Josse et le cachalot - le frisson esthetique
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Josse et le cachalot - le frisson esthetique
Nouve l l e Josse et le cachalot par Willy Alante-Lima. De tous les changements de langue que doit affronter celui qui voyage dans les terres lointaines, aucun n’égale celui qui l’attend dans la ville d’Ipasie, parce qu’il ne touche pas aux mots mais aux choses. Italo Calvino, Les Villes et les signes. 4. Les villes invisibles. J osse était un pêcheur de l’Île Maurice située aux quatre chemins des Îles du Vent, et, comme tous ses collègues de la terre entière, rêvait de pêcher un jour un papa poisson qui ferait parler de lui mâle Josse, jusqu’au pays appelé Kissemias ! Un matin donc assurément meilleur que les autres, plus décidé que monsieur pressé, il partit pêcher à l’Anse Sainte-Croix, non seulement pour poser deux ou trois lignes dormantes, mais aussi dans l’idée de poursuivre deux ou trois chatous, car l’une des deux foënes qu’il avait sous le bras était garnie au bout d’un touloulou bien rouge qui se débattait encore, comme s’il appelait au secours Géocarsinus ruricola, son grand-père chéri, l’aïeul de tous les crabes. Si vous aviez croisé Josse sur votre chemin, vous auriez cru positivement vous trouver face à un guerrier caraïbe, comme qui dirait envergué pour un combat, ses deux lances raides comme la justice. Accroupi sur les cayes bord de mer, entre un pied de raisins et un pied de zicaques, Josse regardait le soleil monter sur l’horizon ; la nuit venait à peine de trépasser. Petit à petit, l’alentour se dégageait de la nuit, une belle nuit, par exemple claire comme bûchette. Ne me demandez pas pourquoi on dit : comme bûchette… La brise jouait en sourdine une sorte de bel air dans les feuilles, en faisant tomber les pommes de mancenillier, tec, tec, tec ! Josse de ses plates mains se massait en cadence les paupières, comme qui dirait pour désengourdir ses yeux pris dans la glu du sommeil comme un sucrier dans la colle de fruit à pain. Qu’est-ce qu’il voit subitement, blip ! à deux pas au large des cayes, par le travers ? Un catafalque poisson pareil à une carcasse de bateau jamais vu dérivant gueule en bas. Un moment, il s’est dit même que c’était peut-être le papa bateau Antilles coulé voici quèque temps, que le fort courant de bas de ce matin-là avait poussé jusqu’à ses pieds à l’Anse Sainte-Croix. Mais Josse n’avait dans sa cabeza qu’une idée de poisson et de pêche miraculeuse. Aussi, il n’a fait ni une ni deux, à tête repose il se dressa sur ses jambes de moustique longtemps à la diète (c’est pourquoi on l’appelait aussi, jambe-flippe), leva une des foënes à hauteur de son oreille, recula un pas en arrière, l’avant-bras replié, et voum ! de toutes ses forces, la lança ! velle Le frisson esthétique › N°2 › Automne 2006 17 Nouve l l e Pendant ce temps, Josse suait comme une chandelle molle en courant d’air. Un chuintement bref siffla sur la mer : c’était la corde de carata attachée à la foëne qui se déroulait dans l’air sans trouver de résistance, tellement son lancer avait été terrible. Et puis, un bruit sec et pointu, clouc !… À ce moment-là, il faisait jour petitement. Il comprit quand même, que la foëne avait dérapé sur quelque chose de rêche comme un grage à manioc. Comme il pouvait voir un peu mieux à présent, alors lui apparut une masse qui pouvait ressembler à un poisson qu’il balaya d’un clin d’œil, tout en se disant dans sa cabèche : — En-en, en-en* même, comment peux-tu accroire ça Josse, un poisson ça ? J’ai dit un clin d’œil, mais un clin d’œil plus long qu’un vrai clin d’œil, car la bête avait bien dans les huit ou dix mètres, sans compter la queue. Elle avait la gueule à demi-ouverte. Elle semblait rigoler avec cette gueule en forme de pelleteuse. Quand Josse a bien vu que ça ne pouvait être le courrier Antilles, ni même un gros chouque bois échoué, mais peut-être un manman d’l’eau, il laissa lignes dormantes, foënes, même un en-cas de pain et lambi, un poban de pétez poitrine fleur de tafia, qu’il avait mis dans un sac d’emballage Superire, s’est dit : — Hale bas les focs et plat sur en case ! Comme la chance est folle femme, il tomba sur la jeep de la douane, vent à monter tout dessus pétant plein gaz. Un des douaniers qui le connaissait le héla de sa grande gueule vraiment, on l’appelait gueule à ressort : — Hé-non, Josse ! tu fais vent arrière en bouline, est-ce