Tchad-République centrafricaine : un tourbillon des violences

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Tchad-République centrafricaine : un tourbillon des violences
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Tchad-République centrafricaine : un tourbillon des violences
Sur la base des expériences vécues à Bangui et des témoignages recueillis auprès des
acteurs et victimes des événements malheureux que les deux pays ont connus, cet articule,
écrit sous une plume journalistique, donne un aperçu sur les circonstances ayant contribué à
la situation apocalyptique que Tchadiens et autres musulmans ont vécu en République
centrafricaine. Au-delà de la crise centrafricaine et au regard de ce qui se passe au Tchad, cet
article présage une atmosphère des violences dans ce pays.
La situation des violences que subissent actuellement les ressortissants tchadiens en
République centrafricaine ne peut surprendre personne, si l’on fait une analyse rétrospective
sur l’histoire coloniale et postcoloniale du Tchad et de la République centrafricaine. Sous la
colonisation, les deux territoires ont connu, outre les aberrations sanguinaires des conquêtes
militaires, des violences marquées par le portage et autres corvées liées à la mise en valeur de
ces colonies1. Ces violences ont laissé des séquelles sur la vie quotidienne des populations
oubanguiennes et tchadiennes. À Bangui comme dans les régions méridionales du Tchad, où
nous avons séjourné dans le cadre de notre recherche, les déportations des populations
paysannes à travers tous les territoires de l’Afrique Equatoriale Française au besoin de la
main-d’œuvre pour la construction des infrastructures de communication (chemin de fer
Congo-Océan, route Bangui-Douala, route Bangui-Fort-Archambault et route Bangui-Goré),
ont un impact sur la notion d’« étranger » en République centrafricaine et font resurgir la
problématique de l’« autochtonie » à l’intérieur du Tchad.
Pendant presque toute la période coloniale, le territoire de l’Oubangui-Chari et le
territoire du Tchad étaient une seule entité administrative. Le gouverneur général dirigeait, à
partir de Bangui, ces deux territoires. À cette époque-là, les peuples oubanguiens et tchadiens
ont un seul statut, celui des sujets français et, plus tard avec l’Union Française de 1946, ont
été « assimilés » ou « associés » à la citoyenneté française. Il a fallu attendre le référendum
de la Communauté franco-africaine de 1958, suivi des proclamations des Républiques en
1959 pour que leur statut change et la notion des « nationalités » apparaisse entre
Oubanguiens et Tchadiens2. Avec les indépendances de 1960, les deux peuples, bien qu’ils
soient des nationalités distinctes, ont vécu dans une harmonieuse cohabitation. Au Tchad
comme en République centrafricaine, les citoyens ne se sentent pas étrangers et ne souffrent
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Cantournet, J.(2000) L’axe de ravitaillement du Tchad entre 1900 et 1905 route de vie route de mort. Paris :
L’Harmattan.
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La Loi cadre de 1957 accorde une autonomie administrative aux différents territoires de l’AEF avec la mise en
place des conseils territoriaux. Les élections organisées à cet effet ont été l’origine de l’émergence de leadership
politique dans les territoires de AEF.
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d’aucune xénophobie de part et d’autre de leurs frontières. Comme l’explique Sair Abou que
nous avons rencontré en octobre 2012 à Bangui: « Je suis arrivé à Bangui vers les années 1948. C’étaient
les Blancs qui gouvernaient ici. Lors des élections de 1958, j’ai fait la propagande avec Barthélémy Boganda. On nous
parlait de l’indépendance. Après l’indépendance, je ne suis plus rentré au Tchad. j’ai payé l’emprunt national ici en
Centrafrique en 1965. Je me suis marié même ici. J’ai fait neufs enfants. Tous se sont mariés ici comme moi. Parmi lesquels
un seul est allé en visite au Tchad. Les restes n’ont jamais mis pied au Tchad. On vivait comme auparavant. Mais, je suis
resté toujours Tchadien, je n’ai pas pris la nationalité centrafricaine. Je faisais mes papiers régulièrement à la chancellerie
du Tchad. Alors que tous les enfants ont la nationalité centrafricaine……».
