RaN_2014_La Torture-5_31janv

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’Ashtaroût
Bulletin volant n° 2014∙0101 (janvier 2014), 15 p. ~ Inactuelles : la clinique de l’extrême
ISSN 1727-2009
Randa Nabbout
Sommes-nous tous des tortionnaires en puissance ?
& quels sont nos moyens de lutte ?
Résumé. ― Je me propose de passer en revue les
mécanismes de défense utilisés dans des situations
relevant de la clinique de l’extrême. Cette étude comporte trois volets. Je fournis d’abord un compte rendu
du manuel de manipulation mentale et de torture psychologique de la CIA (Kubark). Je m’attache ensuite à
décrire les mécanismes de défense du moi chez le tortionnaire, puis chez la victime, et je présente pour terminer un cas de séquestration qui eut un heureux dénouement grâce au sang froid et à la présence d’esprit
de la victime.
La violence exercée sur les plus faibles de
la part des plus forts dans tous les systèmes
politiques n’est pas un hasard de circonstances.
C’est bel et bien une science, et c’est une
science institutionnalisée. C’est-à-dire qu’elle
est le produit d’un apprentissage dans de prestigieuses institutions d’Etats. Kubark ou le Manuel Secret de Manipulation Mentale et de Torture
Psychologique de la CIA 1, que nous citons ici
comme un spécimen, en est le meilleur
exemple, spécimen parce que l’usage généralisé
de la torture n’est pas un usage spécifique à cet
organisme. Notre propos ne sera ni de morale,
ni de politique. Il ne s’agira pas de réprouver
ou de dénoncer, encore moins de justifier, mais
de tenter de comprendre ce comportement
humain, hélas, exclusivement humain.
Kubark est le cryptonyme de la CIA, le
nom de code qu’elle s’est donnée pendant la
guerre froide. Dans l’introduction à l’édition
française, Grégoire Chamayou nous dit : « Ce
document confidentiel, rédigé en 1963, fut tenu secret
jusqu’en 1997, date à laquelle des journalistes du Baltimore Sun purent obtenir sa déclassification au nom de
la loi sur la liberté de l’information » 2.
Chamayou explique que cette nouvelle
doctrine de torture est d’abord née d’une
Mots-Clés. ― Torture – Autorité – Mécanismes de
défense – Clivage vertical – Plaisirs & Jouissance – Autoérotisme – Sadisme – Estime de Soi – Perfectionnisme Technique
– Distanciation – Délocalisation.

La Balançoire Pékinoise
Cet ouvrage a été traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emilien et Jean-Baptiste Bernard, Paris 2012, éd. La Découverte,
collection Zone.
2 Kubark…, trad. franc., p. 5.
1

1
grande peur américaine. Cette peur, dit-il, est
née non seulement de la Russie des goulags et
des geôles staliniennes, mais aussi des cachots
hongrois et des camps chinois. Il s’agit donc à
l’origine, pour les services secrets américains,
de trouver l’antidote des techniques de torture
et de manipulation employées par les services
chinois et soviétiques. Ce qu’ils trouvèrent en
premier lieu comme le moyen idéal pour « briser » un prisonnier, n’est pas du tout ésotérique. Le moyen le plus simple à cet effet est
tout simplement l’isolement.
Une fois isolé, le prisonnier est plongé
dans un état de stress, et cet état a été baptisé
d’un nom sobriquet : le syndrome triple D,
pour Débilité, Dépendance, et Détresse. Ainsi, pour
briser quelqu’un : « ce qu’il faut, c’est le rendre débile, dépendant et apeuré » (ibid., p. 11).
Chamayou constate que les services secrets américains avaient juste cherché à refonder sur une base scientifique ce que le camp
adverse faisait de façon routinière et empirique : « le projet était de faire entrer les méthodes de contrôle communistes au laboratoire
dans une démarche de reverse engineering,
synthétiser et perfectionner expérimentalement
les techniques soviétiques et chinoises » (ibid.,
p. 11).
De plus, Chamayou nous éclaire sur le financement de ces grands projets d’États. Ils
sont financés grâce à des sociétés ou des fondations écran. À cet effet, le nom de la fondation écran ne manque pas d’imagination ni
d’humour noir, la Society for the Investigation of
Human Ecology.
Ainsi, des chercheurs, des psychologues,
des comportementalistes surtout, mais aussi
d’autres écoles de psychologie, mettent la main
à la pâte, créant de gigantesques puzzles, à leur
insu et au nom de la science et de l’écologie,
pour perfectionner la manipulation du psychisme humain. L’espoir vint du Canada, note
Chamayou, où au début des années 1950, le Dr
Donald Hebb, de l’université McGill, avait
conduit des recherches prometteuses sur les
effets de « l’isolement radical » (ibid., p. 12). Ce
fut, semble-t-il, un exploit que celui de découvrir le moyen de désintégrer la personnalité
d’un être humain. Ces recherches permirent de
voir comment les méthodes communistes
avaient prouvé que « sans douleur, sans drogues, la
personnalité peut être gravement déformée, par simple
modification de l’environnement perceptif » (ibid., p12).
De son côté, le Dr Ewan Cameroun, directeur de l’Aelan Memorial Institut of Psychiatry à
Montréal, se vanta dès 1953 de tester pendant
des années sur des patients non consentants sa
méthode, à « dépatterner » les sujets, c’est-àdire d’effacer leur personnalité » (ibid., p. 14).
Mais ce ne fut pas tout. Avec la méthode
de « création intentionnelle de patients » de
Hinkle et Wolff, on cherchait : à prendre un
sujet sain, libre, récalcitrant et à le plonger dans
un état de régression psychique, l’affaiblir, le
rendre désespéré, fou de crainte et de fragilité »
(ibid., p. 15).
Les chercheurs avaient ainsi créé une
technique intermédiaire entre l’entretien psychiatrique et l’interrogatoire. Le bourreau psychologue produit pour le sujet récalcitrant le
mal puis prétend le soulager en le portant à
s’exprimer, à l’image du traitement par la parole. Chamayou trouve qu’elle fut intense la
« rencontre du goulag et de la psychologie américaine »
(ibid., p. 16).