un grain venté que tu as dans la toile ? Josse avait perdu la carte presque, il tendait simplement son bras dans la direction de l’Anse Sainte-Croix, arrivant à souffler : — Un manman d’l’eau, un manman d’l’eau, ouaïe ! Papa Chalebouèle ! — Hé-non, Josse ! reprends ton piéton, bondate tes fesses derrière, cap ensemble sur Sainte-Croix ! À l’heure qu’il était, le soleil gros bouillon vivant, faisait danser ses rayons couleur de canne sucre d’orge dans les mancenilliers étonnés. Les roues de la jeep avaient dérapé sur le gravier et les vigneaux qui tapissaient l’Anse, car le douanier Tiblèze venait de freiner comme un Boeing à l’atterrissage devant un bœuf, à deux pas d’une anse noire, en criant comme s’il allait tomber de suffocation : — Roïe ! Papa Chalebouèle ! Quel sacré chouque bois, un acoma Dom’nique, oui, , Josse. Montre-nous à présent ton manman d’l’eau. Tu as rêvé, hein, tit nègre ? , — Hé-Hé, tit patron, tu as manqué bourré sus, et tu demandes où il est ? Tu aurais des yeux de crabe boussiè, des fois ? Tiblèze et son collègue sautèrent de la jeep, revolver au poing, tout en marchant le long de ce que Tiblèze avait appelé un acoma Dom’nique. Ce n’est que lorsqu’il arriva à la hauteur de la tête qu’il comprit qu’il pourrait déposer son képi sur la mâchoire d’en bas du poisson, et y mettre debout son mousqueton. Avec grand sérieux, il déclara : — Josse, nous sommes devant une affaire d’État, car un phénomène pareil et les risques d’empester nos belles populations ; avant midi une décision doit être prise par le grand représentant icitte de Monsieur le Ministre des tommes de fromage de cabri, haye ! Tout ça me fait déparler, je veux dire le Ministre des Dometom… Josse étonné : — Hé-Hé, je comprends pas cette parole-là-ça même. Une décision ? Vous ne voulez pas dire patron qu’on va me prendre mon poisson pour cadeaucer le Ministre des Dometom ? Tiblèze a fait comme si de rien n’était, se retournant vers son collègue : — Ordre de mission. Descends en ville avec la jeep vitesse réglementaire, préviens le maire et nos Autorités. Merci cher collègue, bon vent ! “ … Un catafalque poisson pareil à une carcasse de bateau jamais vu dérivant gueule en bas … ” Nouv 18 Le frisson esthétique › N°2 › Automne 2006 ¶ Le cher collègue, plus vite que l’éclair avait touché le bourg. Au retour à l’Anse Sainte-Croix, une procession l’accompagnait, ce qui s’appelle un lot de monde : il y avait le maire en tête avec les coins serrés de son conseil, les gendarmes, les taxis pays bondés à ras gueule de touristes, le planton de la mairie les bras chargés d’un pilot de drapeaux de toutes les nations, comme s’il n’avait pas perdu sa manie de décorer depuis la dernière conférence des États caraïbes. Josse s’était emparé des drapeaux abandonnés sur le sable tout en jetant un coup d’œil intéressé dans les alentours, car il avait une idée qui lui travaillait la cervelle. Un blagueur, pour le tourner en dérision, lui lança : — Tu crois que c’est le 14 juillet ou bien un congrès pour la paix universelle ? Josse ne desserrait pas la mâchoire. Il fixait deux bulldozers qui tournaient à droite, à gauche, sous le commandement d’un chef de voirie maritime. Cet officiel criait dans un ampli-gueule : — Arrière les enfants, c’est l’heure de la manœuvre ! ¶ Le but des autorités était de traîner le cachalot définitivement sur la plage, pour pouvoir inviter ensuite les enfants des écoles à venir admirer cette belle pièce, car un papa poisson pareil ne se trouve pas tous les matins sous les pieds d’un cheval, comme aurait dit bonne-maman. Et, comme en ce temps-là, la mode était aux classes d’éveil pour les fainéants, quelle belle leçon de choses mirobolantes tombée du ciel ! Un premier bull commença vraiment à travailler ; les chenilles patinaient, le moteur ahanait teuf-teuf-teuf ! Mais mon compère cachalot lové en chien de fusil, comme qui dirait couché sur ses deux oreilles, ne bougeait pas de la longueur d’une queue de puce naine. Les curieux rigolaient à se fendre la gueule comme papaye mûre tombée ; les officiels, ceux-là, s’énervaient comme mouches à miel dans un canari de sirop de batterie. Le représentant du Ministre des Dometom qui avait des comptes à rendre tournait et retournait entre ses doigts sa casquette blanche, parfois la portait à sa bouche faisant comme s’il en grignotait le bord doré. Tout le monde était toc-toc tout bonnement. Le commandant des