Visa pour l`Image – Perpignan
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Visa pour l`Image – Perpignan
20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Conversation avec Jean-François Leroy © Jacques Grison / Rapho Comment êtes-vous devenu directeur de Visa pour l’Image - Perpignan, il y a vingt ans ? C’est une longue histoire ! Nous étions fatigués de voir les Festivals de photo qui existaient, et qui traitaient toujours le photojournalisme comme un accessoire. Un jour, avec mon ami Michel Decron, qui était à l’époque rédacteur en chef du magazine Photo, on s’est dit en rigolant, « Tiens, si on faisait un Festival uniquement consacré au photojournalisme ? » Fin 1988, nous avons appris que la Ville de Perpignan lançait un appel d’offres pour créer un événement pour faire parler d'elle. Nous avons été sélectionnés, avec le soutien de Roger Thérond, directeur général de Paris Match. C’est important de le rappeler, parce que Roger a joué un rôle non négligeable dès le début de cette aventure. Quel a été votre parcours avant le Festival, et votre formation ? Cela va être vite vu : pas grand-chose parce que j’étais absolument persuadé de ma vocation pour devenir chirurgien du cœur ! J’ai donc fait six mois de médecine. Il y avait 1 025 étudiants, deux avaient la grippe le jour des examens, j’ai terminé… 1 023 . Je me suis ensuite inscrit au CFJ de la rue du Louvre, j’ai passé le concours.. Je suis allé voir Libération. Denis Brunetti était alors chef du service culture. Je lui ai dit « je veux être journaliste», il m’a dit « assieds-toi là ». A l’époque, c’était rue de Lorraine, il y avait des ficelles qui tenaient les tables, il n’y avait même pas de tréteaux. Brunetti, un jour, me dit : « T’aimes la peinture ? » « Oh oui, j’adore la peinture.» Je n’y connaissais absolument rien ! Il m’a dit « Il y a une expo sur Loutreuil dans une galerie près du Pont-Neuf, j’veux une page sur lui ! ». J’y suis allé, j’ai fait semblant de tout connaître, et j’ai écrit ce papier sur Loutreuil. Inutile de vous dire que quand j’ai vu la parution dans Libé, j’étais très fier. C’était mon premier papier ! Je faisais aussi des photos, je trouvais cela très chic de les faire développer chez Sipa Labo parce que c’était un labo ouvert sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre… e Vous aviez quel âge ? 20 ans… Un jour où j’allais chez Sipa, j’ai demandé « Bonjour, je voudrais voir M. Sipahioglu », et je me suis entendu répondre « Asseyez-vous ». Là, j’ai soudain réalisé : « Oh, le con, je me suis fait avoir, il ne va jamais me recevoir .» Dix minutes plus tard, j’entrais dans son bureau, rue Roquépine, qui était un capharnaüm incroyable… « Tu voulais me voir ? » m’a t-il demandé. « Oui, monsieur, j’ai une idée… » Göksin m’a donné 500 balles et 10 triX, 10 films noir et blanc, en me disant «Reviens me voir et fais-les développer quand t’as fini »… De ce jour, je me suis senti journaliste. 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 1 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan C’était quoi ces premières photos ? J’ose à peine le raconter… C’était vraiment un sujet de fou ! J’étais tombé sur des activistes polonais qui avaient décidé de rebaptiser la station « Stalingrad » en station « Gdansk». Je les ai suivis la nuit où ils avaient projeté de faire l’opération. Ils avaient mis des masques de Brejnev… Pour tout vous dire, je me suis retrouvé empalé sur les grilles en sortant du métro à 4 heures de matin et j’ai terminé la nuit à Ambroise-Paré… ! Par la suite, Göksin m’a fait faire des petits sujets qui n’avaient pas beaucoup d’intérêt, quoique j’ai eu un sujet qui s’est bien vendu sur les Pâques orthodoxes en Roumanie, dans le « Maramuresh » ! Très vite, je me suis rendu compte que je n’étais pas un grand photographe ! Et que j’aimais mieux m’occuper des photographes, dont le boulot me passionnait, que d’essayer de l’être. Je suis rentré à Photoreporter, journal auquel j’étais abonné. Comment y êtes-vous entré ? C’était à la fin des années soixante-dix. J’avais reçu, comme chaque mois, le numéro de janvier, qui était truffé d’erreurs, à mon sens. J’ai pris mon feutre rouge, j’ai corrigé et j’ai renvoyé le tout au patron en lui disant « J’arrête mon abonnement parce que j’en sais plus que votre équipe sur la photo et les photographes.» Je terminais ma lettre ainsi : «J’ai une grande qualité: je suis disponible.» Deux jours après, il me contactait et j’ai commencé à bosser le soir même. Six mois plus tard, j’étais rédacteur en chef adjoint. J’ai quitté Photoreporter pour rejoindre deux copains qui avaient lancé les éditions Love me Tender. Ils ont racheté Photorevue, qui était, à l’époque, un journal technique. On en a fait « Photorevue : le premier magazine pub, photo, vidéo, et c’est drôle… » Quand on l’a pris, il tournait à 30 000 exemplaires, en mensuel. On l’a monté à 220 000. Cela a été une superbe aventure. J’ai enchaîné des tas de petits trucs - ça va faire rire tout le monde mais j’ai été grand reporter à la Revue du Touring, j’ai fait de nombreux reportages pour eux. Ils m’ont proposé de devenir rédacteur en chef. J’ai refusé mais leur ai présenté Patrick Ribes, un copain qui a été engagé au poste. J’arrivais en début de mois et je lui disais «Là, je voudrais faire l’Italie et le Pays de Galles » et je partais ! Je faisais textes et photos, je me régalais. Parallèlement, pour vivre, pendant des années et des années, j’ai aussi fait « les nouveaux lieux », restaurants, bars, etc, pour le magazine 20 Ans. C’était alimentaire. Et, sous le pseudo de Patrice Tounet, j’ai écrit des critiques de bouquins, d’expos photos, pendant des années au journal La Vie. J’ai ensuite enchainé à Photo Magazine que j’ai quitté en désaccord avec la direction. C’est à cette époque, dans les années 80, que j’ai rencontré Sylvie Grumbach, qui après avoir lancé le mythique Palace, s’occupait des Bains. Elle m’a invité, un soir, à dîner lors d’une soirée mode et je me suis retrouvé entre Carine Roitfeld, (actuellement rédactrice en chef de Vogue) et Dominique Issermann. Sylvie m’avait dit « Là, tu fais un peu d’efforts, ne mets pas ta veste de baroudeur »… Quand Dominique Issermann m’a vu avec des Santiag, un jean et une veste Yamamoto, elle m’a dit : « Oh c’est osé, est-ce que vous voudriez être mon agent ? » Je jure que l’histoire est vraie ! Je suis devenu son agent et je dois dire que grâce à l’argent que j’ai gagné en travaillant avec Dominique, j’ai pu lancer le Festival. C’est pour cela que quand elle vient à Visa pour l’Image, elle se balade au milieu de Perpignan en disant : « Tout cela est à moi !» Pendant des années, je n’ai pas gagné d’argent à Visa pour l’Image et je vivais sur ce que j’avais gagné en tant qu’agent de Dominique. Et aujourd’hui, financièrement, ça va mieux pour vous ? Vous savez, mon salaire est public. Je gagne 4 200 € par mois, ce qui n’est pas un salaire énorme, mais je suis le plus heureux des hommes parce que je suis libre, je fais ce que je veux. Cette liberté est précieuse. Il y a quelque chose auquel je tiens beaucoup aussi : les photographes savent ce que je gagne et ne peuvent pas me soupçonner de gagner du pognon sur leur dos. C’est, pour moi, un gage d’indépendance important. 