Visa pour l`Image – Perpignan

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Visa pour l`Image – Perpignan
20e Festival International du Photojournalisme
Visa pour l’Image – Perpignan
Conversation avec
Jean-François Leroy
© Jacques Grison / Rapho
Comment êtes-vous devenu directeur de Visa pour l’Image - Perpignan, il y
a vingt ans ?
C’est une longue histoire ! Nous étions fatigués de voir les Festivals de photo qui existaient,
et qui traitaient toujours le photojournalisme comme un accessoire.
Un jour, avec mon ami Michel Decron, qui était à l’époque rédacteur en chef du magazine
Photo, on s’est dit en rigolant, « Tiens, si on faisait un Festival uniquement consacré au
photojournalisme ? » Fin 1988, nous avons appris que la Ville de Perpignan lançait un
appel d’offres pour créer un événement pour faire parler d'elle. Nous avons été
sélectionnés, avec le soutien de Roger Thérond, directeur général de Paris Match. C’est
important de le rappeler, parce que Roger a joué un rôle non négligeable dès le début de
cette aventure.
Quel a été votre parcours avant le Festival, et votre formation ?
Cela va être vite vu : pas grand-chose parce que j’étais absolument persuadé de ma
vocation pour devenir chirurgien du cœur ! J’ai donc fait six mois de médecine. Il y avait
1 025 étudiants, deux avaient la grippe le jour des examens, j’ai terminé… 1 023 . Je me
suis ensuite inscrit au CFJ de la rue du Louvre, j’ai passé le concours..
Je suis allé voir Libération. Denis Brunetti était alors chef du service culture. Je lui ai dit « je
veux être journaliste», il m’a dit « assieds-toi là ». A l’époque, c’était rue de Lorraine, il y avait
des ficelles qui tenaient les tables, il n’y avait même pas de tréteaux. Brunetti, un jour, me
dit : « T’aimes la peinture ? » « Oh oui, j’adore la peinture.» Je n’y connaissais absolument
rien ! Il m’a dit « Il y a une expo sur Loutreuil dans une galerie près du Pont-Neuf, j’veux une
page sur lui ! ». J’y suis allé, j’ai fait semblant de tout connaître, et j’ai écrit ce papier sur
Loutreuil. Inutile de vous dire que quand j’ai vu la parution dans Libé, j’étais très fier. C’était
mon premier papier ! Je faisais aussi des photos, je trouvais cela très chic de les faire
développer chez Sipa Labo parce que c’était un labo ouvert sept jours sur sept, vingt-quatre
heures sur vingt-quatre…
e
Vous aviez quel âge ?
20 ans… Un jour où j’allais chez Sipa, j’ai demandé « Bonjour, je voudrais voir M.
Sipahioglu », et je me suis entendu répondre « Asseyez-vous ». Là, j’ai soudain réalisé : « Oh,
le con, je me suis fait avoir, il ne va jamais me recevoir .» Dix minutes plus tard, j’entrais
dans son bureau, rue Roquépine, qui était un capharnaüm incroyable… « Tu voulais me
voir ? » m’a t-il demandé. « Oui, monsieur, j’ai une idée… » Göksin m’a donné 500 balles et
10 triX, 10 films noir et blanc, en me disant «Reviens me voir et fais-les développer quand
t’as fini »… De ce jour, je me suis senti journaliste.
2e Bureau – Sylvie Grumbach
18 rue Portefoin – 75003 PARIS
tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected]
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C’était quoi ces premières photos ?
J’ose à peine le raconter… C’était vraiment un sujet de fou ! J’étais tombé sur des
activistes polonais qui avaient décidé de rebaptiser la station « Stalingrad » en station
« Gdansk». Je les ai suivis la nuit où ils avaient projeté de faire l’opération. Ils avaient mis
des masques de Brejnev… Pour tout vous dire, je me suis retrouvé empalé sur les grilles en
sortant du métro à 4 heures de matin et j’ai terminé la nuit à Ambroise-Paré… !
Par la suite, Göksin m’a fait faire des petits sujets qui n’avaient pas beaucoup d’intérêt,
quoique j’ai eu un sujet qui s’est bien vendu sur les Pâques orthodoxes en Roumanie, dans
le « Maramuresh » ! Très vite, je me suis rendu compte que je n’étais pas un grand
photographe ! Et que j’aimais mieux m’occuper des photographes, dont le boulot me
passionnait, que d’essayer de l’être. Je suis rentré à Photoreporter, journal auquel j’étais
abonné.
Comment y êtes-vous entré ?
C’était à la fin des années soixante-dix. J’avais reçu, comme chaque mois, le numéro de
janvier, qui était truffé d’erreurs, à mon sens. J’ai pris mon feutre rouge, j’ai corrigé et j’ai
renvoyé le tout au patron en lui disant « J’arrête mon abonnement parce que j’en sais plus
que votre équipe sur la photo et les photographes.» Je terminais ma lettre ainsi : «J’ai une
grande qualité: je suis disponible.» Deux jours après, il me contactait et j’ai commencé à
bosser le soir même. Six mois plus tard, j’étais rédacteur en chef adjoint. J’ai quitté
Photoreporter pour rejoindre deux copains qui avaient lancé les éditions Love me Tender.
Ils ont racheté Photorevue, qui était, à l’époque, un journal technique. On en a fait
« Photorevue : le premier magazine pub, photo, vidéo, et c’est drôle… » Quand on l’a pris, il
tournait à 30 000 exemplaires, en mensuel. On l’a monté à 220 000. Cela a été une
superbe aventure. J’ai enchaîné des tas de petits trucs - ça va faire rire tout le monde mais j’ai été grand reporter à la Revue du Touring, j’ai fait de nombreux reportages pour
eux. Ils m’ont proposé de devenir rédacteur en chef. J’ai refusé mais leur ai présenté
Patrick Ribes, un copain qui a été engagé au poste. J’arrivais en début de mois et je lui
disais «Là, je voudrais faire l’Italie et le Pays de Galles » et je partais ! Je faisais textes et
photos, je me régalais. Parallèlement, pour vivre, pendant des années et des années, j’ai
aussi fait « les nouveaux lieux », restaurants, bars, etc, pour le magazine 20 Ans. C’était
alimentaire. Et, sous le pseudo de Patrice Tounet, j’ai écrit des critiques de bouquins,
d’expos photos, pendant des années au journal La Vie. J’ai ensuite enchainé à Photo
Magazine que j’ai quitté en désaccord avec la direction. C’est à cette époque, dans les
années 80, que j’ai rencontré Sylvie Grumbach, qui après avoir lancé le mythique Palace,
s’occupait des Bains. Elle m’a invité, un soir, à dîner lors d’une soirée mode et je me suis
retrouvé entre Carine Roitfeld, (actuellement rédactrice en chef de Vogue) et Dominique
Issermann. Sylvie m’avait dit « Là, tu fais un peu d’efforts, ne mets pas ta veste de
baroudeur »… Quand Dominique Issermann m’a vu avec des Santiag, un jean et une veste
Yamamoto, elle m’a dit : « Oh c’est osé, est-ce que vous voudriez être mon agent ? » Je jure
que l’histoire est vraie ! Je suis devenu son agent et je dois dire que grâce à l’argent que j’ai
gagné en travaillant avec Dominique, j’ai pu lancer le Festival. C’est pour cela que quand elle
vient à Visa pour l’Image, elle se balade au milieu de Perpignan en disant : « Tout cela est à
moi !» Pendant des années, je n’ai pas gagné d’argent à Visa pour l’Image et je vivais sur ce
que j’avais gagné en tant qu’agent de Dominique.
Et aujourd’hui, financièrement, ça va mieux pour vous ?
Vous savez, mon salaire est public. Je gagne 4 200 € par mois, ce qui n’est pas un salaire
énorme, mais je suis le plus heureux des hommes parce que je suis libre, je fais ce que je
veux. Cette liberté est précieuse. Il y a quelque chose auquel je tiens beaucoup aussi : les
photographes savent ce que je gagne et ne peuvent pas me soupçonner de gagner du
pognon sur leur dos. C’est, pour moi, un gage d’indépendance important.
