le fou qui vend la sagesse - Soigner les maux d`esprit de divers mots

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le fou qui vend la sagesse - Soigner les maux d`esprit de divers mots
JOEL MEDINA
LE FOU QUI VEND
LA SAGESSE
FARCE PHILOSOPHIQUE
Courriel : [email protected]
À celui qui en toi attend que tu l'écoutes
On peut lire aussi :
LA QUESTE D'ALDORAN, Roman Mythologique
L'INDE DEVOILEE, Roman Philosophique
ROBIN D'ARDÈCHE, Roman Sylvestre
LES AVENTURES DU DOCTEUR ENFOYRUS, Roman Philosophique
Illustré, ISBN 2911344006 (Ouvrage papier commandable à domicile)
Article personnel sur l'Encyclopédie en ligne wikipédia
"L'homme est un vivant divin,
qui doit être comparé non pas au
reste des vivants terrestres,
mais à ceux d'en-haut, dans le Ciel,
qu'on nomme dieux..."
Hermès TRIMEGISTE ,
Corpus Hermeticus,
Traité X, 23.
PREFACE DU DOCTEUR ENFOYRUS
PREMIER
DE LA FACULTE D'OCLAND
IL y a de cela quelque temps, je reçus à domicile un exemplaire
dactylographié du curieux petit ouvrage que j'ai l'honneur de vous
présenter aujourd'hui. Quand je dis "recevoir", c'est bien le mot qui
convient. Et comme l'anecdote est, en un sens, aussi amusante que
singulière, je me dois, cher lecteur, de vous la raconter tout d'abord.
C'était un beau dimanche matin de Pâques ensoleillé, alors que
l'Aurore aux doigts de fée venait tout juste de poindre à l'horizon, et
que, comme le dit si bien La Fontaine, Janot Lapin lui faisait sa cour
parmi le thym et la rosée.
J'étais dans mon jardin à soigner mes légumes, ma vigne, et la
fleur de Sainte Gudule à la pourpre parure, lorsque je vis soudain un
oiseau. Il volait à tire d'ailes, passant sur mon domaine, à portée d'un jet
de pierre. C'était une cigogne --ou un ibis, je ne saurais le dire. Toujours
est-il que l'oiseau migrateur tenait un paquet dans son long bec
d'échassier, ou plutôt une ficelle dont l'extrémité inférieure était un objet
plat de dix pouces sur sept enveloppé dans une toile cirée d'un brun
jaunâtre, et qui devait peser une livre environ.
La bête aussi me vit. Elle se mit alors à décrire au-dessus de ma
tête une série de cercles concentriques toujours plus resserrés, jusqu'à
ce qu'elle fut juste placée à ma perpendiculaire. Elle lâcha l'objet, vous
devinez le reste.
Puis l'animal partit, avec un air d'ironie sur la figure, ce genre
d'expression insupportable que vous surprenez parfois sur le visage de
l'un de vos étudiants, et qui vous donne une furieuse envie de diviser sa
note par deux à l'examen pour le punir de son irrévérence. Le Docteur
Ratibus , à mon clos attenant, me le confirma d'ailleurs par la suite, car
il fut témoin de toute la scène, et me soutint qu'il l'avait vu rire. Nous le
consignâmes dans nos déclarations, car il m'avait été causé préjudice
et dommage corporel visibles sous l'apparence d'une bosse
conséquente, et j'avais, suite de quoi, intenté un procès à l'oiseau.
Comme la police ne put soi-disant l'arrêter, la cigogne fut
condamnée par contumace. Et elle vole encore...
C'est depuis ce temps-là que j'ai attrapé, comme on dit, la bosse
des Mathématiques. Elle est grosse comme un oeuf de pigeon, et m'est
fort utile, car chaque fois que je la gratte, j'invente un nouveau
théorème. À quelque chose malheur est bon, car je ne me suis jamais
senti aussi intelligent.
Puis, j'ouvris le colis que m'avait envoyé le Ciel.
J'y trouvai le présent livre, accompagné d'une lettre de l'auteur à
mon intention, qui me désignait comme un intermédiaire auprès du
public, afin de communiquer son message.
Je crus tout d'abord à un canular, ce dont je suis beaucoup
moins sûr aujourd'hui, après maintes relectures et enquêtes qui me
firent découvrir quantité de choses intéressantes qui m'étaient
complètement étrangères. Et je me demande même, s'il ne transmet
pas à l'insu de celui qui le détient et le médite longuement quelque
initiation secrète, car en vérité, je ne suis plus aujourd'hui le même
homme qu'hier.
Que pouvais-je en penser ? Etait-ce une mystification d'élève
plus imaginatif que moi, qui se payait ma tête en se vengeant d'une
injustice que j'aurais pu commettre de par le passé à son égard ? Oui,
mais qui ? Lequel d'entre eux ? La plupart ne savent pas aligner deux
mots de français correctement.
Etait-ce le fait d'un collègue chercheur qui délivrait sous le
manteau quelque terrible secret codé, ou qui exorcisait ses démons,
bien à l'abri, à la faveur d'un amusant pseudonyme ? Etait-ce un
politique, à l'instar de Francis Bacon que l'on soupçonna longtemps
d'être le vrai Shakespeare, qui dénonçait les travers et les moeurs de
son temps ? Ou bien les élucubrations d'un ésotériste de bazar qui
voulait attirer l'attention sur lui pour augmenter le tirage de l'Editeur ?
Ou bien encore un véritable Adepte de l'Art Royal, l'Alchimie, cette
"science" dont on a peut-être un peu trop vite dit --surtout nous autres,
officiels-- qu'elle n'était que ramassis d'inepties et galimatias de
laborantins avinés ? Enfin, peut-être s'agissait-il vraiment d'une
connaissance venue d'ailleurs, des étoiles ? Ou bien, qui sait, tout cela
à la fois ?
Et s'il y avait un message, quel était-il, et à qui s'adressait-il ?
C'était pour moi, je l'avoue, un grand mystère. Il y a vraiment de quoi y
perdre son latin ! Je défie quiconque de m'expliquer ce que ce livre
signifie. Ce qui est sûr, c'est que l'auteur connaît son affaire, et qu'il a
quelque chose à nous dire de plus profond que le texte interprété au
pied de la lettre, stricto sensus.
Tout d'abord, il semble qu'il ait voulu reprendre à son compte la
tradition humaniste du conte rabelaisien, qui, sous une anodine
apparence de frivolité grossière, nous enseigne des vérités cachées -peut-être notre vérité ? --et nous convie à "rompre l'os et sugcer la
sustantificque mouelle". Car les jeux de mots sonores abondent dans
cette petite oeuvre au style divers et ondoyant, où l'on pourrait penser
qu"'Atonbôphis" se soit lancé à lui-même le présomptueux défi de ne
pas écrire deux pages analogues. Que l'on songe seulement à la
naissance des nains du début, véritable parodie de la Génèse biblique
et des interminables généalogies du Livre Saint --dont j'ai le plus grand
respect par ailleurs ; ou à l'Ogre-des-Bois Bouffetous du quatrième
chapitre intentionnellement intitulé "initiation", qui"... rôtait et barytonait
du cul à tire-larigot" ! Mais après tout, le fumier n'est-il pas le meilleur
engrais de la terre ?
L'auteur emprunte également plus d'une idée à la Tradition
indienne, qu'il s'agisse de karma, de réincarnation, de yoga, ou de
philosophie tantrique dont le symbolisme se rattache à une conception
alchimique de la sexualité, dont un certain usage, disent les textes, a le
pouvoir de transmuter la conscience d'un être, grâce à un processus
d'accumulation puis de sublimation énergétique le propulsant sur les
plus hautes cimes de la spiritualité. Une sorte d'énergie potentielle,
diraient les physiciens modernes, qui, en se déployant, "divinise"
l'individu, ou du moins en fait un mutant, un "extra-terrestre"... Et alors,
au bout de ce pélerinage intérieur --car tout se passe en dedans-- ,
serait à la clé l' "illumination" .
Le personnage central et ambigu de Graphytis , lequel prend, tel
le vif-argent, toutes les formes souhaitées selon les circonstances,
semble représenter l'Agent Opérant qui sert d'intermédiaire dans
l'Oeuvre, le Mercure Philosophique. Son ambiguité traduit la mobilité de
cet élément, et le danger inhérent à une manipulation inappropriée :
alors, à l'instar du dieu romain du même nom, il se met à mentir, voler,
tricher au lieu de remplir honnêtement sa fonction originelle de
messager entre le Ciel et la Terre. Une même analogie peut être menée
avec le mental, le manas indou , qui ne sert pas toujours fidèlement les
intérêts de son âme "supérieure" , et se comporte complaisamment visà-vis de ses instincts primitifs et de ses bas intérêts. Alors, on le
compare à un singe instable sautant de branche en branche, qui se
laisse mener au gré du vent du désir.
Quand aux soi-disant "courtisanes" de l'Auberge, elles rappellent
fortement les déités tantriques qui symbolisent autant d'énergies de
qualités différentes dans lesquelles s'absorbe en méditant le chercheur
de Vérité.
Je ne suis pas orfèvre en la matière, mais lorsque "Atonbôphis"
via Merlin parle de la posture célèbre de yoga, la fameuse "chandelle"
--posture inversée qui consiste à se maintenir dressé en appui sur les
coudes, les épaules et le cou, les mains plaquées au dos-- je sens de
sa part une grande expérience pratique de la chose.
Car moi-même, qui la pratique régulièrement depuis de
nombreuses années, puis témoigner qu'elle est extrèmement bénéfique
et réconfortante.
C'est vraiment l'ennemi juré des médecins et des pharmaciens,
car si tout le monde la pratiquait quotidiennement, ils ne tarderaient pas
à mettre la clé sous la porte ! Mais qu'ils se rassurent : l'humanité
compte encore suffisamment d'ignorants et d'assistés pour leur
conserver un chiffre d'affaires plus que confortable ! N'importe : on
devrait l'enseigner dans les écoles dès le plus jeune âge. On ne nous
casserait plus les oreilles avec des problèmes de déficit de la Sécurité
Sociale. De plus, elle guérit parfois de la sottise...et j'en connais plus
d'un que cela pourrait aider. . .
Et que dire de l'usage des plantes telles que le laurier, la sauge,
et "l'herbe du Saint-Esprit" --l'angélique archangélique-- qui assurent à
elles trois une bonne santé ? Il ajouterait à la liste l'iboga, qu'on friserait
la perfection. Et du jeûne curatif éliminant les toxines du corps et de
l'esprit ?
Et là j'ai envie de citer Montaigne, parfait spécimen de l'homme
équilibré auquel l'auteur emprunte bien des traits :
" Quand je suis malade, je réponds à ceux qui me pressent de
prendre médecine, qu'ils attendent au moins que je sois rendu à mes
forces et à ma santé, pour avoir plus de moyen de soutenir l'effort et le
hasard de leur breuvage. Je laisse faire Nature et présuppose qu'elle se
soit pourvue de dents et de griffes pour se défendre des assauts qui lui
viennent. . . "
Et plus loin de conter une anecdote édifiante :
" Ce Pompinus Atticus (...) étant malade, fit appeler Agrippa, son
gendre, et deux ou trois autres de ses amis, et leur dit qu'ayant essayé
qu'il ne gagnait rien à se vouloir guérir, et que tout ce qu'il faisait pour
allonger sa vie, allongeait aussi et augmentait sa douleur, il était
délibéré de mettre fin à l'un et à l'autre, les priant de trouver bonne sa
délibération, et, au pis aller, de ne perdre point leur peine à l'en
détourner. Or, ayant choisi de se tuer par abstinence, voilà sa maladie
guérie par accident : ce remède qu'il avait employé pour se défaire le
remet en santé. . . "
Oui, vraiment, l'auteur sait de quoi il parle, et je suis sûr qu'il a
expérimenté tout cela sur lui.
Quant à son interprétation cosmologique de l'Univers exposée
dans l'épisode des "Extra-Terrestres", elle nous apparaît, pour le moins,
originale et inattendue. Et même si la notion de "poule aux oeufs d'or"
fait sourire, surtout lorsqu'elle est mêlée à une formulation
mathématique, on rit moins lorsqu'on s'aperçoit que la dite formule a un
sens et qu'elle peut se développer en véritable théorie cohérente à
l'aide du puissant arsenal des équations aux dérivées partielles et de la
géométrie différentielle, que les spécialistes de la question connaissent
bien et n'ont qu'à vérifier par conséquent. Reste à savoir ce que
désigne la métaphore "poule aux oeufs d'or".
Le postulat de la variabilité de la vitesse de la lumière c a luimême ses adeptes, et nous en connaissons de tout à fait sensés,
même si l'établissement scientifique les relègue dans l'ombre ou leur
cause mille tourments. En effet, il semblerait de nos jours que la
Science n'ait plus besoin de la Sainte Inquisition pour faire son ménage:
les scientifiques s'en chargent bien eux-mêmes, et les instances
veillent.
Que l'on songe aux sourdes luttes de pouvoir entretenues par les
mieux nantis, dont l'autorité est proportionnelle à la longueur de leur
barbe, lesquels sont plus épris de vanité imbécile et de gloire mondaine
que de vérité, et on comprendra.
Et à la lumière de ce que je viens de dire, vous devinez aisément
pourquoi j'ai décidé de m'appeler "Enfoyrus", car ma barbe est encore
un peu trop courte pour avoir le droit d'être écouté.. .
Mais trève de polémique, revenons à notre propos. L'idée même
que les modifications de la structure spatio-temporelle soient
dépendantes d'un apport d'énergie de nature psychique est, après tout,
la plus vieille idée du monde --nos ancêtres semblaient étrangement
éclairés pour des "barbares", en particulier dans des textes vénérables
tels que les Védas , les Upanishads ou le Spanda Karikas , qui affirment
déjà que l'Espace est une création du mental et que "tout est vibration".
Honnêtement je crois que, tout "savants" que nous sommes, nous
ferions fichtrement bien de retourner à l'école de la sagesse et de la
simplicité, et de considérer les choses avec l'innocence de l'enfant qui
vient de naître et qui a conservé intacte sa capacité d'émerveillement.
Cela nous ferait le plus grand bien.
Oui, en vérité je crois qu'"Atonbôphis" est tout sauf un
mystificateur ou un fou, même s'il se complaît parfois à nous le faire
croire afin de mieux brouiller les pistes, mêlant le vrai au faux, sachant
sans doute que c'est là le meilleur moyen pour cette "farce" d'alimenter
longtemps et copieusement les sujets de conversation de salon, et
finalement dispenser son enseignement secret, anonyme et caché ,
comme tous les initiés dignes de ce nom. Pour ma part, chaque fois que
je relis ce livre, comme dirait Goethe, j'y découvre quelque chose de
nouveau.
Puisse le lecteur --et l'auteur-- me pardonner pour cette longue
entrée en matière, et pour ses inévitables insuffisances, car bien des
choses que nous laissons dans l'ombre pourraient être dites encore, ne
serait-ce que sur l'art de la satire. Mais cela, je vous laisse le soin d'en
juger par vous-mêmes.
Le temps est maintenant venu de laisser parler la voix du Grand
Scribe, et de tirer leçon de son insondable Sagesse... Et Paix à vous
tous !
Le Docteur Enfoyrus,
de la Faculté d'Ocland.
AVERTISSEMENT
DE L'AUTEUR
Arrière à vous, bigots de Science et doctrinaires constipés ;
arrière à vous, extraits de petit Diafoyrus, rats de bibliothèque au teint
bistre, à l'oeil vitreux et la mine desséchée. Vous, qui puez l'huile de
lampe et l'inquiétude métaphysique d'un mental en doute perpétuel.
Arrière à vous, limes sourdes !
Car ce livre et les autres, ne sont écrits que pour ceux qui sont
définitivement débarrassés du tyrannique besoin de croire ou de ne pas
croire ; pour ceux qui savent encore qu'ils sont vivants, et qu'il y a entre
la Terre et le Ciel, plus de choses que n'en peut rêver toute la
philosophie.
Et peu me chaut si je déplais : vous n'avez qu'à jeter mon livre
par la fenêtre.
Maintenant écoutez tous, vietz d'azes, et que le grand maulubec
vous trousque si vous n'entendez rien !
Le Scribe
CHAPITRE PREMIER
De l'existence des lutins
Ormusse, sac à l'épaule reprisé sur grand bâton noueux, trottait
clip-clop sur route serpentine ; la route du marché qu'à Saint-Michel se
tient chaque septième jour. Grifolait : collines parfumées d'un soupçon
de résine que baignent un soleil généreux et la brise câline. Grifolait :
élixir du frère Fauchet qui porte mal son nom --ô liqueur non pareille !
C'est l'heure de l'office, à présent, et du chant grégorien :
" Ah ! Crénom de nom
Nom d'un petit bonhomme,
Le bon vieux sacristain,
C'est un sacré coquin.
Amen. Foin dans le groin.
À qui ferons-nous croire
Que l'antique encensoir
Est une balançoire,
Que du bigot poltron
On fauche le pognon :
Ah ! Ah ! Bougres d'ânons ! (Bis) "
Or Ormusse se délectait comme un grand nigaud qu'il est en ce
jour du Seigneur. Pensez ! Siffler à tire-larigot du lapin frais à la barbe
de Jésus juste devant la procession des fantômes en draps blancs,
imaginez si vous le pouvez. Au fond, c'était un peu comme s'il s'en
retournait dans ses pénates manger du gibier consacré avec la
bénédiction du Tout Puissant par dessus le marché.
" Diable! disait-il, la garrigue n'est fichtre plus ce qu'elle était !
Depuis kèst' imbécile de pompier qu'il a foutu le feu aux herbes, l'a pelé
lou moitié du païs, y'a tout juste si à peine de quoi bouffer ! Imbécile de
pompier ! Beaugears, maniaque, foulz de séjour, bourrachou, fallace,
friandeau, saligaud ! Que mesme les claustriers te mettraient en
crucifixion pour tout le conil que tu leur a rôti ! Imbécile de pompier ! "
Ainsi se poursuivit cette charmante litanie jusqu'au coeur des
bois sylvestres, dans la chaumine d'Ormusse le braconnier.
Mais quelle surprise pour notre homme lorsque tailladant le
ventre d'une bête il retira une fiole à la place des tripes et des boyaux.
C'était une fiole, vrai, comme il n'en n'avait jamais vu ; une véritable fiole
en terre cuite deux fois longue comme la main. " Allons-donc ! V'la que
les lapins se foutent de moi maintenant. Ils boivent à ma santéy, tas de
poivrots mignons ! Chez quel cochon d'évêque z'êtes tapés la cuite, tas
de fessepintes ? "
Adonque , ce coquin d'Ormusse de saisir un tire-bouche et de
clouquer la glougloute bouteille, et de glouglouter comme tu
glougloutes, et le sirop de couler dans sa gueule glouquante de glouton
glouglouteur. "Merdre ! Kèskeçé ? Houps ! Un espèce de boîte ? Et
dedans comme qui dirait du papier. Un sorte de papier des chiottes tout
hasché fin menu, juré sur ma grand'gouge de femelle."
Ainsi fust mis à jour le grand livre des nains lequel pipoit
Ormussimus Fripouillimus iceluy cuidant connoistre ceste très saincte
bible pour hypostase ultime du plus subtil papier cul qui oncques ne fust
trouvé emmy toutes créatures que Nature créa.
Ô précieux lecteur, si tu savais comme tu t'enrichirais si tu le
voulais bien, quel trésor tu pourrais détenir, et quel bonheur serait le tien
si tu daignais une fois prêter crédit à mes propos honnêtes. Car la foi
est une douce chose pour celui qui croit ce qu'on lui dit. Quelle pureté
en toi-même aussi.
Car toute chose de l'esprit fondée sur la confiance n'est jamais
sans valeur. Il te faut convenir qu'il est des faits inexpliquables que la
raison obscurcit plus qu'elle ne les éclaire. On ne peut pourtant point les
nier. Il m'est avis que l'on ne peut rien connaître que l'on ne sache déjà,
ce n'est qu'une question d'acuité dans la perception des réalités
sensibles ou spirituelles : d'où la vanité de la Science qui croit inventer
ce qui a toujours été su. Quand à ce que tu ne sais pas, tu ne le
connaîtras
jamais,
mais
tu
peux
toujours
essayer
d'imaginer
l'inimaginable comme on imagine tout et tu peux croire en ce que tu
crois imaginer.
Alors ta confiance en toi-même et ta foi dans les astres te
donneront raison, et tu sauras de nouvelles choses, même s'il ne t'est
pas permis de les connaître jamais.
Ainsi font les plus grands sçavans de ton époque lesquels
démontrent toutes les causes possibles d'un fait non assuré, encore que
de gros malins se sont trouvés capables de laisser à leurs successeurs
le soin de découvrir l'existence de choses qu'ils avaient déjà expliqué à
tout hasard... Enfin, tu connais maintenant la raison pourquoi parmi ces
gens que l'on dit raisonnables on rencontre parfois quelques fous qui
savent tout mais ne connaissent rien.
Aussi, en vertu des principes que je t'ai exposé, t'inspirant des
méthodes de tes contemporains, tu peux croire que le Grand Livre des
Nains existe et n'est pas n'importe quel livre, tiens-toi bien, puisque c'est
moi qui te le dis. Si tu l'observes avec une puissante loupe, tu
remarqueras d'abord que ce grand livre est petit, gris, rabougri,choisi
moisi, quasi pourri, chéri, joli, béni, jauni, vieilli, bouilli, bouffi, et même
qu'il est minuscule. Rien d'étonnant après ça qu'il traite des nains avec
autant de propriété.
Encore qu'il te faille te méfier, car ces nains, quoi qu'on en dise,
ne laissèrent pas d'être de très grands personnages en leurs siècles
mille fois révolus, d'après ce que j'ai pu comprendre, pour ce que des
gringos pequeños peuvent avoir l'âme haut perchée cependant que de
grands dadais l'ont aussi basse qu'ils sont niais.
Il faut donc admettre qu'en des temps très anciens vécurent des
gens de l'acabit des nains, korrigans, loups-garrous, lutins, farfadets,
gnomes, sylphes, elfes, fées, sorcières, croquemitaines, diablotins à la
langue fourchue, branlotains et quelques autres entités que toi bien
entendu tu traites d'un égal mépris, les qualifiant de couillonnades
billevesées et de carabistouilles emmitoufflées avec tout ton saloir de la
mesure et du bon sens et de la juste raison ratiocinante avecdu pois au
lard cum commento.
Mais sacrée teste de mule, espèce de cochon, ne vois-tu pas que
tu salopèges un langage que même des enfants comprennent ? Tu
devrais rougir de ton oultrecuidance et de ceste tienne ignorance des
choses les plus élémentales que tu te complais de fuir. Mais je saurai
bien te convaincre, homme cultivé grossier !
Tu te crois malin, du haut de ton esprit supérieur, mais un bon
conseil : méfie-toi de la chute. J'ai à ce propos souvenance d'une
antique fable que me conta jadis certain mage levantin :
Un vieux sage yogui
--Du moins passant pour tel,
Aux yeux d'un fol ravi déployait sa magie :
" Regarde, je lévite, je suis un immortel ;
Je peux voler plus haut que tout ce qui respire,
Car même Garouda d'impuissance soupire
Lorsqu'il me voit fendre les cieux
Afin de mieux atteindre Dieu ;
Assurément, je suis le grand roi de l'espace,
Les Devas, les Siddhas, tous me cèdent la place. "
Mais voilà qu'un coucou
Que l'on n'attendait pas
Lache un cri tout à coup,
En bas, du fond des bois.
" Hélà ho ! Kèsqueçé ? " : le barbu lache prise
Et tombe fracassé aux pieds du fol surpris.
" Quelques tours de balai, voici la terre nette,
Dit le fou. Si c'est là ce qu'il laisse,
Mieux vaut sage folie qu'une folle sagesse. "
À moi, ce seul délire me semble plus honnête
Que maint discours adroit.
Ainsi donc le plus fou n'est pas celui qu'on croit.
Mais c'est assez de cette salade. Retournons-donc à nos
moutons et penchons-nous sur ce que raconte la relique des nains :
" Au commencement était la merde... " débute le bréviaire, et
depuis ce temps-là, en effet, nous n'avons pas cessé d'être emmerdés
de tous côtés.