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 2 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Votre environnement familial, vos parents, votre milieu sont-ils, d’après vous, à la source de votre passion pour la photo mais aussi pour l’engagement que vous manifestez avec enthousiasme dans le cadre de Visa Pour l’Image ? Mon père était financier, il travaillait à la Bourse. Seule la sœur aînée de ma mère était journaliste. J’ai retrouvé récemment un cahier d’écolier quand j’avais 5 ou 6 ans, où l’on me demandait ce que je voulais faire « quand je serai grand ». J’avais répondu «chirurgien ou journaliste». A l’époque, je ne parlais pas de photo - c’est venu plus tard. A 11, 12 ans, ma tante, rédactrice en chef de La Vie Catholique, m’a permis de m’initier aux délices du labo photo. Tous les jeudis après-midi, je rejoignais le photographe qui s’appelait - cela ne s’invente pas - Lucien Scoupe ! Il m’a tout appris. Il m’a emmené, un jour, faire un reportage sur un événement qui rassemblait des enfants handicapés au Stade Pierre-de-Coubertin. Il m’a mis un énorme Nikon F avec un moteur qui pesait 12 kilos dans les mains et m’a dit « Maintenant, fais-moi des photos ». C’est ainsi que j’ai eu ma première parution avec « copyright Jean-François Leroy ». J’étais fou de bonheur, j’avais 12 ans et j’ai trouvé ça vachement bien… La télé, la presse écrite, la radio, vous attiraient aussi ou c’était – déjà - LA photo ? La photo a toujours tenu une place particulière pour moi. Tout môme, j’ai eu des grands coups de cœur pour les photos de Larry Burrows et David Douglas Duncan. Le bouquin de Duncan sur la guerre de Corée m’a profondément impressionné. On peut déchirer une photo, la punaiser au mur, la mettre dans son portefeuille, elle continue d’exister. Il y a vingt ans, on disait que la vidéo allait tuer la photo. Je ne connais pas de parents qui n’aient pas de photos de leur enfant dans leur portefeuille. On a dit, aussi, que la radio allait tuer le livre et la presse écrite. Cela ne les a pas tués. La télé n’a pas tué la radio, et Internet ne tuera pas la télé. Les médias s’additionnent mais ne s’exterminent pas. Quelles ont été, pour vous, les rencontres, les amitiés fondatrices ? Vous évoquiez Roger Thérond, compagnon de route de la première heure de Visa Pour l’Image… Je dis toujours qu’en dehors de mon père biologique, j’ai eu deux papas spirituels : Göksin Sipahioglu, qui a été le premier à me donner ma chance, et Roger Thérond. Mes fantasmes de « débutant » sont devenus réalités. Quand j’avais 20 ans, travailler avec Roger Thérond, c’était un fantasme, comme rencontrer Michael Rand, Rolf Gillhausen, Arnold Drapkin, tous ces noms aujourd’hui disparus ou presque. Ce sont des gens qui m’ont façonné. Je dis souvent que nous sommes les derniers dinosaures à Visa pour l’Image. Qui je rêverais de rencontrer, aujourd’hui, si j’étais un jeune photographe de 20 ans ? Personne. Il n’y a plus ces mastodontes, avec leur autorité, leur talent et leur générosité… C’est une époque révolue. Je trouve cela bien dommage. 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 3 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Si on vous demandait de citer trois grands moments d’anthologie dans ce Festival, parce qu’on ne peut pas tous les citer, lesquels choisiriez-vous ? Trois ? Seulement trois ? C’est difficile… D’abord, John Phillips, ce photographe qui a suivi Tito pendant trente ans. John, c’était un colosse, il faisait 1m95, une centaine de kilos, il était énorme, il avait de larges épaules. C’était un Anglais, né en Allemagne, élevé à l’Ecole alsacienne de Paris, qui parlait anglais, français, allemand. En 1994, pendant un cocktail au relais Saint-Jean à Perpignan, il avait soulevé à la force de ses bras, Jean-Paul Alduy, le sénateur-maire de Perpignan. Jean-Paul avait les pieds qui ne touchaient plus terre et John Phillips l’embrassait en lui disant : « Ach, Monsieur le Maire, vous avez créé le Salzbourg du photojournalisme ! » Cela, je dois dire que ça reste un moment formidable ! Après, évidemment, je parlerai de Joe Rosenthal, venu en 1991. Dès le début, nous avions décidé de faire redécouvrir des photographes « oubliés », ce que nous continuons de faire chaque année. Autres grands moments, la venue de Dimitri Baltermans ou encore Alberto Korda, qui a réalisé la désormais mythique photo du « Che ». Je peux le dire aujourd’hui - parce qu’il est mort - Sylvie Grumbach pourrait vous raconter qu’en vingt ans de Visa pour l’Image, Alberto Korda est le seul à être allé la voir en lui demandant où il pouvait… trouver des putes ! Cela, c’est un souvenir quand même assez extraordinaire ! Je pourrais évidemment parler encore d’Alfred Eisenstaedt dont la venue fut un grand moment. Photographe allemand, il avait fui le nazisme après son terrible portrait de Gœbbels. Je l’avais rencontré en janvier 1990 et je voulais absolument faire une rétrospective de son travail. Cela avait été, «Je viens, je viens pas, je viens, peut-être, peutêtre pas, peut-être oui, peut-être non… » Début juillet, je l’avais appelé en lui disant, «Vous venez ou vous ne venez pas ? J’ai besoin de boucler mon programme ! » Il m’avait répondu « Ecoutez, je suis vieux, je ne vais pas venir, c’est trop loin, et puis j’ai des tas d’expos à Philadelphie, à Baltimore, à Los Angeles… » Je lui avais rétorqué «Dommage, parce que vous pouvez avoir toutes les expositions que vous voulez, Perpignan vous offre une cathédrale du XVe siècle ». Là, il y a eu un long silence au téléphone. Il a repris : « Qu’est-ce que vous voulez dire par une cathédrale ? Une vraie cathédrale ? » Je lui ai dit oui. Je pensais évidemment à la Chapelle Saint Dominique (depuis rebaptisée Eglise des Dominicains) et il m’a alors dit : « Une vraie cathédrale ? Alors je viens. » Je lui avais promis que s’il venait, je serais à la descente de l’avion et lui baiserais les pieds pour le remercier. Je l’ai fait, il a trouvé cela très drôle ! Quand il a fêté ses 90 ans, j’ai été son «cadeau». A New York, on m’avait planqué derrière un rideau et je devais sortir au moment des cadeaux ! Jusqu’à sa mort, Eisie a été le meilleur de nos agents. Quand il croisait un grand photographe qui lui disait « J’ai une rétrospective au Moma», ou d’ autres lieux prestigieux, Eisie lui répondait : « Oui, mais tu n’as pas été à « Perpignon », donc ça ne vaut rien ! » Il a fait venir Carl Mydans, ou Hansel Mieth et c’est grâce à lui, aussi, que j’ai pu exposer Margaret Bourke White et George Silk. A chaque fois qu’il parlait à quelqu’un du monde de la photo, il évoquait « Perpignon » et la Chapelle Saint Dominique. Il a été formidable avec nous. Entre autres figures « légendaires » et compagnons de route de Visa pour l’Image, vous avez une tendresse et une estime particulière, dites-vous souvent, pour Joe Rosenthal ? Comment ne pas citer l’auteur de la photo d’Iwo Jima… Nous l’avons accueilli la première fois en 1991. Il a été une des plus belles rencontres pour moi. Joe vivait dans l’indigence la plus totale, oublié de tous, à San Francisco. Nous l’avons retrouvé, puis fait venir. Cela a été un moment absolument phénoménal sur le plan humain et cette belle histoire a duré entre lui et Visa pour l’Image jusqu’à sa mort, l’année dernière. Nous nous appelions au moins une fois par mois. Un jour, à son arrivée à Perpignan, il me tend une de ses cartes de visite. J’étais étonné, je lui demande s’il a déménagé, changé de numéro de téléphone. Il me dit « non, mais j’ai enlevé photojournaliste, plus personne ne peut y croire… » J’avais trouvé ça génial ! 