Foxcatcher

Transcription

Foxcatcher
Sur le tournage,
Bennett Miller
coache Mark
Ruffalo coachant
Channing Tatum
Foxcatcher
de Bennett Miller
avec Channing Tatum,
Steve Carell, Mark Ruffalo
Le milliardaire, le coach et le lutteur.
Un triangle tout en sourdes ambiguïtés,
par le réalisateur de Capote.
C
’est de saison. Courant janvier
et février, le cinéma américain
enfile les vêtements
du dimanche. Un cortège
d’orgueilleuses fresques,
de grands bateaux élégants
défile lentement devant nos yeux en vue
des prestigieuses cérémonies annuelles.
Si certains parmi eux ne méritent
qu’une considération polie, d’autres
s’imposent à nous avec majesté :
c’est le cas de Foxcatcher.
Il n’est bien sûr pas anodin que le film
de Bennett Miller sorte dans un tel climat :
il s’agit d’un drame racé et robustement bâti,
à la voilure colossale, taillé pour la chasse
aux statuettes. Les faits-d’inspiration-réelle
se déroulent au crépuscule du XXe siècle,
dans un petit recoin d’Amérique opulent
mais silencieux : une vaste propriété coupée
du monde, qui ressemble déjà à un
mausolée. John du Pont (Steve Carell,
évidemment cabotin mais quand même
captivant), vieux garçon lunatique, héritier
d’une ancienne et immense fortune,
se détourne de la tradition familiale
des courses de chevaux pour prendre sous
son aile, au grand désespoir de sa mère,
les champions de lutte de la nation
américaine – sport de combat ambigu,
plein d’étreintes et de contorsions, qui
a suscité chez lui une étrange et tardive
passion. En première ligne de ses poulains,
deux frères champions du monde : Mark
et Dave Schultz. Mark (Channing Tatum)
est un gladiateur solitaire et taiseux,
mal à son aise, souffrant secrètement
de l’emprise de son aîné. Dave (Mark
Ruffalo) est son mentor, son coach et bien
évidemment sa figure paternelle : il est
prévenant, plein d’assurance, et d’ailleurs
père de famille. Au fil des compétitions
et des entraînements se noue entre
les trois hommes un manège fait de
sourdes dominations.
Il y a une filiation entre Le Stratège (2011),
précédent film de Bennett Miller,
et Foxcatcher. C’est qu’un mouvement
d’attraction-répulsion les lie à la
grammaire du film de sport, genre
qu’ils ont tous deux à cœur de renverser,
ou plutôt dont ils anéantissent tous deux
la dimension spectaculaire : le premier
en se concentrant sur le soubassement
tactique (les manœuvres de traders
des néo-managers de base-ball) et le
second dans un certain caractère antique
de la pratique sportive – une tradition
apollinienne qui sublime le corps masculin,
éprise de noblesse, somme toute assez
avare de mouvements. Surtout, dans l’un
comme dans l’autre, le ring (ou le stade,
peu importe) est le lieu d’une sorte
de splendeur passée qu’il nous est à peine
permis de regarder, si ce n’est par
l’intermédiaire d’écrans d’époque
(les vraies-fausses retransmissions télé,
que Miller aime toujours autant) ; tandis
que la coulisse est le sanctuaire du
monstre, un lieu à l’abri du chahut, des
regards de la foule, peuplé de tragédiens
– en un mot, une crypte, un abysse où
se déploie avec une élégance très assurée
l’envergure dramatique de Miller.
C’est d’ailleurs justement la question
du monstre qui donne à Foxcatcher
une force de frappe encore jamais atteinte
par le cinéaste : une déformation des peaux
et des corps qui réduit, comme une
épidémie, les personnages à des animaux,
et leur quotidien à un corps à corps brutal
et impur. C’est la meilleure idée du film,
de Steve Carell et sa prothèse nasale
invraisemblable, entre le vautour et
la chèvre, à Mark Ruffalo en buffle avec
son front démesuré, tandis que Channing
Tatum, qui n’a pas besoin de maquillage
pour ressembler à un taureau, gigote
autour de ses deux pères de substitution
comme un chien autour de son maître.
Un sentiment d’abjection parcourt
le film, qui dans son étude de personnages
cuisine tant de nausées, de violences mal
assouvies, qu’il parvient à faire le lit
d’un finale dont il ne faut bien sûr point trop
dévoiler mais dont on peut tout de même
relever ceci : un caractère à la fois
inimaginable et évident, un renversement
total qui tombe pourtant avec une frappante
fluidité, paradoxe qui traduit une
remarquable finesse d’écriture. Foxcatcher
ne se fait certes pas sans un certain goût
du rentre-dedans, de l’écrasement
tragique, mais peu importe : il a la stature
d’un opéra. Théo Ribeton
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21.01.2015 les inrockuptibles

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