Les sociétés militaires privées, une nouvelle superpuissance

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Les sociétés militaires privées, une nouvelle superpuissance
2013/05
Les sociétés militaires
privées, une nouvelle
superpuissance
par Pascal De Gendt
Analyses &
Études
1
Monde et Droits de l’Homme
Siréas asbl
Nos analyses et études, publiées dans le cadre de l’Education permanente,
sont rédigées à partir de recherches menées par le Comité de rédaction de
SIREAS sous la direction de Mauro Sbolgi, éditeur responsable. Les questions traitées sont choisies en fonction des thèmes qui intéressent notre public et développées avec professionnalisme tout en ayant le souci de rendre
les textes accessibles à l’ensemble de notre public.
Ces publications s’articulent autour de cinq thèmes
Monde et droits de l’homme
Notre société à la chance de vivre une époque où les principes des Droits de l’Homme
protègent ou devraient protéger les citoyens contre tout abus. Dans de nombreux pays ces
principes ne sont pas respectés.
Économie
La presse autant que les publications officielles de l’Union Européenne et de certains
organismes internationaux s’interrogent sur la manière d’arrêter les flux migratoires. Mais
ceux-ci sont provoqués principalement par les politiques économiques des pays riches qui
génèrent de la misère dans une grande partie du monde.
Culture et cultures
La Belgique, dont 10% de la population est d’origine étrangère, est caractérisée, notamment,
par une importante diversité culturelle
Migrations
La réglementation en matière d’immigration change en permanence et SIREAS est
confronté à un public désorienté, qui est souvent victime d’interprétations erronées des
lois par les administrations publiques, voire de pratiques arbitraires.
Société
Il n’est pas possible de vivre dans une société, de s’y intégrer, sans en comprendre ses
multiples aspects et ses nombreux défis.
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Avec le soutien
de la Fédération
Wallonie-Bruxelles
D
ans notre imaginaire, le terme mercenaire renvoie encore bien
souvent à la figure du barbouze, ce « chien de guerre » sans foi ni
loi, si ce n’est celle de l’offre et de la demande. Les Bob Denart et
consorts, les « Affreux » comme on les nomme en Afrique, font désormais
figures d’antiquités aux côtés des sociétés militaires privées (SMP). Ces
entreprises, à l’instar de Blackwater qui a frappé les esprits durant le
conflit irakien, offrent toute une gamme de prestations allant de la simple
intendance durant un conflit à la mise à disposition de combattants en
passant par la formation de militaires. Engagées contractuellement par
des États, ou des multinationales voulant protéger leurs installations, elles
ont pris un essor particulier depuis le début de ce XXIe siècle. À tel point
qu’elles posent désormais de véritables questions de fond sur la privatisation
de « l’usage légitime de la violence » qui est traditionnellement l’apanage
des États-Nations. Pour comprendre les enjeux géopolitiques de notre
époque, il est désormais impossible d’ignorer le rôle de ces bras armés de la
néocolonisation.
De la guerre des Cent ans à la guerre contre
le terrorisme
Depuis que l’humanité existe, les êtres humains se font la guerre. Et
le « mercenaire », l’homme qui s’engage dans un conflit en échange d’un
revenu ou d’une récompense, a toujours existé. Durant la guerre des Cent
Ans (1337-1453) apparaît, dans les États italiens, une première forme très
organisée de mercenariat : les Condottieri. Lié à un État via un contrat
juridique, un Condottiere reçoit un budget pour recruter et équiper des
hommes pour le combat. Ces « lances libres » sont à l’origine du terme
3
actuel de « free-lance ». Ce nouveau type de relation entre un État et un
prestataire extérieur de sécurité et d’assistance militaire va évoluer tout au
long de l’histoire mais ne disparaîtra plus. (1)
Un premier essor de ces compagnies privées d’un genre nouveau est dû à la
naissance des empires coloniaux, particulièrement celui de Grande-Bretagne.
