saiso n 2010-2011 | mars 2011

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saiso n 2010-2011 | mars 2011
saison 2010-2011 | mars 2011
Cinémémoire
Gloria [Gloria]
États-Unis, 1980, 122 mn, coul.
Scénario et mise en scène : John Cassavetes
Production : Columbia Pictures – Producteur : Sam Shaw
Producteur associé : Stephen S. Kesten
Sortie américaine : 1er octobre 1980 – Sortie française : 31 décembre 1980 – Distributeur français
(réédition 2010) : Mission Distribution
Directeur de la photographie : Fred Schuler – Directeur artistique : René d’Auriac – Décorateur
de plateau : John Godfrey – Peintures du générique Romare Bearden – Costumes : Peggy Farrell
– Robes de Gena Rowlands conçues par : Emmanuel Ungaro – Maquillage : Vince Callahan –
Accessoiriste : Walter Stocklin – Casting : Vic Ramos – Assistants réalisateurs : Mike Haley et
Tom Fritz – Effets spéciaux : Connie Brink, Al Griswald et Ron Ottesen
Montage : George C. Villaseñor – Ingénieurs du son : James Perdue et Daniel Rosenbaum –
Effets sonores : Jeff Bushelman et Pat Somerset – Mixage : Jack C. Jacobsen et Dennis Maitland
– Musique : Bill Conti
Avec Gena Rowlands [Gloria Swenson], John Adames [Phil Dawn], Buck Henry [Jack Dawn],
Julie Carmen [Jeri Dawn], Michael Proscia [Oncle Joe], John Finnegan [Frank], Basilio
Franchina [Tony Tanzini]…
Récompenses : Lion d’or au festival de Venise 1980, ex-aequo avec Atlantic City de Louis Malle.
Nomination [la seule du film] de Gena Rowlands à l’Oscar de la meilleure interprète féminine,
remporté par Sissy Spacek pour Nashville Lady [Coal Miner’s Daughter] de Michael Apted. Des
gens comme les autres [Ordinary People] de Robert Redford remporte l’Oscar du meilleur film
et du meilleur réalisateur. Les autres films en lice cette année-là : Elephant Man [David Lynch],
Raging Bull [Martin Scorsese] et Tess [Roman Polanski].
Dossier conçu et rédigé par Boris Barbiéri
Remerciements à Esther Cuénot et Anne-Charlotte Girault
gloria : synopsis
Comptable pour la mafia, Jack Dawn a trahi l’organisation, qui s’apprête à l’éliminer.
Désespérée, sa femme Jeri confie leur jeune fils de 6 ans, Phil, à Gloria, une voisine
de palier. En guise de monnaie d’échange, Jack remet à Phil un registre compromettant où sont consignés les comptes de ses « employeurs ». Les Dawn sont froidement
exécutés et leur appartement fouillé sans résultat.
Gloria et Phil parviennent à quitter l’immeuble et se rendent en taxi dans un appartement qui sert de planque occasionnelle à Gloria. Épuisé, Phil s’endort d’un sommeil
agité. Les deux fuyards sont vite repérés, alors que le meurtre de la famille Dawn
fait la une des journaux. Phil et Gloria vont quitter l’appartement lorsque les tueurs
investissent l’immeuble. Après un jeu de cache-cache dans les escaliers, ils échappent
à leurs poursuivants. Gloria avoue à Phil qu’elle les connaît et que ce sont « ses amis ».
Une voiture se range le long du trottoir. Gloria ouvre le feu et blesse plusieurs de ses
occupants. Elle se rend ensuite à la banque où elle retire toutes ses économies. Dans
le bus, elle a un bref échange avec un homme de main qui lui conseille d’abandonner
l’enfant. Elle descend avec Phil dans un hôtel des beaux quartiers, mais il est complet.
Ils reprennent le bus pour un quartier nettement moins huppé et logent pour la nuit
dans un hôtel miteux.
Le lendemain matin, Gloria conduit Phil au cimetière pour qu’il fasse symboliquement ses adieux à ses parents, avant de quitter la ville. Ils se rendent à la gare. Dans
un café, ils sont rejoints par une demi-douzaine d’hommes armés. Devant les clients
médusés, Gloria sort son revolver et les désarme. Elle prend la fuite avec l’enfant et
revient, en désespoir de cause, à sa planque. Ils se disputent et Phil s’enfuit dans la rue.
À bord d’un taxi, Gloria finit par le repérer, avec d’autres enfants, assis sur le perron
d’un immeuble. Mais avant qu’elle n’ait pu descendre du véhicule, Phil est embarqué
par deux hommes qui le forcent à entrer dans un immeuble. Gloria y pénètre à son
tour, abat un homme, désarme les autres et s’enfuit avec Phil à bord du taxi. Leurs
poursuivants sont semés. Gloria et Phil prennent le métro, mais au moment de descendre, l’enfant est repoussé par la foule à l’intérieur de la rame. À travers la vitre,
Gloria lui fait signe de l’attendre au prochain arrêt. Mais lorsqu’elle prend le métro
suivant, elle est agressée par deux de leurs poursuivants et ne doit son salut qu’aux
autres passagers. Avec Phil, elle se réfugie une fois de plus à l’hôtel. Alors qu’elle
achète des provisions à la boulangerie du coin, elle tombe nez à nez avec l’une de
ses anciennes « connaissances », prêt à la livrer à l’organisation. Elle s’en débarrasse
avec la complicité d’un chauffeur de taxi. Comprenant que sa cavale est sans issue,
Gloria décide de négocier avec l’organisation. Elle contacte l’un des parrains, Tony
Tanzini, dont elle a été la maîtresse. Elle laisse de l’argent à Phil et lui recommande, si
elle n’est pas revenue dans trois heures, de prendre le premier train pour Pittsburgh,
où elle le rejoindra. L’entrevue avec Tanzini est tendue et Gloria doit à nouveau jouer
du revolver pour s’enfuir. Phil quitte l’hôtel et se rend à Pittsburgh. Persuadé qu’il ne
reverra jamais Gloria, il se fait conduire au cimetière pour lui faire ses adieux. Alors
qu’il se recueille sur les tombes, une limousine s’arrête à quelques mètres de lui. Une
vieille dame en descend : c’est Gloria, affublée d’une perruque. Phil se jette à son cou.
acpa – Opération Cinémémoire / mars 2011 : gloria de john cassavetes | 2
John Cassavetes sur le tournage de Shadows
[gauche] et de Minnie & Moskowitz.
john cassavetes : jalons
Le parcours de John Cassavetes – comédien, cinéaste, dramaturge, scénariste, peintre
à l’occasion – est chaotique, à l’image de ses films qui postulent le foisonnement du
réel en principe d’étude et de fonctionnement. Très progressive, la reconnaissance de
Cassavetes s’est opérée par la marge, dans son pays comme en Europe : parrainage
de pairs parfois prestigieux (Martin Scorsese) ; sélection dans les festivals, Berlin et
Venise en tête, où ses films ont reçu plusieurs récompenses ; reconnaissance critique
enfin, notamment en France, même si l’exégète le plus régulier de Cassavetes est
l’américain Raymond Carney, qui lui a consacré plusieurs ouvrages et de nombreux
articles (cf. bibliographie).
Si plusieurs films de Cassavetes ont été des succès – le plus surprenant, peut-être : celui
d’Une femme sous influence (A Woman Under the Influence, 1974), œuvre clé, quoique
difficile –, certains n’ont été rentabilisés qu’à long terme (Meurtre d’un bookmaker
chinois, Murder of a Chinese Bookie, 1976 ; Opening Night, 1978).
Cassavetes émerge à un moment de basculement du cinéma américain, tiraillé
entre prolongation (et extension, par l’écran large et des productions toujours plus
luxueuses et spectaculaires) du modèle classique hollywoodien, mutations techniques
et structurelles,1 et apparition d’une nouvelle génération de cinéastes qui secouent
ou reformulent, à tous niveaux (récit, cadrage, montage, interprétation), l’idéal de
fluidité revendiqué par Hollywood. Contrairement à une idée reçue, le pacte classique
scellé avec le public durant l’âge d’or hollywoodien n’a jamais produit – ni visé –
l’uniformité de la production ; il assure la sédimentation, à travers une production
soutenue et à travers les genres, d’un corpus de règles formelles et narratives implicites, instinctivement reconnues par le public – et, plus souvent qu’on ne le croit,
altérées par les œuvres elles-mêmes. À travers une dialectique de la réaffirmation et
de la variation, le classicisme hollywoodien est le siège de tensions digérées sans être
pleinement résorbées.2
Mais au cours des années 1955/68, l’équilibre des studios est mis en danger à tous
niveaux : le code de censure en vigueur depuis 1934 est aboli en 1966 ; John Ford,
1
Démantèlement de l’intégration verticale des studios, contraints de se séparer de leurs circuits de
salles à partir de 1948 ; implantation croissante de la télévision dans les foyers américains, entraînant
après 1946 une chute des entrées/salles ; apparition de l’écran large (CinemaScope, VistaVision…)
et expérimentation autour du relief en vue de redonner à l’expérience en salle la prééminence sur
le spectacle « domestique », aisé mais encore limité, offert par la télévision.
