Gauguin, Paul (1848-1903). Noa Noa (Edition définitive) Paul

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Gauguin, Paul (1848-1903). Noa Noa (Edition définitive) Paul
Noa Noa (Edition
définitive) Paul Gauguin
; bois dessinés et
gravés, d'après Paul
Gauguin, par Daniel de
Monfreid
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Gauguin, Paul (1848-1903). Noa Noa (Edition définitive) Paul Gauguin ; bois dessinés et gravés, d'après Paul Gauguin, par Daniel de Monfreid. 1924.
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NOA
NOA
LES
G.
ÉDITIONS
DU MÊME
AVANT
CRÈS
C 1'
ET
AUTEUR
ET APRÈS.
dessins du manusAvec les vingt-sept
crit original.
Un volume
in-8° carré, couverture
illustrée,
sur beau vélin
»
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imprimé
Il a été tiré
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vélin
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Un volume
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Ma»
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DE MONliminaire
de VICTOR SEGALEN. Avec
Hommage
de PAUL GAUGUIN.
phototypies
d'après des tableaux
LETTRES
FREID.
huit
pur
GAUGUIN
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Tous droits de reproduction, de traduction
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et d'adaptation
4-
PAUL
-f*
GAUGUIN
NOA
NOA
ÉDITION
BOIS
DÉFINITIVE
DESSINES
D'APRÈS
PAR
ET
PAUL
DANIEL
DE
GRAVES
GAUGUIN
MONFREID
PARIS
LES
ÉDITIONS
21,
RUE
G.
CRÈS
HAUTEFEUILLE,
MCMXXIV
VIe
ET
O
IL
A
DEUX
VINGT
VÉLIN
ETE
TIRE
CENTS
HORS
PUR
FIL
:: DE 1 A 180
N°
DE
CET
OUVRAGE
EXEMPLAIRES
(DONT
COMMERCE),
SUR
LAFUMA,
NUMÉROTÉS
ET DE 181
A 200
::
NOTE
Le texte
par
de La Plume,
du départ
suite
DES
ÉDITEURS
celui
de Gauguin,
de La Revue
blanche,
n'a pu
corrigé
lui.
par
Le texte
être
aux lecteurs
définitif
que nous offrons
Il est de
de celui des éditions
diffère
précédentes.
: La Mémoire
liminaires
Gauguin,
sauf les Pages
et l'Imagination,
le Chapitre
et les
70r .• Songeries
Poèmes
qui
sont
de Charles
Morîce.
LA MEMOIRE
La
mémoire
d'un
ET L'IMAGINATION
peintre,
attestée
par
des témoi-
et par le plus simple récit*
d'un poète qui rêve, parmi les oeuvres
L'imagination
du' peintre,
en l'écoutant,
les paysages
et les visages
et qui de telles rêveries
desquels celui-oi s'inspira
peu
gnages plastiques
à peu vérifiées
La
mémoire
oeuvre
à son tour
et l'imagination
oeuvre
d'un
d'art.
peintre
et d'un
l
2
NOA
NOA
poète ont fait ceci, par l'unité concertée de deux volontés éprises du même objet et dans la foi profonde
qu'un seul art fut d'abord et que l'avenir des arts est de
selon le sortilège de quelle arabesque ? à
de ce triomphal accord, pour renouveler la
merveille réunie des gloires de tous les jardins en un
bouquet ; — but comme ineffable et pourtant certain
— dont ce livre à voir et à lire n'est l'indication qu'au
recourir,
l'instant
où la prière en montrant
et peut-être!
de ses
deux mains jointes le Chemin du paradis, l'entr'ouvre
dans l'âme des Saints.
titre
CHAPITRE
PREMIER
SONGERIES
« Il
est extraordinaire
mettre
tant
de
puisse
dans tant d'éclat. »
Stéphane
qu'on
mystère
MALLARMÉ (Écouté).
du Maître, un curieux — ami attendu —
dont la porte entr'ouverte
invite ;
pénètre dans l'atelier
et dès le seuil, le visiteur
reste immobile,
s'étonnant
En l'absence
des murs.
NOA
4
Il
hâté
s'était
NOA
de venir,
passionnément
aussi de voir l'oeuvre
peureux
guin, 1'OEUVRE TAHITIENNE, fruit
dans
vaux
et de rêves,
avait
à tous
peur)
de ne pas comprendre,
là-bas,
même
risques,
les yeux
jeunesse et de soleil
leur clarté,
s'étonnait,
qu'il
ces splendeurs
les ont
élémentaire
les
l'esprit
fête de
dans
jusque
s'éblouissait
de toutes
absolues
simples,
des souffles
lointains
vivantes
d'une vie à la
apportées,
et fastueuse,
c'est la tranquillité
de
à l'étrange
vision
la simplification
dans
formes
même que l'intarissable
Après
inquiétants
encore
gonflées
c'est
si profonde,
révélant,
par d'in-
ne persiste.
qui donne
l'atmosphère
projette
la jouissance
et calmes,
occident
Dans ces toiles
sité
la
(d'où venait
interdit
à son
longtemps,
qu'il
singulières
de notre
qui nous
à fonds
il
et, prudent,
inductions
frais,
fois
de tra-
de probabilités
; il venait,
cette
francs, et voilà, devant
discrètes
où rien
I'ILE
années
à celui
de faner à l'avance
imagination
de Paul Gau-
nouvelle
de trois
désireux,
l'infini
une inten-
des lignes
et c'est
du mystère
en le désignant,
lumière,
qui
en le
irradie.
les
éblouissements,
premiers
le
étonnements,
curieux
cède
au
les
premiers
charme
d'errer
seul
en rêvant,
dans ce rêve
pour s'y familiariser,
Et peu à peu les commentaires
d'inconnu.
subtils, les
interprétations
ingénieuses
qui
prétendent
substituer
5
SONGERIES
au regard
de l'artiste
conquérant
du critique,
étapes successives
saient
le
par
chemin
des
le geste démonstratif
le conduide l'initiation,
nécessaires
erreurs
à la
pleine lucidité ; retour au point innocent de départ, qui
accomplus ou moins lentement
comporte l'évolution
plie d'une sinueuse arabesque
Il écoutait chanter dans ces couleurs
rente d'une race prompte
l'âme transpa-
au rire, au plaisir,
amoureuse
et légère, entêtée et chandes jeux de la
et le jouet
geante, toute naturelle,
avec le
lumière ; gaie avec le matin et tremblante
de la nuit
soir. Mais vite elle oublie les terreurs
aussi
du repos,
sensible
la joie nue de vivre libre dans la clémence de
l'air, dans la caresse des herbes douces, dans la vode fleurs,
lupté du bain. Elle danse, elle se couronne
elle chante. La mer dont elle préfère le blanc rivage
pour
aux
ténèbres
des forêts,
de corail,
accompagne
ses brises
fraîches
Et
faite
c'est
une
du travail
inutile,
gueurs
sourdement
l'Iméné
et baise de
du plaisir et du soleil.
parfête, une ignorance
perpétuelle
que les générosités
qu'engourdiraient
de la sieste. — Tahiti ! l'île
ainsi
ses récifs
avec
les brûlures
de l'ennui
les voyageurs
la voici telle
reux
la mer, jolie
nous ont rapporté
de la nature
bien vite
les lan-
mal explorée
gravement,
font
dont
des fables,
que nous la montre un peintre, amoud'elle, — la voici avec sa race, la plus
NOA
6
belle
avec la richesse
du monde,
ses arbres
dont lés noms
sas et palmiers,
terre
disent
inouïe
de sa flore,
la beauté,
déjà
de
mimo-
tamaris.
hibiscus,
vraiment
Est-elle
NOA
? Nave
ce paradis
nave
:
fenua
délicieuse...
Le peintre
Et pourquoi
ne nous ment-il
le croire?
?
jamais
dans le même
décor un autre,
sans doute, eût entendu d'autres paroles...
— Par quelle mauvaise indépendance
d'esprit
au lieu
d'écouter
en des
sa voix
résonnances
comparaison
Un
autre
qui n'ont
?
fonds,
humaines—
eût éteint
statuaire
animale,
ne l'est-elle
cette
race ancienne,
sol trop
rideau
Un autre,
absents
à l'énigme
brillant
les
— s'agiter
: morte,
en effet,
pas,
ne va-t-elle
pas
ou
aux
décimée
sources
poursuivi
par
les
par
ou
fantômes,
mortes
énervée
des
formes
de leur
majesté
de
l'incendie
plans
les flammes
brûlées
complaisant,
ou atteinte
des termes
premiers
dans la tragique
rante,
latin?...
aux
cuivrées,
s'immobiliser
soleil,
pas vibré
pour en réserver
laissant
sur ce
tropical
chercherais-tu
puissante,
ample
ou mou-
disparaître,
mollesses
les flèches
d'un
du
de sa vie par le poison
ou protégé
par la souve-
1
SONGERIES
d'un
hantise
raine
type
classique
de beauté,
en eût
dans nos âmes, dans nos
permanent
d'un idéal qui nie le nôtre,
yeux violés par l'insolence
elle
de cette Vénus noire, si robuste qu'à plusieurs
assuré le triomphe
et grossière
semble
brutale
charme
dangereux...
: il nous en eût caché le
Un autre encore
épris
seulement
de vérité...
Et chacun,
selon
sa loi, tous mentiraient
également
place en face
à ton désir, si tu prétends usurper leur
de cette vérité qui varie selon les âmes, et en recevoir
l'impression
soleil
directe.
qui éclaira Gauguin
peintre,
l'oeuvre
les rayons même du
t'échauffent
à ton tour et fais,
Que plutôt
d'art
qui te satisfasse,
ou ne l'espère
de personne.
de compréhension
:
définitive
Alors cette oeuvre-ci, que voici devant toi, sera pour
toi, La NATURE. Tu n'en verras point de plus sensible
On attend
l'instant
si tu n'es prêt à tenter
Pour
la réalité
deux paires
d'yeux
Mais, maniaque
la traversée
longue.
en soi, que t'importe-t-elle,
ne l'ont
jamais
puisque
vue identique ?
un peu de la manie
bizarre,
et de ce
temps, qui aux artistes demande compte bien moins de
ce qu'ils ont fait dans leur indépendance que de — je
8
NOA
NOA
ne sais quel produit
d'eux, tu dis encore
m'y fier et trop
l'artiste
audacieuse
le soleil,
avec
l'invention
et
le
j'ai
songes sous cette
— Non.
sais
entière
tifs,
bien,
chis ensuite
force
résume
créatrice
la nature
que
s'adressent
d'une
matériels,
objecRéflé-
sa révélation.
des
par
la
La
création
du
dans
lois
nécessaires
échos.
qu'un
création
est
artistique
en ses diverses parties.
peintre
de
se renvoient
des rappels,
quand
une liberté
Tahiti
que ses diverses
harmonique,
de significatifs
il agit,
générale,
elle-même,
: harmonie.
rigoureusement
autres
faire
peut
si elle est harmonique
Or, vois
seulement
prix
lui-même
à la nature et
appartient
de création
dans l'ensemble
individuelle
seulement
bonne
qu'au
qu'il
il crée, comme
limitée
de ses
les fantasmagories
avec les éléments
de la force
énorme
mot
de
: Tahiti.
d'abord,
de son art l'artiste
que,
droit
de
par
trop dominée
discuter
l'arbitraire
l'initiation
étiquette
familiarité
de collaboration
la part
selon quoi il groupe
caprice
Tu
d'exiger
qu'on se croit en droit
: Je sens ici trop copieuse pour
Le
parties
des unes
drame
est
aux
et le décor
Ce paysage te garantit
l'authenticité
et cet arbre te jure que voici bien
de cette figure,
cette figure, cet arbre et cette
la Mer. Ce paysage,
ne font
qu'un.
mer témoignent
par
leur
harmonie
que la
composi-
9
SONGERIES
tion
de l'oeuvre
est juste
: que la création
artistique
est bonne.
: S'ensuit-il
que cette création
m'interromps
au sujet indiqué par ce nom de lieu :
corresponde
Tu
Tahiti ?
— Oui.
Gauguin l'a vue,
que la constance
Comme
sincérité
avec la constance
d'une
de ses harmonies
nous
Tahiti, par une figuration,
par une transen un tempérament.
de la réalité objective
position
plus ? VoulaisQue te faut-il davantage et qui pourrait
affirme,
voici
dans
tu donc que le peintre déplaçât pour te l'apporter
ses mains cette réalité
objective?
Quelques gouttes
d'eau salée et des feuilles de Pandanus ? Il eût fallu
déplacer aussi le soleil peut-être ?
La nature ne nous laisse lui dérober
boles : l'idée, la sensation,
le sentiment
que des symque nous avons
d'elle voilà
nous
tout ce que nous possédons et voilà ce que
nommons la réalité, — une fiction multiforme
!
Pour
le prétexte
essentiel
de cette fiction,
pour la
NATUREen soi, elle se réserve hors de nos atteintes,
bien qu'elle feigne de se donner — eucharistique,
l'inéde compuisable ! — toute à nous en nous permettant
munier
à tenter
tous à son secret
de lui
osons l'impossible
faire
infini.
violence
conquête,
Nous ne gagnons
rien
: chaque fois que nous
notre imnous vérifions
10
NOA
NOA
même des siècles,
C'est l'enseignement
puissance.
qu'on ne prend rien à la NATURE avec les mains : nul
autre
recours
que de la recréer
notre
intelligence,
et
par notre sensibilité
nous apparaît. Dans les
les bêtes, les fleurs, les
telle qu'elle
chefs-d'oeuvre
images
de nos musées,
à celui qui sut les peindre
appartinrent
quel Diogène
a donc dit que les lions volés pour
au désert sont moins notre propriété
ménageries
nous ne sommes
rendre
leurs
la leur,
domestiques
cage ? Sans compter
beauté
: mais
et qu'enfin
nos
que
nous faut nous
puisqu'il
dans la
pour les garder
que les lions captifs perdent leur
la mort
ne tarde pas à nous les
reprendre.
la conquête
Seule légitime,
une.vertu
d'immortalité.
. Pourquoi
— Parce
11 t'apporte
le croire
de l'artiste
seule recèle
? disais-tu.
qu'il est le maître
la nature vivante.
de la vérité,
L'invention
de la vie.
que tu lui
dont tu te défiais, c'est précisément
l'âme
c'est la chaleur
de son oeuvre, le souffle qui la vivifie,
aux fleurs coupées, tôt
et c'est l'eau qui manqueraient
reprochais,
desséchées.
comme
C'est l'invention
qui fait la vie de l'Esprit
elle fait la vie des oeuvres, l'invention
qui circule comme un sang dans les éléments empruntés par
l'imitation
à la Nature.
— Voici donc Tahiti,
fidèlement
imaginée.
11
SONGERIES
de l'eau
Voici
seront
toujours
Voici
Tahiti,
qui ne tarira
vertes.
pas, voici
— plus
délicieuse
; la vision d'un artiste
sensuelle
et mystique.
des feuilles
un esprit
aux yeux
sibilité
qui
et une senà l'âme
clairs,
hors du monde, dans le ciel de la
Quelque part,
joie et de la beauté, c'est jour de suprême
épiphanie
quand
un grand
artiste
qu'une
des innombrables
quand
l'artiste,
par elle,
vivant
sa mère
: quand
geants
a couronné
enfant
lui-même
d'elle,
se lève pour
la Nature
dans l'oeuvre
Et peut-être
recherchée,
oeuvre,
belles
figures
de son mystérieux
son énigme
de son génie quel-
à travers
retrouvée
de la NATURE, nourri
laisse
la beauté
dire
un des aspects
visage
éterniser
de
chan-
le mot
de
d'Art.
l'oeuvre
par un autre
enchaînerait-elle
de la NATURE;
à la
d'un
Art,
la nature
Art pour une autre
première
une
seconde
épiphanie.
ne serait-elle,
Pourquoi
la Nature ? .
cette
OEuvre-ci,
pour
toi,
NOA
12
Avec un esprit lucide
exhale :
Nave nave fenua.
Terre
délicieuse.
NOA
et docile,
médite la vie qui s'en
Noanoa.
Terre
odorante.
de je ne sais quelle horreur sacrée que
odeur de joie
Autrefois,
je deviné vers l'immémorial
que je respire dans le présent : et cette joie et cette
horreur condensées dans les ténèbres parfumées et proDélice relevé
fondes
de la forêt
où les sèves perpétuelles
célèbrent,
loin de tous regards, une fête énorme de luxuriance
;
et cette horreur et cette joie incarnées dans l'Eve puissante, fille dorée de ce soleil et de ce sol, qui mêle les
parfums du santal et de toutes les fleurs à ceux de sa
fière
animalité.
La vie quotidienne,
en attitudes pittoresques
et gaies
dans la beauté de leur nécessité, varie sur ce thème de
charme
inquiet.
La vie s'éveille, au matin,
la terre et du soleil, comme
riant.
Le Plaisir
dans la belle humeur
elle s'était
est la seule affaire,
de
en
endormie,
et le travail lui-
13
SONGERIES
se fait
même
plaisir
: d'exercer
sa force, de montrer
un ami. — La sagesse aussi doit
son adresse, d'obliger
aux veillées
et la fanêtre un jeu, jeu de vieillards,
taisie sans doute aussi d'avoir
peur, de rien, jeu de
femmes.
Près
de la case en bois
de bourao
la forêt
com-
et des femmes,
et des hommes
mence, la fraîcheur
tane, vahiné sont là, groupés épars, affairés, reposant
et le rire voltige.
déjà, buvant, bavardant,
Au loin, la mer, égayée de frêles pirogues
indolemment vites, que des jeunes gens dirigent tantôt à la
du corps, et
pagaie, tantôt par de simples déplacements
leurs paréos
cuivrées
bleus et blancs, et leurs poitrines
dans la clarté de l'air et leurs dents luisent dans
brillent
l'éclat
du rire.
de se baigner,
de hasard,
Sur le bord
deux
soeurs qui viennent
couchées
en de voluptueuses
d'hier et projets
amours
parlent
attitudes
d'amour
: « Eh quoi? tu es
la rive, un jeune
jalouse ! » A quelques pas en suivant
de force et de grâce, tranche à coups
tane, admirable
de demain.
Un souvenir
dé hache un tronc
dispose
d'arbre
les éléments
est nue
jusqu'aux
sa pose
animale,
les divise
; sa vahiné,
d'une
hanches
brève
dans la barque,
traversée. La femme
et penchée,
quasi-quadrupède,
une
garde
étrange
dans
élé-
gance.
Là-bas,
vers
l'intérieur,
dans
une maison
maorie,
14
NOA
ouverte
NOA
une femme assise sur ses jambes,
le coude au genou, les lèvres enflées de colère, boude,
seule au moins depuis cinq minutes,
au moins pour
d'après-midi,
cinq minutes encore.
L'heure de la sieste a passé, l'heure longue de morne
incendie
où la vie vaincue
déserte l'île enchantée.
Avec
le crépuscule
agitation d'immense
qui
tombe,
volière
la lune
cisèle.
du jour
les poursuivent,
de partout
sourd
une
dans les demi-ténèbres
que
hommes
danse, on chante : les
accroupis au pied des arbres, les femmes, dans l'espace
libre, comme dévêtues de blanc, et les dernières clartés
chantent,
au geste
On
se jouant
autour
d'elles.
Ils
elles miment,
selon le rythme
des chants,
de leurs jambes, de leurs
bras, l'amour
et qui va venir avec la nuit...
qu'elles invitent
... Avec la nuit lourde pourtant
du vol des démons,
des mauvais génies, des esprits des morts, les tupase dresseront,
à l'heure
les lèvres
qui tout
blêmes et les yeux phosphorescents,
près de la couche
où les cauchemars
ne laissent pas seules les fillettes
paûs
tôt nubiles.
II
Le charme,
de la Forêt
la majesté,
accueille,
la luxuriance,
l'enivrement
attire, enlace de ses fortes et
SONGERIES
dangereuses
la montagne
15
caresses le pèlerin en route
qui touche le ciel.
vers l'Aroraï,
NOANOA!
Nulle
vie animale.
Plein
silence.
Mais
quelles
har-
dans les parfums naturels qui grisent
dans l'éclat
l'artiste
voyageur ! Que de beaux fruits
des fleurs!
Ses
des fruits,
des feuilles,
polychrome
monies violentes
encore des constantes
splendeursyeux, émerveillés
à nuits,
à journées
humaines
contemplées
pleines,
si chastes d'être si naïves, évarepus de sensualités
guent
parmi
cette
Beauté féminine,
Et
joie
des plantes
triomphante
c'est dans le ravissement
la
pour l'achever,
d'être l'âme de la Forêt.
de cette
vision,
de ces
de cette présence, qu'il traverse
les clai-^
souvenirs,
rières rares, les fourrés épais, qu'il gravit les pentesou lisses, s'aidant des mains, heureux
de=
abruptes
l'effort
aux parois de rochers,
aux troncs
perpétuel,
furtif sollicite
d'arbres, — jusqu'à ce qu'un glissement
non pas sa crainte vers l'anfractuosité
où le blano
ruban
d'une source
feuillage,
rieuse,
au fond
Papemoe.
luit
dans l'ombre
d'une grotte
Et s'arrêtant,
d'un
bouquet
d&
sombre, source mystéil voit un jeune être,
penché, perché, sur d'imperceptibles
degrés dans le mur
stratifié
de la montagne
habille
d&
que la Forêt
pourpre, un bel être qui boit dans sa main à la source
mystérieuse,
à la source sauvage
comme lui ! Et l'ar-
16
NOA
tiste
frémit
NOA
dans son âme à cette
apparition
la vie secrète, le.secret vivant
de Vile. — Mais la jeune
Montagne,
révèle
la complicité
tacite
et fraternelle
dénoncent
de la forêt
avertie
fille,
lui
qui
de la
par
des choses qui lui
voit, — et d'un bond
le témoin, se détourne,
s'efface au loin des rocs, des cocotiers,
des lianes qui
s'entr'ouvrent
et se referment
doucement, impénétrablement,
sur sa fuite.
III
C'est
que
le
sommet
seulement,
de la
autrefois,
montagne,
touchèrent
l'inaccessible
les
pieds
des
dieux.
Là réside
le Temple.
végétale comme dans une extase
de terreur
amoureuse, et les cimes des arbres giganau seuil de cette enceinte déserte ;
tesques s'inclinent
Là meurt
lieu
la nature
et de grandeur;
nudité
évidents
invisibles,
vestiges
d'horreur
tuaires;
cultes
de rites
mor-
des farouches
anciens.
— autrefois — les sacriLà, sans doute, eurent lieu
fices humains. Le peintre en fixe la trace par des barrières raides où, vagues et plus terribles
dans leur
imprécision,
de morts.
restent,
témoignages
sculptés,
des têtes
SONGERIES
vue la vie,
Et de ce sommet,
en bas si facile,
souvenirs
sans
frivole,
dante,
17
tant
luit
que
abonle jour,
plus vraie
qu'en ses aspects
n'apparaît
nocturnes,
alors que les rieurs de midi se taisent et frissonnent
du jour
et la gaieté
oubli.
que
tous ces enfants
Garderaient-ils,
héréditaire
des crimes
descendent
les
paûs,
les visions
vont,
quand
ment,
rôder
autour
de leur empire,
nuit
les enfants
d'hier
ou
celui
douces nuits
sable
fond
et
démons,
de minuit
qu'ils
tupas'en
les rani-
qui
où réside
le Temple, à ce lieu capital
de désolation
ce caractère
?
des meurtres
ou
qui tôt
ou tard
de leurs
serviteurs.
de
de l'Ile
qui
heureuse
? Est-ce
d'effrois
de leur
aux
le regret
entraîneront
demain
se retranchent,
enfantines
les
des jeunes filles endormies
?
la mort des dieux eux-mêmes
le remords
des dieux
le sceau
de ce sommet
malfaisants,
les
noires,
de volontaire
légers,
Est-ce
les épouvantements
donne au sommet
dieux,
sacrés?
fantômes
Ou bien serait-ce
Est-ce
un masque
semble
:
des
dans la
Est-ce
le danger
à la Peur les
livre
dans cet inépui-
histoire
instants
que
ces
imprévus
âmes
ou
sans y songer le plus pénétrant
regard et
ne lui montrent
plus, dans des yeux qui rêvent, que la
elles défient
?
énigme insondable
où réside
le temple
Est-ce sur le sommet
que la
— à
déesse de la Lune, Hina, dit — autrefois
Téfatou,
surface
trouble
d'une
2
NOA
1.8
de la terre : « Fais revivre
le dieu
mort
NOA
»? Est-ce
l'homme
là que Téfatou proféra
réponse •«Non » ?
miséricordieuse
sa
après
sa tragique
Jet
IV
! Autrefois...
Matamua
Au temps de richesse,
d'importance
sociale, de gloire
que la race autochtone
régnait dans
alors
nationale,
les lies
et n'avait
temps
des
pas encore
matamua
dieux,
sa substance
partout
mais
fabuleuse,
c'est
accueilli
!
dans
cette
à la
divinité
aux
l'étranger,
La
trouve
légende
terre
naturellement
féminine
Hina,
la
et de la pitié qu'elle fait le plus
les honneurs du passé. La lune a ses fêtes
déesse du Mensonge
volontiers
que célèbrent les baisers, les Chants, les Danses,
célèbre la Nature par d'ineffables prodiges.