Quant-à la torture physique, elle était naturellement au cœur des traitements infligés aux
détenus. Un ancien sergent, qui suivit dans les
2
années 1960 les cours de torture dispensés à
Fort Braqq, en Caroline du Nord, témoigne :
« Les cours de torture étaient placés sous forte protection, avec des gardes postés aux portes. Les matériaux
des cours eux-mêmes se conformaient à une politique
générale de déni plausible : des euphémismes étaient
utilisés pour masquer les buts précis. Si quelqu’un vous
disait ‛‛vous enseignez des méthodes de torture’’, on répondait : ‛‛Non, non, non, tout ce que nous enseignons,
ce sont les pratiques de l’ennemi’’, mais encore une fois,
c’était seulement pour pouvoir se couvrir officiellement »
(ibid., p. 18).
Il est peut-être temps de se poser la question légitime suivante : que cherche le tortionnaire, que cherche-t-il à obtenir du prisonnier ?
Que peut nous apprendre un détenu qui se
trouve dans ces conditions ?
Chamayou nous éclaire à ce sujet mais ce
qu’il dit constitue un paradoxe.
Le paradoxe culmine dans le fait que les
tortionnaires ne veulent pas extirper la vérité
des détenus qu’ils s’ingénient à torturer. Tout
ce qu’ils veulent c’est tout simplement les détruire. Chamayou cite à l’appui la psychothérapeute Françoise Sironi qui rapporte cette
phrase d’un patient prononcée souvent par ses
tortionnaires : « Si tu parles, nous recommencerons ».
Chamayou en conclut que pour énoncer le véritable mot d’ordre de la torture, il faut en renverser diamétralement la maxime de façade. Ce
n’est pas « nous avons les moyens de vous faire parler », mais bien plutôt « nous avons les moyens de
vous faire taire ». C’est là un véritable paradoxe.
La suite de l’exposé de Chamayou sur les méthodes utilisées l’est également.
Il n’y a donc pas de lien entre torture et
vérité ou du moins entre torture et investigation. Voilà qui est clair.
Chamayou trouve en outre trois stratégies
du pouvoir citées dans Kubark :
La première, chose curieuse, porte le nom
d’Alice au pays des Merveilles. Ce n’est pas
Chamayou qui le lui donne. Cette appellation
en langage Kubark désigne une stratégie mise
en place pour la désorientation et la confusion
du détenu dans le but de « bouleverser les attentes
et les réactions conditionnées de la personne interrogée ».
Ce n’est pas tout. Tout comme dans Alice au
pays des merveilles, Kubark recommande de
perturber toutes les régularités temporelles afin
de plonger le détenu dans la désorientation la
plus troublante : « horloges trafiquées, qui avancent
puis retardent, horaires irréguliers, nuits à géométrie
variable » (ibid., p. 41). Il en est de même de la
stratégie confusionniste dans laquelle le détenu
est placé, à un rythme fou d’interrogatoires et
de contre-interrogatoires jusqu’à ce que sa capacité à chercher du sens à tout ce qui lui arrive
soit complètement saturée. Et Chamayou de
conclure : « Face aux non-sens dont on l’inonde, le
faire s’égarer dans une spirale d’hypothèses interprétatives aussi vaines qu’infinies, le laisser désespérément
chercher à comprendre là où il n’y a en réalité rien
d’autre à comprendre que le fait qu’il n’y a rien à comprendre. » (ibid., p. 42).
La deuxième stratégie qu’il relève, est le
principe de rétrécissement du monde. Il s’agit
de faire oublier au détenu son monde d’origine. On lui confisque tout ce qu’il a sur lui de
ce monde puis on l’isole dans le but de le couper de tout lien avec sa vie passée et de lui recréer un autre monde. Chamayou cite Don
Compos qui écrit dans The Interrogation of Suspects Under Arrest : « À mesure que l’ambiance et les
repères du monde extérieur se font plus lointains, leur
importance pour la personne interrogée se réduit. Ce
monde est alors remplace par la salle d’interrogatoire,
3
ses deux occupants et la relation dynamique qui
s’instaure entre eux. Et au fil de la progression du processus, le sujet se fonde de plus en plus sur les valeurs du
monde de l’interrogatoire, plutôt que sur celles du monde
extérieur. » Dans ce monde ainsi recréé,
l’individu doit faire face à des préoccupations à
la fois vitales et très élémentaires, ce qui contribuera à beaucoup réduire sa capacité de résistance.
La troisième stratégie est la stratégie
d’auto-prédation. Il s’agit ici de retourner le
sujet contre lui-même. Cette méthode recommandée dans Kubark cherche à faire replier le
détenu sur lui-même, tout en le privant de
l’image de l’oppresseur, de façon qu’il se transforme lui-même en son propre oppresseur.
Tout est mis au point à cet effet. La violence
est poussée à son extrême dans des questions
comme celle-ci : Pourquoi tu fais ça à toi-même ?
Ainsi, cette subjectivité poussée à l’extrême va faire exploser les limites du détenu en
tant qu’individu : « Les savants-tortionnaires américains des années 1950 ont retrouvé là, par leurs propres
moyens, une subtile vérité philosophique. La meilleure
arme contre la subjectivité est la subjectivité elle-même,
capturée dans sa réflexivité » (ibid., p. 46).
Voilà ce que dit Chamayou dans son introduction à Kubark. Voilà le document et les
témoignages qu’il présente. La question qui
nous vient à l’esprit est celle-ci : Pourquoi tout
ça ? Qu’est ce qui se passe dans la tête d’un
tortionnaire pour en arriver là ?
Des témoignages de tortionnaires, nous
n’en avons pas vraiment, ce qui rend notre
tâche difficile, tant il est vrai que les tortionnaires ne font pas des aveux, ni ne passent aux
aveux. Les tortionnaires ont toujours tout simplement nié les faits. Essayons de savoir pourquoi tout le monde, nous tous qui constatons
que les tortionnaires vivent par ailleurs une vie
normale, comme monsieur tout le monde,
pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de
penser que, dans l’exercice de son métier, c’est
un monstre sadique qui jouit de torturer autrui.