2
Sur ce point, cf. l’ouvrage essentiel de Pierre Berthomieu : Hollywood classique. Le temps des géants,
Pertuis, Rouge profond, coll. « Raccords », 2009.
acpa – Opération Cinémémoire / mars 2011 : gloria de john cassavetes | 3
Cecil B. DeMille, Raoul Walsh, Henry King ou Michael Curtiz, piliers de l’âge classique, signent leurs derniers films ; le démantèlement des circuits de distribution et
la délocalisation massive de grosses productions à l’étranger (en Italie et en Espagne,
notamment) bouleversent la profession ; enfin, les films à gros budget initiés durant
la période ne reçoivent pas tous, loin de là, un accueil à la mesure de leurs investissements massifs : au succès colossal de Ben-Hur (William Wyler, 1959) répond le
semi-échec de Cléopatre (Cleopatra, 1962) de Joseph L. Mankiewicz. Hollywood est
en réalité à la veille d’une métamorphose radicale qui voit au fil de la décennie des
productions plus légères, parfois créées sous l’égide de compagnies indépendantes,
connaître un véritable triomphe.3
Le parcours de John Cassavetes s’inscrit dans cette vaste mutation, à la fois structurelle, esthétique et narrative, bien que l’impact sur le public américain de Shadows
ou Faces soit sans commune mesure avec les œuvres d’Arthur Penn (Bonnie and
Clyde, 1967 ; Little Big Man, 1970) ou de Sam Peckinpah (La Horde sauvage, The
Wild Bunch, 1968).
Au début des années 1950 pourtant, rien ne distingue Cassavetes d’une écurie de
jeunes comédiens talentueux (Montgomery Clift, Tony Curtis, James Dean) dont le
jeu, plus ou moins influencé par l’Actor’s studio, et le sex appeal, sont pour ainsi dire
l’émanation de l’air du temps. Aux États-Unis, les années 1950 sont celles de tous les
paradoxes et d’une circulation dialectique entre aspiration au confort et aux biens de
consommation, et fascination pour l’expérience et l’exploration des limites. L’évolution du cinéma américain se situe au cœur de cette contradiction, qu’il incarne à
sa manière, à travers le mélodrame (Douglas Sirk), les œuvres de Nicholas Ray (La
Fureur de vivre, Rebel Without A Cause, 1955), d’Elia Kazan (À l’Est d’Eden, East of
Eden, 1955) et de George Stevens (Une place au soleil, A Place in the Sun, 1951 ; Géant,
Giant, 1956).
La carrière de Cassavetes va ainsi osciller au sein de pôles contraires, dans une tension
irrésolue et féconde : entre New York (ville natale du cinéaste) et Los Angeles (ville
d’élection à partir des années 1960) ; entre production des studios et production
indépendante ; entre cinéma narratif et captation de l’instant… Pour Cassavetes, la
compréhension du présent devient un enjeu essentiel et la garantie d’une authenticité
nouvelle, inscrite dans un système formel qui privilégie 1/ la dilatation de l’instant
et de la séquence ; 2/ le gros plan fondé sur l’exploration des visages (faces, donc) et,
par extension, sur la présence (et l’affrontement) corporel dans l’espace du plan ;
3/ un grain d’image prononcé qui investit la lumière d’un relief spécifique contribuant à l’inspiration naturaliste du film ; 4/ des cellules humaines réduites et sous
pression : le couple (Faces, 1968 ; Une femme sous influence ; Torrents d’amour,
Love Streams, 1984), un groupe d’amis (Husbands, 1970), une troupe de comédiens
(Opening Night) ou de strip-teaseuses (Meurtre d’un bookmaker chinois). Le tout
dans un environnement clos qui précipite (au sens chimique du terme) l’intensité émotionnelle et galvanise les énergies en présence – cet « effet cocotte-minute »
si constitutif du cinéma de Cassavetes et dont Faces et Une femme sous influence
offrent les exemples les plus saillants.
la méthode cassavetes
On parle volontiers d’une « méthode Cassavetes », en référence à un mode d’élaboration des films défini dès la conception de Shadows en 1958. Tout d’abord, Cassavetes a
compris, après son aventure malheureuse avec le cinéaste/producteur Stanley Kramer
(cf. « Cassavetes et les studios »), qu’Hollywood ne s’accommoderait pas facilement
de son mode créatif. Non que ses films réclament des moyens pharaoniques : ils
seront toujours modestes au contraire, au prix de tarifs (pour les comédiens et les
techniciens) bien inférieurs à ceux pratiqués dans l’industrie. Simplement, Cassavetes
3
Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) en est l’archétype.
acpa – Opération Cinémémoire / mars 2011 : gloria de john cassavetes | 4
revendique une indépendance qui va à l’encontre du modus operandi des studios. Il
développe en effet une conception « domestique » de la mise en scène : les films voient
le jour dans une complète autonomie financière et créative, avec une famille restreinte
de comédiens (Gena Rowlands, Seymour Cassel, Ben Gazzara, Peter Falk) et de techniciens (le producteur et chef opérateur Al Ruban). Les tournages se déroulent parfois
dans la maison même du cinéaste, qui maîtrise l’ensemble du processus créatif, de
l’écriture au montage – mais aussi les aspects plus matériels tels que la distribution, ce
qui explique les sorties longtemps différées d’Une femme sous influence et Meurtre
d’un bookmaker chinois.
Sur le set, le plan de tournage est aléatoire, seule est impérative la réalisation dans
la continuité du scénario. Cassavetes fait de nombreuses prises d’une même scène,
elles-mêmes fréquemment précédées de nombreuses répétitions. Le tournage à plusieurs caméras vise à affranchir les comédiens des contraintes techniques. Les comédiens – et par extension les personnages – sont placés au cœur du film et forment
sa raison d’être. Cassavetes refuse par exemple le marquage au sol, destiné à baliser
leurs déplacements et les assujettir au travail de la caméra : « Si le plan comportait
un mouvement compliqué, c’était John qui le composait en détail. Mais il voulait
en plus qu’on attrape au vol ce que faisaient les acteurs, et il ne leur imposait jamais
de limites : il fallait donc les “suivre”, et adapter la prise de vue à leurs mouvements,
prévus ou imprévus.4 »
Préoccupé par l’immersion dans le réel, le cinéaste raisonne en termes de flux continu,
où la réalité et la prise de vues ne font plus l’objet d’une approche clairement compartimentée. La réalité vécue et filmée participent d’un même élan qui rend théoriquement caducs les « Action » et « Coupez » délimitant la prise de vue. Méthode qui
éclaire rétrospectivement la perception de scènes où le naturel des comédiens découle
de la confusion entre la phase des répétitions et celle du tournage.
Mais c’est l’ensemble du film qui s’affiche comme un work-in-progress, avec un montage très long, susceptible d’être modifié et revu de fond en comble. Les exemples
abondent, parfois pour des raisons techniques (Faces), le plus souvent parce que le
montage initial ne satisfait pas le réalisateur. Shadows, Husbands et Meurtre d’un
bookmaker chinois hériteront tous de ce principe.
Pourtant lorsque les circonstances l’exigent, Cassavetes sait assouplir ses parti-pris :
« De film en film, il s’est mis à faire quelques concessions, à demander aux acteurs de
respecter certaines marques quand on tournait des gros plans. Car il aimait tourner
des plans très serrés, et j’ai dû finir par lui dire : “Écoute John, quand on tourne de
si près, on n’a qu’une marge de manœuvre minimale, il faut dire aux acteurs qu’ils ne
peuvent pas partir dans tous les sens, sinon on ne peut pas les suivre. Si on tourne en
grand angle, on peut toujours s’en sortir, mais pour le reste, il faut que tu nous facilites
le travail.” Alors il s’est un peu calmé.5 »
Gloria élargit encore ces « concessions ». Tourné pour le studio Columbia, le film
impose à Cassavetes, pour la première fois depuis Un enfant attend, un plan de tournage très structuré et une caméra moins épidermique, moins focalisée sur les très
gros plans.
Gloria et Un enfant attend
4
Le chef opérateur Al Ruban, in Thierry Jousse, John Cassavetes, Paris, Éditions de l’Étoile/Cahiers
du cinéma, 1989, p. 144 pour cette citation et pour la suivante.
5
ibid.
acpa – Opération Cinémémoire / mars 2011 : gloria de john cassavetes | 5
cassavetes et les studios
Shadows et l’affiche de La Ballade des sans-espoir
À l’évidence, John Cassavetes a construit sa conception du cinéma contre le système
des studios. Encore faut-il nuancer une appréciation qui masque une réalité plus
complexe. La genèse de Shadows en 1958 est le signe d’un tempérament indépendant.
