isabelle le minh - Galerie Christophe Gaillard

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isabelle le minh - Galerie Christophe Gaillard
ISABELLE LE MINH
SOMMAIRE
Introduction
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After photography
After photography
Words of light (After Robert Frank)
Just an illusion (After Ed Ruscha)
Nothingness / Ball of nothingness (after Victor Burgin)
I’ll be your mirror
Re-play (After Christian Marclay)
Trop tôt, trop tard (After Henri Cartier-Bresson)
Wor(l)ds
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On art
Listing 30
Listing / détail
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This is the artist
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Don’t fence me in 42
Just one of those things
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A Copy of the liar, the copy of the liar - After Francis Alÿs & WikiHow
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Tableaux
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Isabelle Le Minh : Un jeu mélancolique
par Lucile Encrevé
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Revue de presse/ Press release
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Curriculum vitae
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Les textes de présentation des oeuvres ont été écrits par Isabelle Le Minh
Pendant longtemps, la photographie a été mon seul outil de travail. Elle
intervenait dans ma démarche non comme une fin en soi, mais comme un outil
de conceptualisation du visible me permettant de porter un regard particulier
sur le monde - un regard non pas contemplatif, mais pensif, au sens où la
photographie peut “donner à penser» 2: j’essayais de susciter une spéculation
sur la nature de la représentation, en exploitant cette capacité propre au médium
photographique à nous faire sans cesse hésiter entre le doute et la croyance.
Plus particulièrement, je travaillais sur la représentation par l’image de lieux ou
d’espaces qui me semblaient significatifs des sociétés occidentales: abattoir,
décharge, centre commercial, lieux de hautes technologies, hôpital, chaque site
donnant lieu à une ou plusieurs séries.
Avec l’avènement du numérique, j’ai pris de la distance par rapport à la photographie
au point de la délaisser peu à peu au profit d’une réflexion sur la spécificité
du médium, sur la nature des images, et les conditions de leur production...
Rejoignant au même moment une école d’art en tant que documentaliste, je me
retrouvée dans une position nouvelle, où il m’était possible de jouir d’un point
de vue particulier non plus sur le monde mais sur le milieu de l’art, que j’ai alors
décidé d’étudier de plus près, mettant à profit l’importante documentation à ma
disposition. Depuis, mon travail se développe selon deux axes différents, intitulés
After Photography et On Art.
Le titre After Photography fait référence au florilège d’expositions et de publications
récentes laissant justement entendre que nous serions entrés dans l’ère d’un
« après » de la photographie, mais aussi aux pratiques post-modernes de la
citation telles qu’elles ont été développées dans les années quatre-vingt par des
artistes pour la plupart américains. La règle que je me suis fixée est que chaque
travail de ce corpus se réfère, dans la mesure du possible, à un artiste qui a
compté dans mon parcours, et dont l’œuvre serait prétexte à une spéculation sur
la nature de l’image ou à une réflexion sur les outils et les moyens de production
de la photographie, à travers son histoire, ses “mythes“, son iconographie, son
matériel, ses “petites phrases“ ou son fonds canonique.
On Art désigne un ensemble de travaux de nature méta-atistiques dans lesquels
je m’intéresse aux « codes culturels » de l’art, mais aussi et surtout à la manière
dont les artistes et leur travail sont pris en considération dans la société actuelle.
Je tente de souligner – non sans ironie – les lieux communs ou les stéréotypes
qui leur sont associés à travers les différents modes de représentation que sont
le langage, la photographie , le cinéma (en cours)…
2. Régis Durand, Le Regard Pensif, Ed. La Différence, 1986.
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After Photography
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After Photography
Le titre de ce projet fait référence aux pratiques post-modernes de la citation
telles qu’elles ont été développées dans les années quatre-vingt par des artistes
pour la plupart américains (comme Sherrie Levine) ou Elaine Sturtevant mais
aussi au florilège d’expositions et de publications récentes laissant justement
entendre que nous serions entrés dans l’ère d’un « après » de la photographie3
La règle que je me suis fixée est que chaque travail constitutif de ce Work in Progress
se réfère dans la mesure du possible à un artiste qui a compté dans mon parcours
et dont l’œuvre sera prétexte à une spéculation sur la nature de l’image ou à une
réflexion sur les outils et les moyens de production de la photographie à travers
son histoire, ses “mythes“, son iconographie, ses “petites phrases“ ou son fonds
canonique. Le protocole envisagé est différent à chaque fois et convoque tous les
outils et moyens de l’art contemporain (dessin, peinture, sculpture, installation,
texte). L’envie d’éprouver la matérialité de l’image, d’expérimenter les limites du
médium et d’intégrer les mots et le langage dans mon travail – si possible par le
biais d’une “gymnastique cérébrale“ mettant en jeu des télescopages et des liens
– sont les moteurs ma démarche. Il s’agit donc d’un projet de nature relativement
conceptuelle qui vise à créer des œuvres autonomes - quoique susceptibles de
résonner entre elles – ouvertes à différents nivaux d’interprétation. Bien qu’elles
apparaissent comme le développement d’idées simples, elles font pourtant l’objet
d’une élaboration très minutieuse, condensant des sens multiples, mêlant de
manière plus ou moins repérables - et non sans humour - références, hommages,
citations, détournements…
3. After Photography: Fred Ritchin, WW Norton & Co, 2008
« Après la photographie ? « 21ème Forum de l’Image, Toulouse, 2006
Photography After Photography: Memory and Representation in the Digital Age: ouvrage collectif, ed G & B Intl, 1997
Le monde après la photographie : exposition de Régis Durand au Musée d’Art Moderne de Villeneuve d’Ascq, 1995
« L’art après la photographie » : Art Press, numéro spécial vingt ans, 1992
Après la photographie ? De l’argentique à la révolution numérique, Quentin Bajac, Paris, Découvertes Gallimard, 2010.
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Words of light (After Robert Frank)
Huile sur toile et pigments phosphorescents, 38 x 54 cm (2007-2008)
Copie d’une célèbre photographie de Robert Frank (Mabou) dans laquelle le
photographe a mis en abîme des photographies plus anciennes (de la série Les
Américains), cette peinture rejoue l’un des phénomènes les plus merveilleux de
la photographie argentique: la révélation de l’image latente. Lorsque l’oeuvre est
dans la pénombre, le mot WORDS apparaît en lettres de lumière tandis que
l’image disparaît. Words of light est en fait la formule trouvée par Henri Fox
Talbot – l’un des pionniers de la photographie - pour désigner son invention, le
calotype.
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Just an illusion (After Ed Ruscha)
Tirage jet d’encre pigmentaire sur papier Hahnemühle rag, 95 x 130 cm (2008)
Inspirée par les Word Paintings d’Ed Ruscha, c’est la photographie d’une sculpture
éphémère réalisée dans de la pellicule développée sans avoir été exposée. Il
n’y a rien sur le film, sinon la potentialité d’une image à venir que chacun peut
imaginer; il n’y a rien sur la photographie, sinon des bouts de films vierges qui
nous disent que tout cela n’est qu’une illusion. À chacun de conclure.