Un directeur de pénitencier russe à la retraite,
interviewé sur une chaîne française, confronté
avec camera cachée aux agissements plus que
barbares de ses officiers tortionnaires, répondait le plus tranquillement du monde : « Je faisais mon travail ». Son travail consistait à battre
un détenu jusqu’à ce que la mort ne s’en suive
pas. À la journaliste interloquée qui lui demandait comment le détenu ainsi brutalisé pouvait
survivre aux coups, il répondait : Tout est question de dosage et de savoir-faire.
H. N. Barte, qui s’est intéressé au cas des
tortionnaires, écrit dans un ouvrage collectif
dirigé par Th. Albernhe 3 : « S’il existe des tortionnaires qui relèvent de la pathologie mentale (cas de psychopathes agressifs et sadiques agissant sous l’effet de
leurs pulsions dans un contexte d’alcoolisation, d’abus
de drogues ou non, de dynamique de groupe, etc.), la
plupart des tortureurs institutionnalisés n’ont pas de
personnalité spécifique qui les distinguerait d’autrui.
Beaucoup ne sont que des fonctionnaires, des militaires,
des serviteurs du régime en place, obéissant aux ordres
reçus. Le fait que la torture s’effectue dans le secret, ne
permet pas toujours l’étude de ces agents particuliers.
Toutefois, les confessions de ces tortureurs, les témoignages des victimes, révèlent peu de choses, sinon comme
on peut s’en douter, leurs obsessions d’ordre sexuel, leurs
pulsions sadiques prégénitales, etc. En fait, l’élément
constamment relevé reste le contrôle, sinon la maîtrise de
ces professionnels, qui se dévoilent comme des individus
obéissants, soumis à l’autorité. Approbatifs, ils intègrent la hiérarchie comme une instance morale supé3
4
Criminologie et Psychiatrie, Paris, Ellipses, 1997, p. 232.
rieure à laquelle il faut adhérer. Ils effacent leur propre
discernement au profit de celui admis comme supérieur. »
Cela donne un peu froid dans le dos. Un
tortionnaire est ou peut être un monsieur tout
le monde ou à peu près. J.-C. Maleval, dans
une étude célèbre sur Nécrophilie, Psychose et Perversion, recueillie dans le même ouvrage, ne dément pas ce constat selon lequel un tortionnaire n’est pas forcément un sujet différent de
chacun de nous : « …des sujets apparemment audessus de tout soupçon peuvent dériver vers un sadisme
incompréhensible, ainsi que l’ont clairement démontré les
expérimentations avec les ‛‛machines à agresser’’ : techniques de Buss (1961), paradigme de Berkowitz
(1962) et procédure de Taylor. Milgram (1963) dans
son célèbre livre Soumission à l’autorité a montré à
quel point plus d’un candidat sur deux était capable de
soumettre un ‛‛cobaye humain’’ à des décharges électriques de plus en plus algiques [fictives, mais le
candidat l’ignorait], simplement parce que la ‛‛règle
du jeu’’ le voulait ainsi. » 4.
Voilà donc un spécimen de l’avis d’éminents criminologistes et de psychiatres qui
voient par ailleurs une différence significative
entre psychotiques du genre tueurs-en-série,
nécrophiles ou autres, et employés tortionnaires, obsessionnels sur les bords, qui exécutent les ordres de leur supérieur en s’acquittant
du mieux qu’ils puissent de leur tache. Après
tout, le directeur du pénitencier, de tel ou tel
pays, fait son travail, et il le fait bien en toute
âme et conscience. Après tout, tous les
hommes, à tous les âges, dans toutes les régions du monde, ont toujours eu recours à ces
pratiques. La torture ne figure-elle pas bel et
bien parmi les plus vieux métiers du monde ? Il
4
y a donc matière à s’étonner de tout ce tollé
des droits de l’homme et du citoyen dénonçant avec
colère et indignation ces pratiques typiquement
« humaines ». En matière de torture, l’humanité
ne fait que reproduire les mêmes pratiques tout
en affinant les techniques, – modernité oblige.
Revenons à Kubark et traduisons ce qui s’y
fait du point de vue de la psychanalyse. Il se
passe deux choses, deux processus qui découlent d’un point de départ ou d’un déclic :
l’autorité. Les tortionnaires exécutent les ordres
de leurs supérieurs hiérarchiques.
Pour ce faire, il faut être précis et fidèles
dans l’exécution. En général, les tortionnaires
sont de ce point de vue-là de très bons techniciens. Rappelons le témoignage de l’ancien directeur de pénitencier. Le préposé frappe le
détenu sans relâche jusqu’à atteindre un certain
point, juste avant que celui-ci ne meure. Rappelons-nous les trois stratégies rapportées par
Chamayou : Alice au pays des merveilles, rétrécissement du monde, auto-prédation. Rien n’est laissé au
hasard. Kubark… est un document complet où
figurent, schéma à l’appui, les points sensibles
du corps humain. Nous sommes là en présence de grands techniciens. Il n’y a pas lieu
d’improviser. Tout est consigné dans des documents et des expériences de laboratoire. Il
existe à cet effet tout un appareillage nécessaire, une panoplie d’outils, du plus simple au
plus sophistiqué. Et puis, n’oublions surtout
pas l’alibi majeur des tortionnaires. Ils ont une
mission, une belle mission. Nettoyer la société
des méchants et des mauvais éléments. Et ça
c’est un bel alibi.
Ainsi, si nous devons parler de plaisir et de
jouissance, il y a donc lieu de relever ici celui
du travail bien fait. Un bon tortionnaire jouit
de ses compétences de bon technicien (skills).
Criminologie et Psychiatrie, Paris, Ellipses, 1997, p. 228.