Deux ans plus tôt, Cassavetes a créé avec son ami Bert Lane le Variety Arts Studio, un
petit atelier d’enseignement théâtral qu’il anime durant deux ans. L’attachement de
Cassavetes au théâtre est profond, à tel point qu’il l’inscrira ponctuellement au cœur
de son œuvre cinématographique (Opening Night). Son parcours témoigne d’ailleurs
d’une ambition de dramaturge, satisfaite au début des années 1980 avec la création
de plusieurs pièces à Los Angeles (East/West Game, 1980 ; Knives, 1981, présenté en
alternance avec deux autres pièces de Ted Allan, The Third Day Comes et Love Streams,
dont Cassavetes assure également la mise en scène). Une femme sous influence est
initialement écrit pour le théâtre, mais Gena Rowlands se sent incapable de soutenir,
soir après soir, la charge émotionnelle requise par la pièce. Et lorsqu’il s’avère trop
faible pour s’engager sur un nouveau tournage en 1987, c’est sur les planches que
Cassavetes porte finalement A Woman of Mystery. Comme l’analyse Thierry Jousse,
le théâtre est pour Cassavetes la « scène primitive » qui innerve une part essentielle
de sa création.6 C’est une improvisation avec ses comédiens du Variety Arts Studio
qui lui suggère d’ailleurs la mise en œuvre de Shadows. Le soir même, alors qu’il est
l’invité de l’émission de radio « Night People », Cassavetes encourage les auditeurs
au financement d’un film encore dans les limbes : « Si les gens ont vraiment envie de
voir un film sur les gens, ils devraient payer pour ça ! » La souscription ne recueille que
3 000 dollars,1 mais ce « grand geste originel » (création cinématographique dérivant
de l’expérience théâtrale, et manifeste pour un cinéma hors des circuits mainstream,2
dans sa conception comme dans ses sujets de prédilection) participe à l’émergence
aux États-Unis du « cinéma-vérité ».
De fait, Cassavetes tourne de manière non orthodoxe des films en eux-mêmes hors
normes, de par leur inscription dans le réel et leur focus sur une classe moyenne
urbaine jusqu’alors peu présente dans le cinéma américain. Celle-ci est saisie dans
une réalité concrète qui délaisse naturellement le proscenium classique3.
L’accueil réservé à Shadows, restreint mais fervent, encourage le studio Paramount
à proposer à Cassavetes un sujet à la mesure de l’intérêt pour la musique manifesté
dès son premier long métrage. Avec le théâtre, le jazz est en effet l’autre élément
qui imprègne durablement le cinéma de Cassavetes, et ses films sont empreints
d’une indéniable dimension musicale. Mais, premier malentendu, Paramount ne se
passionne pas pour La Ballade des sans-espoir (Too Late Blues, 1962) une fois celui-ci
achevé, et ne fait guère d’efforts pour le promouvoir.
Survient « l’affaire Stanley Kramer ». Négligé aujourd’hui,4 Kramer est l’un des
John Cassavetes : Autoportraits, traduit de l’anglais [États-Unis] par Serge Grünberg, Paris, Éditions
de l’Étoile/Cahiers du Cinéma, 1992, p. 14.
2
Pour inhabituelle qu’elle soit, la démarche de Cassavetes n’est pas une première outre-Atlantique.
Sans même parler de l’avant-garde cinématographique américaine, active dès la seconde moitié des
années 1920, signalons le précédent King Vidor, cinéaste majeur de l’âge d’or hollywoodien, révélé
par La Grande Parade, The Big Parade, 1925, et La Foule, The Crowd, 1928. En 1935, Vidor produit
lui-même Notre pain quotidien (Our Daily Bread) après le refus des studios, qui reprochent au sujet
ses accents trop socialisants. Notre pain quotidien est en effet une fable sur la Grande Dépression
et le retour à la terre d’un groupe de citadins qui s’organisent en coopérative rurale. Associant
des comédiens professionnels et non-professionnels, le film témoigne d’une inspiration néoréaliste
avant l’heure, dont le Toni de Jean Renoir (1934) offre un autre exemple.
3
Théâtralité et dramatisation assumée des effets, en interdépendance avec le sens du spectacle, les
personnages plus grands que nature et l'exotisme du décor – bref, la voracité romanesque qui résume
à grands traits la production hollywoodienne.
4
Stanley Kramer est généralement considéré comme le tenant d’un cinéma progressiste et
démonstratif attaché aux « grands sujets ». En tant que réalisateur, La Chaîne (The Defiant Ones,
1958) et Devine qui vient dîner ? (Guess Who's Coming to Dinner ?, 1967), tous deux consacrés au
racisme et interprétés par Sidney Poitier, comptent parmi ses grands succès.
1
acpa – Opération Cinémémoire / mars 2011 : gloria de john cassavetes | 6
john cassavetes – filmographie
1 – Le metteur en scène :
cinéma et télévision
1958/59 – Shadows [id.] ; 1959/1960 – Johnny
Staccato [série tv]. Réalisation de 5 épisodes :
Murder for Credit [1959] ; Evil [1959] ; A Piece
of Paradise [1959] ; Night of Jeopardy [1960] ;
Solomon [1960] ; 1961 – La Ballade des sansespoir [Too Late Blues] ; 1962/1963 – The
Lloyd Bridges Show [série tv]. Réalisation
de 2 épisodes : A Pair of Boots [1962] ; My
Daddy Can Beat Your Daddy [1963] ; 1963
– Un enfant attend [A Child Is Waiting] ;
1966 – Bob Hope Presents the Chrysler
Theatre [série tv]. Réalisation d’un épisode :
In Pursuit of Excellence ; 1968 – Faces [id.] ;
1970 – Husbands [id.] ; 1971 – Ainsi va
l’amour/Minnie et Moskowitz [Minnie and
Moskowitz] ; 1972 – Columbo [série tv].
Réalisation d’un épisode, en collaboration
avec Peter Falk, sous le pseudonyme
commun de « Nick Colosanto » : Étude in
Black ; 1974 – Une femme sous influence
[A Woman Under the Influence] ; 1976/1978
– Meurtre d’un bookmaker chinois [The
Killing of a Chinese Bookie] ; 1978 – Opening
Night [id.] ; 1980 – Gloria [id.] ; 1984 –
Torrents d’amour [Love Streams] ; 1986 –
Big Trouble [id.]
2 – Le comédien
Longs métrages de cinéma uniquement.
John Cassavetes apparaît par ailleurs dans
une cinquantaine de téléfilms et épisodes de
séries tv américains.
1951 – Quatorze heures [14 Hours / Henry
Hathaway] ; 1953 –Taxi [id. / Gregory
Ratoff] ; 1955 – Nuit de terreur [The Night
Holds Terror / Andrew L. Stone] ; La Flamme
pourpre [The Purple Plain / Robert Parrish] ;
1956 – Face au crime [Crime in the Street /
Don Siegel] ; L’Homme qui tua la peur [Edge
of the City / Martin Ritt] ; 1957 – Affair in
Havana [id. / Laszlo Benedek] ; 1958 – Libre
comme le vent [Saddle in the Wind / Robert
Parrish] ; Virgin Island [id. / Pat Jackson] ;
The Webster Boy [id. / Don Chaffey] ; 1964
– À bout portant [The Killers / Don Siegel] ;
1967 – Les Anges de l’enfer [Devil’s Angels
/ Daniel Haller] ; Les Douze Salopards
[The Dirty Dozen / Robert Aldrich] ; 1968 –
Rosemary’s Baby [id. / Roman Polanski] ;
1969 – Les Intouchables [Gli Intoccabili /
Giuliano Montaldo] ; Rome comme Chicago
[Roma come Chicago / Alberto De Martino] ;
1969 – Mardi, c’est donc la Belgique [If It’s
Tuesday This Must Be Belgium / Mel Stuart] ;
1970 – Husbands ; 1971 – Ainsi va l’amour /
Minnie et Moskowitz ; 1975 – Capone [id. /
Steve Carver] ; Mikey and Nicki [id. / Elaine
May] ; 1976 – Un tueur dans la foule [Two
Minutes Warning / Larry Peerce] ; 1977 –
Héros [Heroes / Jeremy Paul Kagan] ; 1978
– Opening Night ; Furie [The Fury / Brian
DePalma] ; La Cible étoilée [Brass Target /
John Hough] ; 1981 – C’est ma vie après tout
[Whose Life Is It Anyway ? / John Badham] ;
Incubus [id. / John Hough] ; 1982 – La
Tempête [Tempest / Paul Mazursky] ; 1983 –
Fräulein Berlin [id. / Lothar Lambert ] ; 1984
– Torrents d’amour.
