de ne rien
401
Émile, p. 356.
B&P
mais
apprendre par cœur [ils] leur lisent les Fables.
Les enfants prennent tout de
travers, désirent être le Lièvre, le Renard. (Émile. p. 263) A
N.
V.&V. apprennent à lire [par] par leurs vices flattés. --Lettres en pâte dans
à Victor
le potage ou argent donné & Corset donné à Victorine qui depuis toujours
en rêve un. B & P savent bien que le moyen est mauvais. mais ils n'en ont
pas vu d'autres. C
étant
B [lorsqu'ils sont] désœuvrés Victor & Victorine
[Le reste de] [En dehors des leçons, qui sont courtes Victor] vagabondent, &
abîment le 
par
jardin. il faudrait les amuser. mais quel plaisir remplacer le mal faire?
qu'ils fassent leurs jouets eux-mêmes! Ils aiment mieux s'ennuyer que de les
faire un seul, il faudrait savoir plusieurs métiers.
alors jeux instructifs. découpures, un prisme, un verre ardent, un microscope
"une conversation innocente" Fénelon --[L']
maintenant qu'ils
D.
[Quand ils] savent lire, que leur montrer?
Le paragraphe décrivant l’apprentissage de la lecture est encadré et marqué «C». Et
il y a aussi les marques «A» , «B» et «D». Donc, ce «C» signifie que la partie «C» doit
venir après les parties marquées «A» et «B», et avant la partie marquée «D». Ainsi,
un déplacement est indiqué dans le folio à la fois au moyen de l’encadrement et avec
les marques alphabétiques.
La version 4’ nous donne le résultat de la modification. Il s’agit du folio 292,
marqué «B» :
Lire & écrire
parallèle des deux enfants
& des deux bonshommes
difficultés. ---efforts des enfants ---ne peuvent, avec leurs deux appartemts
les enfants
[& ils] y mettent de la mauvaise volonté. sont très paresseux, [restent au lit]
[pendant la leçon]
méthodes diverses : lettres d'ivoire, [boules] syllabes sur les boules taillées,
bureau
typographique.
On emploie vainement le blâme & l'éloge (Bentham). les bons points, les
ceintures
d'honneur. l'émulation en les faisant travailler ensemble ---inutile.
Il faudrait qqchose qui les excite
Comment les exciter? une excitation trop forte peut amener une perte
célébrale
(Bain)
Patientons! & en attendant, au point de vue de la morale Fables de La
Fontaine
Comme il entre dans leur système de ne rien apprendre par cœur B & P leur
lisent
par divertissement
le corbeau
les fables. [mais] Les enfants les prennent au rebours, voudraient être le
Renard, le Lièvre
admirent la Fourmi
&
Etant désœuvrés, ils vagabondent, ravagent la maison, le jardin. [Il faudrait]
[maintenant mieux tenue]y
y & ils
répondaient
ça m'amuse
il aurait fallu les amuser. mais par quel plaisir remplacer le plaisir qu'ils ont à mal
faire?
qu'ils fassent leurs jouets eux-mêmes, ça les intrigue. Ils aiment mieux
s'ennuyer
que de les faire. --& d'ailleurs pr. en faire un seul, il faudrait savoir plusieurs
métiers. un ballon. --des quilles
alors jeux instructifs découpures, un prisme, un verre ardent, un microscope
"conversation innocente" dit Fénelon
" [conversation]" Fénelon
enfin, ils apprennent à lire au moyen de leurs vices flattés. [Le] Pr. Victor,
lettres
en pâte dans le potage, (ou argent donné?) & pr. Victorine, un corset --chose
qu'elle rêvait depuis longtemps. B & P [s'en] savent bien que le moyen est
mauvais. même si restait le seul.
maintenant qu'ils savent lire, quoi leur montrer?
Ainsi les enfants arrivent-ils à apprendre à lire non immédiatement après la leçon des
Fables, mais après bien d’autres péripéties pédagogiques : divertissements, jouets et
jeux instructifs.
Que signifie ce report de l’apprentissage ? C’est une manière d’insister sur
l’importance de la leçon.
Ce n’est qu’après avoir fait des détours, non moins
infructueux, qu’on arrive à enseigner la lecture aux enfants avec le moyen vicieux.
Tout se passe comme si les maîtres devaient essuyer des échecs mineurs de leur
pédagogie avant de stigmatiser un majeur : le pervertissement décisif de leurs
enfants par l’apprentissage de la lecture.