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 4 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Mais encore, au Panthéon des rencontres fortes ? Il y a eu tant de rencontres, au cours de ces vingt ans ! Celle avec Khaldeï, par exemple, qui compte énormément pour moi. En 1995, Visa pour l’Image tombait trois mois après le 50 anniversaire de 1945 et de toutes les commémorations en Normandie, il fallait trouver une idée… J’ai pensé à faire se rencontrer Joe Rosenthal, auteur de la célèbre photo du drapeau d’Iwo Jiwa, avec l’auteur d’une autre photo historique avec un drapeau, celle réalisée par Khaldeï, lors de la prise du Reichstag à Berlin. Par l’intermédiaire d’un journaliste qui se piquait de parler russe couramment, nous demandons à Khaldeï de faire une expo de ses photos de la guerre. Quand on a reçu les tirages, ils étaient très médiocres. Puisque je ne parlais pas russe et que Khaldei ne parlait ni anglais ni français, je demande donc à ce journaliste, qui était mon intermédiaire, de lui expliquer que les tirages n’étaient pas assez bons. Le journaliste se trompe dans sa traduction et dit à Khaldeï que… je n’aimais pas ses photos ! J’ai reçu un fax de Khaldeï furax m’expliquant qu’il refusait « toute collaboration avec ce Festival » et me demandant de lui rendre ses photos et de l’oublier ! C’était une tragédie pour moi. J’ai appelé chez Khaldeï et heureusement, à ce moment-là, il était avec son interprète, celle qui parlait français et avait rédigé le fax. J’ai dit à cette femme : « Dites à M. Khaldeï qu’il y a un énorme malentendu. J’étais un peu déçu par la qualité des tirages, mais j’adore ses photos.» Il hurlait derrière, il disait « Je ne veux rien entendre… Rendez-moi mes photos !» Et là, je ne sais pas ce qui m’a pris, on était un vendredi matin et j’ai dit «Bon ok, je ramène ces photos moi-même ». Il était un peu surpris, il rigolait en disant : « C’est le directeur, il ne viendra pas ! ». J’ai regardé mon agenda, je lui ai dit «mardi», il m’a dit «d’accord». C’était l’année où je faisais la première exposition de Lise Sarfati qui était très branchée avec les Russes, et quand j’ai dit à Lise, «Je pars à Moscou mardi », elle m’a dit « Mais tu as un visa ?»... Lise m’a obtenu mon visa dans la nuit du vendredi au samedi et je suis arrivé à Moscou avec les photos de Khaldeï sous le bras et deux bouteilles de bordeaux. Quand je suis arrivé chez lui, il vivait dans une toute petite chambre de bonne, dans une barre d’immeubles de la banlieue de Moscou. Il stockait ses négatifs dans des boîtes à chaussures et quand j’ai compris qu’il rabattait une planche qui était sur son lit pour faire ses tirages, j’ai réalisé qu’il avait fait ça tout seul avec tout son amour… J’ai commencé à ouvrir une bouteille de bordeaux, la seconde, et puis il a débouché la vodka…. J’avais toujours la boîte de tirages sur les genoux. Je me suis expliqué sur le malentendu, lui ai parlé de Visa pour l’Image avec beaucoup de passion. A minuit et demi, je dois dire qu’on était tous les deux complètement bourrés, je lui ai dit « Alors, je garde les photos et on vous attend à Perpignan ? » Il m’a juste dit : «Da ! » On s’est embrassé et il était à Perpignan en septembre. C’est une rencontre – et une histoire - magnifiques. Nous avons vraiment été les premiers à montrer la photo de Khaldeï et à raconter toute l’histoire de cette photo, qui reste mal connue mais qui est emblématique de la manipulation qu’on peut faire autour de la photo de presse. En effet, sur la photo originale prise par Khaldeï, un soldat plante le drapeau, et un autre le retient par le bas du pantalon pour éviter qu’il ne tombe. Ils sont sur le toit du Reichstag. Sur l’original, le soldat qui tient le bas du pantalon porte une montre à son poignet gauche et une autre montre à son poignet droit. Pendant des années, ce soldat a été recherché par l’Armée Rouge parce que cela voulait dire - s’il portait deux montres - qu’il en avait volé une sur un cadavre. Pendant cinquante ans, cette photo a donc été publiée « maquillée », montrant ce soldat avec une seule montre, la seconde ayant été effacée. Je crois qu’il n’existe qu’une vingtaine de tirages de la photo originale – avec les deux montres - signés par Khaldeï. La rencontre entre Khaldeï et Rosenthal a été fabuleuse et reste l’un des plus forts moments de l’histoire du Festival. Un jour, ils sont allés tous deux déjeuner à Collioure, avec leurs interprètes respectifs. A leur retour, visiblement ils avaient adoré les vins du Roussillon, ils riaient comme deux vieux complices. Quand je leur ai demandé pourquoi ils se marraient autant, ils m’ont répondu « Nous avons réalisé que nous sommes juifs tous les deux, tu te rends compte du mal que nous avons fait à Hitler ?» e 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 5 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Quels conseils, quelles petites phrases ont forgé vos convictions et votre engagement pour le photojournalisme ? La plus grande leçon que j’ai apprise de Roger Thérond, c’est en 1994, quinze jours avant la soirée de clôture du Festival. On avait décidé d’annuler la soirée de projection prévue et de dédier toute cette soirée au génocide rwandais. Bernard Benyamin qui présentait alors les soirées, avait précisé plusieurs fois que nous n’avions pas crédité les photographes parce que nous n’en avions pas eu le temps. Mais nous avions décidé de raconter l’histoire d’un peuple, d’un pays qui venait de vivre un génocide. Le mercredi suivant, un quotidien du soir est sorti avec un papier absolument dégueulasse, je le dis encore parce que le fait d’y repenser me blesse toujours autant, avec ce titre: « Le Rwanda à Perpignan, les photomatons de l’urgence ». J’étais meurtri, blessé parce qu’on avait monté cette soirée de projection avec beaucoup d’honnêteté. Roger m’a convoqué dans son bureau. C’était l’époque où quand je rentrais dans son bureau, s’il me disait «Assieds-toi » je savais que ça allait bien se passer, s’il me disait « J’ai deux mots à vous dire » je savais, en revanche, que j’allais me prendre une sauce. Là, il me dit « Assieds-toi. Ca va bien ? T’es content de ton édition ? » Il me parle de cet article, et je dois dire que j’ai eu les yeux qui se sont un peu embués. Je n’ai jamais oublié ce qu’il m’a dit alors : «Jean-François, il faut que tu apprennes quelque chose. On a les ennemis que l’on mérite.» Cela a été une très grande leçon pour moi. Ce sont des paroles qui, toujours aujourd’hui, quand je vis mal certains articles consacrés à Visa pour l’Image, me reviennent en mémoire. Quand Roger est mort en juin 2001, France 2 m’a interviewé pour le journal de 20h et je leur ai dit qu’avec Roger, j’avais été une « éponge ». Chaque fois que j’étais avec lui, j’aspirais des trucs, j’apprenais en permanence à ses côtés. Je raconte toujours cette histoire : quand Lady Diana a perdu son père, tous les photographes du monde étaient là. A Paris Match, il y avait 5 000 diapos étalées sur la table lumineuse et Roger se baladait dessus avec son compte-fils. D’un seul coup, il voit une photo où la princesse est de dos. Elle sort du cimetière, les mains croisées derrière elle. Il dit « Ça j’achète ! » et propose un prix astronomique pour cette photo très banale. On redescend dans son bureau et je demande « Excusez-moi Roger, je voudrais comprendre pourquoi vous avez acheté cette photo ! » Il me répond «Tu vas voir ». Il fait faire un tirage 30x40 de la photo. Sur la paume de sa main, la princesse avait noté un numéro de téléphone. Roger était le seul à l’avoir vu, le photographe ne l’avait pas vu, le rédacteur en chef à l’agence non plus. Personne ne l’avait vu, sauf Roger ! Il a acheté la photo, il a eu le numéro, il voulait savoir à qui appartenait ce numéro ! Il a toujours gardé le secret. C’était un vrai journaliste. Roger était unique, lui seul avait cette vision. C’était un Monsieur, on l’appelait « l’Oeil ». Vous avez une grande amitié pour Paul Fusco, de l’agence Magnum Photos, avec qui vous travaillez souvent… Quels liens vous unissent tous les deux? En 2000, Jean-Bernard Maurel, qui travaillait pour Magnum Photos, me dit : « Tiens, j’ai trouvé ça dans un tiroir, est-ce que ça t’intéresse ? » Et il sort un sujet que Paul Fusco avait réalisé en 1968 après l’assassinat de Bob Kennedy. Il avait suivi son cercueil convoyé par train de Los Angeles à Washington sur un wagon découvert, recouvert de la bannière américaine. Des milliers d’Américains s’étaient rassemblés le long du trajet pour regarder passer le train et saluer ainsi la mémoire de Bob Kennedy. Paul, à côté du cercueil, a pris le parti de photographier tous ces gens, cette Amérique qui disait au revoir au défunt. En trente-deux ans, cette histoire n’avait jamais été publiée, personne n’en avait voulu ! Nous l’avons exposée à Visa Pour l’Image, d’une façon très linéaire, comme si, nous aussi, nous étions dans ce train et faisions ce trajet à travers les Etats-Unis. Quand Paul est arrivé à Perpignan, il m’a embrassé en me disant «Toi au moins tu comprends mon travail » . Nous sommes, depuis, restés très amis. C’est un photographe que j’admire. Son travail, exceptionnel, sur les enfants de Tchernobyl, a fait pleurer tout Perpignan. Je trouve dommage qu’aujourd’hui, alors que certains gagnent des millions, un homme comme lui, vu l’importance historique de son travail, soit dans un extrême dénuement ! Cela me révolte ! 