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Nothingness / Ball of nothingness (after Victor Burgin)
Installation photographique, format variable (2009)
Hommage à Photopath, œuvre tautologique de Victor Burgin, ce travail - réalisé
à partir du carton d’invitation de l’exposition Soon pour laquelle il a été réalisé vise à sortir les images de leur mode de présentation habituel.
La mise en boule redouble la mise en abîme du processus inauguré par Burgin,
suggérant le caractère futile et vain de toute tentative de représentation, une
image n’étant jamais rien d’autre que juste une image ...
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I’ll be your mirror
Installation photographique, format variable (2008-2009)
Une image “à trois faces“ conçue dans Photoshop à partir d’une photographie
trouvée, un contrechamps imaginaire né du fantasme de pénétrer à l’intérieur
d’une image pour en tordre l’espace et le temps.
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Vue de devant
Vue de derrière
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Re-play (After Christian Marclay)
Installation : photographies, épingles (2009), environ 300 x 600 cm
Assistant : Pierre Capiemont
Telle une image numérique géante dont chaque pixel serait le dos d’une
photographie de famille (chaque photographie étant associée à un niveau de
gris), l’installation, sorte de vanité contemporaine, souligne par un jeu de mots le
lien ontologique qui unit le désir de vouloir toujours plus d’images à la conscience
de notre finitude. Le résultat se donne à lire à la fois de manière synthétique et
analytique.
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Trop tôt, trop tard (After Henri Cartier-Bresson)
12 tirages jet d’encre pigmentaire sur papier baryté ; Marie-Louise carton neutre,
cadres en bois, 42 x 52 cm (2007)
Une sélection de photographies de Cartier-Bresson d’où a été enlevé tout ce qui
relève du fameux «instant décisif». Le titre est emprunté à un film de Jean-Marie
Straub et Danièle Huillet qui rapporte des faits historiques au seul moyen de
longs travellings sur la route ou le paysage. Instaurant un autre rapport au temps,
le résultat livre une lecture inédite de l’œuvre.
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Hyères, France, 1932, 2007
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Sifnos, Grèce, 1961, 2007
Valence, Espagne, 1933, 2007
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Salerne, Italie, 1933, 2007
Derrière la Gare Saint Lazare, Paris, 1932, 2007
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Wor(l)ds
Mobile : structure portante en acier trempé, tube de 14 mm de section ; lettres en
bois laqué ;
Dimensions 180 x 190 cm (2008-2009)
J’avais depuis longtemps l’envie d’expérimenter une inversion du processus
photographique en sortant un objet de sa représentation par l’image. Ce mobile
est inspiré par la célèbre animation 3D qui apparaît en ouverture de tous les films
de la société Pathé. Je trouve cette animation relativement fascinante, dans la
mesure où, si on la regarde attentivement, on se rend compte que ce que l’on
voit est absolument impossible dans la réalité. Cette sculpture réalise donc la
gageure de donner une matérialité à un objet qui n’a d’existence que virtuelle et
se veut une métaphore de ce que pourrait être l’essence même du cinéma : des
mots, des ombres projetées… la représentation d’un monde, mais pas tout à fait
le monde.
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On art
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Listing
Texte de 300 pages imprimé en continu par une imprimante matricielle 24
aiguilles/136 colonnes, néon (2005-2009)
Entre inventaire à la Prévert et énumération borgésienne, ce classement d’artistes
en plus de 5000 catégories est né à partir de plusieurs constats. D’une part, il y a
aujourd’hui tellement d’artistes qu’il devient impossible de mémoriser leurs noms
et de connaître toutes les oeuvres; même dans les milieux avertis, on tend à les
nommer en expliquant en quelques mots, le plus souvent par approximations
successives, ce qu’ils ont fait ou ce qu’ils font, et cela d’autant plus que les
productions actuelles sont plutôt centrées sur l’objet et la narration. En outre,
beaucoup d’artistes développent des idées similaires, produisent des œuvres
plastiquement proches, recourent à la citation, à l’emprunt ou laissent tout
simplement un sentiment de déjà-vu sans qu’il soit nécessairement question de
plagiat ou d’appropriation.
Initiée en 2005 dans la bibliothèque d’une école d’art cette liste très généraliste
a d’abord servi d’outil pour donner des références aux étudiants. Vouant une
addiction maniaque aux procédures de classement, je l’ai par la suite et étoffée
de manière compulsive et presque obsessionnelle en procédant le plus souvent
par association d’idées. Autrefois “examinatrice“ dans la propriété industrielle,
j’ai passé près de sept ans à procéder à des recherches d’antériorité relatives
aux demandes de brevets; conditionnée par ce travail où il est important de
clarifier exactement qui a fait quoi, je me suis particulièrement plue à révéler
des ressemblances entre les oeuvres, des filiations, des collusions, des lieux
communs, mais avec cette fois une absence totale de protocole et une grande
liberté d’action. Certains passages développent par exemple des anecdotes à
propos des artistes, citent des cas d’homonymie insoupçonnés ou des jeux de
mots triviaux. Cet inventaire est finalement devenu un véritable travail d’écriture
qui dans son déroulement interminable prend parfois des allures de “marabout
de ficelle“ - avec certes de belles perles mais aussi d’inévitables plages d’ennui
(totalement assumées).
Au-delà de son utilité potentielle pour tous ceux qui cherchent des références ou
des moyens mnémotechniques pour se souvenir du nom d’un artiste, le résultat
constitue finalement une sorte de photographie panoramique de la création
contemporaine et propose de surcroît une entrée dans l’art par “la petite histoire“.
En le re-présentant sous la forme d’une montagne de listings crachés en continu
par une imprimante à impact surplombée du néon « tu sais, l’artiste qui… »,
j’ai voulu souligner l’absurdité de cette entreprise comme de toute tentative qui
viserait à réduire un travail artistique à une simple définition.
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Salon de Montrouge, 2010
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SWAB, Barcelone, 2011
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Listing, 2010, livre d’artiste, Édition de 15 + 1 Epreuve d’Artiste
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Listing / détail
Installation vidéo présentant des extraits du texte imprimé de Listing. (2009)
4 extraits en boucle d’environ 75 mn chacun - Édition de 5 + 1 Épreuve d’artiste
Le dispositif mis en place avec Listing n’autorise la lecture du texte imprimé que
par les quelques bribes qui apparaissent à la surface du tas de papier. D’un
point de vue conceptuel, cela fait sens, dans la mesure où cela correspond
symboliquement à la réalité qui est que la connaissance totale des œuvres
produites par les artistes est impossible.