Peut-être faut-il rappeler ici le sens que Rousseau attache à l’apprentissage de
la lecture. Le penseur genevois éprouvait un profond dégoût pour la lecture et les
livres.
Il déclare : "Je hais les livres402", "La lecture est le fléau de l'enfance403",
"L'enfant qui lit ne pense pas404", etc. Pour lui, la littérature est déjà un signe de
corruption405. En différant le moment de l’apprentissage de la lecture, le roman
semble jouer le plus longtemps possible avec le contraste entre l’enfant sauvage et
l’enfant corrompu par la civilisation. Certes, Victor et Victorine ne sont pas les
enfants naturels que le philosophe de la bonté naturelle a imaginés, mais le brouillon
scénarique évoque l’enfant sauvage à plusieurs reprises. La version 2 évoque le
«système de sauvage406», la version 3 le «sauvage de l’Aveyron407». Et la version 5 va
jusqu’à affirmer :
«B & P regrettaient même qu’ils sachent parler. sauvage de l’Aveyron. ils auraient pu davantage saisir le
développement de l’enfant
408
.»
Victor et Victorine ne sont pas des enfants sauvages, à proprement parler. Mais selon
nous, les mentions du sauvage de l’Aveyron ne sont pas dépourvues de sens. Elles
servent à accentuer davantage la façon opposée dont Rousseau et Flaubert
conçoivent la nature. Les comportements du sauvage de l’Aveyron tels qu’ils sont
décrits par la main d’Itard démentent de loin la doctrine de la bonté naturelle
répandue au XVIIIe siècle plus ou moins directement en prise sur la pensée
rousseauiste. La référence au sauvage de l’Averyon laisse entendre que le Victor de
Flaubert et sa soeur Victorine vont trahir leur modèle, l’Émile du livre éponyme de
Rousseau, comme Victor d’Itard a trahi la doctrine de la bonté naturelle du XVIIIe
siècle.
402
403
404
405
406
407
408
Émile, p. 454.
Ibid., p. 357.
Ibid., p. 430. Pour les dangers de la lecture, voir aussi p. 419, p. 500, p. 826, et Nouvelle Héloïse, tome II, p. 563.
Préface de Narcisse, La Pléiade, tome II, p. 965.
Folio 287, g 225 (3) (folio 1097, g 225 (9)). Cf. l’Annexe 1, p. 666.
Folio 286, g 225 (3) (folio 1096, g 225 (9)). Cf. l’Annexe 1, p. 669.
Folio 329 verso, g 225 (3) (folio 1139 verso, g 225 (9)). Cf. l’Annexe 1, p. 678.
§ 4 Un déplacement de la question de l’orthographe
Le report de l’apprentissage de la lecture permet aux maîtres d’aborder
d’autres matières pédagogiques. A part les Fables de La Fontaine, le texte met en
scène successivement les jouets, les jeux instructifs et les divertissements.
Mais
surtout, le rallongement de l’épisode a pour conséquence de nous fournir plus de
détails sur la leçon de la lecture. Ainsi, nous pouvons savoir progressivement, à
travers l’élaboration de l’épisode, comment Victor et Victorine apprennent à lire, ce
qui les empêche d’arriver à lire, quelle méthode d’enseignement Bouvard et Pécuchet
emploient. La version 6, folio 320 verso, g 225 (3) (folio 1130 verso, g 225 (9)), marqué
«II», nous décrit ainsi la scène :
Bouvard se chargea de [Victorine], Pécuchet [de Victor] à cause
(6)
Victorine
le
mais
raisonnements de mœurs, il fit même coucher dans sa chambre. alors Victorine
[syllabes]
[consonnes]
coucher
C H Q par jalousie voulait avec Bouvard. & on eut bien du mal à lui
même
prononciation faire entendre raison.
alors pr.quoi
plusieurs
traça [ainsi] un
lettres
Aucun des deux [***] ne savait lire encore --Pécuchet [copia] sur des Y même
cartons
A
prononciation
que I.
pr.quoi pas
une seule.
[différence
des voyelles
& des
[grandes]
l'A B C D en [caractères] romains. --& l'autre [en] carton toutes les
lettres
[*****]
Victor
syllabes du dictionnaire. --connaît les lettres assez vite, mais difficulté consonnes
de les assortir. (1)
pas difficiles]
[--prononciation]
réelle pr Victor
[de l'e muet]
[difficulté d' apprendre à lire & prquoi?]