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Votre environnement familial, vos parents, votre milieu sont-ils, d’après
vous, à la source de votre passion pour la photo mais aussi pour
l’engagement que vous manifestez avec enthousiasme dans le cadre de
Visa Pour l’Image ?
Mon père était financier, il travaillait à la Bourse. Seule la sœur aînée de ma mère était
journaliste. J’ai retrouvé récemment un cahier d’écolier quand j’avais 5 ou 6 ans, où l’on
me demandait ce que je voulais faire « quand je serai grand ». J’avais répondu «chirurgien
ou journaliste». A l’époque, je ne parlais pas de photo - c’est venu plus tard.
A 11, 12 ans, ma tante, rédactrice en chef de La Vie Catholique, m’a permis de m’initier
aux délices du labo photo. Tous les jeudis après-midi, je rejoignais le photographe qui
s’appelait - cela ne s’invente pas - Lucien Scoupe ! Il m’a tout appris. Il m’a emmené, un jour,
faire un reportage sur un événement qui rassemblait des enfants handicapés au Stade
Pierre-de-Coubertin. Il m’a mis un énorme Nikon F avec un moteur qui pesait 12 kilos dans
les mains et m’a dit « Maintenant, fais-moi des photos ». C’est ainsi que j’ai eu ma première
parution avec « copyright Jean-François Leroy ». J’étais fou de bonheur, j’avais 12 ans et
j’ai trouvé ça vachement bien…
La télé, la presse écrite, la radio, vous attiraient aussi ou c’était – déjà - LA
photo ?
La photo a toujours tenu une place particulière pour moi. Tout môme, j’ai eu des grands
coups de cœur pour les photos de Larry Burrows et David Douglas Duncan. Le bouquin de
Duncan sur la guerre de Corée m’a profondément impressionné.
On peut déchirer une photo, la punaiser au mur, la mettre dans son portefeuille, elle
continue d’exister. Il y a vingt ans, on disait que la vidéo allait tuer la photo. Je ne connais
pas de parents qui n’aient pas de photos de leur enfant dans leur portefeuille. On a dit,
aussi, que la radio allait tuer le livre et la presse écrite. Cela ne les a pas tués. La télé n’a
pas tué la radio, et Internet ne tuera pas la télé. Les médias s’additionnent mais ne
s’exterminent pas.
Quelles ont été, pour vous, les rencontres, les amitiés fondatrices ? Vous
évoquiez Roger Thérond, compagnon de route de la première heure de Visa
Pour l’Image…
Je dis toujours qu’en dehors de mon père biologique, j’ai eu deux papas spirituels : Göksin
Sipahioglu, qui a été le premier à me donner ma chance, et Roger Thérond. Mes
fantasmes de « débutant » sont devenus réalités. Quand j’avais 20 ans, travailler avec
Roger Thérond, c’était un fantasme, comme rencontrer Michael Rand, Rolf Gillhausen,
Arnold Drapkin, tous ces noms aujourd’hui disparus ou presque. Ce sont des gens qui
m’ont façonné. Je dis souvent que nous sommes les derniers dinosaures à Visa pour
l’Image. Qui je rêverais de rencontrer, aujourd’hui, si j’étais un jeune photographe de 20
ans ? Personne. Il n’y a plus ces mastodontes, avec leur autorité, leur talent et leur
générosité… C’est une époque révolue. Je trouve cela bien dommage.
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Si on vous demandait de citer trois grands moments d’anthologie dans ce
Festival, parce qu’on ne peut pas tous les citer, lesquels choisiriez-vous ?
Trois ? Seulement trois ? C’est difficile…
D’abord, John Phillips, ce photographe qui a suivi Tito pendant trente ans. John, c’était un
colosse, il faisait 1m95, une centaine de kilos, il était énorme, il avait de larges épaules.
C’était un Anglais, né en Allemagne, élevé à l’Ecole alsacienne de Paris, qui parlait anglais,
français, allemand. En 1994, pendant un cocktail au relais Saint-Jean à Perpignan, il avait
soulevé à la force de ses bras, Jean-Paul Alduy, le sénateur-maire de Perpignan. Jean-Paul
avait les pieds qui ne touchaient plus terre et John Phillips l’embrassait en lui disant : « Ach,
Monsieur le Maire, vous avez créé le Salzbourg du photojournalisme ! » Cela, je dois dire
que ça reste un moment formidable ! Après, évidemment, je parlerai de Joe Rosenthal,
venu en 1991. Dès le début, nous avions décidé de faire redécouvrir des photographes
« oubliés », ce que nous continuons de faire chaque année. Autres grands moments, la
venue de Dimitri Baltermans ou encore Alberto Korda, qui a réalisé la désormais mythique
photo du « Che ». Je peux le dire aujourd’hui - parce qu’il est mort - Sylvie Grumbach
pourrait vous raconter qu’en vingt ans de Visa pour l’Image, Alberto Korda est le seul à
être allé la voir en lui demandant où il pouvait… trouver des putes ! Cela, c’est un souvenir
quand même assez extraordinaire !
Je pourrais évidemment parler encore d’Alfred Eisenstaedt dont la venue fut un grand
moment. Photographe allemand, il avait fui le nazisme après son terrible portrait de
Gœbbels. Je l’avais rencontré en janvier 1990 et je voulais absolument faire une
rétrospective de son travail. Cela avait été, «Je viens, je viens pas, je viens, peut-être, peutêtre pas, peut-être oui, peut-être non… » Début juillet, je l’avais appelé en lui disant, «Vous
venez ou vous ne venez pas ? J’ai besoin de boucler mon programme ! » Il m’avait répondu
« Ecoutez, je suis vieux, je ne vais pas venir, c’est trop loin, et puis j’ai des tas d’expos à
Philadelphie, à Baltimore, à Los Angeles… » Je lui avais rétorqué «Dommage, parce que
vous pouvez avoir toutes les expositions que vous voulez, Perpignan vous offre une
cathédrale du XVe siècle ». Là, il y a eu un long silence au téléphone. Il a repris : « Qu’est-ce
que vous voulez dire par une cathédrale ? Une vraie cathédrale ? » Je lui ai dit oui. Je
pensais évidemment à la Chapelle Saint Dominique (depuis rebaptisée Eglise des
Dominicains) et il m’a alors dit : « Une vraie cathédrale ? Alors je viens. » Je lui avais promis
que s’il venait, je serais à la descente de l’avion et lui baiserais les pieds pour le remercier.
Je l’ai fait, il a trouvé cela très drôle ! Quand il a fêté ses 90 ans, j’ai été son «cadeau». A
New York, on m’avait planqué derrière un rideau et je devais sortir au moment des
cadeaux ! Jusqu’à sa mort, Eisie a été le meilleur de nos agents. Quand il croisait un grand
photographe qui lui disait « J’ai une rétrospective au Moma», ou d’ autres lieux prestigieux,
Eisie lui répondait : « Oui, mais tu n’as pas été à « Perpignon », donc ça ne vaut rien ! » Il a
fait venir Carl Mydans, ou Hansel Mieth et c’est grâce à lui, aussi, que j’ai pu exposer
Margaret Bourke White et George Silk. A chaque fois qu’il parlait à quelqu’un du monde de
la photo, il évoquait « Perpignon » et la Chapelle Saint Dominique. Il a été formidable avec
nous.
Entre autres figures « légendaires » et compagnons de route de Visa pour
l’Image, vous avez une tendresse et une estime particulière, dites-vous
souvent, pour Joe Rosenthal ?
Comment ne pas citer l’auteur de la photo d’Iwo Jima… Nous l’avons accueilli la première
fois en 1991. Il a été une des plus belles rencontres pour moi. Joe vivait dans l’indigence la
plus totale, oublié de tous, à San Francisco. Nous l’avons retrouvé, puis fait venir. Cela a été
un moment absolument phénoménal sur le plan humain et cette belle histoire a duré entre
lui et Visa pour l’Image jusqu’à sa mort, l’année dernière. Nous nous appelions au moins
une fois par mois. Un jour, à son arrivée à Perpignan, il me tend une de ses cartes de visite.
J’étais étonné, je lui demande s’il a déménagé, changé de numéro de téléphone. Il me dit
« non, mais j’ai enlevé photojournaliste, plus personne ne peut y croire… » J’avais trouvé ça
génial !