Cependant, il était frustrant pour moi que le spectateur ne puisse accéder à
un contenu plus développé, le temps consacré à l’écriture du texte – encore
inachevé – représentant plusieurs années de travail. C’est pourquoi j’ai élaboré
une forme qui offre la possibilité d’en lire simultanément quatre extraits sur des
écrans vidéos, un peu comme si des caméras étaient braquées sur le listing pour
en retransmettre des détails à la loupe.
Chaque moniteur présente un extrait différent et fonctionne de manière autonome
par rapport aux autres, si bien que la cohabitation des différents passages est
laissée au hasard. La disposition en ligne des moniteurs m’a d’ailleurs amenée
à choisir des transitions particulières pour le montage du texte, de sorte que
l’installation évoque une machine à sous emballée dans un mouvement perpétuel
et incontrôlable.
Dans son ouvrage Le livre de photographie: une histoire, Martin Paar présente
une publication d’Alexander Honory qu’il considère comme « l’ultime livre de
photographies »; il s’agit d’un livre sans image dont chaque page décrit en
quelques mots une photographie perdue ; ce qui me conforte dans l’idée que
Listing est aussi une oeuvre de nature profondément photographique.
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Exposition The Title As The Curator's Art Piece, Galerie Christophe Gaillard, 2011
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This is the artist
Diaporama sur DVD, 43’30’’, (2005-2008)
La photographie étant désormais intégrée dans nos pratiques culturelles, nous
avons tendance à oublier à quel point la pose photographique obéit à des codes
de représentation. Ceux-ci sont apparus au milieu du XIXe siècle au moment de
la grande vogue du portrait photographique sous la forme du portrait carte de
visite. Dans les studios de prise de vues, on a vu alors apparaître de nombreux
accessoires et même des répertoires de poses destinés à aider les membres
de la Bourgeoisie à trouver une attitude conforme à leur nouveau statut social.
Forts de cet héritage, nous n’avons aujourd’hui plus besoin de répertoires et
nous sommes tous capables de prendre intuitivement la juste pose en fonction
du contexte où nous nous trouvons et du sens que nous voulons donner à une
image, la plupart du temps sans même en avoir conscience.
Partant donc de l’hypothèse qu’il y aurait des manières de poser ou d’être pris
en photographie propres aux artistes, j’ai consulté toutes les monographies à ma
disposition, repéré des types de poses particulières et des accessoires récurrents
pour retenir une sélection de plus d’un millier de clichés que j’ai ensuite classés
en différentes catégories.
Compilées sous forme du diaporama This is the artist, les images s’enchaînent en
fonction d’analogies visuelles, convoquent parfois des éléments de narration et
invitent le spectateur à toutes sortes d’interprétations ; si les thèmes de l’enfance,
du double, du masque ou du sommeil sont récurrents, c’est sans doute qu’il
existe des liens étroits entre l’art et la psychanalyse (ce que souligne par ailleurs
la présence marquée de symboles comme le miroir ou l’échelle). Si l’artiste se
confond visuellement avec son oeuvre, c’est aussi probablement parce que tout
le monde attend de lui qu’il s’identifie totalement avec son travail. Mais d’autres
constats sont plus surprenants : par exemple aucun artiste ne pose avec 13 amis
! Et lorsqu’un peintre se tient à côté de ses toiles abstraites, il semble qu’une
règle mystérieuse exige qu’il y ait d’autant plus de tableaux sur la photo que sa
peinture est bigarrée… De manière plus anecdotique, on peut conclure que les
artistes préfèrent les brunes, aiment bien les chats, que Christo adore montrer du
doigt, que Maria Lassnig adopte les poses les plus surprenantes et que Fabrizio
Plessi ne peut s’empêcher d’imiter Gerhard Richter.
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Don’t fence me in
Photocollages, impressions pigmentaires sur papier Hahnemühle Photo Rag,
montées sur châssis affleurant en bois, ou diasec, dimensions variables (2011)
Don’t fence me in fait partie d’un ensemble de pièces actuellement en cours de
réalisation, constitué de divers collages réalisés à partir de photographies où des
artistes sont mis en scène ou photographiés sur le vif. Les pièces mettent en
tension des images dont la composition, le contenu ou le rapport entre l’artiste et
son environnement, sont fondés sur des principes identiques, qui seraient ceux
d’une représentation idéale, pour ne pas dire stéréotypée.
Chaque type de pose est associé au titre d’une chanson de Cole Porter,
compositeur contemporain de la plupart des artistes apparaissant sur les images
et dont les chansons représentent également un idéal, celui de l’amour idyllique
(Un lointain écho à la pièce John Baldessari sings LeWitt, (1972), dans laquelle
Baldessari fredonne les statements de Sol Lewitt sur des airs de Cole Porter).
Plus particulièrement, les pièces titrées Don’t fence me in soulignent la manière
dont l’artiste apparaît imbriqué dans ses oeuvres et dans le décor.
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Don’t fence me in / Fabro-Meireles-Manzoni, 2011 - 38,5 x 50,2 cm
43
Don’t fence me in / Kusama-Takis-Rauschenberg-Richter-Walravens, 2011 - 29,5 x 37 cm
Don’t fence me in / Mangold-Grand, 2011 - 24,5 x 38 cm
44
Don’t fence me in / Newman-Clark, 2011 - 36 x 46,5 cm
Don’t fence me in / Reis-Newman, 2011 - 35,5 x 48,5 cm
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Just one of those things
Photocollages, impressions pigmentaires sur toile montée sur châssis ou papier
contrecollé sur médium, dimensions variables (2011)
Les pièces de la série Just one of those things ont été réalisées dans le même
esprit que celles de l’ensemble Don’t fence me in. Il s’agit cette fois d’images
où des artistes ont été photographiés sur le vif alors qu’il exécutent un geste à
chaque fois identique - adressé parfois à une assistante à l’air dubitatif - celui
de montrer du doigt un objet hors-champ, qu’on imagine être une oeuvre ou
l’emplacement qui lui serait destiné. Les objets invisibles désignés par les doigts
ont été matérialisés par une toile vierge ou un clou, qu’on pourrait voir comme
les paradigmes respectifs du degré zéro de la peinture ou de l’accrochage. Si les
photographies ont quant à elles été transférées sur des supports qui sont ceux
de la peinture ou de la sculpture, c’est que tout cela n’est peut-être qu’un simple
jeu de déplacements d’un espace de représentation à l’autre.
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Just one of those things / Lüpertz-Rauschenberg-Turrell, 2011 - 12 x 18 cm – 14 x 18 cm (x 2)
Just one of those things / ChenZhen-Hockney-Christo-Turrell, 2011 - 54 x 67 cm
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A Copy of the liar, the copy of the liar - After Francis Alÿs & WikiHow
Impression jet d’encre pigmentaire sur papier Hahnemühle PhotoRag, 2011, 110 x 165 cm
En 1994, Francys Alÿs, artiste Belge néo-conceptuel installé à Mexico, entame
la série The liar, the copy of the liar, projet au cours duquel il demande à des
peintres professionnels de recopier certaines de ses peintures à l’huile, mettant
ainsi en cause la notion d’original et d’authenticité, tout en créant un système
de production d’œuvres collaboratif. Cette photographie prolonge et réactive la
démarche d’Alÿs en recopiant l’une de ses œuvres et en y injectant un texte
prélevé sur WikiHow, site collboratif qui livre quantité de recettes, trucs et astuces
pour être artiste. Ainsi se percutent deux conceptions radicalement différentes de
ce qu’est un artiste, l’une qui correspond à la “réalité de l’artiste”, l’autre à une
idéologie stéréotypée et très largement répandue par les vents contraires.