[Alors il]
--
Victorine aussi
[faudrait]
]
[en lettres de couleurs les consonnes sur les boules --bureau
typographique
[écrire eu]
[ou bien lire]
[ toujours.]
]
[du Mas recommandé par Rollin]
[k pr.qu'un]
[seul pr il]
[sonne] elle trouvait ça bête.
les maîtres
pr.quoi ne
[défaut de leur enseignement].--[ils] lisent la phrase & disent de prononce-t-on
répéter
pas l'i dans
poignard
moignon,
oignon,
ennuiyeux
ce qui ne leur apprend rien.
aux 2 enfants se donnaient
à la même heure l'un
[Pécuchet donnait] les leçons dans sa chambre. B. dans le muséum
diphtongue
comment
& même qqfois
cacophonie des quatre voix.--dialogue s'engageaient d'un appartement
à l'autre
reconnaître
qu'il ne fait
émettre qu'un
autant p. éviter ça --que p. l'imitation. --ils les firent travailler
son. et ne pas
prononcer
ensemble
les A voy.
dans le muséum. -- B & P chacun à tour de rôle.
<pas>
séparémt.
leçon d'écriture. encore mauvaise position. les
l mouillée
difficultés des enfants leurs mine campagne*****
& l'H aspiré quand le faut-il [(4)] (5)
[***** mais de la mauv. volonté d'abord]
Chaque lettre
a un nom,
sont paresseux. --mais la cause de cette paresse? maladie peut-être
<[qu'elle****]>
examen
et on la prononce
Laprade
seule, en tant
[que quand elle]
mais
qu'en
[mais] il faudrait qque chose qui les exciterait [&] comment les
l'assemblant
avec l'autre.-souffrant sans le savoir
de même pr.
exciter & d'ailleurs --une [excitation trop forte peut amener]
les consonnes
une trop forte tension
qui ont un son
propre; & un
une perte célébrale --[Patientons. il faut que les enfants]
son accidental,
[***] selon
[connaissent les choses avant de connaître les mots.]
le commencement,
le milieu, ou
la fin des mots.
36 (3)
Deux remarques s’imposent. Elles portent sur la mise en valeur de la difficulté de
l’enseignement de la lecture et sur la richesse des exemples qui l’illustrent.
Le brouillon insiste beaucoup sur la difficulté de l’apprentissage de la lecture.
Il dit qu’elle est «réelle pour Victor». Les versions précédentes ne manquaient pas de
le signaler : «difficulté d’apprendre à lire & à écrire409« dans la versions 3, et
«difficulté de la chose en soi410« dans la version 4. Si l’enseignement de la lecture est
difficile en soi, la faute n’en incombera plus exclusivement aux maîtres et aux élèves.
Les exemples énumérés dans le brouillon confirment cette supposition. En
effet, ils illustrent l’irrégularité de l’orthographe outre la mauvaise méthode
d’enseignement de Bouvard et Pécuchet, ou le manque d’intelligence des enfants.
L’écrivain n’oublie certes pas de les mentionner.
Ainsi le «défaut de leur
enseignement» consiste à lire d’abord la phrase puis à la faire répéter. Cette méthode
«ne leur apprend rien».
Et l’extrême paresse des enfants amène les deux
bonshommes à se demander s’il ne s’agit pas d’une maladie. Mais les exemples de
l’irrégularité orthographiques sont valables indépendamment des maîtres et des
élèves incompétents.
En effet, il s’agit de la pluralité graphique pour le même
phonème, de l’e muet, de la graphie qu’on ne prononce pas, de la diphtongue, de
l’imprévisibilité du «son accidentel» dans un mot, etc. Autant d’exemples de la
difficulté de la langue française.
Cependant, le dernier roman de Flaubert tend à accuser le défaut de méthode
moins dans le système même des sciences, que dans l’apprentissage des deux
bonshommes, dans leur moyen d’accès aux sciences. C’est ainsi que la difficulté en
soi de l’orthographe française change de nature avec l’élaboration de l’épisode. Des
suppressions systématiques s’effectuent au fur et à mesure des versions successives,
à tel point que le texte final ne retient que ceci :
409
410
Cf. l’Annexe 1, p. 669.