cinéastes et producteurs les plus influents des années 1960. C’est lui qui engage
Cassavetes pour Un enfant attend (A Chils Is Waiting, 1963), projet qui dispose
d’un casting solide (Burt Lancaster, Judy Garland) pour traiter du délicat sujet de
l’autisme. Le film suit les efforts de Jean Hensen (Garland), qui utilise la musique
comme thérapie et mode de contact avec des enfants autistes au sein d’un institut
spécialisé. Ses méthodes s’opposent à celles du Dr. Clark (Lancaster, en figure de
l’institution). À leurs niveaux respectifs, Cassavetes et Kramer dupliquent le conflit
dépeint par le film ; c’est sur la conception même de ce que doit être une telle
structure thérapeutique qu’ils s’affrontent violemment : « Nous n’avions pas la même
conception de la vie, Stanley Kramer et moi. Il était impossible de travailler ensemble
dans de telles conditions. Je le déteste, ce fils de pute… La grande trouvaille de son
film, c’était que les enfants retardés mentaux sont solitaires, séparés des autres, et
qu’on devrait donc les mettre dans des institutions avec d’autres gosses dans leur
genre. Dans mon film, je disais qu’ils avaient le droit de vivre où ils voulaient, quand
ils le voulaient, et que le seul problème c’est qu’on est une bande de cons. C’est notre
problème à nous, beaucoup plus que celui des gosses.5 » Les troubles mentaux : pour
Cassavetes, le sujet est suffisament sensible pour ressurgir ultérieurement dans Une
femme sous influence et Love Streams.6
Quoi qu’il en soit, Kramer débarque Cassavetes et remonte le film – non sans tailler à
son réalisateur une réputation telle que son avenir de metteur en scène à Hollywood
est compromis. De là date la décision de Cassavetes de revenir aux méthodes plus
incertaines, mais aussi plus satisfaisantes ayant fait leurs preuves avec Shadows. La
longue aventure de Faces (élaboré durant quatre ans dans des conditions précaires)
démarre en 1964. Cassavetes est alors décidé à ne plus jamais céder d’un pouce sur
ses exigences.
La suite des événements lui donnera raison, bien qu’au fond Cassavetes n’ait jamais
complètement rompu avec les studios. Les relations mutuelles entre le bouillant
créateur et l’industrie se conjuguent même sur un mode ambivalent que ne laissaient
guère prévoir les fracassantes déclarations post-krameriennes. C’est Universal qui
produit et distribue Minnie & Moskowitz, laissant à Cassavetes toute latitude. Et
c’est le pittoresque studio Cannon,7 dirigé par Menahem Golan et Yoram Globus,
qui produit et distribue Love Streams. Là encore, Cassavetes bénéficie d’une grande
liberté. Columbia, enfin, développe avec lui une relation épisodique mais suivie, en
dépit des frustrations mutuelles. En 1970 le studio, enthousiaste, signe avec Cassavetes
pour la distribution de Husbands après visionnement d’une copie de travail. Insatisfait
du ton général du film, trop positif à son goût, Cassavetes le remonte et l’oriente vers
un registre nettement plus dépressif, au grand désappointement du studio. En 1986,
c’est à nouveau pour Columbia que John Cassavetes met en scène son dernier film,
Big Trouble, après sollicitation de son complice Peter Falk qui le supplie de remplacer
au pied levé le réalisateur et scénariste Andrew Bergman. Cassavetes s’impliquera
pourtant peu sur ce projet, qui laissera insatisfait tous ses participants.
John Cassavetes. Autoportraits, op. cit., p. 16.
Dans le même ordre d’idées, Gena Rowlands déclarera : « John a une grande affinité avec les
personnages qu’on perçoit généralement comme fous, dingues, ou cinglés – disons, au moins,
excentriques. Mais lui ne les voit pas de cette façon. Il les considère comme des individus, comme
des gens qui ont un point de vue privilégié sur le monde et qu’il est très difficile de cataloguer. »,
John Cassavetes. Autoportraits, op. cit., p. 171.
7
Cannon, qui existe en tant que franchise de 1967 à 1993, est pour ainsi dire une curiosité dans le
paysage cinématographique américain des années 80, période où la compagnie est dirigée par le
tandem Golan/Globus. Le duo s’engage dans une production massive, quasi-délirante même, de
projets alternant œuvres très commerciales et films de prestige, dont certains sélectionnés dans
les grands festivals internationaux (Maria’s Lovers d’Andrei Konchalovsky, 1984, avec Nastassia
Kinski, Robert Mitchum et John Savage, est présenté à Cannes). En guise d’exemple, c’est Cannon
qui produit en 1987 le King Lear de Jean-Luc Godard et Superman IV de Sidney Furie… En 1986,
l’année la plus féconde du studio, Cannon aura produit pas moins de 43 films !
5
6
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John Cassavetes sur le tournage de Gloria
Entretemps, il y a eu l’épisode Gloria, que le cinéaste relate sur le ton de l’anecdote
comme pour mieux marquer sa distance : « Ce film est un accident. Je sais, bien sûr,
que toute cette affaire est métaphysique – il n’y a pas de règles. Un soir, Gena me dit : “Tu
n’écris jamais rien sur les enfants…8 J’aimerais que tu écrives un truc sur les gosses.”
Le lendemain, Richard Sheperd me téléphone de la Metro [Goldwyn Mayer] : “Tu
n’aurais pas un scénario avec des gosses, par hasard ? Si tu pouvais m’apporter un script
pour Ricky Schroder,9 je te l’achète immédiatement.” Je me suis donc mis à écrire,
pour l’argent ; uniquement pour l’argent. Je l’ai envoyé à Sheperd. “Super !” m’a-t-il
dit ; et le lendemain Schroder quittait la Metro. Il venait de signer avec Disney ! J’ai
donc confié le script à mon agent, Guy McElwaine… Quelques semaines plus tard,
il m’appelle : “J’ai une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle, me dit-il. Columbia
adore, et ils veulent que Gena joue le rôle. – Et la mauvaise nouvelle ? lui ai-je demandé.
– Ils veulent que ce soit toi qui fasse le film10 !” »
La production du film se déroule sans heurts – en tout cas, sans les heurts du précédent
Cassavetes, Opening Night, plombé par des problèmes financiers qui ont contraint
le cinéaste à emprunter le million et demi de dollars que le film a coûté. Cassavetes
définit volontiers Opening Night comme « l’une des pires aventures de ma vie.11 »
En comparaison, la pré-production et le tournage de Gloria sont plutôt paisibles,
bien que la mort du père de Cassavetes, le 26 avril 1979, ne soit pas sans incidence sur
« l’atmosphère automnale12 » du film. C’est le producteur Sam Shaw qui a effectué une
bonne partie des repérages et suggéré les différents immeubles et appartements qui
se retrouvent dans le film. Et c’est également lui qui a proposé d’inclure au générique
les aquarelles du peintre Romare Bearden, un ami de longue date.
Gloria ne sera en aucun cas un succès au box-office (il s’agissait, de toute façon, d’une
petite production), mais se fait remarquer en Europe, à commencer par le festival de
Venise où il remporte le Lion d’or. Le film va acquérir, au fil des années, une réputation
de classique mineur, et engendrer un remake signé Sidney Lumet en 1999, avec Sharon
Stone. Ce n’est pas l’œuvre de Cassavetes citée en priorité par ses admirateurs, mais
elle représente un peu plus que l’enfant non désiré que le cinéaste voyait simplement
en elle.
Gloria évoque pourtant, mais à un niveau probablement superficiel, Un enfant attend.
Alors tout jeune comédien (9 ans en 1979) à l’affiche du Champion (The Champ) de Franco
Zeffirelli pour lequel il remporte en 1980 le Golden Globe de la révélation de l’année ainsi qu’une
nomination aux Oscars, dans la catégorie « Meilleur jeune comédien ». Toujours en activité, il a
consacré l’essentiel de sa carrière à la télévision.
10
John Cassavetes. Autoportraits, op. cit., pp. 35-36.
11
op. cit., p. 33.
12
L’expression est de Raymond Carney – http://people.bu.edu/rcarney/cassoncass/gloria.shtml
8
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gloria = gena rowlands
John Cassavetes et Gena Rowlands
– Opening Night
Gena Rowlands et John Cassavetes se sont rencontrés (et mariés) au milieu des années
1950. Ce n’est pas faire injure au talent de Rowlands que d’articuler l’essentiel de sa
carrière avec celle de son mari ; Cassavetes lui a en effet offert ses rôles les plus marquants, de la Jeannie Rapp de Faces à la Mabel Longhetti d’Une femme sous influence,
sans parler de cette Gloria Swenson dont le patronyme l’identifie si étroitement à la
star du muet Gloria Swanson1.
Rowlands ne figure pas au générique de Shadows (1958), bien qu’elle y fasse une
apparition. Elle est officiellement créditée, en revanche, sur celui d’Un enfant attend,
troisième long métrage de John Cassavetes. Elle sera désormais de la plupart de ses
projets, à l’exception notable de Husbands et de Meurtre d’un bookmaker chinois.