5
Le plaisir que procure la maîtrise du corps, de
l’esprit, et de leurs prolongements techniques
est du domaine de l’autoérotisme, exactement
comme la maîtrise de la marche, de l’équilibre,
des sphincters et de la parole. Et l’autoérotisme
contribue à l’estime de soi. Au surplus, le tortionnaire participe à la transformation du
monde dans le sens du Bien. Son action vise à
transformer les méchants en bons sujets. Où
est la jouissance sexuelle dans tout ça ? De
l’autoérotisme, oui ; de la jouissance sexuelle,
non !
Le deuxième processus est facile à deviner.
Il fait partie de la panoplie des mécanismes de défense du Moi. Le mécanisme de défense du Moi
dont il s’agit ici nous protège dans les cas où ce
que nous faisons peut paraître douteux. C’est
un mécanisme de défense classique. Le champ
de la conscience se scinde en courants parallèles les uns aux autres. C’est le cas des tortionnaires. On appelle ce mécanisme le clivage
vertical, pour le distinguer du clivage horizontal,
qui désigne le refoulement. C’est trop courant
pour constituer une pathologie sérieuse. Ainsi,
peut-on être un mari idéal chez soi le matin, et
client de prostituée le soir ; commanditaire ou
fabricant de voitures piégées, en même temps
que bon père de famille ; ou encore tortionnaire durant les horaires de travail, et ami fidèle
et indéfectible après le travail. La liste est
longue. Ainsi le tortionnaire qui fait bien son
travail se concentre sur sa tâche, et non pas sur
le vécu du détenu. Le champ de la conscience
comprend alors deux courants côte à côte. Cela fonctionne comme on nous l’a souvent répété à propos des lignes parallèles : elles ne se
rencontrent jamais.
C’est bien par le biais de la question de la
jouissance et naturellement de la jouissance
sexuelle que la psychanalyse a encore un mot à
dire. C’est que la cruauté, dont seul un être
humain est capable, se trouve souvent mêlée à
la question de la jouissance, – à une certaine
forme de jouissance. Nous entendons souvent
dire que le tortionnaire est un sadique, et que le
sadique éprouve de la jouissance à faire souffrir
autrui. Mais ce n’est qu’un cliché. En réalité,
c’est tout le contraire qui a lieu.
Tous les êtres humains (plus ou moins
normaux) cherchent à éviter la jouissance, celle
que trouve un individu dans le meurtre, quand
il bascule dans un au-delà du principe de plaisir. Les individus (plus ou moins normaux)
s’accrochent aux agréments de la vie en
s’aménageant – pour ainsi dire à la sueur de
leur front – des plages de plaisir, d’une façon
bien ordonnée, voire avec parcimonie. Certains
enfants agissent de la sorte par intuition quand
ils gardent pour la fin le bonbon qu’ils aiment
le plus. Selon cette sagesse, on ne fait pas
d’excès dans les plaisirs, à commencer par les
plaisirs les plus primaires : manger, boire, se
gratter, fricoter ou d’autres encore. Nous reviendrons sur la question du sadisme et de ses
limites chez le tortionnaire dans la deuxième
partie de ce travail.
À la lumière de ce bref exposé, il ressort
que le tortionnaire pratique un métier. Un métier, qui, comme tant d’autres, nous le concevons fort bien, est un métier fort peu agréable.
Pensons à l’éboueur, ou au boucher, comme à
toutes ces professions ou vocations où l’on a
recours à un bistouri par exemple. La langue
courante utilise d’ailleurs le verbe « charcuter »
pour « opérer » un malade…
6
Sur le prétendu sadisme
des tortionnaires & des geôliers
de concentration nazis. Il nous rapporte
l’incident suivant :
Quant à savoir si le tortionnaire est ou non
un sadique, nous avons vu qu’il était bien conditionné pour effectuer un travail utile pour la
communauté, et tout d’abord un métier lucratif
pour lui-même. Il est en service commandé.
Qu’il puisse jouir aussi de sa cruauté par la
bande, de façon marginale, à la dérobée ou
sournoisement, je vous le demande : qui osera
le premier lui jeter la pierre ? En conscience,
est-ce celui qui va à des matches de boxes ?
Celui qui adore les films d’action ? Celui qui va
à la corrida ? Ou encore les foules qui couraient voir le bourreau appliquer le supplice de
la roue ou la peine capitale à l’un de leurs congénères ? Je vous le demande un peu.
Pourtant, il est communément admis que
tout tortionnaire est nécessairement un malade et un sadique qui jouit des exactions infligées aux autres. On ne peut esquiver ce
phénomène. Il réclame aussi notre attention.
Voyons un peu le bénéfice de cette attitude.
Le public tout venant me semble ainsi se dédouaner. Comme Ponce Pilate, on se lave les
mains. Si les tortionnaires sont des malades
et des sadiques, cela veut dire qu’ils sont des
êtres à part, différents de nous. Cela veut dire
que nous n’avons rien à voir avec eux. Si
nous étions à leur place, nous ne ferions jamais ce qu’ils font. Nous nous faisons ainsi
une bonne conscience sur leur dos et à bon
marché.
Pour ceux qui conservent le moindre
doute sur le prétendu sadisme des tortionnaires, je les renvoie à un épisode relaté par
Bruno Bettelheim à propos de son expérience personnelle de détenu dans des camps
Bruno Bettelheim 1903-1990
Au cours de son transfert de Dachau à
Buchenwald, ses lunettes furent brisées. Il
avait un degré élevé de myopie, et les lunettes
lui étaient absolument nécessaires. Il résolut
donc de demander l’autorisation de se faire
envoyer par sa famille de nouvelles lunettes.
Quand l’officier SS lui demanda pourquoi il
avait besoin d’une nouvelle paire de lunettes,
il répondit : Parce que mes lunettes ont été cassées.
L’officier se précipita sur lui et commença à
le frapper en criant : COMMENT dis-tu que ça
s’est passé ? Bettelheim rectifia, disant qu’il
avait cassé lui-même ses lunettes par sa maladresse. À quoi l’officier répliqua aussitôt :
D’accord, mais rappelle-toi toujours de ça à l’avenir.