Cf. l’Annexe 1, p. 674.
«Victorine posait des questions. D’où vient que ch dans orchestre a le son d’un q et celui d’un k dans
archéologie ? On doit par moments joindre deux voyelles, d’autres fois les détacher. Tout cela n’est pas juste.
411
Elle s’indignait
.»
On s’aperçoit que la question est déplacée.
Les raisonnements de Victorine se
composent de deux arguments. Le second argument appartient certes à la question
de l’ordre général. On peut le considérer comme une sorte de résumé de tous les
arguments qu’on vient de voir dans le folio 320. Mais le premier argument, quant à
lui, ne semble pas avoir de valeur universelle comme critique de la complexité de
l’orthographe française.
En effet, le «ch» a le même son, à savoir [k] en signe
phonétique, aussi bien dans «orchestre» que dans «archéologie».
La version 6 contenait déjà en germe cet argument : «CH Q même
prononciation. Alors pourquoi plusieurs lettres». Tel qu’il y est présenté, l’exemple
appartenait au même registre que les autres exemples. Il s’agit bien du son [k]
comme dans le texte définitif, mais la version 6 parle de deux graphèmes différents
pour le même son, remarque très juste, tandis que le texte définitif distingue deux
sons pour le même graphème. Cette distinction ne nous semble pas acceptable. En
introduisant comme exemple deux mots «orchestre» et «archéologie» et en les
distinguant phonétiquement, le texte définitif apporte un changement essentiel. Il ne
s’agit plus de la critique de la complexité générale et inhérente à la langue française,
mais de l’accusation d’une fausse distinction phonétique. Alors d’où vient-elle ? De
la mauvaise compréhension soit des maîtres soit des élèves, soit encore du manuel
dont ils se servent et qui peut-être date ? De toute évidence, la question ne concerne
plus la langue française en tant qu’elle-même, mais la particularité de la méthode
d’enseignement employée à l’époque où on la pratiquait.
Génétiquement, le déplacement s’opère dans la version 7.
verso, g 225
(3)
gauche :
orchestre
411
BP, p. 371.
(folio 1038 verso, g 225
(9)),
Dans le folio 328
marqué «II», on peut lire en marge
dans [orche]
[ont le]
ch [& K]
<***> <***>
a le son d’un [q **]
q & celui d’un
k dans archéologie
p.quoi cela?
A partir de la version 8, la question est attribuée à Victorine. Nous pouvons le
constater dans le folio 217 verso, g 224, marqué «I», qui constitue la version 8 :
d'où vient que CH
[...] Victorine posait des questions [ch] dans l'orchestre a le son d'un [k]
Q et celui d'un K dans archéologie? [...]
La formulation est pratiquement identique à celle du texte final. Mais il y a un détail
qui attire notre attention. Il s’agit d’une modification du son attribué à l’orchestre.
En effet, l’écrivain s’est trompé en donnant d’abord le «K» pour le son du «ch» de
l’orchestre avant de le supprimer et de le remplacer par le «Q». L’auteur ne paraît
pas lui-même sûr de l’exemple qu’il donne. Son hésitation laisse supposer qu’il ne
distinguait pas plus que nous-même les deux «ch». Alors, d’où vient la distinction
du «ch» entre orchestre et archéologie ?
§ 5 «La Bibliothèque des enfants» de Louis Dumas
Nous n’avons pas de notes de lecture qui pourraient nous aider à élucider la
question.
Mais, nous avons trouvé la même distinction dans un manuel
d’enseignement de la lecture, La Bibliothèque des enfants de Louis Dumas. Il s’agit du
troisième volume paru en 1733 dont le sous-titre est les premiers élémens des lettres,
contenant le nouvel A, B, C, françois.
Pour chaque son, l’auteur donne d’abord
l’explication, ensuite le tableau de correspondance entre les lettres et les sons. Et
pour la leçon consacrée à «CH», nous constatons que Dumas distingue le son «q» et
le son «k» :
«XCI
ch.
che.
chiche. chep.
echeoir. x.
§1
achepter k.
D. Quixot.
sche.
shisme
chœur
412
q.
echo.
j.
cheval
.»