La fameuse Compagnie anglaise des Indes Orientales est fondée en 1601 et
reçoit de la part de la reine Elisabeth 1er le monopole du commerce dans
l’Océan Indien pour une période de quinze ans puis, huit ans plus tard, pour
une durée indéfinie. Ce monopole comprend non seulement la fondation
de comptoirs commerciaux dans les territoires asiatiques, et la gestion des
routes de commerce entre ces comptoirs et le Royaume-Uni, mais aussi leur
défense contre les concurrents et la conquête de nouveaux territoires. Elle
devient ainsi le fer de lance de l’empire colonial britannique. À son apogée,
la Compagnie des Indes Orientales comptera plus de 190.000 hommes. (1)
Les autres nations européennes, les Pays-Bas en tête, utiliseront rapidement
le même type de compagnies pour asseoir leur puissance coloniale. À fur
et à mesure que les comptoirs commerciaux deviennent des colonies à part
entière, ces compagnies doivent cependant laisser la place aux États.
Au XXe siècle, pendant les guerres de décolonisation, le mercenariat
connaît un nouvel âge d’or grâce aux « Affreux » mais ces petites troupes
d’hommes qui mettent leurs capacités guerrières à disposition des États les
plus offrants n’ont jamais disposé d’assez de moyens pour se structurer dans
la durée. Dans leur ombre, des sociétés privées font de la sous-traitance de la
guerre un nouveau débouché commercial. Si leur rôle dans les deux guerres
mondiales est resté marginal, elles commencent, par contre, à prospérer dès
la fin de celle-ci. Par exemple, durant la guerre du Vietnam, des sociétés
comme « Vinell Corporation » ou « Dyncorp » exécutent des contrats de
sous-traitance dans des domaines de génie civil, notamment la construction
de bases militaires, et iront jusqu’à assumer des tâches militaires comme le
transport de troupes ou la livraison d’armes. (2)
Ce mouvement de privatisation va encore s’accentuer avec la chute de
l’Union Soviétique. Les sociétés militaires privées vont en profiter pour
recruter des militaires démobilisés et racheter une partie des armements
soviétiques aux nouvelles républiques qui n’ont pas les moyens de les
entretenir. (3) Le conflit de Bosnie offre une illustration de leur nouvelle
puissance.
À la fin de l’année 1994, la république serbe de Krajina, une enclave serbe
en Croatie qui a proclamé son indépendance en 1991, pose un problème
4
stratégique : elle sert de base de repli aux Serbes en guerre contre la Bosnie.
Malgré le cessez-le-feu entre cette république et la Croatie, l’administration
Clinton veut aider ce pays à reconquérir ce territoire. Mais la situation
politique intérieure des États-Unis impose deux exigences : il faut que cela
soit rapide et sans engager de nouvelles troupes américaines. Il fait donc
appel à la firme privée « Military Professional Resources Incorporated »
(MPRI) et conseille au gouvernement croate de signer des contrats avec celleci. MPRI s’occupera de trouver des solutions aux lacunes opérationnelles
de l’armée croate et veillera à la coordination des forces terrestres croates
et des forces aériennes de l’OTAN. Résultat : en cinq mois, l’armée croate
reconquiert la république serbe de Krajina et prend l’ascendant sur l’armée
serbe. Le contrôle des forces croates par les États-Unis, via MPRI, permet
également à l’administration américaine d’enclencher le processus qui
conduira aux accords de paix de Dayton. De nouveaux contrats entre la
Croatie et MPRI feront ensuite de ce pays un allié essentiel des États-Unis
dans les Balkans (4)
Les SMP viennent de gagner de fameux galons. Les attentats du 11
septembre et le lancement des opérations « Enduring Freedom » (2001) et
« Iraqi Freedom » (2003) sonneront ensuite le début d’un véritable âge d’or
et feront définitivement des ces sociétés privées des acteurs incontournables
des enjeux géopolitiques de notre époque. En 2012, en Afghanistan, les
« soldats privés » étaient plus nombreux que les troupes régulières (113.000
contre 90.000). (5)
Mais les États occidentaux ne sont pas les seuls clients des SMP. Durant
les années 90, elles ont également passé des contrats avec de nombreux
régimes et des multinationales pour sécuriser des points stratégiques comme
des mines, des sites pétroliers, des palais, des usines... À l’instar d’Executive
Outcomes, une firme sud-africaine fondée en 1989 par d’anciens militaires