Par une curieuse ironie du sort, John Baldessari avait déjà réalisé en 1968 une
peinture intitulée Tips for Artists Who Want to Sell, sur laquelle il donnait non sans
humour des “tuyaux” tout à fait semblables à ceux que l’on trouve aujourd’hui sur
WikiHow : utiliser des couleurs claires, choisir un bon sujet (paysages, fleurs,
Madones)…
ILM, 2011
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A Copy of The liar, the copy of the liar - After Francis Alÿs & WikiHow, 2011
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Tableaux
Tirages lambda contrecollés sur aluminium, 100 x 80 cm ; photocopies des cartels
originaux (2003-2004)
AFFECTIONATE, Joseph Albers, 1954. Lorsqu’il y a quelques années, je
consultais un numéro des Cahiers du MNAM consacré à la signature, je fus saisie
par la photographie du revers de cette toile. Un document pourtant trivial et sans
qualité esthétique particulière mais qui semblait cristalliser en lui seul l’histoire du
tableau et l’effervescence artistique d’une époque, tandis que la reproduction de
la peinture elle-même ne parvenait ni à m’émouvoir, ni à retenir mon attention.
Je me suis souvenue de la face cachée du tableau de Joseph Albers en
regardant les photographies de l’artiste Philippe Gronon. Il s’agit de reproductions
extrêmement littérales d’objets plats sortis de leur contexte et cadrés de manière
très frontale au moyen d’une chambre (séries des écritoires, tableaux noirs, pierres
lithographiques). Paradoxalement, ces sobres relevés de surfaces auxquels
l’enregistrement photographique confère une présence singulière ne sont pas
sans évoquer différents aspects de la peinture abstraite, du monochrome à l’art
informel.
Dans le travail qui suit, j’emprunte à Gronon sa méthode mais j’en inverse les
modalités: en interrogeant la peinture au moyen de la photographie, je me
propose de mettre en évidence la «choséité» du tableau et d’éprouver en quoi la
représentation par l’image ne pourrait être qu’une construction culturelle.
Reproduire le dos de tableaux à des fins artistiques ou documentaires n’est pas
une idée neuve. Dès le XVIIe siècle, le peintre flamand Gijsbrechts représente en
trompe l’œil le revers d’une toile, suggérant ainsi que la peinture illusionniste par
sa séduction et son obsession de la ressemblance serait une vanité suprême. Il
s’inscrit même dans une démarche qu’on pourrait qualifier d’avant-gardiste en
imaginant pour ce tableau un dispositif de monstration spécifique: placé au sol,
appuyé contre un mur, il serait une invite à être retourné. 4
Mon travail relève quant à lui à la fois de l’évidence documentaire (il est
d’usage que les musées fassent reproduire le dos des peintures à des fins
d’études scientifiques) et de la pratique du détournement. Il se veut également
œuvre ouverte, susceptible de convoquer plusieurs niveaux de signification ou
d’interprétation: rendre apparente la matérialité historique du tableau, mettre en
évidence son appartenance à un système administratif ainsi que son inscription
dans un contexte économique par la présence ou la trace d’événements portés sur
le revers (marques d’usage, altérations, restaurations, informations…); Évoquer
l’histoire de la représentation en peinture, l’intrusion du langage dans la création
plastique, l’avènement de la forme tableau dans la photographie des années
quatre-vingt... Et surtout, questionner la validité de l’image: révéler la face cachée
d’une œuvre, la transfigurer par l’esthétique propre à l’acte photographique, n’est4
Sources: Les vanités dans la peinture au XVIIe siècle, catalogue d’exposition, Musée des Beaux Arts de
Caen, 1990 et Le Trompe-l’oeil, M. Milman, éditions Skira, Paris, 1982
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ce pas aussi la transformer en objet autre?
Mon choix s’est porté sur des toiles du Musée des Beaux-Arts de Caen appartenant
pour la plupart à la peinture religieuse, genre associé une iconographie
extrêmement codée. En livrant au regard une représentation dépourvue de motif
figuratif — mais accompagnée d’une reproduction du cartel original — je convie
le spectateur à projeter lui-même une image dans le tableau et à devenir ainsi
activateur de l’œuvre. Celle-ci devient alors une construction intellectuelle fondée
sur la conscience d’image de chacun et sa capacité à faire resurgir de sa mémoire
des références et des souvenirs visuels. La peinture apparaît alors comme une
sédimentation d’images mentales, elle n’est plus qu’une idée de la peinture: art
as idea as idea (Kosuth).
Centre d'Art Contemporain de Basse-Normandie, 2009
Centre d'Art Contemporain de Basse-Normandie, 2009
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Cartel (2003)
A l’occasion des 100 ans du musée Gustave Moreau à Paris, j’ai été invitée par
les artistes Laurent Marissal et Sophie Aumont, à participer à une exposition
clandestine dans les murs du musée. Les 233 œuvres de la collection étant
référencées par des cartels comportant de simples numéros qui renvoient à des
fiches, ma contribution à consisté à créer un cartel supplémentaire ne renvoyant
à rien.
Ci-contre , extrait du journal Cartel, hors série, novembre 2003 (édité par Xavier
Femel et Laurent Marissal, uspac-cgt)
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Isabelle Le Minh : Un jeu mélancolique
par Lucile Encrevé
La photographie est le premier medium d’Isabelle Le Minh, née en 1965 en
Allemagne : premier car c’est celui avec lequel elle a débuté, laissant un emploi
d’ingénieur-brevets à Berlin pour l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie
d’Arles, et celui qu’elle privilégie encore aujourd’hui, avant tout comme objet
d’étude puisque, dans ses œuvres récentes, elle ne photographie elle-même
quasiment plus. Elle déclare ainsi à propos d’une partie de sa production actuelle,
commencée en 2007, placée sous le titre d’»After Photography» : «La règle que
je me suis fixée est que chaque travail constitutif de ce work in progress se réfère
à un artiste qui a compté dans mon parcours et dont l’œuvre sera prétexte à une
spéculation sur la nature de l’image ou à une réflexion sur les outils et les moyens
de production de la photographie [...]»5 .