Les dieux
de la Terre,
Mer et d'autres
des dieux,
pas moins
mémoire
mants,
femmes
et d'autres
ont aussi
Reine
populaire
encore,
jours.
dans les songeries
et les dieux
pour
Tahitiennes,
les majestueux
ou les douloureux
le baiser
de la
et Taaroa, le père
La femme n'en est
connaît
ou les terribles
choisies
leurs
il est vrai,
que
divin
et la
ou les charvisages
: mères
des
de la
de rigoureuses,
race et qui lui imposèrent
de cruelles
— cruelles et rigoureuses,
mais qui sait ?
obligations
SONGERIES
19
et dont l'observance
eût peut-être
assuré
son intégrité...
Des notes
nécessaires
à ce sang trop généreux
écrites par le peintre disent cela et je les relis sur les
— sur les visages des femmes —
a
peints
qu'il
visages
d'aufemmes enfants avec je ne sais quoi d'ancien,
dans le rythme de leur geste, dans
guste, de religieux,
leurs
et candides,
aigus
yeux
dans
leur
immobilité
rare.
Il
que la jeunesse éternelle
la vie s'affirme,
avec
concertent
semble
qui
de leurs
des éléments
les
caractères
diverses
en
essences, plus nécessairement
la Maorie qu'en nulle autre femme. La légèreté
de
l'air est dans son esprit, la profondeur
agitée de l'eau
dans son regard ; ses pieds
tiennent
à la terre
des
que les racines
arbres, et le feu solaire, qui a cuivré sa peau, habite
visiblement
de sa chair. A ce
ses sens et rayonne
aussi
on
solides
étroitement,
dirait,
du sang et les caractéristil'antiquité
un charme particulier,
très
ques de la race mêlent
simple sans doute, et très difficile à pénétrer — peutêtre tout à fait impénétrable
aujourd'hui
que les
fond
naturel
dieux
sont
mais
les dieux,
âme
et
une
les femmes
talgie.
morts
: car
ils
chair
restent
n'ont
les
missionnaires
pu faire aux
chrétiennes
: aux
fidèles
ont
Maories
dieux
avec une instinctive
tué
une
morts
nos-
20
NOA
Leurs
et leurs
plaisirs
NOA
terreurs
habitent
toujours
Matamua.
Telle
a vu la femme puérile
l'artiste
en qui se symbolise
toute
et majestueuse
une race antique, et il l'a
dans l'oeuvre peinte les secrets
d'exprimer
déroba au culte défunt dont elle fut l'idole et la
chargée
qu'il
prêtresse, et à la nature
tique merveille.
Il a cherché
sur
dont elle est comme la synthé-
ces visages,
où la chaleur
du sang
permet à peine aux souvenirs personnels de s'inscrire,
les traces de ce lointain
passé que la fécondité de la
terre n'a pas permis aux aïeux de Tehura
le sol par de durables monuments.
Je le vois
de fixer
sa passionnante
poursuivant
chasse
sur
au
mystère et faisant parler le silence. Je le vois contemplant cette enfant nue dans son âme et franche comme
dans son corps
elle
mais de l'extrême
et
brouille
pensées,
en dépit
mobilité
perpétuellement
unité
nuancée
non pas d'aucune ruse,
de sa fantaisie qui précipite
le
d'une
variée
de ses
kaléidoscope
succession infiniment
de caprices qu'on croirait
simultanés,
uns aux autres le passage est rapide.
Ainsi
se laisse-t-elle
aussi sans permettre
qu'en
se renouvelant
pâlir
dans l'esprit
tant
des
sans se livrer,
mais
à la gaieté — qu'elle ordonne, et
— de
sans cesse elle renouvelle
posséder
qui l'observe,
ni à la curiosité
de
21
SONGERIES
s'émousser,
ni à la lassitude
avec la trop pai-
de venir
Peu à peu se précise dans la recherche
de
et triste,
de l'artiste
le type d'une Eve délicieuse
l'Eve de qui rien ne naîtra, mais qui conclut l'alliance
de la vie et de la mort — Eve des derniers temps :
sible certitude.
robuste jaillissement
de jeune arbre
ment épuisé d'une hérédité longue...
dans l'aboutisse-
Voilà ce que ton premier regard attentif
verrait dans
cette oeuvre : et pourquoi
ne serait-elle,
cette oeuvre,
ici
pour toi, la NATURE? Pourquoi ne bornerions-nous
le chemin des erreurs
nous la dignité
Miracle
nécessaires
de la lucidité
et ne solliciterions-
pleine ?
de l'art
d'une
vrai, qui substitue l'opération
volonté sensible au travail énorme, innombrable,
inces!
sant, des forces naturelles
Et c'est que l'Art — il faut le répéter ! — procédant
de la Nature, procède comme elle.
pas seulement en ce qu'on voit
: elle est avant
d'elle, en son aspect évident, immédiat
tout dans ce que d'elle on ne voit pas, et qui est pourUne fleur ne consiste
tant dans ce qu'on voit,
pas se laisser induire
apparences.
L'artiste
et qu'il faut connaître pour ne
en erreur
par les premières
déduire
d'elle sa
qui voudra
22
NOA
NOA
au sens fort
devra donc la recréer, la reproduire
du mot, — c'est-à-dire
la prendre dans le germe pour
la suivre jusqu'à l'épanouissement
: les volutes
des
vérité
corolles
livrent
tout leur sens à qui sait les inflexions
Celui-là seul a le droit de déformer l'as-
des racines.
pect des choses pour leur faire
son rêve qui sait
et comment tout est venu de
les causes de cet aspect
tout : celui-là
aura le droit
dire
d'intervenir
créateur,
en
de sa volonté au travail
de la
l'opération
car il n'a pas fait le vain rêve de donner à
substituant
nature
l'oeuvre
un double, et cette Rose ne fut
jamais pour lui qu'un prétexte adorablement
plausible !
C'est pourquoi
dans ces décorations
tahitiennes,
vastes
de celle-ci
espaces qui tentent,
l'ambition
serait
légitime
de suspendre
toiles de chevalet...
d'harmoniques
Ecrire les vers qui pourraient
être dits pendant que
bruit magnifiquement
la grande symphonie,
je crois
déjà les lire, pris au piège de la beauté nouvelle, et quel
plus ample thème : Le RÊVEdu BONHEURdans un décor
anyzuhere
out of the world,
d'une réalité
Mais
l'abord
dans
avec le poids nécessaire
objective.
cette
réalité,
que d'ombres
si facile de ces êtres, l'énigme
! Par
réfugiée
delà
au fond
23
SONGERIES
de leurs
Comme
me
d'enfants
yeux
un -dédain de mentir
même proféré, ne saurait
tutif de secret!
l'autre
elles
aussi,
se contentent
car il est invincible
suffisant,
invitante,
n'effraye
que
désarme.
Est-ce
de cette
reur
sacrée
l'invention
et qui
! répond
surprend
vais t'aider
Et
puisque
à
tahitiennes,
ni
serpents,
en effet
défenseur
d'un
— leur profondeur.
de l'artiste
et de cette race,
recouvert
de joie ?
— Attends
l'une
: ni
nature
Et, ce que je crois voir,
leurs croient dire ?...
trer
forêts
qui,
consti-
Pro-
qui ne lasse que de splendeur,
— mais qui décourage
de faste,
fondeur
vrai
les
de se garder
négligent
et elles
fauves,
son caractère
de deux atmosphères
Ainsi
impénétrables?
incommunicable.
cacher un secret
pour
perdre
la rencontre
Qu'importe
reste
qui
et
ou le substrat
ce dessous
d'hor-
est-ce bien ce que les cou-
Gauguin
lui-même
l'étranger
dans
qui vient
ses songeries
d'en; je
à deviner.
cette
oeuvre s'ouvre
devant
toi
comme
un portique
au premier
au
pas d'une route nouvelle
lieu de s'installer
dans ta mémoire
seulement
comme
la borne
étincelante
mais
définie
où j'ai
dressé
mon
24
NOA
NOA
idéal, — tant mieux
! De ces visions
soit vivifié
qu'à son tour
rieuses,
heureuses,
mysté-
ton rêve.
de son modèle.
que tout artiste sincère est l'élève
Ainsi ai-je fait là-bas. Je tenais le pin-
ceau, les dieux
Maories
Sache seulement
Ainsi
feras-tu
la main.
me conduisaient
libre
toi-même,
vant
ces formes
peintes,
une
transposition
juste
et respectueux
leur
si tu veux
un
autre
de-
donner
par
de l'unique
aspect
vie.
Je tâcherai,
content
leur
toi, de faire que mes tableaux
la mienne là-bas — et toutes
histoire,
fois que tu désireras
aussi parler.
puisses
tera
rien:
entre
Ecoute
l'autre
Elle
l'Eve
du poème,
que tu
à mon oeuvre n'ajou-
les franges
de l'espace
où tu verras
se fera pour
les
d'infini
afin
de te conduire
et du temps,
se décomposer
qui relient
à travers
des
en circonstances
totale.
l'énigme
arbre
il
Et mon récit
eux les épisodes
par le corridor
crois.
le silence
que soulever
souvenirs
te
pour
donc.
Elle
L'accès
n'est
pas aussi
facile
que tu
est
épaisse, l'ombre
qui tombe du grand
du grand arbre qui masque
adossé à la montagne,
formidable.
est bien subtile,
très savante dans sa naïveté,
— et ce n'est pas moi qui ai inventé
tahitienne,
ce mélange
sans horreur,
divin
d'horreur
sans ténèbres,
et de joie
: mais sais-tu,
sans menaces
de jadis
—
et
SONGERIES
de futur,
sans mystère,
parfois soudainement
joie serait ?
25
sans l'intense
éclate
vie qui sourd et
— si la
de l'incertitude,
II
CHAPITRE
LE
CONTEUR
PARLE
«...
Dites,
vu ? »
qu'avez-vous
Charles BAUDELAIRE
[Le
Voyage.)
Le 8 juin, dans la nuit, après soixante-trois jours de
traversées diverses — soixante-trois jours pour moi
de fiévreuse attente, d'impatientes rêveries vers la
terre désirée — nous aperçûmes sur la mer des feux
NOA
,30
NOA
en zigzags. Sur un ciel sombre
qui évoluaient
se détachait
un cône noir à dentelles.
bizarres
Nous tournions
Morea pour
découvrir
Tahiti.
après, le petit jour
Quelques heures
s'annonçait.
avec lenteur des récifs, le cap sur la
Nous approchant
dans la passe de Papeete
pointe Vénus, nous entrions
et nous mouillions
Le premier
baie
de Rio
esprit
tagne
de cette petite
de Janeiro.
de comparaison.
aux
submergée
l'extrême
s'y
aspect
rien de comparable
rique,
C'est
jours
(sans doute),
un caractère
anciens
du
sans
mon:
déluge
les eaux : une famille
y a fait
de solitude
souche
et les
développant
l'île
mais elle garde de
et de réduction
que
de son immensité.
la mer accentue
A dix heures
à la magnifique
yeux je regardai
le sommet
d'une
ont grimpé, entourant,
Elle a continué à s'étendre,
son origine
homme
Tout
aussi
nouvelle.
verneur
île n'a rien de fée-
par exemple
seule dominait
pointe
est réfugiée
coraux
dans la rade.
sans avaries
du matin
je me présentai
chez le gou-
Lacascade) qui me reçut comme un
Je devais cet honneur à la misd'importance.
(le nègre
sion que m'avait
(je ne sais trop
pourquoi)
confiée
le
Gouvernement
Mission
Français.
il est vrai,
artistique,
mais
du nègre n'était que le synonyme
et je fis vainement
tous mes efforts
ce mot aux yeux
officiel d'espionnage
pour le détromper.
LE
partagea son erreur et
était gratuite,
personne
de lui
autour
le monde
Tout
quand je dis que ma mission
me croire.
ne voulut
bien
me devint
à Papeete
dont
l'Europe — l'Europe
La
vie
C'était
— sous
chir
bisme
jusqu'à
chercher
venait
officiers
Dans
du sno-
et grotesque
de si loin.
public m'intéressa.
Pomaré
était mortellement
un événement
le roi
ce temps-là
à la catastrophe.
tandis
ce
avec des airs
que les naturels
à voix basse autour du Palais.
s'entretenaient
la
Tout
singulier.
d'Europe,
commerçants,
fonctionnaires,
et soldats
continuait
à rire
et à chanter
les rues,
graves
encore
pas ce que je venais
et chaque jour on s'attendait
Peu à peu la ville prenait un aspect
dans
à charge.
cru m'affran-
puérile
malade
qui
vite
j'avais
aggravantes
d'une imitation
colonial,
Ce n'était
la caricature.
Pourtant
En
les espèces
31
PARLE
CONTEUR
un
rade
mouvement
anormal
de
voiles
à de brusoranges sur la mer bleue que traversaient
sous le soleil les frissons
ques et fréquentes
reprises
les habitants
argentés de la ligne des récifs. C'étaient
des îles
pour
assister
la prise
la
voisines,
aux
chaque
Des
fois
de jour
derniers
de possession
France.
Car,
qui
signes
qu'un
en
moments
jour accouraient
de leur Roi — à
définitive
de leur
d'en
les avaient
haut
roi meurt,
empire
par
avertis.
les montagnes
ont
32
NOA
NOA
des plaques
sur certains
sombres
versants
au coucher
du soleil.
Le
roi
tenue
mourut
d'amiral,
Là, je vis
ornait
la reine
de fleurs
seil pour
instinct
d'elle
de la race Maorie,
et faisait
un objet
Comme
royal.
la reine
d'art
funèbre,
qui,
de tout
le
un conpour
avec le bel
la grâce
répandait
: elle
son nom
le décor
indiquai
en grande
me demandait
publics
artistement
je lui
était
le salon
et d'étoffes
ordonner
réponse
tel
Marau,
des travaux
directeur
toute
et fut, dans son palais,
exposé aux yeux de tous.
autour
ce qu'elle
tou-
chait.
Mais
jour-là.
choses
je ne la compris
encore
ce
qu'imparfaitement
Déçu comme je l'étais par des êtres et des
si différents
de ce que j'avais
désiré, écoeuré
par toute
cette
trivialité
débarqué
national
pour
avoir
dans
cette
européenne,
pu
démêler
race
vaincue,
trop
récemment
ce qui
de
persiste
de réel et de beau
et désobligeant
placage de nos imporen quelque sorte aveugle.
tations, j'étais
Aussi ne vis-je dans cette reine, d'un âge déjà mûr,
avec de beaux restes.
qu'une épaisse femme ordinaire,
sous le factice
Peut-être
aussi
avait-elle
tout
compris
nait
ce jour-là,
absorbé.
son charme
le dessus.
la part
Plus tard,
maorie.
Le souvenir
juive
de son sang
quand je la revis,
Le sang tahitien
de l'aïeul,
le grand
je
reprechef
LE
donnait
Tati,
à
à toute
comme
vraiment
cette
droits
yeux
vaste
corporelle
embrasent
Vile
brillait
aussitôt
elle-même
ont fleuri
Tous
durant
mort.
se terminant
de la Trinité.
triangle
comme
un
s'allument
qui
a surgi
de l'Océan
on chanta
blancs
Tous
funèbres.
ordre,
et le chef
Cela
français.
district
d'Arué
pressentiment
et
Et
c'est
ainsi
que
et que les plantes
y
et deux jours
A six heures
de
du matin
et les autorités,
habits
et les naturels
dans leurs vêteles
districts
de chacun
faisait
une
d'eux
qui faisait
décor végétal le plus terrible
de pierres
de corail reliées
marchaient
portait
profonde
on s'arrêta.
ment indescriptible
Dans
de deuil, des chants
la sonate Pathétique^
le jour de l'enterrement.
La troupe
on partit du Palais.
ments
—
les Iménés
cru entendre
casques
sim-
brusquement
la vie alentour.
Vint
noirs,
avec
invinciblement
au rayon du premier soleil.
se vêtirent
de noir
les Tahitiens
J'ai
forme
en pointe
évoque
qui
parfois
des passions
vague
cette majestueuse
ample à la fois et gracieuse,
les deux colonnes d'un temple,
dans ma pensée le grand
ses
frère,
de grandeur,
un caractère
Elle avait
et le haut
construction
'
à son
de là-bas,
ces bras qui sont
ples,
33
comme
femme,
sa famille,
imposant.
sculpturale
PARLE
CONTEUR
Là
masse
se dressait
le pavillon
noire.
par
Au
un monu-
avec l'atmosphère
contraste
en
et le
: amas informe
du ciment.
Le nègre
3
NOA
34
fit un
Lacascade
traduisit
prète
le pasteur
lait
donnant
quelques
naient
Et ce fut tout
Enfin,
qu'un
maorie.
Tati,
: on partit,
dans les carrioles...
inter-
Puis,
frère de
les fonccela rappe-
de courses.
retour
Sûr la route,
çais
pour l'assistance
s'entassaient
quelque
connu
fit un prêche.
protestant
tionnaires
cliché
discours,
ensuite
la rèinè,- répondit.
NOA
des Franà la débandade, l'indifférence
le ton, tout ce peuple, si grave depuis
à rire. Les vahiné reprerecommençait
des fesses,
bras de leur tane, dodelinant
jours,
le
que leurs larges pieds nus foulaient lourdement
la poussière du chemin. Près de la rivière de la Fatana
tandis
éparpillement
les cailloux,
leurs
jupes
saient leurs
le chemin
coquillages
mousseline
de jeunes
et leurs
jambes
irritées
par la
purifiées, elles reprenaient
de Papeete, la poitrine
en avant, les deux
le sein pointant
sous la
qui terminent
Ainsi
de. la robe
avec
la souplesse
bêtes bien portantes.
et végétal,
et parfum
portaient
hanches
et la chaleur.
marche
animal
De place en place, cachées entre
dans l'eau,
les femmes s'accroupissaient
soulevées jusqu'à la ceinture,
rafraîchisgénéral.
émanait
des fleurs
dans leurs
Un
parfum
d'elles,
parfum
de gardénia — tiare
cheveux.
et la grâce
mélangé,
de leur sang
— qu'elles
Teine merahi noanoa
très odorant), disaient-elles.
(maintenant
habituel.
Et tout rentra dans l'ordre
Il n'y
avait
LE
CONTEUR
lui
de moins ./Avec
niers vestiges des habitudes
roi
qu'un
Avec
fini.
la tradition
lui
35__
les der-
disparaissaient
et des grandeurs
maorie
anciennes.
morte. C'était bien
— soldatesque,
hélas ! triomphait
La civilisation,
était
et fonctionnarisme.
négoce
Une tristesse
tant
PARLE
profonde
de chemin
trouver
pour
de moi.
s'empara
cela
cela,
Avoir
même
fait
que je
à Tahiti
était
fuyais ! Le rêve qui m'amenait
ment démenti
par le présent : c'est la Tahiti
d'autre-
fois que j'aimais.
à croire
fut
qu'elle
Et je ne pouvais
tout
à fait
anéantie,
nulle
part,
sauvegardé
n'eût
rien,
deur.
Mais les traces
quand
rieux,
elles
tout
découvrir,
sans
seul,
milieu
de toutes
ces cendres...
la partie
sible.
Ma résolution
Partir
fut
de Papeete,
pressentais
qu'en
je n'ai
tout
à vaincre
sans
pas
splen-
tout
aucun
le feu
coutume
au
de
et aussi l'impos-
prise.
du centre
m'éloigner
vivant
tenté
bientôt
européen.
Je
à fait de la vie des natu-
rels, avec eux, dans la brousse,
de patience,
race
si mystécomment les
raviver
éteint,
abattu,
sans avoir
encore,
indication,
le foyer
que je sois
belle
de sa vieille
subsisteraient
? Retrouver
quitter
que cette
de ce passé si lointain,
appui
Si fort
me résigner
cruelle-
je parviendrais,
la défiance
de ces gens-là
à force
et que
je saurais.
Un officier
de gendarmerie
m'offrit
gracieusement
sa
NOA
36
et son cheval.
voiture
NOA
Je m'en
un matin,
allai,
à la
de ma case.
recherche
Ma vahiné
: Titi
m'accompagnait
elle
se nommait.
Presque Anglaise, elle parlait
sa plus
avait mis ce jour-là
Elle
un peu le Français.
belle robe ; une fleur à
selon la mode maorie
et son chapeau en fils de
l'oreille,
au-dessus
d'un
tressé, s'ornait,
par elle-même
de coquillages
de fleurs en paille, d'une garniture
canne
ruban
en voiture,
fière d'être
la vahiné
d'un
homme
visages
tant
sur
ses épaules,
élégante,
l'air
et
important
croyait
jolie,
fière d'être
et toute
sa fierté
sied aux
majestueux
Ils gardent de leur longue hisdes grands chefs,
et des vieux souvenirs
de cette
féodale
qu'elle
vraiment
rien de ridicule
n'avait
déroulés
fière d'être
elle était ainsi
riche,
toire
noirs
Ses cheveux
orangés.
race.
un ineffaçable pli d'orgueil.
Je savais bien que son amour, très intéressé, n'eût
strictement
guère pesé plus lourd dans des esprits
européens,
Mais j'y
bouche
tiennes
que
la
distinguais
complaisance
autre
qu'intéressé
d'une
fille.
chose.
mentir.
ne pouvaient
est tellement
l'amour
essentiel,
vénale
Ces yeux-là
et cette
Chez toutes
ces Tahi-
dans le sang,
ou désintéressé,
c'est
tellement
toujours
de l'Amour.
fut, en somme, assez vite parcourue ; quelet un paysage riche et
ques causeries insignifiantes
La route
LE
monotone.
PARLE
CONTEUR
sur la droite,
Toujours
37
la mer,
les récifs
de
en
et des nappes d'eau qui parfois s'élevaient
fumée quand se faisait très brusque la rencontre
de#la
lame et du roc.
corail
A midi
nous
achevions
et nous
kilomètre
Je visitai
notre
quarante-cinquième
le district
atteignions
de Mataïea.
et je finis par trouver
le district
une assez
Il
belle case que son propriétaire
me céda en location.
s'en construirait
une autre à côté pour l'habiter.
à Papeete,
Le lendemain soir, comme nous revenions
Titi
me demanda
moi.
— Plus tard
installé.
avait
J'avais
si je consentais
— dans quelques
conscience
à la prendre
jours,
quand
avec
je serai
que cette demi-blanche
qui
à peu près oublié
sa race, ses différences,
au contact de tous ces Européens, ne pourrait rien m'apprendre
de ce que je voulais
particulier
savoir,
que je désirais.
rien me donner
Et puis,
à la campagne, je trouverai
je n'aurai
que la peine de choisir.
n'est pas la ville...
térieur,
Depuis
restes d'une
quelques
bronchite
jours
je
suis
contractée
du bonheur
me disais-je, à l'ince que je cherche et
Mais
assez
l'hiver
la campagne
malade,
à Paris,
les
et je
suis bien seul dans Papeete ; enfin ! prenons
patience,
dans peu de temps je serai là-bas au quarante-cinquième
kilomètre.
NOA
38
— la orana
C'était
j'étais
NOA
Gauguin.
la princesse
sur mon lit,
qui entrait
vêtu
dans ma chambre
seulement
d'un
et
pareo
simple
à la ceinture, mauvaise tenue pour recevoir une femme
de qualité. — Tu es malade, me dit-elle, je viens te voir.
— Et tu te nommes, lui dis-je.
— Vaïtua.
Vaïtua
existe
était
depuis
rabaissé
tout
une
que
vraie
les
si toutefois
princesse,
Européens
à leur niveau.
ont
dans
Le fait est qu'elle
il en
ce pays
arrivait
une robe noire. Elle
nus, une fleur à l'oreille,
était en deuil de son oncle (le roi Pomaré qui venait de
Son père, à elle, Tamatoa,
malgré le frottemourir).
là, pieds
ment
n'avait jamais
d'amiral,
européen, les réceptions
voulu être autre chose qu'un royal Maorie, gigantesque
batteur
orgie
d'hommes
terrible
dans
de colère
et en
minotaure.
Vaïtua,
disait-on,
Comme
tout
lui ressemblait
Européen
un casque blanc,
sourire
ses moments
qui
je regardai
aux lèvres
et je lui dis :
— Tu es aimable
sceptiques,
débarque
dans l'île
avec
déchue, le
mais je voulus être poli
cette princesse
veux-tu
que nous
et du doigt, — je lui indiensemble l'absinthe
prenions
tout dernièrement
achetée pour mes
quai une bouteille
réceptions.
d'être
beaucoup.
venue,
LE
39
PARLE
CONTEUR
très simplement.
teille.
du; reste, :elle s'avança
désigné et.se baissa... pour prendre la bouSa légère robe,transparente;
s.e: tendit ..sur les
reins,
des reins
Froidement,
vers l'endroit
il n'y: avait
aïeux?
c'était; bien, une; princesse;-ses/;
à supporter
un monde;
pas d'erreur,
des géants braves et forts;, Surjses :pujssantes: épaules
la,tête; était solidement
plantée. .Je nel vis _un instant
ses;dents prêtes à
d'anthropophage,
sa;mâchoire
déchirer, son regard fuyant de rusé animal, et malgré
un très beau front noble, je la trouvai tout à fait laide.
que
Pourvu
qu'elle ne vienne pas s'asseoir
cette légère menuiserie
ne nous
supporterait
fit : malgré de
jamais
tous deux.
sérieux
sur mon lit;
C'est justement
ce qu'elle
craquements le lit résista. Nous fîmes connais-
sance en buvant.