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Mais encore, au Panthéon des rencontres fortes ?
Il y a eu tant de rencontres, au cours de ces vingt ans ! Celle avec Khaldeï, par exemple, qui
compte énormément pour moi. En 1995, Visa pour l’Image tombait trois mois après le 50
anniversaire de 1945 et de toutes les commémorations en Normandie, il fallait trouver
une idée… J’ai pensé à faire se rencontrer Joe Rosenthal, auteur de la célèbre photo du
drapeau d’Iwo Jiwa, avec l’auteur d’une autre photo historique avec un drapeau, celle
réalisée par Khaldeï, lors de la prise du Reichstag à Berlin. Par l’intermédiaire d’un
journaliste qui se piquait de parler russe couramment, nous demandons à Khaldeï de faire
une expo de ses photos de la guerre. Quand on a reçu les tirages, ils étaient très
médiocres. Puisque je ne parlais pas russe et que Khaldei ne parlait ni anglais ni français,
je demande donc à ce journaliste, qui était mon intermédiaire, de lui expliquer que les
tirages n’étaient pas assez bons. Le journaliste se trompe dans sa traduction et dit à
Khaldeï que… je n’aimais pas ses photos ! J’ai reçu un fax de Khaldeï furax m’expliquant qu’il
refusait « toute collaboration avec ce Festival » et me demandant de lui rendre ses photos
et de l’oublier ! C’était une tragédie pour moi. J’ai appelé chez Khaldeï et heureusement, à
ce moment-là, il était avec son interprète, celle qui parlait français et avait rédigé le fax. J’ai
dit à cette femme : « Dites à M. Khaldeï qu’il y a un énorme malentendu. J’étais un peu
déçu par la qualité des tirages, mais j’adore ses photos.» Il hurlait derrière, il disait « Je ne
veux rien entendre… Rendez-moi mes photos !» Et là, je ne sais pas ce qui m’a pris, on était
un vendredi matin et j’ai dit «Bon ok, je ramène ces photos moi-même ». Il était un peu
surpris, il rigolait en disant : « C’est le directeur, il ne viendra pas ! ». J’ai regardé mon
agenda, je lui ai dit «mardi», il m’a dit «d’accord». C’était l’année où je faisais la première
exposition de Lise Sarfati qui était très branchée avec les Russes, et quand j’ai dit à Lise,
«Je pars à Moscou mardi », elle m’a dit « Mais tu as un visa ?»... Lise m’a obtenu mon visa
dans la nuit du vendredi au samedi et je suis arrivé à Moscou avec les photos de Khaldeï
sous le bras et deux bouteilles de bordeaux.
Quand je suis arrivé chez lui, il vivait dans une toute petite chambre de bonne, dans une
barre d’immeubles de la banlieue de Moscou. Il stockait ses négatifs dans des boîtes à
chaussures et quand j’ai compris qu’il rabattait une planche qui était sur son lit pour faire
ses tirages, j’ai réalisé qu’il avait fait ça tout seul avec tout son amour… J’ai commencé à
ouvrir une bouteille de bordeaux, la seconde, et puis il a débouché la vodka…. J’avais
toujours la boîte de tirages sur les genoux. Je me suis expliqué sur le malentendu, lui ai
parlé de Visa pour l’Image avec beaucoup de passion. A minuit et demi, je dois dire qu’on
était tous les deux complètement bourrés, je lui ai dit « Alors, je garde les photos et on vous
attend à Perpignan ? » Il m’a juste dit : «Da ! » On s’est embrassé et il était à Perpignan en
septembre. C’est une rencontre – et une histoire - magnifiques. Nous avons vraiment été
les premiers à montrer la photo de Khaldeï et à raconter toute l’histoire de cette photo, qui
reste mal connue mais qui est emblématique de la manipulation qu’on peut faire autour de
la photo de presse. En effet, sur la photo originale prise par Khaldeï, un soldat plante le
drapeau, et un autre le retient par le bas du pantalon pour éviter qu’il ne tombe. Ils sont sur
le toit du Reichstag. Sur l’original, le soldat qui tient le bas du pantalon porte une montre à
son poignet gauche et une autre montre à son poignet droit. Pendant des années, ce
soldat a été recherché par l’Armée Rouge parce que cela voulait dire - s’il portait deux
montres - qu’il en avait volé une sur un cadavre. Pendant cinquante ans, cette photo a donc
été publiée « maquillée », montrant ce soldat avec une seule montre, la seconde ayant été
effacée. Je crois qu’il n’existe qu’une vingtaine de tirages de la photo originale – avec les
deux montres - signés par Khaldeï.
La rencontre entre Khaldeï et Rosenthal a été fabuleuse et reste l’un des plus forts
moments de l’histoire du Festival.
Un jour, ils sont allés tous deux déjeuner à Collioure, avec leurs interprètes respectifs. A
leur retour, visiblement ils avaient adoré les vins du Roussillon, ils riaient comme deux vieux
complices.
Quand je leur ai demandé pourquoi ils se marraient autant, ils m’ont répondu « Nous avons
réalisé que nous sommes juifs tous les deux, tu te rends compte du mal que nous avons
fait à Hitler ?»
e
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Quels conseils, quelles petites phrases ont forgé vos convictions et votre
engagement pour le photojournalisme ?
La plus grande leçon que j’ai apprise de Roger Thérond, c’est en 1994, quinze jours avant
la soirée de clôture du Festival. On avait décidé d’annuler la soirée de projection prévue et
de dédier toute cette soirée au génocide rwandais. Bernard Benyamin qui présentait alors
les soirées, avait précisé plusieurs fois que nous n’avions pas crédité les photographes
parce que nous n’en avions pas eu le temps. Mais nous avions décidé de raconter l’histoire
d’un peuple, d’un pays qui venait de vivre un génocide. Le mercredi suivant, un quotidien du
soir est sorti avec un papier absolument dégueulasse, je le dis encore parce que le fait d’y
repenser me blesse toujours autant, avec ce titre: « Le Rwanda à Perpignan, les
photomatons de l’urgence ». J’étais meurtri, blessé parce qu’on avait monté cette soirée
de projection avec beaucoup d’honnêteté. Roger m’a convoqué dans son bureau. C’était
l’époque où quand je rentrais dans son bureau, s’il me disait «Assieds-toi » je savais que ça
allait bien se passer, s’il me disait « J’ai deux mots à vous dire » je savais, en revanche, que
j’allais me prendre une sauce. Là, il me dit « Assieds-toi. Ca va bien ? T’es content de ton
édition ? » Il me parle de cet article, et je dois dire que j’ai eu les yeux qui se sont un peu
embués. Je n’ai jamais oublié ce qu’il m’a dit alors : «Jean-François, il faut que tu apprennes
quelque chose. On a les ennemis que l’on mérite.» Cela a été une très grande leçon pour
moi. Ce sont des paroles qui, toujours aujourd’hui, quand je vis mal certains articles
consacrés à Visa pour l’Image, me reviennent en mémoire. Quand Roger est mort en juin
2001, France 2 m’a interviewé pour le journal de 20h et je leur ai dit qu’avec Roger, j’avais
été une « éponge ». Chaque fois que j’étais avec lui, j’aspirais des trucs, j’apprenais en
permanence à ses côtés. Je raconte toujours cette histoire : quand Lady Diana a perdu
son père, tous les photographes du monde étaient là. A Paris Match, il y avait 5 000
diapos étalées sur la table lumineuse et Roger se baladait dessus avec son compte-fils.
D’un seul coup, il voit une photo où la princesse est de dos. Elle sort du cimetière, les mains
croisées derrière elle. Il dit « Ça j’achète ! » et propose un prix astronomique pour cette
photo très banale. On redescend dans son bureau et je demande « Excusez-moi Roger, je
voudrais comprendre pourquoi vous avez acheté cette photo ! » Il me répond «Tu vas voir ».