Plusieurs œuvres exposées au Wharf dans l’exposition «Soon»6 qui lui a été
consacrée en 2009 renvoient ainsi à celles d’autres artistes, de toutes générations,
usant de la photographie, et les déplacent, rejouant «la forme contemporaine» de
ce «jeu entre tous les hommes de toutes les époques»7 qu’est l’art pour Marcel
Duchamp, la postproduction, en se référant dans ses titres explicitement aux
travaux de Robert Frank, Henri Cartier-Bresson, Ed Ruscha, Victor Burgin et
Christian Marclay et implicitement, avec le mot «after», à ceux de la génération
des appropriationnistes (et d’abord de Sherrie Levine, qui, dès 1979, dans
After Edward Weston, re-photographie un corpus d’oeuvres) mais aussi des
postproducteurs contemporains (tel Jonathan Monk produisant en 2002 son film
Small fires burning (after Ed Ruscha after Bruce Nauman after)). Ainsi : Words
of light (After Robert Frank), petite peinture de 2007-2008, est une copie d’une
photographie de Frank, Mabou, Nova Scotia (1977), Trop tôt, trop tard (After
Henri Cartier-Bresson), onze tirages jet d’encre de 2008, gomme «tout ce qui
atteste d’un instant décisif»8 dans certaines œuvres célèbres de Cartier-Bresson,
Re-play (After Christian Marclay) (2008-2009), rejoue, avec des versos de
photographies épinglés au mur, White Noise (1993) de Marclay, Just an illusion
(After Ed Ruscha), impression jet d’encre de 2009, constitue, photographie d’un
mot («illusion») formé par de la pellicule vierge, un détournement d’œuvres sur
papier de Ruscha (dans lesquelles il trace à partir des années 1960, sur un ruban
de papier dessiné avec son ombre, un ou plusieurs mots) et Nothingness/ Ball
of nothingness (After Victor Burgin) renvoie au Cheminphoto [Photopath] que
Burgin a présenté à l’exposition When Attitudes Become Form en 1969 à l’ICA
de Londres après en avoir fait une instruction card en 1967. Détournement érudit,
donc, d’œuvres d’hommes (et d’hommes aussi les œuvres sur lesquelles elle
travaille aujourd’hui) – sans qu’il y ait dans ce choix (étonnant quand on sait
combien les femmes se sont saisies tôt de la photographie) un engagement
féministe (mais plutôt, comme souvent dans l’appropriation à ses débuts, une
reprise de terrain et aussi un désir de brouiller les pistes des genres).
5
6
7
8
58
Isabelle Le Minh, «After Photography», texte non publié.
«Soon – Isabelle Le Minh», Caen, Wharf, 16 janv.-21 mars 2009.
Nicolas Bourriaud, Postproduction, Dijon, les presses du réel, 2003, p. 11.
Isabelle Le Minh, «After Photography», op. cit.
Les titres sont parfois des citations plus discrètes d’œuvres à l’impact moins
direct auxquelles des femmes ont collaboré – Trop tôt, trop tard reprend le titre
d’un film de 1982 de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, dans lequel, sur des
images de la France puis de l’Egypte, sont lus des textes de Friedrich Engels et
de Mahmoud Hussein, et I’ll be your mirror (petite installation photographique
de 2008-2009, constituée de trois images, réalisée à partir d’une photographie
amateure et grâce à Photoshop) celui d’une chanson du Velvet Underground
interprétée avec Nico (1967).
Quand les œuvres dialoguent avec un contexte plus low art, il ne semble pas
nécessaire à l’artiste de le signaler dans un titre – ainsi Wor(l)ds grand mobile
en acier et bois laqué de 2008-2009 qui rejoue dans l’espace réel le fameux logo
jaune virtuel de Pathé. Et quand le lien avec un autre artiste est davantage de
l’ordre de l’influence que de la reprise, le nom de celui-ci n’apparaît pas 9 – Philippe
Gronon, dont l’œuvre, des Châssis photographiques de 1987-1988 aux Tableaux
noirs au tournant du siècle, a fortement marqué Le Minh, est ainsi à l’origine des
Tableaux (dont le titre peut se lire aussi comme un clin d’œil à l’oeuvre de JeanMarc Bustamante), photographies à échelle 1 des dos de peintures du musée des
Beaux-Arts de Caen accompagnées des photocopies de leurs cartels constitués
d’un court descriptif (où l’on s’aperçoit que leurs sujets, du voile de Véronique à
la crucifixion, sont liés aux notions d’apparition et de disparition) réalisées, ironie
du sort, en 2003 et donc avant que Gronon engage en 2005, alors que Le Minh
expose ses œuvres à Orléans10 , une série similaire, Versos, photographies en
couleur de dos de peintures11 .
Ce jeu avec l’art et les artistes se retrouve dans deux œuvres où Le Minh, qui y lit
un écho à son ancienne activité d’ingénieur-brevets au sein de laquelle la notion
d’antériorité est d’importance, brasse à plaisir et avec un humour qui parfois frôle
l’Idiotie sa culture encyclopédique : This is the artist, diaporama où elle classe
depuis 2005 des centaines d’images d’artistes selon des critères volontairement
approximatifs et humoristiques («in good company» par exemple, séries de
photographies d’artistes avec - I - une femme, - II - un chien, – III - une voiture),
et jamais de qualité, et Listing, classement d’une multitude d’artistes (parfois peu
connus), débutant toujours par «Tu sais, l’artiste qui», au moyen de traits les
caractérisant («peint des chiffres», «a travaillé sur la zoologie» ou «a un nom qui
est le prénom d’un autre artiste»), qui, mis en place au départ en 2004 avec la
bibliothécaire Catherine Schwarz à l’Ecole des Beaux-Arts de Rouen, prend dans
l’exposition deux formes – une liste d’environ 300 pages imprimée en continu
par une imprimante et quatre diaporamas en boucle (Listing/détail), le début de
phrase étant écrit sur un mur de couleur en néon blanc ou directement en noir. On
pense bien sûr à la déclaration de Sherrie Levine, datant de 1981 : «Le monde
est si plein qu’on y étouffe […] Nous pouvons seulement imiter un geste, toujours
9
L’ensemble, s’il annonce le corpus titré After Photography, n’en fait pas partie.
10
«Isabelle Le Minh. Tableaux», Orléans, Images du Pôle, 14 oct.-13 nov. 2005.
11
Etrange jeu entre leurs deux œuvres (et avec la peinture) puisque si Le Minh, à partir de ses Tableaux, ne
travaille plus qu’en noir et blanc, Gronon, avec ses Versos, vient à la couleur.
59
antérieur. Le plagiaire, qui succède au peintre, ne porte plus en lui de passions,
mais plutôt cette immense encyclopédie dans laquelle il puise.» 12 Comme si ces
listes où s’additionnent les noms et les visages étaient une explication du désir
de Le Minh, qu’habite face aux images un «sentiment de déjà vu»13 , de ne rien
inventer et de faire circuler à nouveau des œuvres déjà réalisées par d’autres. Et
e-bay, nouveau marché aux puces international sur lequel Le Minh achète une
partie de ses photographies (pour les oeuvres Re-play (After Christian Marclay),
Marclay ayant trouvé les siennes dans des marchés aux puces berlinois, et I’ll be
your mirror), est aussi le lieu de tous les étouffements et de tous les recyclages.