La conversation
s'animait
de part et d'autre ne
me gênait. Je l'observais,
pas et le silence
elle me regardait. Mais la bouteille
solidement.
filait...
Vaïtuabuvait
Le soleil baissait rapidement.; Vaïtua fit une
tahitienne puis s'allongea sur le lit. Ses deux
cigarette
pieds nus caressaient
le bois d'extrémité,
telle la langue
sur un crâne. Son visage s'jStait singulière-
d'un tigre
ment radouci
et animé.
ron d'un félin méditant
Je m'imaginai
entendre le ronune horrible sensualité. Comme
est changeant ! voilà que je la trouvai belle,
très belle. Et quand elle me dit, de la saccade dans
la voix : « Tu es joli », un grand trouble m'envahit.
l'homme
40
NOA
NOA
D'une
la princesse
décidément...
Décidément,
voix
entièrement
très
grave
cette
fable
et cuivrée
était
délicieuse.
elle se mit à réciter
de La Fontaine,
et la
la Cigale
Fourmi.
(Un joli souvenir
Soeurs qui l'avaient
de son
enfance
instruite.)
était toute partie
La cigarette
— Tu sais, Gauguin,
passée
chez
les
en fumée ; elle se leva.
me dit-elle,
je n'aime
pas ton
La Fontaine.
Comment
! nous
Peut-être
est-il
vilaines
le bon La Fontaine.
qui l'appelons
mais
bon,
il
m'embête
avec
ses
morales.
Les fourmis
Les cigales
! (Et sa bouche indiquait
le dégoût.)
! comme je les aime. C'est si beau, si bon
de chanter.
Chanter
toujours.
Donner
toujours...
avec
Et
était
fierté,
le nôtre,
toujours.
elle
ajouta
celui où l'homme
: « Quel
comme
beau
royaume
la terre prodi-
nous chantions toute l'année.
guait ses bienfaits,
« Je crois que j'ai beaucoup bu d'absinthe,
je m'en
»
vais, je ferais des bêtises.
A la porte
Vaïtua.
savent
du jardin
Un de ces jeunes
rien
(dans
et on les classe).
un jeune
homme
gens qui savent
les bureaux
on les appelle
interpella
tout
et ne
écrivains
LE
Vaïtua
s'éloignait
la tête sur l'oreiller
cette phrase)
la orana Gauguin.
mure
la orana
CONTEUR
41
PARLE
en l'appelant uri (chien). Je remis
et à mon oreille (comme un mur:
Princesse.
Je me reposai...
de MaJe ne suis plus à Papeete, mais au district
taïeu. D'un côté, la mer et de l'autre, la montagne, —
la montagne béante, crevasse formidable
que bouchait,
adossé au roc, un groupe
énorme
de manguiers. Entre
ma case en bois de
la montagne
et la mer s'élevait
bourao, et près de ma case il y avait
une autre
petite
— Fare amu
(maison pour manger).
C'est le matin. Sur la mer, contre le bord, je vois une
pirogue, et dans la pirogue une femme ; sur le bord un
homme
un cocotier
presque nu; à côté de l'homme
dont la queue
malade semble un immense perroquet
dorée retombe et qui tient dans ses serres une grosse
grappe de cocos. L'homme lève de ses deux mains, dans
un geste harmonieux
et souple, une hache pesante qui
laisse en haut son empreinte bleue sur le ciel argenté,
en bas son incision
un instant
sur l'arbre
de flammes
jour thésaurisées.
mort
les chaleurs
où vont revivre
séculaires
jour
en
à
42
NOA
Sur
d'un
le sol pourpre,
jaune
écrits
me
feuilles
semblaient
les
caractères
langue
originaire
qui, de l'Inde,
dans toutes
serpentines
— et j'y
orientale,
: Atua, Dieu,
d'Océanie
lointaine
croyais lire ce mot
le Taata ou Takata
retrouve
de longues
métallique
de quelque
NOA
les religions...
Aux
les plus splendides
yeux de Tathagata
ne sont
ficences des rois et de leurs ministres
crachat
et de la poussière
A ses yeux la pureté
danse des six nagas.
la pirogue
et l'impureté
de la
la femme
ligne bleue de la mer était
par le vert de la crête des lames
sont
comme
voie de Buddha
rangeait
La
sants
magnigue du
;
A ses yeux la recherche
à des fleurs...
semblable
Dans
se
partout,
rayonne
retombant
est
filets.
quelques
fréquemment
la
rompue
sur les bri-
de corail.
J'allai, ce soir-là,
bord de la mer.
Le soleil,
une cigarette
fumer
rapidement
descendu
demi caché déjà par l'île Moréa
Les oppositions
puissamment,
tagnes,
de lumière
noires
sur
Est-ce
sur l'horizon,
accentuaient
le ciel
nettement
que
cette
et
incendié,
les
mon-r
d'anciens
châteaux
&^
en vain
à
était
à ma droite.
que j'avais
dont les arêtes dessinaient
crénelés.
sur le sable au
idée féodale
me poursuit
LE
PARLE
CONTEUR
43
Là-bas, ce sommet a
aspects naturels?
Les flots, autour
la forme d'un cimier gigantesque.
ne
d'une foule immense,
de lui, qui font le bruit
l'atteindront
jamais. Seul debout parmi toutes les grances
devant
deurs écroulées,
le Cimier
protecteur
reste, voisin
des
Cieux.
un regard caché plonge dans les eaux profondes où fut engloutie la foule des vivants
coupables
de la science, coupables du
d'avoir touché à l'arbre
De là
péché de la tête — et le Cimier, une tête aussi, avec
je ne sais quelle analogie évoquée de Sphinx, semble
par la fissure vaste où serait la bouche adresser, mal'ironie ou la compassion d'un sourire,
jestueusement,
aux flots où dort le passé... La nuit tomba vite —
le
Moréa dormait. Le silence. J'apprenais
à connaître
silence
d'une nuit
Seuls
les
tahitienne.
battements
de mon
coeur
se faisaient
De mon lit je distinguais
aux filtrations
des
clartés lunaires les roseaux alignés et également distants entre eux de ma case. On eût dit un instrument
entendre.
de musique, le pipeau des anciens, que les Tahitiens
nomment Vivo. Mais c'est un instrument
silencieux
tout
le jour durant ; la nuit, dans la mémoire et grâce
à la lune, il nous redit les airs aimés. Je m'endormis
à
cette musique. Entre le ciel et moi rien que le grand
toit élevé et léger en feuilles de pandanus où habitaient
44
NOA
les lézards.
Je pouvais
libre
NOA
dans mon
sommeil
m'imaginer
de ma tête, la voûte céleste,
les étoiles.
J'étais
bien
loin
de ces prisons,
les
Une case maorie
maisons
ne
européennes.
n'exile,
l'espace
retranche
au-dessus
l'individu
point
de la
vie, de
de
l'espace,
l'infini.
je me sentais
Cependant,
les
d'autre,
observions,
habitants
et la
du district
distance
Dès le surlendemain
entre
j'avais
Que faire
trouverais
? Je m'étais
la nature
qu'il
tout
là bien
et moi,
nous
De part
nous
restait
et
nous
entière.
mes provisions.
épuisé
de l'argent
je
de la vie. Erreur
! c'est à
imaginé
le nécessaire
faut
seul.
s'adresser
qu'avec
vivre
pour
et elle est
et elle est généreuse : elle ne refuse rien à qui va
lui demander sa part des trésors qu'elle garde dans ses
sur les arbres, dans la montagne,
dans la
réserves,
riche
mer.
Mais
il faut
savoir
aller dans la montagne
pesants,
fond
grimper
et en revenir
le poisson,
prendre
de la mer
aux
élevés,
chargé de fardeaux
plonger,
le coquillage
arbres
arracher
solidement
dans le
attaché
au
caillou.
J'étais
donc,
l'homme
pour
inférieur,
aux sauvages vivant heureux
autour de moi,
l'instant,
dans un lieu où l'argent,
qui ne vient pas de la nature,
ne peut servir
nature
produit
moi,
à l'acquisition
; et comme,
civilisé,
des biens essentiels
l'estomac
que la
vide, je songeais
LE
45
PARLE
CONTEUR
un indigène qui
j'aperçus
vers moi en criant. Les gestes, très expresgesticulait
— mon
:
la
et
traduisaient
parole
je
compris
sifs,
à ma
tristement
voisin
situation,
à dîner.
m'invitait
Mais j'eus
D'un
honte.
signe
minutes
de tête je refusai. Quelques
après, une petite
fille déposait sur le seuil de ma porte, sans rien dire,
entourés
aliments
proprement
quelques
J'avais
fraîches cueillies,
puis se retirait.
cieusement
aussi j'acceptai.
de feuilles
faim ; silen-
Un peu plus tard, l'homme
sans s'arrêter,
passa devant ma case, et me souriant,
ce seul mot : « Païeu ? » —
me dit sur le ton interrogatif
: Es-tu satisfait ?
je devinais
Ce fut, entre ces sauvages et moi, le commencement
de l'apprivoisement
venait inévitablement
dérais
réciproque.
sur les lèvres
noirs
ces êtres
Sauvages
aux
dents
! Ce mot me
quand
je
consi-
de cannibales.
à comprendre
leur
je commençais
trangrâce réelle. Cette petite tête brune aux yeux
quilles, par terre, sous des touffes de larges feuilles de
Déjà
pourtant
ce petit
giromons,
s'enfuit
quand
enfant
mon regard
qui m'étudiait
rencontra
à mon insu et
le sien...
Comme
eux pour moi, j'étais pour eux un objet d'observation,
celui qui ne sait ni la langue ni les usages,
l'inconnu,
ni même l'industrie
la plus initiale,
la plus naturelle
de la vie. Comme eux pour moi, j'étais
pour eux le
« Sauvage
». Et c'est
moi
qui avais
tort,
peut-être.
46
NOA
NOA
Je commençais
à travailler
toutes sortes. Mais le paysage,
avec ses couleurs
ches,
m'aveuglait.
ardentes,
jours
incertain,
Cela
était
m'éblouissait,
je cherchais
: notes
et croquis
de midi à quatorze
de
fran-
Jadis
tou-
heures...
si simple pourtant
de peindre
comme je
voyais, de mettre sur ma toile, sans tant de calculs,
un rouge, un bleu ! Dans les ruisseaux,
des formes
dorées m'enchantaient;
à faire
pourquoi
hésitais-je
couler
sur ma toile tout cet or et toute cette joie du
soleil ? — Vieilles routines d'Europe, timidités
d'expression de races dégénérées !...
Pour
visage
au caractère
bien.m'initier
à tout
tahitien,
ce charme
je désirais
mes
depuis longtemps
une femme
voisines,
faire
si particulier
d'un
d'un sourire maorie,
le portrait
de pure
extraction
d'une
de
tahi-
tienne.
Je profitai,
s'était
pour
enhardie
photographies
le lui
demander, d'un jour qu'elle
venir voir dans ma case des
jusqu'à
de tableaux.
Elle
regardait
avec
un
intérêt tout spécial VOlympia.
— Qu'en penses-tu ? lui dis-je.
(J'avais appris quelques mots de tahitien depuis des mois que je ne parlais
plus le français.)
LE
:
Ma voisine me répondit
— Elle est bien belle.
à cette réflexion
Je souris
47
PARLE
CONTEUR
et j'en
fus ému. Elle
avait
d'elle les profesque diraient
? Elle ajouta tout à
des Beaux-Arts
le sens du Beau ! Mais
de l'Ecole
seurs
le silence
coup, rompant
à la déduction
qui préside
des
pensées :
— C'est ta femme ?
— Oui.
! moi le tane
Je fis ce mensonge
Pendant
qu'elle
examinait
ques tableaux religieux
d'esquisser son portrait,
sourire
énigmatique.
d'un
prononça
ton
très
de l'Olympia
curieusement
!
italiens,
j'essayai
des Primitifs
m'efforçant
Elle fit une
presque
surtout
moue
courroucé
quel-
de fixer
ce
désagréable,
: A ita
(non)
et
se sauva.
Une heure
belle
après, elle était
robe, une fleur
Que s'étah>il
revenait-elle?
le plaisir
fruit
passé
dans
Etait-ce
son esprit?
un mouvement
de céder après
défendu?
mobile
là de nouveau,
à l'oreille.
ou
avoir
simplement
le simple
que lui-même,
Maories
sont si coutumières
examen
de peintre
de la vie
résisté
me
Pourquoi
de coquetterie,
? ou l'attrait
le caprice
et pur
parée d'une
sans
caprice
? J'eus conscience
du
autre
dont
les
que mon
avec une profonde étude
comportait
du modèle, comme une prise de
intérieure
NOA
48
possession
NOA
tacite et
comme une sollicitation
physique,
comme une conquête absolue et définitive.
pressante
Elle était peu jolie, en somme, selon les règles euroMais elle était belle. Tous ses
péennes de l'esthétique.
dans la renraphaélique
contre des courbes, et sa bouche avait été modelée par
un sculpteur
qui parle toutes les langues de la pensée
Et je lisais
et du baiser, de la joie et de la souffrance.
traits
offraient
une harmonie
la mélancolie
de l'ameren elle la peur de l'inconnu,
tume mêlée au plaisir, et ce don de la passivité qui cède
et, somme toute, reste dominatrice.
apparemment
Je travaillai
en hâte — me doutant bien que cette
volonté n'était pas fixe — en hâte et avec passion. J'ai
ce que mon coeur a permis à mes
mis dans ce portrait
ce que les yeux,
yeux de voir, et surtout peut-être
seuls, n'eussent pas vu, cette flamme intense d'une
très noble rappelait par des
lignes surélevées cette phrase d'Edgard Poe : « Il n'y
a pas de beauté parfaite sans une certaine singularité
» Et la fleur qu'elle avait à
dans les proportions.
force contenue...
l'oreille
écoutait
Maintenant
Son front
son parfum.
je travaillais
Mais la solitude
m'était
plus librement
à charge.
jeunes femmes à l'oeil tranquille,
d'entre elles eût
et quelqu'une
partagé
ma
vie.
Mais
toutes
mieux.
Je voyais
bien des
de pures
tahitiennes
volontiers
peut-être?
veulent
être
prises,
LE
prisés
à la mode
CONTEUR
maorie
toutes
brutalement;
ont
49
PARLE
(mau, saisir) sans un mot,
en quelque sorte le désir du
Et moi, devant elles, devant celles d'entre elles,
du moins, qui ne vivaient
pas avec un tane, je me senles
tant elles nous regardaient,
tais vraiment
intimidé
viol.
autres
hommes
et moi, avec
franchise,
avec
dignité,
avec fierté.
Et puis on disait de beaucoup qu'elles étaient
lades — malades de ce mal que les Européens
aux sauvages comme un premier
essentiel élément de civilisation.
apporté
Aussi
les vieillards
montrant
avaient
beau
maont
et sans doute
me dire
en me
d'elles : Mau tera (prends celle-ci), je ne
ni l'audace ni la confiance nécessaires.
l'une
me sentais
Je fis savoir
avec plaisir.
que je la recevrais
à Papeete une terrible
Elle avait pourtant
réputation,
enterré plusieurs amants...
ayant successivement
L'essai, d'ailleurs, ne me réussit pas, et je pus voir à
l'ennui
à Titi
que j'éprouvais
femme habituée
la
compagnie
de cette
au luxe des fonctionnaires,
quels réels
faits déjà dans la Sauvagerie.
Au bout
progrès j'avais
de quelques
semaines,
retour, Titi et moi.
De nouveau
dans
seul-
nous
nous
séparâmes
sans
CHAPITRE
III
VIVO
(Un groupe de six poèmes à venir). Cinq en vers et
un en prose.
La mer qui heurte aux récifs de corail ses vagues
ne trouble pas la paix du
déferlantes, approfondit,
soir; et la vie alentour,
et la vie dans la case, dans la
NOA
NOA
52
case en bois de bourao,
rapide,
l'immense
sombre
illustrée
ses bruits.
d'un
rideau
Et la nuit vient
théâtre
toile
infini,
d'étoiles.
tous deux,
Plaintifs
tait
près et loin, mon coeur et le vivo
chantent.
A quoi songe-t-il,
et vers
quoi
qui s'en
tements
vivo
dans
cette
tous
deux,
à travers
A
aussi, ce coeur blessé et ditesil précipite
solitude,
les
du
mon
loin,
insidieuse
et
ses bat-
et l'on
— l'instrument
et le
confidentielle
de sa clarté
rivage,
coeur
de ma
alignés
aux caprices
la Lune
bambous,
et
bambous
me vient
qui
près
lune
! et rythme
là-bas
de son vivo?
?
chantent./La
Lune
sur le rivage,
musicien,
les modulations
sauvage
qui,
Libres
rit
vont
songe-t-il,
moi pour
le sauvage
case,
la
la musique
— ces
dirait
et la mélodie
dans
le silence.
Silencieux
tous
deux,
près
et
loin,
mon
coeur et le
loin,
Ah ! ce n'est pas un passant qui fait au
sur le vivo, sa chanson : c'est mon coeur ! C'est
mon
coeur
vivo
chantent.
la lune
qui
qui
se
filtre
à travers
sa clarté
mélodique,
fois
et des
dits
souvient
chantent.
clair
de la
les bambous
accompagnement
danses
En moi tous deux,
au
lune, de
de ma case
des mots
autre-
dansées.
près et loin, mon
coeur et le vivo
Et je suis allé loin vers la mer, avec les sou-
VIVO
venirs
et les espérances,
dont les bruits,
impénétrables
53
vers
la mer
merveilleuse
de l'Ile, sont comme les murs
qui couvent mon exil, et je tends mes
autour
mains
à l'espace plein de jeunesse.
Loin tous deux, loin tous deux, mon coeur et le vivo
chantent.
VIVO
Poèmes
en vers.
I. — La mer qui heurte aux récifs.
IL — Les chansons sur les flots (à mesure
vivo
la pensée
s'éloigne,
arrière
III.
voyage
et rencontre
— Plus
de l'écoutant
d'abord
se reporte
dans les crépuscules.
vers le passé ; la civilisation).
tion
la jeunesse
civilisation
doit
promettait
en
le voyage).
loin
IV. :— Plus loin
que le
(Au
delà du
dans la nuit.
(Au delà de la civilisasorte de sauvagerie
initiale
que la
détruire
ou exaspérer,
mais qui se
le triomphe
même qu'elle ignorait.)
V. — Chante le vivo
dans et par
tahitien.
cette
civilisation
(Le bonheur unique
retrempé au souvenir
est dans la nature, et, de s'être
de sa jeunesse, le poète se sent capable de s'unir
cet idéal.)
avec
54
NOA
NOA
VI. — Et le vent sur la mer ouvre de larges ailes
(mais il a, cet idéal, ses amertumes qui d'ailleurs ne
sont pas étrangères à sa beauté).
Teie
iho te rui, i te rai rumaruma
haati hia i te fetia.
Ua riro
ta'u
aau i na vahiné
toopiti,
i te auta raa o ta' u inafatu
Raua'toa
i te vivo te ute nei
Taha
ta'na
i manao
ra, te faatai
i tahatai
ra
upaupa oviri
Eaha ta na e manao
mafatu
Ua riro
Raua'
haamanini
ta'u
ra, oviri
hia :
aau i na vahiné
atoa, teie nei
toopiti
toa i te muhu
ore roa,
i te atea a, ta'u
i pi haiuo
mafatu e te vivo te ute nei
Te haamanao
nei té naau i te po avae
I te avae i iho mai na roto
i te area patéa
Ua
riro
ta'u
ota'u
fare
aau i na vahiné
toopiti.
Raua' toa i rota ia'u, i pi haiho
e ite atea e, ta'u mafatu e te vivo
te ute nei
E ua haere
roa vau, ua te miti,
ma te haamanao
e te tiaturi.
I te miti
ite mai
maere
hia, tei faa
i te muhu
ore
ra oto, i te taati raa o te feuua
I te atea é, i te atea é raua'toa,
tau mafatu
e te vivo te ute nei.
e to'na
nei
VIVO
55
VIVO
I
au soleil
Souriant
de rêve qui se lève,
de fleurs dans ces flots de feux
Ce continent
d'or,
Floride,
Eldorado,
Labrador,
Est-ce un pays qu'on pourrait
voir ou bien mon rêve ?
Est-ce des vivants vrais, qu'on pourrait
voir, ceux-ci
Nus et riant à deux au rire nu des choses,
Eden,
Ces beaux
êtres
avec leur
Est-ce
vivants,
de soleil que l'Océan
grâce grandiose,
ou bien mon rêve aussi?
de vrais
O drapeau
déploie,
de midi,
splendides
dans les ciels
Triomphal
Fleur des Iles, es-tu le Réel Paradis ?
O vaste fleur de faste ! O fleur de jeune
II
Chante,
vivo
tahitien
la chanson
Chante
c'est chanter bien.
gaîment,
Ma vahiné, dans les bois
l'arbre
frémissant
Comme
Chante»
du matin
!
Chante
Avec
l'aube
J'irai
chanter
en dansant.
!
vivo tahitien
Puis
dans les bois
sur le bord
Comme
de la mer
les flots
agités,
sur le bord de la mer,
Puis,
En dansant
j'irai
chanter.
joie
!
56
NOA
la chanson
Chante
du matin
Tu crois
NOA
!
dormir
Tes yeux briller
Tu crois dormir
Tes dents luire
Chante
gaîment,
c'est
et je vois
dans les fleurs
et je vois
sur les flots.
chanter
bien !
! je chanterai
pour
Des chants clairs comme
toi
Viens
vivo
Chante,
le jour.
toi
Viens ! je danserai
pour
La douce dansé d'amour.
'
tahitien
!
A l'ombre
des pandanus
Tu sais qu'il est bon d'aimer,
A l'ombre
des pandanus
Et sur le bord de la mer.
III
Même
la fleur
Sur la mer
de ses cheveux
et midi brûle
languit,
dont lasse et lente avec langueur
ondule
'
et midi brûle dans les bois,et
midi
Et miroite,
Brûle dans les cases. Pas un souffle.
Pesant,
Tout
sec, est fait de chaleur
semble
mort.
Tehura
dort,
Les fenêtres
condensée
L'Ile
est déserte,
a cessé l'agitation
Et dès longtemps
Tout dort. Sauf le Soleil
L'air
comme
S'étoile
le ciel, vide,
du port.
et ses chiens de flamme,
nue et seule sur sa couchette
sont
engourdi,
et solide.
des morts
closes de rideaux,
mais sa peau
d'or fauve dans la demi-clarté.
veille
! Tehura
dort.
étroite.
de points
Et Tehura dort, à l'abandon,
avec volupté.
frissonne
et frémit toute
Soudain, elle tremble,
L'Esprit
tout
moite
entière
sent sur ses paupières
:
VIVO
Passer
le vent de l'aile
Puis le cauchemar
affreuse
s'évanouit
57
des Tupapaûs.
et des songes doux
à la porte crépusculaire
les yeux : la fureur solaire
De la sieste. Elle entr'ouvre
Est apaisée, on respire, on renaît — et Tehura
tend ses beaux bras.
Se lève, et vers la vie et vers l'amour
Conduisent
la dormeuse
CHAPITRE
LE
Mes
amis.
travaille
voisins
sont
Je m'habille,
CONTEUR
devenus
je mange
pas, je partage
leur
IV
PARLE
pour
comme
moi
presque
eux;
vie d'indolence
avec de brusques passages de gravité.
Le soir, au pied des buissons touffus
des
quand je ne
et de joie,
que domine
la
tête échevelée des cocotiers,
on se réunit par groupes,
—
hommes, femmes et enfants. Les uns sont de Tahiti,
NOA
60
les autres
des Tongas,
mats de leur
Les tons
NOA
puis des Aroraï,
font
corps
une
des Marquises.
belle
harmonie
avec le velours
du feuillage,
et de leurs poitrines
cuien
vrées sortent de vibrantes
mélodies qui s'atténuent
au tronc rugueux
des cocotiers.
La pres'y heurtant
: comme un oiseau altier
mière chanteuse
commence
elle s'élève
subitement
aux âmes de la flamme.
Son cri
et remonte, planant comme l'oiseau,
tandis que les autres volent autour de l'étoile en satellites fidèles. Puis, tous les hommes,
par un cri bars'abaisse
puissant
bare, un seul, terminent
sont les chants
sorte
et causer, on s'assemble dans
de case commune.