" ... Car du premier trou de balle
Jaillit la matière fécale,
Derrière obscur de baryton
Dont on ne sut jamais le nom ;
Ci-jeta bas d'un coup de pets
Tout corps gazeux qui sait grimper:
" Les elfes bleus fuirent aux cieux,
Les diablotins en d'autres lieux;
Puis apparurent les lutins
En témoignage du crottin... "
Parmi lesquels nous citerons : Marsenousalf, Katemidur,
Sermigroseille et Bouillelampion, Nouff, Pick, Gouch, Ruch, Talp, Halph,
Bracht, Grel, Reuf, Pluck, Filbald, Halin, Gronfu, Tarbuch, Asterp,
Algach, Rouch, Sylph, Beek, Trinch, Bichon, Griffée, Balnach, Coumil,
Ruffick, Trach, Bren, Gren, Pen, Fen, Len, Ten, Dren, Bulk, Huhlk, Nulp,
Neek, Getal, Crotal, Symphald, Tobald, Hobelph, Filun, Atun, Babem,
Pilk, Hick, Kat, Tak, Artisch, Gouffly, Bouffly, Gaten, Asthen, Jumpy,
Rolet, Trognon, Trolet, Gropet, Trulocht, Griot, Chiot, Goulet, Hafnor,
Gachor, Igor et Poulidor.
Ils sont bien tous là, les soixante et onze farfadets de la confrérie
des nains joufflus. Leur grand chef fut Titou, voilà, un point c'est tout.
Certes, toujours dans le mîdi nous rions d'autant à un chacun,
nous gabelant volontiers avecque les autres, mais ailleurs on tire parfois
une drôle de trogne, faut bien l'avouer.
De toutes les régions de France, la Bretagne est de loin la plus
sombre et la plus tourmentée.
Seul, dans les landes, une nuit d'hiver ; la bise hurle sinistre en
tombant sur ce désert nordique ; des paquets de brume opaque
masquent les recoins les plus sournois ; des tombes millénaires,
blanches et froides, longues et silencieuses, semblent se recueillir parmi
la solitude immense, et dressent leurs menaces dans l'effroi vers ce ciel
noir et dur ; houleuse et furibonde, tigresse et vengeresse, la mer,
crachant son épileptique écume, déferle sur les bords et s'en va
pulvériser d'innombrables épaves contre les récifs de la côte meurtrière.
Dieu sait seul combien de navires anéantis. Et quelles morts affreuses !
La grève, parfois, tapissée de varech, reprend quelque cadavre
tumescent et pourri. Alors accourent des brigands qui le dépouillent de
son bien. En temps de pénurie, on a même aperçu --horreur !-- des
ombres faméliques aux visages émaciés, cachés aux yeux du monde,
se repaître de cette proie putride.
C'est dans cette inhospitalière contrée que par une nuit sans
lune, le druide Ockham , il y a trois mille hivers, vint invoquer ses dieux
au coeur de l'une de ces épaisses forêts de chênes qu'il fréquentait de
vingt-huit en vingt-huit. Voici le vénérable maître déployant ses talents
d'orateur dans la clairière du grand dolmen, là-même où bien des
lustres plus tôt les anciens racontent qu'un fils du ciel , ayant perdu sa
route dans les étoiles, s'était posé avec son char de feu.
Il prie, il prononce d'une voix basse et caverneuse ses secrètes
incantations tandis qu'il égorge sur l'autel un mouton et le saigne à
blanc.
Autour de lui, le silence profond. Les arbres, à leurs pieds des
glands parsemés ; leurs racines plantées robustes dans le sol ferme,
comme mauvaises graines qu'en vain on tente d'extirper ; leurs écorces
flétries, femmes chenues rongées par l'acide corrosif de l'envie ; leurs
branches, noueuses et tordues à souhait, tels de forts bras musclés
dont saillit le relief, que des griffes acérées guettant quelque victime
innocente prolongent ; leurs persistants feuillages dardent leurs pointes
rudes ; les arbres, dis-je, enveloppent Ockham.
Soudain, un vacarme assourdissant fige ce médiateur. Il écoute
interdit. Encore ce bruit terrible. Mais bien vite il a cessé d'entendre : le
feu du ciel , déjà, était sur lui...
Par une nuit sans lune, le druide Ockham s'en fut dans la forêt ;
par une nuit sans lune, le druide Ockham disparut à jamais.
Prends garde promeneur, prends garde si tu t'aventures en ces
lieux de perdition ! Car c'est là que règnent les obscures forces du mal,
le diable malfaisant qui t'enverra ses monstrueux émissaires et ses
korrigans ensorceleurs en délégation. Prends garde à toi, je t'aurai
prévenu.
Si tu penses faire partie de ces rares élus qui peuvent
impunément s'aventurer n'importe où, alors fais-le, c'est même un
devoir pour toi car ton évolution en dépend. Mais alors ne confie à
personne le ministère privé de ta conscience, n'en réfère qu'à toi. Sinon
il t'adviendra ce qu'il advint au bouc de la fable du mage :
Un chat ébouriffé à la noire chemise,
Clochette au cou, pèlerinoit ;
En bon dévot, accompagné
D'un bouc immaculé à la barbe bien mise,
Il alloit.
C'étoient deux renonçants, deux siddhas, deux sadhous :
L'un avoit tiré un trait sur sa vie de matou ;
L'autre exhaloit
Des senteurs méphitiques
Qui l'inspiroient dans ses ardeurs mystiques.
Bref, notre cabri s'installe
En lotus méditant,
Tandis que l'autre pénitent
Trotte, fait cent tours, cavale
De partout,
Autour du sage assis, surtout ;
Il miaule, il chante, il rit, tout à l'envi ;
Il vous lui fait une sainte vie.
En moins de temps qu'il ne faut pour le dire,
Le pauvre bouc, déjà, est au bord du martyre :
Mais par la barbe des prophètes !
Que vouliez-vous qu'il fît pour parvenir ascète?
Car le petit saint noir agitoit la clochette
Sans mauvaise intention, mais enfin, il faisoit
Pour s'amuser
Trop de zèle.
Le cornu bêle
En son pâtois :
" Quoi ?
C'en est trop, je m'en vais, je sens monter la fièvre ;
Je faillis bien devenir chèvre !
Et si j'ai quelque conseil à donner
--Sans vouloir me damnerÀ celui qui aspire à une vie plus sainte,
C'est de partir vers l'Unique, le SeuI,
Sans jamais perdre espoir, sans jamais une plainte ;
Soit, qu'il y aille, mais tout seul. "
Un tel argument a du poids,
On vous le dit en bon françois.
Lors, sur le Nord-Finistère trônait le korrigan Othon. Son corps
feuillu n'était ni plus ni moins que la septième réincarnation du petit
Poucet. Il avait une tête d'ours mal léché , les oreilles de l'âne de
Burridan , les yeux d'un borgne extra-lucide, la barbe d'un bouc
émissaire, des dents de poulets périgourdins, une langue de chien
galeux, des pattes de canard boîteux , des mains de croquemitaine, des
fesses de kangourou.
Il mangeait son blé en herbe et son lard en carême, mettait la
charrue avant les boeufs, jetait le manche après la cognée, déshabillait
Saint Pierre pour habiller Saint Paul, faute de merle mangeait des
grives. Il était arrogant, intrigant, brigand, fringant, élégant, intelligant ; il
attirait les ouragans, glissait en toboggan, troussait les bonnes en
catogan.Il s'affublait d'une chemise confectionnée avec la crasse d'un
karaque invétéré, d'un chaud manteau en peau de loup-garrou , d'une
cuirasse de tarasque et d'un chapeau en poil de tortue des îles
Galopagace.
Il personnifiait la plus vile des engeances, et si quelque mal vous
avez, soyez sûr qu'il en est le principal instigateur. Toutes les fois qu'un
méfait se commet, il vous faut sous peine de sévices, bien fort crier:
"C'est pas moi, c'est le korrigan Othon ! " Othon dieu des ivrognes donc
des français, Othon roi de la pogne de Pologne jusques en Catalogne,
Othon par-ci, Othon par-là.
D'autant lui en baillez, d'autant, goutte à goutte, file le vin par la
gargalette du nain goulu. Car bonum vinum laetificat cor hominis,
encore que de gustibus et coloribus non disputandum. Othon grand Pair
lubrique, ce grand perd le fisc des vieilles biques aux plats ménisques,
le loustique frise-trique prise-brique grippe-tripes tire-nippes et frippelippes, pique-nique dans les prés rustiques, souvent, toute sa clique de
loqueteux ribauds suivant, et que ça parle et ça déparle comme
bouscarle bousque Carle, et que ça pète et ça rouspète comme pètes
de rat-côtelette en côtes de blettes, chacun planté sur sa poulette :
" --Pousse !
--touille !
--lache
--grouille !
--je passe
--c'est oison non torchecul
--hé là ! Tout doux mon bon monsieur !
--ça y est ?
--non pas
--les deux dos font la bête
--et la bête à deux dos
--à mouton saute
--à saute-mouton
-- bêês ! bêês !
-- bis ! bis ! bisque !
--hue dia !
-- holà !
--vingt-deux les gars, refrousquez-vous ! Faut filer !
--faux-filet à l'anglaise ! Rosbiff !
--quoi ? Qui c'est-y ?
--le vieux pingre en mobylette !
--c'est la foire d'empoigne !
--charrie pas, Clochette. C'est le képi du cornard, je te dis ! Le
grand singe bleu, le garde champêtre, quoi !
--le garde qui s'empètre, hi ! hi !
--mais foutez le camp ! restez pas en rang d'oignons !
--le marmouset a raison, chauve qui peut ! avant que l'autre nous
joue de la sarbacane et la danse de Saint Guy ! "
Et cinquante mille contes ejusdem farinae. Au demeurant le
meilleur fils du monde.
Mais que devient notre brave Ormusse ?
Maintenant, sur Grifolait la douce aura du soir descendait pas à
pas. Le soleil s'éclipsait ; la lune, par degrés, montrait son front si beau;
le crépuscule frais répandait son arôme, et dans les bois riants cédait à
la noirceur. La chouette hululait, le hérisson courait. Les marmottes
dormaient et le loir paresseux ronflait de tout son mieux. Chaque nuit
que Dieu fait la chose recommence.
Et pourtant... non, pas tout à fait : car comme le phoenix qui
renaît de ses cendres, la nature a besoin de retourner sans fin vers sa
substance propre. Atome universel ou bien Âme première, ce sont eux
qui règlent tout, jusqu'à l'irrégulier ; ils maintiennent les cycles, les
saisons et les lois, selon trois vieux principes que m'a montré le scribe :
Jadis un ours à la brune livrée,
De quelque pesant mets ayant trop fait l'honneur,
S'en fut quérir, balourd, au coeur de la forêt,
Un confortable lieu pour guérir sa torpeur.
Il s'appelait Tamas.
La belette Radjas
Sortant de son terrier,
L'oeil vif, pattes griffues, en méchant carnassier
S'apprêtait à saigner tout le monde,
Tant le gibier abonde
Dans ces bois :
"Pas un rat, se dit-elle, qui ne soit aux abois,
S'il me voit ". Mais elle rencontre soudain l'autre
Au tournant d'un sentier; et notre bonne apôtre
D'avoir trop présumé se trouva bien punie :
Car l'ours ne la vit point et de Dame belette
Il fit une galette.
Attendez je finis :
La génisse Sattva, à cent pas de lapin
Contemplait le spectacle ;
Elle mâchait son herbe en paisible bovin
Que jamais rien ne trouble ; la venue d'un miracle
Ne l'eût point fait partir.
Où voulais-je en venir ?
Si l'on en croit les sages du Levant
Trois qualités gouvernent la nature :
Sous la dent des premières ne tombez en pâture ;
L'inertie, la passion, ne valent pas, souvent,
Ce doux havre de paix que l'on nomme Equilibre
Que l'on doit conquérir pour rendre une âme libre.
Oui mais quid de mister Ormussimus ?
Dans sa cabane, Ormusse le reclus amèrement songeait.
Pourquoi diable faut-il qu'il soit si malheureux ? Qu'a-t-il fait de spécial
pour mériter ce sort ? Il ne sait qui il est, ni qui sont ses parents. Jeune
encor, il fut abandonné dans des contrées sauvages à la merci des
loups et de tous les dangers --car en ces temps reculés les loups
existaient en Provence. Vivre en société avec tous les autres hommes ?
Comment l'aurait-il pu ? Lui, que d'invisibles mains avaient le premier
écarté de leur commerce ?
Alors, le pauvre hère subsistait plutôt qu'il ne vivait, se
nourrissant à l'aventure de plantes, de baies et de racines, traquant au
risque de se faire pincer par quelque argousin de service, de jour
comme de nuit, les bêtes imprudentes.
Bien des fois il avait rêvé de mourir. Pourquoi exister, en effet, si
c'est pour errer dans l'inquiétude et la peur du lendemain, la solitude, la
peine, l'agression redoutée des fous civilisés, et le manque d'amour ?
L'amour ? Savait-il seulement ce que ça voulait dire ? Lui ne
causait qu'aux fleurs, qu'aux animaux que sa chasse épargnait. Une
fois, pourtant, il ne s'était pas senti le coeur d'occire une biche apeurée :
" Pardon petite soeur, mais la faim me torture. Je dois, tu le sais bien,
me nourrir comme toi. Pars vite, je t'en prie, et ne reviens jamais. "
Alors il pleurait, oui, la brute pleurait.
Ainsi vivait le pauvre Ormusse , dans son antre, tout seul, là-bas
au fond des bois.
L'épaisseur de la nuit favorisant les songes, notre ami s'endormit,
pris du sommeil du juste. Humble, simple, il l'était dans la réalité, mais
ses rêves avaient le faste et la splendeur d'un roi mis à l'exil ne pouvant
oublier ce qu'avait été sa gloire passée, réminiscence cruelle d'une vie
antérieure. C'est là la destinée commune à tous ceux qui abusent des
pouvoirs que le Grand Architecte leur a une fois prêté, oubliant un triste
jour --ô pauvres fous-- qu'ils n'en furent jamais que les dépositaires. Les
indiens nomment karma cette propension qu'ont les évènements
heureux ou malheureux de s'enchaîner, après plus ou moins longue
échéance --car le sablier céleste s'écoule comme il veut, selon des
rapports de cause à effet, d'action et de réaction.
Et Ormusse dormait. Et Ormusse rêvait.
Il se souvenait de la vie pleine d'illusions qu'il avait vécue du
temps de l'Ordre templier, lui, le preux chevalier de la Belle Lurette ;
celle où il avait été moine ; celle où il n'avait été autre que le grand
thaumaturge Merlin l'Enchanteur rival de Modred et Morgane la fée, et
de bien d'autres encore, innombrables et indicibles, qu'il fût roi ou bien
brigand, tantôt ouvrier compagnon initié aux mystères des cathédrales,
tantôt écrivain public louant ses services aux plus frustes individus de la
populace que vous eussiez dit sortis tout droit de la Cour des Miracles,
un Pierre Gringoire sauvé in extremis par quelque compatissante
Esméralda. Oui, il se souvenait de tout cela.
Ormusse avait dormi longtemps. Il contemplait le Rhône. La
brute liquide besognait la terre à coups de reins et de boutoir, charriant
après elle un cortège de bois mort arraché à la luxuriante végétation des
berges ; de nombreux tourbillons entrainaient les épaves dans une
valse infernale, et les eaux vomissaient le reliquat sous forme de
moûture finement broyée par les puissantes mâchoires du monstre. Les
tumultueux remous grondaient sourdement autour des digues ; ça
craquait, ça gémissait, ça hurlait dans le bouillon. Parfois, au fil de
l'onde glissait une barque déserte qui avait capitulé sous les assauts
répétés de l'infatigable coursier.
Ce fleuve généreux qui arrose Avignon passait tout justement
près du Rocher des Doms ; et sous le nez du Pape, sans même
s'arrêter, tout comme pour narguer Monsieur sa Sainteté.
À propos, les bonnes gens de la cité n'avaient point vu la mitre ,
ce jour-là, car notre bon pontife ayant quelque peu abusé des figues de
l'épiscopal verger s'était bouché le cul à force d'en manger. Triste
destinée parfois que celle des grands de ce monde.
C'estoit raison pourquoy fust nommé Papefigue.
Et toujours faisoit ad libitum tronçon chière lie avecque prélats
aux parures d'hermine, de terrines à Mardy gras sallez ; bouffoit
volontiers grand planté d'andouilles et de tripes cuytes en long
tournebroche à feu doux modérez. Sa cave estoit la plus aschalandée
du païs, à sçavoir que puoient ses sermons le bon vind'héréticque,
lequel avoit plein gousier.
D'adventure crachoit dans bénitier avant toute grand' messe,
messer si, d'un bon muid de merde pituite canonisée es cathares. Et
enfans de cuer devoient mouscher se dans doigts trois fois l'offisse, car
disoit que testes d'enfans , mieux les valoient bien faictes plutôt que
bien plenes, sur les conseils d'un sien ami françois qui le lui avoit dict.
Sa Ségneurie estoit si esconome qu'usoit volontiers mesme huyle
trois fois, respectant en tout poinct divine trinité, un pour cuisine, deux
pour lavemens vu son estrange estat de maladie, trois pour extresme
onction.
Mais laissons là nostre cochon d'avalleur d'osties es papales
incommoditez --qu'il s'estrangle voire-- car m'est plus profictable conter
trois histoyres de lutins que de m'abigotter à monothéiste religion
omettant d'informer ignorantes gens que le dict mot hébreu Elohim
qu'ancien testamens traduict par Dieu n'est poinct un vocable singulier
dans la langue d'Abraham.
Or donc Ormusse se souvenait du chevalier qu'il avait été, de
ses actions d'éclat et de mâle bravoure, mais, par dessus tout, de la
méditation qui l'avait transfiguré alors qu'il était à Damas.
Messire Gauvain de la Belle Lurette se sentait tout drôle. Il
émergeait d'un monde étrange, envoûté par l'attrait du mystère de
l'inconnu. Et, sans qu'il eut la moindre idée de ce qui l'y poussait, il prit
subitement en extrême abomination ses habits de guerrier, s'avouant à
lui-même qu'il eût volontiers troqué son harnachement contre un vieux
manteau de bure rapeux, crasseux, pisseux et miteux. Il réalisait son
inanité d'homme belligérant, la gloire récoltée n'était que vanité, mais,
en vérité, qu'avait-il laissé de bon à ses frères humains ? Rien.
Strictement rien. Tuer, toujours tuer, assez ! c'en était trop. Il brisa sa
lame sur le plus dur des rocs alentours et se dit en lui-même :
" Non, tu n'ôteras plus la vie, c'est trop facile. C'est indigne de ce
gardien de la religion d'amour et de tolérance que tu prétends être. Tu
n'es qu'un imposteur, un tyrannique usurpateur qui toute sa vie s'est
mêlé d'apporter une prétendue lumière à un peuple, qui, chaque matin,
la voit se lever avant toi. L'alphabet dont tu te sers, les phéniciens l'ont
inventé. Si tu sais calculer, remercies-en la Mecque. Tu crois en un seul
Dieu, et bien quoi ? , tout comme eux ! Les derviches que tu as
rencontré, en vérité, sont plus sages que bien des chrétiens de ton
Pays. Alors, où est la trahison ? La rebellion , de qui émane-t-elle ? "
Quelle belle prise de conscience c'était là, mais que de temps il
avait fallu, et combien de sang inutilement versé avant de tout réaliser !
Ce fut assurément une très longue quête, une vraie queste de
chevalier...
CHAPITRE DEUXIÈME
Le Chevalier
de la Belle Lurette
Les routes d'antan, à tout prendre, étaient beaucoup plus
agréables à pratiquer qu'aujourd'hui.
Certes, il fallait compter avec la fréquence d'ornières qui ne
demandaient qu'à culbuter le premier carosse que vous aviez le
malheur d'emprunter. C'était la rondeur des cailloux, les trainées de
poussière, le continuel tapecul, la longueur des voyages, le sentiment
d'isolement que seule la présence de brigands assassins atténuait
quelque peu, mais quoi ? Nos ancêtres n'avaient pas à souffrir du
monoxyde de carbone, de l'asphalte puante par une chaleur torride, de
l'encombrement du trajet, de se servir du frein en guise d'accélérateur et
vice-versa, de la prolifération intempestive des auto-stoppeurs, de
l'indiscipline de conducteurs tarés, du tassement prématuré de la
colonne vertébrale et du ramollissement des viscères, du bon usage de
ses clignotants, des coups de pieds au cul qui se perdent, des
avertisseurs sonores, de la monotonie des routes nationales, d'un
empressement immodéré, des carambolages et des queues de poisson.
Ah ! Si le chevalier Gauvain de la Belle Lurette s'en fut un instant
douté... Mais, lui, filait tranquille; son cheval alezan toujours battait de
l'amble, toujours était serein, toujours était paisible : touc-touc
tougoudouc , touc-touc tougoudouc. . .
Enorme, son épée, à son côté pendait, et le garantissait une
cotte de mailles. De fins dessins doraient de son roi le blason, deux ou
trois fleurs de lys ornaient son écusson. Et tout, dans son maintient,
affichait la fierté. Et tout au plus trente ans lui vous eussiez donné.
Campé superbement sur sa monture agile, il chantait de grand coeur
ces couplets pour lui seul :
" Il était un grand chevalier
Qu'avait sieur Molay envoyé,
Afin que l'Ordre put régner
De Provins jusques en Allier ;
Voilà pourquoi il fut mandé
Contre les maures commander
Sur la grand route de Bézier (Bis)
"Alors qu'il passe le Haut-Rhin
Et que lui prend un tour de reins,
Il expédie des malandrins
Qui en voulaient tous à son grain :
Mes marauds, partez en courant,
Car au plus vite je me rends
Sur la grand route de Bézier (Bis)
" Tandis qu'il traverse Lyon,
Il croise d'anciens compagnons :
" Quelle est donc, l'ami, la mission
Qui te vaut cet air de lion ? "
Il leur explique en peu de mots,
Qu'il va du Sud guérir les maux,
Sur la grand route de Béziers (Bis)
" Et lorsqu'il atteignit Valence,
Il s'éprit de la belle Armance.
Mais là n'est pas devoir de France,
Pour lui qui doit vaincre l'engeance :
" Non, je vais quitter le Palais,
Car, ma mie, il m'en faut aller
Sur la grand route de Bézier (Bis). " "
Et l'homme preux poursuit chevauchant, la destinée qui ci
-devant l'attend.
C'est ainsi qu'au détour d'un sentier, les bonnes fées Arimagoth
et Gotrima le voient soudain rappliquer. Le nain Igor les accompagne.
Car sachez-le, tous les nains servent les fées.
GOTRIMA : " --Oh ! Le beau garçon que voilà ! Que j'aimerais, si
je n'étais une fée, devenir sa galante Dulcinée l'espace d'une nuit. Mais
à nous autres, les fées, les plaisirs de la chair ne nous sont point
permis. Nous sommes condamnées du matin jusqu'au soir à vivre de
nos songes, et à boire le ciel pur des meilleurs jours d'été.
ARIMAGOTH : --Voyons, Gotrima ! Tu devrais avoir honte de tes
pensées impies. Je sais bien qu'il est dur pour toi de t'adapter aux
conditions de chez nous, puisque tu es nouvelle ; tu as passé un long
séjour sur terre, et c'est pourquoi il t'est pénible de t'affranchir de ton
ancienne peau de femme passionnée.
GOTRIMA : --Hélas ! Il va falloir me résoudre à l'aérophagie, et
en guise d'amant me contenter de courants d'air. Pourtant, qu'il chante
bien !
ARIMAGOTH : --Mais le corps n'est rien, Gotrima , le corps n'est
rien. Pourquoi le regrettes-tu ? Il n'est qu'un obstacle risible à l'évolution
de l'âme. Que de crimes ne commet-on pas en son nom ! Il représente
tout le mal des êtres humains : le vice, la maladie, la guerre, et tout le
reste.
GOTRIMA : --Arimagoth, je crois que tu exagères un peu. Il est
des hommes purs et vertueux et capables d'aimer.
ARIMAGOTH : --Oui, tout à la mesure de l'homme, bien qu'il s'en
est trouvé un assez fou pour affirmer que l'homme était la mesure de
toutes choses. Purs, en effet, ils le sont : de purs mélanges. Ce qu'ils
nomment I'honneur n'est rien que vanité, par vertu ils entendent
l'abstinence du mal, pour cacher l'égoïsme ils inventent l'altruisme. Ils
ne valent guère plus que des bêtes bavardes et homo homini lupus, je
ne te dis que ça. Quand à l'amour, sacrilège ! C'est un mot qu'ils ont
dérobé dans le registre des dieux. Ils le prononcent à tout bout de
champ sans jamais le comprendre, comme des petits nouveaux-nés qui
répètent tout ce qu'ils entendent ; tels que le téléphone arabe, ils
déforment la notion de descendance en descendance. Leur amour à
eux n'évoque souvent que souffrance et torture morale. Les femmes
enfantent dans la douleur, les plus aimants se tuent de désespoir, on va
jusqu'à haïr ceux qui ne rendent pas toute l'ardeur qu'on leur porte ; et
certains le mendient, et d'autres vont le vendre.