Il fait faire un tirage 30x40 de la photo. Sur la paume de sa main, la princesse avait noté un
numéro de téléphone. Roger était le seul à l’avoir vu, le photographe ne l’avait pas vu, le
rédacteur en chef à l’agence non plus. Personne ne l’avait vu, sauf Roger ! Il a acheté la
photo, il a eu le numéro, il voulait savoir à qui appartenait ce numéro ! Il a toujours gardé le
secret. C’était un vrai journaliste. Roger était unique, lui seul avait cette vision. C’était un
Monsieur, on l’appelait « l’Oeil ».
Vous avez une grande amitié pour Paul Fusco, de l’agence Magnum
Photos, avec qui vous travaillez souvent… Quels liens vous unissent tous les
deux?
En 2000, Jean-Bernard Maurel, qui travaillait pour Magnum Photos, me dit : « Tiens, j’ai
trouvé ça dans un tiroir, est-ce que ça t’intéresse ? » Et il sort un sujet que Paul Fusco avait
réalisé en 1968 après l’assassinat de Bob Kennedy. Il avait suivi son cercueil convoyé par
train de Los Angeles à Washington sur un wagon découvert, recouvert de la bannière
américaine. Des milliers d’Américains s’étaient rassemblés le long du trajet pour regarder
passer le train et saluer ainsi la mémoire de Bob Kennedy. Paul, à côté du cercueil, a pris le
parti de photographier tous ces gens, cette Amérique qui disait au revoir au défunt. En
trente-deux ans, cette histoire n’avait jamais été publiée, personne n’en avait voulu ! Nous
l’avons exposée à Visa Pour l’Image, d’une façon très linéaire, comme si, nous aussi, nous
étions dans ce train et faisions ce trajet à travers les Etats-Unis. Quand Paul est arrivé à
Perpignan, il m’a embrassé en me disant «Toi au moins tu comprends mon travail » . Nous
sommes, depuis, restés très amis. C’est un photographe que j’admire. Son travail,
exceptionnel, sur les enfants de Tchernobyl, a fait pleurer tout Perpignan. Je trouve
dommage qu’aujourd’hui, alors que certains gagnent des millions, un homme comme lui, vu
l’importance historique de son travail, soit dans un extrême dénuement ! Cela me révolte !
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Sans donner de nom, il y a certains des dix plus grands photographes du
monde aujourd’hui, dont des photographes de guerre, qui vivent dans des
chambres de bonne, avec moins de 1 000 € par mois et ont à peine de
quoi vivre ?
Oui, il y a un véritable problème ! Je vais prendre deux exemples. Yuri Kozyrev, l’un des
photographes sous contrat pour Time Magazine, qui va à Bagdad depuis cinq ou six ans
plusieurs fois par an ; regardez son travail, sa production et comparez avec ce que publie
Time. Il y a un fossé entre la réalité de son travail et les publications. Autre exemple, Stanley
Greene veut faire un reportage en Afghanistan, et cherche 8000 € pour s’y rendre. Il ne
les trouve pas. Je suis navré de le dire encore, parce que ça énerve tout le monde, et on
me dit que je crache dans la soupe, mais il faut arrêter de dire que la presse n’a pas
d’argent ! La presse a de l’argent pour acheter des photos de people en exclusivité. Un
hebdomadaire a payé, il y a deux ou trois ans, une exclusivité de 150 000 € pour le
mariage de Jean-Paul Belmondo… Et on n’est pas foutu de mettre 10 000 € pour envoyer
Stanley Greene pendant un mois en Afghanistan... Je me pose des questions ! Il y a quinze
ans, quand un journal vous envoyait en reportage, il assurait votre matériel, il vous payait
150 bobines, tous les frais de laboratoire, etc. Aujourd’hui, vous travaillez en numérique, on
ne paye plus vos appareils, on ne vous donne même pas de carte mémoire, rien. L’appareil
numérique est beaucoup plus cher que celui que vous aviez il y a quinze ans. Et on n’aurait
rien à dire ? Pendant ce temps là, les prix de la page de pub ont été multipliés par 2 ou 2,5,
et comparativement, les prix de la photo ont été divisés par 2 ou 2,5 !
Tout est pipolisé, tout est aseptisé, on nous dit «Il ne faut pas montrer de violence, mais du
people». Quand vous regardez la vraie télévision, on vous en montre de la violence ! Lucas
Menget, grand reporter à France 24 et collaborateur de Visa pour l’Image, a fait un
excellent 26 minutes sur l’Irak, on la voit la violence, dans son sujet, elle est là. Quand vous
parlez avec Stanley Greene, Christophe Calais, Enrico Dagnino, Paolo Pellegrin, Noël Quidu,
Laurent Van der Stockt et tous ceux que j’oublie de citer : ils la voient cette violence sur le
terrain, dans les événements qu’ils couvrent. C’est une réalité !
Quand on demande à nos parents et à nos grands-parents ce qu’ils ont fait contre les
camps d’extermination nazis, ils nous répondent «On ne savait pas ». Et c’est vrai que
beaucoup ont découvert la réalité des camps et ce qui s’y passait grâce aux photos de Lee
Miller et de Margaret Bourke White. Aujourd’hui, nous avons la chance de pouvoir tout voir.
Il n’y a plus de pays vraiment fermés, même s’il est dur de faire des images en Birmanie ou
en Corée du Nord. On arrive quand même à avoir des choses. En plus aujourd’hui, avec les
facilités de transmission, les téléphones satellites et toutes les avancées technologiques en
matière de communication, c’est plus facile qu’avant ! Alors, nous, que répondrons-nous à
nos enfants et petits-enfants quand ils nous diront, «Qu’est-ce que tu as fait pour le
Darfour ? » C’est un problème philosophique. Les photographes, les journalistes de presse
écrite, de radio, de télévision prennent souvent des risques insensés pour témoigner de la
réalité. Pendant des années, on nous a parlé du devoir d’histoire, puis du devoir de
mémoire, parlons aujourd’hui du devoir de voir et de regarder ! Je n’ai pas envie de vivre
dans un monde virtuel, le petit monde des Bisounours où tout le monde est heureux, où
tout le monde est gentil, où tout le monde il a plein d’argent. On dit souvent que Visa pour
l’Image est un Festival engagé, je réponds que nous sommes militants et que nous avons
envie de l’être parce que nous sommes, nous organisateurs, photographes participants,
des journalistes.
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Visa pour l’Image – Perpignan
Pensez-vous que sans cette volonté, affichée et même revendiquée,
d’éditorialiser ce Festival, Visa pour l’Image aurait eu le même destin?
C’est une question intéressante parce que je pense que c’est justement cette ligne
éditoriale, cette rigueur et aussi cet engagement qui font que les gens – photographes,
directeurs photos, agences, labos, sponsors, le public aussi - nous suivent au fil des années.
A Visa pour l’Image, on dit ce que l’on veut, on montre ce que l’on veut, on s’engage, on a
des partis pris, des axes, des angles, des réflexions, et surtout, une liberté éditoriale
absolue, sans contrôle. Pour en revenir à Roger Thérond, c’était devenu un gag, à chaque
fois qu’il quittait une soirée de projection, il me disait toujours, de sa voix grave : « Ah, Leroy,
c’est quand même bien d’être à gauche, ça se porte bien !» Je lui répondais « On n’est pas
à gauche, Roger, on est humaniste ! » Et on éclatait de rire ! Quand j’entends des hommes
politiques dire qu’il y a des gens qui se complaisent dans le tiers-mondisme, nous leur
disons «Si tiers-mondiste c’est une insulte, nous le prenons comme un compliment, donc
continuez à nous insulter…»
Est-ce que vous diriez que Visa pour l’Image a contribué à écrire une page
dans l’histoire du photojournalisme ?
Si on regarde Visa pour l’Image il y a vingt ans, nous étions beaucoup moins radicaux que
nous ne le sommes aujourd’hui. Nous avons pris le contre-pied d’une presse qui est
devenue de plus en plus aseptisée. Heureusement, il y a des photographes qui disent « Je
fais ça pour le montrer à Perpignan, sinon ça ne sera jamais vu nulle part ». Cela ne sera
pas vu par les lecteurs dans la presse. Nous sommes, je pense, un réel espace
professionnel de liberté pour les journalistes et les photographes. C’est vraiment une
grande fierté pour nous. Pour le 10 anniversaire du Festival, le magazine américain
Aperture avait fait un numéro spécial et demandait aux photographes ce que Visa pour
l’Image leur avait apporté. Alexandra Boulat avait répondu : « Leroy, c’est le dernier Staline
de la profession, mais il sait ce qu’il veut.» Pour moi c’était un énorme compliment. Parce
que, oui, on a un parti pris, oui, on peut nous le reprocher. Mais si vous analysez
objectivement le fond, on donne aussi la parole à des sujets, dans les projections ou les
expos, qui ne sont pas ma tasse de thé, mais que je trouve important de montrer parce
que c’est notre devoir.