et membres des forces spéciales. À son apogée, cette firme possédait deux
hélicoptères de combat, des avions et des véhicules blindés et était sous
contrat avec plus de 30 pays, majoritairement africains.(3)
Aujourd’hui, le nombre de sociétés militaires privées actives à travers le
monde est d’environ 1500. Le chiffre d’affaires global du secteur se situerait
dans une fourchette comprise entre 100 et 200 milliards de dollars par an. Le
ministère français des affaires étrangères et européennes (MAEE) évoque
même le chiffre de 400 milliards et recense des effectifs pouvant atteindre un
million de personnes à travers le monde. (6)
5
Définition et présentation
Avant d’examiner les raisons de ce succès mais également
ses conséquences, il nous semble important de définir ce qu’est
exactement une société militaire privée. On commencera par
les distinguer des sociétés de sécurité privée (SPP) actives dans le
gardiennage, le convoyage, le transport de fonds ou encore l’escorte
de personnalités. Toutefois, SPP et SPM sont régulièrement deux
branches distinctes d’une même société.(6)
Le document de Montreux (7), qui décrit le droit international
applicable aux activités des entreprises militaires et de sécurité
privées (voir plus bas), les définit de la manière suivante : « des
entités commerciales privées qui fournissent des services militaires et/
ou de sécurité. Les services militaires et/ou de sécurité comprennent
en particulier la garde armée et la protection de personnes et d’objets
tels que les convois, les bâtiments et autres lieux; la maintenance et
l’exploitation de systèmes d’armement; la détention de prisonniers; et
le conseil ou la formation des forces locales et du personnel de sécurité
local. » On notera cependant que cette définition ne reprend pas les
opérations de combat, il est pourtant avéré qu’elles y participent à
l’occasion.
De son côté, ce secteur économique préfère se présenter comme
une « industrie de la paix et de la stabilité ». Il est dominé par des
sociétés anglo-saxonnes structurées comme des multinationales.
Les plus célèbres sont Academi (anciennement Blackwater
Worldwide puis Xe Services), sur laquelle nous revenons plus en
détail ci-dessous, Halliburton, DynCorp International ou encore
L-3 Communications. DynCorp International est spécialisée en
imposition de la loi, maintien de la paix et opérations de stabilité.
Dans les faits, elle est impliquée dans la fourniture d’armes aux
contras nicaraguayens dans les années 80 et dans l’entraînement et
l’armement de l’Armée de Libération du Kosovo (UCK) dans les
années 90. Parmi les activités de L-3 Communications, on notera les
télécommunications militaires, la construction de bases ou encore
l’interrogatoire de prisonniers. (8)
Le cas Blackwater
Pour le grand public, Blackwater Worldwide reste l’exemple le
plus connu de SMP. Les circonstances de son apparition médiatique
6
durant la guerre des États-Unis en Irak mais aussi les polémiques qui
l’entourent, sont emblématiques des différents problèmes que posent la
montée en puissance des SMP.
Le 31 mars 2004, quatre soldats privés et employés par Blackwater sont
tués dans une embuscade à Falloujah en Irak. Une foule déchaînée brûle
les corps puis en pend deux à un pont sur l’Euphrate. L’épisode crée un
grand émoi, principalement aux États-Unis et braqua les projecteurs des
médias sur ce nouveau type de sociétés mercenaires. Cela n’empêche pas le
gouvernement américain de continuer à employer les services de la société.
Il faut dire qu’elle disposait déjà d’une solide expérience du terrain. Fondée
en 1997 par Erik Prince, un ancien membre de la Navy, la société signe ses
premiers contrats irakiens avec le Département d’État américain en 2001
afin de fournir des services de protection. De 2001 à 2006, cette activité leur
sera payée 832 millions de dollars. En 2007, la société conclut de nouveaux
contrats avec les États-Unis pour un montant d’un milliard de dollars. Cette
année-là le président de Blackwater révèle que 90% des revenus de la société
proviennent de contrats avec le gouvernement américain, dont 2/3 ont été
obtenus sans qu’il y ait d’appels d’offres. (9)
Au vu de ces chiffres, on peut considérer que la société militaire privée
est devenue un acteur important de la politique de défense des États-Unis.