GOTRIMA : --Mais qu'est-ce que l'amour si ce n'est chose
humaine ?
ARIMAGOTH : --Un parfait don de soi, s'offrir à son prochain ; tu
es moi, je suis toi.
GOTRIMA : --Quelques hommes, parfois, arrivent jusque là.
ARIMAGOTH : --En pensée seulement, mais pas dans les
actions. Encore, que dans ces sortes de pensées, chacun est amoureux
dans sa spécialité. Et s'il existe un cas d'espèce, ce n'est pas lui qui fait
la règle.
GOTRIMA : --Je suis sûre que celui-là diffère quelque peu de ses
frères de race.
ARIMAGOTH : --Alors il est d'une autre race. Voyons ! Ouvre les
yeux. C'est un chevalier, par conséquent le premier boucher du roi. Car
qui tient du soldat, il reste un assassin protégé par l'Etat, le seul qu'on
reconnaisse en vertu de la loi.
GOTRIMA : --Mais enfin ? Il faut bien se défendre ?
ARIMAGOTH : --Qui craint d'être pillié il n'est pas assez riche, et
qui est assez pauvre ne sera pas pillié.
GOTRIMA : --Je t'en prie, Arima , s'il te plait , pas d'énigmes !
ARIMAGOTH : --Ah oui , se défendre, il est vrai. Not at all ! On
attaque souvent en guise de défense, tant et si bien d'ailleurs, qu'à la
fin, on offense. Car pour la félicité de cette brave humanité, on ne peut
plus compter le nombre de canons qui oeuvrent pour la paix.
GOTRIMA : --Mais enfin quoi ? Arima , quoi ?
IGOR : --Arrima quoi ? ça rime à rien.
ARIMAGOTH : --Merci Igor, c'est bien. "
Et tandis que devisent hardiment les célestes maîtresses, et que
le nain Igor recueille leurs propos, les gravant, immortels, sur les cimes
olympiennes, en bas, le cavalier poudreux, fatigué de sa quête, avise un
olivier d'un âge trois fois mûr. Et cet arbre de paix lui tend le flambeau
du salut, car son ombre protectrice il la prodigue sans compter,
Comme Amalthée, jadis,
Toute en chèvre et en os ,
Pour le fils de Chronos
Par sa corne le fit.
C'est pourquoi, sans tarder, le samouraï chrétien s'allonge où l'on
sait, et se jette illico dans les bras de Morphée.
Silence, pas un bruit dans la forêt, calme, sérénité, plénitude ;
tout semble comme enveloppé d'une conscience crépusculaire :
La clairière pâle aux sombres bois touffus
S'anime sous leurs pas
Glissés parmi les buis ; dans la clarté diffuse
Affublés d'apparâts ,
Apparaissent les sylphes et les elfes bleutés:
Ils tournent et virevoltent,
Ils filent et se faufilent avides de gaîté,
Ignorant les révoltes
Et les heurs des humains ;
Ils zigzaguent au ras du sol
Trois grands tours, et demain,
Seront morts sur la Lande où les sorcières folles
Auront brisé leurs luths
Et quasi, en la brume
Auront brûlé leurs plumes ;
Submergés par les flots, accompagnant leur chute,
Une poudre verdâtre
S'abîmera dans l'âtre
Des enfers.
Dès lors, arrivent Mélusine et Merlin l'enchanteur. Elle, elle est le
Yin, lui, il est le Yang. Elle la terre et l'eau, la matière ; lui l'air, le feu,
l'énergie spirituelle. Il donne, elle reçoit ; il cherche, elle trouve ; il
écoute, il regarde, elle entend, elle voit. Il est un infini, elle le transfini. Il
marche, elle suit; il force, elle assouplit, il s'accroche, elle se glisse ; il
tend, elle incline. Il est lumière, elle est miroir. Surtout les yeux. Merlin a
une figure, Mélusine un visage.
MEL USINE : " --En vérité, Merlin, je vous le dis : les hommes ne
valent pas la peine que l'on s'occupe d'eux. Ils n'ont pour nous
qu'ingratitude et indifférence. Ma foi, je ne comprends pas pourquoi
vous vous obstinez à leur venir en aide.
MERLIN : --C'est que, ma douce amie, je me tourne toujours du
bon côté des choses . Voyons ! Ce langage amer que vous tenez ne
vous ressemble guère. Mais je devine à qui vous l'empruntez. Encore
cette empoisonneuse d'Arimagoth ! Je vous avais pourtant bien
conseillé de ne pas fréquenter cette vieille bique !
MELUSINE : --Sa sagesse. . .
MERLIN : --Sa sagesse ? Tut-tut-tut ! Je n'ai jamais entendu de
paroles aussi stupides ! Défunte, elle est ce qu'elle fut vivante : une
nonne frustrée qui croyait croire en Dieu. C'est la jalousie qui parle sous
le masque d'une fausse chasteté. La sagesse est une question
d'expérience ou d'inspiration reçue par état de grâce. Alors, elle qui s'est
complètement bouché entendement et sensibilité au moyen de toute
une vie de mortifications ; elle qui n'a jamais observé de près le moindre
pet de lapin...
MELUSINE : --Passons pour la vieille bique. Mais le chevalier qui
dort, là-bas ? Croyez-vous qu'il est saint ?
MERLIN : --Il peut bien le devenir si je me charge de le visiter.
MEL USINE : --Allons-donc, Merlin, vous fantasmez !
MERLIN : --Oui, je puis le convertir, Mélusine, je le puis s'il me
plaît. Du reste, sachez-Ie, ce jeune homme, ce fut moi quelques vies en
arrière.
MELUSINE : --Oh, oh ! Vous plaisantez, c'est impossible !
MERLIN : --Nous verrons, nous verrons. Car enfin quoi ?
comment serais-je devenu moi-même si lui n'avait changé ?
MELUSINE : --Ne faites pas la bête, Merlin, vous savez fort bien
qu'au Pays des dieux où nous sommes le temps n'existe pas : pas de
chronologie, ni passé, ni futur ; c'est l'éternel présent, alpha égale
oméga. Vous m'avez que trop enseigné que le temps n'était qu'une
illusion du cerveau humain, une projection psychologique liée à des
habitudes. Dans le monde des ancêtres qui est aux antipodes de celui
des hommes incarnés, le temps s'écoule à l'envers, comme si l'on y
vivait la tête en bas : encore une illusion de leur anti-cerveau. C'est
pourquoi certains mortels plus sensibles que les autres ont la
prescience du futur à partir de l'ancestrale mémoire de la nature. Alors,
de grâce, je vous prie, ne cherchez pas à m'embobiner, cher maître.
MERLIN : --Hé, hé ! Voilà qui est extraordinaire. Mes leçons, à ce
que je vois, vous furent des plus profitables. Quoiqu'il en soit, je me fais
fort de transmettre à ce Perceval en herbe l'essentiel de la vérité
humaine en l'espace d'un songe : s'il ne réagit pas à son réveil, alors je
m'avouerai vaincu. Maintenant, écoutez bien mon histoire magique, que
je vais vous conter en langage d'enfant. Car j'étais jeune, très jeune... Il
y avait un parc. Il y a très longtemps... C'était au vingtième siècle... Bien
longtemps...
CHAPITRE TROISIÈME
Le Songe de Merlin
"Visitant le parc pour la première fois, je fus saisi de surprise.
Quelle variété ! C'était, deça delà, sons et couleurs, de subtils
parfums qui chatouillaient mes narines : des pins parasols déployés en
terrasses, des touffes de fleurs de toutes parts présentes, de divins
gazouillis que les oiseaux lançaient de cent endroits divers à travers la
ramure.
C'était un soir d'été, au crépuscule : douceur du climat, ni trop
sec, ni trop frais, à l'heure où les animaux vont se désaltérer dans l'onde
pure du ruisseau.
Ainsi, disais-je, tout me semblait charmant, j'appréciais tout ces
produits de la nature, simples et innocents, jusqu'aux cailloux des
chemins sinueux que j'agaçais de mes pas résolus ; une brise légère
agitait ma chemise, des écureuils soyeux venaient me saluer de leurs
queues empanachées. Enfin, la cigale zébrée apprêtait son archet,
lorsque...
Mais, qu'est-ce donc ? Chut ! C'était elle... C'était la Roche-auxFées : on appelait ainsi une très vieille fontaine qui jaillissait des
profondeurs de la terre, par un roc tout de mousse revêtu. C'était
merveille que d'entendre cette doyenne murmurer: des gerbes d'eau
argentines en constituaient le manteau ; des gouttes de sueur nacrée
perlaient sur son front sacré ; des pierres de couleur composaient son
diadème de reine. Elle... Silence ! Ecoutez ! Elle va parler. . .
" Messire promeneur, soyez le bienvenu ! Votre visite me cause
un grand plaisir car la plupart des hommes ont oublié mon existence :
ils sont toujours à naviguer par monts et par vaux, préoccupés par cent
mille maux, déchirés par leurs intérêts et leurs passions, pris tout
entiers dans de perpétuelles guerres et disputes ; ils n'ont pas le temps
d'écouter mes vains radotages... Mais vous, jeune homme, vous qui
êtes venu, je vais vous livrer un secret : pénétrez-donc dans la caverne
que vous apercevez à l'orée de ce bois, vous y découvrirez des
choses fabuleuses. Si vous ne voyez rien, continuez encore, et daignez
mirer s'il vous plaît sous l'épaisseur du feuillage. Alors, n'ayez crainte :
vos efforts seront récompensés, car vous entendrez la voix de la
nature... Suivez.. .suivez donc... "
Sitôt dit, sitôt fait; me voici dans la fameuse grotte : son épaisse
pénombre glaciale m'inquiéta tout d'abord ; puis, me souvenant des
conseils de la reine des sources, je m'engageai dans ce dédale
mystérieux.
Oh, miracle de la création ! Quel enchantement ! Des stalactites,
des aiguilles d'argent en épées de Damoclès pendaient de la voûte
énorme, et s'affinaient imperceptiblement jusqu'à leurs extrémités ; on
entendait, une à une, les gouttes tomber et tinter sur le sol ; toujours
elles tenaient dialogue sans se lasser jamais. Flip ! flap ! flop ! Flip !
flap ! flop ! Ecoutez l'eau chanter ! Etait-ce l'écho des anges par les
cieux envoyé ? Celui d'une Sirène oubliée par Ulysse ? Ce concert
aquatique ravissait les oreilles : mélodie, harmonie, contrepoint, accords
parfaits mouillés ; la musique suintait par tous les pores de cet antre de
rêve. . .
C'est alors que, m'abandonnant d'ivresse à ces couplets
d'Orphée, je vis... je vis... Devinez quoi ? Devinez qui ? Le nain
Ornuphle , pardi !
Un lutin aux esgourdes velues, yeux pétillants de malice, barbe
jaunie à la mode du temps, bonnet rouge, pantalon vert, pieds pointus ;
ses mains comptaient sept doigts. Gai et enjoué, cet être facétieux
préparait toujours une nouvelle farce. Mais, jamais il n'aurait tué une
mouche, ce petit mage étrange.
"Bonjour jeune homme ! me dit-il d'une voix fluette. Par mon
couvre-chef que voici, trois fois soyez le bienvenu. Si vous aimez le rire,
avec moi il faut aller : riez, chantez, dansez, la vie est belle mon ami."
Ce disant, il se baisse très bas, et , par trois fois recommence sa
plaisante révérence.
" Holà ! Holà ! Holà !
Il vous faut avec Maître Farfadet
Ce menuet danser:
Léger, léger, tournez et virevoltez ;
Suivez le guide, par ici ,
Et souriez, ne vous déplaise !
À droite, la galerie du pays des rêves ;
À gauche le royaume d'Analph
Le grand seigneur féru de sciences.
En l'un, pour pénétrer, il suffit d'avaler icelle poudre de
Perlimpinpin ;
En l'autre, il vous faut passer par la porte gardée,
Laquelle se nomme :
Porte du singe bleu. "
Je commençai par absorber la fameuse poudre de Perlimpinpin :
myriade d'étincelantes étoiles, nuage pâle, songe discret. Alors le
sommeil me gagna : je vis se déformer le visage d'Ornuphle comme un
masque de carnaval. Puis il disparut... Nuage vert... Tout remue, tout
s'agite, mon esprit s'échappe et dans les airs tourbillonne ; mon corps
est emporté par les amples vagues d'une mer pacifique ; mes membres
s'engourdissent, ils s'en vont... Je pars pour un voyage au pays de
l'Azur...
Je méditais ainsi depuis assez longtemps. Soudain j'aperçus une
chose indéfinissable : cela ondulait avec grâce et nonchalance ; cela se
mouvait avec lenteur et majesté ; cela, incolore, inodore, subtil,
insaisissable. Je compris enfin que c'était un voile, mais un voile
magique, symbole de charme et de beauté, de séduction et volupté...
" Rêve, mon ami, disait ce transparent manteau, laisse-toi aller,
tout est bien, tout est beau ; le bonheur te visite, laisse-toi aller... "
Ciel, que sa voix était claire et flûtée ! Douce comme le son
velouté de la clarinette chantante : ses notes de nacre me plongeaient
dans l'extase...
J'obéis volontiers au guide agréable.
Trottant clopin-clopant, en suivant le fil de mes cogitations, me
voici pénétrant dans un bois touffu. J'erre au hasard, et parviens bientôt
dans une petite clairière.
Oh ! Regardez ! Ici, là, à droite, à gauche, devant, derrière...
Sont-ce des feux follets ? Le phosphore se jouerait-il de moi ? Jaune,
vert, flamme, crépitements de feu, chaleur évanescente, rousseur,
couleur ; diffuse la lumière, opaque la fumée ; intrigué, d'un pas je
m'avance, ...et... hoplà !
Une multitude de petits êtres subtils m'entoure et m'enveloppe :
ce sont --à ce qu'ils disent-- les elfes bleus, rois de ces lieux. Un
nouveau pas et, pffuit ! Ces atomes farouches ont pris la clé des
champs... Un pas. Deux pas. De nouveau les voici me saupoudrant de
fleurs fraîchement détachées sur les bords des chemins. Hého ! Hého !
Hého ! Mais c'est qu'ils m'accrochent les cheveux ! D'un minuscule
dard, ils viennent me piquer pour qu'avec eux je danse.
Gais histrions, beaux myrmidons , si amusants que vous soyez,
les elfes bleus mille fois vous surpassent. De-ci de-là on les voit
s'animer ; ils sont partout et nulle part; ils sèment la vie à tout vent, et un
souffle divin demeure là où ils sont apparus. Puis, ce sont les elfes
jaunes leurs frères qui se hâtent à leur poursuite : musiciens ambulants,
joueurs de luth et parfois de cithare ; des fifres et des tambourins, des
galoubets ; bref, la galerie au complet des joyeux amuseurs. Ils passent
et ils repassent, fredonnent de gais chants pastoraux, renouvellent à
profusion leur intarissable inspiration.
Ainsi est la beauté, la plus sûre alliée de la simplicité. Elle vient
sans tarder à celui qui l'écoute, le pénètre et le ravit, car les Muses
complices murmurent à ses oreilles ces mots voluptueux : " Ecoute,
ami, la nature t'appelle, elle te chante sa splendeur et sa magnificence ;
dans ses imperfections même il te la faut admirer ; écoute, écoutedonc... "
Mais voilà brusquement qu'un grand monstre s'approche : une
bête effroyable dont le cri est perçant. Il vous fait à cent mille lieux
détaler la gent des elfes bleus ; la terre tremble sous ses pas, et le bois
craque sous son poids.
Terreur des animaux et des êtres vivants. En tous sens, les
lièvres courent, les ours fuient aux antipodes, les renards battent en
retraite au plus court; ils filent, filent, filent comme le vent, ne songent
pas à finasser. Pan ! Un rocher qui éclate : c'est la tarasque qui éternue;
ses épaisses écailles et sa gueule fumante accomodée du sang de son
dernier dessert, son dos recouvert d'épines en éventail dressées, et ses
pattes griffues, font que pas un être alentour qui ne redoute ce rejeton
du diable.
Grâce ! Pitié, elle s'approche!... Mon coeur bat à l'idée qu'elle va
me broyer.
Que la mort est terrible lorsqu'on la voit en face : il n'est pire
tourment que de se voir perdu.
Mais le sort m'épargna car je ne vis plus la bête, ni le reste
d'ailleurs. Je me suis éveillé au bord d'un lac, un calme, une paix, un
silence de mort.
Pourtant, prends garde à l'eau qui dort ! Rien ! Toujours rien.
Suis-je donc le seul homme en ce monde ? Le vide me répond --ou
plutôt mon écho, je contemple ma face dans l'immense miroir : il n'en
faut point douter, je suis là, je me vois tout entier; impossible de nier... à
moins que ce ne soit Narcisse, lequel m'ait dépouillé de mon identité ?
Ainsi donc, méditant sur l'Être et le Non-Être, tout entier absorbé
par ces questions de fond, comment aurais-je pu deviner que
Dans l'ombre, assise sans mot dire,
Les cheveux en épis, avec des pieds de biche,
Une robe de pourpre rehaussée par l'ébène,
Des yeux d'agate par les rois disputés,
Discrètement assise,
La Fée-des-Sept-Désirs me regardait penser ?
Sa baguette, un fleuret ; et sa voix une lyre : c'est la grâce divine
qui m'envoie Polymnie.
" Petit, m'a-t-elle dit, je suis la magicienne qui demeure céans.
Lac, forêts, grotte voûtée, rochers pointus, sentiers battus ; tout
m'appartient, tout m'obéit. "
Je suis ravi d'écouter son discours; son chant semble celui de la
harpe gracieuse. Rayon de chaleur, magie des couleurs. Mon être tout
entier se remplit d' alégresse.
" Je suis, n'en doute pas; la Maîtresse vénérée, descendante de
Circé. Sache-donc, jouvenceau, que je puis bien à ma guise, faire parler
la pluie, la foudre et le tonnerre, détourner les torrents, anéantir la
Terre. Mais, le plus noble dessein n'est pas tant de détruire que de
donner naissance : c'est pourquoi je m'applique --si du moins il est pur-à exaucer de tout mortel les voeux. Tu me sembles sage : formule-donc
sept souhaits différents, qui désir aujourd'hui, réalité demain. "
Incontinent je m'exécute, ne voulant point vexer cette perle des
dieux. Je lui dis tout d'abord que je voudrais être riche et puissant,
comme le sont les princes ; en second, de pouvoir en toutes
circonstances me mouvoir avec célérité, à l'instar des anges du Paradis
céleste ; qu'il me serait fort doux de savoir toutes choses, me trouver
des amis, n'avoir point de soucis, être fort estimé de tout mon
entourage; enfin, de détenir le secret convoité de l'Immortalité.
" Comment ? Te jouerais-tu de moi ? Sais-tu bien qui je suis ? Tu
oses, freluquet, me demander la Lune ? Insolent ! Prétentieux ! Te
prendrais-tu pour le maître Crésus ? Tiens ! Voilà pour toi, moustique ! "
Et sitôt de me transformer en un petit moustique.
"Apprends-donc nourrisson, que le premier désir qu'un homme
doit former, est justement celui de ne plus en avoir ; modestie,
discrétion et vertu, rien de plus. Va , va par le monde et reviens-moi
plus sage. Passe les sept vallées, écoute, observe, découvre tes
semblables ; alors, peut-être consentirai-je à te débarrasser de ce
carcan d'insecte. "
Ainsi le dit la fable :
Que l'on ne doit à aucun prix
Réclamer à autrui
Ce que l'on ne peut à soi-même donner.
Beaucoup ont tout perdu
D'avoir trop convoité :
J'en sais un certain nombre à qui cela s'applique.
Il me faut maintenant vous parler de la société des petites bêtes
que je découvris lors de mes premières pérégrinations volantes.
Premièrement, dans la fraîcheur du crépuscule, tandis que je
zigzaguais, par-ci par-là, en toute liberté --sans toutefois manquer de
pester contre la Fée qui m'avait affublé de la sorte, tandis que je humais
le doux air du Zéphyr je vis se profiler un vert arbre feuillu. L'ayant
estimé propre à me servir d'abri, délicatement, je me posai sur l'une de
ses branches.
C'est alors que m'apparurent ces animaux étranges. Une nuée
d'insectes noirs s'affairait autour d'un cadavre d'oiseau. Qui, dérobait la
tête, qui, les ailes, qui, la carcasse. On entendait grincer les mandibules:
scrontch ! scrontch ! scrontch ! Les pinces coupaillaient à qui mieux
mieux et rendaient un dur son métallique : tac ! tac ! tac ! tac ! tac ! tac !
Ce sont les petits ogres, permanents affamés qui ne laissent rien perdre
de leur proie infortunée. Mangez ! Rongez ! Raclez jusqu'au dernier les
os de ce bipède. Quelle voracité ! Les petites bêtes se ruent, s'agitent,
se battent pour obtenir un modeste quartier de ce tout imposant. A-t-on
jamais vu un si pompeux festin ?
"--Laissez-moi passer ! dit la première.
--Eh quoi ! dit la seconde, et de quel droit, je te prie ?
--Du droit d'aînesse et puis d'ancienneté. On respecte les vieux.
--Que me chantes-tu là ? Que sont ces radotages ? La part
revient de droit à celui qui la prend ! "
On entend les scies couper le bois, on perçoit les frottis du rabot ;
et deux coups de ciseau et trois coups de marteau. Et tous de danser
sur le sempiternel refrain : " Mangeons ! Mangeons Mangeons ! Que
vivre c'est manger ! Exister, c'est subsister. Je me garnis la panse et
donc je suis."
Le lendemain de bonne heure, je partis pour d'autres horizons.
En chemin je rencontre un bourdon.
" --Peuh ! dit celui-ci, un moustique : le plus frêle esquif de notre
gent ailée ; la honte de la lignée. Oses-tu bien te présenter à moi, chétif
anthropophage ? Et , me toisant : tu ne fais pas un pouce, je ne vois
pas tes ailes.
--Prenez garde, seigneur, je puis bien cependant à la course
vous prendre.
--Qu'entends-je ? Un défi ? Cache-toi donc petit drôle : tu ne
peux m'échapper ! Mais je serai bon prince, je t'accorde la grâce de me
courir après. "
Et, ce disant, le fier-à-bras s'apprête, s'amusant par avance de
ma déconfiture. Pan ! Le départ est donné par un cri de bécasse, et
nous voilà tous deux voltigeant dans les nues. Mon compagnon
pourfend les airs de toute sa puissance, mille fois se retourne et ricane
de m'avoir distancé. Mais dans sa distraction il ne voit pas un arbre, et,
de plein fouet va s'y cogner la tête.
C'est depuis ce temps-là que le bourdon résonne. Hélas, mieux
eût valu pour lui qu'il raisonnât.
À peine remis de cette entrevue mouvementée que déjà une voix me
surprend :
"Bonjour, petit moustique. Je suis le papillon. J'ai mille charmes
pour complaire, ailes bleutées, pollen sucré, et le don de voler avec
force élégance. Tous les êtres me jalousent et voudraient me
ressembler. Les douces fleurs fraîchement écloses du matin font mon
plat favori. Le soleil est témoin de mes vagabondages ; l'astre du jour
me seconde en complice, de son mieux tâche de m'éclairer, afin que je
brille avec éclat."
Mais ce Phoebus en réduction ignorait l'âge exact de la lumière :
c'est pourquoi il fit un bond, et puis mourut.
Beauté est éphémère, et la mort s'en saisit avant longue
échéance :
Sitôt présent,
Sitôt venu,
À pas menus
File le Temps.
Soudain il n'y a plus d'insecte. Sur le champ je revêts des
écailles, une queue, des nageoires, une bouche en ovale, et me voici
poisson. Je navigue dans une mer abondante et nourricière, où de
nobles saumons itinérants viennent me saluer de leur robe mouchetée
avant que d'entamer leur long retour aux sources ; le barracuda, à son
tour, mais d'un ton moins amène. Et je me glisse dans les algues,
m'épargnant du même coup la conclusion fatale.
Enfin, me voilà seul. Seuls les coraux s'animent, leurs superbes
couleurs décrivent l'arc-en-ciel : le rouge de la Force et l'orange de Vie,
le jaune de la Flamme et le vert de Jouvence ; et le bleu de l'Ether, et
l'indigo des Rois ; puis le violet des Sages méditant sur les Lois. Des
alliances se forment et ce monde s'accorde. Le sable ? De la poudre
d'argent qui reflète les cent recoins cachés de ces dessous flottants.