Eugene Smith, très attaqué après la sortie de son bouquin sur l’empoisonnement au plomb
à Minamata au Japon, disait : « L’objectivité, c’est le premier mot qu’il faudrait bannir de
notre folklore journalistique, essayons de tendre à l’honnêteté, ce ne serait déjà pas si
mal.» Nous, nous ne revendiquons aucune objectivité, nous essayons d’être honnêtes.
e
Lors de l’édition 2007, chaque soirée de projection se terminait sur
l’image plein écran d’Anna Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée.
Ne pas oublier, garder éveillée sa conscience, est-ce aussi, selon vous, au
même titre que montrer des photos et informer, une des missions de Visa
pour l’Image ?
Oui, complètement. Oui, oui, oui, oui ! Souvenez-vous, pendant dix ans, nous avons montré
des écrans noirs à propos de l’Algérie en disant «Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas
d’images à montrer que nous ne devons plus en parler, sinon ceux qui empêchent les
journalistes et les photojournalistes de travailler auraient déjà gagné». C’est un parti pris,
c’est un engagement. Anna Politkovskaïa est devenue le symbole des atteintes à la liberté
d’expression et au droit des journalistes à informer. Alors oui, il faut réveiller les
consciences. Nous avons été parmi les rares, entre 1994 et 2002, à parler
systématiquement, tous les ans, de la Tchétchénie.
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Visa pour l’Image – Perpignan
En 1995, nous avons présenté une soirée inoubliable sur la Tchétchénie, avec le travail de
95 photographes, tous ceux qui avaient couvert ce conflit. C’était époustouflant. Lors de la
soirée de clôture, le 8 septembre 2001, quarante-cinq minutes ont été consacrées à
l’Afghanistan. Des gens, après la soirée m’ont dit «Mais pourquoi quarante-cinq minutes
sur l’Afghanistan ? » J’ai répondu « Mais regardez ce qui s’y passe ! ». Le lendemain, nous
avons appris l’assassinat de Massoud. Deux jours après, il y a eu le World Trade Center.
Ça voulait bien dire que nous étions à l’écoute de ce qui se passait. Nous avons aussi
beaucoup parlé du Darfour, avec cette même volonté de ne pas oublier.
C’est dans ce même esprit « d’engagement » que vous faites, par exemple,
venir des photographes palestiniens à Perpignan pour témoigner de ce
qu’ils voient et vivent au quotidien dans l’exercice de leur métier ?
Nous avons toujours eu à cœur de faire venir les photographes « locaux », parce qu’un
photographe palestinien qui vit le conflit au jour le jour, qui vit les humiliations, les attentats,
n’a pas forcément le même regard que quelqu’un qui y va pour quinze jours. En Irak, ce
sont principalement des cameramen, des photographes irakiens qui bossent aujourd’hui
pour toutes les agences internationales. Il est normal qu’on leur rende hommage. A
Perpignan, ils font partie de notre monde, de notre famille.
Pensez-vous que c’est cet engagement, ce refus « d’objectivité », ce
militantisme journalistique que vous revendiquez, qui incite ceux qui
financent en partie Visa pour l’Image à continuer de vous soutenir ?
Je pense que nos partenaires en sont assez fiers. Prenons par exemple le principal d’entre
eux, la Ville de Perpignan, qui nous soutient, nous aide, non seulement financièrement mais
aussi avec toutes ses infrastructures. Tout le monde sait que je ne fais pas partie de la
famille politique de Jean-Paul Alduy, le maire de la ville. Mais Jean-Paul nous respecte et
nous laisse nous exprimer. Je suis sûr que d’autres sponsors ont le même raisonnement :
financer Visa pour l’Image, c’est dire aux gens «Regardez, on leur laisse un espace de
liberté unique dans leurs choix».
C’est extraordinaire de voir, par exemple, que depuis vingt ans, nous n’avons pas payé un
tirage. Les laboratoires continuent à financer les tirages des expos, parce qu’ils estiment
qu’il est important de soutenir cet espace d’expression unique. Une belle histoire à ce
propos : Quand Madame Gallois, PDG de Central Color, a passé la main à son petit-fils,
Jean-François, elle m’a invité à déjeuner et lui a dit : « Jean-François Leroy est le seul client
de Central Color qui ne paye jamais ses factures mais que nous continuons d’inviter à
déjeuner.» Je pense que tous les partenaires de Visa pour l’Image affirment, en nous
rejoignant et en nous soutenant, qu’ils font partie de cette famille. J’aimerais mieux que
certains l’affirment plus longtemps dans l’année, je rêve de trouver un hebdomadaire qui
nous laisserait quelques pages toutes les semaines pour montrer des histoires que l’on ne
voit pas ailleurs qu’à Perpignan ! Cela ne s’est pas encore fait, je pense que ça ne se fera
jamais, mais pourquoi pas ? Nous avons à Visa pour l’Image, du matériel qui vient du
monde entier, les photographes nous l’envoient parce qu’ils savent que nous le regardons,
ils savent que nous en discutons, alors que dans de nombreux journaux, les gens n’ont
même plus le temps de regarder les photos qu’on leur envoie.
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Visa pour l’Image – Perpignan
Comment choisissez-vous une image ?
Pour moi une bonne photo c’est une photo qui m’oblige à me poser des questions,
m’interroge, m’interpelle, ou me procure une émotion. Je dis toujours que je choisis avec
mon mauvais goût parce que je revendique le droit à l’erreur. Mais quand j’aime une image,
je m’emballe. Depuis vingt ans, nous n’avons pas raté grand-chose. Nous avons découvert
beaucoup de jeunes photographes qui sont devenus des grands et même des très
grands... Nous avons été le premier Festival à exposer Luc Delahaye, mais aussi Laurent
van der Stockt, Stanley Greene, Lise Sarfati, Paolo Pellegrin, Enrico Dagnino, ou encore
Chris Morris. Nous avons découvert pas mal de talents du photojournalisme actuel qui
sont devenus de vrais grands noms de la photo. Nous avons accompagné les générations.
Nous sommes passé des Noguès, Dejean, Turnley, Laffont, aux Kozyrev, Grarup, Sessini,
Blenkinsop, Herbaut, Bollendorff, etc. Visa pour l’Image est un Festival de référence pour
tous les photographes, les jeunes et les moins jeunes.
Y a-t-il des images que vous avez refusé de montrer ?
Au cours des ces vingt ans, il y a eu deux séries pour lesquelles je me suis réellement posé
des questions. La série d’Albert Facelli au Rwanda en 94, où l’on voit cette route jonchée
de cadavres et ce type qui pousse sa moto, une Suzuki jaune, sur les corps, je m’en
souviendrai toute ma vie … C’est une photo qui m’a vraiment impressionné. Et la série de
Patrick Robert, ces mômes, au Liberia, qui courent après un homme, le décapitent et
jouent ensuite au foot avec sa tête... Finalement, j’ai décidé de les montrer et je ne le
regrette pas.
Justement, parmi les critiques qui sont faites à l’encontre du Festival, on
entend parfois qu’il y a trop d’images sanglantes et violentes, voire une
certaine complaisance à les montrer. Que répondez-vous ?
Je dis que ce n’est pas vrai. Si vous prenez le programme de 2007, sur trente expositions,
huit ou neuf ont, en effet, des images violentes. Nous sommes un Festival de
photojournalisme. Si on est journaliste, on a le devoir, l’obligation de montrer – quand
même ! – la réalité du monde dans lequel on vit. Et ce « vrai monde », je suis désolé, est
violent. Je remercie d’ailleurs Jean-Paul Alduy, le sénateur maire de Perpignan, qui nous a
toujours soutenus et qui, lui aussi, a toujours refusé ces critiques. Les expositions de photo
avec des poissons rouges et des couchers de soleil sur rizières, c’est peut-être très joli
mais ça m’emmerde ! Prenons l’exemple de l’exposition de Mikhael Subotzky sur les
prisons en Afrique du Sud (lauréat du prix du Jeune Reporter de la Ville de Perpignan)
présentée en 2007. La violence est induite dans ses images, on ne voit pas de sang, pas
de cadavres, mais c’est la réalité du monde. Et c’est violent !