Ce qui caractérise les pratiques du détournement et que l’on retrouve ici encore,
c’est la perte de l’aura – perte liée, on le sait, à l’apparition de la photographie.
Un moment d’interrogation. Sur les notions d’auteur et d’originalité – liées depuis
des siècles à la valeur (à la fois matérielle et symbolique) de l’œuvre. This is the
artist est en effet, plus qu’une réelle analyse de l’image comme partie prenante
du discours des artistes (ce serait un autre projet), une entreprise de banalisation
et d’uniformisation de ces derniers, souvent peintres (ainsi ces photographies
d’artistes enfants, dans le chapitre «in his early year», qui ressemblent à n’importe
qui, où pourrait être introduit n’importe qui), et une mise à distance critique du
modernisme (telles ces images d’artistes pensifs dans «doubting, thinking, trying
to understand»). De même la petite peinture d’après Frank, à l’huile sur toile
et d’une maladresse voulue (et qui s’allume dans le noir !), semble moquer ce
medium, la peinture, dont le lien à la photographie est au cœur des réflexions
de l’artiste, qui se souvient avoir suivi à Arles un cours sur Richter et Polke de
Christian Milovanoff, qui a lui-même de 1980 à 1986, avec un ensemble de
photographies de fragments de tableaux qui tend vers l’abstraction, revisité le
Louvre14. Parmi ses contemporains qui pratiquent la citation on pense encore
une fois à Monk, grand amateur lui aussi d’objets remis en circulation (œuvres
d’artistes, dessins ou photographies amateurs) qui se moque avec légèreté de
peintres qui se sont fortement mis en scène – de Pollock évoqué dans My name
written in my piss (1994) à Mondrian (1995) dans Me up a tree similar to one
painted by Piet Mondrian in about 1915.
Au-delà de ce dialogue avec les œuvres des autres (finalement aujourd’hui assez
attendu), c’est davantage la multitude de liens entre les oeuvres qui frappait dans
l’exposition du Wharf. De nombreuses productions de l’artiste semblent en effet
se faire écho, se répondre : s’y lisent d’autres dimensions de l’oeuvre. Ainsi Just
an Illusion (After Ed Ruscha) suspendu dans l’espace sur un fil et le mot «Words»
12
Sherrie Levine, Five Comments (1980-1985), in Blasted Allegories, An Anthology of Writings by Contemporary
Artists, Cambridge, MIT
Press, 1987, p. 92 : «The world is filled with suffocating […] We can only imitate a gesture that is always interior,
never original. Succeeding
the painter, the plagiarist no longer bearswithin him passions, humors, feelings, impressions, but rather this
immense encyclopedia from
which he draws.»
13
Isabelle Le Minh, texte non publié (sur la série Trop tôt, trop tard).
14
Christian Milovanoff, Le Louvre revisité, Paris, Contrejour, 1986.
60
dans l’œuvre Wor(l)ds sont liés au (et comme issus du) petit tableau, Words of
light, reprenant une image de Frank, qu’elle considère comme un manifeste, où
celui-ci a réuni deux 15 de ses photographies à l’extérieur sur un fil à linge (une
œuvre des Americans, Political Rally, Chicago de 1956, et une, énigmatique,
noire, où se détache le mot «Words»). S’y dit l’intérêt de Le Minh (qui use dans
ses œuvres de plusieurs langues, qui ont baigné son enfance – français et
allemand dans Re-play ou anglais dans This is the artist -, et a suivi avec intérêt
des cours de sémiologie) pour les mots, inscrits aux versos des Tableaux, au
dos des photographies dans Re-play ou qu’elle écrit elle-même, sur tous les
supports. Force des mots, derrière lesquels disparaissent les images (Words
comme un équivalent de Worlds ?). Réflexion en tous cas sur la distance du mot
à l’objet (le référent) et de l’objet à sa représentation.
Lié à cette réflexion, dans un autre groupe d’œuvres, l’intérêt de l’artiste pour
le trompe-l’œil (cette illusion): cette peinture rejouant une photographie, donc,
Words of light, renvoie aux photographies produisant des peintures de la série
des Tableaux mais aussi aux photographies de parquet posées sur le parquet
dans Nothingness/ Ball of nothingness. Chez Le Minh, qui encadre de blanc
les œuvres qu’elle emprunte, rien cependant d’une idéologie de la tautologie
mais un regard porté sur la photographie, objet choisi car, écrit-elle, il «nous
fait sans cesse hésiter entre le doute et la croyance (au monde / en l’image)»16
. Questionner le réel représenté, donc, le cacher (et non le révéler, ce que l’on
attendrait de toute photographie) jusqu’à le perdre presque avec ses Tableaux,
dont elle dit qu’ils sont issus et de l’oeuvre de Gronon et du dos d’un tableau du
radicalement abstrait Josef Albers rencontré dans un numéro des Cahiers du
Musée national d’art moderne.
Un autre groupe se décèle encore : des œuvres qui ne livrent que leur dos, dos
de tableaux, donc, dos de photographies dans Re-play, dos d’un homme dans I’ll
be your mirror (comme s’il fallait toujours se rendre de l’autre côté des images).
Tourner le dos, c’est être absorbé, mais c’est aussi aspirer à autre chose, se
projeter autre part, introduire un ailleurs, un mystère, mettre en place un dispositif
d’attente – le mot «soon» (bientôt) ne constitue t-il pas le titre de l’exposition
au Wharf ? Le dos est le lieu du secret, il est celui de la mélancolie. L’œuvre
de Le Minh, ludique, si proche parfois de celle de Monk, se distingue par cette
forte mélancolie, qui l’emmène loin des années 1960, des arts conceptuels et
pop qu’elle cite à l’envie. La figure de dos ou Rückenfigur peuple l’histoire de la
peinture et de la peinture romantique en particulier - pensons à Femme dans le
soleil du matin (1810, Essen, Museum Folkwang) et à tant d’autres œuvres de
Caspar David Friedrich, qui ont entouré la jeunesse, passée pour partie dans
la campagne allemande, de Le Minh. Ces personnages de dos manifestent la
distance qui les sépare du monde. Ils frappent aussi par le refus qu’ils opposent
à celui qui les regarde (où l’on pourrait retrouver quelque chose de l’artiste, qui ne
15
16
Il existe une autre image dans laquelle trois photographies sont suspendues.
Isabelle Le Minh, texte (2004) non publié (sur l’œuvre Art plastique).
61
livre presque rien d’elle). Le personnage de dos renvoie au caractère précieux de
l’humanité, à sa mortalité. Dans le théâtre kabuki japonais, l’acteur tourne le dos
et reste immobile pour représenter un personnage défunt. Et cette morbidité est
présente dans l’œuvre, souvent en noir et blanc, de Le Minh qui avait pris pour
sujet, à ses débuts, en 1996, tel Eli Lotar, un abattoir – et toutes ses premières
photographies sont d’une grande tristesse (de Parures, de 2000, photographies
de décharges et d’une usine désaffectée, à Death after death, de 2005, autre lieu
à l’abandon pris pour cible, une morgue en ruine, évoquant les pires cauchemars).