On commence
par une
et toute
ment,
rarement
on fait
la récite
l'assistance
on chante. D'autres
Plus
la reprend
on disserte
quelque
tombent
l'eau
Tout
village,
temps
en ruine,
en refrain
! Puis
pour rire.
sérieuses,
sages.
celle que j'entendis
:
de me surprendre
depuis
consciencieuse-
sur des questions
Voici
notre
d'abord,
fois on conte des histoires
des propositions
« Dans
Ce
chanter
un vieillard
prière,
dans la tonique.
les imênés.
tahitiens,
Ou bien, pour
une
en accord
un soir
disait
un
et qui ne laissa
vieillard,
pas
on voit
par-là
des maisons
qui
pourris,
il
hasard
entr'ouverts,
où
par-ci
des toits
pénètre quand par
le monde doit être abrité.
pleut.
Pourquoi
Le bois et le feuillage
?
LE
ne manquent
CONTEUR
que nous
pendant
quelque
mettions
notre
des toitures.
travail
Je
en commun
des cases
construire
pour
temps
et solides à la place de celles qui sont deve-
spacieuses
nues inhabitables.
ment la main
Nous
tous successive-
y donnerons
».
Tous les assistants
— Cela est bien.
Et la proposition
Voilà
61
confectionner
pas pour
propose
PARLE
sans exception
du vieillard
applaudirent.
fut votée à l'unanimité.
un peuple sage, pensai-je
ce soir-là
en rentrant
chez moi.
Mais le lendemain,
comme j'allais
aux informations
d'un commencement
d'exécution
des tram'enquérant
vaux décidés, je m'apercevais
que personne n'y pensait
plus. A mes questions on ne répondit que par des sourires
évasifs
lignes ces vastes
fronts
pensées difficiles
à concilier
raison
qu'il
rêveurs.
d'applaudir
à la
avait-on
raison
peut-être
avait
de Tahiti
conseillé.
tance
quotidienne?
soleil,
en tout
Je me retirai, plein de
entre elles : on avait eu
du vieillard,
proposition
aussi de ne point faire
Pourquoi
ne donnent-ils
de significatives
soulignaient
qui pourtant
travailler?
pas à leurs
Demain?
cas, se lèvera
Les
fidèles
Peut-être!
et
ce
dieux
la subsis-
Et demain
le
comme il s'est levé aujour-
et serein. Est-ce là de l'insouciance,
d'hui, bienfaisant
de la légèreté ou — qui sait ? — de la plus profonde
NOA
62
NOA
? Prends garde au luxe, prends garde d'en
philosophie
!...
le goût sous prétexte de prévoyance
contracter
pour moi, je finis par
Chaque jour se fait meilleur
comprendre
assez bien. Mes voisins
la langue
—trois
de distance en
proches et les autres nombreux
comme des leurs. Mes pieds,
distance — me regardent
du caillou, se sont durcis, famiau contact perpétuel
très
au sol ; et mon corps, presque
liarisés
plus du soleil.
s'en va petit
La civilisation
constamment
nu,
ne souffre
à petit
de moi. Je com-
à n'avoir que peu de haine
mence à penser simplement,
— mieux, à l'aimer. J'ai toutes les
pour mon prochain
de la vie libre,
animale
et humaine.
jouissances
au factice,
J'échappe
j'entre
d'un lendemain
certitude
dans la nature
pareil
au jour
: avec la
présent,
aussi
aussi beau, la paix descend en moi ; je me déveet je n'ai plus de vains soucis.
loppe normalement
Un ami m'est venu, de lui-même et certes ! sans bas
libre,
C'est un de mes voisins,
intérêt.
un jeune homme,
très
et très beau. Mes images coloriées, mes travaux
mes réponses à ses quesdans le bois l'ont intrigué,
simple
tions
l'ont
regarder
instruit.
peindre
Pas de jour
où. il ne vienne
me
ou sculpter.
Et le soir, quand je me reposais de ma journée, nous
causions, il me faisait des questions de jeune sauvage
curieux
des choses européennes,
surtout
des choses de
LE
l'amour,
CONTEUR
et souvent
PARLE
63
ses questions m'embarrassaient.
étaient plus naïves encore que ses
Mais ses réponses
questions. Un jour que, lui
confiant
mes outils,
je lui
il me considéra,
d'essayer une sculpture,
très étonné, et me dit avec simplicité,
avec sincérité,
que, moi, je n'étais pas comme les autres, que je pouvais des choses dont les autres étaient incapables. Je
demandais
crois que Jotépha est le premier homme au monde qui
m'ait tenu ce langage — ce langage d'enfant, car il faut
l'être, n'est-ce pas, pour s'imaginer
qu'un artiste soit
quelque chose d'utile...
Il arriva
que j'eus besoin, pour mes projets
ture, d'un arbre de bois de rose ; j'en voulais
et large. Je consultai Jotépha.
« Il faut
aller
dans la montagne,
nais, à un certain
endroit,
me dit-il.
sont à Tahiti
indiens
assez difficiles
pour un Européen. Entre
ne saurait gravir, deux hautes
deux montagnes qu'on
murailles de basalte, se creuse une fissure
pente à travers
que le ruisseau
Je con-
plusieurs beaux arbres. Si tu
nous abattrons l'arbre qui te
je te conduirai,
tous deux ».
plaira et nous le rapporterons
Nous partîmes de bon matin. Les sentiers
veux,
de sculpun plein
où l'eau ser-
qu'elle détache, un jour
s'est fait torrent et qu'elle entrepose un
des rochers
peu plus loin pour les y reprendre un peu plus tard
finalement
les pousser, les rouler jusqu'à la mer.
et
64
NOA
De chaque
côté
denté de véritables
de ce ruisseau
cascades,
des arbres pêle-mêle
parmi
NOA
accifréquemment
un semblant
de chemin
; arbres à pain, arbres de fer,
fougères monstrueuses,
pandanus, bouraos, cocotiers,
toute une végétation
folle, et s'ensauvageant
toujours
se faisant de plus en plus inextricable
à davantage,
qu'on monte vers le centre de Vile.
Nous allions tous les deux, nus avec le linge à la ceinmaintes fois le
ture et la hache à la main, traversant
mesure
pour profiter d'un bout de sentier que mon compagnon semblait percevoir par l'odorat plutôt que par la
vue, tant les herbes, les feuilles et les fleurs, en s'emparuisseau
rant
de tout
Le silence
l'espace,
y jetait
de splendide
confusion.
était
complet, en dépit du bruit plaintif de
l'eau dans les rochers, un bruit monotone, accompagnement de silence.
Et dans cette forêt merveilleuse,
dans cette solitude,
dans ce silence, nous étions deux — lui, un tout jeune
l'âme défleurie de
homme, et moi presque un vieillard,
tant
le corps lassé de tant d'efforts et cette
et cette fatale hérédité des vices d'une société
d'illusions,
longue
et physiquement
malade !
devant moi, dans la souplesse
Il marchait
moralement
ses formes
gracieuses,
voir
s'incarner,
en lui
végétale
: il me
androgynes
respirer
dont nous étions investis.
animale
toute
cette
de
semblait
splendeur
Et d'elle en lui, par
LE
CONTEUR
PARLE
65
lui, se dégageait, émanait un parfum de beauté qui enivrait mon âme, et où se mêlait comme une forte essence
de l'amitié
le sentiment
du simple
tion mutuelle
Etait-ce
un homme
produite
entre nous par l'attrac-
et du composé.
qui marchait là devant moi ? —
Chez ces peuplades nues, comme chez les animaux, la
différence entre les sexes est bien moins évidente que
dans nos climats. Nous accentuons la faiblesse de la
femme
en lui
occasions
de
d'après
A Tahiti,
l'air
épargnant
les fatigues,
et nous
développement,
un menteur idéal de gracilité.
c'est-à-dire
la
de la forêt ou de la mer fortifie
les
modelons
tous les
les épaules, toutes les hanches,
de la plage ainsi que les rayons du
et les graviers
soleil n'épargnent pas plus les femmes que les hommes.
Elles font les mêmes travaux que ceux-ci, ils ont l'inpoumons,
élargit
toutes
: quelque chose de viril est en elles
et, en eux, quelque chose de féminin. Cette ressemblance des deux sexes facilite leurs relations, que laisse
dolence de celles-là
en éliminant
parfaitement
pures la nudité perpétuelle,
de privilèges
des moeurs toute idée d'inconnu,
mysté— toute cette
larcins
heureux
ou
de
hasards
de
rieux,
livrée
sadique,
tives
de l'amour
toutes
ces couleurs
honteuses
et fur-
chez les civilisés.
des différences entre les
Pourquoi cette atténuation
deux sexes, qui, chez les « sauvages », en faisant de
5
66
NOA
l'homme
NOA
et de la femme
amants,
écarte
d'eux
quait-elle
tout
à coup,
redoutable
seulement
la notion
chez un vieux
le trouble
tous
deux.
autant
même
du nouveau,
prestige
m'approchai,
amis
des
aux
J'eus
des
que
du vice,
l'évoavec
civilisé,
le
de l'inconnu
? — Je
Et
étions
tempes.
comme
nous
un pressentiment
de crime...
Mais le sentier
mon
était
se détourna
compagnon
me présenta
traverser
et dans
le ruisseau
ce mouvement
la poitrine.
avait
L'androgyne
homme,
fini ; pour
et ses yeux
C'était
disparu.
innocents
bien
avaient
un jeune
la limpide
clarté
des eaux calmes.
La paix
rentra
une jouissance
aussitôt
infinie,
dans mon
autant
dans l'eau
à me plonger
— Toetoe
pondait
livrer
cette
exclamation
pour
vertie,
éveilla
Nature
me
après la lutte
grande voix
contre
comprenait,
et la victoire,
un de ses enfants.
du ruisseau.
dans ma pensée, corresà la lutte que je venais de
qui,
toute
dans la montagne
pour
que physique,
me dit-il.
la conclure
en moi-même
spirituelle
froide
(c'est froid),
— Oh non ! répondis-je.
Et
âme, j'éprouvai
me dire
une
un
civilisation
écho
m'entendait
elle élevait
qu'elle
et
per-
sonore.
La
maintenant,
à son tour
m'accueillait
sa
comme
LE
67
PARLE
CONTEUR
vivement
dans le fourré, comme si
Je m'enfonçai
j'eusse voulu me fondre dans cette immense nature
maternelle.
nuait
n'avait
Et
mon
compagnon,
près
de moi,
Il
avec ses yeux toujours
tranquilles.
le fardeau
soupçonné : moi seul portais
sa route,
rien
d'une mauvaise
pensée.
au but. A cet endroit
Nous arrivions
pés de la montagne s'évasaient,
s'étendait
d'arbres enchevêtrés
les murs escarun rideau
et derrière
une sorte
de plateau;
caché, mais que mon guide connaissait
de bois de rose étendaient
dizaine d'arbres
très
vastes
conti-
là
leurs
à la hache le plus
attaquâmes
et il fallut le détruire
pour lui dérober
Nous
ramures.
beau de tous
une branche
bien. Une
convenable
Je frappais,
à mon projet.
les mains avec la
je m'ensanglantais
l'intense plaisir d'assouvir en moi je ne
rage heureuse,
Ce n'est pas sur l'arbre
sais quelle divine brutalité.
que je frappais, ce n'est pas lui que je pensais abattre.
écouté chanter ma
volontiers
Et pourtant
j'aurais
hache
sur d'autres
troncs
encore
quand celui-ci fut à
entendre ma hache
ce que je croyais
me dire, selon la cadence des coups retentissants
terre.
Et voici
Coupe par le pied la forêt tout entière
Dont les semences furent jetées en toi par des souffles
de toi-même
Détruis
en toi l'amour
Comme
en automne
on coupe
avec la main
la fleur
de mort,
:
jadis
du lotus
!
NOA
68
Bien
un
homme
et
pur
en effet désormais,
; ou plutôt
fort.
Cet
jusqu'à
par leur
égaler
la lumière
au fond
leur
par
donnaient,
Cette
tissage.
vie
serait
splendide
dépravés,
les âmes
un
contraste,
intérieure
un autre homme
J'étais
cruel
les instincts
de toutes
épreuve
prenait
la pureté
le
de
qui
décadentes,
charme
saine de la vie dont j'avais
simplicité
le vieux
du mal. En s'exaltant
horreur
que je respirais,
sommeillent
en moi
assaut
adieu de la civilisation,
suprême
trise.
bien mort,
détruit,
! Je renaissais
civilisé
NOA
inouï
à la
déjà fait l'appren-
était
celle de la maîun sauvage,
maintenant,
un Maorie.
Jotépha
et moi,
et joyeux,
quilles
nous
portant
retournâmes
notre
lourd
à la case, tranfardeau
de rose :
Noanoa!
Le soleil
vâmes
n'était
devant
pas encore
couché
quand
nous arri-
ma case, fatigués.
Jotépha me dit :
— Tu es content ?
— Oui.
Et dans le fond de mon coeur je me répétai
pour moi :
Oui.
Je n'ai
ceau
parfum
pas donné
de bois
sans
de la victoire
un coup
respirer,
de ciseau
chaque
fois
et du rajeunissement.
dans
plus
ce morfort,
le
LE
CONTEUR
PAPE
69
PARLE
MOE
I
Le grand Arbre autrefois
L'Arbre
mort maintenant,
Jette,
D'un
geste aigu l'ombre
inhospitalière
écueil sur la mer de glèbe et de gazon.
d'un
! L'Amour
O matin
Aux
hommes
Et la voix
Mais
Chant
fier de sa frondaison,
de lierre
vert seulement
l'Arbre
darde
endormis
des enfants
humilié
ses traits
de lumière
parmi la fenaison
enchante
la clairière
désole
l'horizon.
des oiseaux
et leur rythmique
ondoîment
du moissonneur
aux semences fidèles 1
Hymne
Tout est beauté
Le ciel rit
! Tout
doucement
D'où
monte
comme
Mais
l'arbre
mort
est bonté
! Tout
est clarté
d'ailes
!
!
à la plaine infinie
un vaste arôme d'harmonie...
se dresse et tout
est dévasté.
— la grande fissure de
la vallée
du Punaru
Tahiti — on parvient
au plateau de Tamanau.
De là on
l'Aroraï
peut voir le Diadème, l'Oroféna,
; — le centre
de Ylie. Bien des hommes m'en avaient
parlé, et je
formai le projet d'aller, seul, y passer quelques jours.
— Mais la
nuit, que feras-tu ?
Par
NOA
70
— Tu seras tourmenté
— Il
faut
que tu
sois
NOA
par les tupapaus.
téméraire
ou fou
pour
aller
Et cette inquiète
de la montagne!...
sollicitude
de mes bons amis tahi-
ne faisait
ma curiosité.
les esprits
déranger
tiens
que surexciter
Je partis donc, un matin.
Près dé deux heures durant,
la rivière
qui longeait
plusieurs
core,
je pus suivre un sentier
du Punaru. Mais ensuite je fus à
reprises
de chaque
obligé
de traverser
côté, les murailles
la rivière.
de la montagne
Ense
faisaient-elles
de plus en plus droites,
projetant
jusmiheu de Te&tt d'énormes
de rocher.
quartiers
me fut bien en définitive
mon
de continuer
qu'au
Force
voyage
noux,
dans l'eau, et j'en avais
tantôt jusqu'aux
épaules.
Entre
soleil
les deux
pointait
apercevait
Vers
à peine.
presque,
cinq heures,
me préoccuper
murailles
tantôt
jusqu'aux
excessivement
Dans le ciel ardemment
en plein
le jour
de l'endroit
jour,
élevées
le
bleu
on
les étoiles.
baissant,
où je
ge-
à
je commençais
la nuit,
passerais
à droite, un hectare de terrain presque
quand j'aperçus
plat où croissaient
pêle-mêle les fougères, les bananiers
J'eus la chance de trouver
sauvages et les bouraos.
quelques
bananes
mûres.
A la hâte je fis
un peu de
bois pour les cuire, et ce fut mon repas. Puis, tant bien
que mal, au pied d'un arbre sur les branches
duquel
LE
CONTEUR
PARLE
71
des feuilles de bananier pour m'abrij'avais entrelacé
ter en cas de pluie, je me couchai.
dans l'eau me laissait
Il faisait froid et ma traversée
Je
grelottant.
cochons
dormis
mal.
Dans
ne vinssent
sauvages
passé à mon poignet
j'avais
nuit
était profonde.
tout
près de ma tête,
une sorte
qui m'intriguait
pensant
aux
contes
que les
les jambes,
de rien
distinguer,
de poussière
que m'avaient
La
de ma hache.
faits
phosphoen
les Maories
malfaisant
les,hommes
est au coeur de la montagne
sauf,
Je souris
singulièrement.
propos du Tut>ap>aui cet esprit
avec la nuit pour tourmenter
Sa capitale
crainte
m'écorcher
la: corde
Impossible
rescente
la
à
qui s'éveille
endormis.
que la forêt
de ténèbres.
habille
tous les morts
et les âmes de
Là, il se multiplie
viennent grossir ses légions. Malheur au
vivant
qui se risque dans ces lieux infestés
par les
démons ! et j'étais
cet imprudent.
Aussi mes rêves
furent-ils
Je
sus plus
émane
lière.
tard
que
cette
poussière
lumineuse
de petits
Ils
branches
faire
assez agités.
d'une espèce
champignons
dans les endroits humides
poussent
mortes comme celles qui m'avaient
particusur les
servi
du feu.
à
Le lendemain
La rivière,
au petit jour je me remettais-en
route.
de plus en plus accidentée, ruisseau, torde plus en plus, le sentier
rent, cascade, se contourne
72
NOA
NOA
me manque fréquemment, et c'est souvent des mains
que je m'aide à marcher, passant de branche en branche
en ne m'appuyant que très peu sur le sol.
Du fond de l'eau des écrevisses d'une taille
extraor-
dinaire me regardaient, semblant me dire : Que vienstu faire? et des anguilles séculaires fuyaient à mon
approche.
Tout à coup, à un détour brusque, j'aperçus dressée
contre la paroi du rocher qu'elle caressait plutôt qu'elle
ne s'y retenait de ses deux mains, une jeune fille, nue :
à une source jaillissante,
très haut, dans
les pierres. Lorsqu'elle eut fini de boire, elle prit de
l'eau dans ses mains et se la fit couler entre les seins.
Puis — je n'avais pourtant fait aucun bruit — comme
elle buvait
une antilope peureuse qui d'instinct devine l'étranger,
elle pencha la tête scrutant le fourré où j'étais caché.
Et mon regard ne rencontra pas le sien. A peine me
vit-elle, qu'elle plongea aussitôt, en criant ce mot :
Taehae (féroce) ! Précipitamment
je regardais dans
l'eau : personne, rien qu'une énorme anguille qui serpentait entre les petits cailloux du fond.
Non sans difficulté ni fatigue je parvins enfin tout
près de l'Aroraï, le sommet de Vile, la montagne redoutée. C'était le soir, la lune se levait et, en la regardant, je me rappelais ce dialogue sacré, dans ce lieu
précisément que la légende lui assigne pour théâtre :
LE
« Hina
disait
— Faites
« Le Dieu
Lune
CONTEUR
à Téfatou
revivre
73
:
l'homme
de la
PARLE
Terre
quand
répondit
il sera mort.
à la Déesse
»
de la
:
— Non, je ne le ferai point revivre.
L'homme
la végétation
mourra
ainsi que
mourra,
ceux qui s'en nourrissent,
la terre mourra,
la terre
»
finira, elle finira pour ne plus renaître.
« Hina répondit
:
— Faites comme il vous plaira.
Moi, je ferai
revivre
la Lune.
« Et ce que possédait
possédait
Téfatou
périt,
Hina
ce que
»
dut mourir.
continua
et l'homme
d'être,
CHAPITRE
DEUXIÈME
PAPE
PARTIE
MOE
Source
tahitienne
Source
de vérité, ton éclat m'illumine.
de volupté,
tes conseils sont les vrais.
Source
Je t'écoute
Source
Voici
! Eau lustrale
V (Projeté).
et ta voix
m'enseigne
eau divine,
mystérieuse,
que sur tes bords l'antique
! Eau divine
les Secrets,
eau lustrale !
pastorale
76
NOA
NOA
libre et calme et gaie. — O je boirai
Refleurit,
Pour purifier
mon coeur à ton flot sacré !
sur mon
front, sur mes mains, sur mes lèvres
Pour les guérir du feu des maléfiques
fièvres !
Ta fraîcheur
sur mes yeux-afin
qu'ils puissent voir
La vie ancienne réfléchie
en ton miroir,
Ta fraîcheur
La vie humaine
au soleil jeune épanouie,
La vie heureuse, la vie humaine, la Vie !
Voici ! — Par groupes et par couples, librement,
rieurs, couples graves, d'amis, d'amants,
de pas égaux et lents l'herbe odorante,
Ils vont, foyers vivants de lumière vibrante
Et fastueusement
vêtus de seul soleil,
Groupes
Foulant
A la source,
Et s'enivre
qui rit son frais rire vermeil
d'être claire comme la joie,
du sang flamboie,
Baigner leurs corps où l'or pourpré
.
Du seuil des cases, les ancêtres fiers et doux,
Aïeules tenant des enfants sur leurs genoux,
Et les pères dont l'oeil est plein de flamme
encore,
Président
à ce rite
d'amour
et d'aurore.
Et l'aurore
médite
au front
du dieu pensif,
Solidement
assis dans son orgueil massif,
monceau de siècles et de pierres
à l'horizon
son horreur
familière
Majestueux
Qui dresse
à l'homme
aisément oublieux
rappeler
Qu'il se souvienne de faire leur part aux dieux
la fleur de son extase.
Et leur offre à cueillir
Pour
Car cette
ardeur
Lui vient
d'eux
Selon
inextinguible
qui l'embrase
et vers eux doit retrouver
son cours
la loi de bienfaisante
parabole
Qui régit les destins, les amours et les jours.
Ainsi l'aurore
sur le front dur de l'idole
PAPE
MOE
77
l'éternelle
Inscrit en s'y jouant
leçon :
— Si de ton propre sang libéral échanson
Tu nous le verses dans la coupe de tes veines
la coupe pleine
Le vin débordera
toujours
Et ta gloire sera le prix de ta vertu ;
Il tarira dans ton coeur avare, si tu
—
Refuses de payer la rançon légitime.
Et soudain
Des orbites
—-
gloire à toi, radieuse victime
du dieu un éclair jaillissant,
! —
de sang
Rouge frappe à la tête et couronne
Un jeune homme, entre tous le plus beau. Il frissonne,
Dans la lumière
divine qui l'environne
Il se lève, et tous voient de son front, de son coeur
les traits du soleil intérieur,
Rayonner
Qui dans l'intime
orgueil du juste le désigne
Avant qu'un dieu le montre et le proclame
digne.
Et de la tête éblouissante
du Témoin
Sur la plaine et la mer et les îles, au loin,
Jusqu'au fond des sept cieux tumultueux
naguère;
A l'infini
se propage
l'âme en lumière
et du temps vibrera
Qui demain hors du nombre
Dans le midi profond
des yeux de Taora.
Et tous les vivants sur cette grande figure
Admirent
la splendeur
de leur gloire future,
Et la nécessité
Exalte
L'élu
la joie et l'amour
est acclamé, l'idole
Puis une extase
Jette
heureuse
aux bras
Que l'âme
tendre
de la mort
au coeur des forts.
est saluée,
et du ciel influée
des amants
élémentaire
les amantes,
de ce paradis,
tandis
NOA
78
La Fontaine
voluptueuse
aux dieux réjouis
Chante
NOA
et véridique
son sublime
cantique.
et la couleur
l'odeur
partout
la beauté du sang vainqueur
Du sang ! C'est partout
C'est lui qu'on voit, c'est lui qu'on sent, c'est lui qu'on
C'est lui qui rit dans les blessures et les bouches,
Iméné
! C'est
Impatient
d'agir, empressé de s'offrir,
—
autant que de plaisir,
Ivre de sacrifice
Et ses effluves font sur la nature comme
Un rideau
qu'elle tient des mains de l'homme.
C'est partout la couleur du sang qui fuse et luit !
Il arrose la terre et saigne dans les fruits,
Il décore la mer et c'est lui qui s'allume
Aux
d'or
roux
roses des coraux
Et son odeur,
De la fontaine
épanouis d'écume.
avec la sieste, avec le soir,
où les femmes
viennent
s'asseoir,
sur leurs hanches,
les plis frais de l'onde
et largement
dans la brise
Dénouant
S'exhale
Et se mêle
aux senteurs
s'épanche
du santal.
amères
II
O nouvelle
beauté
de l'Autrefois
O sur ce bord, de l'infini
Simple,
O libre,
Se donner!
Se donner
Mirer
le monde
Avoir
pour
Ah ! Source
Source
vital
!
marchant
la vie ancienne,
sans souci de demain
vivre
_
sans peine,
heureuse, humaine
et d'hier,
comme l'eau, comme
!
l'air!
en soi, rayonner
dans les choses !
âme l'âme héroïque
des roses !
d'Autrefois
mystérieuse,
qui chantes, je t'entends,
eau divine des temps,
touche,
PAPE
MOE
Et maintenant
que sur la plaine et sur mon âme
L'Arbre maudit ne verse plus son ombre infâme
—
— Remords et désirs, mots et fumée — occident
Je viens
à toi, l'esprit
calmé, le coeur ardent,
Mère, ô Nature,
Déjà riche de tes bienfaits,
fièrement
l'âme que tu fis pure.