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 6 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Sans donner de nom, il y a certains des dix plus grands photographes du monde aujourd’hui, dont des photographes de guerre, qui vivent dans des chambres de bonne, avec moins de 1 000 € par mois et ont à peine de quoi vivre ? Oui, il y a un véritable problème ! Je vais prendre deux exemples. Yuri Kozyrev, l’un des photographes sous contrat pour Time Magazine, qui va à Bagdad depuis cinq ou six ans plusieurs fois par an ; regardez son travail, sa production et comparez avec ce que publie Time. Il y a un fossé entre la réalité de son travail et les publications. Autre exemple, Stanley Greene veut faire un reportage en Afghanistan, et cherche 8000 € pour s’y rendre. Il ne les trouve pas. Je suis navré de le dire encore, parce que ça énerve tout le monde, et on me dit que je crache dans la soupe, mais il faut arrêter de dire que la presse n’a pas d’argent ! La presse a de l’argent pour acheter des photos de people en exclusivité. Un hebdomadaire a payé, il y a deux ou trois ans, une exclusivité de 150 000 € pour le mariage de Jean-Paul Belmondo… Et on n’est pas foutu de mettre 10 000 € pour envoyer Stanley Greene pendant un mois en Afghanistan... Je me pose des questions ! Il y a quinze ans, quand un journal vous envoyait en reportage, il assurait votre matériel, il vous payait 150 bobines, tous les frais de laboratoire, etc. Aujourd’hui, vous travaillez en numérique, on ne paye plus vos appareils, on ne vous donne même pas de carte mémoire, rien. L’appareil numérique est beaucoup plus cher que celui que vous aviez il y a quinze ans. Et on n’aurait rien à dire ? Pendant ce temps là, les prix de la page de pub ont été multipliés par 2 ou 2,5, et comparativement, les prix de la photo ont été divisés par 2 ou 2,5 ! Tout est pipolisé, tout est aseptisé, on nous dit «Il ne faut pas montrer de violence, mais du people». Quand vous regardez la vraie télévision, on vous en montre de la violence ! Lucas Menget, grand reporter à France 24 et collaborateur de Visa pour l’Image, a fait un excellent 26 minutes sur l’Irak, on la voit la violence, dans son sujet, elle est là. Quand vous parlez avec Stanley Greene, Christophe Calais, Enrico Dagnino, Paolo Pellegrin, Noël Quidu, Laurent Van der Stockt et tous ceux que j’oublie de citer : ils la voient cette violence sur le terrain, dans les événements qu’ils couvrent. C’est une réalité ! Quand on demande à nos parents et à nos grands-parents ce qu’ils ont fait contre les camps d’extermination nazis, ils nous répondent «On ne savait pas ». Et c’est vrai que beaucoup ont découvert la réalité des camps et ce qui s’y passait grâce aux photos de Lee Miller et de Margaret Bourke White. Aujourd’hui, nous avons la chance de pouvoir tout voir. Il n’y a plus de pays vraiment fermés, même s’il est dur de faire des images en Birmanie ou en Corée du Nord. On arrive quand même à avoir des choses. En plus aujourd’hui, avec les facilités de transmission, les téléphones satellites et toutes les avancées technologiques en matière de communication, c’est plus facile qu’avant ! Alors, nous, que répondrons-nous à nos enfants et petits-enfants quand ils nous diront, «Qu’est-ce que tu as fait pour le Darfour ? » C’est un problème philosophique. Les photographes, les journalistes de presse écrite, de radio, de télévision prennent souvent des risques insensés pour témoigner de la réalité. Pendant des années, on nous a parlé du devoir d’histoire, puis du devoir de mémoire, parlons aujourd’hui du devoir de voir et de regarder ! Je n’ai pas envie de vivre dans un monde virtuel, le petit monde des Bisounours où tout le monde est heureux, où tout le monde est gentil, où tout le monde il a plein d’argent. On dit souvent que Visa pour l’Image est un Festival engagé, je réponds que nous sommes militants et que nous avons envie de l’être parce que nous sommes, nous organisateurs, photographes participants, des journalistes. 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 7 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Pensez-vous que sans cette volonté, affichée et même revendiquée, d’éditorialiser ce Festival, Visa pour l’Image aurait eu le même destin? C’est une question intéressante parce que je pense que c’est justement cette ligne éditoriale, cette rigueur et aussi cet engagement qui font que les gens – photographes, directeurs photos, agences, labos, sponsors, le public aussi - nous suivent au fil des années. A Visa pour l’Image, on dit ce que l’on veut, on montre ce que l’on veut, on s’engage, on a des partis pris, des axes, des angles, des réflexions, et surtout, une liberté éditoriale absolue, sans contrôle. Pour en revenir à Roger Thérond, c’était devenu un gag, à chaque fois qu’il quittait une soirée de projection, il me disait toujours, de sa voix grave : « Ah, Leroy, c’est quand même bien d’être à gauche, ça se porte bien !» Je lui répondais « On n’est pas à gauche, Roger, on est humaniste ! » Et on éclatait de rire ! Quand j’entends des hommes politiques dire qu’il y a des gens qui se complaisent dans le tiers-mondisme, nous leur disons «Si tiers-mondiste c’est une insulte, nous le prenons comme un compliment, donc continuez à nous insulter…» Est-ce que vous diriez que Visa pour l’Image a contribué à écrire une page dans l’histoire du photojournalisme ? Si on regarde Visa pour l’Image il y a vingt ans, nous étions beaucoup moins radicaux que nous ne le sommes aujourd’hui. Nous avons pris le contre-pied d’une presse qui est devenue de plus en plus aseptisée. Heureusement, il y a des photographes qui disent « Je fais ça pour le montrer à Perpignan, sinon ça ne sera jamais vu nulle part ». Cela ne sera pas vu par les lecteurs dans la presse. Nous sommes, je pense, un réel espace professionnel de liberté pour les journalistes et les photographes. C’est vraiment une grande fierté pour nous. Pour le 10 anniversaire du Festival, le magazine américain Aperture avait fait un numéro spécial et demandait aux photographes ce que Visa pour l’Image leur avait apporté. Alexandra Boulat avait répondu : « Leroy, c’est le dernier Staline de la profession, mais il sait ce qu’il veut.» Pour moi c’était un énorme compliment. Parce que, oui, on a un parti pris, oui, on peut nous le reprocher. Mais si vous analysez objectivement le fond, on donne aussi la parole à des sujets, dans les projections ou les expos, qui ne sont pas ma tasse de thé, mais que je trouve important de montrer parce que c’est notre devoir. Eugene Smith, très