Saïr Abou
Emprunt National centrafricain 1965
Carte consulaire
D’ailleurs, dans certaines villes des régions méridionales du Tchad, frontalières avec
la République centrafricaine, les populations utilisent la langue centrafricaine, le « sango »
comme langue véhiculaire. Au marché, dans les quartiers comme dans les Eglises, la
communication était souvent en « sango ». Mais, cette harmonie s’effritera peu après 1965
lors que le Tchad aura connu une révolte populaire, accusant son voisin d’héberger les
insurgés à Bangui3. Les autorités tchadiennes prennent la décision d’interdire l’usage du
« sango » dans les régions méridionales. Les relations diplomatiques entre les deux pays ont
été perturbées. Cependant, pour dissiper la colère du Tchad , les autorités centrafricaines ont
extradé en 1970 quelques opposants tchadiens vers Fort-Lamy, puis elles se sont évertuées à
faire conclure un accord de réconciliation entre le pouvoir tchadien et ses opposants le 18
janvier 1971 à Fort-Archambault (Sarh). À partir de 1976, les deux pays signent un accord de
coopération qui sera réactualisé en 1983 pour créer à leurs frontières respectives une ceinture
de sécurité en vue d’interdire l’infiltration de toute force qui leur est réciproquement hostile.
Mais, les différents régimes qui se sont succédé au Tchad et en République centrafricaine
n’ont pas tenu au respect de cet accord.
En 1982-1986, les représailles dirigées contre les populations sudistes par le régime
d’Hissiène Habré ont provoqué un flux massif de celles-ci vers le territoire centrafricain. On
dénombre 21495 réfugiés4 repartis dans les principales villes de Bangui, Berberati et
Bossangoua. En 1992, la rébellion dirigée par Laokein Bardé plonge à nouveau la partie
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4
Chapelle, J. (1980) Le peuple tchadien: ses racines, sa vie quotidienne et ses combats. Paris : L’Harmattan.
Document du haut-commissaire du HCR soumis à l’Assemblée Générale des Nations Unies le 11 août 1996.
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méridionale du Tchad dans une insécurité sans précédent. La guerre entre les rebelles et les
forces gouvernementales ont obligé les populations civiles à s’enfuir une fois de plus vers le
territoire centrafricain. La frontière centrafricaine sert de refuge pour les rebelles sudistes5. La
problématique de l’insécurité frontalière entre les deux pays fait surface. Le grand banditisme
resurgit le long des frontières tchado-centrafricaines. Les provinces centrafricaines du Nordouest et du Nord-est subissent souvent les attaques des « coupeurs de route », appelés
« Zaraguina ». Les Tchadiens sont accusés à tort ou à raison d’être les auteurs des braquages
et autres attaques à main armée6. La chasse à la sorcière ne cesse de faire des victimes parmi
les ressortissants tchadiens résidents en République centrafricaine. À l’hospitalité légendaire
qui fut le substrat de l’harmonie sociale entre les deux peuples, s’installent la haine et la
xénophobie.
Entre 1994 et 1996, le pouvoir de Bangui fait face à plusieurs reprises aux mutineries
militaires. Révoltes et défections se succèdent au sein de l’armée centrafricaine. Le président
Ange-Félix Patassé se rabat sur les affinités ethniques frontalières du Nord pour reconstituer
sa garde présidentielle. Beaucoup de jeunes tchadiens d’ethnies N’gama, N’gambaye et
Rounga ont été enrôlés à cette fin. Par ailleurs, les autorités centrafricaines chargent Martin
Koumtamadji, alias Abdoulaye Miskine, ex-rebelle tchadien, de sécuriser le nord du territoire
centrafricain. Abdoulaye Miskine et ses éléments mènent des opérations à l’intérieur de la
frontière méridionale du Tchad. Le quotidien tchadien LE PROGRÈS rapporte: Des militaires
centrafricains ont tué quatre Tchadiens et fait huit prisonniers les 29 et 31 décembre, avant
de se replier en République centrafricaine (RCA)7. Les commerçants musulmans, les éleveurs
arabes et peuls ressortissants du Tchad sont les principales victimes des exactions des
supplétifs de l’armée centrafricaine. Rackets, amandes arbitraires et autres escroqueries
administratives sont souvent infligés aux convoyeurs des bétails8. À Bangui, la capitale, les
policiers et autres agents de maintien de l’ordre font subir aux tchadiens moult tracasseries
policières et administratives. Des taxes aberrantes aux pénalités abusives ont été assujetties
aux ressortissants tchadiens. Par exemple un commerçant affirme avoir reçu une pénalité
pour non présentation de la carte grise alors qu’il circulait à pieds et cite le cas d’un autre
5
Buijtenhuijs, R. ( 1998) Transition et élections au Tchad 1993-1997. Restauration autoritaire et recomposition
politique. Paris : Karthala.