Pour t'offrir
O Rêve oriental
de vivre
! O donne-moi
Asile au jardin clair du Nouvel Autrefois,
Dans la patrie où j'ai choisi ma destinée,
Au bord des flots où cette âme réelle est née,
Où, dans la vérité et dans la volupté,
Tout est beauté — tout est bonté — tout est clarté.
79
CHAPITRE
LE
CONTEUR
VI
PARLE
Depuis quelque temps je m'étais assombri. Mon travail s'en ressentait.
Il est vrai que beaucoup de documents me faisaient
défaut; mais c'est la joie surtout
qui me manquait.
Il y avait plusieurs
Papeete,
plusieurs
babil de la vahiné
mois
renvoyé Titi à
mois que je n'entendais
plus ce
me faisant sans cesse à propos des
que j'avais
6
NOA
NOA
82
mêmes
les
choses
mêmes
répondais
invariablement
ce silence
ne m'était
Je résolus
questions
les mêmes
par
auxquelles
je
histoires.
Et
pas bon.
de partir,
autour
d'entreprendre
voyage dont je ne m'assignais
le terme.
de l'île
un
pas d'une façon précise
besoin
que je faisais quelques paquets légers pour le
de la route et que je mettais
de l'ordre
dans
toutes
mes
Anani,
me regardait
Tandis
études,
mon
voisin
Il
inquiet.
et propriétaire,
se décida enfin
l'ami
à me
demander
si je me disposais
à m'en aller.
Je lui réque non, que je me préparais
pour une prome-
pondis
nade de quelques
seulement,
que je reviendrais.
Sa femme vint
pas et se mit à pleurer.
Il ne me crut
le rejoindre
et me dit qu'elle
pas
besoin
jour
je pourrais
montrait,
jours
d'argent
près
pour
reposer
de sa
que je n'avais
eux ; qu'un
parmi
m'aimait,
vivre
là : et elle me
toujours
une place décorée d'un
pour
case,
arbrisseau...
Et j'eus
moins
le désir
personne,
de reposer
toute
pour toujours
ne viendra
l'éternité,
là : du
m'y
dé-
ranger...
—Vous
autres,
vous
promettez
vous
aime,
vous
vous,
mais
vous
Européens,
ajouta
la femme
d'Anani,
de rester, et quand enfin on
assurezpartez ! C'est pour revenir,
ne revenez jamais.
toujours
LE
CONTEUR
— Eh bien, je puis jurer,
de revenir
à travers
étroit
sentier
dans
la montagne
dont
les habitants
sommeillent,
bien
tement,
leurs
un fourré
tard
est
(je n'osais
la mer, je suis
un
qui s'étend assez loin
dans une petite
vallée
et j'arrive
à l'ancienne
vivent
mode
maorie.
Ils
rêvent, ils aiment, ils
ils chantent, ils prient et je vois distincqu'elles ne soient pas là, les statues de
divinités
statues
féminines,
de la déesse lunaire.
l'honneur
de Hina
L'idole
d'un
et fêtes
en
seul bloc
a
et quarante
de hauépaule à l'autre
Sur la tête, elle porte, en forme de bonnet, une
dix pieds
teur.
Plus
qui borde
et calmes.
heureux
83
moi, que mon intention
dans quelques jours.
plus tard, je verrai.
mentir),
Enfin je partis.
du chemin
M'écartant
Ils sont
PARLE
d'une
Autour
d'elle on
énorme, de couleur rougeâtre.
— Matamua
— et
danse selon les rites
d'autrefois
pierre
le vivo
varie
sombrée,
sa note
claire
avec les heures
Je continue
ma route.
A Taravao,
extrémité
son cheval
Européens.
A Faone,
et gaie, mélancolique
qui se succèdent.
de l'Ile,
un gendarme
me prête
et je file sur la côte est, peu fréquentée
district
et
des
qui précède celui d'Itia, je
m'entends
interpeller
par un indigène :
— Hé ! l'homme qui fait des hommes
(11 sait que je
petit
NOA
84
NOA
suis peintre) Haere mai ta maha ! (viens manger avec
hospitalière.
nous), la formule tahitienne
Je ne me fais pas prier, tant le sourire qui accompagne l'invitation
de cheval ; mon
est engageant
hôte
et doux.
le prend
et
Je descends
l'attache
à une
et avec
simplement
branche, sans aucune servilité,
adresse. Et nous entrons tous deux dans une case où
des hommes, des femmes et des enfants,
assis par terre, causant et fumant.
— Où vas-tu ? me demande une belle maorie d'une
sont réunis
d'années,
quarantaine
— Je vais à Itia.
— Pourquoi
faire ?
Je ne sais quelle idée me passa par la tête et peutêtre sans le savoir disais-je le but réel, secret pour
moi-même, de mon voyage :
— Pour y chercher une femme, répondis-je.
— Itia en a beaucoup et des jolies. Tu en veux une ?
— Oui.
— Si tu veux, je vais t'en donner une. C'est ma fille.
— Est-elle jeune ?
— Oui.
— Est-elle
bien portante
?
— Oui.
— C'est bien. Va me la chercher.
La femme sortit.
LE
CONTEUR
85
PARLE
Un quart d'heure après, tandis qu'on apportait pour
le repas des maiore, bananes sauvages, des crevettes
et un poisson, elle rentra, suivie d'une grande jeune
fille qui tenait un petit paquet à la main. A travers la
rose excessivement
transparente,
robe, en mousseline
on voyait la peau dorée des épaules et des bras. Deux
sur son visage
boutons pointaient
dru à la poitrine;
je ne reconnus pas le type que, jusqu'à ce
jour, j'avais vu partout régner dans l'île et sa chevelure
aussi était
très exceptionnelle,
poussée comme la
charmant
brousse
et légèrement
sait une orgie
Je sus dans
crépue.
de chromes.
la suite
Au soleil
qu'elle
était
tout
cela fai-
des
originaire
Tongas.
Quand
elle se fut
assise
auprès
de moi,
quelques questions :
— Tu n'as pas
peur de moi ?
— Aïta
(non).
— Veux-tu
habiter ma case, toujours
— Eha
(oui).
— Tu n'as
jamais été malade ?
— Aïta.
Ce fut tout.
je
lui
fis
?
pendant que la jeune
fille, impassible,
rangeait
par terre, devant moi, sur
une grande
feuille
de bananier,
les aliments
qui
m'étaient
Le coeur me battait
offerts.
Je mangeai
de bon
appétit,
mais
86
NOA
j'étais
intimidé.
préoccupé,
enfant
treize
d'environ
vantait.
NOA
Que se passait-il
Cette
cette
fille,
jeune
années, me charmait
et m'épou-
dans cette âme ?Et c'était
moi,
moi si vieux
pour elle, qui hésitais au moment de signer
— Peutun contrat
si hâtivement
conçu et conclu.
être, pensais-je, la mère a-t-elle ordonné, exigé ; peutêtre est-ce un marché
qu'elles ont débattu entre elles...
bien nettement
chez la grande
et pourtant
je voyais
et de fierté qui sont
enfant les signes d'indépendance
les caractéristiques
de sa race.
Ce qui surtout
me rassura,
c'est qu'elle
avait,
à n'en
sereine qui accoml'attitude,
l'expression
une action honorable,
pagne, chez les êtres jeunes,
louable. Mais le pli moqueur
de sa bouche, d'ailleurs
pas douter,
bonne
était
et sensuelle, tendre, m'avertissait
pour moi, non pour elle...
Je n'oserais
case je n'avais
d'une
goisse,
dire
qu'en
franchissant
pas le coeur serré
appréhension
que le danger
le seuil
d'une
étrange
d'une
poignante,
de la
anréelle
peur.
Je pris
mon cheval
et je montai.
La jeune
derrière
; sa mère, un homme, deux jeunes
— suivirent
ses tantes, disait-elle
aussi.
Nous
revenions
à Taravao,
au premier
kilomètre,
à neuf
fille
suivit
femmes, —
kilomètres
de
on me dit : Parahi
teie
Faone.
Mais
LE
CONTEUR
87
PARLE
(arrête-toi ici). Je descendis de cheval et nous entrâmes
dans une grande case proprement
tenue, presque riche
— de la richesse des biens de la terre — de jolies
nattes
extrême
sur du foin,
un ménage
encore
bonne
grâce y demeurait.
près de la femme et me la présenta
— Voici ma mère.
jeune et d'une
Ma fiancée s'assit
:
Puis
en silence, on versa dans un gobelet de l'eau
fraîche dont nous bûmes tous à la ronde, comme s'il se
fût agi d'une religion
familiale.
Après quoi, celle que
ma fiancée venait de me présenter comme sa mère me
dit, le regard ému, les paupières
— Tu es bon ?
humides
Je répondis (non sans trouble),
examen de conscience :
— Oui.
— Tu rendras
— Oui.
:
après avoir
fait mon
ma fille heureuse.
— Dans huit jours qu'elle
heureuse elle te quittera.
Un long silence.
Enfin
revienne.
nous sortîmes
Si elle n'est pas
et de nouveau
à cheval, je repartis, toujours suivi de mon escorte.
Chemin faisant,
nous rencontrâmes
plusieurs
personnes qui connaissaient
ma nouvelle famille, et qui,
en la saluant, disaient à la jeune fille :
— Eh quoi ! tu es maintenant
la vahiné d'un Fran-
88
NOA
NOA
çais ? Sois heureuse. Bonne chance.
doute dans son regard.
: comment
Un point m'inquiétait
— Il y avait
du
(ainsi se
deux mères ? Je deman-
ma femme) avait-elle
dai donc à celle qui, la première,
— Pourquoi
m'as-tu menti ?
nommait
Tehura
me l'avait
offerte
:
:
La mère de Tehura me répondit
— L'autre
aussi est sa mère, sa mère nourricière,
celle qui s'en occupe.
Je rêvai tout le long de la route
et mon cheval
ne se
sentant
avec peu de confiance,
plus soutenu marchait
au contact des gros cailloux.
trébuchant
A Taravao
son cheval. La
je rendis au gendarme
femme du gendarme,
une Française
sans finesse, me dit :
— Comment ! vous ramenez
sans malice,
mais
avec vous une gourgan-
dine ?
Et ses yeux
opposait
examen.
une
haineux
déshabillaient
indifférence
Je regardai
altière
la jeune fille, qui
à cet injurieux
un instant
le spectacle symbolique
ces deux femmes : c'étaient la décrépique m'offraient
tude et la floraison
la loi et la foi, l'artifice
nouvelle,
et la nature,
et sur celle-ci
celle-là
soufflait
le souffle
impur du mensonge et de la méchanceté.
C'étaient aussi deux races en présence, et j'eus honte
de la mienne. Il me semblait qu'elle tachait d'un nuage
LE
de fumée
PARLE
89
ce ciel si beau. Et j'en
pour le reposer et le réjouir
sale
mon regard
or vivant,
CONTEUR
que j'aimais
Les
adieux
Chinois
qui
à l'éclat
vite
de cet
déjà.
de famille
là vend
détournai
à Taravao,
se firent
de tout,
chez le
et les hommes
et les
bêtes.
Nous prîmes,
qui nous
Mataiea,
et moi, la voiture
ma fiancée
déposait
kilomètres
vingt-cinq
publique,
plus
à
loin,
chez moi.
Ma femme
était
peu
bavarde,
et mo-
mélancolique
queuse.
Nous nous
sans cesse, mais
elle me restait impénétrable,
et je fus vite vaincu dans
cette lutte.
de me surJ'avais
beau me promettre
veiller,
observions
de me dominer
l'un
pour
l'autre
rester
un témoin
perspi-
cace, mes nerfs n'étaient
plus sérieuses
sur les
pas longs à l'emporter
résolutions
et je fus en peu de temps,
Tehura, un livre ouvert.
Je faisais ainsi — en quelque sorte, à mes dépens et
— l'expérience
du profond
sur ma propre personne
d'une âme
écart qui distingue
une âme océanienne
pour
latine,
française
de suite ; il faut
surtout.
beaucoup
L'âme
maorie
de patience
ne se livre
et d'étude
pas
pour
90
NOA
NOA
à la posséder. Elle vous échappe d'abord et
vous déconcerte de mille manières, enveloppée de rire
et pendant que vous vous laissez
et de changement;
arriver
prendre à ces apparences, comme à des manifestations
de sa vérité intime, sans penser à jouer un personcertiavec une tranquille
nage, elle vous examine
de sa puérile
tude, du fond de sa rieuse insouciance,
légèreté.
Une semaine
pendant laquelle je fus d'une
« enfance » qui m'était à moi-même inconnue. J'aimais
Tehura et je le lui disais, ce qui la faisait sourire : —
elle le savait bien ! Elle semblait, en retour, m'aimer —
s'écoula,
et ne me le disait point. Mais quelquefois, la nuit, des
éclairs sillonnaient
l'or de la peau de Tehura...
Le huitième jour — il me semblait que nous venions
d'entrer
pour la première fois ensemble dans une case
— Tehura me demanda la
d'aller voir sa
permission
mère à Faone, chose promise. Je m'y résignai tristement et nouant
dans son mouchoir
quelques
piastres
et porter du
pour qu'elle pût payer les frais du voyage
rhum à son père, je la conduisis à la voiture publique.
Ce fut pour moi comme un adieu. Reviendrait-elle
?
La solitude
de ma case me chassait.
fixer ma pensée à aucune
Plusieurs
jours
ensuite,
étude...
elle revint.
Je ne pouvais
LE
CONTEUR
PARLE
91
la vie pleinement
Alors
commença
sur une assurance
heureuse, fondée
sur la confiance mu-
du lendemain,
de l'amour.
tuelle, sur la certitude
réciproque
Je m'étais
remis au travail
et le bonheur
habitait
dans ma maison
radieux
comme
lui.
: il
se levait
avec le soleil,
du visage de Tehura inondait
de joie
et de clarté l'intérieur
du logis et le paysage alentour.
Et nous étions tous les deux si parfaitement
simples !
Qu'il était bon le matin, d'aller ensemble nous rafraîL'or
chir dans le ruisseau
sans doute
voisin,
le premier
Paradis
tahitien,
Et l'Eve
de ce Paradis
aimante.
comme au paradis
homme
tard.
se livre
Je suis embaumé
pas comprise,
Aujourd'hui
femme.
hâve nave fenua...
de plus en plus docile,
d'elle : Noanoa!
Elle est
entrée dans ma vie à son heure
peut-être
et la première
allaient
: plus tôt je ne l'aurais
et, plus
je l'entends
tard,
c'eût
été bien
comme je l'aime
et par
me
qui jusqu'ici
elle, je pénètre enfin bien des mystères
restaient
rebelles. Mais, pour l'instant,
cela n'est pas
raisonné par mon intelligence,
classé par ma mémoire.
C'est à ma sensibilité
que Tehura confie tout ce qu'elle
me dit : c'est dans mes sens et mes sentiments
que je
retrouverai
Elle me
plus tard, ses paroles inscrites.
92
NOA
conduit
NOA
ainsi plus sûrement
que par aucune
autre
mé-
thode à la pleine compréhension
gnement
de sa race par l'enseide la vie. Et je n'ai plus conscience
quotidien
des jours
et des heures, du mal et du bien. Le bonheur
est si étranger au temps qu'il en supprime la notion, et
tout est bien quand tout est beau.
Et Tehura
ne me trouble
quand je rêve;
ou
quand je travaille
alors, elle se tait. Elle sait très
d'instinct
point
bien quand elle peut élever
alors nous parlons
je l'instruis
Je
fus
pris
d'aller
obligé
me laissait
Nous n'avions
à moitié
à Papeete.
jour
;
du matin
pour le moment
allant
quand
que je
le reste à
je rentrai.
que très peu de lumi-
être renouvelée.
la porte,
dans
J'avais
la voiture
je dus faire
route,
une heure
j'ouvris
était
un
le soir même, mais
ma provision
Quand
chambre
;
et elle m'instruit.
pied et il était
naire,
sans me déranger
et de Dieu et des dieux
de l'Europe,
de revenir
promis
la voix
la lampe
l'obscurité.
J'eus
était
un
la
éteinte,
sentiment
de défiance : sûrement l'oiseau
brusque d'appréhension,
s'était envolé. Vite j'allumai
des allumettes
et je vis...
Immobile,
nue, couchée à plat ventre sur le lit, les
yeux
démesurément
agrandis
par la peur,
Tehura
me
LE
et semblait
regardait
je restai
tude.
Une
au regard
dans
d'apparitions
je craignais
lueur
fixe.
surtout
ces
dans
émanait
qu'une
belle, jamais
93
ne pas me reconnaître.
contagion
ses yeux
PARLE
instants
quelques
il me semblait
puis,
CONTEUR
une
Moi-même,
incerti-
étrange
des terreurs
de Tehura,
coulât de
phosphorescente
Jamais je ne l'avais
d'une
beauté
demi-ténèbres
vue si
si émouvante.
à coup
sûr
Et
peuplées
de suggestions
équivoques,
dangereuses,
de faire un geste qui portât au paroxysme
de l'enfant.
Savais-je ce qu'à ce moment-là
j'étais pour elle ? Si elle ne me prenait pas, avec mon
des démons ou des
pour quelqu'un
visage inquiet,
dont les légendes de sa race
spectres, des tupapaus
l'épouvante
les nuits
emplissent
qui elle était
possédait,
en vérité
à lui
sommeil
? L'intensité
sous
l'empire
physique
faisait d'elle un être
superstitions,
si différent
de tout
Enfin
sans
elle revint
redonner
? Savais-je
du sentiment
même
et moral
de ses
si étranger
à moi,
qui la
ce que j'avais pu voir jusque-là.
à elle et je m'évertuai
à la rassurer,
confiance.
Elle
m'écoutait,
boudeuse,
:
où les sanglots tremblaient
puis avec une voix
— Ne me laisse plus seule ainsi sans lumière.
s'éveilla.
Mais, la peur à peine dissipée, la jalousie
— Qu'as-tu fait à la ville ?Tues allé voir des femmes,
de celles
donnent
qui vont au marché boire
aux officiers, aux matelots,
et danser, puis se
à tout le monde...
94
NOA
Je ne me prêtai
douce, une douce
Tehura
folle
pas à la querelle
et ardente
était tantôt
et très frivole,
NOA
nuit,
et cette nuit
une nuit
fut
tropicale.
très sage et très aimante, tantôt
deux êtres en un, très différents,
à l'improviste
avec la plus décon-
et qui se succédaient
certante rapidité.
Elle n'était
point changeante,
était double : l'enfant d'une race vieille.
elle
— il écume la mer
Un jour l'éternel
Juif-colporteur
comme la terre — arrive
dans le district
avec une
boîte de bijoux en cuivre doré. Il étale sa marchandise,
on l'entoure.
Une paire de boucles d'oreille
circule de
mains
en mains,
femmes
Tehura
tous
les yeux
brillent,
toutes
les
la désirent.
et me regarde. Elle veut la
paire de boucles et ses yeux me le disent clairement,
je fais semblant de ne pas comprendre.
Elle m'attire
dans un coin.
— Je la veux.
Je lui
fronce le sourcil
fais
observer
qu'en
vaut à peine deux francs,
— Noatou. Je la veux.
Franoe
cette
niaiserie
que c'est du cuivre.
— Mais ce serait folie que de payer vingt
pareille saleté ! Non.
francs
une
LE
CONTEUR
PARLE
95
— Je la veux.
Et avec
une volubilité
passionnée,
les yeux
pleins
de larmes :
—
Quoi ! Tu n'auras pas honte de voir ce bijou aux
oreilles d'une autre femme. Déjà un tel parle de vendre
son cheval pour offrir la paire de boucles d'oreille
à sa
vahiné.
Je ne pus me résigner
cette fois, je refuse.
Tehura
me regarde
à cette sottise
vaincue
encore,
et, brutalement
; sans
dire, elle pleure.
Je m'éloigne, je reviens, je donne les vingt
Juif — et le soleil reparaît.
Deux
grande
jours
après,
toilette.
c'était
Les
dimanche.
cheveux
lavés
rien
plus
au
francs
Tehura
au savon,
fait
sa
puis
séchés au soleil, et finalement
frottés d'huile parfumée ;
la robe, un de mes mouchoirs
à la main, une fleur à
les pieds nus. Elle va au temple, répétant
les
l'oreille,
tout à l'heure.
psaumes qu'elle récitera
— Et tes boucles d'oreille ? lui dis-je.
Tehura fait une moue de dédain :
— C'est du cuivre!
Aita Piro, Pirupiru.
Et en éclatant
de rire elle franchit le seuil de la case
et part pour le temple — redevenue grave.
A l'heure de la sieste, dévêtus, nus, simples, nous
sommeillons,
ce jour-là
comme
les autres
jours,
près
96
NOA
NOA
l'un
de l'autre,
son
rêve
ou nous
Tehura
Moi, je voudrais
— et
dans
peut-être
briller
d'autres
boucles.
rêvons
voit-elle
oublier
tout
ce que je sais et dormir
toujours...
Une grande noce eut lieu à Mataiea, la vraie
la noce légale que les missionnaires
s'efforcent
poser aux
Tahitiens
naire : petits
chauds,
bananes
de déployer
cochons
sous un toit
improvisé
les parents
de poissons,
maioré,
où un nombre
assis, avait
que décoraient
culi-
sur des cailloux
La table,
étaient
luxe
été placée
gracieusement
et tous
les amis
des deux
époux
là.
La jeune
fils
grand
est, dans
et des fleurs.
des feuilles
blanche,
etc..
taros,
de convives
étaient
entiers
abondance
considérable
Tous
le plus
rôtis tout
extraordinaire
sauvages,
d'im-
convertis.
J'y fus invité et Tehura y vint avec moi.
Le repas faisait le fond de la fête, et l'usage
ces solennités,
noce>
fille — l'institutrice
prenait
du chef
pour
de Papeete,
ressait
à elle, l'avait
— presque
un authentique
maorie,
Elle sortait
des écoles reli-
époux
de Punaania.
gieuses
de l'endroit
et l'évêque
obligée
protestant,
qui s'intéà ce mariage un peu hâti-
LE
disait-on.
vement,
PARLE
CONTEUR
97
ce que veut
Là-bas,
missionnaire,
Dieu le veut.
On
heure
et on boit
mange
les
commencent
Puis
discours.
Ils
avec ordre et méthode
On les récite
d'éloquence
et
beaucoup
vraiment
curieux,
plein
la question importante
nom
donnera un nouveau
usage national,
et qui date de toute
une précieuse
prérogative,
très
sont
d'une
nombreux.
et c'est un concours
vient
familles
au bout
d'imprévu.
: quelle des deux
à la mariée
constitue
antiquité,
enviée.
? Cet
Il
n'est
pas
rare que la discussion,
sur ce point, dégénère en bataille.
Il n'en fut rien ce jour-là.
Tout se passa paisible—
ment. La table tout entière
était cordiale, joyeuse
et pas mal
voisines
morte,
mener
ivre.
Ma pauvre
vahiné
entraînée
par ses
de là ivre(je ne la surveillais
pas) sortit
hélas ! et j'eus beaucoup
de peine pour la raau logis : bien gaie, mais bien pesante !
Au centre
Punaania,
de la table
admirable
trônait
de dignité.
la femme
Sa robe
du chef
de
de velours
et bizarre, lui donnait un vague
orangé, prétentieuse
air d'héroïne de foire. Mais la grâce innée de sa race et
la conscience
de son rang prêtaient
à ces oripeaux
je
ne sais quelle
fumets
grandeur
des mets,
aux
; dans cette fête tahitienne,
odeurs des fleurs de Vile,
un parfum
me semblait-il,
ajoutait,
plus fort
autres et qui les résumait
tous — noanoa !
aux
elle
que les.
/^^'.
NOA
98
NOA
Près d'elle se tenait une aïeule centenaire, affreuse de
et que la rangée intacte de ses dents de
décrépitude,
encore plus terrible. Elle s'intéressait
rigide,
peu à ce qu'on faisait autour d'elle, immobile,
presque une momie. Mais sur sa joue un tatouage, une
marque sombre, indécise dans sa forme qui rappelait le
cannibale
rendait
parlait à mes yeux pour elle.
J'avais déjà vu bien des tatouages, je n'en avais vu
aucun dans le caractère de celui-ci : celui-ci était sûrestyle
d'une lettre
ment européen.
sévissant
latine,
Autrefois,
me dit-on,
contre la luxure,
d'un signe d'infamie,
signaient
les missionnaires,
certaines femmes
d'un
avertissement
de l'enfer, ce
de honte, — non point à cause du
qui les couvrait
péché commis, mais à cause du ridicule et de l'opprobre
d'un tel signe de destruction.
fiance des maories vis-à-vis
qui persiste
aujourd'hui
Je compris
alors
la dé-
des Européens,
défiance
d'ailencore, très tempérée,
océanienne.
par la généreuse hospitalité
Que
d'années entre l'aïeule marquée par le prêtre et la jeune
fille mariée par le prêtre ! La marque est visible encore,
double témoignage
et pour la race qui l'a
d'infamie,
leurs,
subie et surtout
Cinq
enfant
sans doute pour la race qui l'a infligée...
mois plus tard, la-jeune mariée mit au monde un
bien conformé.