Mystère, appel de l'infini, écho du firmament qui projette ici-bas la
musique des anges ; on entend chanter les chérubins. Clarté. Le liquide
amniotique se purifie encore. Silence. Le vide. J'écoute à présent
murmurer le néant : il souffle avec lenteur, il pèse chaque mot. Les
mots? De pures formes. Réel quintessencié en un idéal de cristal. C'est
l'immobilité, le repos absolu, le château retiré de l'Être de Pensée.
Vertige, cassure, discontinuité du Soi et du Non-Soi. Devenir ou
souvenir ? Impossibilité de l'ordre : aux confins du rationnel l'irrationnel
réside. En l'un, distinction et division; en l'autre, fusion de l'intuition
suprême.
Le néant m'a parlé, sa parole est de glace. De glace vient liquide,
et de liquide en gaz. Evaporation. Mirage, images confuses, le monde
évanescent se dérobe à mes yeux. Je m'endors, semble-t-il , en un
profond sommeil.
Je descends, pas à pas, les escaliers du rêve.
De première salade je me sens barboter dans un chaos sans fin. Un
squelette de ses os cliquetis interprête sa danse macabre, me tendant
avec rictus la clef des songes. Icelui, dans le vestibule m'introduit où
croassent des crapauds lesquels crachent bulles de savon ; chauvessouris accrochant mes cheveux, serpents venimeux aux vingt têtes
levées ; des atomes crochus me tirent par la manche ; des fées
carabosses me jettent mille sorts et du sang de tortue dégouline par les
oreilles des truies. Ma tête tourne. Je suis en haut, je suis en bas.
J'aperçois Satan le boulanger et le mitron Lucifer. La fourche à la main,
il enfourne de gros chiens. Ses griffes lacèrent les parois, en lambeaux
les déchirent. Du trou béant jaillit le vin des côteaux aux vapeurs
enivrantes. Ivre, je chancelle d'un pas incertain...
Soudain, une forte lumière m'aveugle et m'hypnotise : éclat,
brillant, intensité. Peut-être s'agit-il d'un filon d'or qui à nos yeux
resplendit ? Le trésor du roi Hérode ou de tous les Pharaons ? Ou la
mirifique caverne du grand Ali-Baba ? Cette immense richesse me
fascine et m'impressionne. Tous les joyaux de la Terre et du Ciel
semblent ici réunis.
Cette lumière, disais-je, était sans aucun doute le manteau de
Dieu, la fourrure plissée de notre dame Nature. Sitôt qu'elle paraît, ce
sont les êtres qui s'animent : les arbres se grandissent et les plantes
se soulèvent; tout prospère et tout mûrit, tout remue, tout se transforme.
Le bonheur rayonne, fort de sa vigueur, et féconde à souhaits le fertile
substrat du domaine des hommes.
Puis, la chaude étoile s'en va déclinant, et une lueur pâlotte s'en
vient la succéder : diffusion, dispersion ; on distingue des ombres
s'allonger, des profils se dessiner.
Ils sont là... On les sent. Qui ? Eux. Pour nous abuser, sur des
écrans de pierre ils projettent leurs formes. On ne les connaît pas.
Seules leurs apparences sont pour nous perceptibles. D'aucuns
prétendent que ce sont les Génies des Montagnes --ou les affreux
démons du Domaine des Neiges ? Mystère. Nul ne sait au-delà de ces
mots. Souvent, derrière soi, on sent leurs présences mystiques. Ils
respirent, et dans toutes les directions se déplacent en glissant. Là ! Un
objet se soulève. Il se pose soudain. Ici ! Une chose remue. On les
entend mais on ne peut les localiser. .. Oooh ! Brusque vertige.
Entropie. Mes esprits virevoltent et tournoient. Je vois... des tas
d'images !
Foule d'animaux qui se suivent affolés.
Où courent-ils ? Le cerf à la tête cornue bondit, menacé par les
crocs de Miraud ; les babouins dégringolent des branches en poussant
de hauts cris ; et... , boum ! ça fuit, ça gicle, ça s'éparpille aux quatre
coins des bosquets à toutes enjambées ou en trotte-menue ; coups de
pattes, coups de griffes, ventre à terre, par-dessus les haies et les
potagers. Frrt ! Frrt ! La harde des bêtes se disloque apeurée,
lorsqu'ayant entendu le son du cor, lorqu'ayant perçu les voix humaines,
ne voulant point servir à force viandes rôties, force graisses
mangées, force soupes assaisonnées, force stomachs emplis ; ces
bestes de tapysserie , disais-je, se cachent dans les trous, dans les
taillis se faufilent, à douze lieues alentours hurlent le chant de la mort.
Il est tôt matin, les chaumines s'éveillent. Les bûcherons
s'apprêtent et prennent leurs cognées, les habitants des fermes
caquètent tous en choeur. Ils entament le gai rondeau de la journée
champêtre.
Le foisonnement d'images cessa. Je sentis comme une
substance éthérée qui s'échappa de mon enveloppe corporelle. Elle
s'éleva en ondulant telle un serpent magnifique et royal attiré par le lait
de la Voie Lactée --non de ces serpents mesquins que parfois l'on
rencontre, mais de ceux que les anciens vénéraient dans leurs temples.
Harmonie, résonance, tout était vibration. Bref, je fus témoin de la
libération de mon âme. Ce fut une profonde communion avec les êtres
de Nature. De l'abandon de moi -même, je passai au sentiment d'une
totalité universelle. J'opérai cette fusion jusqu'à éprouver une profonde
identité : j'épousai le monde extérieur jusqu'au stade de l'assimilation...
Si la mort est ainsi, elle est plus vive que la vie. L'autre côté du
miroir...
Le château de l'Être de Pensée, c'est ainsi qu'on le nomme. Il me
faut à présent vous conter l'aventure de sa découverte.
Vu de l'extérieur, il présentait une masse sombre et imposante,
flanqué de quatre tours de cinquante mètres de haut, avec meurtrières,
hourds, et corbeaux; un épais mur d'enceinte couronné par la crète des
créneaux, du parapet et du merlon ; un étroit chemin de ronde
s'allongeait d'un guet à l'autre dans la pénombre inquiétante.
Construit par les anciens, il avait servi de protection au savoir du
genre humain contre le pillage des habitants des galaxies voisines. Le
jour, il était invisible des hommes ; la nuit tombante, il se matérialisait,
présentant ses longs pinacles effilés au faîte du donjon, là où étaient
recelées les fameuses formules magiques réglant tout le secret de la
création.
La basse-cour était très large, et on apercevait à peine la courtine
si l'on se plaçait à une extrémité. La lice était herbue, le fossé fort
vaseux. D'un bout, on voyait à la suite, la herse, la tête de pont, le pontlevis, et une bretèche percée de deux trous en guise de fenêtres.
Tout était calme. Le fond de l'air était frais. La nuit était épaisse.
À pas feutrés, je m'engage sur le pont de bois vermoulu ;
prudemment, je m'avance. Déjà, derrière le mur se devine la toiture du
logis --que l'on nommait autrefois la salle des preux, celle de la
chapelle. Me voici devant la grille. En l'observant on peut déceler une
petite brèche par laquelle je décide de pénétrer, tout intrigué par le
charme de cette mystérieuse forteresse.
Je m'introduis dans la cour. Je n'entends guère que le bruit de
mes pas retentir sur les dalles. Une brise légère se lève à ce moment-là:
on entend siffler le vent qui s'engouffre dans quelque anfractuosité de la
pierre gélive. Déjà, je sens mon coeur battre la chamade, et je retiens
quelque peu ma respiration. Je songe que cette fortification possède un
lourd passé, que je suis sans doute l'un des premiers à la profaner, ce
qui me trouble.
Je parviens enfin à la porte du donjon. Elle est entrebaillée et
depuis longtemps ne ferme plus. Je l'ouvre. Elle grince affreusement.
Emotion. J'attends. Rien ne se produit. Je prends alors mon courage à
deux mains : j'ouvre tout grand, je gravis la première marche, puis, la
deuxième... Silence.
C'est là que j'aperçus l'intérieur.
Un délabrement complet; des armures aux quatre coins luisaient
sous les rayons lunaires tout droit venus des meurtrières ; des toiles
d'araignées tapissaient la grand-pièce, et les rats s'affairaient, deça
delà, sans s'occuper de moi. L'escalier en colimaçon : j'y étais. Je gravis
les marches avec solennité :...dix marches... vingt marches... trente. . .
Uuuuuuuuuuuuh ! J'entendis soudain un cri effroyable et aigu.
Cela venait de là-haut. Très surpris, je restais quelques temps
figé d'une peur glacée. Ciel ! Quel cri terrifiant ! De mémoire, jamais je
n'avais ouï un semblable hurlement. Pour sûr, j'étais témoin d'un crime.
Ils allaient me voir, ils allaient me trouver ! Et alors que se passerait-il ?
Ils me tueraient probablement. Que faire ? Où aller ? Redescendre en
courant, c'était me trahir aussitôt; monter jusqu'au sommet, c'était me
jeter dans leurs griffes.
Uuuuuuuuuuuuuh ! De nouveau. Derechef cette voix déchirante.
Je me plaquai contre le mur et me blottis dans une sorte de niche
que la fortune m'avait par chance laissé découvrir à tâtons. Je ne bouge
de là , de peur que l'autre ne descende. Une minute s'écoule, puis deux.
Soudain, un bruit de frottement frappe mes oreilles, quelque chose se
déplace vers moi à vive allure. Je fais le mort, je me roidis. Une
silhouette apparaît dans la semi-obscurité.
Mais, qu'est-ce donc ? Qu'est-ce que...!
Eh oui ! Tournoyant dans les airs, descendant en feuille morte
dans un grand battement d'ailes, l'oiseau protégé de Mercure --j'ai
nommé le hibou-- se déplaçait en toute tranquillité pour faire quête de
gibier : un bien gras gros et frais rat de château pourvoirait à sa faim.
Sitôt il cherche, sitôt il trouve : sur un dodu rongeur il fond et il s'abat,
l'enserre dans ses serres de hibou et l'emporte direct dans son repère
perché. Sans autre forme de procès.
Honteux, confus, stupide, muet, je demeurai là la face blafarde :
par ma foi, cet animal m'avait bien possédé ! Après quoi je m'enfonçai
dans les corridors : pénombre, fluide glacial qui passait sur ma peau.
Je suivais la galerie centrale, car l'intuition me disait qu'au bout je
découvrirais quelque chose. En quoi je ne me trompais point.
C'est là que tout arriva.
Une lueur verdâtre attira mon attention. Un vert fluorescent. Son
intensité augmentait de seconde en seconde.
Brusquement, ce fut une véritable révélation. Une pléiade de
cercles, une multitude d'ellipses, flottaient de toutes parts. À droite, des
droites parallèles fuyaient à l'infini ; quelques points isolés semblaient
monologuer, perpétuer leurs existences d'anachorètes, tandis qu'à
gauche, des paraboles levaient les bras en l'air au côté d'harmonieuses
hyperboles, lesquelles tendaient asymptotiquement vers un axe
imaginaire que mon esprit se figurait. Un plan, étendu en terrasse, un
cône, ce grand châpeau pointu, un losange, un carré, de losange
passant terminant en rectangle. Les triangles, étrangement, me fixaient
de leurs airs de Cerbère. Un jaillissement de vecteurs attirait mon
regard, en cascades déferlaient ; ils s'accrochaient partout, ils
indiquaient mille points cardinaux que l'espace offrait. Périodiquement la
vision revenait: incontestablement, il y avait sinus sous roche !
Un vieux cerceau rouillé roulait la cycloïde, une pomme oubliée
formait la cardioïde. Continuité des mouvements et des images ; en
abscisses mes pieds, en ordonnées ma tête.
Je contemple rêveur ces rejetons d'Euclide, lorsque soudain une
autre confrérie s'approche. Ce sont les creusets d'alchimistes,
accompagnés de leur cortège de poudres de projection, de mixtures, de
teintures et d'élixirs de vie afin d'accomplir l'Art de Spagyrie -l'Agriculture Céleste bien à propos nommée dont le but est l'Or des
Sages, requérant autant patience que sapience.
Par là ça sent le Sel du corps minéral, le Soufre gras et puant
des marais infernaux des régions instinctuelles et végétatives, et le
Mercure spirituel et volatil dont la corporification donne la Pierre tant
prisée. L'oxygène vital vient avec eux se mêler; l'azote croit s'enfuir,
mais l'hydrogène l'arrête : ces deux êtres s'assemblent et bientôt se
marient. De leur liaison orageuse naît un monstre hideux. C'est l'acide
nitrique, pour ne point le nommer, qui ronge à l'envi les marbres les plus
fins, n'en laisse que le sel. Liquéfaction, ébullition, sublimation dans le
grand Athanor ; cette légion de personnages possède le don de
Métamorphose : comment leur concéder une identité ?
Un rire sarcastique coupe net mes réflexions. Dans mon dos je
sens une présence. Je me retourne. Un spectre vêtu de haillons au
regard de lumière me toise en grimaçant.
"Je suis le spectre de la connaissance --me dit-il, le fantôme du
savoir. Tu as violé ma sépulture et troublé mon antique repos. Sache
que pour cela, tu périras : jamais d'ici tu ne sortiras. Mais avant de
t'incarcérer pour l'éternité je vais te livrer un secret, le secret du Docteur
Arcsinus. Ainsi connaîtras-tu la Vérité des vérités qui hante les mages
et les savants depuis des millénaires."
Il se penche sur moi avec son odeur de moisi et son capuchon
de moine, et me chuchote doucement l'expression que voici :
"Annhabûhrr kakagam cigisum bôfâtras." Je n'ai pas le temps de saisir
ces paroles hermétiques que déjà, le spectre s'en retourne, se dirige
vers un coin de la pièce, tire une longue corde. Le sol se dérobe sous
mes pieds : une trappe s'y trouvait. Je tombe indéfiniment dans
l'oubliette, et bientôt, je perds connaissance...
Plus tard, je m'éveillai dans un monde inconnu. Puis je reconnus
enfin le lieu où j'avais rencontré Ornuphle le nain.
Mais l'histoire n'est pas finie. Ecoutez plutôt.
Un certain singe à la fourrure bleue était de faction devant la
porte d'un certain royaume. C'est la raison pour laquelle on la
surnommait la Porte du Singe bleu.
Ce singe, disais-je, tenait à sa main un gourdin. De cette arme
terrible, nul n'osait se moquer, ni du singe d'ailleurs. L'intrus mal avisé
en aurait eu pour ses frais; et pour la cime de son crâne que l'on doit
comme chacun sait préserver car c'est un bien précieux.
Cet animal stupide m'interpelle tout haut:
" --Halte-là, mon ami , montre-moi tes papiers. "
Et , regardant les feuillets de Pergame :
" --Mais, là , il manque un trait !
--Quel trait ? Que me dis-tu ?
--Le trait, parbleu ; où l'as-tu mis, te dis-je ?
--Assurément, je n'entends pas ton langage.
--M'en fiche ! Le trait !
--Quoi donc ?
--Le trait; le trait, le trait ! Je ne vois pas le trait ! "
Et , n'y pouvant plus tenir, d'impatience la bête s'agite :
" --Je vais donc, pour la forme, t'administrer une correction
Tiens, voilà pour toi ! "
Et, ce disant, ce bel arboricole lève le bras droit, m'assène sur le
champ un bon coup de bambou :
" --Maintenant que les formalités sont remplies, vous pouvez
passer monsieur. "
Sur ce , il ôte son chapeau et se baisse fort bas :
" --Bienvenue au royaume d'Analph , notre seigneur à tous ! "
Les analphiens étaient des hommes laborieux, cela se voyait
aisément à leurs visages béats.
L'ingénieuse organisation de cette société d'artisans en
témoignait également.
Que l'on considère seulement le peuple accomplissant sa tâche,
dans quelque fabrique affairé ; courant à la besogne ; et jamais en
repos ; et toujours en alerte ; le tintamarre joyeux que font les ateliers
du fer, de la fonte, des aciers savamment calibrés, des manivelles
tournantes aux mains de l'ouvrier ; de l'huile en tous lieux répandue sur
le parterre --afin, dit-on, de réduire le frottement à sa plus simple
expression. L'usine est à soi-même une grosse machine, laquelle
distribue à chacun son office. L'individu, élémentaire rouage, se soumet
au système. Quiconque veut oeuvrer sa tâche est imposée : point n'est
par conséquent besoin de réfléchir puisqu'il s'agit de répéter ce qu'hier
on faisait. On appuie sur tel bouton, on tire telle corde, on remue tel
liquide on presse telle poire. L'ordre même des gestes est d'avance
programmé : on n'a plus qu'à assumer la grande responsabilité de les
effectuer.
Mais ne passons pas sous silence un certain personnage
apprécié du monde. J'ai nommé le Grand Ordonnateur.
Son intelligence ? Proportionnelle à son tonnage --deux cent
quarante livres au moins, pour ne vous point mentir. Sa finesse
d'esprit ? Plus rusé que la poule, mais moins que le dindon. Quand à
son énergie, autant que de lardon, on peut vous l'assurer.
De son souffle de boeuf, il congédie les mouches, la sueur
lubrifie sa face d'homme obèse. De sa voix de stentor il vous réveille un
mort : "Allez ! Allez ! Allez ! Travaillez ! Au boulot, on se bouge ! Je vais
vous dresser, mes lascars, ça ne va pas traîner ! "
Ainsi parle le maître --ou plutôt contremaître ; il faut s'exécuter.
Les esclaves obéissent pour n'être point battus. Sinon; le martinet !
Mais voici qu'un mutin se soulève contre ce lourd symbole de la
suprématie. Dureteste Tapegueule --c'est son nom-- se fâche tout rouge
de ce que son garde chiourme rudoie la compagnie :
" --Si t'es pas content ; lui répond l'autre, va t'en donc voir ailleurs
si j'y suis. Tu seras licencié, et pas d'indemnités.
--Comment ? Tirelupin , hippopotame ; vieux phacochère à
roulettes, vermine, salopiaud ! Avec tes tripes et ton foie gras tu nous
obliges à suer l'eau ?
--Répète un peu si t'es un homme !
--Tête de nouille, sale fripouille, face de truie, gros pachyderme,
tu nous contrains tous à bosser. Si on continue, on crève ! "
Le Grand Ordonnateur pâlit, blèmit, rougit; de rouge passe à
l'écarlate. Et mon bonhomme de saisir une tringle d'acier ; et de démolir
avec rage et violence celui qui avait osé l'invectiver.
" Ca y est ! Un salaud de moins sur terre ! Foutez-moi ce déchet
dehors et qu'on ne le voit plus ! Au prochain de ces messieurs ! Ah
mais! Si je ne m'occupais pas de faire moi-même règner l'ordre, où iraiton ? "
Après quoi on traîne à l'extérieur le rebelle défait. Du sang plein
la figure, un ruisseau coule le long de ses membres déchirés par la
barbe du fer, les habits en lambeaux --dont il n'aura plus usage, la
colonne brisée, on jette Tapegueule comme un chien dans la rigole
bourbeuse.
Enfin, il est certain que la méthode --purement psychologique-de notre chef d'usine valait son pesant d'or en matière de rendement.
Afin d'assurer l'ordre et la cohésion, ce fin stratège avait imaginé
un ingénieux système. Il promettait au plus travailleur de l'équipe un
beefsteack supplémentaire en guise de récompense.
Pensez si les braves analphiens y mettaient du coeur ! Là ! Ils se
jettent sur la besogne. Hop ! Picasiète devance son rival, le pauvre
Vachemègre, cestuy dernier entendant bien nonobstant le priver de
dessert. Mais Grannigô et Meurdefin les arrêtent : ils ont saboté leur bel
ouvrage. Là-dessus suivent les camarades Triplebuse, Grochagrin,
Malandrin, Cassetête, Brisecaute. Qui et qui versent sur le sol de l'huile
sirupeuse, espérant par ce biais que l'autre se fracasse.
" --Hé! dit l'un, c'est ma pièce que tu piques !
--Non, doux imbécile, c'est la mienne, foi de ma Gascogne ! "
Ainsi donc; chacun voulant gagner à bon droit son écot, à cette
seule fin poursuit une course effrénée. On se presse, on se hâte, on se
rue en cuisine ; on s'agite ; comme diable on agit, on joue chacun pour
soi le tiercé de Fortune. De la vitesse, du rendement; vite, vite, vite,
activez ! Et si vous m'en croyez, le Grand Totem vous récompensera !
Modernisons, rationalisons pour toujours plus produire :
inventons des machines supprimant le travail des inventeurs qui les
avaient créées !
Arrêtons-nous quelques instants devant la demeure d'un
particulier.
C'est le soir, les couleurs rosées de l'horizon viennent se mêler
au jaune crépi de la façade. Des ombres violacées se profilent sur le
mur marbré de lézardes biscornues. Le toit, c'est un chapeau revêtu
d'une mousse verdâtre, sur laquelle, à pas menus, les mulots et les
chats dansent leur sempiternelle gigue. La mousse est un tapis d'une
douceur exquise, le réceptacle divin de la suave fraîcheur tombée du
firmament nocturne. Une treille habille le pourtour de sa toile ramifiée, le
bois flotté se tortille, enlace la batisse, prolonge sa tentaculaire prise sur
la pergola de l'allée. Le lierre recouvre la demeure paisible de son
feuillage épais comme un vieux protecteur détenteur de secrets. Un
halo de fumée de son fumet de cendre encercle la haute cheminée.
Glissons-nous, tels des esprits, par cette étroite issue et descendons
discrètement dans la grand-salle. L'âtre rougeoit de ses charbons
ardents, faiblement il éclaire la pièce principale : des chaises de paille,
la table en bois rustique, les buffets campagnards aux quatre coins
postés en sentinelles. La mère, son tablier de bonne, son visage hâlé
tremblotant sous la lueur diffuse, épluche des oignons. Le couteau
glisse sous la pelure et projette les vapeurs lacrymogènes sur les yeux
marron-sienne de la ménagère. Mais, la femme, habituée, ne verse
aucune larme. Ses mains sont fânées par les rudes tâches effectuées
maintes fois. À genoux, ou à plat ventre, les cheveux en bataille, les
habits tout noircis, la soeur et ses deux frères en bas-âge se traînent
sans vergogne sur le sol, profitant de ce que maman ne veille pas sur
eux. Les charmants bambins se gardent bien de crier, trop heureux de
battre leur dernier record de crasse. De temps à autre, ils babillent
innocemment afin que l'autre ne tourne pas la tête.
Tranquille maisonnée jusqu'à l'arrivée du père...
Tenez ! Le voilà justement. Il entre.
" --Femme ! Débarrasse-moi de mes frusques. Qu'il fait chaud.
Allez ! On bouffe, à table ! À boire, femme, et donne-moi le pain, sinon
je te battrai! "
Bang ! Coup de tonnerre. Tempête, Furies, orage, colère,
passion, folie : des sorcières apparaissent à califourchon sur leurs
balais. Hérétia , Mokalia, Hécate, Hécane, surgissent de l'abîme ; ces
dames aux doigts crochus animent l'atmosphère, accompagnées de
leur suite de sylphes et de feux follets. Hérétia, la doyenne, montre de
l'index le père : " --Cet homme est un rustre qui ne respecte pas sa
compagne. Pour le punir, nous allons muer sa tête en celle d'un baudet.
Voyez comme déjà poussent ses oreilles... "
Les yeux de sa compagne interdite ; les enfants apeurés. Les
carabosses chantent de leurs voix de crécelles leur grimaçant refrain :
" Par-delà les monts et les vallées, par-delà le pays des allongés,
dans le royaume du sinistre imbécile, un abruti croit bon tancer sa
femme à l'aide du fouet. Vengeance nous réclamons contre ce tyran
insatiable. "
Et , s'approchant du chaudron encor bouillant :
" Une pincée de toile d'araignée, un soupçon de crapaud, une
livre de crachats, une cuiller de simplicité d'esprit suivie de tout autant
de stupidité profonde ; on agite, par sept fois on touille l'élixir, vapeur,
fumée, c'est prêt. "
Et aussitôt la brute épaisse se métamorphose en un maître
Aliboron. " Hi-han! Hi-han! " À une lieue à la ronde on l'entend braire. La
population s'interroge :
" --C'est le percepteur qui arrive ? demande l'un.
--Non, c'est unministre enroué.
--Pas du tout ! c'est le Grand Ordonnateur en
colère. Ecoutez !
Il est terrible. "
" Haïaïaï ! Hallallallaï ! Heweweïweï ! Hoïwoïwoï ! Tourmentons
ce vilain barbu, vilain barbu, bu bu ! Tirons-lui les oreilles, piquons-lui le
derrière, chatouillons-lui le nez. Tchoum ! Eternue, tousse, gratte-toi où
ça te démange.