Il suffit d’ailleurs de jeter un coup d’œil sur ses ressources de l’époque
pour en être convaincu : 2.300 personnes déployées dans neuf pays, 20.000
contractuels à disposition, 20 engins aériens, une division de renseignement
privé et son QG de Moyock (Caroline du Nord) qui avec ses 3.500 hectares
est la plus grande base militaire privée du monde. (10)
Pourtant depuis janvier 2005, l’image de la société est solidement
écornée par une plainte déposée par les familles des quatre employés tués
à Falloujah. Elles accusent Blackwater d’homicide par imprudence. Selon
les renseignements obtenus par ces familles, les soldats privés avaient été
envoyés en mission avec des armes de moindre calibre que celles qu’ils
auraient dû avoir et dans une simple jeep plutôt que dans un véhicule
blindé. La tentation de rogner les coûts de la mission a-t-elle coûté la vie aux
quatre hommes ? On ne le saura jamais puisqu’après bien des péripéties, les
poursuites ont été arrêtées, en janvier 2012, suite à un accord financier secret
entre Academi (le nouveau nom de Blackwater) et les familles. Si le procès
a duré aussi longtemps, c’est notamment parce que les avocats de la société
militaire ont utilisé tous les recours possibles pour éviter les tribunaux en
se basant notamment sur l‘argument selon lequel une condamnation pour
7
homicide par imprudence mettrait en danger les capacités de combat du
pays.(10)
À l’automne 2007, la compagnie américaine se retrouve à nouveau au
centre de l’actualité lorsque des employés assurant le convoyage d’une
délégation du Département d’État américain à Bagdad ouvrent le feu et tuent
17 civils irakiens. Les versions sur ce qui s’est passé divergent : les gardes
de Blackwater affirment avoir agi en situation de légitime défense tandis
que des témoins parlent d’une fusillade déclenchée sans raisons apparentes.
C’est un tournant : suite à ce qui ressemble furieusement à une bavure, la
Chambre américaine des Représentants publie, en octobre 2007, un rapport
sur Blackwater(11) établissant, entre autres, qu’entre janvier 2005 et le 12
septembre 2007, les soldats de la compagnie privée avaient été impliqués
dans 195 fusillades en Irak. Dans 163 cas, ils avaient tiré les premiers.
En 2009, l’activité de la société est interdite sur le territoire irakien. Puis,
peu après, en Afghanistan. Les procès s’accumulent. En 2010, la compagnie
est condamnée à une amende de 42 millions de dollars pour violation des
règles d’exportation des armes. En août 2012, rebelote avec une amende de
7,5 millions à la clef pour exportation d’équipements militaires sans licence
et fourniture de renseignements secrets à des ressortissants étrangers.
Deux chefs d’accusation parmi les dix-sept auxquels elle doit répondre.
(12) Aujourd’hui Academi préfère mettre en avant des notions telles que
l’intégrité, l’éthique, le sens des responsabilités et le respect des lois. Son
passé reste cependant un bon exemple des multiples dérives possibles
lorsqu’une SMP devient aussi puissante.
Les raisons du succès
Les États ont-ils tiré les leçons du cas Blackwater ? Non. Le succès des
sociétés militaires privées ne se dément pas. Il y a plusieurs raisons à cela.
Tout d’abord, dans notre monde occidental, faire carrière à l’armée n’est
plus vraiment une option populaire. Cette difficulté à recruter se double
de politiques publiques qui ont plutôt tendance à sabrer dans les budgets
alloués à la défense nationale au profit d’autres secteurs qui sont prioritaires
aux yeux de l’opinion publique. Ensuite, cette même opinion publique
n’accepte plus les yeux fermés qu’un pays s’engage dans un conflit aux buts
politiques peu concrets voire soupçonnés de cacher d’autres objectifs moins
avouables. D’autant plus, si cet engagement, d’office coûteux, occasionne la
perte de vies humaines.