C’est vrai que les médias veulent aseptiser l’actualité. Quand je regarde les photos de David
Douglas Duncan sur la guerre de Corée, on voit de la violence, on voit des attaques et ça ne
choque personne. Mais aujourd’hui les gens vous disent, systématiquement «Pas de
photos de violence, les lecteurs n’en veulent pas ». Comment peut-on dire «les lecteurs n’en
veulent pas» ? Parce que, quand on voit les expos de Perpignan, les samedis et dimanches,
il est quasiment impossible de s’approcher d’une photo tellement il y a de monde. Il y a
quand même un paradoxe : on nous dit que les gens ne veulent pas voir certaines photos,
et ne voudraient que du people ou du « light », du « joli » et, rien que l’année dernière, on a
enregistré 182 000 entrées aux expositions de Visa pour l’Image, c’est colossal…
Comment voulez-vous montrer, cette année, les événements du Kenya sans montrer de
cadavres ? Comment voulez-vous montrer l’Irak sans montrer de morts ? Il y a des happy
few, des gentils petits bonshommes qui vivent dans le bonheur complet sur cette terre,
mais je ne pense pas que ce soit le but de Visa pour l’Image de les montrer.
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Visa pour l’Image – Perpignan
Même si on fait du « people », et on se le permet, on le fait avec humour, avec du recul. Il y
a quelques années, on avait fait un chrono à travers Paris Match, Point de Vue Images du
Monde, Fortune, L’Express, People, Le Nouvel Observateur, Stern, etc, en disant « Et tous
les journaux du monde sont heureux de vous annoncer la naissance du petit Louis de
Monaco ! » Roger Thérond, présent ce soir-là, pleurait de rire… Combien de couvertures de
magazines avez-vous vues sur le Darfour l’année dernière ? Et combien en avez-vous vues
sur Carla Bruni-Sarkozy cette année ? Le compte est vite fait. C’est tout !
Comment « vendez-vous » Visa pour l’Image à de nouveaux partenaires ?
Comment négociez-vous les partenariats avec de gros sponsors ? A priori,
ce ne sont pas vraiment des groupes philanthropiques. Pourtant, sans eux,
Visa pour l’Image n’existerait pas.
Canon est notre partenaire historique, et c’est aussi, après la ville de Perpignan, notre plus
gros soutien. Canon ne s’en cache pas, ils nous financent d’abord parce qu’ils nous aiment
bien, mais aussi parce qu’ils y font énormément de business. Il faut arrêter d’être
angélique. Un sponsor doit avoir un retour sur investissement. L’histoire du Festival et du
sponsoring n’a pas toujours été facile, facile, mais nous avons toujours trouvé des
solutions. Aujourd’hui, nos partenaires sont fiers de l’événement. Ils le revendiquent, font du
business, et c’est tant mieux. Pour autant, il y a des entreprises qui ont certains slogans
« prometteurs », « alléchants », mais qui nous ont refusé leur soutien….
Combien coûte Visa pour l’Image par an ?
Visa pour l’Image coûte en cash, en monnaie, en argent sonnant et trébuchant, un tout
petit peu plus d’1 million d’euros. Ce n’est pas beaucoup quand on compare ce budget à
celui d’autres Festivals. J’en connais qui ont le triple pour fonctionner. Il faut souligner,
aussi, que Visa pour l’Image est gratuit, les expos, les soirées, les conférences au Palais
des Congrès, le colloque, les rencontres avec les photographes exposants, tout cela est
gratuit et libre d’accès. Et nous tenons beaucoup à ce principe de gratuité. Le Festival
« coûte » donc 1 million d’euros en cash, par édition. Si nous devions payer tout ce que les
partenaires nous apportent - les tirages, les voitures, les ordinateurs, les équipes
techniques, etc -, nous atteindrions plus de 2,5 millions d’euros. Le Festival est géré
sainement, puisque nous arrivons à donner une valorisation de plus de 2,5 millions d’euros,
alors que nous ne disposons que d’un tout petit peu plus de 1 million. Hormis Delphine Lelu,
mon assistante, et un coordinateur à Perpignan, nous n’avons pas de collaborateur à plein
temps. Notre équipe est composée uniquement de journalistes professionnels, Lucas
Menget, Claire Baudéan, Caroline Laurent, Cédric Kerviche. Ils ont tous un travail et le
Festival c’est en plus. Ils y croient, ils aiment l’espace de visibilité et de liberté que cet
événement apporte à l’information. Tous les gens, qui étaient dans cette aventure à ses
débuts en 1989, sont encore à mes côtés, à l’exception de Michel Decron qui est parti en
1994. C’est dire la passion qu’il y a parmi les gens que l’on voit mais aussi chez ceux qu’on
ne voit pas, Eric Delpico, Michel Debailleux, Alain Tournaille et tant d’autres, des chauffeurs
aux accrocheurs, de l’équipe du 2eBureau de Sylvie Grumbach qui s’occupe de la
communication et de toute la logistique d’accueil des exposants et des participants, des
personnes de l’équipe d’Abax qui réalise toutes les soirées de projection. Parmi les
« inconnus » indispensables, Eric Delpico, en charge de tous les encadrements, c’est un
type qui fait un boulot exceptionnel, avec son équipe. Chaque année, ils sont une vingtaine
qui « accrochent » toutes les expos, le soir après leur journée de travail et aussi le weekend ! D’un point de vue humain, Visa pour l’Image est aussi une histoire passionnante…
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Visa pour l’Image – Perpignan
Comment pouvez-vous garantir la pérennité de Visa pour l’Image, dans un
contexte économique très précaire pour le photojournalisme : en un mois,
à peine, on a vu deux agences vendues, et pas des moindres, Getty Images,
puis Reuters, cédée à un groupe canadien qui ne fait pas de presse.
Pouvez-vous aujourd’hui, en février 2008, au moment où vous répondez à
nos questions, garantir la pérennité du Festival ?
J’ai envie de vous dire que je peux presque garantir la pérennité sur trois ans. Avec Getty
Images, nous avons signé pour 2008, 2009, 2010. Avec Canon, je suis confiant et espère,
en septembre, signer pour 2009, 2010, 2011. Nous devrions être tranquilles pour les
trois prochaines années. Mais garantir la pérennité demeure une vraie préoccupation,
quand on voit le nombre de photographes qui sont obligés de faire de l’alimentaire…
Jérôme Sessini, par exemple, jeune photographe indépendant, n’a pas d’argent pour partir
et produire ses reportages – et il n’est pas le seul dans ce cas . C’est vrai qu’à travers de
tels exemple, la question de la pérennité se pose. Est- ce que, dans trois ou cinq ans, on
aura encore de la matière pour produire un Festival de photojournalisme ? J’ai envie de
dire : j’espère !
En vingt ans, le marché a tellement bougé, les trois plus grandes agences, en dehors de
AFP, AP, Reuters, c’étaient Sygma, Gamma, Sipa. Gamma survit. Sygma a été
complètement enterrée. Enterrée au sens propre d’ailleurs, puisque les archives, qui n’ont
pas été numérisées, ont été enfouies dans des mines de sel en Pennsylvanie aux EtatsUnis, pour les préserver de l’humidité, quand Corbis a racheté Bettmann et Sygma.
L’année dernière, quand l’agence Noor s’est lancée à Perpignan, je disais que si ça ne
marchait pas, ce serait quand même désespérant. Et quand on voit la difficulté qu’ils ont
pour s’en sortir, oui, c’est désespérant, vraiment désespérant…
Est ce qu’Internet a changé la donne ?