Le fameux liseré noir de Cartier-Bresson qu’elle reprend tel quel dans Trop tôt,
trop tard y devient le contour d’un faire-part de décès. L’œuvre entier (où l’autre
côté, c’est la mort) se fait vanité. Les photographies retournées dans Re-play
forment, grâce à leur couleur plus ou moins jaunie, le mot anglais MORE, à
écouter en français («mort») et à comprendre, alors qu’elle nous montre le moins
possible, comme une mise à mal de son signifié, procédé évoquant chez Ruscha
un pastel de 1977 où le mot «millions» est inscrit en tout petit sur fond vert : s’y
lisent avant tout le manque et la perte.
L’œuvre de Le Minh est habité par l’absence. L’absence de figures, l’absence de
corps, soustraits au regard : corps représentés (dans les tableaux de dos), corps
photographiés, dans Re-play et I’ll be your mirror (le jeu ayant consisté dans le
retournement, au moyen de Photoshop, d’une image – montrant un photographe
de dos, un enfant de face -, l’homme restant invisible, derrière l’appareil, et le
visage de l’enfant disparaissant) ou Trop tôt, trop tard (où elle fait disparaître des
individus isolés - Hyères, France, 1952 – ou en nombre - Aquila Degli Abrusi,
1952 - et des animaux - ainsi le chat visible sur Manhattan, New York, 1947,
s’absente comme le coq, dont l’ombre apparaît toujours à la fin de l’animation
3D de Pathé, dans Wor(l)ds)17 . Absence de corps (qui se vérifie dans tout son
travail), présence de déchets. Dans l’exposition d’abord: les boules de papier de
Nothingness, carton de l’exposition mis en boule sur le parquet puis photographié
et photographie de parquet mise en boule et déposée sur le plancher, sans
oublier toutes les photographies abandonnées et vendues sur le net dont elle
use et Listing qui fait un énorme tas en sortant de l’imprimante. A ces déchets
répondent ceux pris pour cibles dans ses premières œuvres, des objets divers
laissés au sol de la série Gel (Ruinenfotografie) de 1993-1995 à la multitude
de sacs plastiques piégés dans des grillages et dispersés dans la nature des
oeuvres Art plastique et Parures (2000) qui évoquent les travaux de la même
année de Zoe Leonard18 , des photographies prises à New York d’arbres auxquels
des sacs sont accrochés, dont le sujet, comme l’a écrit Elisabeth Lebovici 19, est
17
Dans les œuvres plus anciennes fait écho aux morceaux d’animaux à peine visibles des images rouges de
la série Abattoir un Tableau
dont le sujet, invisible, est, indique le cartel, un Porc écorché.
18
Leurs œuvres ont été exposées ensemble en 2009, parmi d’autres, au SMAK, musée d’art contemporain de
Gand («Faux jumeaux 5.
Unsustainable art», 28 fév. - 30 mars).
19
Cf Elisabeth Lebovici, «The Friction of Everyday Life», Zoe Leonard Photographs, Winterthur, Fotomuseum,
2007, p. 71.
62
aussi de présenter quelque chose d’usé, d’abîmé. Où l’on peut voir que le jeu et
les plaisirs de l’intelligence sont, dans l’œuvre d’Isabelle Le Minh, accompagnés
d’une réflexion sur la représentation du réel, dans des travaux où le mot prend le
pas sur l’image, où l’on frôle par moment l’abstraction, et sur le temps, l’abandon
et la mort. Un œuvre à distance.
Lucile Encrevé
Docteur en histoire de l’art contemporain (Université Paris IV), historienne et
critique d’art, Lucile Encrevé est professeur à l’Ecole Régionale des Beaux-Arts
de Rouen après avoir enseigné l’histoire de l’art du XXème siècle à l’Université
François-Rabelais de Tours.
63
Isabelle Le Minh : The Title as the Curator’s Art Piece
64
65
ISABELLE LE MINH
Née en Allemagne en 1965.
Après avoir exercé l’activité d’ingénieur-brevets à Berlin (1989 - 1993), s’oriente
vers la photographie.
Diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles en 1996.
Isabelle Le Minh est aussi commissaire d’expositions, documentaliste en art et
intervenante en photographie.
Expositions
2011
The title as the curator’s art-piece, avec Jill Miller, Miguel-Angel Molina,
Claude Rutault, Karin Sander, Yann Sérandour, Galerie Christophe
Gaillard, Paris
Solo show, Swab, Foire d’art contemporain de Barcelone, Espagne
Art for Life, Art for Living avec Quentin Armand, Mauro Cerqueira, Jean
Denant, Raúl Hevia, Alejandra Laviada, Jonathas de Andrade, André
Guedes, Wind Ferreira, Sergi Botella et Mariana Zamarbide, Foire
d’art contemporain de Barcelone, Espagne (commissaires Laurent
Fiévet et Silvia Guerra, pour LAB’BEL)
Why din’t you make it larger ?, Galerie Christophe Gaillard, Paris,
(exposition personnelle)
2010 55ème Salon d’art contemporain de Montrouge
Manifesto, festival de photographie, Toulouse
2009
66
Unsustainable art / Faux Jumeaux, carte blanche de MichelFrançois
à Guillaume Désanges : SMAK, musée d’art contemporain de Gand,
Belgique
Soon, Centre d’art contemporain de Basse Normandie, Hérouville
Saint Clair (exposition personnelle)
2005
Tableaux , Galerie Lumen, Images du Pôle, Orléans (exposition
personnelle)
Town, town, town, townnn…, Galerie 2angles, Flers
Réseau de Galeries Basse-Normandie, CAC de Basse Normandie,
Hérouville Saint Clair, Saint-Lô et Vire
2004
Festival Images 04, Vevey, Suisse : exposition d’un projet
L’Espace d’une Œuvre, salon d’art contemporain, Chelles (commissaire
Eric Dégoutte)
Surréalisme et merveilleux en photographie, Mois de la Photographie,
Chapelle du Musée, Vire
2003
Comestible? Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, Paris
(commissaire Jean-Michel Ribettes)
Réseau de Galeries Basse-Normandie, CAC de Basse Normandie,
Hérouville Saint Clair; Bayeux et Avranches
2002
Entre-Laps, Station Mir, Hérouville Saint Clair
La Micro, Château de Morsang-sur-Orge (Jeune Création)
Complex-Tri #4, L’Hôtel, Galerie de l’Ecole des Beaux Arts de Caen
100 ans du Musée Gustave Moreau, exposition clandestine au Musée
Gustave Moreau, Paris, à l’initiative de Laurent Marissal
Réseau de Galeries Basse-Normandie, Centre d’art contemporain de