Vilain barbu, vilain barbu, bu bu , hu , hu , hu , hu ! Hue dia!
Méchante bête: tu porteras toutes les peines, on emplira ton bât à ras
bord de livres empesées. Haïaïaï ! Hallallallaï ! Heweweweweï !
Hoïwoïwoï ! Vilain barbu, tu purgeras ta peine, hu , hu , hu !
--Mange ta soupe, morveux. Alors ! Qu'est-ce que tu attends ? Hi-han !
Hi-han !
( les enfants n'obéissent pas aux ânes). Tu ris ? Huuuuuuuik ! Tu vas
morfler une rouste ! "
Ses pieds deviennent des sabots; ainsi que ses mains. C'est
maintenant l'animal au grand complet. II monte sur la table, écrase les
assiettes, renverse le potage, éclabousse les gens. Quelle merde, mes
aïeux !
Les sylphes accomplissent leurs offices de balladins, se rient de
cette bête hirsute ; ils lui tirent les cheveux --ou sa crinière, je ne sais
plus lequel des deux.
" --Maintenant; dit Hécate, scène de ménage ! "
Messer Grandcouillon a recouvré son premier aspect et demeure
tout hébété. Sa femme, elle , n'a pas perdu le Nord. Elle se souvient
que l'autre a deux heures de retard :
" --Dis-moi un peu, où étais-tu durant tout ce temps ?
--Ben heu ! Au bistrot du père Littrôn.
--Ah ouais ? Elle était bonne, pas vrai ?
--Sacré nom de nom ! Pour une bonne bière, c'était une bonne
bière !
--Tiens ! Voilà pour la bière blonde ! Prends-donc ! "
Elle lui flanque in concreto un coup de rouleau, généralement
consacré à un autre usage. Et Dame colère enfin soulagée :
"--Elle était bonne, la blonde mégère ! Ca t'apprendra à lui conter
fleurette ! "
Puis, les quatre semeuses de Discorde quittent le logis. La Paix
est revenue, s'est faufilée par le fin trou de la serrure. La petite famille
vaque maintenant à des occupations diverses. Papa s'abrutit devant la
télé tandis que maman fait la vaisselle ; les enfants poursuivent leur
ouvrage de terrassiers qu'ils n'avaient pas pu finir : ils se vautrent dans
la boue...
Les analphiens suivaient fidèlement une mode élégante et fort
intéressante. Je me dois de vous la révéler.
Hommes et femmes portaient cette chose que, chez nous, on
désigne couramment par le nom de pantalon. Ce vêtement n'était pas
ordinaire. En effet, tel un étui, il enserrait la taille et les jambes de façon
si étroite qu'il était quasiment impossible de se mouvoir avec. Cela à
seule fin de mettre en valeur la beauté du corps. Un matin, j'ai vu un
autochtone ainsi paré se baisser pour ramasser un objet tombé à terre :
après bien des contorsions, une brèche se fit dans son arrière-train. Et
voilà le comble du raffinement !
De surcroît, ces gens prisaient le port des oripeaux. Sur leurs
dos, que de chemises barriolées ! Mélange exotique, couleur des îles,
ananas, oranges, fraises et citrons, la panoplie des riches arbres
fruitiers. Amalgame de teintes venues d'ailleurs : caca doigt, pissevert,
gris pourri, beige sale. Résultat : une fois, j'ai pris une respectable dame
pour un palmier dattier.
Et le langage ? Comment le décrire ?
À première vue, il m'a semblé que les analphiens étaient de
subtils polyglottes. Une ineffable variété : une forte proportion de
palabres étrangères, un surplus d'expressions imparfaitement
comprises en guise de garniture ; une constante utilisation du verbe,
hors de tout propos cohérent.
Il n'est rien de plus doux quand le veut la saison,
Qu'une plume enchantée, par la beauté conquise,
D'un trait par le charme portée --ô pamoison !
Evoque de ses chants, et la cause, et le prix :
C'est de l'art de la fête
Dont je voulais parler.
Imaginez, amis, comme étoffe moirée,
La nuit, doucement déposer son manteau
Sur la frèle vallée ; et sa teinte cendrée,
Et ses tons délicats, et sa légère peau.
De sa voix melliflue, elle convie les hommes
À venir s'ébaudir sous la lune vermeille
Avant de les noyer en un profond sommeil,
Dans leurs huttes couchés, dessous des toits de chaume.
Des parfums, des nectars ; des baumes ; des senteurs :
La lavande et le thym, les herbes des garrigues,
Diffusent, par bouffées, une agréable odeur.
La ville est pleine de guirlandes, de lampions
Et de joie ; on a tiré le vin, et les viandes
Grésillent au feu de bois que veille Cupidon.
Voyez combien s'agitent les humains : ils vont, ils viennent, en
oublient toute peine. Au pied de la colline, en bordure du lac, les
marchands ambulants exposent leurs produits. Il y a de l'encens, des
soieries ; des étoffes, des bijoux, des moulins à café.
On achète à bas prix, on revend, on trafique. Le stand de tir fait le
bonheur des uns ; le manège de chevaux à bascule fait celui des autres.
Les lapins glapissent dans leurs clapiers, les poules blanches caquètent
en choeur, les canards ricanent des passants, les oies perpétuent leurs
commérages ; les cochons, gras et à point rosés, poussent des cris
aigus, les pigeons roucoulent et répandent leur fiente ; les truites et les
merlans, les yeux grand-ouverts et la gueule béante, semblent en
extase devant le spectacle de la vie depuis leurs étalages. Singes
grimaciers, puces savantes, chiens acrobates, marionettes de bois
verni, montreurs d'ours et quelques autres animaux captivent le badaud
en vadrouille.
C'est une marée confuse : des choux, des salades, des patates
difformes, des brassées de tomates, des montagnes de fruits, des
armées de poireaux, des légions de navets envahissent le monde.
La confiserie va bon train. on mange ces délicieuses pommes
sucrées toutes de caramel revêtues, ces pommes que vénéraient nos
grands-pères. Les bonbons garnissent les poches des enfants. Sur les
placettes, les troubadours et les ménestrels récitent leurs ballades,
accompagnés de leurs luths et des musiciens de foire.
La fourmilière grouillait, les vers se tortillaient, les petites bêtes
creusaient des galeries de plus en plus serrées.
Vue d'en haut, la foule semblait une bête horrible. Vous eussiez
dit un monstre bigarré aux griffes acérées et aux pattes velues qui
dévorait sa proie. Son repas de titan ne s'achevait jamais. Les clameurs
s'élevaient d'en bas, s'amplifiaient en un singulier rugissement. Lent et
régulier, son pouls inquiétait par son calme excessif...
Ainsi va la vie des hommes."
CHAPITRE QUATRIÈME
Initiation
Gauvain sortait des limbes. Il lui semblait avoir vécu cent sept
ans, tant son rêve puéril et oiseux l'avait épuisé et vidé de ses forces.
Il avait la curieuse sensation d'avoir voyagé dans son sommeil -projection astrale ou bien téléportation occulte métadimensionnelle ?-car il ne reconnaissait pas les contrées méridionales qui l'avaient vu
s'endormir tantôt. La forêt s'était singulièrement épaissie, et pinèdes et
garrigues provençales avaient cédé le pas aux sombres et massives
chênaies de la Bretagne, ponctuellement illuminées par le jaune de
l'ajonc nain du printemps ou le rose automnal des bruyères,
enveloppées par un calme attentif, par une quiétude toute spirituelle
que seuls quelques râles étouffés, quelques plaintes de daguet donnant
l'écho aux hallalis, entrecoupaient dans le lointain, deça delà, dans
l'émeraude enchevêtrement des frondaisons suspendues comme un
dais cérémoniel protégeant Brocéliande.
Il fallut à Gauvain la mesure d'un long sablier pour dissiper les
désagréables effets de l'ankylose qui paralysait ses membres
courbaturés.
Comme tout naturellement il se demandait ce que diantre il
pouvait bien faire là, les effluves odorantes et musquées d'un animal qui
lui était familier lui chatouillèrent malencontreusement le nez : un bouc,
évidemment !
Et le moins que l'on puisse dire, c'est que Gauvain ne tenait pas
la bête à cornes en odeur de sainteté. Car il ne se souvenait que trop
bien de la sournoiserie de Léonard, le bouc de sa tante Zouba, une
espèce de bouc vicieux et malpoli avec lequel elle se rendait au Sabbat
tous les samedis de pleine lune à minuit, dans la cauchemardesque
forêt landaise de Maujarnac, à califourchon sur ce petit démon.
En effet, comment oublier cet après-midi où, alors qu'il faisait la
sieste tout près du massif de belladones --dont Zouba usait
généreusement dans la composition de ses philtres sataniques, l'autre
avait entrepris de lui brouter sa première barbe et y était presque
parvenu ? Cet incident diplomatique avait d'ailleurs provoqué une
brouille familliale, et Gauvain n'avait plus jamais remis les pieds chez
Zouba.
Suite de quoi Gauvain s'était converti au catholicisme parce que;
disait-il, les chèvres de la Sainte Inquisition avaient au moins la
courtoisie de ne vous lècher que les pieds arrosés d'eau salée par le
bourreau et on s'en tenait là ; car elles ne prenaient jamais d'initiative...
Or donc le cousin breton de Léonard le fixait d'un air au moins
aussi mauvais que celui qui émanait de sa toison, et Gauvain lui aurait
probablement fait un sort --vu le peu de sympathie qu'il portait à
l'engeance, si l'Ogre-des-Bois Bouffetous, qui justement habitait les
parages, plus affamé qu'à l'accoutumée; ne l'avait devancé en
l'assommant brutalement d'un coup de poing (le bouc, pas Gauvain), et
ne l'avait invité à sa table pour partager avec lui le repas du soir. Cet
ogre-là semblait plus idiot que méchant, et Gauvain, qui n'avait rien
avalé depuis mâtines jusques à vêpres n'eut pas le courage de décliner
la gracieuse offre du sauvage. Et peu lui importait qu'il ne fût pas
gentilhomme comme lui.
Car Bouffetous était une espèce de cyclope éclopé de trois
mètres de haut, loqueteux, hirsute et crasseux, dont la barbe était plus
emmêlée que celle du géant Polyphème. Il n'avait apparemment jamais
vu peigne ni savon de sa vie, si ce n'est chez Gargantua, un ami
d'enfance plus fortuné que lui avecque lequel il se gabelait et se rigolait
volontiers, surtout à passer en revue sa collection de petits torche-culs,
mais dont le maistre Thubal Holopherne --théologien qui fut premier de
sa licence à Paris et qui voulait en faire un parfait pédant de collège-écarta tout commerce avec l'Ogre, vu l'effet désastreux qu'il produisait
sur l'éducation de son petit géant d'escholier. Mais enfin quoi ? C'était
gîte et couvert assurés pour l'heure, et un soldat battant campagne est
assez habitué aux moeurs rustiques et aux rudes manières.
Toutefois Gauvain ne tarda pas à regretter son choix, car
lorsqu'il vit que le bouc ne constituait que le hors-d'oeuvre des
conviviales agapes --en dépit que l'autre se mouchait avec ses doigts,
rôtait et barytonait du cul à tire-larigot, très vite il comprit de quoi serait
composé le plat suivant.
Aussi, comme il se levait de table et se dirigeait vers la porte pour
prendre prestement congé sans plus de manières et de civilités, l'Ogre
qui avait tout prévu --vu qu'on la lui avait faite plus d'une fois--l'y
attendait déjà, et Gauvain, ne se sentant pas de taille à lutter avec un
géant aussi monstrueux, lui envoya un grand coup de pied aux
génitoires --m'en pardonnent les damoiselles-- et partit en courant à
travers bois, poursuivi par Bouffetous tout pétri de douleur et de cholère,
lequel ne le laschoit plus et couroit comme un vieux satyre empressé
par son affaire malgré ses quelques sept cents ans. Il ne pensoit qu'à
l'escrabouiller contre le rocher qui lui barroit à présent le passage.
Ce qu'il eust réussi, si Gauvain, qui s'estoit baissé, n'avoit
esquivé le coup. Et maintenant le géant, qui s'estoit fracassé la main sur
la pierre, estimant l'homme trop rusé pour lui et bien trop dangereux en
dépit de sa chétive apparence, s'en retournoit tout honteux et humilié
vers les lieux d'où il estoit venu, tout en maugréant et gromelant dans sa
barbe d'ogre ( "Grrrmmll , grrrmmll ! Ougrrr !" ) , et se disant à part soi,
que pour ce soir, il se contenteroit de croquer deux ou trois korrigans
bien dodus, quand bien mesme c'eust été le redoutable Othon soimesme.
Ouf ! Gauvain l'avait échappé belle ! Mais quelle ne fut pas sa
stupéfaction lorsqu'il vit que Bouffetous avait ouvert une brèche béante
dans la roche en s'y brisant la main. Intrigué, il pénétra dans le passage
qui allait s'élargissant au fur et à mesure qu'il avançait lequel le
conduisit à un escalier dont le bas débouchait sur l'entrée d'une Grotte
Souterraine dont il reconnut le Lac Intérieur, et surtout l'Ondine qui en
sortit et qui n'était autre que la Fée-des-Sept- Désirs dont il avait rêvé
tantôt.
Elle était encore plus belle que dans son rêve, et c'est pourquoi il
se demandait s'il était vraiment éveillé. Puis la Fée lui fit présent d'une
épée en lui souriant comme si elle le connaissait. C'était la fameuse
épée Excalibur qui, d'après les dires de la naïade, avait le pouvoir de
protéger et de rendre invincible celui qui en faisait usage, pour peu que
ses intentions fussent nobles et pieuses.
Arme redoutable dont il eut bientôt le loisir d'éprouver l'efficacité
au sortir de la Grotte, car il se trouva nez à nez avec un impressionnant
dragon qui vomissait un feu amplement suffisant pour alimenter en
énergie tous les marmitons des enfers réunis. Le dragon fut neutralisé
en un instant, comme par enchantement.
Gauvain en avait jusqu'à présent vu de belles, mais ce n'était
rien en comparaison de ce que le chat qu'il vit débouler du lieu même
où s'était envolé le cracheur de feu allait lui faire subir. Et a bien raison
celui qui dit, que d'entre tous les animaux, les pires sont les plus petits,
et qu'il advient que de petites causes produisent parfois de grands
effets, ainsi qu'on le voit des belettes, hermines, et furets, qui
s'attaquent volontiers à gibier cent fois plus gros qu'eux, se jetant sans
merci à leur cou pour les saigner et les affaiblir.
Et Gauvain, qui n'était plus d'humeur :
"--Tchoum ! Comment ? Un chat noir ? Un persan, qui plus est.
Me voilà bien ! Mais où faudra-t-il que je me cache pour échapper à
cette calaminé vivante ? Grippeminaud je te préviens : tête de sachet,
enclume à quatre pattes, si je te mets la main dessus, je te transforme
en pardessus. Tu cesseras bien tous tes tours, car tu vivras de mauvais
jours. "
Mais la bête en question ne lui laissa pas le loisir de poursuivre
plus avant sa diatribe enflammée :
" --Tais-toi ! Je suis Graphytis, cousin d'Anubis, Apis et Sérapis ;
Akhénaton m'envoie, et je t'ordonne de me suivre, si tu ne veux pas
goûter à mes royales hiérogriffes et finir en pâté de momie ! Allez, file,
plus un mot ! "
Que pouvait-il répondre ? Un animal sorcier, une bête qui parle -tu parles, on ne peut qu'obéir, forcément. Surtout que l'autre le menaçait
de l'enfermer dans le château du comte Zapatek, un fou furieux
sanguinaire --plus inquiétant pour lui que le vétérinaire-- qui s'était retiré
dans ses féodaux appartements avec tout ce que l'Europe centrale
comptait de vampires et de vieilles goules édentées. Rien qu'à la
pensée de rencontrer ces cruels nécrophages, Gauvain avait la chair de
poule et le poil hérissé, car ils pouvaient surgir de quelque sarcophage
--un peu à la façon du seigneur Dracula.
Aussi , emboita-t-il le pas à Graphytis sans mot dire, sans
rechigner, sans le moindre soupçon d'emberlificotis, considérant qu'il y
avait de l'avantage à se conformer aux injonctions du petit hiérophante.
Ce chat-là n'avait rien d'ordinaire : c'était un chat magique qui
savait la musique ; connaissant tout sur tout, il se glissait partout dans
les bois de Paimpont malgré son pantalon digne de Gédéon. On ne le
grugeait pas comme Jean Ratapon d'un plat de macarons !
Notre chat préféré partit dans la hêtraie, talonné au plus près par
le neveu d'Arthur. Il trotte souplement , longeant le cours de l'Aff ou
quelque autre ruisseau, se plaisant à tracer parmi les arbrisseaux sa
courbe aléatoire, et cent mille réseaux malgré les promontoires.
Il profite en passant du charme vespéral, frétillant de la queue,
roulant de félins yeux; il s'arrête soudain, se retourne et repart ; l'autre,
toujours le suit, quoiqu'avec moins d'envie, s'accroche à maint hallier,
devient fou à lier : toute la faune en rit.
Lorsqu'il eut arpenté les vallons et les plaines, contourné les
étangs, les marais, les trous d'eau --quadrature du cercle, principe
d'Archimède, lorsqu'il eut révisé sans en rien excepter les arcanes
secrets de sa géométrie, qu'il lui eut enseigné l'art de Topologie, il
conduisit Gauvain au chêne à Guillotin.
Mais voilà que Raminagrobis par trois fois le contourne, en lacère
le tronc en fin joueur de harpe et s'en donne à coeur joie. Il disparait
sans prévenir, laisse à Gauvain un souvenir :
" --Coquin de nom; je m'en doutais ! Fie-toi donc à un chat, tu
récoltes un crachat ! "
Le messager fourré a rejoint l'Invisible ; comme mu, transporté,
d'un pouvoir invincible : car l'anneau de Gygès --ou bien de Salomon ?-attaché à son cou l'a conduit chez Râmon.
Et cependant qu'il jure comme un saint templier , Messire
Engoulevent voit le vent se lever, puis souffler dans le creux de l'arbre
vénérable à la façon des dieux dans les conques des sables, un doux
air mélodieux qui lui est un régal , comme s'il s'agissait des grottes de
Fingal. La mélopée céleste remplit les lieux agrestes : pour qui sont ces
arpèges, ce rythme-sortilège? C'est alors qu'il entend un son adamantin
qui lui rappelle un peu celui du lamantin :
" --Aummm !...
Mange du champignonnn...
Puis vas à Barentonnn... "
Comprenant qu'un verset jamais ne se discute, le Chevalier-Lion,
à ces mots, s'exécute : il prend l'ascomycète dont on taira le nom, juste
au pied de l'ascète qui en sait bien plus long. Et ce fruit défendu tant
redouté des mouches, sans l'ombre d'une crainte il le porte à sa
bouche: le fameux saprophyte aussitôt lui profite, l'expédie à la fons du
lieu dit "Barenton".
Gauvain n'en croyait pas ses yeux. La fontaine ressemblait à s'y
méprendre à la Roche-aux-Fées dont il avait rêvé. Tout d'abord lui était
apparu l'Ogre, puis la Dame du Lac de la Vierge à la Licorne qui lui avait
confié l'épée Excalibur et le dragon ; puis il avait rencontré ce chat en
tout point détestable, et maintenant la source. Que lui arrivait-il ? Etait-il
possible que le monde palpable dont il foulait le sol connût mieux que
lui-même sa propre intimité ? Tout serait transparent ? Tout serait donc
écrit ?
Et soudain : " --Grelin, grelin ! Petit lutin ! " Juste à côté de
Barenton parut le frère d'Obéron : Ornuphle, pardi; vous savez bien, le
nain. Puis il parla d'un autre ton, malgré ses vers de mirliton: " --Salut;
grand daim ! Recueille l'eau de tes deux mains, et jette-la sur le
parpaing."
Notre héros malgré lui (se disant que décidément il n'était pas à
une incohérence près et que de toute façon cela ne lui coutait rien de se
prêter à ce jeu qu'il jugeait anodin) fit ce que luî dit le nain.
" Brrraômm ! " Par Thor, Odinn, et Taranis, voici qu'éclatent le
tonnerre, la tourmente, et le feu. Orage au désespoir, déluge incontinent
mais bientôt dissipé. Car un certain vieillard dont la barbe est fleurie est
sorti du brouillard pour calmer l'euphorie, de sa canne vrillée, dans sa
cape drapé. Il porte un torque magnétique car c'est un druide initiatique.
Il porte sur l'intrus un regard souverain.
Evidemment, voici Merlin.
Gauvain ne se sent pas malin.
MERLIN : " --Tu aurais pu nous éviter ça, tout de même, jeune
homme ! Je ne suis pas sourd, il suffit d'appeler. Je t'attendais, du reste:
quand le disciple est prêt le maître se présente. Aussi devions-nous
nous rencontrer. C'était écrit. Mais quand ? Or, si tu ne viens pas à moi,
je n'irai pas non plus vers toi. Je ne sors jamais des bois, rapport à
l'ordalie : on est au Moyen-Âge, là-bas.
"Tu es ici dans un sanctuaire dont les temps sont exclus. Tu dois
le respecter. Ne joue plus, s'il te plaît, avec les éléments. Comme tu ne
le savais pas, on te pardonne cette fois. Mais désormais; évite : changer
l'Ordre Cosmique est toujours dangereux. Il faut avoir des raisons
excellentes ; non pas égoïstes j'entends, mais d'universelles raisons
pour perturber l'Alliance de la Terre et du Ciel. Politiques et Lois, là
aussi, cela existe. Partout la Hiérarchie préserve l'Edifice --même si
c'est parfois au prix d'un Sacrifice. Mais au rebours des mortels, le
pouvoir effectif n'est confié qu'au Sage, c'est-à-dire à celui qui perçoit
l'Harmonie.
"Et lorsqu'il la connaît, qu'il en est pénétré, toujours il en conclut
qu'on n'en doit rien toucher. Il est plus Musicien; Artiste, que Docteur ;
non pas théoricien, on préfère son Coeur : Om , namo, baghavaté,
vasou dévaya !
" La Nature a laissé à l'aspirant sincère, assez de signatures pour
tout son Magistère.
La Pomme, pour ne citer qu'elle, si tu la fends à l'Equateur, vois
son dessin évocateur : Pentagramme sacré des Eléments secrets, et la
Terre, et l'Eau, le Feu, l'Air, et l'Ether, s'y montrent en entier sans que
nul ne s'étonne. Il suffisait pour voir, d'observer autrement que le
commun des hommes. Et témoins m'en seront : Adam qui connut Ève,
Hercule le géant, le père des Sept Nains, et Sir Isaac Newton.
"Mais arrêtons ce beau sermon : je n'ai pas prétendu montrer
quoi que ce soit. Que chacun pense ce qu'il veut : car ce que la raison
n'a jamais pu construire, il la laisse impuissante à pouvoir le détruire. Tu
peux également ignorer la Question, croyant du même coup duper le
Questionneur. Jeune homme, attention, car comme je l'ai dit souvent:
tout te trahit, ô toi qui me trahis. Et crois-tu vraiment que Cerbère
appréciera les cachets de saccharine que tu lui offriras ?
"Supposons maintenant que tu n'aies rien compris : ne t'en
inquiète point, car tout viendra à point. Je te propose une autre Voie,
même accessible aux sourds-muets, donnant la Force aux affligés. Je
vais t'enseigner le Yoga : le vrai, le pur, celui des Rois.
Or donc, écoute ce qui suit :
De tout objet dépouille-toi,
Sur un tapis allonge-toi,
Puis formant la Chandelle, doucement; dresse-toi :
Oui, Sarvangasana , la Reine des postures ;
La Mère --bien nommée-- qui guérit des blessures.
Et chaque jour passant allonge la durée,
Un petit peu.
Fais-la une heure si tu peux ;
Et puis deux, et puis trois : selon ta vraie capacité
--À condition d'assiduité.
Très grande joie tu trouveras,
Bien davantage que tu crois
(Pourquoi chercher au loin ce qui se trouve en toi ?)
Secrets du Verbe tu sauras ;
À vraie Jouvence tu boiras,
Et l'Energie de ton Dragon
S'épurera dans ton Chaudron,
Car Mélusine en sifflant s'élèvera des profondeurs,
Te contera mille splendeurs,
Te lavera de tes erreurs.
Je puis en témoigner:
C'est Elle qui m'a fait.