Occasionnellement, elle tourne aux côtés de Cassavetes dans plusieurs des rôles « alimentaires » qu’il accepte pour financer ses propres films, notamment Les Intouchables (Gli intoccabili, 1968, Italie) de Giuliano Montaldo ou La Tempête (Tempest,
1982) de Paul Mazursky. Comme elle l’affirmera plus tard, « on était très libres quand
John était seulement comédien. On voyageait beaucoup et on s’amusait bien. Mais
quand il mettait en scène, franchement… À mon avis, les gens qui préfèrent la mise
en scène au boulot d’acteur n’ont pas toute leur tête : vous écrivez pendant trois mois,
vous montez pendant six mois, peut-être… Et John est le pire des perfectionnistes.
En tant qu’artiste, je l’adore. Mais comme mari, je le déteste.2 »
Sans céder à l’uniformité, les prestations de Gena Rowlands pour Cassavetes s’orientent essentiellement vers le mal-être et la névrose. La mobilité des traits et du corps
y sont les symptômes d’une agitation extrême confinant à la folie. Agitée de tics nerveux, dérivant dans le plan d’une démarche simultanément volontaire, fragile et hésitante, s’agrippant au corps de son amant d’une nuit avant de s’effondrer, ivre morte,
sur le carrelage, la Mabel Longhetti d’Une femme sous influence offre à Rowlands
l’opportunité d’explorer les sentiments et les expressions les plus complexes de sa
carrière – toujours excessifs, toujours flirtant avec les limites. En ce sens, l’interprétation d’Une femme sous influence n’est pas « réaliste » ou fondée sur l’adhésion à
un strict enregistrement du réel : le jeu de Rowlands est au contraire plein de relief,
d’aspérités dans sa manière d’en faire trop et de s’embourber dans sa névrose et ses
contradictions (sourires forcés, larmes qui dégénèrent en cris et en coups). Chez
Cassavetes, l’expression des sentiments, du désir ou de la difficulté d’être au monde,
d’autant plus lorsque celle-ci est soumise à un statut social trop lourd à assumer,
passe par le mouvement désordonné (ou désynchronisé), la débauche d’énergie et
l’affrontement physique. Le corps est vecteur d’agressivité, rarement d’harmonie et
d’une inscription sereine dans l’environnement physique.3 Le visage, longuement
scruté en gros plans qui cherchent à en saisir la moindre inflexion (Faces, Husbands
et Une femme sous influence), est un continent expressif en soi : s’y lisent la volonté
(souvent désespérée) de séduire, la colère et l’égarement, lorsque la présence individuelle entre en dissonance avec l’environnement, lorsque le personnage verse dans
une introspection douloureuse que les proches (et à plus forte raison le spectateur)
ne sont pas censés surprendre. Le travail de Cassavetes vise à encourager chez ses
comédiens une transe apte à en capter le désarroi. Travail qui résulte d’un balancement subtil entre préparation (après Shadows, les films de Cassavetes, en dépit de
leur facture, s’avèrent très écrits et laissent peu de place à l’improvisation) et latitude
laissée au comédien dans le phrasé, la gestuelle, les déplacements et l’expressivité du
visage. Encore une fois, cette dernière n’est pas en quête d’une vraisemblance dont
le cinéaste se défie, mais d’authenticité, quitte à virer à 180 degrés de la souffrance
Faces et Une femme sous influence
L’une des actrices fétiches de Cecil B. DeMille, avec lequel elle demeura sous contrat de 1919 à
la fin du muet. Son rôle le plus mémorable : la star déchue Norma Desmond dans Boulevard du
crépuscule (Sunset Boulevard, 1950) de Billy Wilder.
2
Gena Rowlands, http://www.imdb.com/name/nm0001687/bio.
3
cf. le point de vue développé par Jacques Lourcelles sur Husbands, Dictionnaire du cinéma. Les
Films, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992, pp. 717-718.
1
acpa – Opération Cinémémoire / mars 2011 : gloria de john cassavetes | 9
pure à la comédie. Dans Une femme sous influence comme dans Opening Night,
l’abandon de soi de Mabel Longhetti ou de Myrtle Gordon4 les mène d’ailleurs aux
frontières de l’auto-parodie et, pour leur entourage comme pour le spectateur, de
l’embarras. Essentiel chez Cassavetes, le corps tend à concentrer sur lui les enjeux du
film au détriment de la fluidité narrative.
Opening Night
gena rowlands – filmographie
Longs métrages de cinéma uniquement.
Gena Rowlands est née le 19 juin 1930 à
Madison (État du Wisconsin).
1958 – L’Amour coûte cher [The High Cost
of Loving / José Ferrer] ; Shadows [id. / John
Cassavetes] ; 1962 – Seuls sont les indomptés
[Lonely Are the Brave / David Miller] ;
L’Homme de Bornéo [The Spiral Road /
Robert Mulligan] ; 1963 – Un enfant attend
[A Child Is Waiting / John Cassavetes] ; 1967
– Tony Rome est dangereux [Tony Rome /
Gordon Douglas] ; 1968 – Faces [id. / John
Cassavetes] ; Les Intouchables [Gli Intoccabili
/ Giuliano Montaldo] ; 1971 – Ainsi va
l’amour / Minnie et Moskowitz [Minnie and
Moskowitz / John Cassavetes] ; 1974 – Une
femme sous influence [A Woman Under the
Influence / John Cassavetes] ; 1975 – Un tueur
dans la foule [Two-Minute Warning / Larry
Peerce] ; 1978 – Opening Night [id. / John
Cassavetes] ; Têtes vides cherchent coffres
pleins [The Brinks Job / William Friedkin] ;
1980 – Gloria [id. / John Cassavetes] ; 1982 –
La Tempête [Tempest / Paul Mazursky] ; 1984
– Torrents d’amour [Love Streams / John
Cassavetes] ; 1987 – Light of Day [id. / Paul
Schrader] ; 1988 – Une autre femme [Another
Woman / Woody Allen] ; 1991 – Ce cher
intrus [Once Around / Lasse Hällstrom] ;
Une nuit sur Terre [Night on Earth /
Jim Jarmusch] ; Amours et mensonges
[Something To Talk About / Lasse Hällstrom]
; Ted & Venus [id. / Bud Cort] ; 1995 – The
Neon Bible [id. / Terence Davies] ; 1996 –
Décroche les étoiles [Unhook the Stars / Nick
Cassavetes] ; 1997 – She’s So Lovely [id. /
Nick Cassavetes] ; 1998 – Paulie, le perroquet
qui parlait trop [Paulie / John Roberts] ;
1998 – Ainsi va la vie [Hope Floats / Forrest
Whitaker] ; Les Puissants [The Mighty /
Peter Chelsom] ; La Carte du cœur [Playing
by Heart / Willard Carroll] ; 1999 – The
Weekend [id. / Brian Skeet] ; 2004 – Taking
Lives – Destins violés [Taking Lives / D. J.
Caruso] ; N’oublie jamais [The Notebook /
Nick Cassavetes] ; 2005 – La Porte des secrets
[The Skeleton Key / Iain Softley] ; 2006 –
Paris je t’aime [Collectif – sketch : « Quartier
Latin »] ; 2007 – Broken English [id. / Zoe
Cassavetes] ; 2012 – en préparation : Yellow
[Nick Cassavetes].
On peut voir John Cassavetes comme un héritier indirect d’Howard Hawks dans sa
manière de bâtir film et intrigue autour des personnages.5 Sans revendiquer explicitement la filiation6, Cassavetes place le personnage au cœur du film, dont l’intrigue
est selon lui secondaire. Shadows a été bâti à partir de caractères et de situations types
développés avec les comédiens. Les classiques de la période 1968/78 (de Faces à Opening Night) confirment la prééminence du personnage, qui détermine le dispositif
visuel, le style heurté et la récurrence des gros plans. Chez Cassavetes, le personnage
active une logique centripète : c’est un trou noir qui attire et absorbe l’ensemble des
éléments constitutifs du film.
Gloria prolonge cette logique, mais l’infléchit. Le film porte le nom du personnage
principal, cas unique chez Cassavetes, et invitation à une identification directe – production de studio oblige. Le générique de Gloria rappelle pourtant celui d’Une femme
sous influence, par sa façon de mettre en exergue le prénom de Gena Rowlands,
calligraphié par Romare Bearden. Lorsque le titre du film apparaît, investissant les
trois quarts du cadre, il vient couvrir une autre peinture de Bearden où les deux prénoms, Gloria et Genna (orthographié avec deux n), sont naturellement associés dans
leur superposition. Mettant l’accent sur l’identification, le dispositif affirme d’emblée
l’emprise écrasante du personnage sur le récit.