On peut se plaindre du fait que les médias réutilisent les images sur Internet mais ne
paient pas cette utilisation alors que les revenus publicitaires sur le net ont quintuplé en
deux ans ! Il y a dix ans, on vous disait « On met tes photos sur Internet mais on ne peut
pas te payer parce que ça ne rapporte rien, on perd de l’argent ». Aujourd’hui, on ne devrait
plus tenir ce discours, car les médias gagnent de l’argent sur Internet !
Un exemple, qui a fait deux lignes dans les journaux français : le Washington Post va
arrêter son édition papier pour n’être que sur le net, c’est quand même une révolution ! Le
Washington Post ! L’un des plus grands quotidiens du monde, le journal qui a foutu Nixon à
la porte, disparaît ! Si les propriétaires et les dirigeants du Washington Post arrêtent la
version papier en privilégiant une version sur Internet, cela veut bien dire qu’il y a un modèle
économique rentable pour un site !
Quand on voit Rue89 ou Arrêt sur Images… on constate qu’il y a des modèles économiques
qui marchent sur Internet. Mais concernant les droits des photographes, il n’y a toujours
rien dans ce domaine.
Justement, pourquoi Visa pour l’Image n’a pas de site Internet digne de ce
nom ?
u début, en 1989, nous disions toujours que Visa pour l’Image était un outil à la disposition
des photographes et des agences. Nous avons raté le virage d’Internet, je l’avoue, mais
nous allons nous rattraper, et mettre les bouchées doubles. J’espère que dans un an ou
deux, le monde de la photo pourra vraiment compter sur le site de Visa pour l’Image.
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Visa pour l’Image – Perpignan
Au début des années 90, il y avait quatre ou cinq agences qui proposaient un système où
l’on pouvait voir des images et les télécharger. A l’époque, une basse résolution prenait 22
ou 25 minutes à télécharger, c’était vraiment lourd. Aujourd’hui, on fait venir une photo en
12 secondes avec l’Adsl. Cédric Kerviche, l’iconographe du Festival, chargé de nous trouver
les meilleures images de news, a accès à 270 sites, ça veut dire 270 login, 270 mots de
passe. Personne, dans un magazine, n’a le temps de visionner autant d’images chaque
semaine. Si vous êtes dans un hebdo et que l’on vous dit « Tiens, il faut trouver une photo
du Kenya », peut-être qu’Oeil Public, Tendance Floue ou Noor a la meilleure image, mais
vous êtes sûr de la trouver à l’AFP, ou chez AP, Reuters ou Getty Images. Donc vous y allez
systématiquement, parce que vous n’avez pas le temps d’aller chercher ailleurs la
meilleure image. Et c’est un piège !
Mais les agences, les collectifs et les jeunes photographes ont fait une erreur, et je pèse
mes mots. Il y a dix ans, je leur disais : «Fédérez-vous. Restez chacun sous votre marque,
mais faites un portail d’accès qui s’appelle photographiedepresse.com ou ce que vous
voulez, et quand vous allez chercher Kenya, ça vous amenera, Oeil Public, Cosmos,
Tendance Floue, Vu, Contact, Magnum, etc… » Aujourd’hui, si vous cherchez quelque chose
sur la Chine et la mondialisation ou l’économie de marché en Chine, nous on sait qu’il faut
aller sur Œil Public pour voir le travail de Samuel Bollendorff, parce qu’on le connaît, mais le
type au Mexique qui cherche une image, va aller chez Corbis, Reuters, Getty Images, AP,
Sipa et à l’AFP, parce qu’il est sûr d’y trouver la photo qu’il lui faut,et il n’ira pas sur Oeil
Public. Je crois que les jeunes agences ont raté ce rendez-vous, cet enjeu, à savoir se
fédérer sans perdre, pour autant ni son identité ni son âme.
Prenons l’exemple récent des événements au Kenya. Quand on regarde les publications
dans les journaux, on voit du Dagnino, un peu de van der Stockt, un peu de Terdjman, mais
il y a plein d’autres photographes qui y étaient. Mais si ces photographes n’ont pas leurs
images en ligne en temps réel et envoient leur CD à Paris Match, VSD, Newsweek, etc…
c'est trop tard parce que ces événements sont terminés et que les journaux sont déjà
passés à autre chose. Même si, en France, l’expérience PixPalace est très prometteuse.
A vous écouter, on a l’impression que le photojournalisme n’est pas mort...
Ce qui est en train de mourir, c’est la manière de le présenter ?
C’est vrai que le photojournalisme n’est pas mort dans la mesure où, si vous regardez les
programmes des éditions du Festival, on arrive encore à les nourrir tant en qualité qu’en
quantité. En 1982, à Beyrouth, si vous ne travailliez pas en belin pour l’AFP, il fallait
apporter vos films à l’aéroport, trouver un passager, un motard qui venait les chercher à
l’arrivée etc. Il y avait toute cette chaîne. Ils étaient édités, dupliqués, puis tout était envoyé
dans les services photo des rédactions. Entre un moment T et la parution, il y avait entre
vingt-quatre et soixante-douze heures. Il y avait des filtres. Maintenant, avec le digital, on a
constaté pendant la guerre d’Irak en 2003, que des photographes de AP avaient un
transmetteur sur le dos, relié à leur boîtier, et que dès qu’ils faisaient une photo, elle partait
vers AP en temps réel. Cette rapidité est intéressante et en même temps les journaux sont
beaucoup moins exigeants parce qu’ils veulent avoir la même image que celle des journaux
télévisés. A de très rares exceptions près, les photos historiques n’ont jamais été celles qui
ont été publiées en première page le lendemain de leur prise de vue. Souvent, il y avait une
relecture, une redécouverte sur les planches contact.
Aujourd’hui, avec le numérique, peut-être que des photos ont été effacées parce qu’elles ne
présentaient pas un intérêt immédiat. Le numérique, parfois, risque de nous fait perdre des
pans entiers de notre histoire.
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Visa pour l’Image – Perpignan
Quand vous êtes dans une cave à Grozny ou ailleurs, sous les bombardements, je ne sais
pas comment vous gravez des DVD ou des copies de secours. On va à l’essentiel et on
perd toute une partie de son travail. Il y a vingt ans, quand un photographe m’apportait un
sujet, il arrivait avec 100 photos. Aujourd’hui, des tas de photographes m’amènent 15
photos sur un sujet parce qu’on leur a payé deux jours alors qu’on leur payait quinze jours
dans le passé. Or, en deux jours de commande, vous ne pouvez pas faire grand chose.
Quand on vous envoie au Kenya en vous disant « Tu as quarante-huit heures », qu’est-ce
que vous voulez faire sur les événements au Kenya ? Vous faites de l’illustration.
On le constate, le photojournalisme a de moins en moins de visibilité dans
les magazines et de moins en moins d’argent, de moyens, dévolus au
reportage photo de terrain. En même temps, chaque année à Perpignan,
les directeurs photo, directeurs de rédactions, rédacteurs en chefs, en
tous cas, les « décideurs » de ce milieu sont légions. N’y aurait-il pas une
certaine hypocrisie dans ce « paradoxe »?
Il y a trois ou quatre ans, je disais aux professionnels : «Arrêtez de dire que vous aimez le
photojournalisme, achetez-le ! » On voit plein de gens qui viennent à Perpignan et qui
s’extasient : «Ah, c’est remarquable, formidable, magnifique ! » Pourquoi les mêmes
n’achètent-ils pas les sujets ? Pourquoi ne les publient-ils pas après le Festival ? En 1998,
je me souviens d’une histoire d’Ettore Malanca sur les enfants de la gare de Bucarest. Il
l’avait montré à tout le monde et… n’avait pas eu de parution. Après son exposition à
Perpignan, il a fait plusieurs ventes. Ce qui était formidable. Mais aujourd’hui cela arrive de
moins en moins. L’an dernier, nous avons projeté 100 photos sur dix ans de travail sur
l’exclusion et la précarité en France de Diane Grimonet. Seuls VSD et Libération ont fait
une commande à Diane par la suite... C’est tout !
C’est vrai que c’est insensé que des photographes comme Fusco, Greene, Dagnino, van
der Stockt, Quidu, entre autres, n’arrivent pas à joindre les deux bouts. C’est quand même
insensé ! Ces mecs ont du talent, sont de vrais journalistes et ils vont sur le terrain.