Tout le reste, je crois, n'est que littérature,
Répète en d'autres mots les Saintes Ecritures ;
Retiens fidèlement ce que te dit Merlin :
" Bois ton Eau et tais-toi ! "
Maintenant, j'en appelle au Soleil tout puissant afin qu'il te
dispense force, courage et protection dans l'accomplissement de ton
destin et de ta quête :
OM BHOUR BHOUVAH SVAHA
OM BHOUR BHOUVAH SVAHA
OM BHOUR BHOUVAH SVAHA
TAT SAVITOU-OUR VARENYAM
BHARGO DEVASYA DHIMAHI
DHIYO YO NAH PRATCHODAYAT
Om, j'invoque la Terre, l'Atmosphère, le Ciel ; contemplons le
merveilleux Esprit Solaire du Divin Créateur : qu'il dirige nos esprits.
"Ainsi fut initié le preux chevalier Gauvain de la Belle Lurette,
lequel pensait en lui-même que, décidément, les voies du Seigneur
étaient impénétrables, ne pouvant s'empêcher de considérer à part soi
que s'il n'avait pas cassé les couilles de l'Ogre-des-Bois Bouffetous ce
soir-là, il n'aurait jamais rencontré Merlin.
Pensée dont notre cher maître souriait dans sa barbe vénérable,
sachant la part de délégation que lui avait laissé dans cette affaire la
Divine Providence. . .
Les paroles du Sage sont un bien précieux pour celui qui les met
en pratique. Ce n'est pour l'autre, hélas, que source d'embarras. Car il y
a loin de la coupe aux lèvres, et le néophyte, peu raffermi dans sa foi
naissante au matin de sa vie, a cent mille occasions de répandre à ses
pieds le breuvage sucré de la douce sagesse. Aussi en connaît-il
rarement la saveur, et souvent, se contente d'en renifler l'odeur. Il
préfère douter, en écolier studieux, comme ses professeurs le lui ont
enseigné. Aristote l'a dit : " --Le jambon est salé, partant il donne soif ;
or la soif nous fait boire, donc, le jambon fait boire et guérit de la soif. "
Conclusion : partez dans le désert avec votre cochon, et vous
travaillerez bientôt du capuchon.
On peut échafauder par la raison tout ce qu'on veut et aussi son
contraire. Vraiment messieurs, la belle affaire ! Et pendant que tous ces
beaux esprits se liment la cervelle avec le jeu gratuit de leurs
catégories, croyant aller partout, n'arrivant nulle part, l'idiot, lui, fait un
pas. Un pas ? Voilà qui est bien peu, diront les doctrinaires. Et
qu'importe ? Car c'est pas de géant: un seul pas, mais le bon.
Les théories sont grises, seul pousse vert l'Arbre de Vie.
Or donc, sans plus tarder, Merlin s'en est allé comme il était
venu, dans le même fracas, tourbillonnant sur place, brûlant de mille
ardeurs, comme torche allumée se muant en brasier ; buisson
incandescent à la flamme rebelle ; du jardin du Seigneur tapissé de
rosiers, en tornade de feu que Moïse rappelle, il est parti soudain. Et
voici que surgit d'où est sorti le saint un bel arbre fruitier revigoré de
sève, ce pommier à sept pommes qui jadis tenta Ève.
Sept pommes : sept couleurs, allant de l'incarnat charnel jusqu'au
violet spirituel.
"--Croque-donc ! dit Ornuphle.
--Tu te moques, petit nain : me prendrais-tu pour une pomme ?
Je ne suis pas le premier homme. Vade retro scientifix !
--Mais non, petit nigaud, ce n'est pas l'arbre que tu crois. Le
Serpent s'est planté : il n'avait pas mis ce jour-là, ses deux lunettes sur
son nez. Il le paya fort cher, il souffrit dans sa chair, il a depuis
beaucoup pleuré. Croque-donc, je te dis : pour chaque fruit mangé, tu
trouveras un monde, une cité. Et ces sept soeurs sont tiennes de toute
éternité. Tu les portes en toi. Pars-donc les découvrir, pars-donc te
mieux connaître. "
Gauvain croqua la pomme rouge.
Or c'était la pire de toutes...
Il était une fois un roi très sage qui vivait heureux avec sa reine
dans son palais. Certes, il était un peu gougnafier, mais s'il avait
concouru dans l'art de serrurerie avec Louis Capet seizième du nom, il
eût assurément remporté le grand prix, tant pour assurer la protection
de ses hôtes du cellier, que pour façonner la clé des champs lorsque se
fit entendre pour la royauté le premier son du glas. Tous ses sujets
l'aimaient car il était bon et en tout équitable. Les pauvres le bénissaient
car il veillait toujours à ce qu'ils ne manquent de rien, faisant en sorte de
leur offrir chaque soir soupe et logis dans certaine auberge consacrée à
cet effet.
Les
vieux
grimoires
sapientiaux
nous
enseignent
assez
communément que l'on ne doit jamais attendre un retour immédiat de
l'obole qu'on donne --ni même donner dans l'intention de recevoir, mais
parfois la roue de Fortune accélère sa cadence en vous forçant un peu
la main. Et voici comme.
Il y avait parmi les gueux du royaume un mendiant plus pauvre et
plus pitoyable que les autres ; il était d'entre tous, du sort, le moins
favorisé ; il était bouseux, galeux, guenilleux et boiteux, car sa mauvaise
jambe était toute étrousquée par le grand maulubec. Outre plus, il avait
perdu chez un bourgeois cossu étroit de l'escarcelle, chez qui il secouait
un panier à salade pour la misère d'un sou, sa jambe de bois par la
fenêtre, laquelle lui fut promptement rendue comme s'il fut canasson par
le concierge qui l'avait reçue de sa part de certaine façon. Pauvre
homme, on n'est pas plus malheureux !
Or le hasard joint à l'évidence qu'il avait l'assiette aux dents
dirigèrent ses pas vers la dite auberge, surnommée tout exprès
"l'Auberge de François". "--Ô dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître ?
Du ragoût de mouton ! " Et effectivement, notre mendiant adorait le
ragoût. C'est vous dire s'il fit honneur au plat bien volontiers, et de
franche lippée.
Il mâcha même les lauriers. Il mâcha si bien, qu'à la fin, il eut une
vision --chose connue depuis les pythonisses de Delphes qui
mangeaient du ragoût en toutes occasions : " Je vois, je vois, je vois. ..
ce bon roi Philibert qui met sa culotte à l'envers ! " Il eût mieux fait, ce
crois-je, de mâcher haricots verts, car il fut aussitôt invité à séjourner
dans quelque coin plus frais, à l'abri du soleil, au septième sous-sol.
Lorsqu'il eut jeûné octante jours tout entiers dans sa retraite
souterraine, qu'il eut bien médité, et que le roi soi-même daigna le
visiter dans ses princiers appartements, il cracha un beau molard vert
sur le portrait de Philibert. Incontinent ce dernier fut guéri d'écrouelles
dont n'avaient jamais eu raison aucun docteur de la maison. Le roi fut si
surpris qu'il en oublia toute colère :
" --Ah ça ,voilà qui n'est guère ordinaire ! dit le roi stupéfait. C'est
un miracle. Mais qui es-tu ?
--Graphytis, votre Majesté, pour vous servir. Et que serait-ce, si
j'avais ajouté à ma salive indigne du grand monarque que vous êtes, le
suc de l'herbe du Saint Esprit ! Cela eût soigné votre Grandeur plus
prestement encore, et j'eusse pris grand plaisir, croyez-le bien, à
d'autant plus cracher sur votre royal visage, de sorte que j'eusse
accomodé votre style de figure en figure de style.
--Bien, bien, je te crois. Et drôle avec ça. Sois désormais mon
conseiller, mon docteur, mon ami. Je le veux. Gardes, libérez-le ! Et
qu'on l'habille sur l'heure dignement. Il ne sera point dit chez moi que
Philibert est mauvais roi. "
Ainsi fut nommé grand médecin du roy le mendiant Graphytis. On
lui remit un sceptre formé de deux serpents entrelacés sur une verge
d'or en signe de reconnaissance afin qu'il pût, en toute heure, en tout
lieu, exercer le noble art d'Esculape.
Le souper à la cour du roi fut plein de réjouissances. Pensezdonc ! Philibert était si heureux de la perte de sa scrofule au cou qu'il la
fêta dans l'écuelle, les libations et la ruelle ; ainsi que le font nombre de
grands d'ici bas, lorsqu'ils ont quelque sujet de contentement. Car un roi
content en vaut deux, et le fait savoir à tous. Aussi ne fit-on pas les
choses à moitié. La table du généreux souverain fut garnie des mets les
plus raffinés. Tour à tour, on se vit servir en compagnie de gens bien
endentés de la soupe de tortue, de la langouste des caraïbes, du caviar
de Perse, du saumon fumé sur blinis à la crème fraîche, de la dinde
juteuse à point dorée, du foie gras d'oie truffé ad libitum arrosé d'un bon
vin liquoreux de Sauternes digne des meilleurs cépages de Bacchus ;
du cuisseau de chevreuil aux noisettes, et tant d'autres merveilles qu'à
les seulement nommer on évoque tout l'arôme et le mystère des
poèmes d'Orient. Ce furent les processions de muscats, de mangues,
de figues et de noix, de pastèques, de grenades et d'ananas dont les
peuplades des Indes d'Occident se délectent volontiers à la faveur des
vêpres tropicales, parmi les bougainvillées, les anthuriums , les
hibiscus, les sycomores et les fromagers, bercés par le doux lamento
des vagues agonisantes sur les plages aux cent mille cocotiers ourlées
d'un sable si fin que l'on se demande par quelle ironie du destin on y
assassina et persécuta plus d'innocents en trente années que n'importe
où ailleurs dans l'ancien monde en trois siècles de temps. Car sans les
"bons nègres" de sa Majesté, et les braves indiens, bien des riches
d'aujourd'hui mendieraient dans les rues cette maigre pitance, qu'ils
n'accordèrent que d'un air de dédaigneuse condescendance à leurs
esclaves, du temps où le trafic du bois d'ébène était monnaie courante.
Et Graphytis qui savait le prix que payaient les premiers pour
entretenir les seconds dans leur béate opulence et l'oubli de leur
médiocrité confortable, se contenta de mâcher quelques feuilles de
sauge, et ne se gèna pas pour cracher au visage d'une légion d'invités
qu'il soupçonnait fortement de couver quelque mal secret.
" --Et j'en vois, disait-il, --surtout parmi les médecins du corps et
de l'esprit-- qui auraient l'entendement plus clair s'ils daignaient se
mettre à la diète une bonne quinzaine. Après, et seulement après, ils
pourraient prodiguer leurs conseils aux autres.
--Et moi ? lui demanda le Pape de l'Antéchrist ou tel haut
fonctionnaire dont on me pardonnera d'oublier jusqu'au nom mais pas
sa moustache qui comptait autant de poils que lui de fourberie, quelle
durée me prescrivez-vous ?
--Un an , Saint Père. Guérissez ou crevez, il n'est pas d'autre
choix. Que Dieu, la Nature, et le Diable vous assistent : ils ne seront
pas trop de trois. Et pour achever mon ordonnance, j'y ajouterai ceci.
--Qu'est-ce ?
--Des pètes de loup-garou, Monseigneur. Celui-là même qui
égorgea dans leur enclos les brebis de votre paroisse la lune passée.
Prisez-les, cela fortifiera votre souffle, et peut-être l'inspiration de vos
sermons dominicaux s'en trouvera-t-elle puissamment améliorée. "
Et, pour une raison que vous apprendrez plus tard, le Pontife
pâlit et grimaça d'une manière qui n'avait rien d'équivoque et qui en
disait long sur sa pensée du moment.
Et maints propos de semblable farine. Tout cela dans un cadre
somptueux gracieusement offert par le contribuable, un palais de
Maharadjah aux innombrables colonnades ciselées de sinueuses
arabesques enlaçant une myriade de gemmes incrustées, cristaux à
l'ineffable splendeur retenant captive toute la mémoire des univers
réunis comme autant de poussières d'étoiles emprisonnant la lumière
des temps originels jusqu'à l'ultime délivrance, lorsque viendra enfin cet
être tant promis et tant attendu quî rendra leurs yeux aux consciences
aveugles et congédiera Léviathan dans ses puants quartiers, le jour de
la Grande Révélation. Le lambris abondait dans les salles voûtées, et
l'étoffe de soie chatoyante des tapisseries dont la pourpre n'avait
d'égale que celle des flamboyants du parc domanial aux frais et riants
bosquets en clair-obscur tamisé, semblait un gigantesque camaïeu
mural que seules de grandes prétresses familières des Parques
auraient pu ouvrager sans se fourvoyer dans le labyrinthique et délicat
lacis des nuances. Le souffle de la brise caressait les terrasses
suspendues et jouait sa mélodie veloutée de flûte traversière en sifflant
dans les corridors par les ouvertures des fenêtres tel que le fit Krishna
dans son pipeau à sept trous au commencement du monde; et semblait
en accord avec le suave frémissement des branches du dragonnier, de
l'yeuse et du coudrier que les colibris à la robe d'aventurine et de
turquoise et les canaris orangés agrémentaient de leurs chants de
piccolos, égrenant tantôt leurs notes et tantôt les précipitant en un feu
d'artifice sonore se prolongeant dans un long roulement de trilles et de
grupetos dont l'abondance rivalisait avec la luxuriante richesse de leurs
plumages colorés, contrastant avec la sobriété de l'onde claire des
fontaines à têtes de dauphins et de tritons qui, paisiblement, telle l'huile
d'olive onctueuse et parfumée de nos collines provençales s'échappant
de la jarre trop remplie au sortir du pressoir, s'écoulait dans un murmure
discret à peine troublé par les sauts brusques et furtifs des carpes à
l'écaille dorée dans leurs bassins profonds où se mirait dans l'eau bleue
la lune à la rousse chevelure, et par le cancannement nasillard et
lointain des canards sauvages qui jouaient du hautbois depuis leurs
mares bourbeuses bordées de souples roseaux ondulants, reprenant
tous en choeur le thème entonné par les violons sylvestres au vibrato
moëlleux.
Puis le vent coulis épousait toute forme morte ou vive, et l'invitait
à danser le menuet, s'amusant des cordes et des toiles des tentes de la
garde royale, les unes parcourant la lyre apollinienne sous les doigts
agiles du puissant dieu Eole, les autres imitant le claquement sec des
percussions, ordonnant le tempo de cette symphonie bucolique toute
empreinte de majesté que rien ne pouvait arrêter, pas même les
imposants remparts de la propriété privée, fi des murs, fi des enclos,
fi des monts, fi des vallées, ni le regard doublement attentif du hibou
bienveillant ou du renard moqueur Croquepoulet dérobant en toute
impunité quelque poule imprudente, ni celui du sanglier furieux que
Diane a blessé de sa flèche d'argent décochée au hasard de sa course
un soir de grande vénerie dans un crépuscule ouaté au fondu rose et
vert, enivrant du sommeil du juste par sa coupe d'hydromel tous les
innocents hôtes des bois aux ramures mordorées que commandent le
Roi-Cerf et le Lion altier dissimulant sa griffe mystique sous un fin gant
de brocart qu'il n'hésiterait pas à jeter à la tête du premier seigneur qui
aurait l'outrecuidance de pénétrer ses terres ; car "la colère du Roi,
comme dit Salomon, est terrible : surtout celle du Roi Lion ".
Derrière, en filigrane, on pouvait deviner la lande qui s'étendait à
perte de vue, loin, très loin jusqu'aux marais sulfureux dont peu d'âmes
égarées réchappaient --non, pas même l'innocente Ophélie ravie dans
son seizième printemps, lesquels entouraient un lac aux brumes
épaisses enveloppant comme manteau d'ermite la fameuse île de
Chrysoland , cité sacrée des fées patronées par Dame Viviane, et que
l'on ne pouvait atteindre que si cette dernière l'octroyait au voyageur
patient qui devait lui soumettre par trois fois sa requête. Alors, une nef
pilotée par quelque passeur moins corruptible que le nocher des enfers
Charon tout juste bon à faire de l'anthracite pour le diable, s'en irait le
chercher pour le conduire à bon port, au terme d'une périlleuse
traversée qui n'avait rien à envier au redoutable Achéron.
Le royaume de Chrysoland est la plus merveilleuse contrée qu'il
m'ait été donné de visiter tout au long de ma carrière d'explorateur bien
remplie.
J'ai connu les mille charmes de la jungle indienne peuplée de
fières panthères au noir de jais gardant jalousement le seuil de temples
en ruines primitifs, ces temples réputés pour l'indescriptible
foisonnement de représentations tantriques aux suggestions
libidineuses qu'ils offrent au regard ébahi de l'européen peu féru de
symbolique indoue ; la forêt bengalie aux tigres à la pelisse brochée et
orangée, tapis sournoisement parmi l'hysope et le vétyver ; celle des
singes rieurs vous narguant depuis le faîte d'un banian qui aurait pu
abriter le Bouddha soi-même.
J'ai sillonné maint sentier dans les pays du monde entier ; j'ai
arpenté les landes magiques où j'ai glissé sur je ne sais combien de
korrigans qui m'ont tiré par les pieds ; j'ai connu les féériques lagons
des atolls coralliens du Pacifique, et fus envoûté par le son du lambis ;
j'ai gravi, escaladé, raclé plus de montagnes que le Yéti au crâne en
noix de coco n'en n'épouvantera jamais ; je me suis perdu dans les
crètes immaculées du toit de l'Asie et faillis plus d'une fois participer de
l'éternité de ses neiges insondables. Mais, en vérité, celui qui a vu tout
cela sans avoir séjourné en terre de Chrysoland n'a jamais rien connu.
Quel poète pourrait chanter la beauté sauvage, la puissance
surnaturelle, et la douceur infinie des êtres qui y goûtent un repos bien
mérité, si ce n'est un Virgile, un Homère ou un Anacréon ? De tels
hommes ayant depuis longtemps disparu de la face de notre mère
Terre, n'ayant pas moi-même la prétention d'arriver à leurs chevilles, je
prends la sage résolution de me taire : ainsi ne me rendrai-je pas
coupable de vanité sacrilège ni de trahison.
Néanmoins, les plus hautes instances m'ont autorisé à vous
relater les étranges circonstances qui me conduisirent à Chrysoland.
Ceci se passait en des temps très anciens, alors que j'étais
Grand Scribe de cette nation d'Afrique dont vous admirez tant les
mausolées pointus et les momies en bandelettes, que vous en oubliez
presque qu'elle fut un jour plus vivante et prospère qu'aucun de vos
Champollions n'aura le pouvoir de les imaginer jamais.
Je servais fidèlement mon roi, l'unique, le grand, l'immortel
Akhénaton, et je loue sa mémoire avec respect et humilité devant les
trois mondes et l'immensité des sables du désert que je prends à
témoin, car ce fut un être authentique qui consacra sa vie à se poser
avec un courage d'intrépide guerrier les seules questions qui valent la
peine d'être posées dans cette existence, ô combien éphémère et
transitoire.
Ainsi vîmes-nous apparaître, au crépuscule d'une nuit de
printemps de la douzième année de son règne à la verticale de la
Grande Pyramide, un point plus mobile et plus lumineux que les étoiles.
Il descendait tout droit de la constellation d'Orion le Grand Veneur; puis
ce point se mua en tache, laquelle se précisa bientôt sous la forme
d'une superbe assiette d'or, ou plutôt d'une superposition de deux
assiettes collées en opposition qui se déplaçaient par saccades en
vrombissant, comme cet objet infernal que, dans votre civilisation
bruyante, vous avez baptisé d'un nom que j'ose à peine prononcer sans
trembler tant il inspire de terreur à nos dieux au regard fendu en
amande et à la patte de velours : ah, qu'il m'en coûte de te nommer,
infâme "aspirateur" ! Pardon maître, ne grognez pas !
Cette soucoupe atterrit avec souplesse, grâce, et lenteur, avec
plus de prestance que ne sauraient le faire les doux tapis volants de
mon ami Mammoud.
Tout le monde s'était enfui sauf moi, car les premiers instants de
crainte dissipés, seule mon incurable curiosité demeura. Quatre têtes
sculptées ornementaient les flancs du vaisseau spatial : une tête de
vautour face au Septentrion, au Midi une tête de veau, un chacal à
l'Orient et un requin à l'Occident. C'est alors que sortirent de l'arche trois
bipèdes à la peau toute bleu et aux oreilles en forme de tuba. Je fus
troublé par cette apparition car, à ces détails anatomiques près --ainsi
que quelques autres que je tairai par respect pour les dames, ils avaient
l'air aussi humains que vous et moi.
Ils parlaient la Langue Universelle des astres dont sont issues
toutes les nôtres ; ils raffolaient de l'anagramme et du verlan.
" --Goulou , goulou , goulou , SUOV TESE NIEB SNOC ! Goulou,
goulou", me dirent-ils, ce qui signifie aproximativement :
" --Bonjour, nous sommes vos instructeurs, les Jardiniers de la
Terre, et le Seigneur nous dépêcha parmi vous pour une nouvelle
mission. Nous sommes venus jadis vous révéler les secrets de
l'Architecture, de l'Ecriture et du Chant, ainsi qu'à vos frères mangeurs
de fêves de cacao du couchant qui nous dessinèrent sur leurs murs en
habits de cosmonautes afin de témoigner. Nous venons à présent vous
transmettre la science infuse et vous mettre en contact avec l'Île-desbienheureux-qui-savent-tout, par-delà les nuages cotonneux et au
travers de la nappe entortillée de l'Espace-Temps négativement courbé
que démontrera le grand chamane Amin-Kow-Ski , quand viendra le
terrible siècle du champignon de feu. "
Figurez-vous mon désarroi devant de telles paroles. Je croyais
que nous étions les seuls à pouvoir parler, que l'Univers avait été créé
pour nous servir de cour de récréation. Et puis, comment pouvait-on
être extra-terrestre ? Voilà qui surpassait mon entendement. Être un
homme, passe encore, mais extra-terrestre ?
Et voici que ces trois singuliers personnages me proposèrent un
petit tour de soucoupe. Vous pensez bien que j'étais trop content de
vivre une telle aventure, et que pour rien au monde je n'aurais refusé
l'invitation. Et voici que nous nous envolâmes dans la tendre quiétude
de la nuit étoilée, et j'eus l'occasion d'admirer de plus près Cassiopée,
Altaïr et Beltégeuse, et combien de nébuleuses bleues, vertes, et
rouges, dont la contemplation pleine de délices me confortait dans cette
opinion que je m'étais déjà forgée et qui ne s'est pas démentie depuis
trois mille ans, que la méditation solitaire est de loin préférable
à la compagnie des sots, et que la connaissance devrait contribuer à
nous rendre meilleurs.
Comme j'étais intrigué par le mode de propulsion de l'engin et
que je m'interrogeais intérieurement, le plus grand humanoïde du trio
qui devait être le chef, et qui avait décrypté mes tacites pensées par je
ne sais quelle faculté télépathique, me répondit qu'il n'y avait qu'à suivre
bêtement les rails des "lignes de moindre action de l'espace", les
géodésiques, grâce à la mise en oeuvre de "forces électro-magnétogravitatio-psychiques" qu'un vieux savant fou du XXème siècle
essaierait vainement de démontrer aux yeux de ses mécréants de
contemporains à la cynique suffisance qui ne le croieraient pas, et qui
se contenteraient de lui ricaner à la figure lorsqu'il leur parlerait de
"Champ Unifié de Création Pure".
Car ceux-ci s'accrocheraient encore longtemps à l'espace des
imbéciles, des cinq sens illusoires, de l'exploitation industrielle, de la
conquête martiale, celui à trois dimensions et du canard boîteux, pour
lequel on réserverait tous les crédits de recherche, jusqu'à ce que le
canard en question se mette à caguer de partout comme un malpropre
en répandant l'insoutenable infection. il est vrai que chaque homme ne
conçoit les choses qu'à son image...
Mais reprenons notre propos. Il s'agissait de modifier la structure
spatio-temporelle locale, la fameuse métrique ds2=c2dt2-dx2-dy2-dz2 ,
grâce à l'usage de champs pulsés induits par l'astronef, et partant, la
courbure scalaire d'Univers K. Il disait aussi qu'il nous trouvait absurdes,
nous autres terriens, d'affirmer logique que les planètes décrivissent
une ellipse autour du soleil, mais complètement con que notre
conscience gravitât de la même façon autour d'un centre appelé Dieu, le
Soi, l'Être Véritable, notre Soleil Spirituel ou tout ce qu'on voudra, de
sorte que finalement, la Réincarnation n'était qu'une application
particulière des lois de la Gravitation Universelle.