Il se rassit, et lui délivra avec impassibilité
l’autorisation écrite de se faire envoyer une
autre paire de lunettes.
Bettelheim commente cet incident avec
finesse. Il dit : La réaction de l’officier a été
prompte, mais nullement spontanée ; au contraire, sa
réaction a été délibérée et réfléchie. Il ajoute en7
core : aucun sadique, tendu vers la satisfaction de
ses désirs, n’aurait instantanément interrompu ses
exactions du fait de recevoir une réponse tournée
comme il faut. D’autres exemples tout aussi
démonstratifs sont fournis par Bettelheim à
la même page 5. – Tout commentaire me
semble superflu.
du côté des détenus et voyons quels mécanismes de défense les rescapés de la torture ont
mis en œuvre au cours de leur détention pour
en réchapper.
Bruno Bettelheim, qui a enduré une année
de détention (1938-1939) en deux camps de
concentration nazis (Dachau et Buchenwald),
apporte un témoignage personnel d’une incontestable valeur.
Nous avons vu plus haut que les tortionnaires ont pour objectif de désintégrer la personnalité du détenu. Dans un article plusieurs
fois remanié, Bettelheim 6 se situant du côté du
détenu, a passé en revue quelques mécanismes
de défense qu’il a pu observer soit sur luimême, soit sur ses codétenus. Je résume le passage qui nous intéresse.
La première chose qu’il releva lui vint dès
le premier contact avec sa nouvelle situation.
Dès les premiers jours, notait-il, sa façon de se
comporter avait changé. Il dit, chose curieuse,
que son moi s’est polarisé autour de ses deux
noyaux constitutifs, le noyau sujet et le noyau
objet ; une personne qui observe, et une autre
à laquelle certaines choses surviennent. Bettelheim décrit ce phénomène en tant que phénomène psychopathologique. Il note également la
survenue de modifications significatives dans le
comportement des autres détenus, connus de
lui avant leur détention. Il dit que ceux-ci manifestaient un comportement altéré, de sorte
qu’ils ne pouvaient plus se retenir ni, par le fait
même, évaluer objectivement la situation.
Bettelheim nous dit que c’est à la suite de
cette nouvelle façon de se comporter de ses codétenus qu’a surgi dans son esprit la question
Nelson Mandela 1918-2013
Du côté du détenu
Qu’en est-il du détenu, victime de torture ?
Les récits des victimes de torture ont foisonné. Ils décrivent toutes sortes d’atrocités et
d’exactions commises à leur encontre. Beaucoup de victimes ont malheureusement trépassé, d’autres y ont laissé leur santé physique aussi bien que mentale. Comme par miracle, dirions-nous, certains ont pu traverser ces
épreuves en les dépassants. Ils sont pour ainsi
dire revenus à la vie.
Nous avons vu plus haut quels étaient les
moyens de défense du tortionnaire pour continuer à exercer son métier. Regardons à présent
BETTELHEIM (1960) : The Informed Heart, pp. 142-143, et
note.
BETTELHEIM (1944) : Individual and Mass Behavior in extreme situations.
5
6
8
suivante : Comment pourrai-je préserver ma personne
contre la désintégration ? Il fallait dès lors trouver la
raison du changement de comportement survenu chez les détenus, ou plus exactement comment ce changement avait-il pu se produire.
C’est ainsi, note-t-il, en s’occupant luimême à interviewer ses codétenus, en pondérant ses trouvailles au même moment où il était
dans la même situation que les autres, qu’il put
remplir son temps d’une façon qui lui semblait
constructive. Il était convaincu que c’est de
cette façon qu’il a réussi à contrecarrer la volonté des agents de la Gestapo de le détruire.
De plus, il confirme qu’au moment de les
déplacer d’un camp vers un autre, épreuve extrêmement brutale et éprouvante, il se convainquit que ces expériences dégradantes et humiliantes ne se passaient pas avec lui d’une certaine
façon comme étant lui-même une personne
mais plutôt comme étant lui-même un objet.
Cette attitude, de l’avis même d’autres prisonniers qui l’avaient adoptée, leur a été d’un
grand secours. Elle les aidait à penser que le
plus important était de rester en vie et de ne
pas changer soi-même.
Aussi, ses émotions étaient complètement
détachées. C’était, dit-il, comme s’il participait
vaguement à ce qui lui arrivait. Il nota plus tard
que les autres prisonniers avaient pu développer ce même sentiment de détachement
comme si ce qui se passait n’était pas important pour eux.
Ainsi, nous voyons que le premier mécanisme de défense qu’utilise Bettelheim est bel
et bien la distanciation. Dès son arrivée au
camp, sa personnalité se polarise autour des
noyaux sujet et objet du moi, de sorte qu’il se
donne la tâche d’observer les prisonniers et de
décrire leur état. Il est donc à la fois un prison-
nier et un observateur des autres prisonniers.
De même, au moment du transport des prisonniers, il peut échapper à la dégradation de
sa personne en considérant que cela lui arrive
en tant qu’objet et non en tant que personne. Il
a pu créer une distanciation entre un moi objet
qui subit et un moi sujet. Ce dernier ayant une
tâche bien définie, celle d’observer l’autre. Ce
dernier était à l’abri du danger. C’est au moment où a lieu le traumatisme que ce qu’on
peut désigner comme une « délocalisation de
soi » se produit. On quitte en quelque sorte
son corps, échappant ainsi à un réel intolérable
et inassimilable.
MONDRIAN [1872-1944], L’Arbre rouge, 70 x 99 cm, 1909
Haags Gementemuseum, La Haye
Le phénomène de délocalisation est bien
connu en psychopathologie depuis que la regrettée Gisela Pankov en a fait état en 1969.
Pankov avait su tirer parti d’une confidence de
Jean Cayrol (1911-2005) rapportée au début de
son recueil d’essais : Lazare parmi nous (1950).