Fureur
des parents qui demandaient la séparation.
Le jeune homme n'y voulut point
: — Puisque nous nous aimons, qu'importe ?
consentir
LE
CONTEUR
PARLE
pas dans nos usages
celui-ci.
autres ? J'adopte
N'est-il
dans toute
Mais un point
pourquoi
s'était-il
religieuse
nuaient
langues?
99
les enfants
d'adopter
cette histoire
des
resta obscur
:
l'évêque, réputé comme excellent
coq gaulois,
tant remué pour hâter la cérémonie légale et
du mariage
que...
Eh!
? Les
que
ne disent
de l'Annonciation
L'ange
mot de cet énigme...
Et peut-être,
mauvaises
qu'importe
!
pas
langues
insi-
les mauvaises
sait
peut-être
le
CHAPITRE
PARAHI
TE
VII
MARAE
I
Sommet
d'horreur
de l'Ile
heureuse,
là réside
Le Temple, lieu vivant, ouvert, sauvage, avide.
le poids
Là sont les pieds des dieux qui supportent
Des cieux, là vient mourir
la richesse des bois,
Tout en haut de l'Arorai,
cimier des cimes,
Là s'égouttait,
le sang, autrefois,
des victimes
102
NOA
Où les vivants
Et ce rite
communiaient
était
cher
pieusement.
aux Atuas cléments
selon
Qui, gouvernant
Autrefois
! Pefiroyable
l'Ile
leur
sagesse profonde,
des mondes,
expansion
à la vie en faveur
Pardonnaient
Alors
NOA
était
de la mort.
et le peuple était fort,
Et connaissait
et connaissait
la joie,
l'amour,
au sommet d'où le soleil flamboie
Qui buvait,
Et rayonne
sur l'univers,
le flux vital
De la Douleur.
Alors
Fille
Otahiti
franche
riche,
d'autrefois
féodal
Splendeur
riait dans la lumière,
des eaux, délicieuse
et fière,
de son sang les sacrificateurs.
Qu'illustraient
Quand, de toute
l'ardeur
du ciel, sur les hauteurs
Taroa,
que sa gloire
la flamme homicide
Sublimes,
Entretenait
Où venaient
les héros
!
allumer
contemple,
du Temple
leur vertu.
II
s'est tu,
Or, voici que le cri des victimes
Et voici que, partout,
dans les langueurs
de l'Ile
Coeurs de mâles et flancs de femmes sont stériles.
La prudence,
Le sang dont
la peur et l'épargne
ont tari
le sommet sacré n'est plus fleuri
Et qui stagne aux longs bords des siestes
Et la vieille
Forêt dont la sève fervente
Prodigue
Palmiers
ses flots insoucieux
éperdument
fins dont le front frémit
au bord
Tamaris,
hibiscus, fougères gigantesques,
Lianes sinuant leurs souples arabesques,
énervantes.
—
des cieux,
TE
PARAHI
MARAE
103
l'air
de rose et le manguier
qui chargent
et de parfum, l'arbre de fer,
D'un faste d'ombre
Le santal odorant
dont l'écorce étincelle,
L'arbre
Et toute
la Forêt
En nappes
Et s'évapore
généreuse, où ruisselle
d'ombres
par les lourdes frondaisons
exhalaisons
en amères
La puissante
liqueur
La Forêt douloureuse
de l'éternelle
et la Forêt
ravie,
et renaît sans fin,
Où la nature
Dénonce
naît, meurt
et blâme avec le tumulte
De l'Amour
la folie
vie.
divin
et le crime
de l'homme,
lâchement
économe,
;
Qui, de ses pâles jours
Et corrompu
interdits
aux mortels,
d'orgueils
du sang qu'il dérobe aux autels !
S'empoisonne
III
Vers la cime
à jamais
déserte
Où ne s'exhale plus la féconde
et diffamée,
fumée
Du sang, vers le lieu mort où régnèrent
Où l'homme
pria, seuls font les arbres
De leurs rameaux
pieux,
par la brise,
vaste, qui s'éternise.
légers
Un geste d'encensoir
Vers le rivage
Rit et chante,
les dieux,
agités
ému de frissons
aime
et dort
argentés
toute une humanité
ingénue, oublieuse, frivole,
au soleil, comme les vagues, molle,
Rayonnante
Et jouissant
du jour tant qu'il luit. — Iméné !
Puérile,
Glas de la vie ! Echo
Chant
immémorial
Par la menace
du passé profané
de gaieté démentie
de très haut
appesantie
!
!
104
NOA
NOA
IV
Les dieux
sont morts, et Tahiti meurt de leur mort.
Le soleil autrefois
l'endort
qui l'enflammait
D'un
sommeil
désolé
d'affreux
sursauts
de rêve,
Et l'effroi
du futur emplit les yeux de l'Eve
Dorée : elle soupire en regardant
son sein,
Or stérile scellé par les divins desseins.
Les dieux sont morts.—Mais,
quand, sur son char de ténèbres,
Le Soir pourpre
d'amours
et de meurtres
célèbres,
Apparaît,
Du fond
le Soleil furieux,
pourchassant
de leur tombeau
se relèvent
les dieux
concile,
Qui, sur la cime, en un formidable
Durant toute la nuit demeurent
immobiles,
Les bras dardés vers la mer. Et, du haut du mont,
Par milliers
vers la grève essaiment les démons,
Tupapaus,
esprits
Qui, dans l'étroite
Vers
la couchette
Se glissent,
C'est
l'heure
Viens
froids
des morts, larves
case, en repliant
cruelles
leurs
ailes,
où la peureuse ne dort pas,
frôleurs
et chuchotent
tout bas :
des dieux,
c'est
soir des dieux, c'est Soir !
c'est toi qu'ils ont élue.
: pour les servir
C'est soir de la mort et de l'Amour,
c'est Soir !
Viens : pour les aimer c'est toi qu'ils ont voulue.
Tu n'iras
Cueillir
Baigner
Fondre
plus danser au bord de la mer,
en chantant
la fleur des lauriers-roses,
l'or de ton corps à l'or de la mer,
ton rêve au vague
rêve des choses.
PARAHI
TE
MARAE
105
Tu ne dormiras
Nous allons
plus sous les pandanus,
te saisir entre nos mains creuses
Les vivants
sous les pandanus
qui t'aimaient
su féconder ta chair amoureuse
?
Ont-ils
Ton sang est condamné ! le temps est venu
Où l'homme
doit mourir
pour ne pas revivre
Il a trahi ses dieux : le temps est venu
Où dans la nuit
de la mort
il doit
que le Roi, le seul Roi, Taora,
Couve à nouveau l'oeuf de l'éternel
!
les suivre.
Afin
mystère,
Afin
que le Roi, le seul Roi, Taora,
Partage à de plus grands que l'homme
la Terre.
Et comme
jour,
une femme
était, au premier
la vie et l'espérance,
De qui procéda
Qu'une femme aussi se lève, au dernier
De qui vienne la mort et la délivrance.
jour,
Tu n'échapperas
des dieux
pas à l'amour
Ils te posséderont
dans ta juste joie,
amante des dieux,
Tehura, glorieuse
Où tu seras dans ton désespoir
C'est l'heure
C'est
Viens
: pour
Et l'enfant
Antique,
proie
!
des dieux, c'est soir des dieux, c'est
les servir c'est toi qu'ils ont élue.
: pour
soir de la mort
Viens
leur
!
c'est soir !
et de l'amour,
les aimer c'est toi qu'ils ont voulue.
voit
dans sa terreur
l'appareil
le sanctuaire
des rites mortuaires,
Soir !
106
NOA
NOA
le prêtre rouge et l'oeil phosphorescent
Des démons, et les dieux au geste menaçant,
Et sa race au grand coeur d'autrefois
qui succombe
L'autel,
Et gravit humblement
les rampes de la tombe
Où l'appellent
les dieux qu'elle a mis en oubli
Sommet
d'horreur
Le Temple,
L'enfant
L'homme
de l'Ile
lieu toujours
heureuse,
vivant,
:
là réside
toujours
avide.
voit — et déjà les temps sont accomplis
:
est mort. Il est mort pour ne jamais renaître.
Les Iles et les Eaux
servent
un autre
Maître,
et dont les yeux sont des foyers d'amour
Et de joie, — et l'enfant,
qui s'étonne du jour
Nouveau, songe qu'elle est morte, — et la mort est douce
Comme la sieste, au bord de la mer, sur la mousse."
Meilleur,
CHAPITRE
LE
Le
soir
au lit,
et souvent
longs
âme d'enfant
CONTEUR
nous
avons
très sérieux.
les traces
d'autrefois
PARLE
de grands
Je cherche
entretiens,
dans cette
du passé lointain,
bien mort
ne restent pas
mes questions
les hommes, séduits ou asservis
et toutes
socialement,
sans réponse. Peut-être,
à notre civilisation
et à notre
Les dieux
VIII
conquête, ont-ils oublié.
se sont gardé un asile dans la
NOA
108
des femmes.
mémoire
NOA
Et c'est un émouvant
spectacle que Tehura
à peu ses dieux nationaux
lier
et singume donne, quand je vois peu
se réveiller en elle et s'agiter
où les missionnaires
sous les voiles
En somme, l'oeuvre
Leur enseignement
superficielle.
les ensevelir.
très
faible
couche
est comme une
et cède vite à la
qui s'écaille
adroite. Tehura va au temple réguliè-
de vernis
atteinte
moindre
ont cru
protestants
des catéchistes
est
rement
et pratique
des lèvres et des doigts la religion
officielle. Mais elle sait par coeur les noms de tous les
Maorie. Elle connaît leur histoire,
dieux de l'Olympe
ils ont créé le monde ; comment ils aiment à
être honorés. Quant aux rigueurs
de la morale chrécomment
tienne,
elle les ignore
ou ne s'en soucie
et ne songe
de vivre hors des liens du mariage
guère à se repentir
avec un tane. Je ne sais trop comment elle associe dans
ses croyances
Taaora
et Jésus. Je pense qu'elle les
vénère
tous les deux.
Au hasard
des circonstances,
elle me fait
un cours
de théologie tahitienne,
et moi je tâche
selon les connaissances
expliquer
européennes
de la nature.
ques phénomènes
complet
Les étoiles
l'intéressent
comment
beaucoup.
de lui
quel-
Elle me demande
on nomme en français l'étoile du matin, celle
du soir. Elle a peine à comprendre que la terre tourne
autour
du soleil.
LE
A son
CONTEUR
elle
tour,
109
PARLE
me nomme
les
étoiles
dans
sa
à la
langue et pendant
qu'elle me parle je distingue,
— les formes
clarté des astres, qui sont des divinités
vagues et sacrées des maîtres maories de la terre et
des cieux.
Il est probable
rent
que les habitants
de Tahiti
possédè-
dès la
des connaissances
plus haute antiquité
assez étendues en astronomie.
Les fêtes périodiques
des Aréois, société secrète qui, jadis, gouverna les Iles
dont je vais avoir l'occasion
de parler, étaient
dées sur les évolutions
des astres. Les Maories
fonsem-
blent même n'avoir
lunaire.
pas ignoré la nature de la lumière
Ils supposaient
que la lune est un globe sensi-
blement
pareil
productions
manière
analogues
la distance
La semence
sur
la Terre
habité
à la terre,
elle, riche en
aux nôtres. Ils évaluaient
à leur
de la terre
de l'arbre
comme
à la lune.
Ora fut
apportée
blanc. Il lui
de la Lune
un pigeon
avait fallu
deux lunes pour atteindre
le satellite,
et quand, après
deux autres lunes, il retomba sur la terre, il était sans
par
plumes. Cet oiseau est, de tous ceux que connaissent
les Maories, celui qui passe pour avoir le vol le plus
rapide.
Mais voici
la nomenclature
tahitienne
des étoiles.
Je
la leçon de Tehura à l'aide de documents
complète
trouvés dans un recueil de Morenhout,
l'ancien consul.
NOA
110
Je dois à l'obligeance
lecture
NO A
de M. Goupil,
colon
à Tahiti,
la
de cette édition.
Il n'est peut-être pas trop audacieux d'y voir l'ébauche
d'un système raisonné d'astronomie
plutôt qu'un simple
jeu d'imagination.
— Roua
(grande
est son origine) dormait
avec sa
femme la Terre ténébreuse. Elle donna naissance à son
roi, le Sol, puis au Crépuscule, puis aux Ténèbres. Mais
alors Roua répudia cette femme.
— Roua
dormait avec la
(grande est son origine)
femme dite Grande Réunion. Elle donna naissance aux
reines
des cieux, les Etoiles, à Faiti,
étoile du soir.
Le roi des cieux dorés, le seul roi, dormait avec sa
femme Fanoui. D'elle est né l'astre Tauroua, Vénus,
étoile du matin, le roi Tauroua qui donne des lois à la
nuit et au jour, aux étoiles, à la lune, au soleil, et sert
Il fit voile à gauche, vers le
de guide aux marins.
nord et là, dormant avec sa femme, il donna naissance
à VEtoile
Rouge, cette
sous deux faces...
étoile
rouge
qui brille,
le soir,
Rouge, ce dieu qui vole dans l'Ouest, prépara
sa pirogue, pirogue du grand jour qui cingle vers les
cieux. Il fit voile au lever du soleil.
Etoile
Rehoua
s'avance
femme Oura Taneipa
en face des Pléiades.
dans l'étendue.
Il
dormit
avec sa
: d'eux sont nés les rois Gémeaux,
LE
Les Gémeaux
Castor et Pollux.
PARLE
CONTEUR
sont
assurément
Leur
histoire
111
les mêmes
que nos
est curieuse.
Ils étaient de Bora Bora. Ayant
entendu leurs parents
la maison paternelle
parler de les séparer, ils quittèrent
et allèrent ensemble à Riatea, puis à Ouhamé, à Eimo
Leur
et à Otaïti.
chercher,
s'était
inquiète,
mise
à les
aussitôt
trop
toujours
mère,
après leur départ. Mais elle arrivait
îles. A Otaïti
tard dans ces différentes
à devancer leur fuite
et elle
elle parvint
qu'ils se cachaient dans les montagnes où enfin
pourtant
apprit
elle les découvrit.
devant elle jusqu'au
sommet de l'Aroraï
et de là, au moment,
où toute
dans
éplorée, elle croyait les atteindre, ils s'envolèrent
les cieux où ils figurent encore parmi les constellations.
L'étoile
brille
sous
représenté
Rouge
deux
Ils se sauvèrent
est sans doute notre
faces. Les anciens
Sagittaire,
qui
l'ont quelquefois
sous cet aspect.
d'une
encore
étoile
nommée
parle
c'est
Atouaehi, qui vient dans les nuages moutonnés,
notre étoile du Berger.
Tehura
Elle
me
ne voulut
filantes,
que les étoiles
ne soient pas
dans ces climats,
jamais
admettre
fréquentes
Tupapaus, des génies malheureux,
mélancoliquement
ils traversent
quête d'une autre patrie.
exilés : lentement,
la grande vallée, en
112
NOA
NOA
—
Qui a créé le ciel et la terre ?
et Tehura me répondent
:
Le Morenhout
— Il était : Taaroa était son nom. Il se tenait dans le
vide —- avant la terre, avant le ciel, avant les hommes
— Taaora appelle, rien ne lui répond, et seul existant,
il se change en Y Univers.
Les pivots
s'est nommé.
sont
Taaroa
Les rochers
: c'est
ainsi
sont Taaora,
que lui-même
les sables
sont
Taaora.
Taaora
est la clarté,
le germe
et la base : l'Univers
de Taaora. C'est lui qui met tout
que la coquille
et règle l'harmonie
en mouvement
universelle.
n'est
« Vous
! pivots,
sommes.
Venez,
vous ! rochers,
vous ! sables nous
vous qui devez former la terre. »
Et il presse entre
ses mains
: mais
et les presse longtemps
les roches
ces matières
et les sables
ne veulent
Alors, de sa main droite, il lance les sept
pas s'unir.
cieux pour en faire le fondement
du monde et la
lumière
est créée. Tout
dans ses profondeurs
se voit,
l'Univers
et le dieu
reste
brille
jusque
extasié
devant
l'immensité.
L'univers
brille
jusque
dans
ses profondeurs
dieu reste
extasié
devant
l'immensité.
et le
LE
L'immobilité
CONTEUR
PARLE
113
du néant a cessé ; la vie existe
et tout
se meut.
parole a fait son oeuvre et les messagers ont
accompli leur mission. Les pivots sont fixés ; sables et
rochers sont à leur place. Les cieux s'élèvent et tourLa
nent. La mer emplit
— L'Univers
est.
Cette première
ses abîmes.
version
de la Genèse se complique de
:
variantes qui ne sont peut-être que des développements
Taaora dormait avec la femme qui se nomme déesse
du Dehors
(ou de la mer). D'eux sont nés les nuages
noirs, les nuages blancs, la pluie.
Taaora dormait avec la femme qui se nomme déesse
D'eux est né le premier
du Dedans (ou de la terre).
germe.
Est né ensuite
tout
terre. Est né ensuite
ce qui
croît
à la surface
de la
des montagnes.
Est né ensuite celui qui se nomme le Fort. Est née
ensuite celle qui se nomme l&Belleon l'Ornéepour
plaire.
Autre
variante,
— qui
Mahoui
le brouillard
relative
semble
à la création
de la Terre.
se confondre
un peu avec
Taaora, ainsi que ce Roua qui créa les étoiles — Mahoui
va lancer sa pirogue. Il est assis dans le fond. L'hameçon pend du côté droit attaché
tresses de cheveux. Et cette ligne
à la ligne
tient
dans sa
main
descendre
dans la
et cet hameçon,
il les laisse
qu'il
par
8
des
NOA
114
de l'univers
profondeur
NOA
pour
pêcher
le grand
poisson
(la terre).
a mordu,
L'hameçon
Déjà
se montre
la base
(les
axes), déjà le dieu sent le poids énorme du monde.
Téfatou (la Terre) émerge de la nuit, pris à l'hameçon,
encore
devant
suspendu
diriger
Mahoui
sorte
que le jour
Dormait
l'air.
selon
règle,
Je demandai
et la nuit
soient
à Tehura
Dormait
rouges,
Taaora
de la terre
Il
le cours
avec
la pluie
les dieux.
déesse
Ohina,
de
de lune, puis
rouge.
avec la femme
: est né d'eux
de telle
durée.
d'égale
femme
peut à
dans sa
du soleil
de me nommer
la
a péché
et qu'il
le tient
Y Arc en ciel, le Clair
nés d'eux
les nuages
sa volonté.
en outre,
Taaora
Sont
; Mahoui
qui nage dans l'espace
le grand poisson
présent
main.
l'immensité
Ohina,
Téfatou,
déesse du sein
le génie
qui anime
et qui manifeste
par les bruits souterrains.
avec la femme dite : Au delà de
Dormait
Taaora
la Terre,
toute
la
D'eux
Terre.
sont nés les dieux
Puis Roo, qui sortit
Teirii,
du ventre
et Rananoua.
de sa mère par le côté.
naquirent encore la Colère et la
Tempête, les Vents furieux, et aussi la paix qui les suit.
Et la source de ces esprits est dans le lieu d'où sont
Et de la même femme
envoyés les messagers.
LE
PARLE
115
sont contesque ces filiations
la plus orthodoxe
:
la classification
Mais Tehura
tées. Voici
CONTEUR
Les dieux
convient
se. divisent
en Atouas
et Oromatouas.
Mais tout ceci est bien long et bien ardu à entendre,
cessons.
point — à la compréhension
documents ramifient.
de l'oeuvre
Non
Permettez
alors que j'entrecoupe
une promenade avec Tehura.
Dieu
sait
ces
en vous racontant
de l'année, comme toujours
il
beau lorsque
nous nous mîmes en route, le
tous deux, pour rendre une visite à des amis
faisait
quel jour
matin,
dont la case se trouvait
à une dizaine
de kilomètres
de
la nôtre.
à six heures, nous fîmes à la fraîche assez
prestement
puisque nous étions arrivés à huit heures
Partis
Ce fut une surprise,
et les embrassades terminées,
on se mit en quête pour nous fêter
d'un petit cochon. Le meurtre
fut accompli,
on y
et demie environ
; avec une superbe pieuvre prise le
matin même, quelques taros et bananes, notre repas
copieux et succulent.
s'annonçait
ajouta
deux poules
Je proposai
pour attendre
midi d'aller
aux grottes
de
116
NOA
Mara
que j'avais
nulle
idée de les visiter.
NOA
laissé
souvent
ma route
sur
sans
Un jeune
garçon, trois jeunes filles, Tehura et moi.
La bande au complet partit joyeusement,
pour faire
ce petit
Cachée
grotte
: la grotte
trajet
presque
n'apparaît
accident
pur
écartez
et vous
les yeux
sant
qui règne
fond
semble
au
des goyaviers,
la
sur le bord de la route que comme un
de rocher
rien,
plancher
tout près.
entièrement
les branches,
de hauteur
était
par
se
qui
serait
laissez-vous
Mais
d'un
mètre
glisser
êtes dans un trou
ont perdu
détaché.
le souvenir
obscur.
Ce n'est
du soleil
éblouis-
une grotte dont le
une petite scène de théâtre, sans rideau,
très rouge,
distante
environ
de cent
dehors;
ils
voient
mètres.
Sur les parois,
de chaque côté, d'énormes serpents, du
moins ils semblent tels, glissent lentement
pour venir
boire à la surface de ce lac intérieur.
Ce sont des racines
qui se font jour
dans les fissures
4u roc. Je propose la baignade, mais sans succès : on
me répond que l'eau est très froide. De longs3conciliabules
à l'écart,
siste. Enfin
légers
tous
puis
les jeunes
vêtements;
des rires
qui
m'intriguent.
J'in-
filles
se décident, quittent
leurs
les paréos à la ceinture
nous voilà
à l'eau.
Ce n'est qu'un
cri général
(toe toe) ; l'eau éclabousse
LE
CONTEUR
PARLE
117
de partout puis l'écho répète Toe toe. « Viens-tu
moi », dis-je à Tehura, et je désigne le fond.
« Tu es fou? Là-bas, très loin... et les anguilles
ne va jamais
avec
! On
là. »
Et ondulante,
l'eau
de
gracieuse, sur le bord elle se jouait
comme une jeune personne fière de son adresse à
la nage.
Le coeur serré
route
fier
étrange
aussi
d'aller
je me suis mis en
Par quel
de natation.
seul,
de ma science
le fond
phénomène
toujours
tout
de moi à mesure
de la grotte s'éloignait-il
vers lui.
que je me dirigeai
et de chaque côté les serpents me
voir flotter
avec ironie. Je crus un instant
toujours
J'avançais
regardaient
encore la tête
; plus précisément
sortit au-dessus de l'eau pour me défier. Sornettes
que
tout cela — les tortues de mer ne séjournent
pas dans
une
grande
tortue
l'eau douce.
. Suis-je
donc
devenu
fou
ou
plutôt
complètement
Je ne sais à ce
Maorie, sujet aux croyances fabuleuses.
moment vaincre mes doutes et j'ai presque peur. Tout
au moins de l'appréhension.
devant
Et ces ondulations
moi. Les anguilles
H faut surmonter
!
à pic avec élan pour
cette terreur
connaître
et je me laisse couler
le fond : je n'y arrive
Je n'ai pas même touché le sol du
pas, je remonte.
talon pour redevenir
fort. Tehura me crie : Reviens.
118
NOA
Je me retourne
et je
NOA
la vois
très
loin ; par quel
ce sens va-t-elle
à
autre
la distance dans
phénomène
l'infini
: Tehura n'est plus qu'un petit
centre lumineux.
noir
point
sur le
Cré non...
j'en aurai le dernier mot et rageusement
Enfin après une heure
je nage environ une demi-heure.
de route je touche au but.
Un petit
très ordinaire,
plateau
un trou béant
où cela ? Mystère. Il faut l'avouer,
j'ai
Je reviens... Tehura seule m'attend.
indifférentes
Je
une prière et nous revenons.
de ma compagne,
doux, au frottement
chaleur
crois
Tehura
Ses compagnes
fait
l'air
reprends
peur.
sont parties.
Tehura
A
qui va
et je vis.
remarquer
quand
je
de l'ironie
elle dit : Tu n'as
Effrontément,
je lui répondis.
— Nous autres
nous
Français
sur
le sourire
de
pas eu peur ?
n'avons
Du reste, pas un geste d'admiration
jamais
de Tehura.
peur.
Et elle
non loin de là
que j'aille cueillir
quelques tiare odorantes, les lui planter dans la brousse
de ses cheveux.
La route était belle, la mer superbe,
trouva
tout
Morea
en face grandiose
vivre
naturel
Qu'il
on a faim, de dévorer
au logis.
attendait
et, quand
qui nous
et altier.
fait
le petit
bon de
cochon
LE
Les Atouas
lui-même
des dieux
deux
fils.
père de Tetoua
Chacun
Nous
sont tous
supérieurs
le premier
Oro,
PARLE
CONTEUR
après
Mati
Tétai
Ourou
connaissons
fils
ou petits-fils
son père, et qui eut
et Ourou Téféta, Raa
a ses attributions
les
déjà
:
etc.
ourou...,
de ces dieux
119
oeuvres
particulières.
de Téfatou,
de
Mahoui...