Récit qui confirme l’effet d’annonce du générique : Gloria est de toutes les séquences
dès l’ouverture du film. Mais dans la lignée de Meurtre d’un bookmaker chinois
et d’Opening Night, où Cassavetes s’affranchissait du recours systématique au gros
plan, Gloria intensifie l’ancrage des personnages au décor, prépondérant ici car très
éloigné des fictions « domestiques » du cinéaste au bénéfice d’une logique de genre
(le thriller, le film noir), et freine la mobilité de la caméra. Les gros plans, essentiellement réservés à Phil et Gloria, captent par intermittence le désarroi de cette femme
incapable de cerner ses propres motivations. Mais avant tout, ils s’intègrent aux effets
rhétoriques qui dessinent Gloria en héroïne de film noir. Ce n’est pas une névrosée
comme Mabel Longhetti, Myrtle Gordon ou Sarah Lawson (Torrents d’amour), bien
qu’elle ait conscience de l’impasse où la jette sa cavale avec l’enfant. Cassavetes filme
donc sa détermination, ses accès de violence, ses provocations aux gangsters (« You
let a woman beat ya, huh ? »). Le relief du personnage se construit sur une attitude/
icône récurrente et photogénique (Gloria l’arme au poing) qui s’interroge sur la
manière la plus adéquate d’investir un archétype et de capter – éternelle motivation
de Cassavetes – la circulation de l’énergie. Cadrée en gros plan, c’est la détermination
des traits qui insuffle au plan sa dynamique ; cadrée en plan moyen, c’est sa posture :
taille légèrement cambrée, bras tendu et main armée à hauteur du visage.
Le personnage possède donc sa syntaxe, mais aussi sa couleur, décelable dans une
Beaucoup de prénoms en M dans la galaxie de personnages créés pour Gena Rowlands par
Cassavetes : Minnie (Minnie & Moskowitz), Mabel, Myrtle… Au-delà de l’anecdote, l’idée d’une
confrérie de caractères qui achève d’esquisser un type féminin. D’un film à l’autre, circule un
personnage idéal, avec ses correspondances et ses variantes.
5
Howard Hawks : « Si vous savez créer des personnages, vous pouvez oublier l’intrigue. Laissez les
personnages se déplacer, laissez-les raconter l’histoire pour vous, et ne vous souciez pas de l’intrigue.
Les mouvements viennent des caractères créés. » (Joseph McBride, Hawks par Hawks [Hawks on
Hawks, 1982], traduit de l’anglais (États-Unis) par George Golfayn, Paris, Ramsay, coll. « Poche
Cinéma », 1999, p. 120.
6
Aux dires de Cassavetes, Frank Capra est le seul classique américain qui l’ait réellement marqué
(in Raymond Carney, John Cassavetes. Autoportraits, op. cit., p. 41). Son film préféré est Les Anges
aux figures sales (Angels with Dirty Faces, Michael Curtiz, 1938), ibid., p. 35. Il a également fait part à
plusieurs reprises de son admiration pour Casablanca du même Curtiz (1942). Parmi les comédiens
de l’âge classique, Cassavetes apprécie particulièrement James Cagney et Humphrey Bogart.
4
acpa – Opération Cinémémoire / mars 2011 : gloria de john cassavetes | 10
prolifération des miroirs qui ne doit rien au hasard. Dans ses interviews, Cassavetes
a souvent martelé son dédain du cadre et de la composition, qu’il entend soumettre
à la performance de l’acteur et à la justesse de l’instant. Le plan n’est pas conçu selon
un schéma préétabli, afin de faire advenir une authenticité distincte des méthodes en
vigueur à Hollywood, dans lesquelles le cinéaste ne se reconnaît pas. Gloria est pourtant un film soigneusement composé, où le langage et la stylistique sont employés en
parfaite conscience d’eux-mêmes – d’où le ressentiment de Cassavetes à l’égard du
film, auquel il reproche sa trop grande simplicité.7 Gena Rowlands est plus indulgente.
À la question « Si vous étiez naufragée sur une île déserte, où il était pourtant possible
de projeter des films, lesquels emmeneriez-vous ? », elle répond : « Je ne pense pas
que je prendrais Une femme sous influence ; il est tellement bouleversant. Et Love
Streams m’attristerait trop : c’est le dernier film que John et moi avons fait ensemble.
J’emmènerai probablement Gloria ; c’est un film qui me donnerait l’impression d’être
forte. Il m’aiderait à survivre.8 » Gloria est une survivante, en effet, et c’est l’angle
par lequel Cassavetes travaille à lui donner une épaisseur taillée dans l’archétype :
son passé dans la proximité des truands, sa beauté un peu – pas trop – abîmée par la
vie, son appartement modeste mais coquet, etc. Le personnage demeure très lié aux
conventions du genre et aux figures féminines hard boiled : l’alcool, les cigarettes et
les réparties cinglantes la rattachent directement aux compositions de Lauren Baccall pour Le Port de l’angoisse (To Have and Have Not, 1944) et Le Grand Sommeil
(The Big Sleep, 1945), tous deux signés… Howard Hawks. Surtout, Cassavetes la fait
évoluer dans un réseau de signes qui densifient l’image et accroissent visuellement la
profondeur et la complexité du personnage. Travaillant sur la profondeur de champ,
Cassavetes la dédouble par les effets de surcadrages et de reflets, indices de l’opacité du personnage et de ses motivations, mais aussi d’un univers aux ramifications
potentiellement sans limites. La mafia investit aussi bien les lieux publics que les cages
d’escaliers et les appartements ; elle entretient la confusion entre espaces public et
privé, source de tension et d’insécurité permanentes.
Les reflets dédoublent ou isolent la silhouette de Gloria. Ils capturent d’elle une image
incomplète, mais aussi une portion de décor qu’ils réfractent (les miroirs) ou préRaymond Carney, John Cassavetes. Autoportraits, op. cit., p. 36 : « Quand j’ai commencé Gloria,
ça ne m’amusait pas beaucoup, parce que je connaissais la clef du film dès la première minute de
tournage. Mes meilleurs films sont issus d’une sorte d’ignorance. C’est pour cela que je n’ai jamais
pu avoir de véritable enthousiasme pour ce film : c’est trop simple. »
8
Cité dans le dossier de presse de Gloria édité par Mission Distribution, et extrait de Stig Björkman,
Gena Rowlands. Mabel, Myrtle, Gloria… et les autres [entretiens], Paris, Cahiers du Cinéma, 2001.
La réponse est révélatrice : Rowlands ne cite que des films de Cassavetes – et uniquement ceux
dans lesquels elle joue, ce qui sonne comme un lointain écho à la Gloria Swanson de Boulevard du
crépuscule, qui passe ses soirées à revoir ses anciens succès.
7
acpa – Opération Cinémémoire / mars 2011 : gloria de john cassavetes | 11
lèvent sur l’arrière-plan (les vitres des voitures, du métro). Assise à l’arrière d’un taxi,
lunettes noires et visage impénétrable, le reflet de la vitre assure à Gloria la densité de
l’archétype ; au guichet de la gare, au contraire, la vitre lui retranche de sa substance
et la rejette dans des limbes où la frontière entre la vie et la mort tend à s’estomper.
La vitre suggère la frontière ; le reflet, son abolition programmée.
Les miroirs nous renseignent par ailleurs sur le comportement schizophrénique de
Gloria : tout l’incite à laisser tomber l’enfant, sans qu’elle puisse s’y résoudre. Cassavetes filme un être naturellement divisé – division plus profonde encore que celle
sanctionnée par son image constamment dédoublée. Car derrière son apparence de
femme fatale sur le déclin, affichant ses rides et ses mains semées de taches de vieillesse
malgré les ongles impeccablement manucurés, Gloria est aussi la marraine providentielle d’un conte de fées urbain. Gloria, le film, s’affirme comme tel dès son générique
aux couleurs très saturées, qui relie en fondu l’univers de l’enfance et du rêve à la
réalité urbaine. Réalité qui relève brièvement du mythe et d’une image canonique
de New York, dont plusieurs hauts lieux défilent à l’écran (la Statue de la Liberté, le
pont de Brooklyn, le Yankee stadium), avant que la caméra ne zoome sur le quartier
portoricain, glauque, insalubre, sordide. Derrière le mythe, la misère. Derrière le rêve
coloré, les halls d’entrée crasseux et les mâles prédateurs qui miment le coït contre
une porte d’ascenseur. C’est donc l’ensemble du film qui est conçu sur le principe de
l’image dédoublée. Mais cette dualité (ou cette inversion radicale) des valeurs joue
dans les deux sens, et c’est elle qui nous rend vraisemblable l’issue du film.9 Celle-ci
a la saveur du miracle et l’apparence du réel. La vieille femme venue chercher Phil au
cimetière, c’est Gloria, déguisée. L’enfant lui ôte sa perruque et lui restitue (un peu
de) sa jeunesse, en un geste métamorphique qui épouse lui aussi la logique du conte.
Une autre femme (Another Woman, 1988) de Woody Allen est un film charnière dans
la carrière de Gena Rowlands. Sorti sur les écrans américains en octobre 1988, quatre
mois avant la mort de Cassavetes, c’est presque une passation de témoin par comédienne interposée d’un fan de New York à l’autre. C’est aussi un complet changement
de registre pour celle qui est demeurée, par-delà les années, fidèle à des réalisateurs
qui convoquent, à travers sa présence, le fantôme de Cassavetes : ses enfants bien sûr,
Nick et Zoe (cf. filmographie) ou bien Jim Jarmusch (c’est évident dans Une nuit sur
Terre, Night on Earth, 1989).