attaqué après la sortie de son bouquin sur l’empoisonnement au plomb à Minamata au Japon, disait : « L’objectivité, c’est le premier mot qu’il faudrait bannir de notre folklore journalistique, essayons de tendre à l’honnêteté, ce ne serait déjà pas si mal.» Nous, nous ne revendiquons aucune objectivité, nous essayons d’être honnêtes. e Lors de l’édition 2007, chaque soirée de projection se terminait sur l’image plein écran d’Anna Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée. Ne pas oublier, garder éveillée sa conscience, est-ce aussi, selon vous, au même titre que montrer des photos et informer, une des missions de Visa pour l’Image ? Oui, complètement. Oui, oui, oui, oui ! Souvenez-vous, pendant dix ans, nous avons montré des écrans noirs à propos de l’Algérie en disant «Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’images à montrer que nous ne devons plus en parler, sinon ceux qui empêchent les journalistes et les photojournalistes de travailler auraient déjà gagné». C’est un parti pris, c’est un engagement. Anna Politkovskaïa est devenue le symbole des atteintes à la liberté d’expression et au droit des journalistes à informer. Alors oui, il faut réveiller les consciences. Nous avons été parmi les rares, entre 1994 et 2002, à parler systématiquement, tous les ans, de la Tchétchénie. 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 8 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan En 1995, nous avons présenté une soirée inoubliable sur la Tchétchénie, avec le travail de 95 photographes, tous ceux qui avaient couvert ce conflit. C’était époustouflant. Lors de la soirée de clôture, le 8 septembre 2001, quarante-cinq minutes ont été consacrées à l’Afghanistan. Des gens, après la soirée m’ont dit «Mais pourquoi quarante-cinq minutes sur l’Afghanistan ? » J’ai répondu « Mais regardez ce qui s’y passe ! ». Le lendemain, nous avons appris l’assassinat de Massoud. Deux jours après, il y a eu le World Trade Center. Ça voulait bien dire que nous étions à l’écoute de ce qui se passait. Nous avons aussi beaucoup parlé du Darfour, avec cette même volonté de ne pas oublier. C’est dans ce même esprit « d’engagement » que vous faites, par exemple, venir des photographes palestiniens à Perpignan pour témoigner de ce qu’ils voient et vivent au quotidien dans l’exercice de leur métier ? Nous avons toujours eu à cœur de faire venir les photographes « locaux », parce qu’un photographe palestinien qui vit le conflit au jour le jour, qui vit les humiliations, les attentats, n’a pas forcément le même regard que quelqu’un qui y va pour quinze jours. En Irak, ce sont principalement des cameramen, des photographes irakiens qui bossent aujourd’hui pour toutes les agences internationales. Il est normal qu’on leur rende hommage. A Perpignan, ils font partie de notre monde, de notre famille. Pensez-vous que c’est cet engagement, ce refus « d’objectivité », ce militantisme journalistique que vous revendiquez, qui incite ceux qui financent en partie Visa pour l’Image à continuer de vous soutenir ? Je pense que nos partenaires en sont assez fiers. Prenons par exemple le principal d’entre eux, la Ville de Perpignan, qui nous soutient, nous aide, non seulement financièrement mais aussi avec toutes ses infrastructures. Tout le monde sait que je ne fais pas partie de la famille politique de Jean-Paul Alduy, le maire de la ville. Mais Jean-Paul nous respecte et nous laisse nous exprimer. Je suis sûr que d’autres sponsors ont le même raisonnement : financer Visa pour l’Image, c’est dire aux gens «Regardez, on leur laisse un espace de liberté unique dans leurs choix». C’est extraordinaire de voir, par exemple, que depuis vingt ans, nous n’avons pas payé un tirage. Les laboratoires continuent à financer les tirages des expos, parce qu’ils estiment qu’il est important de soutenir cet espace d’expression unique. Une belle histoire à ce propos : Quand Madame Gallois, PDG de Central Color, a passé la main à son petit-fils, Jean-François, elle m’a invité à déjeuner et lui a dit : « Jean-François Leroy est le seul client de Central Color qui ne paye jamais ses factures mais que nous continuons d’inviter à déjeuner.» Je pense que tous les partenaires de Visa pour l’Image affirment, en nous rejoignant et en nous soutenant, qu’ils font partie de cette famille. J’aimerais mieux que certains l’affirment plus longtemps dans l’année, je rêve de trouver un hebdomadaire qui nous laisserait quelques pages toutes les semaines pour montrer des histoires que l’on ne voit pas ailleurs qu’à Perpignan ! Cela ne s’est pas encore fait, je pense que ça ne se fera jamais, mais pourquoi pas ? Nous avons à Visa pour l’Image, du matériel qui vient du monde entier, les photographes nous l’envoient parce qu’ils savent que nous le regardons, ils savent que nous en discutons, alors que dans de nombreux journaux, les gens n’ont même plus le temps de regarder les photos qu’on leur envoie. 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 9 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Comment choisissez-vous une image ? Pour moi une bonne photo c’est une photo qui m’oblige à me poser des questions, m’interroge, m’interpelle, ou me procure une émotion. Je dis toujours que je choisis avec mon mauvais goût parce que je revendique le droit à l’erreur. Mais quand j’aime une image, je m’emballe. Depuis vingt ans, nous n’avons pas raté grand-chose. Nous avons découvert beaucoup de jeunes photographes qui sont devenus des grands et même des très grands... Nous avons été le premier Festival à exposer Luc Delahaye, mais aussi Laurent van der Stockt, Stanley Greene, Lise Sarfati, Paolo Pellegrin, Enrico Dagnino, ou encore Chris Morris. Nous avons découvert pas mal de talents du photojournalisme actuel qui sont devenus de vrais grands noms de la photo. Nous avons accompagné les générations. Nous sommes passé des Noguès, Dejean, Turnley, Laffont, aux Kozyrev, Grarup, Sessini, Blenkinsop, Herbaut, Bollendorff, etc. Visa pour l’Image est un Festival de référence pour tous les photographes, les jeunes et les moins jeunes. Y a-t-il des images que vous avez refusé de montrer ? Au cours des ces vingt ans, il y a eu deux séries pour lesquelles je me suis réellement posé des questions. La série d’Albert Facelli au Rwanda en 94, où l’on voit cette route jonchée de cadavres et ce type qui pousse sa moto, une Suzuki jaune, sur les corps, je m’en souviendrai toute ma vie … C’est une photo qui m’a vraiment impressionné. Et la série de Patrick Robert, ces mômes, au Liberia, qui courent après un homme, le décapitent et jouent ensuite au foot avec sa tête... Finalement, j’ai décidé de les montrer et je ne le regrette pas. Justement, parmi les critiques qui sont faites à l’encontre du Festival, on entend parfois qu’il y a trop d’images sanglantes et violentes, voire une certaine complaisance à les montrer. Que répondez-vous ? Je dis que ce n’est pas vrai. Si vous prenez le programme de 2007, sur trente expositions, huit ou neuf ont, en effet, des images violentes. Nous sommes un Festival de photojournalisme. Si on est journaliste, on a le devoir, l’obligation de montrer – quand même ! – la réalité du monde dans lequel on vit. Et ce « vrai monde », je suis désolé, est violent. Je remercie d’ailleurs Jean-Paul Alduy, le sénateur maire de Perpignan, qui nous a toujours soutenus et qui, lui aussi, a toujours refusé ces critiques. Les expositions de photo avec des poissons rouges et des couchers de soleil sur rizières, c’est peut-être très joli mais ça m’emmerde ! Prenons l’exemple de l’exposition de Mikhael Subotzky sur les prisons en Afrique du Sud (lauréat du prix du Jeune Reporter de la Ville de Perpignan) présentée en 2007. La