6
SAÏBOU, I.( 2006 ) « La prise d’otages aux confins du Cameroun, de la Centrafrique et du Tchad une :
nouvelle modalité du banditisme transfrontalier » in Polis, Revue camerounaise des sciences politiques, Vol. 13,
Numéros 1-2.
7
LE PROGRÈS du 14/01/2002
8
Rapport : « Crimes de Guerre en République Centrafricaine », Fédération Internationale des Ligues des Droits
de l’Homme ,28 Février 2003, p.41.
4
piéton tchadien verbalisé pour « excès de vitesse ». Au marché de Km5, les tracasseries
policières ont régulièrement provoqué des échauffourées sanglantes opposant policiers et
commerçants9. Tout ceci exprime la haine qu’éprouvent les Centrafricains envers les
ressortissants tchadiens. Ce climat des violences ne se limite pas seulement à Bangui mais
partout dans les villes centrafricaines, la haine est perceptible à l’égard des ressortissants
tchadiens. Ahmat Hamadène commerçant tchadien vivant à Kaga-bandaro raconte son
amertume: Je suis arrivé en République centrafricaine depuis 1957. À Kaga-Bandaro où je vivais, pendant les
mutineries de Bangui en 1996, les populations centrafricaines ont décidé attaquer les commerçants musulmans.
Les autorités administratives de la localité n’ont pas envisagé des mesures dissuasives pour les empêcher. Ainsi,
j’ai un ami gendarme qui est venu m’aviser de la situation. Aussitôt, j’ai passé l’information à mes compatriotes
et nous nous sommes organisés pour protéger nos biens et nos familles. Pendant trois jours, nous avons été face
à face avec les centrafricains qui tentaient piller nos boutiques. Au quatrième jour, des renforts militaires sont
envoyés de Bangui pour stabiliser la crise. Dès lors, j’ai décidé regagner le Tchad. j’ai quitté Kaga-Bandaro en
2000 pour m’installer à Sido. Les attaques de ces dernières semaines contre la communauté musulmane en
République centrafricaine étaient planifiées depuis longtemps. À mon avis, il faut que les compatriotes
tchadiens regagnent le Tchad pour vivre en paix.
Ahmat Hamadène
La cohabitation entre Centrafricains et populations allogènes musulmanes en général
et tchadiennes en particulier ne cesse de se dégrader des jours en jours. L’engagement du
Tchad dans la crise centrafricaine, à travers les instances internationales de maintien de la
paix, vient accroître l’antipathie des Centrafricains. De la MISSAB à la MINURCA en
passant par la FOMUC jusqu’à la MISCA, les contingents tchadiens se sont fait remarqués
par leur prise à partie dans le conflit centrafricain. La neutralité qu’il faille observer dans une
telle mission est sujette à des nombreuses controverses10. Pendant la première intervention en
1996, dans le cadre de la mission de surveillance des accords de Bangui (MISSAB), les
contingents français et tchadiens ont mené une attaque sanglante contre les mutins pour
sauver le pouvoir de Ange Félix Patassé. Les massacres qu’ils ont commis dans les quartiers
sud de Bangui, Lakouanga, Pétevo, Fatima et Katin, quartiers occupés par les mutins, n’ont
pas sans conséquences sur l’image des Tchadiens. Les Centrafricains manifestent leurs haines
9
Rapport de la commission mixte de sécurité tchado-centrafricaine tenue à Bangui du 7juin 2011.
Rapport du Secrétaire Général des Nations Unies sur la situation en République centrafricaine, 3 janvier 2003.
10
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à travers des expressions malveillantes tels que « arabou bouba », « gnama » et « ya pas la
temps », signifient respectivement « l’imbécilité des Tchadiens », « viande carnée » et « il
n’y a pas du temps », au passage des éléments de l’armée tchadienne dans les quartiers de la
capitale. En 2000, quand François Bozizé s’est rebellé contre le régime de Ange-Félix
Patassé, le Tchad lui a prêté armes et soldats11; alors qu’il faisait partie des troupes de la
mission des Nations Unies en République centrafricaine (MINURCA). Plus tard, pendant que
le président François Bozizé fait face à une rébellion dirigé par Michel Djotodia, le Tchad,
étant membre des forces multinationales en République centrafricaine (FOMUC), lui tourne
le dos et donne un soutien implicite à la rébellion pour prendre le pouvoir en 2013. Plusieurs
soldats tchadiens que nous avons rencontrés n’ont pas nié leur participation aux côtés de la
Séléka. Outre les armes et les munitions dont celle-ci a bénéficié, nombre de jeunes éleveurs
arabes se sont enrôlés, à partir de la frontière tchadienne, dans le rang de la rébellion de
Djotodié sous l’œil complice des autorités tchadiennes. À la prise de Bangui en 2013, les
mercenaires de la Séléka se sont livrés au pillage et leurs butins sont rapidement acheminés
vers Sido, à la frontière tchadienne. L’ambigüité du Tchad dans la crise centrafricaine ne fait
qu’accumuler la haine dans les cœurs des Centrafricains. Ce fut dans ces circonstances que
fraternité et convivialité tchado-centrafricaines se sont fondues dans les violences
ahurissantes de ces derniers mois. Celles-ci ont reflué, selon le premier ministre tchadien,
plus de 75.000 Tchadiens vers le bercail12. À Sido, Sarh, Goré et N’Djamena, les Tchadiens
retournés de la République centrafricaine se trouvent dans un indescriptible désastre social.
