De Hollywood à Bollywood : comment devenir millionnaire

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De Hollywood à Bollywood : comment devenir millionnaire
De Hollywood à Bollywood : comment devenir millionnaire ?
Par Monique Dagnaud et Kristian Feigelson*
Le 22 janvier 2009 à Mumbai, la sortie du film Slumdog Millionnaire de Danny Boyle, tout
juste nominé 10 fois aux Oscars, déclenche une bourrasque médiatique en Inde. Tournée
pendant trois mois à Mumbai, l’histoire des trois gamins du bidonville de Dharavi, les deux
frères Jamal et Salim, et la petite Latika envahit les écrans. A l’heure d’une mondialisation
avancée et des effets sociaux de la crise économique, la question de la pauvreté est remise sur
scène. Violence du sort de ces enfants abandonnés qui pullulent dans les mégalopoles
indiennes, parodie de l’émission Qui veut gagner des millions dans laquelle le jeune Jamal,
armé du seul savoir acquis dans sa vie « de chien » triomphe, quête de l’amour perdu : le
scénario multiplie les angles de vue et se déploie comme une leçon de vie. En Inde, depuis
plusieurs jours, une polémique enflait dans la presse, non sur le film, reconnu pour sa
virtuosité artistique par une population ardemment cinéphile, mais par ce qu’il peignait de la
misère et de la corruption dans la plus grande démocratie du monde. Une fois encore, un long
métrage, par la puissance des images qui confrontent une société à elle-même, soulevait les
passions. Déjà Louis Malle, en 1969, pour son film Calcutta, avait été accusé de porter un
regard négatif sur l’Inde. Etait-il possible qu’un réalisateur occidental, encensé de surcroît à
Hollywood, puisse encore colporter quarante ans plus tard ces questions au cœur de
Bollywood ?
Le 13 janvier, Amitabh Bachchan, star adulée du cinéma indien, lance le débat dans son blog :
« Si le projet de ce film est de montrer l’Inde comme une Nation en voie de développement
sous son jour peu reluisant (…) disons que cet aspect « sous la ceinture » existe même dans
des pays plus développées. Le problème c’est que ce film imaginé par un auteur indien et
réalisé par un metteur en scène occidental fait l’objet d’une reconnaissance mondiale. S’il
avait été réalisé par un metteur en scène indien cela ne se serait peut-être pas produit ».
L’intervention d’ Amitabh Bachchan, reprise dans tous les médias, n’est pas innocente.
L’acteur hante le film, bien qu’il n’y figure pas. D’abord, par la scène où l’on voit une foule
en délire se précipiter vers son hélicoptère qui vient d’atterrir, pour lui demander un
autographe. D’autre part, parce qu’il a animé pendant deux ans la version indienne de Qui
veut gagner des millions ? , une étape qui relança sa carrière en 2005.
La soixantaine dépassée, l’interprète de « Coolie » se présente comme une sorte de
sage,interprète infatigable des profondeurs de l’Inde. Il écrit quotidiennement dans son blog
son journal intime destiné à sa famille extensive –en fait la société indienne dans son
ensemble- et reçoit entre 300 et 700 réactions chaque jour. Il y dépeint par le menu ses
activités, livre ses pensées, ses états d’âme, ses poèmes et ses photos,et relate ses allers et
venues comme « ambassadeur » de l’Inde (à New-York, Paris, Londres et récemment au
Forum économique de Davos).
Amitabh Bachchan, par ses diverses facettes, incarne cette complexité indienne. Tour à tour
étoile du cinéma hindi, soutien politique de l’ancien Premier ministre Rajiv Gandhi, député
pendant trois ans, beau-père de l’actrice, ex-miss monde, Aishwaya Rai, et présentateur de
télévision, l’acteur reste soucieux de la place et de l’image de son pays vis-à-vis du monde
occidental.