Tané
le septième ciel : c'est-à-dire
de ce dieu, qui a donné son nom à
a pour
bouche
que la bouche
est
l'homme,
commence
l'extrémité
à éclairer
restre
de la terre.
la masse
rompit
et le divisa
ciel
par
où la
lumière
la terre.
Rii sépara les cieux
de l'Océan,
du
Roui gonfla les eaux
solide
en innombrables
du continent
parties
ter-
qui sont les
îles actuelles.
de qui
Fanoura,
au fond
pieds
descendirent
combattre
rait
la tête
touchait
aux
et Fatouhoui,
à Eiva — terre
et détruire
le cochon
et
autre
de la mer
ensemble
nues
géant,
inconnue
monstrueux
les
pour
qui dévo-
les hommes.
Hiro,
trous
géants
dieu
des voleurs,
dans les rochers.
retenaient
dans
faisait
Il délivra
un lieu
avec
ses doigts
une vierge
enchanté.
Il
des
que des
arracha
NOA
120
d'une
seule
main
lieu
criminel,
Les Atouas
travail
NOA
les arbres
et le charme
inférieurs
qui
au jour
cachaient
le
fut rompu.
à la vie
s'intéressent
et au
des hommes.
Ce sont les Atouas
: Maho,
dieux
requins,
patrons
; Pého, dieux et déesses des vallons,
patrons des chanteurs, des comédiens et des danseurs ;
Raaou, patrons des médecins ; No Apa, dieux auxquels
afin d'être protégé par eux
on faisait
des offrandes
des navigateurs
contre
les maléfices
et les enchantements
; O Tanou,
dieux des laboureurs ; Tané Sté Hua, patrons des charpentiers et des constructeurs
; Minia et Papea, patrons
des couvreurs;
Matatini,
patrons des faiseurs de filets.
sont les dieux domestiques
Les Oromatouas
: dieux
lares. Ils sont de deux espèces : Oromatouas
proprement
dits et génies.
Les Oromatouas
maintiennent
punissent les fauteurs
la paix dans les familles.
Varua
âmes des hommes
Taata,
de querelles,
Ce sont : les
et des femmes
morts
les Eriorio,
âmes des enfants
famille;
morts en bas âge et de mort naturelle;
les Pouara,
âmes des enfants qu'on tuait à leur naissance et qu'on
supposait revenir dans le corps des sauterelles.
dans
chaque
Les génies
sont
des divinités
en quelque
sorte
supIl choisit
posées ou sciemment imaginées par l'homme.
tel être ou tel objet qui s'offre à sa vue, sans choix
ou
LE
du moins
CONTEUR
sans apparent
PARLE
121
de choix
motif
et à cet être ou
attribue
le sens divin : le requin,
à cet objet
par
exemple, deviendra dieu pour le Maorie qui lui confiera
et qui, dès lors, le consultera
ce sens symbolique,
dans toutes
les circonstances
et les légendes
historiques
voit les dieux se transformer
probable
indienne.
que les Maories
Les chants
importantes.
abondent en fables où l'on
en animaux.
ont connu
Il
est très
la métempsycose
viennent au derAprès les Atouas et les Oromatouas
nier rang de la hiérarchie
céleste, les Tiis. Ces fils de
Taaros et de Hina (la lune) sont très nombreux.
Esprits
inférieurs
aux dieux,
étrangers
aux
hommes,
ils sont
dans la cosmogonie
entre les
intermédiaires
maorie,
êtres organiques
défendant
et les êtres inorganiques,
les droits de ceux-ci et leurs pouvoirs,
et leurs prérogatives
contre
toute
usurpation.
Voici
leur origine.
Dormait
Taaroa avec Hina, et d'eux naquit Tii.
Dormait
Tii avec la femme Ani [Désir) et d'eux sont
nés Désir de la nuit, messager des ténèbres et de la
mort ; Désir du jour,
vie ; Désir des dieux,
Désir
des hommes,
Sont nés ensuite
animaux,
aux
messager
de la lumière
et de la
célestes j
messager des intérêts
humains.
messager des intérêts
: Tii
plantes;
de l'intérieur
Tii
du dehors
qui
qui
veille
garde
aux
les
122
NOA
êtres
de la mer ; Tii
et les choses
terres
mouvantes
Sont
nés plus
NOA
des rivages
et des
; Tii des rochers et des terres solides.
tard encore : Evénement
de la nuit,
; Flux
et Reflux
Les images des Tii étaient placées aux
des Maraes (temple) et limitaient
l'enceinte
extrémités
Evénement
le Donner
sacrées.
détruit
deur.
du jour ; Aller
et le Recevoir;
L'invasion
et dont ils furent
des terres
et le monothéisme
ont
civilisation
qui eut sa granà notre contact le sens
ils ont perdu
Aujourd'hui
de l'accord
vie
d'une
;
le Plaisir.
européenne
ces vestiges
naturel,
et Revenir
si richement
pourtant
doués,
des créations
humaines avec la
— Ce sont maintenant,
—
et végétale.
nécessaire
animale
maintenant
qu'ils
ont
étudié
vages,
beaux
eux-mêmes
d'art,
mais,
au
à notre
comme
moral
comme
des sau-
école,
des
au
chefs-d'oeuvre
sté-
physique,
riles...
une place importante
dans les « spécu» des maories.
lations
il y
Autrefois
métaphysiques
avait de grandes fêtes en son honneur, et elle est souLa lune tient
vent
invoquée
Mais il" serait
buait
à Hina
dans les récits
difficile
traditionnels
de décider
dans l'harmonie
des Aréois.
si le rôle
du monde
qu'on attriétait positif ou
négatif.
Le lecteur
et de Téfatou
se souvient
que nous
sans doute du dialogue
avons
rapporté
plus
d'Hina
haut.
LE
CONTEUR
123
PARLE
De pareils textes offrent une belle matière aux exéréunir et commenter la Bible océagètes qui voudront
Ils
nienne.
fondée
y trouveront
sur l'adoration
commun
à toutes
maories
sont,
les éléments
des forces
les religions
de la nature,
primitives
que je me contente
le soin de vérifier
appartient
points,
d'abord
d'indiquer
religion
— trait
: tous les dieux
en effet, les personnifications
Mais ils semblent se particulariser
éléments.
C'est
d'une
des divers
: aux
en deux
savants
l'hypothèse.
qui désigne les deux prinde la vie pour ensuite les
cipes uniques et universels
résoudre en une suprême unité. L'un, âme et intelliet
matériel
gence, Taaora, est mâle ; l'autre, purement
constituant
est femelle
la netteté
en quelque sorte le corps du même Dieu,
: c'est Hina. Hina n'est pas le nom de la
Lune seulement.
Il y a Hina de l'air, Hina de la mer,
Hina de l'intérieur.
Mais ce nom n'appartient
qu'aux
éléments de l'air et de l'eau, de la terre et de la lune :
le soleil et le ciel, la lumière
et son empire — sont
Taaroa. Et malgré cette netteté de la distinction
entre
la matière
cevoir
et l'esprit,
il semble bien qu'on puisse
l'unité de substance dans cette proposition
aperfon-
grand et
genèse maorie : l'univers
sacré n'est que la coquille de Taaora. Cette naïve adoration de la nature se singularise
donc par un pressendamentale
timent
de la
philosophique
assez
rare
chez
les primitifs.
NOA
124
Dans les unions successives
NOA
de Taaora avec les diverses
d'Hina nous reconnaissons
bien l'action
représentations
et variée du soleil sur les éléments, et dans
perpétuelle
de ces unions, la modification
que la lumière
et la chaleur ne cessent de faire subir à ces mêmes élé-
les fruits
ments.
On retrouve
la
sous des symboles multiformes,
à des latitudes très différentes.
Mais
même conception
la cause génératrice,
la matière
et le fruit, la
mu et le mouvement
lui-même,
fécondée
cause motrice,
l'objet
la matière et la vie ne font
l'esprit,
trait
spécial
et qui, je crois, mérite
qu'un
l'attention
: voilà
le
des pen-
seurs.
: les maories voyaient
Second point intéressant
dans
le
la lune le terme des êtres périssables,
ou plutôt
qui, sans être la vie elle-même,
symbole du mouvement
à l'infini ; quelque chose
en est le signe et le reproduit
féminin, tandis que dans la terre et
dans l'homme ils semblaient — car il est difficile d'oser
ici rien affirmer — voir un point acquis dans l'évolud'essentiellement
tion
de la vie et qu'elle doit dépasser. En écrivant ce
mot : évolution,
soit
j'y songe, et, si bizarre
qu'il
la grande théorie
occidentale
aux adorad'attribuer
de Taaora, je ne puis m'empêcher
d'en discerner
la trace dans ces mots : « la terre finira,
l'homme
mourra... la lune ne finira point... l'homme dut mourir. »
teurs
En dépit
des phases de la lune et peut-être
à cause de
LE
leur
succession
tuel
mouvement,
CONTEUR
où ils voyaient
ils
des choses
nombre
PARLE
un principe
ne périt.
mis
l'astre
éternelles.
Elle
ne s'éteignait
la matière,
Hina
jours,
toujours
s'unissant
maorie
des résultats
se transforme
affirme
aussi ; Taaora,
la matière
avec elle, engendrera
et l'homme
féconde
qui
excellence,
au
que
et rien
la ma-
que la matière
durera
l'esprit
est
tou-
en mouvement,
à nouveau
toujours
et son habitation
de l'union
lunaire
que pour renaître;
selon les lois qui
donc, par
sollicitera
vie. Mais l'homme
la terre
en qui tout
représente
tière, et la doctrine
éternelle. Le soleil
de perpé-
avaient
elle ne mourait
pour se rallumer,
et il en serait ainsi perpétuellement,
gouvernent
125
terrestre,
de Taaora
ne constituent
et
la
qui sont
avec Hina,
qu'un
épisode
dans le poème universel
de la vie, la terre finira et
l'homme
mourra
Il est difficile,
pour ne pas renaître.
en laissant
la pensée poursuivre
sa course avec ces
mots : la lune ne finira
lune symbolise
point,
interdit
supérieur
formes
points
que la
à toujours
fécondable par les
de ne pas conclure
qu'à
lumineux,
la matière
rayons de l'esprit
la terre disparue,
à l'homme
dera dans un nouvel habitat
nous
et en se souvenant
mort
pour jamais
un être nouveau.
succéRien ne
sera
que cet être nouveau
détrône : — n'est-ce pas une des
— A d'autres
de l'évolution?
de supposer
à celui qu'il
de la théorie
de vue moral
et historique,
le dialogue
d'Hina
126
NOA
et de Téfatou
serait
NOA
susceptible
de toutes
différentes
Le conseil de la Lune-Femme
serait le
interprétations.
de la faiblesse féminine
conseil trompeur
qui ne sait
pas que seule la mort garde les secrets de la vie. La
de Téfatou
réponse
grand esprit
de sa race,
serait
une prophétie
nationale
: un
des anciens jours avait analysé la vitalité
pressenti dans son sang les germes de la
sans possible renaissance,
elle
et il disait : Tahiti mourra,
mort,
sans plausible salut,
mourra
pour ne pas
renaître.
Unité
attendu
de substance, théorie de l'évolution
; qui se fut
à constater
dans la pensée de ces ci-devant
cannibales
les témoignages
d'une si haute culture ? J'ai
conscience de ne rien ajouter à la vérité. La
pourtant
ne saurait être contestée.
bonne foi de Morenhout
Il est vrai
que Tehura ne se doutait guère de toutes
abstruses et qu'elle s'obstinait
ces spéculations
à voir
dans les étoiles
tupapaus
filantes
des génies
errants.
en détresse,
des
et dans le même
Inconsciemment,
esprit que ses ancêtres, comme ceux-ci pensaient
que
et que les Atouas, nés de
le ciel est Taaora lui-même,
Taaora, sont aussi des éléments célestes, elle attribuait
aux étoiles
la sensibilité
humaine.
Je ne sais jusqu'à
la plus positive
aurait à souffrir
quel point la science
de ces imaginations
poétiques, je ne sais jusqu'à
point la science la plus élevée les refroidirait.
quel
LE
Tehura
parlait
d'une
plutôt
CONTEUR
PARLE
127
d'une
mystérieusement
société
à la
secrète,
fois
secte,
ou
religieuse
et
et dont l'influence
fut capitale
dans les Iles
politique
aux temps anciens de la grandeur
féodale : la Société
A travers
des Aréois.
mais empreints
l'enfant,
reur
les discours
d'un sentiment
et de vénération,
institution
grande,
avait revêtue
un peu confus
démêlais
je
singulière,
d'un caractère
de
intense
de ter-
le souvenir
d'une
redoutable,
que l'antiquité
sacré. Je devinais
une
tra-
pleine de crimes augustes ; la vertu cachée
d'un mythe difficile à interpréter,
d'un secret bien gardé.
de mystères,
de la société s'enveloppât
Que l'origine
gique histoire
j'en étais
sûr à l'avance
légende de cette
avaient
varié
trouver
mais
le thème
origine,
leurs
je voulais
venu
chercher
Quand Tehura
je m'informai
m'eut
de toutes
à reconstituer
parvins
sur lequel
Peut-être
rêveries.
richesses
une des plus importantes
que j'étais
connaître
la
les siècles
allais-je
y
spirituelles
à Tahiti.
dit à ce sujet ce qu'elle
parts
' : trame
et voici
fabuleuse
le récit
savait,
que je
sous laquelle
la vérité
ne se montre qu'à demi.
historique
Oro, fils de Taaora et, après son père, le plus grand
des dieux, résolut un jour de se choisir une compagne
parmi
/
les mortelles.
Tiré de Morenhout.
Il la voulait
vierge
et belle, ayant
NOA
128
le
dessein
de fonder
avec
NOA
elle,
dans
la
foule
des
à toutes et privilégiée.
hommes, une race supérieure
Il traversa
donc les sept cieux et descendit sur le
Paia, haute montagne de l'île de Bora Bora, où habises soeurs, les déesses Téouri
taient
trois
revêtirent
la forme humaine
rier, et ses soeurs, en jeunes filles,
les Iles pour tâcher d'y découvrir
baiser divin.
Oro
Paia
et Oaaoa.
Tous
: Oro en jeune guerdécidèrent de visiter
la créature
digne du
en posa sur le sommet
l'arc-en-ciel,
une extrémité
et l'autre sur la terre : ainsi
saisit
soeurs et le dieu traversaient
les vallées
du
ses
et les flots.
Fastueux
et charmants,
dans les différentes
lies où
des
les trois voyageurs
on les accueillait,
donnaient
fêtes splendides,
accouraient
toutes
les
auxquelles
femmes ; et Oro les considérait.
Mais son coeur s'emcar il se faisait aimer, il n'aimait
plissait de tristesse,
pas. Aucune des filles de l'homme
temps le regard du jeune guerrier.
en vains
consumés
jours
efforts,
retourner
de Bora
longEt après bien des
à
il se disposait
aux cieux, quand il vit à Vaïtapé, dans l'île
belle qui se
Bora, une jeune fille étrangement
au petit lac nommé Avai-Aia.
baignait
Elle était de haute
stature
dans l'or
tandis
l'amour
ne retenait
de sa chair
sommeillaient
et le feu du soleil
brillait
que tous les mystères de
dans la nuit de ses cheveux.
LE
CONTEUR
PARLE
129
Oro, charmé, pria ses soeurs d'aller parler pour lui à
la jeune fille pendant qu'il se retirerait,
pour attendre
le résultat
Les
de leur
en
déesses,
sa beauté
district
— ainsi
votre
peut
n'êtes
frère
venir
Téouri
: Vairaumati
et Oaaoa
Aussitôt
table
plus
chargée
de fruits
s'aimaient.
sommet
aller
Chaque
du Paia;
dormir
humaine
et forts
chez
ne devait,
dit :
si
n'importe,
et s'il
est beau, il
au Paia
sans) tarder
était attendu.
qu'il
comme
les
pour
et un lit
formé
les plus
riches.
fines et des étoffes
mer, gracieux
—
sera sa femme.
préparé
Et sous les tamaris
ils
Mais
remontèrent
avait
fille
et leur
Oro,
Vairaumati
à
si tu consens
l'arc-en-ciel
replaçant
à Vaitapé.
fois, redescendit
mière
la
fille,
la jeune
est jeune
à leur frère
pour apprendre
demander
d'Avanau.
est un chef, s'il
jeune
vequ'elles
Bora. — Notre
attentivement
point
du Paia.
dire
se nommait
les étrangères
— Vous
et lui
de Bora
te fait
frère, ajoutèrent-elles,
devenir sa femme.
examina
de la
approchant
louèrent
saluèrent,
de Avanau,
naient
Vairaumati
sur le sommet
ambassade,
la pre-
recevoir
une
des nattes
les
au bord de la
et les pandanus,
tous les deux, tous deux divins,
matin,
chaque
soir
Vairaumati
désormais,
le
dieu
retournait
il en redescendait
: nulle
autre
le voir
sous
au
pour
créature
les appa9
NOA
130
NOA
rences mortelles.
Et toujours, entre le Paia et Vaitapé,
lui servait de passage.
l'arc-en-ciel
Or bien des lunes
avaient
lui
et s'étaient
éteintes
la
que, dans les sept cieux désolés, on ignorait
d'Oro. Deux autres fils de Taaora, Orotéfa et
retraite
Ouretefa prenant à leur tour la forme humaine, partidepuis
rent à la recherche
ils exploLongtemps
les différentes
îles. Enfin, dans
rèrent sans résultat
le jeune dieu, assis avec
Bora Bora, ils aperçurent
à l'ombre du mango sacré.
Vairaumati,
Ils
jeune
furent
de leur frère.
tellement
femme
qu'ils
émerveillés
n'osèrent
de la beauté
l'aborder
sans lui
de la
offrir
Orotéfa se métamorphosa
donc en
quelques présents.
truie et Ourétéfa
en plumes rouges ; puis redevenant
eux-mêmes
bien que la truie et les plumes
aussitôt
ils s'approchèrent
des deux amants, ces
persistassent,
présents dans les mains. Oro et Vairaumati
reçurent
les deux augustes voyageurs.
joyeusement
La nuit
même
la truie
le premier
Le second fut sacrifié
on réserva
mit bas sept petits desquels
ultérieure.
pour une destination
aux dieux ; le troisième
à l'hospitalité
et offert aux étrangers;
prit le nom de « cochon de l'hécatombe
de l'amour
gardés
portée.
pour
» ; le cinquième
multiplier
et le sixième
l'espèce,
jusqu'à
consacré
le quatrième
en l'honneur
durent
être
la première
LE
Enfin
on rôtit
CONTEUR
PARLE
tout entier
131
sur des cailloux
chauds le
septième, à la mode maorie, et on le mangea.
alors dans les cieux.
Les frères d'Oro retournèrent
Quelques semaines
qu'elle était enceinte.
Oro prit
qu'on
aussitôt
tout
avait
ensuite
Vairaumati
avertit
Oro
le premier
d'abord
des sept cochons, celui
mis à part et se rendit à
Marae, temple du dieu Vapoa. Là il trouva un homme
nommé Mahi à qui il remit le cochon en disant :
— Mau maitai
oe teinei bouaa (prenez et gardez
bien ce cochon). Et le dieu ajouta avec solennité!...
— C'est le cochon sacré. Dans son sang sera teinte
de moi. Car en
qui viendront
ce monde je suis père. Ces hommes seront les Areois.
Pour moi je ne puis rester ici davantage. Mais vous,
je vous nomme Areois.
la ceinture
des hommes
Mahi alla voir
le chef de Raiatéa
et lui
conta l'aven-
et, ne pouvant garder le dépôt sacré sans être
l'ami du chef, il lui dit :
— Mon nom sera ie vôtre et votre nom sera le
ture
mien.
Le chef consentit
et ils prirent
en commun
le nom
de Taramanini.
Cependant Oro, étant revenu
lui déclara qu'elle accoucherait
merait
Haa
Taboulé Rai (l'ami
auprès de Vairaumati,
d'un fils qu'elle nomsacré des Cieux),
mais
132
NOA
que, pour lui, les
devait la quitter.
Se changeant
de Pirireré
étaient
l'air
colonne
Bora. Là son épouse
éplorée
haute
de Bora
montagne
et le peuple
de vue.
le perdirent
Haa Tabouté Rai fut un grand
de feu,
jusqu'au-dessus
majestueusement
est la plus
qui
et qu'il
accomplis
alors en une immense
dans
il s'éleva
temps
NOA
saisi
d'éton-
nement
de bien aux hommes.
elle-même
raumati
A sa mort,
prit
chef et fit beaucoup
il fut
rang parmi
au ciel, où Vai-
les déesses.
Oro pourrait
bien être quelque Brahmine
égaré qui
— à quelle
apporta dans les Iles de la Société
époque ?
— la doctrine
J'ai déjà indiqué,
de Brahma.
dans la
des traces
religion
océanienne,
indienne
et il est très probable
doctrine
le génie
philosophique
capables de comprendre
esprits
eux et s'associèrent
l'écart
naturellement
autres
hommes
et politique
gatives et
pour pratiquer
du vulgaire.
maorie
s'éveilla.
se reconnurent
entre
race d'aspirations
plus hautes,
en main le gouvernement
religieux
fondèrent
Bien qu'ils
Les
les rites ordonnés, à
Plus éclairés que les
des Iles, s'arrogèrent
dans l'histoire
étaient
métempsycose
qu'à la clarté de cette
de leur
bientôt
ils prirent
de la
d'importantes
une féodalité très forte
de l'Archipel,
n'aient
vraiment
la période
pas connu
savants.
Ils
préroqui fut,
la plus glorieuse.
l'écriture,
passaient
les Areois
des nuits
LE
CONTEUR
PARLE
133
à réciter mot à mot, scrupuleusement,
d'antidont le texte ne pourrait être fixé par
ques traditions
l'écriture et traduit qu'au prix d'un travail assidu de
entières
plusieurs années. Ces paroles des dieux, ils ne pouvaient ajouter que des commentaires, en donnant aux
Areois la certitude d'un centre et l'habitude de la méditation,
les décoraient
d'une grandeur plus
courbait toutes les têtes
eux-mêmes
qu'humaine dont le prestige
autour d'eux. Je ne sache rien,
péenne, de plus majestueusement
dans l'histoire
euro-
que cette
compagnie militaire religieuse de laquelle toute puisde
sance émanait au nom des dieux, dans l'intérêt
l'Etat, décrétait la vie et la mort.
Les Areois enseignaient que les sacrifices humains
redoutable
sont agréables aux dieux et sacrifiaient dans le Marae
tous leurs enfants, sauf le premier né. C'est là ce que
symbolisent les sept cochons de la légende qui sont
tous mis à mort sauf celui qu'on garda pour perpétuer
la race.
barbare, à laquelle tant d'autres
se sont soumises, devait avoir
peuplades primitives
une cause profonde, sociale, et d'intérêt général. Chez
des races très prolifiques, comme fut autrefois la race
Cette obligation
de la population
illimité
Maorie, le développement
constituait un danger suprême. Sans doute la vie dans
les Iles était facile et il ne fallait pas à chacun beaucoup
NOA
134
d'industrie
y trouver
pour
le territoire,
NOA
le vivre
Mais
et le couvert.
et qu'environnait
se fut bientôt
la mer infranchissable,
naturellement
la mer immense,
restreint
dérobé sous les pieds d'un peuple sans cesse multiplié.
La mer n'eût pas donné assez de poisson ; la forêt
n'a peut-être jamais
assez de fruits. L'anthropophagie
eu d'autres
causes
excès de population,
d'autre
solution
par les
et j'ose dire que, sous des formes
on n'a jamais
diverses,
amenées
que les famines
donné au problème
de Malthus
Littéralement
que l'anthropophagie.
ou
symboliquement,
toujours les hommes trop pressés sur
un point quelconque
de la terre se sont dévorés entre
eux. L'émigration,
quand elle n'est pas elle-même un des
masques de la mort, ajourne la solution
innombrables
du problème
en déplaçant
ne pouvaient
recourir
qui
tèrent
donc
l'enfant.
Peut-être,
il fallut
pour changer
parvinrent
l'autorité
probablement
l'horreur
déjà éprouvé
sur ce point
dont ils étaient
L'infanticide
au meurtre
même,
de
avaient-ils
et, sans
une extraordinaire
énergie
les moeurs nationales.
s'imposant
religieuse
Maories,
de l'anthropophagie
aux Aréois
qu'en
Les
à ce parti dilatoire,
adople
radical : pour s'épargner
un système
de l'homme, ils se résignèrent
meurtre
doute,
les facteurs.
au peuple
et de traditions
Ils n'y
à la faveur de
très
anciennes
les dépositaires
vénérés.
fut longtemps
pour la race un moyen
LE
de sélection.