Ils constituent une menace pour la sécurité et la paix dans la partie méridionale du Tchad.
Pour mémoire, les séquelles de la guerre civile de 1979, opposant le Nord au Sud ou
musulmans/chrétiens, ne sont pas totalement effacées des mentalités tchadiennes. Les régions
méridionales du Tchad ne sont pas propices pour accueillir les retournés tchadiens de la
République centrafricaine, d’autant plus que celles-ci sont déjà en proie à des conflits tribaux.
À plusieurs reprises, des conflits meurtriers ont opposé les éleveurs nomades du nord aux
agriculteurs sédentaires du sud. Avec le conflit centrafricain, les éleveurs nomades ont profité
pour se procurer des armes à feu et qui ne daignent pas en faire usage en cas de conflit13.
Outre les conflits éleveurs/agriculteurs et clivage nord/sud, le sud du Tchad souffre des crises
intercommunautaires liées à l’histoire coloniale. La déportation des certaines populations
11
N. YORONGAR, « Terrorisme d’Etat, piraterie fluviale et phénomène des coupeurs de route au Tchad », in
J.V.NTUDA EBODE, Terrorisme et piraterie : De nouveaux enjeux sécuritaires en Afrique Centrale, Yaoundé,
Presses Universitaires d’Afrique, 2010, p.38.
12
Déclaration du premier ministre Pahimi Kazalbé Débeu à la télévision tchadienne.
13
LE TEMPS N° 551 du 09 au 15 janvier 2008 p.7
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pendant la période coloniale fait surgir aujourd’hui la problématique d’intégration sociale.
Les anciens déportés sont victimes d’une certaine marginalisation dans les milieux de leur
accueil. Ce type de conflit larvés, on le trouve à Sarh entre les Sara-Kaba et les SaraMadjingaye, entre les Daï et les Sara-Madjingaye et à Sido entre les Rito et les N’gama. Par
ailleurs, les migrations massives des populations des régions septentrionales dans le sud du
pays sont source d’autres conflits qui entachent la cohabitation entre les autochtones et les
allogènes. Aux marchés de Moundou, de Moïssala et de Goré, des bagarres meurtrières ont
souvent opposé les commerçants nordistes aux autochtones sudistes.
L’histoire coloniale seule ne peut expliquer les violences qui sévissent au Tchad et en
République centrafricaine. L’« étrangéité » et l’« autochtonité » ne peuvent non plus être
vecteurs des violences qui se passent actuellement en République centrafricaine et qui
menacent la partie méridionale du Tchad. La réflexion doit être portée sur la crise de l’Etat.
L’Etat post colonial est devenu une propriété entre les mains des gouvernants. Les citoyens
sont privés des libertés, l’arbitraire règne comme modèle politique. Dans ce cas, l’Etat s’est
vidé de ses éléments constitutifs. L’autorité dont l’armée est la principale incarnation ne peut
s’exercer comme il se doit. Car l’armée n’est pas nationale, elle est clanique et est au service
du clan qui exerce le pouvoir. Les populations sont abandonnées à elles-mêmes, pas des soins
médicaux, pas d’écoles pour les enfants et pas de sécurité. Pour subvenir à tous ces besoins
nécessaires, les populations sont obligées de se regrouper en associations à bases ethniques
ou tribales. Ainsi, le sentiment d’appartenances ethniques prime sur l’intégration nationale.
Par conséquent, la cohésion nationale se meurt et cède la place à des querelles tribales.
Souleymane Abdoulaye Adoum, doctorant/PhD à l’Université de Leiden (Pays-Bas)