Cayrol avait réchappé à son internement au
camp de Mauthausen-Gusen. Il témoigne que
le prisonnier qui était bafoué, frappé, humilié,
n’était jamais là où on le frappait. Apparais9
saient soudain : le vieux pommier de son jardin, ou la démarche apeurée de son chien. Il
était acculé à une pauvre image, à une prière, à
un secret, et il faisait front. Ce sont les mots
textuels de Cayrol, rapportés par Pankov.
Il est ainsi possible au prisonnier de se
trouver en dehors de son corps. Mais où donc ?
Pankov avance hardiment qu’en ce qui concerne ce prisonnier-là – Cayrol – il est à présent
perché dans le vieux pommier de son jardin 7.
Une autre expérience de résistance qui,
dans son essence, est apparentée à ce que décrit Bettelheim peut être déduite du témoignage d’une prisonnière notoire ayant subi la
torture dans un centre de détention israélien au
sud du Liban. Le phénomène de délocalisation
est, dans ce témoignage, un phénomène collectif, comme nous allons le voir.
Dans une intervention lors d’un colloque
sur la Littérature Carcérale en Orient & au Maghreb
tenu à l’Université Libanaise, en nov. 2013, Soha Bechara, ancienne prisonnière des geôles
israéliennes, relate une partie de son expérience.
Ainsi, au moment où le public lui demanda de
décrire dans le menu détail son expérience carcérale, elle sourit et dit, à la grande surprise générale, que c’était exactement comme on peut
l’imaginer. Puis elle se lança dans la description
des « petits plaisirs » que les prisonnières
s’étaient inventées. Il fallait par exemple confectionner des serviettes hygiéniques au moment
de leurs cycles menstruels. Les prisonnières vivaient comme un exploit le fait de déchirer des
bouts de tissus de leurs couvertures pour les utiliser, puis de les laver, détail considéré comme
un autre grand exploit. Elle raconte par exemple
le jour où les autres prisonnières lui offrirent le
7
cadeau d’anniversaire le plus précieux qu’elle eût
jamais reçu alors qu’elle se trouvait en cellule
isolée. C’était un Bic dérobé à une gardienne
avec toutes les péripéties de sa dissimulation.
Soha Bechara a pu soutirer des éclats de rire du
public.
Elle décida avec une codétenue, Cosette
Ibrahim, d’écrire un livre sur cette triste expérience : Je rêve d’une cellule de cerises, publié à Beyrouth par Dar Assaki en 2011. La version française est sous presses.
Ainsi, ces prisonnières, comme nous les
découvrons dans le livre, avaient continué à
réinventer le même monde qu’elles avaient
quitté au moment de leur arrestation. Ou plutôt le monde de leurs mères, parce que la plupart d’entre elles étaient non pas des couturières, ou des maîtresses de maison, mais bel et
bien des militantes. C’est en perpétuant les traditions du « matrimoine » que ces prisonnières
ont pu défier l’atrocité de l’univers carcéral.
Elles ont pu sauvegarder au fond d’ellesmêmes leur valeur de personne humaine.
L’invention de l’aiguille à coudre ou plutôt
les étapes de sa réinvention (photos à l’appui)
demeure des plus stupéfiantes. Tout faire pour
pouvoir résister en s’occupant à imiter la vie
dans le monde d’avant l’incarcération.
Dans cet espace carcéral, pas n’importe lequel, ces prisonnières avaient opté pour ce
moyen de défense. Continuer à vivre en ignorant la gravité de la situation. Inventer un autre
monde parallèle au monde carcéral et à la torture. Mais surtout, lutter pour de petites choses,
une aiguille à coudre (par le tissage, tissage du
temps ici), un Bic, des noyaux d’olives pour en
faire des passe-temps (chapelets). Créer un
monde de « petits plaisirs » à l’intérieur du
monde carcéral, était un des moyens de résister.
PANKOV (1969) : L’Homme & sa Psychose, pp. 60-61.
10
Mais à côté de ce monde, ou plutôt en parallèle avec lui, le témoignage rapporté dans ce
livre est atroce. À côté de ces « petits plaisirs »,
il existe un monde terrible, révélé en passant,
par bouts de phrases, sur les méthodes de torture, sur ce que les prisonniers voyaient ou entendaient. Un monde entraperçu et presque
aussitôt escamoté. Ces deux mondes sont
pourtant là, confinés dans ce même espace
géographique exigu. La composition du livre
participe elle aussi de ce partage spatial. Un
chapitre sur la torture physique et sur la manipulation mentale raffinée des tortionnaires. Et,
puis, à côté, les détails des inventions de survie : aiguilles à coudre, chandails, chaussons
d’enfants, etc. Puis les explosions de joie quand
les prisonnières parvenaient à fabriquer un outil. Et puis un corps meurtri, ramené et projeté
sur un grabat. Il y a quand même beaucoup de
photos de ces objets réalisés. Oui, nous assistons ici à un monde déchiré orthogonalement,
et où la délocalisation est collective.
Soha Bechara avait vingt ans au moment
de sa capture, à la suite d’une opération en territoire ennemi qui n’avait pas réussi. Elle vit
actuellement en Suisse. Elle est mariée, et mère
de deux filles. Elle continue sa vie en écrivant
des livres, et en faisant des conférences académiques, après dix années de détention, dont six
confinée en cellule isolée.
Un autre mécanisme de défense qui vaut
d’être relevé est celui du résistant vietnamien
Nguyen Van Tai, sur qui les américains entendirent tester en 1971, in vivo, l’efficacité de leurs
nouvelles méthodes de torture. Ils lui firent
construire une cellule particulière et une
chambre d’interrogatoire, toutes les deux complètement blanches, qu’ils avaient baptisées, de
surcroît, la cellule Blanche-Neige.