Son opinion déclenche un feu de réactions. Mais commentateurs et journalistes prennent
quelque distance à l’égard des propos du Seigneur de Bollywood. Certains y voient une
défense du cinéma hindi commercial. Certains soulignent les ambiguïtés indiennes : « La
vérité, c’est que Mumbai est en train de devenir un immense bidonville. Bollywood n’aurait
jamais fait ce film, parce que nous ne paierions pas pour voir la vie dans les taudis de
Dharavi ». D’autres rappellent pourtant que plusieurs films indiens ne font pas l’économie
d’une approche dénonciatrice sur la pauvreté endémique qui règne ici. Beaucoup trouvent
que, loin de porter un regard critique , Slumdog, rend un hommage appuyé au cinéma indien.
On refait les comptes : le réalisateur (Danny Boyle), le scénariste (Simon Beaufoy) et le
producteur (Cedalor, l’entreprise productrice de Qui veut gagner des millions ?) sont
anglais ; la monteuse Anouradhaa Singh est une indienne de Los Angelès ; le diplomate,
Vikas Swarup, auteur du livre dont est tiré le film, la directrice de casting, Loveleen Tandan,
le compositeur de la musique, Allah Rakha Rahman, et la plupart des acteurs, sont indiens.
Enfin, le héros Jamal, est interprété par Dev Patel, un adolescent aux racines indiennes mais
qui a toujours vécu en Grande-Bretagne. En bref, le film rassemble tous les ingrédients d’une
interculturalité inédite dont se prévaut une partie des nouvelles classes moyennes urbaines
(300 millions sur près de 1, 2 milliard d’habitants).
Au fur et à mesure du débat, la ville de Mumbai, magnifiée par l’énergie de la musique et de
la mise en scène, est perçue comme l’épicentre du film. Lors d’une conférence de presse
suivie par le tout Bollywood, Danny Boyle est porté aux nues pour avoir si bien capté l’esprit
de la mégalopole. Le scénario est réinterprété comme un tableau quasi enchanté de l’Inde. Il
est désormais accolé au « We can make it » d’Obama, dont l’intronisation apparaît au même
moment sur toutes les télévisions. Beaucoup de journalistes fournissent une interprétation :
le thème de l’enfant des rues devenant millionnaire grâce à un savoir construit à travers les
épreuves, scintille comme une lumière d’espoir pour tous les ghettos du monde. On peut
désormais ici comme ailleurs rêver de devenir entrepreneur de sa propre réussite. Les chaînes
proposent en boucle des reportages sur des anonymes issus des bidonvilles devenus de
prospères business men. Le ministre de l’intérieur, Palaniappan Chidambaram, recommande
même le film, puisque « les bidonvilles bourdonnent d’idées » , suggérant que les banques
facilitent le crédit afin d’y encourager l’esprit d’initiative. Face à une telle unanimité,
Amitabh Bachchan fait machine arrière et dit avoir été mal compris.
L’Inde incarne aujourd’hui une certaine réussite, et la revanche des pays émergents face à la
crise financière internationale. Affranchie de la colonisation, elle peut se réapproprier sans
complexe l’approche d’un réalisateur britannique. Ses industries de la communication se font
le vecteur de représentations d’entrepreneurs dynamiques, partagés entre consumérisme et
sentiment national. Distribuée dans des centaines de multiplexes, « cette vie de chien »
semble redonner aux indiens l’opportunité de réévaluer leur propre modernité face aux crises
multiples de la mondialisation. Et Bollywood s’emploie à délivrer le message d’un
capitalisme enchanteur en relayant sur son propre terrain le succès d’un film européen
couronné par Hollywood. Au moment où l’Amérique elle-même est en proie aux plus grands
doutes sur ses mythes fondateurs.
* Monique Dagnaud, sociologue (CNRS), auteur de Martin Hirsch : le parti des pauvres, ed
de L’Aube, 2009 ; et Kristian Feigelson, sociologue (EHESS/Paris III), auteur de Villes
cinématographiques, ciné-lieux, ed PSN, 2007.

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