Je ne comprenais strictement rien à la démonstration du zoranien
--car il venait de la planète Zoranius , mais je l'écoutais malgré tout, ne
fut-ce que par politesse, mes maîtres de sagesse m'ayant enseigné qu'il
ne fallait jamais se moquer de ce que l'on n'avait pas soi-même
longuement étudié et compris. Là-dessus il m'expliquait que tout
reposait sur la célèbre formule de Kabbalius
où le premier membre désigne la variation de la courbure d'Univers le
long de la géodésique empruntée en un point donné, dE celle de
l'énergie par tête de poule associée au champ induit en ce même point,
et n le nombre de poules aux oeufs d'or qu'il fallait introduire dans
l'appareil pour dégager l'énergie nécessaire à l'obtention de l'écart de K.
C'est pourquoi les zoraniens mesuraient la puissance de leurs
astronefs en poules alchimiques et non en chevaux-vapeur. Il était de la
plus grande importance, me disait-il, que ces poules sortissent du
poulailler de frère Gallinaccio , et qu'elles eussent jeûné 108 jours
d'affilée afin qu'elles transmutassent les cailloux en or, et que c'était
grâce à cette subtile opération que l'on générait la précieuse énergie,
dont la nature était essentiellement liée au psychisme des poules.
On pouvait en outre remarquer dans la relation que E variait dans
le même sens que K , ce qui voulait dire, puisque la courbure d'origine
était négative, que pour un certain nombre de poules, la courbure
s'annulait et rendait l'Univers "plat" localement, ce qui mettait
momentanément en contact les deux composantes connexes de
l'espace courbe hyperbolique de référence, et permettait donc de
pénétrer dans le Demi-Univers jumeau symétrique du notre.
Enfin, pour un nombre très grand de poules, l'Univers se
refermait localement sur lui-même en un aveuglant trou noir, ce qui
permettait d'être partout et nulle part à la fois et de voir la Création dans
sa totalité, comme avec l'Oeil de Dieu.
D'où l'explication de cette colossale quantité de cailloux que je
voyais amassés un peu partout à bord du vaisseau, et de ces nombreux
caquètements que j'entendais, tout droits venus de la salle des
machines, et que j'avais tout d'abord pris pour quelque dialecte
zoranien.
Le voyage fut très bref, dans la nef: environ cinq minutes. Nous
atteignîmes la terre de Chrysoland, où Dame Viviane et le Druide
Ockham nous accueillirent très chaleureusement, et ce d'autant plus
qu'il était l'heure de goûter avec les enfants, et que l'on pouvait sentir et
voir s'élever par volutes dans l'espace subtil le délicieux arôme du
chocolat chaud et du croissant au beurre.
Mes instructeurs me laissèrent et me firent don d'un talisman
dont le motif principal ressemblait à la lettre grecque majuscule "phi" :
une tige verticale coupant un cercle.
Quant à la suite de mon exploration, comme je l'ai déjà expliqué,
il n'est pas en mon pouvoir de vous la raconter, car on me fit boire le
breuvage de l'oubli à la source du Léthé. Tout ce que je puis ajouter,
c'est que Chrysoland possède quelque lien occulte avec une certaine
Atlantide qui fit couler autant de sang que d'encre, et que l'on peut s'y
rendre en voyage astral, si Dame Viviane le permet. . .
Or Dame Viviane, voyant combien les hommes étaient
nonchalants en matière d'évolution spirituelle, avait décidé de se porter
au-devant d'eux pour les instruire sur l'Energie Cosmique Primordiale
endormie au plus profond d'eux-mêmes, la fameuse déesse-serpente
Kundalinî lovée au bas de leur colonne vertébrale, cette lumière
prisonnière des ténèbres que la Ténèbre ne comprend pas, ce feu qu'il
faut avoir l'audace de dérober au diable pour voir Dieu en face, leur
Mélusine intime qui , lorsqu'elle s'élancerait le long de leur rachis en
prononçant le Son Unique, germe de tous les autres, leur enseignerait
peu à peu tous les arcanes du Réel, au fur et à mesure qu'elle percerait
chacun des sept Chakras en les déployant, les sept Roses de leur Arbre
de Vie, et ce , jusqu'au grand embrasement final du "Lotus aux mille
pétales", le Brahmarandra , le "trou de Brahma" au sortir des fontanelles
dans lequel siège la Béatitude Eternelle de la Conscience Infinie qui leur
confèrerait la Délivrance en tranchant tous les liens de la transmigration
et du karma, qui n'est qu'errance et souffrance encore et toujours
renouvelée des âmes en état de séparation d'avec leur centre divin.
C'est pourquoi, ne sachant que trop bien à quoi se limitait
l'entendement de la plupart des hommes, Viviane prit l'apparence d'une
courtisane prénommée Sophia lorsqu'elle se rendit au royaume de
Philibert afin de se placer à la portée du commun, y compris de celui qui
n'était pas assez fortuné pour entretenir à longueur d'existence les
fantaisies d'une épouse dépensière, ce que le roi lui-même ne pouvait
faire.
Faut-il qu'elle fut compatissante ! Brave et pauvre Sophia.
Grande soeur, les mortels ne t'ont pas comprise et aucune misère ne te
fut épargnée. Certes, au début tu fus respectée, et même adorée selon
ton rang, car le roi avait fait de toi sa favorite et conseillère.
Tu étais Grande Prétresse, et tu apprenais aux hommes
immatures que l'art d'aimer était chose sainte et sacrée ; tu leur
apprenais l'art de façonner la pilule d'or des alchimistes taoïstes chinois,
l'art de spiritualiser la Matière et celui de matérialiser l'Esprit ; tu leur
apprenais surtout que la porte de retour à l'Eden était la même que celle
qui en avait fait sortir, mais dans l'autre sens, comme toutes les portes.
Que comprenne qui doit.
Hélas, trois fois hélas ! il a fallu, pour le plus grand malheur de
tous, que le roi ait un archevêque assoiffé de pouvoir temporel comme
Premier Ministre, qui s'accrochait à ses privilèges comme une chèvre
aux rideaux du séjour.
Il s'agissait de cet imbécile de Nigôdesaddaminus , lequel crevait
d'envie et de jalousie sous sa soutane. Aussi, afin de parvenir à des fins
peu avouables, inventa-t-il la morale. Il décréta que tout ce qui provenait
de la femme était mauvais, car dicté par le Démon ; et que celle-ci
devait racheter sa nature diabolique par une éternelle soumission à
l'homme tout puissant; en s'abêtissant autant que faire se pouvait dans
la bigotterie ou l'animalité, et gnagnagna. Ce qui ne l'empêchait pas de
coucher avec la reine, et de la complimenter sur son "beau petit cul de
génisse".
Evidemment; comme par hasard, tous les "textes sacrés" depuis
l'Aube des Temps --ou du moins le jour suivant, ont été écrits, transmis
et perpétués par le genre mâle. On sépara le "charnel" d'avec le
"spirituel", c'est-à-dire que d'une totalité vivante et intégrée on fit deux
morceaux sans raison d'être qui se livrèrent la guerre indéfiniment pour
essayer de s'en trouver une. Et ce fut sur cette Terre le commencement
de l'Enfer, car l'équilibre des polarités complémentaires fut rompu...
Divide ut reqnes. Le désir fut proscrit, et on le remplaça par
l'hypocrisie, la frustration, la culpabilité, et le mariage aseptisé pétri de
conventions --sinon d'intérêts financiers, ce qui est encore pire que de
vivre seul. Et si toutefois certains recherchaient le plaisir, celui-ci
devenait licence par sa démesure, ce qui apportait un peu plus d'eau au
moulin des zélés dévots qui trouvaient un tacite encouragement dans la
veulerie des fidèles. Bref, les frères ennemis se campèrent dans leurs
positions chaque jour davantage, et à force d'avoir tous raison ils en
devinrent idiots, et malheureux à force d'idiotie.
Ainsi donc, la belle Sophia avait-elle été disgraciée et rétrogradée
au rang de vulgaire catin publique, et fut-elle condamnée à officier dans
l'Auberge de François, en compagnie de ses soeurs d'infortune Sandra,
Malika, Sonia, Manuella, Christina, Maria et coetera subissant les
caprices et la perversité de toute une clientèle de cochons bourgeois qui
pensaient qu'argent et position sociale pouvaient tout permettre et tout
acheter.
Nous épargnerons les détails à la respectable assistance. Certes,
bien que tout soit égal aux yeux du Sage, ni la Bête, ni l'Ange ne
l'effrayant, nous ne nous ferons pas complice des fantasmagories du
lecteur, qui peut tout aussi bien imaginer ce qu'il veut.
Toujours est-il que les notables constituaient le plus gros de la
clientèle, et que l'on pourrait facilement en deviner les titres, les
charges, et les noms.
Sur le sofa bleu, le Député *** , sur le sofa rose le Ministre de ***,
et sur le manège à chevaux de bois à bascule du lupanar, qui voit-on ?
Mais n'est-ce pas ce bon Monseigneur l'Archevêque ? Mais que fait-il ?
N'est-il pas en compagnie de cette pauvre Christina ? Mais si , mais si !
Et puisque nous en sommes à ce terme, il est bon de faire
connaître au lecteur que l'Ange et la Bête ne sont pas toujours là où on
croit.
Ainsi existait-il sous la capitale du royaume --comme dans toute
grande ville moderne et bien entretenue, tout un enchevêtrement de
boyaux souterrains, égoûts , voirie et catacombes, qui tissaient une
véritable toile d'araignée géante aux mailles resserrées protégeant sans
parti pris tout un peuple de marginaux : clochards, brigands voleurs et
assassins, extrémistes politiques des deux bords, opposants hérétiques
à l'Eglise du Pape et à l'Inquisition, la Sainte Inquisition elle-même qui
les y cherchait --car elle avait ses entrées partout, même à l'Assemblée
Nationale ; des occultistes de tout crin, des juifs non convertis, des
catholiques honnêtes, des cagots, des cathares, des alchimistes qui
cachaient leurs poules aux oeufs d'or comme des gnomes aux
ignorants, des prêtres d'obédience templière.
Et tant d'autres martyrs qui en étaient réduits à tenir compagnie
aux rongeurs et aux cloportes, tous égaux, tous frères devant
l'abominable pestilence des exhalaisons des intestins de Léviathan
alimentés par les gens propres, "ceux d'en haut".
Mais que l'on ne s'y trompe pas, ce monde sinistre, sombre et
sordide, avait aussi un roi, Toutalégou.
Il ressemblait à s'y méprendre à Graphytis, ce qui n'étonnera
guère le lecteur lorsqu'il saura qu'il était son frère jumeau. Nombre
d'histoires accréditent le fait que, fréquemment, lorsque deux frères sont
physiquement identiques, ils diffèrent en tout dans leurs tempéraments.
Si l'un est sage, l'autre est agité ; l'enfant modèle et le terrible
garnement. Et pourtant, malgré leur disparité d'âmes, ce que l'un
ressentait, l'autre en était vite averti par quelque signe intérieur. Mais le
premier éprouvait et comprenait les choses parce qu'il le voulait, au lieu
que le second ne le voulait pas, se mentait à lui-même, et donc à tout le
monde, et il assassinait sept hommes par jour qui ne mouraient qu'une
fois, quand lui mourait sept fois, car ce que l'on fait à autrui on est le
premier à se le faire.
Aussi ne pouvait-on jamais se fier à Toutalégou, et s'il vous
guidait dans les humides catacombes, c'était pour mieux vous y perdre
et vous tuer.
Voyez ces ossements, et ces crânes empilés à la millénaire
grimace ; voyez tous ces cadavres décharnés et dégueulasses pendus
à des crochets, sentant l'infecte pourriture, privés de sépulture et laissés
aux asticots, la vermine et les vers : combien vous diraient, si leurs
bouches torturées, brûlées et broyées, pouvaient parler encore, ce que
ce monstre a fait ? C'était un vautour; un démon, un tortionnaire, et
pourtant il aimait sa famille comme nous.
L'inacceptable; c'est qu'un être de cette sorte puisse avoir
quelques sentiments comparables aux notres. Si le pur Malin existait
incarné, cela serait trop simple, il serait moral de le tuer soi-même :
mais tout est mélangé et tout est dans tout; en eux, en vous, en moi.
Tragédie. Paradoxe. Cela, un homme ne le peut juger ni résoudre. Le
Mal est-il nécessaire ? La souffrance infligée par autrui a-t-elle un
sens ? Pourquoi Jésus demanda-t-il à Judas de le vendre ? Et Dieu
doit-il mourir pour prouver son immortalité ? L'Art lui-même est
souffrance. Souffrir dans l'enfantement de l'Oeuvre. Pourquoi faut-il
descendre, pour pouvoir s'élever ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Or il y avait aussi dans ce dédale dégoûtant, les nochers de la
voirie, les égoutiers. Ces pauvres malheureux étaient condamnés à
ramasser les immondices que les gens d'en haut déversaient sur eux.
Et ces hommes --car c'en était-- mouraient frappés de quelque
mystérieuse maladie quand ce n'était la peste en habits noirs qui les
fauchait de sa faux. Ils enterraient leurs morts la nuit, dans le secret. Et
si vous saviez ce qu'ils découvraient sous les maisons de certains ! En
particulier sous certaines institutions !
On pouvait d'ailleurs, rien qu'à l'état des lieux; et grâce à un
ingénieux procédé, déterminer les quartiers visités. Ainsi on avait pris
l'habitude d'apporter avec soi un rat en cage, qui servait d'indicateur
coloré : si le rat était blanc, c'est qu'il n'y avait au-dessus qu'une place
vide, ou au pire, un foyer de chômeurs dont la société ne voulait
plus ; s'il était gris, c'était une taverne médiocrement fâmée ; s'il
noircissait; on abordait les quartiers plus aisés. Le rat creva : "--Numéro
666 , c'est le Palais du Roy. L'Enfer finit ici, tout le monde remonte !"
Revenons-donc à la cour de Philibert, puisque nous y sommes.
Notre bon roi avait pris l'habitude après ripaille et jeux de mains
sur la paille, de donner audience au peuple afin de rendre justice, et de
régler les éventuels différents de ses sujets.
Et justement, voici que se présenta devant lui une espèce de
grand fou chevelu à la tête de loup qui bavait de la mousse blanche
comme s'il avait mâché du savon de Marseille et qui, dans son délire
entrecoupé de nombreux hoquets comme s'il s'était saoulé au ratafia,
riant et pleurant à la fois, tenait un discours confus ; un
incompréhensible charabia à propos d'une pomme rouge qu'un nain
facétieux lui aurait conseillé de manger, afin disait-il, tout en gesticulant
comme un homme d'affaires napolitain, de connaître l'Univers et les
dieux.
À l'en croire, il était chevalier, se prénommait Gauvain, et jurait
dans son patois aux nuances châtiées, que s'il mettait jamais la main
sur cet infâme nabot, il lui ferait subir l'épreuve du lit de Procuste en
l'étirant jusqu'à ce qu'il ressemblât à un certain Bouffetous qui sévissait
dans la forêt de Brocéliande, en qualité d'ogre monstrueux.
Imaginez la tête du roi, si vous le pouvez ! Car de mémoire de
monarque, il n'avait rencontré de personnage aussi incohérent, aussi
incongru. Mais Philibert quelque peu aviné, avait plus envie de rire que
de prendre ombrage ; aussi le fit-il nommer sur l'heure "grand-chevalierpourfendeur-de-nains-du-Roy", ce qui amusa beaucoup Graphytis qui
connaissait notre homme pour la raison que vous savez.
Après quoi Philibert l'invita à une partie de trictrac, chose que ses
anciens médecins lui avaient pourtant formellement défendu --ainsi
qu'un autre jeu d'Extrême Orient qui faisait fureur à la cour, le
redoutable Nintendodo-- car cela lui provoquait des crises soudaines de
tremblements nerveux et de bégaiements, suivies de longues périodes
d'extase contemplative où il observait au plafond, l'oeil exorbité et la
bouche béante, le vol alambiqué d'une mite kamikaze, comme l'eût fait
mon chat aux aguets.
La partie fut des plus animées, d'autant plus que Monseigneur
l'Archevêque qui sortait tout droit de l'Auberge vint se joindre à la
compagnie de tous ces gai-lurons qui s'entendaient comme larrons en
foire:
" --Foutre Dieu ! dit-il, ferais-je jamais un double six ? Votre
Majesté a une de ces veines ! Vous me ruinez.
Et le roi : --or ça , il ne tient qu'à vous de miser votre coquet
hermitage de campagne de cinquante arpents, ainsi que toutes les
gueuses et mignons que vous y entretenez, qui , soit dit en passant, me
suis-je laissé dire, vous y rendent le séjour fort divertissant.
--Ma foi, Sire, vous avez raison; et si vous me battez, je me
contenterai modestement de mon château secondaire, de mon harem
privé, et de mes cent mille écus de rente annuelle : c'est bien assez
pour le septuagénaire que je suis, et amplement suffisant pour
m'acheter une conscience plus présentable devant Saint Pierre que j'irai
voir bientôt. Car il faut toujours s'acheter une belle étoffe neuve de
pourpoint pour les grandes occasions, n'est-il pas vrai ? Du reste, Satan
--que j'ai vu justement ce matin, m'a recommandé auprès de lui, car
vous savez qu'il fut crucifié la tête en bas, ce qui crée tout de même pas
mal de liens avec le Malin : Demon est Deus inversus. Et en matière
d'inversion, je m'y connais. Ah ! Foin ! J'ai oublié une pantoufle au
bordeau ! Monsieur le médecin, seriez-vous assez aimable pour l'aller
quérir de ma part ?
--Aussitôt, Monseigneur : j'y cours, j'y vole, j'enfile sans différer
mes chausses aux blanches ailes.
--Permettez que je vous accompagne, dit Gauvain : une bonne
partie de divan me fairait beaucoup de bien.
--Allons-y donc, Messire. "
Et tous deux de partir.
En pénétrant à l'Auberge, ils croisèrent uneespèce de ravi de la
crèche en tenue de nuit; l'un de ceux qui vous rient au nez quand vous
leur contez vos peines ; qui , conviés à quelque soirée mondaine chez
la Marquise de *** --laquelle dépensait en trois heures de temps ce
qu'elle avait dérobé d'esprit chez les autres en trois mois, après que
celle-ci ait longuement disserté sur les qualités et les défauts d'un artiste
très en vue, s'inquiétant enfin de leur docte avis, lui répondent en jouant
du couvre-chef d'un "bonsoir ma petite fille" ; le même, que vous
rencontrez à la messe en costume de bal masqué et parfumé comme
une cocotte à cent francs ; lui toujours, qui se heurte le front à un
réverbère, puis s'excuse avec confusion auprès de Monsieur auquel il
offre gracieusement les commodités de son carosse en guise de
réparation au préjudice causé ; le même qui persiste et qui signe, qui se
mouche avec le chiffon de la bonne et urine dans les escaliers qu'elle
vient tout juste de frotter, se croyant aux latrines ; lui encore, qui fait
arrêter celui qui le reçoit civilement, l'ayant pris pour un voleur
s'attaquant à ses biens, car cet idiot se croit partout chez lui :
" --N'auriez-vous pas vu la pantoufle de Monseigneur; par le plus
grand des hasards ?
--Tenez, mon brave, dit-il, farfouillant distraitement dans la poche
de sa robe de chambre, ce sont-là toutes les pantoufles que j'ai sur
moi." Et il leur tend les dessous affriolants d'une célèbre chanteuse des
Amériques au nom vaguement italien qu'il vient à l'instant de quitter, car
le Génie du canapé l'avait mordu aux fesses, et lui avait fait danser le
rigaudon avec la belle comme un beau petit faune toute la nuit.
" --Alors, Messire Gauvain, dit Graphytis, quelle fut la cause
réelle de votre agitation de tantôt ? Car n'allez pas me faire prendre des
vessies pour des lanternes : ne me dites pas que c'est un nain qui vous
a mis dans un tel état, je ne vous croirais pas. Non, non, non, ironisa
Graphytis qui savait très bien de quoi il retournait.
--Mais si, je vous assure. Aussi incroyable que cela puisse
être. " Et il lui conta en détails toute l'histoire que vous connaissez déjà.
" --Il est vrai cependant, poursuivit Gauvain, qu'une autre cause
pourrait en être l'origine ; ce fut, en tout cas, la goutte qui fit déborder le
vase.
--Ah ! Tiens, tiens, mais dites-moi donc cela, cher ami.
--Ce matin, je fus intrigué par l'intérêt fébrile que semblaient
porter les citadins à une liasse de parchemins qu'ils s'arrachaient tous
des mains.
--Aïe, je crains le pire, mais poursuivez.
--J'en achetai moi-même un exemplaire à un jeune homme barbu
au teint basané dissimulé sous les pans de son burnous, qui criait dans
la rue à qui voulait l'entendre, que ces papiers informaient des actualités
du royaume. J'en lisais la première page, lorsque je fus brutalement
saisi d'une mauvaise colique accompagnée de violentes nausées. Et un
voisin charitable qui riait de mes déboires à s'en rompre les côtes,
m'expliqua qu'il ne fallait jamais rien accepter de la main d'un jésuite
nigôdesaddaminusien.
--Hi, hi, hi ! Vous avez lu un journal jésuite ? Mais ne savez-vous
donc pas que c'est un poison affreux, une très dangereuse médecine, et
que, moi qui suis médecin depuis plus longtemps que vous n'êtes né ,
je n'en prescris à mes malades que dans les cas de vérole incurable ?
Et encore, une seule page suffit. Heureusement, Messire, que vous
n'avez pas tout lu , cela vous eût été fatal. Si j'étais vous, j'irais courir
acheter certaine Gazette traitant à sa manière de la mode et de la vie
sentimentale des célébrités du monde, cela vous laverait agréablement
l'estomac et le cerveau, et, dans le pire des cas , cela ne vous
intoxiquerait pas : vous vous endormiriez bien vite d'un sommeil
réparateur dix fois préférable à l'ennui de le lire.
" --Mais vous parliez des jésuites ?
--Ah, quant à eux, il faut que je vous en raconte une bien bonne.
Figurez-vous qu'il y a de cela quelques lustres, Dieu voulut envoyer icibas en délégation et en observateur l'Ange Coulebiel, afin de renouveler
le message de bonté de son fils auprès des hommes. Et bien, figurezvous que l'infortuné émissaire atterrit dans un potager jésuite où il fut
battu comme plâtre, et fessé jusqu'à l'écarlate de la main même de
l'Abbé qui avait sa conception personnelle des amours fraternelles. À tel
point qu'il lâchait des bombes insecticides sur ses frères pour en
déloger les mites, et les conviait fort aimablement en camp de vacances
afin de les mieux aimer, leur procurant ainsi l'occasion de se refaire une
mine en accomplissant de sains travaux champêtres, à la houe, au
sillon et au soc ; ou bien de l'élevage en vue des abattoirs. Vous pensez
bien que l'Ange ne se risqua plus dans telle entreprise insensée ! Il en
fut quitte pour une tendre volée de bois vert. Et encore, dut-il remercier !
Il faut dire que je me sens moi-même un peu coupable : je n'aurais
jamais dû enseigner à un tel homme la respiration qui souffle le chaud
et le froid (on prend l'air d'une narine et on le rejette par l'autre après
l'avoir retenu un certain temps dans ses poumons, et réciproquement),
car il a détourné cette connaissance pour en abuser et mésuser. Et
encore, je ne vous parle pas de la fois où il dressa son peuple docile
comme moutons de Panurge; contre les royaumes voisins, sous
prétexte que son chef avait dérapé sur les pètes du loup-garou dont j'ai
parlé tantôt. Mais motus. C'est là un terrible secret d'Etat qui sent l'huyle
de roche et le champignon de feu, et je donnerais cher pour savoir à
quelle nation appartient le soi -disant animal que personne ne vit
jamais, fors Monseigneur. "
J'interromprai un instant Graphytis pour éclairer davantage le
lecteur sur la fameuse affaire, car je crois savoir de quoi il retourne
exactement. L'autre jour, à Chrysoland, j'ai croisé un loup-garou repenti
qui m'a conté l'histoire que voici :
" --C'était pour moi; en ce temps-là, la période des vaches
maigres. Mon escarcelle était vide, point de dîner; point de logis.
Pourtant; j'avais mon Doctorat de Loup-Garou ! Hoûoûoû ! Aussi
entrepris-je bien naïvement de présenter ma requête auprès de
Monseigneur; étant donné son pouvoir discrétionnaire. J'écrivis donc.
Lettre du Loup-Garou
À Monseigneur l'Archevêque
Monseigneur,
Certes, vous ne me connaissez pas encore. Certes, je ne pense
pas que nous ayons quelque ami commun, car je n'ai que très peu
ouvertement commerce avec les grands de ce monde, ma complexion
et tournure d'esprit me portant plutôt à la fréquentation de l'alcôve
secrète des laboratoires embaumés à l'huile de lampe et la poussière
millénaire des bibliothèques. Bref, je suis un alchimiste, comme vous
l'aurez sans doute compris, et on me surnomme "le Loup-Garou".