Philosophiquement, ça me pose des problèmes, qu’ils n’aient pas les moyens de monter
des reportages, et/ou pas de publications régulières de leur travail…
Visa pour l’Image a été une vitrine pour plusieurs générations
« historiques » de photojournalistes. Comment se présente aujourd’hui la
relève, quelle est son écriture, peut-elle faire ce que faisaient ses
prédécesseurs ?
En 2004, nous avions montré le travail d’un tout jeune photographe, Rémi Ochlik, qui était
parti à Haïti tout seul et qui, sur place, heureusement, avait rencontré Noël Quidu et
Laurent van der Stockt qui l’ont beaucoup aidé, encadré, donné des conseils. Il avait
rapporté un boulot exceptionnel. Ce type, il y croyait, il y croit toujours, mais aujourd’hui il
fait de l’institutionnel parce que ses reportages ne lui permettent pas de bouffer.
Il y a vingt ans, beaucoup de photographes inconnus partaient couvrir un sujet, en
« spéculant », c'est-à-dire à leurs frais. Si c’était bon, ils réussissaient toujours à le vendre à
leur retour.
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Visa pour l’Image – Perpignan
Et le téléphone portable ?
Vous savez, pour moi, c’est un phénomène de mode. En 1990, lors de la deuxième année
de Visa pour l’Image, nous avions fait une expo qui s’appelait « Les amateurs font l’actu ».
Nous avions montré, à l’occasion, toutes les photos qui, historiquement, avaient été prises
par des amateurs. Roger Thérond en avait écrit le texte. Il disait : « Il y a aujourd’hui au
Japon, 200 000 Japonais susceptibles de faire la Une de Paris Match la semaine
prochaine ». Ce phénomène a toujours existé. Maintenant, quand on voit les agences
spécialisées dans les photos d’amateurs, en Angleterre, en Italie - et ça commence en
France - à part les attentats de Londres et l’exécution de Saddam Hussein - et encore ce
n’est pas le meilleur exemple ! - cela reste très marginal. Ce qu’on voit dans ces agences
de photographes amateurs par téléphone, c’est surtout Bruce Willis fait du culturisme, ou
encore Britney Spears s’est coupé les cheveux ou va acheter des croissants… Le jour où je
verrai quelqu’un partir avec son portable à Bagdad, là je commencerai peut-être à me faire
du souci pour ce métier. Mais pour l’instant, je n’ai encore jamais vu un photographe partir
avec un téléphone portable faire un reportage à Grozny !
Depuis deux décennies vous êtes célèbre pour vos coups de gueule... Quel
est le dernier en date ?
Le problème, c’est qu’on confond avoir «du» caractère et avoir «mauvais» caractère ! J’ai
du caractère, je ne pousse pas de coups de gueule mais j’ai des emportements parce qu’il
y a des choses qui me révoltent. Quand on voit la qualité du travail des photographes, et
que l’on ouvre les journaux, il y a un tel fossé, une telle distance que, oui, ça m’emmerde !
Je me dis que les journaux pourraient être tellement mieux. Prenez des tentatives
exigeantes et ambitieuses, comme le lancement de XXI, dont le premier numéro est
encourageant. J’aimerais y voir beaucoup plus de photos, de reportages visuels. La mode
du portrait m’emmerde, je l’ai dit et le répète. Faire des portraits de soldats américains en
Irak ou de taliban en Afghanistan, je trouve qu’il n’y a rien de plus chiant et je ne veux plus
voir de portraits…
S’il fallait résumer Visa pour l’Image en chiffres depuis vingt ans ?
En 1989, 123 accréditations, 7 agences, 2 pays, dont l’Italie, via Annie Boulat qui avait
amené Grazia Neri. En 2007, il y avait 250 agences et collectifs de 68 pays et près de 3
500 professionnels accrédités. Cela démontre bien la nécessité d’un Festival comme Visa
Pour l’Image. Nous avons réussi un pari formidable. On réalise qu’on a gagné quand on voit
des photographes revenir même quand ils n’ont pas d’expo. Visa pour l’Image est devenu
un vrai rendez-vous pour la profession et ça, c’est magnifique.
Côté public, il y a vingt ans, on n’était même pas à 24 000 entrées aux expos. En 2007,
182 000 personnes ont visité les expositions. La deuxième semaine du Festival, nous
avons été obligés d’évacuer le Couvent des Minimes pour raisons de sécurité, parce qu’il y
avait 5 000 mômes entre 6 et 18 ans qui venaient visiter les expositions... Là, je me dis
qu’il se passe quelque chose de passionnant. Autre exemple : la personne qui est devenue
notre interlocutrice Europe chez Canon est une perpignanaise. Elle me racontait
récemment, qu’elle a été « piquée par le virus » le jour où sa prof de philo avait amené sa
classe voir une expo de Visa pour l’Image. Je me dis : « Ça, c’est génial ! »
2e Bureau – Sylvie Grumbach
18 rue Portefoin – 75003 PARIS
tél. +33 (0)1 42 33 93 18 / [email protected]
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20e Festival International du Photojournalisme
Visa pour l’Image – Perpignan
Toujours des chiffres... Combien de personnes y a-t-il tous les soirs au
Campo Santo lors des projections et combien de photos projetées par
soir ?
Au Campo Santo, il y a 2 650 places assises, et les trois derniers soirs de projection, à peu
près 800 personnes de plus, via la retransmission des projections sur la place Gambetta.
Cette année, nous allons passer de la place Gambetta à la place de la République, plus
vaste. 1 500 à 2 000 personnes pourront y assister.
Chaque année, 10 000 à 12 000 photos sont projetées par semaine, soit près de 2 000
photos par soirée. Pendant des années, je n'ai pas voulu passer à la projection numérique,
je n’y croyais pas, je trouvais que la qualité n’était pas au rendez-vous et je ne voulais pas
abandonner la souplesse qu’on avait avec les projections de diapos. Maintenant, on est à
notre troisième édition en numérique et je crois qu’on a un système de projection
absolument phénoménal.
Vous dites souvent que «vous construisez Visa pour l’Image comme un
journal»...?
Oui, j’aime bien ce parallèle. Nous avons la meilleure impression du monde car nous
travaillons avec les meilleurs labos du monde. Nous avons la possibilité de montrer les
sujets avec 40 à 70 photos par expo. Il n’y a pas de pub entre les sujets, il n’y a qu’un
problème: nous n’avons qu’un seul numéro par an et on ne peut pas nous recevoir par
abonnement !
A quand Visa pour l’Image version papier ?
Je dois reconnaître que je suis un peu déçu…. Personne ne nous l’a jamais proposé. Je
pense que si quelqu’un avait cru une seule seconde dans la viabilité d’un projet comme
«Visa pour l’Image Magazine », il l’aurait fait. Je le regrette parce qu'on n’arrivera pas à me
faire croire qu’avec le contenu que nous avons, on ne pourrait pas avoir une édition
bilingue, français-anglais, qui n’arrive pas à faire 400 000 exemplaires par mois. Vraiment,
je n’arrive pas à le croire.
C’est donc une question de choix. On a le contenu, on a les gens pour le faire, il y a plein de
journalistes qui seraient prêts à écrire pour un journal comme celui-ci.
Sans dévoiler le contenu du 20e Visa pour l’Image, comment souhaitezvous le célébrer ?
Avec flamboyance mais avec discrétion. Vingt ans, cela compte dans une vie.
Personnellement, j’ai l’impression d’avoir fait le premier « Visa pour l’Image » hier matin…
Nous avons donné beaucoup d’énergie avec toute l’équipe, beaucoup de passion pendant
toutes ces années. Nous avons envie de célébrer ces vingt ans, mais en même temps, une
chose est certaine c’est que l’actualité 2007/2008 ne sera pas mise en veilleuse à cause
de notre anniversaire. Cela, nous y tenons tous beaucoup. Donc l’actualité, rien que
l’actualité, toute l’actualité. On se permettra, tout de même, une soirée de projection sur
les six de la semaine professionnelle, pour revenir en arrière sur des sujets qui nous ont
tous marqués.
Propos recueillis par Claire Baudéan, Caroline Laurent et Lucas Menget.
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