LE FAUX DÉPART3

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LE FAUX DÉPART3
FAUX DÉPART
« — Comment ? »
Au moment où le soleil disparaissait derrière la colline, faisant basculer le ciel dans l'obscurité,
on distinguait, à une fenêtre, une silhouette. On devinait sans aucune difficulté celle d'une femme. Elle ne
cessait de faire l'aller-retour entre la cuisine et la salle à manger. Enfin elle s’arrêta, mais seulement pour
quelques secondes, afin d'observer son mari qui, lui, était assis dans un fauteuil. Puis elle continua son va-etvient à travers le salon, entre la table et les chaises, entre l'armoire et le piano. Elle revint auprès de son
mari :
« — Nous sommes en septembre 1941, récapitula-t-elle. Cette guerre a duré deux années puis,
tout d'un coup, Werner annonce qu'il rendra visite ! C'est ton ancien collègue et même un très bon
ami, je sais. Mais Niels, n'oublie pas qu'il est allemand et que nous, nous sommes danois. Nous
vivons dans un pays sous occupation allemande. Werner est donc actuellement notre ennemi. Ne
te paraît-il donc pas très étrange qu'il veuille nous parler ? Je ne comprends pas...
— Margrethe, ma colombe, tu t'agites comme un électron. Calme-toi !
— Niels, écoute-moi. Avant la guerre, vous travailliez souvent ensemble. Et je me rappelle
clairement des instants où vous parliez de fission et de fusion. Réfléchis... Cela ne te paraît-il
pas évident ? Quelle arme destructrice nécessite la fission et la fusion ? Je n'ose même pas y
penser ! Niels, je t’en prie. Dis-lui que cette rencontre n’est pas possible ! »
Le physicien demeura silencieux et réfléchit quelques instants :
« — Ne t'inquiète pas, lui répondit-il. Je ne l'imagine pas aborder un tel sujet. Crois-tu vraiment
qu'il oserait ? »
Les deux jours suivants furent difficiles pour Margrethe. Elle fit tout son possible pour persuader
son mari de revenir sur sa décision. Elle avait peur. Malheureusement, Margrethe n’était pas en mesure
de changer le cours de l’Histoire, et le 15 septembre Werner Heisenberg fit retentir la sonnette de
l’entrée principale.
Le son de la serrure se fit entendre, Niels Bohr ouvrit la porte et salua son ancien ami:
« — Bonjour Heisenberg.
— Bonjour. Je me réjouis de vous revoir. »
Tous trois échangèrent quelques formules de politesse, puis Heisenberg se racla la gorge :
« — Puis-je m'entretenir avec ton mari ? » demanda-il à Margrethe.
Impuissante, elle accepta. Mais de quoi diable allaient-ils parler ? Cette rencontre ne pouvait
qu'aboutir à un désastre. Ils enfilèrent tous les deux leur manteau et marchèrent vers la ville.
« — Alors Heisenberg, commença Bohr, qu’est-ce qui peut bien t’amener à Copenhague ? Des
affaires urgentes du Reich peut-être ?
— Ne te rappelles-tu pas de nos débats scientifiques d’avant cette guerre atroce ? demanda
Heisenberg. Ne te rappelles-tu pas de ceux portant sur les réactions en chaîne ? »
Les glandes surrénales de Niels Bohr sécrétèrent alors des substances augmentant le rythme
cardiaque du grand physicien danois :
« — Heisenberg, non ! Je ne peux pas ! Nous sommes en guerre. Tu travailles pour l'Axe. Tu
travailles pour le régime nazi. »
Il baissa d’un ton et lança d'une voix un peu plus maîtrisée :
« — Par ailleurs, tu dois être parfaitement conscient que, partout où l'on va, les murs ont des
oreilles.
— Ne t'inquiète pas Niels, je crois que cette rencontre va prendre une tournure inattendue. »
Bohr ne comprenait plus rien. Il regarda son compagnon d'un air interrogateur, attendant une
réponse. Cependant, Heisenberg se contenta de sourire, ce qui l'irrita encore plus. Tout en marchant, il
désigna alors une brasserie :
« — Suis-moi, proposa-t-il.