Rien de tel chez Woody Allen. À travers une variation sur Les Fraises sauvages (Smultronstället, 1957) d’Ingmar Bergman, Allen dépouille à l’extrême le jeu de Rowlands.
Plus de cris, mais une ascèse, plus de folles embardées dans l’espace du plan, mais
une présence glaciale qui détourne d’elle, un à un, tous les proches de Marion Post.
Personnage aux antipodes des héroïnes à la Cassavetes : Marion est une universitaire reconnue et la femme (apparemment) comblée d’un médecin réputé. Mais son
malaise n’est pas moins tangible que celui de Mabel Longhetti ou Myrtle Gordon.
Simplement, Marion se consume de l’intérieur au lieu d’extérioriser sa souffrance par
l’agressivité et la violence. Les décors où elle évolue sont tout aussi froids et anonymes
que ceux de Gloria ou d’Une femme sous influence (l’appartement où elle rédige son
Cassavetes : « Honnêtement, je pense que la fin n’est pas aussi bonne qu’elle aurait pu l’être. J’ai
conclu le film comme ça parce que je ne voulais pas que l’enfant souffre. Quel genre de film ça aurait
été si à la fin le gosse était complètement démoli ? Je n’ai pas pu me résoudre à tuer la personne qui
avait protégé ce gamin. »
9
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essai par exemple), mais c’est la sécheresse géométrique du cadre, l’austérité vestimentaire de Marion et son incapacité à laisser parler ses sentiments qui l’éloigne des
autres aussi sûrement que l’énergie torrentielle et inquiétante de Mabel Longhetti.
D’une certaine manière, Woody Allen parvient à un résultat comparable à celui de
Cassavetes par des moyens diamétralement opposés : son film est ramassé (1h25) et
minutieusement conçu comme une pièce de chambre ; son caractère principal n’est
plus volcanique, mais à la lisière de la frigidité. Et bien sûr, Woody Allen ne se refuse
pas les tours de passe-passe narratifs dédaignés par Cassavetes tout au long de sa
carrière : festival de rencontres impromptues (pour les personnages) mais providentielles (pour le récit), conduit de cheminée par lequel Marion surprend les séances
de Hope (Mia Farrow) chez son psychanalyste, etc. Chez Woody Allen, le goût de la
magie et l’artificialité assumée de l’intrigue sont inséparables du grand art. La variation sur les œuvres des grands maîtres aussi – que l’on repense à Bergman ou Fellini
(Stardust Mémories, 1980, son 8 ½ à lui). Quatre ans à peine après Une autre femme,
Allen filme un couple en crise dans Maris et femmes (Husbands and Wives, 1992). La
longue séquence d’ouverture, à l’image heurtée et granuleuse, évoque irrésistiblement
le style d’un certain John Cassavetes.
un conte de fées urbain
À la question « Gloria est-il un polar ? », John Cassavetes apporte quelques éléments
de réponse : « J’ai écrit un scénario très mouvementé, un peu vide, sur les gangsters.
Je n’ai jamais vu un gangster de ma vie. Dans Gloria, il y a une actrice merveilleuse
et un gosse génial qui n’est ni sympathique ni antipathique. C’est un gosse, quoi.
Il est un peu comme moi – toujours en état de choc, réagissant toujours face à un
environnement insondable.10 »
Les gangsters, Cassavetes ne les avait pas non plus rencontrés avant la préparation de
Meurtre d’un bookmaker chinois, son premier film noir. Mais il se trouve que le film
criminel (qu’on l’appelle polar, film noir, whodunit ou plus largement thriller – autant
de catégories non réductibles les unes aux autres et qui possèdent toutes, au sein de ce
grand ensemble baptisé « film criminel », leurs spécificités) est depuis la fin des années
1920 un vecteur important de la grille de représentation hollywoodienne de la société
américaine. Hollywood n’aime pas seulement les paillettes et le spectacle, mais aussi
les ténèbres : de la rue et de l’âme, soudant l’aspiration métaphysique américaine à la
photogénie de son environnement, urbain le plus souvent.
Dans Gloria, Cassavetes adhère à l’imagerie du genre autant qu’il s’en détache – avec
une meilleure volonté, tout de même, que dans Meurtre d’un bookmaker…, existentiel dans son essence au point que le genre s’en trouve pour ainsi dire désossé,
réduit à une galerie de signes dont Cassavetes s’attache à nier la valeur spécifique ou
l’expressivité. Il y demeure fidèle à son credo : l’intrigue n’est rien, seul compte le
personnage. Gloria exhibe les mêmes signes (règlement de comptes, témoin gênant,
armes à feu, etc.) mais les amalgame à la dynamique narrative au lieu de les en écarter.
Pour autant, la mafia est montrée sous un jour banal qui tranche résolument avec
la saga du Parrain (The Godfather, 1971 ; The Godfather Part 2, 1974) de Francis Ford
Coppola. Dans le sillage de French Connection de William Friedkin (1971), dont
l’immense succès a fait école non seulement au cinéma, mais aussi à la télévision,
Gloria tourne le dos aux ocres splendides de Gordon Willis pour Le Parrain, au bénéfice d’une lumière crue qui affiche une conception presque « artisanale » de la mafia.
Cassavetes filme des gangsters vieillissants, enrobés et pas glamours du tout, saisis
dans un quotidien asséché de toute effluve romanesque. L’appartement du parrain
Tony Tanzini a l’aspect d’une maison bourgeoise, avec domestiques et cuisiniers qui
stockent comme si de rien n’était leurs armes derrière les fourneaux. On assiste au
repas des chefs du clan,11 mais sans cérémonie, sans la ritualisation qui théâtralise les
John Cassavetes. Autoportraits, op. cit., p.36.
Dont on sent l’inspiration, assourdie, dans Les Affranchis (Goodfellas, 1989) de Martin Scorsese. Le
Parrain, lui aussi, contient sa séquence de repas en cuisine, imprégnée de la familiarité au détriment
du mythe.
10
11
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gestes et recèle un potentiel dramatique. La même absence de stylisation caractérise
l’ambiance sonore de la scène, d’un réalisme glacial rendu plus aigu encore par la
rareté du dialogue et la prégnance des bruits annexes (couverts, portes…). Seule la
gravité des visages rappelle celle de la situation et laisse respirer le genre à travers la
mise à plat de tous les effets.
Cassavetes parle d’ « environnement insondable ». Il l’est à divers titres. D’abord parce
qu’il est gangréné par la mafia, présente à chaque coin de rue, et qu’il enclenche une
mécanique cyclique qui fait de Gloria un road movie en circuit fermé. Phil et Gloria
fuient la planque de celle-ci, mais s’y trouvent ramenés faute d’avoir pu quitter la
ville. Ils errent d’hôtel en hôtel, prennent une kyrielle de bus ou de taxis qui jouent
dans cette histoire un rôle identique à la répétition mélodique dans l’esthétique symphonique – ce sont des stances, des repères fonctionnant sur le principe de rimes
visuelles et narratives. La femme et l’enfant visitent également plusieurs cimetières :
omniprésence de la mort, silence du recueillement, espace privilégié des adieux… et
des retrouvailles.
C’est donc un environnement infernal, appelé à se répéter indéfiniment au fil de combinaisons certes modulables, mais dont les variations ne sont là que pour réaffirmer le
retour du même et sa monotonie dévitalisante. Cassavetes investit des décors froids et
hostiles où l’individu, pour revendiquer son droit à boucler un autre tour de piste (le
cercle n’étant jamais brisé), doit mobiliser toute sa détermination. Les cages d’escalier
et les halls d’immeubles, la salle des coffres de la banque, le café à l’intérieur de la
gare, l’appartement de Tony, qui semble à peine habité et investi par une présence
humaine régulière : autant d’espaces sur lesquels Cassavetes fait peser la perturbation
du cadre pour mieux en souligner la dimension inhospitalière. Le début du film offre
plusieurs plongées spectaculaires qui écrasent la silhouette de Jeri lorsqu’elle regagne
l’appartement. L’utilisation maximaliste de la profondeur de champ, tout comme les
effets de surcadrage, bâtissent une topographie aux allures de dédale.
À cet enfer urbain, Cassavetes oppose la tonalité pastorale du cimetière, paradis
d’herbe rase et de plaques minérales. Il le filme comme une alternative apaisée à la
violence, comme un sas de communication avec les défunts où le miracle est susceptible d’advenir, comme une acclimatation des enchantements de Brocéliande à
l’environnement urbain. C’est dans ce lieu à ciel ouvert, mais enclos sur lui-même,
que s’est réfugiée l’étincelle métaphysique qui a déserté les rues de New York. Là, on
peut enfin dialoguer avec l’invisible. Là, peut s’exprimer une confiance nouvelle qui
rend l’impossible vraisemblable.
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références et bibliographie
La bibliographie suivante ne prétend pas à l’exhaustivité, seulement à proposer un panorama d’ensemble,
déjà copieux, des ressources disponibles sur John Cassavetes en français et en anglais.