Basse Normandie, Hérouville Saint Clair
2001
Un certain regard sur la nature, Semaine des arts actuels, Abbatiale
de Bernay
Salon de la Jeune création, art contemporain, Grande Halle de la
Villette, Paris
La Micro, Local 77, Paris
2000
Mois Off de la Photo, Pantin (exposition personnelle)
Parures, Local 77, Paris (exposition personnelle)
Rencontres Photographiques d’été, Galerie du Moulin du Roc, Scène
nationale, Niort
Salon de la Jeune création, art contemporain, Espace Eiffel Branly,
Paris
La moindre des choses, Maison du Off, Rencontres Internationales de
la Photographie, Arles (commissaire Christophe Laloi)
Salon de la Jeune Peinture, art contemporain, Espace Eiffel Branly,
Paris
1998
1997
1996
La perception et la représentation de l’espace, Maison des Rencontres
Internationales de la Photographie, Arles;
Ecole des Beaux-Arts de Gloucester, Grande Bretagne
Ça a été, Galerie Jacques Barbier, Paris (commissaire Cécile Marie)
Vitrines éphémères, Avignon
Distinctions
2011 Aide à la première exposition du Ministère de la Culture, Centre
National des Arts Plastiques
2009
Aide individuelle à la création du Ministère de la Culture, DRAC de
Basse-Normandie
2004 Allocation d’installation du Ministère de la Culture , DRAC de BasseNormandie
2003 Prix Trafik (1er prix), prix de photographie plasticienne, jury présidé
par Jean-Michel Ribettes
Aide individuelle à la création du Ministère de la Culture, DRAC de
Basse-Normandie
67
2000
1997
1996
Prix Jeune Création 2000 (1er prix , art contemporain)
Nomination à la Bourse du talent, (paysage, espace, architecture),
photographie.com
Résidences photographiques d’Eté de Niort
Nomination par la Fondation Mécénart Aquitaine pour le projet Carte
Blanche à dix Jeunes Artistes
Prix Broncolor (2ème prix, ENSP)
Commissariat d’expositions
Bucoliques : Saâdane Afif, Pierre Ardouvin, John Baldessari, Delphine Coindet,
Maïder Fortuné, Pekka Jylhä, Estelle Lecoq, Pierre Malphettes, Didier Marcel,
Françoise Pétrovitch, Qubo Gas, Werner Reiterer, Samuel Rousseau, Joe
Scanlan, Corinna Schnitt, Charlotte Sens, Abbaye du Valasse, Parc Eana,
Gruchet-le-Valasse, 2008 ; co-commissaire : Catherine Schwartz.
Semiose éditions, Prints, books and things by Anne Brégeaut, Peter Downsbrough,
Jean Dupuy, Yvan Le Bozec, Françoise Pétrovitch , Bruno Rousselot, Taroop &
Glabel, Vladimir Skoda, Willem, Petite Galerie de l’Ecole Régionale des BeauxArts de Rouen, 2006 : exposition de multiples, co-commissaire : Catherine
Schwartz.
Entre-Laps, Station Mir, Hérouville Saint Clair, 2003 : de l’image comme moyen
de résistance face aux stratégies de communication et d’information des médias
dans l’ère hyperindustrielle; avec des oeuvres de Marie Le Mounier, Serge Le
Squer, Frédéric Sautereau, Ken Koblan et un concert de Parcy et Monie.
Evidence, Arles, 1996 : la photographie de presse comme support d’évidence
de son ambiguïté ; commande pour Joan Fontcuberta, directeur artistique des
27èmes Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles (catalogue) ; cocommissaires : Ana Malagrida et Bruno Arbesu.
Tadashi Ono - Photographies en Egypte, Galerie Aréna, Arles, 1996 (affichecatalogue).
The Far and the Near, Lumière Gallery, Winnipeg, Canada, 1995: exposition
itinérante dans 9 villes du Canada jusqu’en décembre 1996 en collaboration avec
le réseau de l’Alliance Française au Canada et avec le soutien de l’AFAA ; cocommissaire : Marie Le Mounier.
Travaux En Cours Extra-Muros - 17 jeunes photographes d’Europe, d’Afrique
et d’Amérique, 26èmes Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles,
1995: exposition réalisée avec le soutien financier de la société Kodak et du
Conseil Général des Bouches du Rhône; co-commissaires : Marie Le Mounier,
Ana Malagrida et Hélène Zuccaro.
68
Publications
Réalisations spécifiques destinées à l’édition:
Complex-Tri, n°4, revue éditée par Sophie Aumont et la Station Mir, Hérouville
Saint Clair, 2003
Reflets Basse Normandie, janvier 2002
Carnets de bord, Festival des écritures : « le mouvement », Centre Régional des
Lettres de Basse-Normandie, éd. Isoète 2000
L’insoupçonnable, Art et Manufactures remarquables en Pays d’Arles, éd. CCI et
ENP, Arles, 1995
Noir & Blanc, no.20, mars-avril 1993
Camera Austria International, no.39, été 1994
Publications dans la presse:
Libération, 2001 (une et cahier : photographies destinées à illustrer un article sur
la « vache folle »)
Le Mois à Caen
Textes écrits par l’artiste
« Trop Tôt, trop tard -After Henri Cartier-Bresson », Catalogue du festival
Manifesto, Toulouse, 2011
« Semiose éditions, Prints, books and things by artists », Paraître (journal de
l’Erba de Rouen), 2006
« Un certain regard sur la nature », catalogue de la Semaine des Arts Actuels,
Bernay 2001
« Evidence » in Réels, Fictions, Virtuel, cat. des 27èmes Rencontres Internationales
de la Photographie, Actes Sud, Arles, 1996
« Tadashi Ono, Photographies en Egypte » (texte de l’affiche-catalogue) éd.
ENP, 1996
Articles sur le travail de l’artiste
Anaël Pigeat : « The title as the curator’s art-piece » Art Press, n°378, mai 2011
Lucile Encrevé, « Isabelle Le Minh : un jeu mélancolique », Catalogue du Wharf,
Centre d’Art Contemporain de Basse-Normandie, parution en 2011
Benoît Blanchard , « The title as the curator’s art piece », Revue.net, 21 février
2011
Marc Lenot, lunettesrouges.blog.lemonde.fr, « Miroir, peinture et effacement »,
02 octobre 2010 et « Salon de Montrouge » , 03 juin 2010,
Emmanuelle Lequeux, Catalogue du 55è Salon de Montrouge, éditions Particules,
mai 2010
Christophe Domino, 60 aides à la création, Haute et Basse-Normandie, 2006
Eric Degoutte, « L’espace d’une oeuvre… Images émergentes », journal du Salon
d’Art Contemporain de Chelles, 2004
Xavier Alexandre, « Isabelle Le Minh, artiste photographe », Ouest France, 11
mars 2003
Bénédicte Ramade, Catalogue Jeune Création, 2000
69