violence est induite dans ses images, on ne voit pas de sang, pas de cadavres, mais c’est la réalité du monde. Et c’est violent ! C’est vrai que les médias veulent aseptiser l’actualité. Quand je regarde les photos de David Douglas Duncan sur la guerre de Corée, on voit de la violence, on voit des attaques et ça ne choque personne. Mais aujourd’hui les gens vous disent, systématiquement «Pas de photos de violence, les lecteurs n’en veulent pas ». Comment peut-on dire «les lecteurs n’en veulent pas» ? Parce que, quand on voit les expos de Perpignan, les samedis et dimanches, il est quasiment impossible de s’approcher d’une photo tellement il y a de monde. Il y a quand même un paradoxe : on nous dit que les gens ne veulent pas voir certaines photos, et ne voudraient que du people ou du « light », du « joli » et, rien que l’année dernière, on a enregistré 182 000 entrées aux expositions de Visa pour l’Image, c’est colossal… Comment voulez-vous montrer, cette année, les événements du Kenya sans montrer de cadavres ? Comment voulez-vous montrer l’Irak sans montrer de morts ? Il y a des happy few, des gentils petits bonshommes qui vivent dans le bonheur complet sur cette terre, mais je ne pense pas que ce soit le but de Visa pour l’Image de les montrer. 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 10 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Même si on fait du « people », et on se le permet, on le fait avec humour, avec du recul. Il y a quelques années, on avait fait un chrono à travers Paris Match, Point de Vue Images du Monde, Fortune, L’Express, People, Le Nouvel Observateur, Stern, etc, en disant « Et tous les journaux du monde sont heureux de vous annoncer la naissance du petit Louis de Monaco ! » Roger Thérond, présent ce soir-là, pleurait de rire… Combien de couvertures de magazines avez-vous vues sur le Darfour l’année dernière ? Et combien en avez-vous vues sur Carla Bruni-Sarkozy cette année ? Le compte est vite fait. C’est tout ! Comment « vendez-vous » Visa pour l’Image à de nouveaux partenaires ? Comment négociez-vous les partenariats avec de gros sponsors ? A priori, ce ne sont pas vraiment des groupes philanthropiques. Pourtant, sans eux, Visa pour l’Image n’existerait pas. Canon est notre partenaire historique, et c’est aussi, après la ville de Perpignan, notre plus gros soutien. Canon ne s’en cache pas, ils nous financent d’abord parce qu’ils nous aiment bien, mais aussi parce qu’ils y font énormément de business. Il faut arrêter d’être angélique. Un sponsor doit avoir un retour sur investissement. L’histoire du Festival et du sponsoring n’a pas toujours été facile, facile, mais nous avons toujours trouvé des solutions. Aujourd’hui, nos partenaires sont fiers de l’événement. Ils le revendiquent, font du business, et c’est tant mieux. Pour autant, il y a des entreprises qui ont certains slogans « prometteurs », « alléchants », mais qui nous ont refusé leur soutien…. Combien coûte Visa pour l’Image par an ? Visa pour l’Image coûte en cash, en monnaie, en argent sonnant et trébuchant, un tout petit peu plus d’1 million d’euros. Ce n’est pas beaucoup quand on compare ce budget à celui d’autres Festivals. J’en connais qui ont le triple pour fonctionner. Il faut souligner, aussi, que Visa pour l’Image est gratuit, les expos, les soirées, les conférences au Palais des Congrès, le colloque, les rencontres avec les photographes exposants, tout cela est gratuit et libre d’accès. Et nous tenons beaucoup à ce principe de gratuité. Le Festival « coûte » donc 1 million d’euros en cash, par édition. Si nous devions payer tout ce que les partenaires nous apportent - les tirages, les voitures, les ordinateurs, les équipes techniques, etc -, nous atteindrions plus de 2,5 millions d’euros. Le Festival est géré sainement, puisque nous arrivons à donner une valorisation de plus de 2,5 millions d’euros, alors que nous ne disposons que d’un tout petit peu plus de 1 million. Hormis Delphine Lelu, mon assistante, et un coordinateur à Perpignan, nous n’avons pas de collaborateur à plein temps. Notre équipe est composée uniquement de journalistes professionnels, Lucas Menget, Claire Baudéan, Caroline Laurent, Cédric Kerviche. Ils ont tous un travail et le Festival c’est en plus. Ils y croient, ils aiment l’espace de visibilité et de liberté que cet événement apporte à l’information. Tous les gens, qui étaient dans cette aventure à ses débuts en 1989, sont encore à mes côtés, à l’exception de Michel Decron qui est parti en 1994. C’est dire la passion qu’il y a parmi les gens que l’on voit mais aussi chez ceux qu’on ne voit pas, Eric Delpico, Michel Debailleux, Alain Tournaille et tant d’autres, des chauffeurs aux accrocheurs, de l’équipe du 2eBureau de Sylvie Grumbach qui s’occupe de la communication et de toute la logistique d’accueil des exposants et des participants, des personnes de l’équipe d’Abax qui réalise toutes les soirées de projection. Parmi les « inconnus » indispensables, Eric Delpico, en charge de tous les encadrements, c’est un type qui fait un boulot exceptionnel, avec son équipe. Chaque année, ils sont une vingtaine qui « accrochent » toutes les expos, le soir après leur journée de travail et aussi le weekend ! D’un point de vue humain, Visa pour l’Image est aussi une histoire passionnante… 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 11 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Comment pouvez-vous garantir la pérennité de Visa pour l’Image, dans un contexte économique très précaire pour le photojournalisme : en un mois, à peine, on a vu deux agences vendues, et pas des moindres, Getty Images, puis Reuters, cédée à un groupe canadien qui ne fait pas de presse. Pouvez-vous aujourd’hui, en février 2008, au moment où vous répondez à nos questions, garantir la pérennité du Festival ? J’ai envie de vous dire que je peux presque garantir la pérennité sur trois ans. Avec Getty Images, nous avons signé pour 2008, 2009, 2010. Avec Canon, je suis confiant et espère, en septembre, signer pour 2009, 2010, 2011. Nous devrions être tranquilles pour les trois prochaines années. Mais garantir la pérennité demeure une vraie préoccupation, quand on voit le nombre de photographes qui sont obligés de faire de l’alimentaire… Jérôme Sessini, par exemple, jeune photographe indépendant, n’a pas d’argent pour partir et produire ses reportages – et il n’est pas le seul dans ce cas . C’est vrai qu’à travers de tels exemple, la question de la pérennité se pose. Est- ce que, dans trois ou cinq ans, on aura encore de la matière pour produire un Festival de photojournalisme ? J’ai envie de dire : j’espère ! En vingt ans, le marché a tellement bougé, les trois plus grandes agences, en dehors de AFP, AP, Reuters, c’étaient Sygma, Gamma, Sipa. Gamma survit. Sygma a été complètement enterrée. Enterrée au sens propre d’ailleurs, puisque les archives, qui n’ont pas été numérisées, ont été enfouies dans des mines de sel en Pennsylvanie aux EtatsUnis, pour les préserver de l’humidité, quand Corbis a racheté Bettmann et Sygma. L’année dernière, quand l’agence Noor s’est lancée à Perpignan, je disais que si ça ne marchait pas, ce serait quand même désespérant. Et quand on voit la difficulté qu’ils ont pour s’en sortir, oui, c’est désespérant, vraiment désespérant… Est ce qu’Internet a changé la donne ? On peut se plaindre du fait que les médias réutilisent les images sur Internet mais ne paient pas cette utilisation alors que les revenus publicitaires sur le net ont quintuplé en deux ans ! Il y a dix ans, on vous disait « On met tes photos sur Internet mais on ne peut pas te payer parce que ça ne rapporte rien, on perd de l’argent ». Aujourd’hui, on ne devrait