pompiers, un grand rhumatisant toujours en longue maladie, récemment revenu d’une cure en Métropole donna, en français, l’ordre d’arrêter la manœuvre. Il prononça alors d’une voix vachement compassée : — Istop ! Un rigolo à la grande joie de tous, le fusilla d’un bon mot : — Arrestez, faut dire ! “ … Les curieux rigolaient à se fendre la gueule comme papaye mûre tombée … ” velle ¶ L’on attela un second bulldozer au cachalot : tous les officiels crièrent en françaisfrançais : — Bravo ! Ils gueulèrent si fort, car ils n’avaient pas tous la manière, que le bon Dieu pour la leur rappeler, envoya un grand vent genre tempête tropicale : tombèrent comme sacs de glouglous secs sur un toit de tôle, zicaques, raisins et pommes de mancenilliers. — Tous les non officiels se tordaient, criaient : — Woolo ! Woolo ! ** Ensemble les deux ! hurla le commandant des pompiers comme s’il donnait l’ordre à ses avironneurs, quand il voulait remonter sur un fond de vivaneaux, lorsqu’il pêchait à la dérive. Le frisson esthétique › N°2 › Automne 2006 19 Nouve l l e Aussitôt les deux bulls, teuf-teuf-teuf ! commencèrent à tirer. Le sable, le gravier et les vigneaux de l’Anse Sainte-Croix sautaient dans tous les sens. Le cachalot, assoupi tout bonnement, rigolait dans sa barbe. L’assemblée des curieux qui avait entre-temps gonflé comme farine de manioc mouillée, car avec radio-gueule et radio bois patate, tout le monde à Monrire savait à l’heure qu’il était qu’un cachalot avait échoué à l’Anse Sainte-Croix ; ce paquet de monde-là riait, parlait, houspillait, tigonnait les officiels. — Mettez-les sur deux rails, et suifez-les ! Le représentant du gouvernement cria : — D’ordre de la loi, stop ! Les deux bulldozers tournèrent comme toupie à ligne en semaine Sainte, et s’immobilisèrent. À ce moment, Josse que l’on avait oublié avec ses drapeaux sur les bras leva le doigt. Si le représentant du gouvernement l’écouta, c’était parce que ce cachalot était un peu considéré comme un bien propre de Josse. Il faut croire aussi qu’il plaida la cause de son cachalot. Le commandant des pompiers se croyant sur un navire en perdition, s’écria : — Tout le monde sur le pont ! Une escouade de ses hommes au pas de course arriva avec une grande échelle qu’elle appuya sur le dos du monstre marin : armée de chignoles et vilebrequins commença à vilebrequiner et à chignoler de la tête à la naissance de la queue ! Josse à quatre pattes les suivait, plantait un drapeau dans chaque trou comme qui dirait des bougies sur la fosse de sable de son grand-papa un soir de Toussaint. Quand le cachalot a été pavoisé de drapeaux de tous les pays du monde, c’était réellement épatant à voir. Comme par miracle, la brise fraîchit. Nouv 20 Le frisson esthétique › N°2 › Automne 2006 “ … Le cachalot, assoupi tout bonnement, rigolait dans sa barbe … ” Et, qu’est-ce qu’on a découvert ? Je vous mets au défi de le deviner. On a vu, et c’est comme je vous le dis, et pas autrement, on a vu le cachalot se désensabler, s’éloigner paisiblement, à têtipo de l’Anse Sainte-Croix, puis prenant de la vitesse comme un hors-bord, car le vent commençait à chanter dans tous ces drapeaux, prendre du ballant je vous disais, filer tout dessus par le chenal des cayes, et border en dehors. On aurait dit un sous-marin, battant pavillon des nations du monde pour glorifier la paix universelle. Au fur et à mesure qu’il s’éloignait sous nos yeux ahuris et émerveillés, le cachalot s’enfonçait tandis que les drapeaux continuaient à claquer dans le vent, comme s’ils faisaient un dernier adieu à la foule longeant l’Anse SainteCroix, et cette même foule sortie de son ébahissement, manifestait son au revoir avec chapeaux de paille, salacos, madras et toutes sortes de branches des plantes bord de mer. Il y en avait qui, dans les écales à lambi trouvées là, soufflaient leur contentement : Tou ! Tou ! Tou ! Tou ! Tou-tou !… Depuis ce jour-là, à Monrire, quand n’importe qui veut parler d’une opération réussie, un joli shoot au football par exemple, on dit : — C’est cachalot à Josse-là, tout bonnement ! Mais, jeunes gens d’à présent ne connaissent pas l’origine de ce dicton-là-ça… velle Grand-Bourg de Marie-Galante, 14 juin 1973. * Comment transcrire cette onomatopée nasale ? (N. de l’A.) ** Probablement onomatopée du cri d’un gallinacé de Malaisie, rouloul, ou celle d’un roucoulement (N. de l’A.) Le frisson esthétique › N°2 › Automne 2006 21