Bien que le manuel date du dix-huitième siècle alors que l’orthographe n’était pas
encore celle d’aujourd’hui, cela ne peut pas expliquer pour autant l’absence de
logique dans le tableau. On ne peut comprendre si la lettre précédant les mots et
mise en italique est donnée comme un son, c’est-à-dire comme une sorte de signe
phonétique, ou bien comme un graphème. En principe, Dumas semble donner la
lettre pour indiquer le son. Car, à propos de la prononciation du mot «cheval», il
explique ceci :
Je ne sais si MM. de l’academie aprouvent qu’on prononce le ch come le j consone dans les mots cheval,
cheveus, acheter, etc. du mons le peuple letré de Paris semble prononcer jeval, jeveux, ajeter, etc. dans le
discours familier, car on n’oseroit prononcer ainsi dans le discours soutenu, et je suis surpris que M. l’abé R. n’ait
413
rien dit là-dessus dans sa gramaire
.»
Sans s’interroger sur la justesse de la prononciation proposée par Dumas, il est
certain que dans le tableau qu’on vient de citer, il donne la lettre «j» comme un signe
phonétique de la graphie «ch» du mot «cheval».
Cependant, pour le mot «Don Quichotte», Dumas donne la lettre «x» comme
un graphème et non comme un signe phonétique. Il dit :
«Nous prononçons come ch la letre x du mot espagnol Quixote, que nous écrivons Quichote, en faveur de l’oreille
et selon le principe de la veritable ortografe françois afranchie de tems en tems du son gutural des autres
414
nations
.«
Et pour les mots «echeoir», «shisme» et «achepter», les lettres qui les précèdent dans
le tableau, successivement «che», «sche» et «chep», ne sont indiquées que pour
mettre en évidence la variante orthographique du même son.
Qu’en est-il des «q» et «k» dans les «chœur» et «echo»? Il s’agit bien là de
412
413
414
Louis Dumas, La Bibliothèque des enfants, troisième volume, 1733, p. 195.
Ibid. p. 194.
Ibid. p. 195.
signes phonétiques. Parce qu’il n’y a pas de lettre «q» dans le mot «chœur», ni de
lettre «k» dans «echo».
D’ailleurs, Dumas lui-même admet deux manières de
prononcer «ch» :
«Il y a bien des mots françois,surtout des noms propres venant du latin; du grec, ou de l’ébreu, dans
lesquels on prnonce le che tantot en k tantot en che françois, come dans Melchisedeche, sennacherib, etc. Le che
dans Acheron est prononcé come celui de Bucheron sur le téatre de la comedie, exemple,
Et l’avare Acheron ne lache point sa proie,
Ce mot est prononcé come Akeron sur le théatre de l’opera, exemple,
Pour l’évoquer employés l’Akeron,
415
Le Cocyte, le Phlegeton
.»
Dumas parle de «che» et non de «ch», mais dans la transcription
phonétique
d’aujourd’hui, deux prononciations dont il s’agit s’écrivent en [a∫∂rõ] et [aκ∂rõ].
Donc, la différence de prononciation qu’il évoque à propos du «che» se réduit à la
différence du «ch».
Ainsi, Dumas donne le «q» pour «chœur» et le «k» pour «echo» afin d’en
indiquer la prononciation.
Cependant, il n’explique nulle part pourquoi il faut
distinguer les deux prononciations avec deux lettres différentes. Il évoque seulement
deux manières de prononcer le son [k] :
«Cependant il y a des persones qui non-seulement trouvent de la différence, entre le C et le Q , mais qui
distinguent encore deux sortes de q, l’un fort, tel qu’on le prononce dans le mot qualité ; l’autre foible et un peu
mouillé, come dans le mot queue, etc. On trouve des nations qui ont doné le mème nom à la letre Q et à la letre
K ; il resteroit à savoir si ches-eus on les prononçoit de même
416
.»
Est-ce la différence entre le «q» fort et le «q» faible qui amène l’auteur du manuel à
utiliser deux lettres différentes, «q» et «k» ?
Nous ne disposons
sur ce point
d’aucune preuve.
Notre hypothèse est que la distinction de «q» et «k» provient de l’ouverture de
la voyelle [E] qui suit le son [k]. En fait, «chœur» s’écrit en transcription phonétique :
[kœr], et «écho» en [eko]. «Chœur» est donc suivi d’une voyelle orale composée
ouverte, et «écho», d’une voyelle orale postérieure fermée.
Et cette différence
d’ouverture de la voyelle [E] peut correspondre à la distinction entre le «q» et le «k».