1 – ouvrages
⋅ Raymond Carney, American Dreaming. The Films
of John Cassavetes and the American Experience [en
anglais], Berkeley, Los Angeles & Londres, University
of California Press, 1989.
⋅ Raymond Carney, The Films of John Cassavetes.
Pragmatism, Modernism, and the Movies [en anglais],
Cambridge University Press, 1994.
⋅ Raymond Carney, John Cassavetes. The Adventure
of Insecurity [en anglais], Co C Carney Cassavetes
Consulting, 1999.
⋅ Raymond Carney, Cassavetes on Cassavetes [en anglais], Londres, Faber and Faber, 2001.
⋅ Raymond Carney, Shadows [en anglais], Londres,
BFI, coll. « BFI Film classics », 2008.
⋅ John Cassavetes : Autoportraits, traduit de l’anglais
[États-Unis] par Serge Grünberg, Paris, Éditions de
l’Étoile/Cahiers du Cinéma, 1992. Propos sélectionnés et montés par Raymond Carney, photos de Sam
et Larry Shaw. Préface de André S. Labarthe. Propos
de Cassavetes regroupés à la fois thématiquement et
film par film. Mais l’essentiel de l’ouvrage repose sur
de nombreuses et très belles photos de plateau, qui
donnent un aperçu de la liberté créative à l’œuvre sur
les tournages de Cassavetes.
⋅ Marshall Fine, Accidental Genius. How John Cassavetes Invented the Independent Film [en anglais], Miramax, 2006.
⋅ Laurence Gavron et Denis Lenoir, John Cassavetes,
Paris, Rivages, coll. « Rivages/Cinéma », 1986. Bonne
monographie qui fut en son temps le premier ouvrage
paru en français sur le cinéaste.
⋅ Doug Headline & Dominique Cazenave, John Cassavetes. Portraits de famille, Paris, Ramsay, coll. « Poche
Cinéma », 1997. Préface de Gérard Depardieu.
⋅ Thierry Jousse, John Cassavetes, Paris, Éditions de
l’Étoile/Cahiers du Cinéma, coll. « Auteurs », 1989.
Premier ouvrage de fond – et le seul à ce jour – paru
en français sur le cinéaste. Complet, avec des analyses
d’une grande acuité et des annexes (filmographie –
du metteur en scène comme du comédien –, projets
avortés, bibliographie) de référence.
⋅ Michael Ventura, Cassavetes Directs. John Cassavetes and the Making of Love Streams [en anglais],
Oldcastle Books, 2008.
2 – revues (en français)
i. dossiers cassavetes
⋅ Cahiers du Cinéma, n°417, mars 1989. Numéro
« Spécial Cassavetes », avec de nombreux articles
d’ensemble.
⋅ Cinéma, n°218, février 1977. Article d’ensemble, entretien et filmographie.
⋅ Positif, n°377, juin 1992. Articles d’ensemble, entretien et textes critiques sur cinq films de Cassavetes.
⋅ Positif, n°431, janvier 1997. Article d’ensemble et texte
de Cassavetes sur Husbands.
ii. film par film
⋅ Shadows : L’Avant-Scène Cinéma, n°197, décembre
1977. Présentation, critique, texte introductif de Cassavetes, filmographie et découpage du film – Cahiers
du Cinéma, n°112, octobre 1960 – Cahiers du Cinéma,
n°119, mai 1961 – Cahiers du Cinéma, n°453, mars 1992
– Cinéma, n°58, juillet 1961 – Image et Son/La Revue du
Cinéma, n°144, octobre 1961 – Positif, n°377, juin 1992.
⋅ La Ballade des sans-espoir : Cinématographe, n°77,
avril 1982 – Cinéma, n°66, mai 1962 – Image et Son/La
Revue du Cinéma, n°155, octobre 1962 – Image et Son/
La Revue du Cinéma, n°473, juillet 1991.
⋅ Un enfant attend : Cinéma, n°250, octobre 1979 –
Écran, n°85, novembre 1979 – Image et Son/La Revue
du Cinéma, n°344, novembre 1979 – Positif, n°226,
décembre 1980.
⋅ Faces : Cahiers du Cinéma, n°205, octobre 1968 –
Image et Son/La Revue du Cinéma, n°480, mars 1992
– Positif, n°377, juin 1992 – Cahiers du Cinéma, n°453,
mars 1992.
⋅ Husbands : Cinéma, n°167, juin 1972 – Cinéma, n°374,
octobre 1986 – Cinémas, Vol.13-n°3, printemps 2003 –
Écran, n°5, mai 1972 – Image et Son/La Revue du Cinéma, n°261, mai 1972 – Positif, n°138, mai 1972.
⋅ Ainsi va l’amour / Minnie & Moskowitz : Cahiers du
Cinéma, n°448, octobre 1991 – Cinéma, n°172, janvier
1973 – Écran, n°12, février 1973 – Image et Son/La Revue
du Cinéma, n°268, février 1973 – Positif, n°148, mars
1973 – Positif, n°370, décembre 1991.
⋅ Une femme sous influence : L’Avant-Scène Cinéma,
n°411, avril 1992. Présentation, critique, filmographie
et découpage du film – Cahiers du Cinéma, n°273, février 1977 – Cahiers du Cinéma, n°455/456, mai 1992
– Cinématographe, n°19, juin 1976 – Cinéma, n°209,
mai 1976 – Écran, n°46, avril 1976 (et n°47, mai 1976 :
entretien) – Image et Son/La Revue du Cinéma, n°306,
mai 1976 – Positif, n°180, avril 1976.
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⋅ Meurtre d’un bookmaker chinois / Le Bal des vauriens : Cinématographe, n°38, mai 1978 – Cinéma,
n°233, mai 1978 – Cinémas, Vol.13-n°3, printemps 2003
– Écran, n°69, mai 1978 – Image et Son/La Revue du
Cinéma, n°328, mai 1978 – Positif, n°205, avril 1978 – La
Revue du Cinéma, n°482, mai 1992.
⋅ Opening Night : L’Avant-Scène Cinéma, n°443, juin
1995. Présentation, critique, filmographie et découpage du film – Cahiers du Cinéma, n°455/456, mai 1992
– Positif, n°205, avril 1978.
⋅ Gloria : Cahiers du Cinéma, n°320, février 1981 –
Cinématographe, n°64, janvier 1981 – Cinéma, n°266,
février 1981 – Image et Son/La Revue du Cinéma, n°358,
février 1981 – Image et Son/La Revue du Cinéma, n°474,
septembre 1991 – Positif, n°239, février 1981.
⋅ Torrents d’amour / Love Streams : Cinématographe,
n°107, février 1985 – Cinéma, n°313, janvier 1985 – Image
et Son/La Revue du Cinéma, n°396, juillet 1984 – Image
et Son/La Revue du Cinéma, n°401, janvier 1985 – Positif, n°287, janvier 1985.
3 – internet
⋅ http://membres.multimania.fr/biczai/cassavetes/
MEMOIRE/index.htm [en français] : se signale surtout par un article d’ensemble sur le cinéaste et son
processus créatif.
⋅ http://fr.wikipedia.org/wiki/John_Cassavetes [en
français] : texte riche, documenté, et s’appuyant sur de
nombreuses références dûment citées. Une fois n’est
pas coutume pour un cinéaste américain, la page française est nettement plus détaillée et approfondie que
son équivalent anglais ! Mais peut-être faut-il y voir
le signe d’un auteur plus apprécié encore en Europe
qu’aux États-Unis.
⋅ http://people.bu.edu/rcarney/cassavetes/ [en anglais] : site alimenté en grande partie par Raymond
Carney, le meilleur connaisseur de Cassavetes, auquel
il a consacré de nombreux écrits (cf. section 1).
⋅ À quoi s’ajoutent bien entendu les pages consacrées
à Cassavetes sur l’Internet Movie DataBase (www.
imdb.com). Concernant les revues, mes informations proviennent de l’incontournable site Calindex
(http://www.calindex.eu/), complétées par celui de la
BiFi (http://cineressources.bifi.fr/), qui au vu de ses
lacunes, peine décidément à s’imposer comme l’outil
de référence qu’il entend être.
4 – john cassavetes en dvd
⋅ Coffret « 5 films de John Cassavetes » [7 dvd] : Shadows, Faces, Une femme sous influence, Meurtre
d’un bookmaker chinois, Opening Night, Océan
Films, 2008. Les films sont assortis de nombreux bonus : analyses, hommages, entretiens avec le cinéaste,
ses comédiens et ses proches collaborateurs.
⋅ Un enfant attend [import anglais], Optimum Home
Entertainment, 2009.
⋅ Ainsi va l’amour / Minnie & Moskowitz, mk2, 2008.
⋅ Gloria, Sony Pictures Entertainment, 2006.
⋅ Torrents d’amour / Love Streams, Ciné Malta, 2006.
⋅ Big Trouble [import anglais], Sony Pictures Entertainment, 2003.
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