plus tenir ce discours, car les médias gagnent de l’argent sur Internet ! Un exemple, qui a fait deux lignes dans les journaux français : le Washington Post va arrêter son édition papier pour n’être que sur le net, c’est quand même une révolution ! Le Washington Post ! L’un des plus grands quotidiens du monde, le journal qui a foutu Nixon à la porte, disparaît ! Si les propriétaires et les dirigeants du Washington Post arrêtent la version papier en privilégiant une version sur Internet, cela veut bien dire qu’il y a un modèle économique rentable pour un site ! Quand on voit Rue89 ou Arrêt sur Images… on constate qu’il y a des modèles économiques qui marchent sur Internet. Mais concernant les droits des photographes, il n’y a toujours rien dans ce domaine. Justement, pourquoi Visa pour l’Image n’a pas de site Internet digne de ce nom ? u début, en 1989, nous disions toujours que Visa pour l’Image était un outil à la disposition des photographes et des agences. Nous avons raté le virage d’Internet, je l’avoue, mais nous allons nous rattraper, et mettre les bouchées doubles. J’espère que dans un an ou deux, le monde de la photo pourra vraiment compter sur le site de Visa pour l’Image. 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 12 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Au début des années 90, il y avait quatre ou cinq agences qui proposaient un système où l’on pouvait voir des images et les télécharger. A l’époque, une basse résolution prenait 22 ou 25 minutes à télécharger, c’était vraiment lourd. Aujourd’hui, on fait venir une photo en 12 secondes avec l’Adsl. Cédric Kerviche, l’iconographe du Festival, chargé de nous trouver les meilleures images de news, a accès à 270 sites, ça veut dire 270 login, 270 mots de passe. Personne, dans un magazine, n’a le temps de visionner autant d’images chaque semaine. Si vous êtes dans un hebdo et que l’on vous dit « Tiens, il faut trouver une photo du Kenya », peut-être qu’Oeil Public, Tendance Floue ou Noor a la meilleure image, mais vous êtes sûr de la trouver à l’AFP, ou chez AP, Reuters ou Getty Images. Donc vous y allez systématiquement, parce que vous n’avez pas le temps d’aller chercher ailleurs la meilleure image. Et c’est un piège ! Mais les agences, les collectifs et les jeunes photographes ont fait une erreur, et je pèse mes mots. Il y a dix ans, je leur disais : «Fédérez-vous. Restez chacun sous votre marque, mais faites un portail d’accès qui s’appelle photographiedepresse.com ou ce que vous voulez, et quand vous allez chercher Kenya, ça vous amenera, Oeil Public, Cosmos, Tendance Floue, Vu, Contact, Magnum, etc… » Aujourd’hui, si vous cherchez quelque chose sur la Chine et la mondialisation ou l’économie de marché en Chine, nous on sait qu’il faut aller sur Œil Public pour voir le travail de Samuel Bollendorff, parce qu’on le connaît, mais le type au Mexique qui cherche une image, va aller chez Corbis, Reuters, Getty Images, AP, Sipa et à l’AFP, parce qu’il est sûr d’y trouver la photo qu’il lui faut,et il n’ira pas sur Oeil Public. Je crois que les jeunes agences ont raté ce rendez-vous, cet enjeu, à savoir se fédérer sans perdre, pour autant ni son identité ni son âme. Prenons l’exemple récent des événements au Kenya. Quand on regarde les publications dans les journaux, on voit du Dagnino, un peu de van der Stockt, un peu de Terdjman, mais il y a plein d’autres photographes qui y étaient. Mais si ces photographes n’ont pas leurs images en ligne en temps réel et envoient leur CD à Paris Match, VSD, Newsweek, etc… c'est trop tard parce que ces événements sont terminés et que les journaux sont déjà passés à autre chose. Même si, en France, l’expérience PixPalace est très prometteuse. A vous écouter, on a l’impression que le photojournalisme n’est pas mort... Ce qui est en train de mourir, c’est la manière de le présenter ? C’est vrai que le photojournalisme n’est pas mort dans la mesure où, si vous regardez les programmes des éditions du Festival, on arrive encore à les nourrir tant en qualité qu’en quantité. En 1982, à Beyrouth, si vous ne travailliez pas en belin pour l’AFP, il fallait apporter vos films à l’aéroport, trouver un passager, un motard qui venait les chercher à l’arrivée etc. Il y avait toute cette chaîne. Ils étaient édités, dupliqués, puis tout était envoyé dans les services photo des rédactions. Entre un moment T et la parution, il y avait entre vingt-quatre et soixante-douze heures. Il y avait des filtres. Maintenant, avec le digital, on a constaté pendant la guerre d’Irak en 2003, que des photographes de AP avaient un transmetteur sur le dos, relié à leur boîtier, et que dès qu’ils faisaient une photo, elle partait vers AP en temps réel. Cette rapidité est intéressante et en même temps les journaux sont beaucoup moins exigeants parce qu’ils veulent avoir la même image que celle des journaux télévisés. A de très rares exceptions près, les photos historiques n’ont jamais été celles qui ont été publiées en première page le lendemain de leur prise de vue. Souvent, il y avait une relecture, une redécouverte sur les planches contact. Aujourd’hui, avec le numérique, peut-être que des photos ont été effacées parce qu’elles ne présentaient pas un intérêt immédiat. Le numérique, parfois, risque de nous fait perdre des pans entiers de notre histoire. 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 13 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Quand vous êtes dans une cave à Grozny ou ailleurs, sous les bombardements, je ne sais pas comment vous gravez des DVD ou des copies de secours. On va à l’essentiel et on perd toute une partie de son travail. Il y a vingt ans, quand un photographe m’apportait un sujet, il arrivait avec 100 photos. Aujourd’hui, des tas de photographes m’amènent 15 photos sur un sujet parce qu’on leur a payé deux jours alors qu’on leur payait quinze jours dans le passé. Or, en deux jours de commande, vous ne pouvez pas faire grand chose. Quand on vous envoie au Kenya en vous disant « Tu as quarante-huit heures », qu’est-ce que vous voulez faire sur les événements au Kenya ? Vous faites de l’illustration. On le constate, le photojournalisme a de moins en moins de visibilité dans les magazines et de moins en moins d’argent, de moyens, dévolus au reportage photo de terrain. En même temps, chaque année à Perpignan, les directeurs photo, directeurs de rédactions, rédacteurs en chefs, en tous cas, les « décideurs » de ce milieu sont légions. N’y aurait-il pas une certaine hypocrisie dans ce « paradoxe »? Il y a trois ou quatre ans, je disais aux professionnels : «Arrêtez de dire que vous aimez le photojournalisme, achetez-le ! » On voit plein de gens qui viennent à Perpignan et qui s’extasient : «Ah, c’est remarquable, formidable, magnifique ! » Pourquoi les mêmes n’achètent-ils pas les sujets ? Pourquoi ne les publient-ils pas après le Festival ? En 1998, je me souviens d’une histoire d’Ettore Malanca sur les enfants de la gare de Bucarest. Il l’avait montré à tout le monde et… n’avait pas eu de parution. Après son exposition à Perpignan, il a fait plusieurs ventes. Ce qui était formidable. Mais aujourd’hui cela arrive de moins en moins. L’an dernier, nous avons projeté 100 photos sur dix ans de travail sur l’exclusion et la précarité en France de Diane Grimonet. Seuls VSD et Libération ont fait une commande à Diane par la suite... C’est tout ! C’est vrai que c’est insensé que des photographes comme Fusco, Greene, Dagnino, van der Stockt, Quidu, entre autres, n’arrivent pas à joindre les deux bouts. C’est quand même insensé ! Ces mecs ont du talent, sont de vrais journalistes et ils vont sur le terrain. Philosophiquement, ça me pose des problèmes, qu’ils n’aient pas les moyens de monter des reportages, et/ou pas de publications régulières de leur travail… Visa pour l’Image a été une vitrine pour plusieurs générations « historiques » de photojournalistes. Comment se présente aujourd’hui la relève, quelle est son écriture, peut-elle faire ce que faisaient ses prédécesseurs ? En 2004, nous avions montré le travail d’un tout jeune photographe, Rémi Ochlik, qui était parti à Haïti tout seul et qui, sur place, heureusement, avait rencontré Noël Quidu et Laurent van der Stockt qui l’ont beaucoup aidé, encadré, donné des conseils. Il avait rapporté un boulot exceptionnel. Ce type, il y croyait, il y croit toujours, mais aujourd’hui il fait de l’institutionnel parce que ses reportages ne lui permettent pas de bouffer. Il y a vingt ans, beaucoup de photographes inconnus partaient couvrir un sujet, en « spéculant », c'est-à-dire à leurs frais. Si c’était bon, ils réussissaient toujours à le vendre à leur retour. 