8
À ce titre, les sociétés militaires privées apparaissent comme une
solution idéale pour les gouvernements. Cela les déresponsabilise des faits
commis sur le théâtre du conflit et les exonère d’un contrôle démocratique
trop strict de ces opérations. Mais encore plus cyniquement, vu les soustraitances en cascade que les SMP appliquent entre elles, le nombre de
morts « nationaux » est sensiblement allégé. L’exemple-type est celui de
l’engagement américain en Irak. Si l’administration Bush n’a pas vraiment
cherché à créer une grande coalition internationale pour mener les combats,
c’est parce que l’utilisation intensive de SMP était une solution beaucoup
plus facile à bien des points de vue. Pas besoin d’obtenir un accord des
différentes parties au conflit avant chaque opération. Il était également plus
facile de masquer le côté sombre d’un conflit présenté comme « rapide et
propre » (souvenez-vous des frappes « chirurgicales ») mais aussi cela était
moins coûteux financièrement ainsi qu’en bilan humain. En Irak, plus de
900 militaires privés ont été tués et 13.000 blessés. Mais la majorité d’entre
eux n’étaient pas Américains et n’apparaissaient donc pas dans le décompte
officiel des « morts Américains ». (13) Ils avaient été recrutés sur place, ou
à l’étranger, ou appartenaient à des SMP non-américaines auxquelles des
missions avaient été sous-traitées.
D’un point de vue tactique, les nouvelles menaces contemporaines
ne sont plus vraiment des armées mais plutôt des groupements, parfois
transnationaux, qui ne sont pas capables de rivaliser lors d’une bataille
classique mais qui grâce à leur mobilité mènent des actions de guérilla,
d’attaques-suicides en tout petits groupes ou de terrorisme (voitures
piégées,…). C’est ce qu’on appelle un conflit asymétrique. S’engager dans un
tel combat demande beaucoup plus de souplesse mais aussi « un large panel
de compétences, dont certaines sont très spécialisées ».(6) Autant d’atouts
dont disposent les SMP. Enfin, les multinationales et les ONG stationnées
dans des pays instables ou en guerre trouvent avec les services de protection
vendus par ces sociétés militaires privées, une solution qui leur permet de ne
pas dépendre de la bonne volonté d’un État particulier.
Bras armé du néocolonialisme
Tout cela appelle un constat : les SMP sont le bras armé idéal du
néocolonialisme. Dès le début des années 90, la fin de la Guerre Froide, et
du monde bipolaire, a redessiné la carte géopolitique de la planète. C’est
une nouvelle guerre stratégique qui a pu s’enclencher avec comme objectif
le contrôle des ressources naturelles, le plus souvent présentes en quantité
dans les pays africains ou moyen-orientaux, par des économies du Nord
9
très énergivores. Quoi de mieux pour mener ces batailles, où tous les coups
sont permis, que des structures commerciales échappant au contrôle des
parlements et de l’opinion publique ? D’autant que ces multinationales
disposent de moyens importants qui leur permettent d’être à la pointe des
compétences et de l’équipement militaire.
Elles comportent également souvent en-haut de leur organigramme
des anciens hauts gradés et/ou des ex-membres de gouvernements ou
d’administration, ce qui assure une proximité avec l’idéologie générale et
les objectifs des pouvoirs occidentaux en place. Lorsqu’elles assurent le
soutien d’un régime affaibli, celui-ci se retrouve donc dépendant d’une
multinationale proche de l’un ou l’autre gouvernement occidental. Il en va
de même lorsqu’une SMP participe à la déstabilisation d’un pays, puis offre
ses services de maintien de la paix ou de formation policière ou militaire
au nouveau pouvoir mis en place. Par le biais de ces activités, tout comme
lorsqu’elles assurent la sécurisation de sites d’exploitation de ressources
naturelles, elles remplissent le rôle de gardien de l’ordre économique
mondial.
Tentatives de régulation
On ne s’étonnera donc pas du manque d’outils juridiques pour encadrer
les actions des sociétés militaires privées et de leurs membres. En effet,
ni la définition du mercenaire que l’on retrouve dans les Conventions de
Genève de 1949 et leurs protocoles additionnels (14), qui définissent le
droit international humanitaire durant les conflits armés, ni la « Convention
internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et
l’instruction de mercenaires » (15), entrée en vigueur en 2001, ne prennent
en compte le changement de nature du mercenariat et son nouveau modèle.
Il en va de même pour la « Convention pour l’élimination du mercenariat
en Afrique » (16), adoptée en 1977 par l’Organisation de l’Unité Africaine
(devenue depuis Union Africaine).