D’ailleurs, cette distinction des deux [k] selon l’ouverture de la voyelle suivante est la
415
416
Ibid. p. 194.
Ibid. p. 186.
seule façon, selon nous, de comprendre d’où vient le raisonnement de Victorine dans
le texte de Flaubert. L’écrivain ne reprend certes pas les mots donnés par Dumas.
Mais, de point de vue de l’ouverture de la voyelle, la distinction entre le [k] d’
’’orchestre» et le [k] d’ »archéologie» correspond exactement à celle d’ «chœur et
d’ »écho» chez Dumas.
Le mot «orchestre» s’écrit
[crkεstr] et «archéologie»
[arkeclcZi]. Donc il s’agit d’une opposition entre le [kε] et le [ke], à savoir d’une
opposition de [E] ouvert et de [E] fermé.
Dumas et Flaubert ont en commun
d’utiliser le «q» pour le mot dont le son [k] est suivi d’une voyelle ouverte, et le «k»
pour le mot dont le son [k] est suivi d’une voyelle fermée.
Bien entendu, ce n’est qu’une hypothèse. Dumas n’explique pas lui-même
pourquoi il distingue le «q» et le «k», encore moins Flaubert. Ce qui est certain, c’est
que le romancier connaissait du moins le nom de Dumas, et son invention
pédagogique : le bureau typographique. Car il en parle précisément dans la version
6, le folio 320, g 225 (3) (folio 1130, g 225 (9)) :
«bureau typographique [du Mas recommandé par Rollin].»
Le nom «du Mas» veut dire Dumas. Il n’est pas exclu donc que Flaubert se soit
inspiré du livre de Dumas pour la question de l’orthographe, ainsi que pour le jeu
éducatif.
Mais qui est Louis Dumas ? Pourquoi Flaubert s’intéresse-t-il à ce pédagogue,
qui est utilisé au moins par deux fois, si notre hypothèse est pertinente ? Il faut situer
son manuel dans l’histoire de l’enseignement de la lecture pour le comprendre. Le
dix-neuvième siècle a vu une floraison d’innovations des méthodes d’enseignement
de la lecture. Pierre Giolitto attire ainsi notre attention là-dessus :
«Il n’est pas exagéré de dire que les méthodes d’apprentissage de la lecture pullulent au XIXe siècle. Il
n’est pratiquement pas une année qui n’en voie naître une. Chaque nouvelle méthode étant d’ailleurs présentée
comme définitive et appelée à éclipser toutes les autres. Pour attirer l’attention sur leurs méthodes, les auteurs les
accompagnent habituellement de considérations à caractères pseudo-scientifique, et n'hésitent pas à les affubler
417
d’appellations n’excluant pas toujours le jargon
417
p. 17.
.»
Pierre Giolitto, Histoire de l’enseignement primaire au XIXe siècle. II Les méthodes d’enseignement, Nathan, 1984,
Cependant, devant cette abondance de nouvelles méthodes, le choix de Bouvard et
Pécuchet mérite une attention particulière. Ils semblent recourir à un des auteurs les
plus douteux, les plus pseudo-scientifiques.
J. Guillaume, auteur de l’article
«Lecture» du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire discerne de fait dans
Louis Dumas «un peu de charlatanisme» :
«Il y avait un peu de charlatanisme dans les façons d’agir de Dumas, qui prétendait réformer, non seulement
l’enseignement de la lecture, mais celui de la musique et des sciences; et sa méthode de lecture --indépendamment de l’emploi du bureau typographique, qui n’est qu’un accessoire--- est l’œuvre d’un esprit
418
chimérique
.»
Et précisément, Guillaume critique les «désignations bizarres qui compliquent
inutilement l’alphabet.» Dumas mérite donc bien d’être évoqué dans Bouvard et
Pécuchet, livre de l’assemblage de bizarreries scientifiques.
Cependant, le charlatanisme de son manuel ne doit pas influencer l’estimation
de la valeur de son invention pédagogique. En fait, même Guillaume admet l’utilité
pédagogue de son bureau typographique :
«Ces niaiseries [du manuel de Dumas] auraient pu faire tort à l’invention du bureau typographique, si l’emploi de
ce dernier procédé eût été lié à l’adoption d’exercices aussi absurdes. Mais le bureau typographique possédait,
419
comme moyen d’enseignement, un mérite intrinsèque indépendamment des fantaisies de son auteur
.»