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 14 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Et le téléphone portable ? Vous savez, pour moi, c’est un phénomène de mode. En 1990, lors de la deuxième année de Visa pour l’Image, nous avions fait une expo qui s’appelait « Les amateurs font l’actu ». Nous avions montré, à l’occasion, toutes les photos qui, historiquement, avaient été prises par des amateurs. Roger Thérond en avait écrit le texte. Il disait : « Il y a aujourd’hui au Japon, 200 000 Japonais susceptibles de faire la Une de Paris Match la semaine prochaine ». Ce phénomène a toujours existé. Maintenant, quand on voit les agences spécialisées dans les photos d’amateurs, en Angleterre, en Italie - et ça commence en France - à part les attentats de Londres et l’exécution de Saddam Hussein - et encore ce n’est pas le meilleur exemple ! - cela reste très marginal. Ce qu’on voit dans ces agences de photographes amateurs par téléphone, c’est surtout Bruce Willis fait du culturisme, ou encore Britney Spears s’est coupé les cheveux ou va acheter des croissants… Le jour où je verrai quelqu’un partir avec son portable à Bagdad, là je commencerai peut-être à me faire du souci pour ce métier. Mais pour l’instant, je n’ai encore jamais vu un photographe partir avec un téléphone portable faire un reportage à Grozny ! Depuis deux décennies vous êtes célèbre pour vos coups de gueule... Quel est le dernier en date ? Le problème, c’est qu’on confond avoir «du» caractère et avoir «mauvais» caractère ! J’ai du caractère, je ne pousse pas de coups de gueule mais j’ai des emportements parce qu’il y a des choses qui me révoltent. Quand on voit la qualité du travail des photographes, et que l’on ouvre les journaux, il y a un tel fossé, une telle distance que, oui, ça m’emmerde ! Je me dis que les journaux pourraient être tellement mieux. Prenez des tentatives exigeantes et ambitieuses, comme le lancement de XXI, dont le premier numéro est encourageant. J’aimerais y voir beaucoup plus de photos, de reportages visuels. La mode du portrait m’emmerde, je l’ai dit et le répète. Faire des portraits de soldats américains en Irak ou de taliban en Afghanistan, je trouve qu’il n’y a rien de plus chiant et je ne veux plus voir de portraits… S’il fallait résumer Visa pour l’Image en chiffres depuis vingt ans ? En 1989, 123 accréditations, 7 agences, 2 pays, dont l’Italie, via Annie Boulat qui avait amené Grazia Neri. En 2007, il y avait 250 agences et collectifs de 68 pays et près de 3 500 professionnels accrédités. Cela démontre bien la nécessité d’un Festival comme Visa Pour l’Image. Nous avons réussi un pari formidable. On réalise qu’on a gagné quand on voit des photographes revenir même quand ils n’ont pas d’expo. Visa pour l’Image est devenu un vrai rendez-vous pour la profession et ça, c’est magnifique. Côté public, il y a vingt ans, on n’était même pas à 24 000 entrées aux expos. En 2007, 182 000 personnes ont visité les expositions. La deuxième semaine du Festival, nous avons été obligés d’évacuer le Couvent des Minimes pour raisons de sécurité, parce qu’il y avait 5 000 mômes entre 6 et 18 ans qui venaient visiter les expositions... Là, je me dis qu’il se passe quelque chose de passionnant. Autre exemple : la personne qui est devenue notre interlocutrice Europe chez Canon est une perpignanaise. Elle me racontait récemment, qu’elle a été « piquée par le virus » le jour où sa prof de philo avait amené sa classe voir une expo de Visa pour l’Image. Je me dis : « Ça, c’est génial ! » 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 15 20e Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image – Perpignan Toujours des chiffres... Combien de personnes y a-t-il tous les soirs au Campo Santo lors des projections et combien de photos projetées par soir ? Au Campo Santo, il y a 2 650 places assises, et les trois derniers soirs de projection, à peu près 800 personnes de plus, via la retransmission des projections sur la place Gambetta. Cette année, nous allons passer de la place Gambetta à la place de la République, plus vaste. 1 500 à 2 000 personnes pourront y assister. Chaque année, 10 000 à 12 000 photos sont projetées par semaine, soit près de 2 000 photos par soirée. Pendant des années, je n'ai pas voulu passer à la projection numérique, je n’y croyais pas, je trouvais que la qualité n’était pas au rendez-vous et je ne voulais pas abandonner la souplesse qu’on avait avec les projections de diapos. Maintenant, on est à notre troisième édition en numérique et je crois qu’on a un système de projection absolument phénoménal. Vous dites souvent que «vous construisez Visa pour l’Image comme un journal»...? Oui, j’aime bien ce parallèle. Nous avons la meilleure impression du monde car nous travaillons avec les meilleurs labos du monde. Nous avons la possibilité de montrer les sujets avec 40 à 70 photos par expo. Il n’y a pas de pub entre les sujets, il n’y a qu’un problème: nous n’avons qu’un seul numéro par an et on ne peut pas nous recevoir par abonnement ! A quand Visa pour l’Image version papier ? Je dois reconnaître que je suis un peu déçu…. Personne ne nous l’a jamais proposé. Je pense que si quelqu’un avait cru une seule seconde dans la viabilité d’un projet comme «Visa pour l’Image Magazine », il l’aurait fait. Je le regrette parce qu'on n’arrivera pas à me faire croire qu’avec le contenu que nous avons, on ne pourrait pas avoir une édition bilingue, français-anglais, qui n’arrive pas à faire 400 000 exemplaires par mois. Vraiment, je n’arrive pas à le croire. C’est donc une question de choix. On a le contenu, on a les gens pour le faire, il y a plein de journalistes qui seraient prêts à écrire pour un journal comme celui-ci. Sans dévoiler le contenu du 20e Visa pour l’Image, comment souhaitezvous le célébrer ? Avec flamboyance mais avec discrétion. Vingt ans, cela compte dans une vie. Personnellement, j’ai l’impression d’avoir fait le premier « Visa pour l’Image » hier matin… Nous avons donné beaucoup d’énergie avec toute l’équipe, beaucoup de passion pendant toutes ces années. Nous avons envie de célébrer ces vingt ans, mais en même temps, une chose est certaine c’est que l’actualité 2007/2008 ne sera pas mise en veilleuse à cause de notre anniversaire. Cela, nous y tenons tous beaucoup. Donc l’actualité, rien que l’actualité, toute l’actualité. On se permettra, tout de même, une soirée de projection sur les six de la semaine professionnelle, pour revenir en arrière sur des sujets qui nous ont tous marqués. Propos recueillis par Claire Baudéan, Caroline Laurent et Lucas Menget. 2e Bureau – Sylvie Grumbach 18 rue Portefoin – 75003 PARIS tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected] page 16