Une initiative intéressante vient, par contre, de l’ancienne Commission
des droits de l’Homme (aujourd’hui nommé Conseil des droits de l’homme)
des Nations Unies. De 1987 à 2005, elle a créé un mandat de rapporteur
spécial chargé d’examiner la question de l’utilisation des mercenaires comme
moyen d’empêcher l’exercice des peuples à disposer d’eux-mêmes.(17) La
commission était partie du constat que les activités des mercenaires et des
SMP entraînaient des violations des droits de l’homme, entravait le droit des
peuples à l’autodétermination et pouvaient obéir à des intérêts néfastes pour
la stabilité de gouvernements constitutionnels, la stabilité et la sécurité de
10
pays ou régions. La participation à des trafics prohibés était également notée
tout comme l’utilisation de mercenaires dans la répression de revendications
sociales.
Au cours de leurs mandats, les rapporteurs spéciaux ont soulevé une série
de problèmes tels que l’impunité juridique organisée des SMP. L’exemple
le plus célèbre est celui de l’ordonnance promulguée le 27 juin 2004 par
l’Administrateur de l’Autorité provisoire de la coalition en Irak, Paul
Bremer. Celle-ci accordait l’immunité de poursuites aux SMP actives dans
le pays et à leurs employés. L’ordonnance fut annulée en janvier 2009 mais
jusqu’à cette date, certains employés des sociétés militaires privées ont eu
carte blanche dans l’accomplissement de leur mission et en ont parfois
profité pour participer à des trafics d’armes. On relèvera, par exemple, que
dans divers scandales, dont celui des maltraitances infligées aux prisonniers
irakiens d’Abou Ghraib, des membres du personnel de SMP ont été
impliqués mais très peu ont été condamnés. Cette impunité des entreprises
militaires leur a d’ailleurs également servi contre leur propre personnel.
Dans les nombreux sous-traitants qui ont vu le jour lors du conflit en Irak,
des membres du personnel ont été victimes d’irrégularités contractuelles et
de mauvaises conditions de travail.
En 2005, le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme
est remplacé par un Groupe de travail d’experts sur les mercenaires. Son
objectif est de mettre au point un projet de Convention sur les sociétés
militaires et de sécurité privées et de remédier aux violations des droits
humains dont les membres de leur personnel se rendent coupables, le
manque de transparence, le flou qui entoure leurs responsabilités légales
et le vide législatif en la matière. La convention prévoit également la mise
en place d’un comité chargé de réglementer, contrôler et superviser les
activités de ces sociétés. Ce projet a été présenté lors de la 15e session du
conseil des droits de l’homme en septembre 2010.(18) Il ne fait cependant
pas l’unanimité, une douzaine de pays s’y opposant (Belgique, Corée du
sud, Espagne, États-Unis, France, Hongrie, Japon, Moldavie, Pologne,
Royaume–Uni, Slovaquie et Ukraine).
Restent donc les instruments non-contraignants légalement. Le Document
de Montreux (7), une initiative de la Suisse et du Comité International de
la Croix-Rouge (CICR), est la référence du genre. Signée en 2008 par 17
États, rejoints aujourd’hui par 25 autres (donc 42 en tout), cette déclaration
affirme que le droit international humanitaire et le droit relatif aux droits
de l’homme s’appliquent bien aux entreprises privées. Les États ayant
l’obligation de faire respecter ce droit par les entreprises avec lesquelles ils
11
signent des contrats. Le document les encourage d’ailleurs à adopter des
règlements pour prévenir les abus potentiels et propose un catalogue de
bonnes pratiques à mettre en œuvre. Parmi celles-ci figurent l’interdiction
pour le personnel des SMP de prendre part à des opérations de combat.
Le Groupe de travail d’experts des Nations Unies se montre pourtant
critique vis-à-vis de cette initiative et relève des lacunes. Notamment le fait
que les responsabilités les plus lourdes reposent sur les États où opèrent des
SMP et pas sur les États qui ont conclu un contrat avec elles ou ceux dont
sont issus les sociétés. De même, le document ne s’intéresse pas aux États
où les SMP recrutent de la main-d’œuvre. Ou encore, il n’est fait mention
nulle part dans le document d’une interdiction de la torture, de traitements
cruels, inhumains ou dégradants tout comme il n’est mentionné nulle part
que les SMP doivent être poursuivies en cas d’infractions graves. Pour le
groupe d’experts, il ne fait aucun doute que les SMP ont exercé un lobbying
auprès des tenants de l’initiative. (18) Rien d’étonnant : le lobbying pour
empêcher toute initiative qui entraverait leur activité commerciale est un
domaine d’activités dans lequel les SMP se montrent très actives Lorsque
Bush Jr. était président des États-Unis, Blackwater, et d’autres sociétés,
n’ont pas lésiné sur le financement des campagnes électorales républicaines,
le camp politique où ils étaient certains de trouver le plus de soutien. Autre
exemple : elles ont réussi à obtenir, malgré la volonté du Congrès, que leurs
membres engagés dans des combats ne puissent être traduits devant les cours
martiales américaines en cas d’infraction.