— Es-tu devenu fou, Heisenberg ? C’est un lieu public, ici. Les Nazis ont des oreilles partout, ils
intercepteront sans aucun doute la moindre de nos paroles et l’interpréteront à leur propre
manière. »
Heisenberg haussa les épaules et força Bohr à entrer dans la brasserie. Il l’invita à prendre place :
« — Regarde la table au milieu de la salle, juste là-bas, commence-t-il. Tu la vois ? Décris-lamoi, s'il te plaît.
— Quel intérêt ? », lâcha sèchement Bohr.
Comme Heisenberg ne répondit point, Bohr inspira profondément par le nez et grâce à ce
supplément de dioxygène, il stimula la réaction de son système nerveux parasympathique, et se força
ainsi à se calmer :
« — D'accord, elle est rectangulaire. Je dirais qu'elle mesure environ deux mètres quarante par un
mètre vingt. Il y a une balle au milieu et… »
Avant que Bohr n'eût le temps d’achever sa phrase, Heisenberg l’interrompit :
« — Ah ! Très intéressant ! Cette balle. Imagine-la bien. Appelons la balle A. Elle va être
propulsée contre une autre balle, que l'on nommera balle B. L’énergie de la balle A exercée sur la
balle B aura plusieurs effets. Lesquels ? La balle B entraînera deux autres balles : les balles C et
D. Et que feront celles-ci ? Elles causeront la propulsion d’autres balles encore qui, à leur tour,
feront la même chose. On peut alors parler de réaction en chaîne. »
Bohr ne comprenait toujours pas. Où son ancien ami voulait-il donc en venir ?
« — Heisenberg, je t'avais dit qu'il ne fallait pas parler de physique nucl… !
— Mon bon Niels, pourquoi es-tu si inquiet ? l'interrompit-il de nouveau. Je ne dis rien de grave.
J’essaye simplement de revenir au bon vieux temps, où l’on parlait continuellement de
physique. Même pour les choses les plus banales.
— Mais tout a changé depuis. »
La porte de la brasserie s’ouvrit. Le physicien danois sursauta et se retourna.
« — Je ne peux pas rester ici. Je rentre.
— Bohr ! Tu es trop borné. Ouvre ton esprit. Oublie cette guerre, juste pour un court instant.
Fais-le pour moi ! Aie confiance en moi. Je suis ton ami. De toute façon ils ne t’arrêteront
jamais si tu es avec moi. »
Bohr prit une profonde inspiration :
« — Soit, continue. La balle crée une réaction en chaîne. J'espère qu'on ne pense pas à la même
chose...
— C’est un phénomène où la matière elle-même, ici la balle A, crée une réaction qui, dans
certaines conditions, peut s’accélérer de façon spectaculaire. Une petite balle peut avoir un tel
effet sur une autre balle qu’elle engendre cette même réaction. Ces balles peuvent être des
neutrons ou des atomes, mais elles peuvent aussi être des balles en bois. Il faut faire
attention ! La vitesse à laquelle la première balle est propulsée est vitale. Si la vitesse est trop
faible ou trop forte, la réaction en chaîne est dévastatrice. Il faut donc calculer la vitesse
idéale. Il ne nous reste qu'à faire un simple calcul.
— Oui. mais pourquoi veux-tu calculer cette vitesse idéale ? Dans quel but ? Ne fais pas cela
mon cher Heisenberg. Tu m'inquiètes...
— N'est-ce pas logique ? Je te croyais plus vif d'esprit, mon cher collègue. Pour gagner la partie,
j’ai tout modélisé. »
Le physicien allemand prit un court instant pour repenser ces mots.
« — Allons-y, s’exclama Heisenberg en prenant une canne dans le coin de la pièce. Jouons une
partie ensemble ! Éprouvons mon modèle. J’ai déjà fait les calculs, et je pense que je vais gagner
cette partie sans grande difficulté. Que la partie de billard commence ! »
Décontenancé, Bohr comprit subitement que son vieil ami n'était pas si mal intentionné. Il se
reprocha longtemps sa propre méprise.