N. V. Tai a pu résister pendant trois ans
en se créant, à l’intérieur de cet espace hostile
et atroce, un autre espace fait de discipline : « Il
se réveillait automatiquement tous les jours à 6
heures du matin. Il récitait en silence les paroles de l’hymne national nord vietnamien, effectuait des séries d’exercices physiques, composait des poèmes et des chansons dans sa
tête, et saluait une étoile qu’il avait grattée sur
son mur pour représenter le drapeau nordvietnamien. Il répétait cette routine toute la
journée, puis à 10 heures, tous les soirs, il se
mettait au lit. » 8
Ainsi, ce prisonnier a réussi à mieux résister et à préserver l’intégrité de sa personnalité
en créant un autre monde à l’intérieur de celui
de sa détention. Un monde fait de « petits rituels » de survie.
Le sens commun, aidé et nourri par des
publications peu fondées, pousse plus loin
son imagination en parlant d’un côté masochiste chez les victimes. Nos constatations
vont plutôt dans le sens inverse. Il est abusif
de parler inconsidérément de sadisme (chez
le geôlier) ou de masochisme (chez le détenu). Nous avons remarqué que, pour réussir
à se conserver dans ce type de situation extrême à quoi se trouvent malheureusement
confrontés certains détenus, il faut que la victime, au risque de perdre la vie, s’ingénie à
trouver une technicité qui réponde à la technicité de l’agresseur. Trouver un antidote
correspondant à chaque situation, comme l’a
si bien dit Grégoire Chamayou dans Kubark… Ainsi, en pastichant un vieil adage,
nous dirions : à technicien, technicien et demi.
8
11
Kubark…, pp. 47-48.
pour moi après tout ce qui m’est arrivé, tant pis
pour lui.
Mlle Z marqua une pause. Comme je ne
dis rien, elle continue :
– Vous savez ce que cela veut dire pour
mes parents toute cette histoire de virginité.
Mon fiancé aussi. J’ai fait de mon mieux pour
rester en vie. C’est ça qui compte, n’est-ce pas ?
Elle reprit :
– Je vais vous raconter ce qui s’est passé il
y a deux semaines. Je suis sûre que vous allez
après cela trouver les mots qu’il faut pour tranquilliser mon père. Mon père est affolé.
– Voilà dit-elle. Je suis représentante d’une
firme pharmaceutique. Certains médecins nous
reçoivent tard, après avoir terminé leurs consultations. C’était le cas. De crainte d’une coupure de courant, j’évitai l’ascenseur, et je pris
les escaliers pour rejoindre ma voiture, garée au
troisième sous-sol. C’est entre deux étages du
sous-sol que, en un clin d’œil, cela s’est passé.
Une main m’a tirée vers une porte dérobée et
m’a jetée brutalement sur le sol. Tout s’est déroulé tellement vite que je n’arrivais pas à crier.
Il y a eu un moment de grand vide dans ma
tête. Je me rappelle avoir ouvert la bouche plusieurs fois, je me rappelle avoir essayé de crier,
mais aucune voix n’est sortie de ma bouche.
C’était bizarre de me regarder moi-même en
train de pousser des cris sans qu’une voix ne
sorte de mon gosier.
Elle marqua une autre pose. Je ne dis
rien. Elle reprit :
– L’homme avait une arme à feu au
poing. Je ne sais pas pourquoi, dès que j’ai vu
son arme, je ne l’ai plus regardé franchement.
D’ailleurs, je n’avais pas eu le temps de le
voir depuis le début. Puis, comme si j’assistai
à une scène de film, je l’ai vu me bâillonner
Viol & Séquestration
Je ne voudrais pas conclure sans rapporter
le cas d’une jeune fille, victime d’un enlèvement, d’un viol et d’une séquestration. La façon de s’en être sortie mérite d’être exposée.
Le père de cette jeune fille, Mlle Z, 22 ans,
prend contact avec moi pour sa fille, victime
d’un viol, avec séquestration de 48 heures.
Comme d’habitude, je demande à ce que Mlle
Z prenne elle-même contact avec moi.
Quand elle se présenta, quelques jours
plus tard, à son rendez-vous, elle avait l’air
d’une jeune fille calme et affable.
– Je crois que ça va pour moi, dit-elle. À
part les soucis que cette histoire a causés à mes
parents, ça peut aller. Je suis bien vivante après
tout. Il y a aussi mon fiancé qui n’arrive pas à
supporter la situation. Vaut mieux qu’il s’en
aille. Après tout, s’il n’arrive pas à être heureux
12
en un geste brusque qui m’a griffé la joue.
(De fait, les traces y étaient encore apparentes).
Ainsi, dans ces situations extrêmes, nous
notons comment l’effet de surprise cloue la
victime dans une posture figée. La délocalisation apparaît ici dès le début où Mlle Z tente
de crier de toutes ses forces sans qu’aucun
son ne sorte. Ce phénomène est si bien décrit par l’expression : « Je l’ai vu comme dans un
film ».
Mlle Z poursuivit :
– Il n’y avait dans ma tête qu’une seule
idée : je veux vivre, moi.
Je vais résumer les péripéties de sa séquestration comme elle les a racontées. J’en
rappelle les étapes. La séance a duré deux
heures. Comme au cinéma.
En fait, Mlle Z, dès le moment où elle
n’a plus regardé son agresseur droit dans les
yeux, comme elle le dit, avait déjà entamé ce
qu’on peut appeler une stratégie de survie.
Nous verrons le degré élevé de technicité
dont elle a dû faire preuve pour assurer sa
survie.
La première étape qu’elle décrit a été
d’amener son ravisseur à la débâillonner, plutôt que de lui enlever les menottes de circonstances qu’il lui avait passées aux poignets. C’était, comme elle le dit, une réalisation capitale : elle utilisa d’ailleurs le mot anglais : « achievement ». Il fallait qu’elle puisse lui
parler. Elle y est parvenue au bout de 24
heures, en poussant continuellement un gémissement plaintif de « chien battu ».
La deuxième étape était de le laisser parler, lui. Elle négociait sa vie à elle durant cette
étape, mais aussi sa vie à lui. Elle détecta ses
points faibles. Il lui parla de sa vie misérable
dans son pays d’origine (un pays arabe voisin), de son arrestation pour une chose plutôt
banale, de sa relation avec sa mère, – le seul
être qui comptât pour lui.