Enfin, le secteur essaye également la voie de l’autorégulation. En 2010, un
« Code de conduite international des entreprises de sécurités privées » a ainsi
été rédigé avec l’aide d’experts de la sécurité, des juristes, des gouvernements
et des chefs d’entreprise. Actuellement, plus de 600 entreprises l’ont déjà
signé (19) et le Royaume Uni, pays où un grand nombre de SMP ont leur
siège, a accepté de ne passer des contrats qu’avec des sociétés l’ayant adopté.
Les entreprises qui adhèrent s’engagent à respecter les droits de l’homme
et le droit international humanitaire ainsi que toutes les législations en
vigueur lorsqu’elles fournissent des services. Le code prévoit également
un mécanisme de supervision par un groupe d’experts intersectoriel. (19)
Poudre aux yeux ? Peut-être, mais on devra s’en contenter pour le moment.
Armées néolibérales
En 1614, Jan Coen, officier de la compagnie des Indes néerlandaises,
déclarait : « Le commerce ne peut pas exister sans la guerre, pas plus que
12
la guerre sans commerce ». (1) Quatre siècle plus tard, sa sentence est plus
que jamais d’actualité. Aujourd’hui, dominés par la logique néolibérale, les
États ont privatisé une partie de leur souveraineté. Jusqu’ici ce sont eux
qui décidaient quand débutait et quand finissait un conflit. Ce n’est plus
vraiment le cas. Des analyses de la situation afghane ont déjà pointé le rôle
ambigu joué par certaines SMP et l’influence directe qu’elles peuvent avoir
« sur les orientations stratégiques et opérationnelles de la communauté
internationale en Afghanistan, non pas dans le sens d’une résolution du conflit
et d’une amélioration de la reconstruction de l’État afghan, mais plutôt dans
une direction qui privilégiera leurs propres intérêts, possiblement inverses
de ceux de la coalition. » (20) Autrement dit : « les multinationales de la
guerre » ont intérêt à ce que les conflits, dans lesquels elles sont engagées,
perdurent, ce qui leur donnera l’occasion de réaliser plus de profits. Dans le
même esprit, chaque nouvelle guerre ou situation de déstabilisation d’une
région ou d’un État est une nouvelle opportunité de décrocher des marchés
et de faire prospérer cette industrie mortifère.
Si, dans leur communication, les SMP mettent en avant leur sens des
responsabilités, ne soyons pas naïfs : dans un modèle économique néolibéral
férocement prédateur, le sens des responsabilités n’est qu’un argument
marketing. Seule la rentabilité financière, si possible durable, compte
vraiment. Une réalité bien différente des éternels discours diplomatiques
vantant un ordre mondial plus juste, pacifié et désarmé.
Bibliographie
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guerre » (en ligne) c 2005 (consulté le 10/06/2013) Disponible sur
http://www.strategicsinternational.com/9_Tekfa.pdf
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http://offensive.samizdat.net/spip.php?article398
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2009 (consulté le 10/06/2013) Disponible sur http://globalanalysisfrance.blogspot.be/2009/02/la-privatisation-de-la-guerre.html
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13
com/2012/10/18/la-paix-sous-contrat-la-privatisation-militaire-americaine-dans-la-guerre-de-bosnie/
(5) Le Monde, « Vers un rôle accru du privé dans la défense française »
(en ligne) c 2012 (consulté le 11/06/2013) Disponible sur http://www.
lemonde.fr/international/article/2012/02/15/vers-un-role-accru-duprive-dans-la-defense-francaise_1643580_3210.html
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