Et l’auteur de l’article confirme ce que le brouillon de Flaubert indiquait : le bureau
typographique est recommandé par Charles Rollin.
Le célèbre professeur de rhétorique et le recteur de l’Université décrit ainsi le
jeu dont il s’agit :
On a proposé au public depuis peu une nouvelle maniére d’apprendre aux enfans à lire, qu’on appelle LE
BUREAU TYPOGRAPHIQUE : c’est M. Du Mas qui en est l’auteur. [...]
Le Bureau Typographique est une Table beaucoup plus longue que large, sur laquelle on place une sorte
de Tablette, qui a trois ou quatre étages de petites loges, où l’on trouve les différens sons de la langue exprimés
par des caractéres simples ou composés sur autant de cartes. Chacune de ces logettes indique par un titre les
lettres qui y sont renfermées. L’enfant range sur la table les sons des mots qu’on lui demande, en les tirant de
leurs loges, comme fait un Imprimeur en tirant des casetins les différentes lettres dont il compose ses mots. Et
420
c’est ce qui a fait donner à ce Bureau l’épithéte de Typographique
.»
Le système complexe du jeu ne manque pas à attirer l’attention de Flaubert. Et Rollin
418
Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, p. 1539.
Ibid. p. 1540.
420
Charles Rollin, Supplément au traité de la manière d’enseigner et d’étudier les belles lettres, Veuve Estienne,
1734, pp. 11-12.
419
de vanter les avantages de cette invention :
«Cette maniére d’apprendre à lire, outre plusieurs autres avantages, en a un qui me paroit fort
considérable, c’est d’être amusante & agréable, & de n’avoir point l’air d’étude. Rien n’est plus fatiguant ni plus
ennuieux dans l’enfance, que la contention de l’esprit, & le repos du corps. Ici l’enfant n’a point l’esprit fatigué :
il ne cherche point avec peine dans sa mémoire, parce que la distinction & le titre des loges le frapent
sensiblement. Il n’est point contraint à un repos qui l’attiste, en le tenant toujorus collé à l’endroit où on le fait
lire. Les yeux, les mains, les piés, tous le corps est en action. L’enfant cherche ses lettres, il les tire, il les
arrange, il les renverse, il les sépare, & les remet dans leurs loges. Ce mouvement est fort de son goût, &convient
421
extrêmement au caractére vif & remuant de cet âge
.»
Ainsi recommandé par l’auteur du célèbre Traité des études, véritable classique de la
pédagogie, l’invention de Dumas a le droit d‘avoir sa place dans la leçon de lecture
de Victor et Victorine. Le bureau typographique a au moins deux raisons d’être
mentionné dans le texte de Bouvard et Pécuchet. D’abord, par la complexité de son
mécanisme, ensuite par la recommandation d’une autorié pédagogique. La seconde
raison compte aussi bien que la première. Le nom de l’autorité qui a rédigé le
manuel est aussi important que les conseils donnés.
Et dans le cas du bureau
typographique, le charlatanisme du manuel de Dumas fait un contraste curieux avec
l’autorité que lui attribue la recommandation de Rollin.
Ainsi, Dumas a pu devenir une des sources privilégiées de la leçon de lecture,
d’abord par sa bizarre méthode d’enseignement, ensuite par la complexité
mécanique du bureau typographique, enfin grâce à la recommandation d’un auteur
célèbre.
Ainsi, l’examen des manuscrits et des manuels pédagogiques de l’époque
nous a permis de dégager deux caractéristiques de l’épisode des intérrogations de
Victorine sur l’orthographe : le déplacement de la difficulté de l’ordre général à
l’ordre particulier et le camouflage du nom d’auteur qui garantissait la légitimité de
la question. Dans les deux cas, il s’agit d’une dénaturation du savoir pédagogique
du manuel dans un but narratif. C’est précisément elle dont nous allons faire le
centre de l’étude dans notre deuxième partie. Une confrontation de l’avant-texte et
des ouvrages pédagogiques consultés par l’écrivain nous permettra d’apercevoir
421
Ibid. pp. 12-13.
l’univers de l’intertextualité et le processus de l’assimilation du savoir dans le récit,
avec tous les effets, de style et d’idées, qui en résultent.
Nom du document :
Wada.1.doc
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INTRODUCTION
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Cérédi
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18/12/2001 15:25
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