CONTEUR
La force
PARLE
135
et morale,
physique
que donnait
au fils
de la jeunesse, au premier
droit
né, ce terrible
d'aînesse qui était le droit même à la vie — entretenait
les vertus
dans le peuple
constant,
spectacle
n'était
pas non
Les guerriers
nation
la fréquentation
plus
entière
qui la défendait
assidue
le bénéfice
contre
Le
de la mort
d'une intense
tro-
l'engourdissement
de sa sieste
Le fait
perpétuelle.
perdit sa fécondité en
est que la race Maorie
historique
et de la fierté.
sans utilité.
enseignement,
à ne point le redouter et la
y trouvait
qui la suscitait
pical,
sans
y apprenaient
tout
émotion
de la force
: si ceci ne fut
à ses tragiques
coutumes
renonçant
est inquiépas la cause de cela, du moins la coincïdence
tante.
. Dans la société
institution
plus
sacrée. Nous
sacrée,
simplement
L'emploi
enfants
des Aréois,
avons
la prostitution
était
une
changé
cela : elle n'est
plus obligatoire
sans caractère qui l'excuse
— elle est tout
se transmettait
des pères aux
elle n'est
ecclésiastique
ou l'ennoblisse.
et les enfants
tout petits.
s'y exerçaient
La Société était divisée, à l'origine,
en douze loges
les douze premiers
qui avaient
pour grands maîtres
Aréois.
des grades inférieurs,
et enfin
Puis venaient
des apprentis
gnaient
par
Aréois.
Les
dignitaires
se dési-
aux bras, aux
particuliers
aux épaules, aux jambes, aux chevilles.
des tatouages
côtés du corps,
divers
136
NOA
NOA
été conduit
à parler
dale de Tahiti
à l'époque
reculée
vernaient,
veux
Puisque
j'ai
je
ajouter
ments
sur les cérémonies
nation
d'un
Tout
où les Aréois
ici,
féo-
le gou-
renseigne-
|quelques
la nomi-
qui accompagnaient
roi.
ceci est du lointain.
Le nouveau
vêtements
de la grandeur
chef
sortait
de l'île et précédé
dans leurs
de tous
des principaux
cheveux
Il se rendait
de son palais,
entouré
somptueux,
avec
Matamua
Autrefois.
Aréois
les plumes
les plus
son cortège
!
couvert
de
les dignitaires
qui portaient
rares.
au Marae.
En l'aper-
les prêtres, qui l'attendaient
sur le seuil, proà grand bruit de trompettes
clamaient
et
(coquillages)
de tambours
que la cérémonie
Puis, précommençait.
cédant le roi et sa suite dans le temple, ils plaçaient
cevant,
une victime
humaine
Le roi et les prêtres
morte
récitaient
devant
l'image
du dieu.
et chantaient
ensemble
des prières.
à la victime
Après quoi le prêtre arrachait
les deux yeux : il déposait l'oeil droit devant
l'image
l'oeil gauche au roi, qui ouvrait! la
du dieu et offrait
bouche comme
aussitôt
pour
On plaçait
pour
l'avaler.
le joindre
ensuite
Mais
au reste
la statue
le prêtre
le retirait
du corps.
du dieu sur un brancard
LE
CONTEUR
que les prêtres
sculpté
roi, assis
sur
ne cessaient
du tambour
et le nouveau
devant,
jusqu'au
au départ.
derrière.
marchait
prêtres
battre
comme
137
de quelques
l'idole
des Aréois
peuple
portaient
les épaules
processionnellement
pagné
PARLE
Tout
de sonner
chefs,
suivait
accom-
rivage,
La multitude
le long
du
du chemin,
de la trompette
les
et de
en dansant.
la pirogue sacrée, ornée pour
Au rivage on trouvait
cette solennité de branches vertes et de fleurs. Après y
avoir introduit
l'idole,
le grand prêtre
on ôtait ses vêtements
au roi que
nu, dans la mer. Le peuple
venaient
Mao (dieux requins]
conduisait,
que les Atouas
caresser et laver le roi dans les flots. Quelques instants
après, le roi, consacré par ce baiser de la mer, montait
croyait
dans la pirogue
autour
des reins
Taoumata,
Alors,
sacrée, où le grand
le Maro
bandeaux
debout
sur
Roi se montrait
son long silence
Ourou
significatifs
l'avant
au peuple
et faisait
lui ceignait
prêtre
de la tête la
et autour
de la souveraineté.
de la pirogue
qui,
retentir
à cette
sacrée,
le
vue,
rompait
de toutes parts le cri
(vive le Roi).
d'alléde ce premier mouvement
Quand le tumulte
gresse était apaisé, on plaçait le roi sur le lit sacré où
du dieu et on
avait été apportée du Maraé l'image
: Maeva
d'usage
reprenait
ordre
Arii
le chemin
processionnel
de Maraé, à peu près dans le même
qu'on avait suivi pour en venir.
NOA
.138
NOA
le
Les prêtres portaient
le dieu, les chefs portaient
Roi ; les prêtres ouvraient
la marche avec leurs musiques et leurs danses
tenant, s'abandonnant
Maéra
et le peuple
suivait.
Mais main-
il ne cessait de crier :
à sa joie,
Arii.
L'idole
était
solennellement
rétablie
sur l'autel;
la
se terminait
fête religieuse
là.
La fête populaire allait commencer.
alors
est difficile
ce point,
à décrire.
comme
sur tant
dans un but qu'on devine,
ancêtres de leurs ouailles...
Ce qui se passait
Mais je soupçonne que, sur
les missionnaires,
ont légèrement calomnié les
d'autres,
Le roi, couché sur des nattes,
hommage du peuple ». Plusieurs
femmes, entièrement
des danses lascives,
diverses
parties
à se préserver
Voilà,
sera-t-il
recevait
« le dernier
hommes
nus, entouraient
et s'efforçaient
et plusieurs
le roi en dansant
de le toucher
de leur corps, si bien qu'il avait
des plus obscènes souillures.
de
peine
sans doute, des scènes bien scandaleuses. Me
de dire qu'elles n'étaient
permis
pas sans
beauté ? Comme
avec le ciel, avec
Taaora, au Maraé, avec Hina du dehors dans la mer, le
Roi communiait
enfin avec son peuple dans ce dernier
il avait
communié
hommage. La cérémonie était, certes, brutale et barbare et je conviens qu'elle avait son côté répugnant.
Mais jusque dans cette brutalité je perçois de la gran-
LE
deur
: c'est
tout
CONTEUR
PARLE
139
son amour
un peuple, qui exprime
et cet homme est le Roi. Demain, il
pour un homme,
sera le maître et il disposera selon son gré des destinées qui se sont assujetties
à la sienne. Le peuple n'a
qu'une
heure,
jusqu'aux
une heure
dernières
de liberté
frénésies
qu'il
pousse
vite
d'une licence
épileptique.
? Ce sont des sauvages livrés à
Quoi, là, de choquant
leur sauvagerie
avec l'assentiment
des dieux.
sacrés
Mais les sons de la trompette
et du tambour
et
retentissent
tout à coup : c'est la fin de l'hommage
de la fête, c'est le signal de la retraite.
Les plus forcenés obéissent, tout s'apaise, et c'est dans un respecà son
tueux silence que le Roi se lève pour retourner
palais,
accompagné
de sa suite.
IX
CHAPITRE
NAVE
Petits
tableaux
La
Souriant
Est-ce
FENUA
cadres. — Épisodes
et grands
commente
les légendes
Nature
[Prose et vers)
lyriques
de rêve qui se lève
de fleurs dans ces flots de feu d'or
au soleil
Ce continent
Eden,
NAVE
Eldorado,
Floride,
un pays qu'on
Labrador
pourrait
voir, ou bien
mon rêve ?
NOA
142
de la nature
Suggestion
Mer, les Arbres
(la forêt)
Hina.
silence;
Une idole
— la
: ligne et couleurs
—
la montagne
parfums,
impose à l'horizon
saisons
poids de ses lourdes
massive
L'immémorial
Et les fleurs
Et tout
NOA
à ses pieds
ne cessent
pas d'éclore,
n'est que splendeur
et tout
que jeunesse,
Et l'azur d'où le jour â larges flots s'épanche
A l'ombre
des buissons, aux heures de langueur,
Illumine
des seins dorés et des dents blanches
Délice
Éclate
n'est
de midi
l'Iméné
endormi
dans les fleurs
au bord de la mer;
formes
(L'Architecture
tahitienne.)
Joie
O drapeau
du soleil
que l'océan
dans les ciels
humaines.
!
déploie
de midi
et doré
Triomphal
O Fleur des Iles, Fleur des Iles fortunées
Qui fleures et fleuris loin des races fanées,
Terre
délicieuse,
Riant
es-tu le Paradis
qui vont parmi
Et se font un chemin
Est-ce
Est-ce
un couple
un couple
le sourire
?
des choses
dans le hallier
des roses
d'amants
voir, ceux-ci
qu'on pourrait
réel — ou bien mon rêve aussi ?
X
CHAPITRE
LE
environ
Depuis
PARLE
CONTEUR
quinze
jours,
les mouches,
rares
et devenaient
abondaient
insupportables.
auparavant,
Et tous les Maories de se réjouir ; les bonites et les
thons
allaient
çaient
la saison
travail,
à Tahiti.
Chacun
monter
vérifiait
du large.
de la grande
la solidité
Les mouches
annon-
pêche, la seule saison
de ses lignes,
du
des hame-
144
NOA
NOA
tout le monde s'employait
à
çons. Femmes, enfants,
traîner
des filets, ou plutôt
de longues barrières
en
feuilles de cocotier,
le long du rivage, sur les coYaux
le fond
qui garnissent
récifs.
entre
la terre
On
à prendre
ainsi
parvient
dont les thons sont friands.
poissons
les
Quand
demanda
mer
de la mer
pas moins
deux
furent
préparatifs
de trois
grandes
l'avant
d'une
relevée
vivement
très
et les
certains
achevés,
petits
ce qui
on lança
semaines,
ne
à la
à
garnies
d'être
susceptible
pirogues
accouplées,
grande
perche
au moyen de deux
cordes
fixées
à
l'arrière
d'un hameçon et d'un
(la perche est pourvue
a mordu, il est, de cette
appât : quand le poisson
dans
aussitôt
tiré de l'eau et emprisonné
manière,
la ligne des récifs, et
Nous franchîmes
l'embarcation).
nous
aventurâmes
loin
la tête hors
tortue,
Tous les pêcheurs
Nous
arrivons
de l'eau,
étaient
à côté des grottes
Je vois
encore
qui nous regarde
gais et ramaient
à un endroit
fonde et qu'on nomme
effet,
au large.
une
passer.
vivement.
où la mer est très pro-
le Trou aux thons.
de Mara 1,dit-on,
C'est
là, en
que ces pois
le
coïncidence de nom avec Mara, la mort, et par extension
en Orient
Indien (histoire
de Buddha).
Tous
péché, que vous retrouve»
ces buddhas,
antérieures,
après avoir passé par une foule d'existences
naissent dans TAsie centrale d'une mère qui meurt sept jours après leur
de
naissance.
Ils prêchent tous la même doctrine,
et tous ils triomphent
le péché.
.Mara, la mort, et par extension
l. Curieuse
LE
PARLE
CONTEUR
145
inaccessons, la nuit, vont dormir, à des profondeurs
sibles aux requins.
Un nuage d'oiseaux de mer plane au-dessus du trou,
surveille
les thons. Quand un poisson apparaît
à la
se laissent
tomber à la
surface, les oiseaux
remontent
avec un lambeau de chair au bec.
Dans la mer et dans l'air
de tous
côtés on médite
et jusque
répondu que c'était
le dieu de la mer.
Je pressentais
impossible
et
sur nos pirogues,
et on l'accomplit.
le carnage
on ne filait
pourquoi
Comme je demandais
longue ligne de fond dans le trou
mer
pas une
aux thons, il me fut
: lieu sacré ! Là réside
une légende; j'obtins
sans peine qu'on
me la contât.
Rana Hatou, espèce de Neptune
fond des mers, dans cet endroit.
tahitien, dormait au
Un pêcheur commit
d'y aller pêcher et son hameçon s'étant
l'imprudence
aux cheveux
du dieu, le dieu s'éveilla.
accroché
il monta à la surface pour voir qui avait eu
Furieux,
ainsi son repos, et quand il vit que
était un homme, il décida aussitôt
le coupable
que
toute la race humaine, pour expier cette insulte, péril'audace
de troubler
rait.
10
NOA
146
NOA
indulpar une mystérieuse
le seul coupable.
précisément
Du châtiment
pourtant,
gence, fut excepté
Le dieu lui ordonne
d'aller
avec toute
sa famille
sur
qui, d'après les uns, est une île ou une
les autres,
une pirogue,
et d'après
une
le Toa Marama
montagne,
« arche » '.
Quand le pêcheur et sa famille furent rendus à l'enles eaux de la mer commencèrent
à
droit indiqué,
monter.
Elles
couvrirent
monpeu à peu jusqu'aux
et firent périr tous lés vivants,
tagnes les plus élevées,
de ceux qui
à l'exception
dans) le Toa
les Iles.
Nous
homme
enfoncer
la perche
On attendit,
ne venait
aux
trou
sur
(ou
repeuplèrent
thons
et un
des pirogues
pour
dans la mer et jeter
l'hameçon.
durant, aucun thon
minutes
mordre.
thon
d'un autre
mordit,
et le thon parut
gros requin
sauta
rameur
fit ployer
soulevèrent
vigoureux
l'arrière
le
tard,
le patron
par
de longues
Ce fut le tour
superbe
donc
désigné
réfugiés
et qui, plus
Marama,
dépassâmes
fut
s'étaient
la perche.
l'arbuste
en tirant
à la surface.
sur notre
et, cette
capture
fois,
un
Quatre bras
les cordes à
Mais aussitôt
: quelques
un
coups
— Toa Marama
i. Dans Morenhout
de la lune », et
signifie « guerrier
cette étymologie
donne â penser que l'influence
d'Hina fut pour quelque
dans le cataclysme.
chose, au moins d'après les croyances populaires,
LE
des terribles
CONTEUR
dents,
PARLE
et nous
147
n'avions
plus
que la tête
de notre
poisson.
mon tour,
C'était
l'hameçon.
le patron
bout
de très
Au
me
peu
fit
de
signe.
Je jetai
nous
temps,
— j'entends
mes
péchions, cette fois, un thon énorme
rire entre eux et chuchoter;
voisins
je n'y pris pas
à coups de bâton sur la tête, l'animal,
garde. Assommé
frémissant
pirogue,
dans la
des spasmes de l'agonie,
s'agitait
et son corps transformé
en miroir brillant
de
facettes, jetait les éclairs de mille feux.
Une seconde fois je fus aussi heureux. Décidément,
le Français portait chance. Mes compagnons
me félicitaient
joyeusement,
bien et moi, tout
dans ce concert
de mon
protestant
glorieux,
de louanges
premier
exploit,
que j'étais
je ne disais
un homme
pas non.
de
Mais
comme lors
je distinguai,
des chuchotements
et des
rires
inexplicables.
La pêche continua
soir. Quand la provision
jusqu'au
de petits poissons amorce fut épuisée, le soleil incenet dix magnifiques
diait de rouge l'horizon,
thons surla pirogue. On se prépara au retour.
chargeaient
Pendant qu'on mettait tout en ordre, je demandai à
un jeune garçon le sens des paroles échangées tout bas
et des rires qui avaient accueilli mes deux captures. Il
refusa
de me répondre
peu le Maorie
mais j'insistai,
sachant
possède de force de résistance,
combien
comme
NOA
148
NOA
Mon
quand on le presse énergiquement.
interlocuteur
me confia alors que si le poisson est pris
— et c'était le
à la mâchoire inférieure
par l'hameçon
il cède vite
cas
— cela
l'absence
infidélité
signifie
du Tane ; je souris,
Et nous
Vingt-deux
dans la mer,
derrière
folle
autour
J'eus
maîtres
aisée
à cause
s'oud'une
de l'océan
bondissaient
nous
comme
curieux.
de l'entrée
présenter
des
et le passage
Ce n'est point
de la barre.
que de bien
la
s'exciter,
la sensation
après nous approchions
La mer y déferle furieusement,
est dangereux
le
devant
de la
à la lame.
pirogue
Mais
intérêt,
les
sont adroits,
et avec un vif
indigènes
non sans un peu de crainte aussi, je suivis la
manoeuvre
Devant
flammes
ches
pour
phosphorescent
de nous
de poissons
de la
enfonçaient
heures
récifs.
chose
il s'agissait
rameurs,
sillage
nos pirogues.
: les redoutables
poursuivaient,
des troupeaux
Deux
Un
vite,
vigoureux
et les
en cadence.
course
pendant
incrédule.
tombe
bras
devancer.
vrait
vahiné
revînmes.
La nuit, aux tropiques,
pagaie
criaient
de la
qui s'exécuta
nous la terre
de torches
sèches
admirable
parfaitement.
s'éclairait
de feux
énormes
des cocotiers.
: sur le sable,
mouvants
que fournissent
les bran-
Et
spectacle
au bord
c'était
un
des flots
illuminés,
:
LE
les familles
PARLE
CONTEUR
des pêcheurs
nous
149
attendaient;
quelques
et d'autres cou-
figures se tenaient assises, immobiles,
raient le long du rivage avec les enfants
en jetant
des cris aigus.
D'un
élan la pirogue
puissant
s'éleva
qui sautaient
sur
le sable.
Alors
on procéda au partage. Tout notre butin fut
de
déposé par terre et le patron le divisa en autant
parts égales qu'il y avait eu de personnes — hommes,
femmes et enfants — pour concourir
et à la pêche aux
thons
et à la pêche aux petits
poissons.
Cela fit trente-
sept parts.
Sans perdre
fendit le bois,
peu de toilette
cheur
de temps, ma vahiné
prit la hache,
alluma le feu, tandis que je faisais un
et que je me couvrais à cause de la fraî-
de la nuit.
De nos deux parts
sienne crue.
l'une fut cuite et Tehura
garda la
sur les divers
Puis, elle m'interrogea
longuement
incidents
de la pêche et je satisfis avec complaisance
Elle s'égayait
sa curiosité.
de tout, contente et naïve,
et je l'étudiais
sans rien lui laisser voir de mes secrètes
Au fond
préoccupations.
causes s'était
plausibles
de moi
dormir.
à Tehura
certaine
Je brûlais
de faire
une inquiétude
éveillée
et ne voulait
sans
pas
une
une question,
beau me dire : A quoi
et j'avais
question...
bon? Je me répondais à moi-même
: Qui sait?
150
NOA
Vint
NOA
l'heure
du coucher, et, quand nous fûmes tous
deux étendus côte à côte, je dis tout à coup :
— Tu as été bien
sage.
— Oui.
— Et ton amant
d'aujourd'hui,
— Je n'ai pas eu d'amant.
— Tu mens, le poisson a
parlé.
Tehura
avait
se leva et me considéra
un caractère
à ton goût ?
était-il
fixement.
de mysticisme
qui m'était inconnu et dont je n'aurais pas cru susceptibles ses traits
d'enfant.
Une atmosphère
nouvelle
venait
inouï
Son visage
et de majesté
de se créer dans notre
petite
case et je sentais
s'élevait
entre nous. Oui,
d'auguste
de la foi, j'attenmalgré moi je subissais l'ascendant
dais l'avertissement
d'en haut, et tout en faisant un
que quelqu'un
rapide
et pénible
retour
sur
les petitesses
de notre
ardentes
comparées aux certitudes
croyance et fût-ce d'une superstition
quelconque,
doutais pas que l'avertissement
ne dût venir.
scepticisme
Tehura,
au milieu
Sauvez-moi
d'une
je ne
doucement, alla fermer la porte, et, revenue
de la chambre, fit à haute voix cette prière :
! sauvez-moi
!
Il est soir ; il est soir des Dieux.
Veillez près de moi, ô mon Dieu
près de moi, ô mon Seigneur
Gardez-moi
des enchantements
!
et des mauvais
conseils,
LE
Gardéz-moi
PARLE
CONTEUR
151
de la mort
subite,
du mal ou de maudire
De souhaiter
;
menées ;
Et des querelles
pour le partage des terres,
Que la paix règne bien autour de nous,
contre le guerrier
O mon Dieu ! gardez-moi
Gardez-moi
des secrètes
furieux,
Contre
Qui
Dont
celui qui erre furieux,
se plaît à enrayer,
les cheveux
sont toujours
hérissés.
Que moi et mon esprit vivent,
O mon Dieu !
Ce soir-là
je priai
presque.
Sa prière finie, elle s'approcha
de moi, et me dit
avec des larmes dans les yeux :
— Il faut me battre, beaucoup me frapper.
Et devant ce visage résigné, ce corps merveilleux,
j'eus
la vision
d'une
Que mes mains
osaient
se lever
parfaite
idole.
soient
à jamais
si elles
maudites
sur un chef-d'oeuvre
de la Nature !
du vêtement
nue, elle me semblait recouverte
de pureté jaune orangé, du manteau or de Bhixu. Belle
et
fleur dorée, dont le Noanoa tahitien
embaumait,
Ainsi
!...
qu'en moi l'homme adorait comme l'artiste
Elle répéta :
— Il faut me battre, beaucoup me frapper, sinon tu
et tu seras malade.
seras courroucé
longtemps
Je. l'embrassai,
et mes yeux
qui maintenant
l'admi-
152
NOA
NOA
raient
sans défiance, disaient les paroles de Bouddha.
« Oui, c'est par la douceur qu'il faut vaincre la violence ; par le bien, le mal ; par la vérité, le mensonge. »
Je dus lui paraître bien étrange. Plus étrange encore
me parut Tehura toute cette nuit divine.
Le jour se leva radieux. Dès la première heure,
belle-maman nous apporta quelques cocos frais.
Du regard elle interrogeait
Tehura. Elle savait.
Avec un jeu très fin de physionomie,
— Tu as péché hier ? Tout s'est bien
Je lui répondis :
— J'espère bientôt
recommencer.
elle me dit :
passé ?
CHAPITRE
LE
CONTEUR
Il me fallut
rieux
de famille
revenir
XI
ACHEVE
en France.
me rappelaient.
terre
hospitalière,
Adieu, terre
liberté et de beauté ! je pars
SON
RECIT
Des devoirs
impé-
délicieuse, patrie de
avec deux ans de plus,
154
NOA
NOA
rajeuni de vingt ans, plus barbare aussi qu'à l'arrivée
et pourtant plus instruit. Oui, les sauvages ont enseigné
bien des choses au vieux civilisé, bien des choses, ces
ignorants,
reux.
de la science de vivre
Quand je quittai
et de l'art
d'être heu-
le quai, au moment de prendre la
pour la dernière fois Tehura. Elle
mer, je regardai
avait pleuré durant plusieurs nuits. Lasse maintenant
et triste toujours, mais calme, elle s'était assise sur la
les jambes pendantes effleurant de ses deux
pieds larges et solides l'eau salée. La fleur qu'elle portait auparavant à son oreille était tombée sur ses
pierre,
genoux, fanée.
De distance en distance, d'autres comme elle regardaient, fatiguées, muettes, sans pensées, la lourde
fumée du navire qui nous emportait
tous, amants
d'un jour.
Et de la passerelle du navire avec la lorgnette, longtemps encore il nous sembla lire sur leurs
lèvres, ce vieux discours maorie :
« Vous, légères brises du Sud et de l'Est, qui vous
joignez pour vous jouer et vous caresser au-dessus
de ma tête, hâtez-vous de courir ensemble à l'autre
Ile ; vous y trouverez celui qui m'a abandonnée, assis
à l'ombre
de son arbre
m'avez vue en pleurs. *
favori.
Dites-lui
que vous
TABLE
TABLE
La
Mémoire
CHAPITRE
CHAPITRE
et l'Imagination
I. — Songeries
II. — Le Conteur
CHAPITRE
III.
—
Vivo
CHAPITRE
IV.
—
Le
CHAPITRE
V.
—
1
3
parle
s
•
•
•
29
51
Conteur
parle
59
Moe
Pape
CHAPITRE
VI.
—
Le
CHAPITRE
VII.
—
Parahe
CHAPITRE
VIII.
—
Le
75
parle
8t
te Marae.
101
Conteur
Conteur
parle
107
Fenua
141
143
CHAPITRE
IX.
—
Nave
CHAPITRE
X.
—
Le
Conteur
parle
CHAPITRE
XI.
—
Le
Conteur
achève
Nave
son
récjt_^^
.
.
.
i53
ACHEVÉ
DÉCEMBRE
VINGT
NEUF
POUR
ET
CH.
LE
D'IMPRIMER
CENT
LES
VINGT-TROIS,
ÉDITIONS
Ci 0, PAR
HÉRISSEY,
MIL
G. CRÈS
L'IMPRIMERIE
A
ÉVREUX
TABLE
La Mémoire et l'Imagination
CHAPITRE I. - Songeries
CHAPITRE II. - Le Conteur parle
CHAPITRE III. - Vivo
CHAPITRE IV. - Le Conteur parle
CHAPITRE V. - Pape Moe
CHAPITRE VI. - Le Conteur parle
CHAPITRE VII. - Parahe te Marae
CHAPITRE VIII. - Le Conteur parle
CHAPITRE IX. - Nave Nave Fenua
CHAPITRE X. - Le Conteur parle
CHAPITRE XI. - Le Conteur achève son récit

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