La troisième étape, ce fut le matraquage
sur son point le plus faible : sa mère. Mlle Z
utilisa cette étape pour le submerger de scénarios contradictoires, le mettant toujours
face à face avec l’image de sa mère :
– Imagine que tu es en prison. Ta mère
t’aura perdu à jamais. Toi, son fils unique.
Elle vieillira dans la solitude et la maladie, en
plus de l’humiliation. Toi, le fils parti de chez
lui pour travailler et revenir la tête haute, eh
bien, il est en prison et pourquoi ? Pour avoir
violé une fille. Je n’aimerais pas être à la place
de cette pauvre femme, ta mère.
Elle prit plus de confiance en elle-même
quand son agresseur avait cessé de la terroriser avec son arme à feu, assortie d’un couteau, qu’il promenait sur son cou chaque fois
qu’il la violait. (Elle passa là-dessus en quatrième vitesse.)
Elle remarqua que son agresseur regardait « longuement vers le mur de la pièce », il
n’était donc plus aussi « braqué » sur elle, « il
avait l’air un peu absent », dit-elle. Elle enfonça alors un peu plus le clou en l’invitant à
prier ensemble. Ils ont prié la Vierge Marie, à
plusieurs reprises. Et cela réussit ! Son agresseur a craqué, – complètement. Il lui a libéré
les mains puis embrassé les pieds en pleurant
des fontaines de larmes. Il a ouvert la porte.
« Il me fallait quitter cette pièce à l’odeur de larmes et
d’urine », dit-elle.
Un détail attire notre attention au sujet
du viol et qui est, semble-t-il, ancré dans
l’opinion publique et peut-être chez tout un
chacun, comme l’événement le plus terrible
13
qui puisse arriver à une femme. Or, non,
Mlle Z ne l’évoque qu’indirectement, une
fois pour parler du recours de son agresseur
au couteau, et une autre fois pour dire qu’elle
était tout à fait tranquille sur les résultats des
analyses HIV, ou d’autres maladies sexuellement transmissibles, effectuées après ce triste
épisode, à la demande de sa mère médecin.
Rappelons-nous l’escamotage délibéré de
ce thème chez Soha Bechara, dans son intervention orale aussi bien que dans le document cosigné avec Cosette Ibrahim. Nous
voyons comment le viol, tout comme
d’autres épisodes aussi humiliants les uns que
les autres, n’ont pas le même impact ou plutôt n’occupent pas le devant de la scène chez
un détenu séquestré ou chez un non-détenu.
Dans ces situations extrêmes, il arrive couramment que la relation d’un être humain à
son être soit complètement bouleversée. Il
nous semble aussi, à la lumière de ces témoignages, que la délocalisation y est pour quelque chose, en ce sens qu’elle donne une
marge de manœuvre nécessaire pour la survie
dans cette traversée semée d’embuches et de
ronces. C’est comme une maladie nécessaire
que contracte la personne séquestrée pour
déboussoler le tortionnaire. Ce dernier vient
s’acharner sur l’amour-propre, le narcissisme,
le Moi-Idéal, l’Idéal-du-Moi, ou tout simplement la fierté d’un être humain, ou sa peur. Il
frappe, mais ne trouve rien sous la main à
détruire qu’une enveloppe vide, désertée. Le
locataire, à qui il veut chercher querelle, n’est
pas chez lui. Il s’est absenté. Il est ailleurs. Il
a changé de domicile, ou déménagé.
Mlle Z n’a pas accepté de porter plainte,
au grand désespoir de ses parents : « Il m’a
laissé partir, je le laisse partir ».
En me levant pour clore cette séance, je
témoignais à Mlle Z de mon approbation, ne
lui laissant entrevoir mon émotion qu’avec
une retenue enjouée. Je lui dis à la fin qu’il
n’y avait rien de plus à ajouter, et que, par
conséquent, nous pouvions très bien en rester là. Elle me tendit la main en me demandant de prendre soin de son père si jamais il
me recontactait.
Cette séance est restée unique, – ou
presque. Quelques mois plus tard, un fait divers dramatique défraya la chronique 9.
C’était une histoire un peu du même genre,
mais qui avait mal tourné. Cela s’était terminé
en carnage. Je reçus de Mlle Z le SMS suivant : « Si cette histoire vous fait penser à moi, oui,
je suis triste pour cette malheureuse jeune fille car elle,
elle n’a pas eu de chance. »
Mlle Z ne savait pas qu’elle avait eu la
chance de tomber sur quelqu’un qui ne souffrait pas d’une trop grave pathologie mentale.
Elle ne savait pas qu’elle avait ainsi eu quelques chances de plus de son côté. Elle ne
pouvait pas non plus imaginer que sa judicieuse stratégie a probablement su éviter à
son agresseur un éventuel effondrement
mental. Tandis que le carnage qui faisait
l’objet du fait divers, est vraisemblablement
la conséquence d’une débâcle psychotique.
Un dernier mot.
Dans l’introduction de son ouvrage marquant, le Pr François Pommier (2008) a balisé
avec soin la clinique de l’extrême, qui inclut
une grande variété de situations. Il y voit à
La victime était l’infortunée Myriam el-Achkar, âgée de 28
ans. En prenant un raccourci pour aller prier au couvent de
Sahel ‘Alma le lundi 21 nov. 2011, elle fit une mauvaise rencontre, et fut sauvagement assassinée par son agresseur.
9
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juste titre la lutte féroce entre les pulsions de
vie et de mort. Dans la suite de son ouvrage, il
a cependant opté de se placer sur le versant de
la pulsion de mort, et de suivre avec tac et
doigté ses méfaits en fin de vie. Quant à moi,
je me suis placée résolument sur l’autre versant, – celui de nos instincts de survie. Les
mécanismes de défense dont j’ai fait état constituent notre kit de secours dans les quelques
situations extrêmes que j’ai prises en compte.
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Creative Commons
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Justificatif de diffusion sur le site ashtarout.org
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