C'est pourquoi je suis davantage porté par nature à me maintenir
au rang des éminences grises, hormis les soirs de pleine lune où
j'officie, m'en allant allègrement croquer pour l'occasion quelques
tendres brebis, un petit chevrau qui tête encore sa mère, et deux ou
trois cochons de lait bien dodus. Mais c'est péché véniel, que Dieu me
pardonne, et puisse Monseigneur bien vouloir m'absoudre en dépit de
ma petite faiblesse. D'ailleurs, je fais voeu d'abstinence dès ce mîdi, et,
promis, je ne recommencerai plus.
Comme vous l'apprendra mon curriculum vitae ci-joint, je connais
depuis bientôt une année les affres de la recherche d'emploi : ce furent
tout d'abord les crédits de recherche alchimique que je ne vis jamais
arriver; puis mon homérique épopée épistolaire qui me poussa à rédiger
500 candidatures spontanées --ciblées et argumentées ad hoc-- auprès
des
entreprises
philibériennes
de
toutes
tailles,
lesquelles
ne
m'épargnèrent point les classiques réponses démagogiques prodigues
en élogieuses épithètes toutes droites issues d'un même logiciel.
Enfin, lorsque je compris que le secteur privé ne voudrait jamais
de moi, s'étant sans doute imaginé par le truchement de quelque
abraracadabrante élucubration d'un directeur des ressources humaines
aussi idiot que diplômé qui ne me fit jamais l'honneur de me recevoir
que, sous prétexte que j'étais formé en Alchimie Générale je ne serais
pas capable de m'adapter rapidement à autre chose de nature à
honorer son dieu que nos contemporains intéressés ont baptisé du
doux euphémisme de "chiffre d'affaires" --l'imbécile, je fais de l'or ! --, je
résolus donc d'entrer dans la grande famille des pauvres de
l'enseignement et des guérisseurs bénévoles, mais je résolus de le faire
le plus loin possible d'une métropole dont les débordements de la folie
civilisée joints à l'incompétence manifeste à reconnaître et à utiliser à
bon escient les vraies compétences m'ont dégoûté pour quelques
temps, sinon quelques années.
C'est pourquoi j'ai récemment postulé afin d'enseigner l'Alchimie
dans l'île de Négriland, sous les bons auspices du Grand Marabout
Matouaboutou à partir de Septembre prochain. Cependant, ne figurant
ni parmi les fréquentations des poètes Baobao ou Kakaboka qui y ont
pignon sur rue, ni parmi celle de quelque De Boulamian perpétuant làbas depuis trois siècles un lignage douteux que les gènes récessifs
commencent à travailler sérieusement --que le Grand Kalalalouwawa
l'escornifle !-- je ne me fais guère d'illusions : il va me falloir dix Eons
avant que l'on m'y recrute !
Quel dommage cela serait, quand je considère combien l'Art
Royal est pour moi don de naissance, Monseigneur ; car je fus né Aries
ascendant Leo, Lune et Soleil trigones, ce qui donne pouvoir sur le Feu.
Certes, je ne vais pas sans savoir que "astra inclinant, non
necessitant", mais j'eus l'occasion de vérifier de bonne heure la
préscience des luminaires : j'incendiai l'étable de ma voisine, et l'on put,
tout à son aise, entendre gueuler tous les veaux du pays. Plus grand, je
fus enseigné par le grand Sacdepus, fils de Détritus, qui m'apprit à
extraire de l'or fin du fumier. Aussi, sachant dans quelle fiente sont tous
ces pauvres gens, je voudrais leur apporter aide et assistance. Que s'ils
n'ont point d'avoir et de possessions, qu'ils sachent au moins qu'ils sont:
car la perle, toujours, est dans l'écrin grossier enclose. Nul ne peut
servir l'Avoir en même temps que l'Être : on doit choisir son maître.
Donc, il appert qu'ils ont de fortes dispositions pour l'Art, n'ayant
point de quoi être trop tenté et détourné de la vraie Voie de Dieu.
Certes, la méthode ne vous semblera guère orthodoxe lorsque je vous
en toucherai deux mots en entretien tantôt, mais nul ne met le vin
nouveau dans les vieilles outres.
Aussi, seul un de ces "miracles" qui sont du ressort des
personnes de votre rang et condition, seul un geste protecteur de
clémence et de mansuétude qui sortent parfois les petits de leur
médiocrité lorsqu'ils ont la bonne fortune d'en être un jour les heureux
bénéficiaires --je songe vaguement à quelque mystérieuse missive de
recommandations magiques émanant d'un certain Archevêché et visant
par delà les mers, les murs et les huis clos, le bureau d'un certain
Grand Marabout ; oui, seul un tel prodige a le pouvoir de faire obtenir à
l'un de vos futurs gens de maison ce qu'il mériterait pourtant mille fois
sans qu'il n'ait rien à dire si le monde était vraiment ce qu'il devrait être,
un monde que j'avais rêvé plus beau dans lequel on ne considèrerait
pas que tout s'achète et tout se vend...
Je vous remercie d'avance de votre sainte compréhension, et
vous prie de bien vouloir agréer; Monseigneur l'Archevêque etc...
Bien à vous
Le Loup-Garou
Le lendemain, Monseigneur reçut ma lettre et me convoqua.
Aussitôt qu'il me vit, il donna l'ordre à ses sbires à la face de
bouledogue de m'enfermer et m'enchaîner dans le Donjon. Je fus
condamné, en échange de ma vie sauve, à faire de l'or pour renflouer
les coffres du trésor royal, ou plutôt, pour y remplacer la somme qu'il en
avait détournée, car c'était un fieffé margoulin.
Evidemment, il n'était pas question un seul instant que j'entre au
service d'un tel escroc. Aussi, à l'aide des substances et des
instruments de Magistère dont on m'avait abondament pourvu afin de
tromper le bon peuple, je confectionnai une mixture grise --une espèce
de pâte dentifrice-- qui avait la magique propriété de me dématérialiser
en augmentant les vibrations de mon corps. Ainsi, je parvins à me
libérer de mes chaînes, à jouer le passe-murailles, et, de colère, je
rompis le voeu que j'avais formulé en lui égorgeant et lui dévorant à
belles dents et de bon coeur toutes les brebis de son enclos, avant de
m'échapper en toute impunité, lui laissant en souvenir deça delà
quelques menus crottins dans l'herbe du jardin. Il n'est pas prêt de me
revoir; c'est le Loup-Garou qui vous le dit ! On ne trompe pas un
alchimiste. Avis aux amateurs. Hoûoûoû !"
Et depuis ce temps-là, le Loup-Garou joue à la marelle avec les
licornes et les centaures au clair de lune dans les vergers de
Chrysoland, car il est devenu tout à fait sage, ne s'inquiétant plus des
affaires de ce monde de damnés.
Mais redonnons la parole à Graphytis, car il va perdre patience.
" Tous corrompus; vous dis-je. Il n'en est pas un pour racheter
l'autre.
De nos jours, si vous voulez faire le voyou, entrez dans la police.
Si vous voulez voler en toute impunité l'argent d'autrui, faites-vous
banquier et prêtez-en, on vous le remboursera sept fois. Si vous voulez
vous placer au-dessus des lois, et dire ce que bon vous semble, faitesvous parlementaire. Si vous voulez la médaille du travail, les palmes
académiques ou le Pélican d'Honneur, demandez-les sur papier libre en
trois exemplaires, c'est gratuit. Si vous souhaitez maquereller les
tapineuses sans l'ombre d'une inquiétude, rien de plus simple : faites
carrière dans les impôts. Truquer tous les procès ? : soyez garde des
sceaux. Assassiner tout à votre aise en pays étranger, tenez une
ambassade. Prendre la place d'un ami très méritant, soyez fils de
quelqu'un. Vous avez l'esprit salace ? entrez-donc dans les Ordres, et
enseignez la morale aux autres en faisant le contraire : on vous
canonisera. Vous aimez mentir ? qu'à cela ne tienne, soyez journaliste.
Vous avez beaucoup de choix et de diversité dans les carrières
du monde.
Si malgré tout ce que je vous ai conseillé d'entreprendre pour
réussir, vous souhaitez vraiment crever de faim, subir maintes
persécutions et être haï de ce bon peuple, c'est encore plus simple.
Dites la vérité, soyez chaleureux, honnête, franc, et loyal : les résultats
viendront sans tarder, n'en doutez point Messire ! Et, si vous tenez à
savoir le fond de ma pensée : je fus moi-même envoyé sur Terre pour
aider mes semblables et les tirer d'erreur et de mort, ainsi que les sept
filles logeant à l'Auberge. Comme vous le voyez, je n'en ai tiré
qu'amertume et désillusion car j'ai lamentablement échoué, et je
désespère de découvrir avant quelques Eons la Médecine Universelle
contre la sottise humaine et la méchanceté.
Aussi, je vous en prie, de grâce, cessez votre quête dans ces
contrées perdues, car ce que vous auriez de meilleur à donner de vousmême, les autres le refuseraient et s'en gausseraient, foulant comme
les pourceaux la perle des pieds. On ne peut et ne doit modifier le
destin d'un être, et on ne peut lui porter secours que s'il s'est d'abord
secouru.
Le vrai problème de l'homme ne réside pas tant dans la
question de savoir si Dieu lui pardonnera son aveuglement, mais plutôt
dans celle de décider s'il se le pardonnera à lui. Les questions se
posent ici-bas : changer de monde et de théâtre n'a jamais rendu plus
clairvoyant, car on traîne avec soi partout ses habitudes, ad patres
compris. Autrement, ça serait bien trop simple --"le cercueil et rideau,
j'ai fermé la fenêtre !" , et les Êtres de Lumière qui régissent l'Harmonie
du Grand Tout ne sont pas tombés de la dernière pluie. . .
Or donc, Messire Gauvain , partez de ce pas à l'Auberge y
délivrer les Dames qui portent la Croix du sacrifice, ainsi que tous les
artistes qui oeuvrent à révéler la beauté cachée du Monde, les faibles
en esprit et les tout petits parce qu'ils sont simples et innocents comme
au premier jour, et conduisez-les à Chrysoland : les autres ont besoin
d'encore quelques tours de manège pour apprendre à comprendre,
laissez-les. Enfin, passez ce qui vous reste de temps à vivre avec eux
sans vous tracasser davantage, et soyez en Paix.
En effet, à Chrysoland , lorsqu'on parle de Dieu, c'est toujours
sur un tourniquet ou une balançoire ; on n'y connaît ni la guerre, ni
l'inégalité, et la devise y est "fais ce que tu voudras".
Sous la voûte étoilée, comme le dit le philosophe, il est deux
catégories d'hommes heureux : ceux qui connaissent tous les secrets
du Monde, et ceux qui les ignorent tout à fait. Ainsi. "
Et Gauvain suivit les préceptes du Génie Graphytis --car vous
vous doutez bien depuis le temps que c'était un Génie, vu que le
médecin du roy prenait toutes les apparences qu'il voulait. Grand bien
lui fit. Il vécut avec les sept fées, croqua les sept pommes avec chacune
d'entre elles, et devint un dieu se nourrissant de miel , d'Ambroisie et de
musique. Il faut, moralité, cultiver son jardin en compagnie des nains :
cela vaut mieux que rien.
Les Adeptes qui me rapportèrent la légende dont je suis l'humble
dépositaire, ne précisent pas si Merlin gagna son pari, ou si Mélusine le
perdit, ni même si cette vieille morue à moustaches d'Arimagoth fut
contente d'avoir raison, mais il me semble que dans cette sorte de jeu,
ou tout le monde gagne, ou tout le monde perd. L'initiation véritable
consiste en une partie de puzzle, et c'est à vous qu'il appartient de
débrouiller l'énigme en assemblant les pièces.
Quant à moi, cela fait belle lurette que j'y ai renoncé, car je n'ai
pas compris un traître mot de ce qui me fut transmis. Et il est bien
possible, après tout, qu'à force de mentir mon histoire soit vraie. Et s'il
vous a fallu tout ce temps pour réaliser que j'étais complètement fou,
c'est que vous l'êtes encore plus que moi !
Aussi renverrai-je le contenu fortuitement cohérent de mes
divagations sur la conscience de ceux à qui je les emprunte. Laissonsdonc parler ces sept Adeptes qui vécurent à Chrysoland bien avant que
je n'y sois sacré roi, comme eux avant moi ; écoutez ce qu'ils se dirent
dans le secret d'une nuit obscure...
CHAPITRE CINQUIÈME
D'une étrange Confrérie
"
Dong !... Dong !... Dong !..." : douze coups sonores et espacés
retentissent à l'horloge de l'Hôtel de Ville d'Avignon. Maintenant, le noir
d'encre de minuit emprisonne la ville tout entière.
Minuit, l'heure du crime... l'heure du mystère. ..
Quelque part en contrebas du Rocher des Doms s'ouvre une
trappe devant sept ombres furtives encapuchonnées ; elles pénètrent et
s'enfoncent
rapidement
dans
un
réseau
d'obscures
galeries
souterraines épisodiquement éclairées par quelques torches à la lueur
vacillante et moribonde...
Tons jaunes... pas feutrés... hermétiques visages de sphynx
trahissant sans aucun doute de sombres desseins --à moins qu'il ne
s'agisse d'une fraternité blanche, mais comment savoir ? Les
innombrables marches du tortueux escalier accusent une longue
histoire, tant la patine du temps les a modelées, bossues, tordues et
pentues à souhait, comme si une invisible volonté avait tendu exprès un
guet-apens afin de précipiter la chute du non-initié dans quelque abîme
infernal. La poussière des siècles s'y est amoncelée, frappant ainsi du
sceau de l'interdit toute tentative de profanation. Un sépulcral silence
règne en maître sur cet étroit passage dont seuls d'habiles coupegorges pourraient tirer quelque avantage...
Les sept compagnons descendent interminablement dans les
entrailles de la Terre, comme s'ils avaient décidé d'en atteindre le
centre. Enfin, ils aboutissent à une grande salle ronde au plafond voûté :
c'est la salle de cérémonie des alchimistes Rose-Croix, qui, en ce jour
du vingt-et-unième de l'Août de l'an de grâce 1584 tiennent conseil pour
témoigner et juger le cas d'une très étrange affaire, comme nous l'allons
voir.
LE GRAND-MAITRE : " --Sept, Nombre sacré, étalon de la
Création Divine, nous te vénérons pour tout ce que tu symbolises. De
même qu'il existe sept Couleurs dans la blanche Lumière Solaire, sept
Notes dans la Gamme du très honoré Guido d'Arezzo, sept Planètes
visibles, sept Métaux purs usuels, sept Têtes à l'Hydre de Lerne, sept
Barreaux à l'Echelle de Jacob, sept Années de vaches maigres et sept
Paroles du Christ, sept sommes-nous. Moi, frère Violet, Grand-Maître
de la loge Pétrarque, déclare ce jour d'hui la séance ouverte de par
la grâce du Très-Haut que nous glorîfions par le Grand-Oeuvre de la
Pierre. La parole est au plus jeune d'entre nous, j'ai nommé frère
Rouge. Veuillez nous dîre, très cher frère, comment vous apparaît en ce
stade de vos travaux, la Pierre.
FRERE ROUGE : --Sans mentir, Grand-Maître, et de
philosophique propos, totalement noire, comme impropre à tout usage.
Lourde, inerte, sale comme merde d'animaux, comme puant Terreau, je
n'en ai rien pu faire. Je ressentis par conséquent grande colère brute, et
l'envie me prit de tout envoyer dinguer, tant la grande force dont je suis
pourvu --et que je n'épargnai point en cet ouvrage-- n'y put suffire.
FRERE ORANGE : --J'eus, Monseigneur, plus de chance que
mon frère Benjamin, car à cette Tourbe des Sages que je plaçai
préalablement dans solide Mortier, j'eus l'idée d'amalgamer un tantinet
d'une très pure Eau de source. J'en rajoutai encore, jusqu'à l'obtention
d'une boue bien liquide. Mais, d'une complexion trop instable et d'une
froideur de glace de surcroît, cet originel brouet ne pouvait en tel état
recevoir la moindre étincelle de vie. C'est pourquoi je fus plongé dans
grande affliction, car toute la puissance de ma science désiratoire n'en
put rien extraire de convenable. Tel un Poisson visqueux, le GrandOeuvre me filait entre les doigts...
FRERE JAUNE : --Plains-toi, cher frère ! Car si tu faillis périr
noyé, moi c'est du Feu dont je réchappai. En effet, ayant considéré que
ce sublime élément apportait le mouvement, la transformation et
l'énergie dispensatrice de vie, je résolus de replacer le tout dans un fort
récipient luté, observant en cela l'antique recommandation de notre
saint patron Hermès. Mais je péchai par impatience, et lors posai la
chose que vous savez sur grand feu tourmenté. Résultat : explosion du
Vase philosophique en pleine gueule, leçon mémorable qui, fort
heureusement, fut pour moi des plus profitables. Car je recommençai
l'Oeuvre depuis le tout début, respectant cette fois-ci sapientiale
patience et doux Feu modéré --et non pas feu à rôtir salamandres. Ainsi
donc j'eus tout loisir d'observer la sublimation en ascension spiralée de
séminales vapeurs mercurielles le long de mon Vaisseau transparent
jusqu'aux régions supérieures du Col. De la Forge d'Héphaïstos naquit
donc le premier être vivant, mes amis, n'en doutez point. Mais il ne
m'est pas permis d'en dire davantage, seul frère Vert a autorité pour ce
qui suit.
FRERE VERT : --Lorsque me parvint la Pierre, elle était certes
déjà vivante et bien travaillée, mais animée d'une vie végétative qu'il
convenait d'attiser de l'Air de mon Soufflet magique, si l'on voulait
empècher qu'elle ne dépérît et qu'elle pût au rebours s'accroître et
prospérer. J'étais transporté d'émotion et de joie, car la Pierre respirait
la santé. Sans mentir, vous eussiez dit la Rose matinale qui
s'épanouissait sous les premières caresses des doux doigts lumineux
de l'Aurore du Printemps. La Pierre prenait l'éclat d'une beauté vénuste,
Emeraude, coupe du Saint Graal ; elle semblait attendre du Grand Orbe
Céleste quelque don imminent.
FRERE BLEU : --Oui, cher compagnon, nous le savons. Car à
votre Reine des Fleurs manquait la Quinte Essence que j'y déposai,
comme la Rosée tombée tout droit du firmament depuis la Voie Lactée
d'Héraclès, la Zodiacale Roue Cosmique. Ainsi Rosée dans Rose
éclose à la Pierre octroya première conscience d'être. La mobilité de
mon Ether philosophique lui accorda également la faculté de la Parole,
mais hélas; aussi l'occasion de formuler son tout premier mensonge. En
vérité, mes frères, je vous le dis : si le Verbe est l'Ambroisie sacrée des
dieux, il est aussi le fiel de tous les démons ; car cette Rose qui pourtant
sentait bon me piqua bel et bien. J'en crus mourir. Et mon Sang écarlate
teinta la belle Immaculée : l'Oeuvre au blanc virait à la rubéfication.
FRERE INDIGO : --La Pierre Philosophale s'affinait de plus en
plus et sa conscience mûrissait ; elle réfléchit, réfléchit encore, et à
force de réfléchir se mua en Miroir : elle put bientôt accéder à la pensée
des Sages en profonde méditation, et comprit le pourquoi de sa raison
d'être par simple réflexion des vérités d'en haut. Elle acquit grande
Royauté sur ses sens et put guider sa Vie comme bon lui semblait. Elle
obtint sur toutes choses, libre choix, libre arbitre. Mais, reflétant un jour
l'image de Dieu, elle se prit pour Dieu : le Miroir se brisa, elle dégringola
(c'est pourquoi il est dit que l'esprit supérieur n'est pas loin de la Chute).
Et l'orgueil la perdit. il fallut tout réitérer depuis le commencement des
commencements.
Vieilles âmes qui m'écoutez, vous ne vous êtes pas édifiées en
un jour; vous le savez mieux que quiconque. Vous passâtes par bien
des erreurs et bien des avatars avant d'être devenues ce que vous êtes.
Aussi, de grâce, restez compatissants : souffrez et pardonnez les
égarements d'autrui.
Je m'en remets maintenant à toi, ô frère sans âge, Sage parmi
les sages, car l'ultime Vérité, tu es le seul à la connaître.
FRERE VIOLET : --Je ne sais rien et pourtant je sais tout; car je
sais la seule chose qu'il importe de connaître : ce qui est à la base de
tout; l'Atome universel qui est l'Âme du monde, logé au Coeur de
chaque être conscient. Vous aussi savez tout, mais vous l'ignorez,
ignorant du même coup le modus operandi. Car vous séparez ce qu'il
faudrait unir. Il vous faut pour accomplirr le Divin, trouver cet élément
premier, ce Mercure des Sages, dont chaque homme est prodigue et
accorde peu de prix ; cet ens seminis secret qui vous donne vie dont
vous devez réaliser la double nature Hermaphrodite par fixation en le
conservant au sein de vos entrailles comme l'or le plus pur --car pour
obtenir Or merveilleux il vous faut toujours investir or vulgaire ( a-t-on
jamais vu venir de substantiels intérêts sans capital laborieux ? ), afin
qu'il sublime et bonifie par assidu travail et distillation fractionnée -aimez bien votre femme et mettez-vous sur la tête s'il faut; passant
successivement les sept qualités d'être qu'il vous faut en constante
méditation recomposer en un unique Tout. Ce Vin de lumière blanche
que vous boirez en esprit, non lumière sous le boisseau seulement -sub
rosa comme ils disent, mais vraie Lumière : Immortelle Vie et Vérité
vous octroiera sans aucune méphistophélique compromission.
Ainsi, de la créature --et par elle, remontez au Créateur,
consacrez votre vie à la recherche de ce qui est Source de chaque
chose et baignez-vous y lorsque avez trouvé l'Eau. Le semblable, on le
sait, fraie avec le semblable. Aussi, ce qui donne petite vie vous donne
aussi la grande. Soyez à vous-mêmes la Matière Première de votre
Oeuvre.
Allez, mes frères, ne faites pas comme cet âne de voleur :
Deux voyageurs indiens allaient de compagnie ;
Le premier était riche, et le second voleur.
Le brigand, déjà, songe : " de très grande valeur
Doit être sa bourse pleine d'or ; ô Agni,
Dieu du feu, je t'invoque, car je veux soulager
De son bien ce marchand, dès ce soir, dans la chambre
Que nous partageons. Là, j'ai
Peu de scrupules ; mes membres,
Comme un seul homme vont tout seuls, car l'insolence
De sa fortune justifie --avec prudence,
Que je me serve sans vergogne.
Qu'en attestent les cigognes :
Elles me l'ont dit . "
Mais il a beau chercher : " rien, peste, pas un radis !
À vous décourager d'être larron. " Pourtant,
Dans l'art de dérober --et ce par tous les temps,
Notre ami en savait plus d'un.
Durant sept lunes il réitère
Son entreprise, mais allez donc ! sans aucun
Succès. Fichtre ! Du ressort de son ministère
La chose n'était point. Le galand dut céder
--Non sans honte il est vrai ; il dut capituler :
" Je pars, dit-il au commerçant sans déguiser ;
Je m'en vais voler plus loin chez des gens moins rusés ;
Mais dites-moi, de grâce, comment avez-vous fait ?
Où aviez-vous caché votre or ?
--L'oreiller sur lequel tu dors
Te répondrait, s'il pouvait parler, car en fait,
Bien trop avide de mes sous,
Tu ne serais jamais allé chercher dessous.
Tu as trompé Agni, vois ta stupidité :
Il te condamne à briller de cupidité ! "
Ne riez pas ainsi. Nous faisons tous pareil ,
Avec Dieu, qui plus est : nous ne le voyons pas,
Nous le cherchons partout. Que nous manquons d'éveil !
Il est si près de nous que nous ne trouvons pas.
Frères, je vous le dis, ne cherchez pas l'ultime Vérité dans la
complication et les universitaires savanteries : elle est bien plus
davantage à la portée d'un innocent idiot que d'un magister gonflé de
suffisance. Aimez, aimez, aimez avec l'inaltérable candeur de vos
amours d'enfance ; songez avec nostalgie à votre première belle, celle
qui fut votre Egérie, la Muse inspiratrice de vos vingt ans :
Ses longs cheveux dorés d'une rare finesse,
Comme un blond champ de blé que la brise caresse,
Son sourire d'ivoire et ses yeux de velours,
Tout chante la douceur, tout inspire l'amour.
Son cou, d'une beauté fragile,
Semble appartenir à l'agile
Ecureuil...
Et de ces pas légers !
Et de ces doigts de fée !
Le chevreuil,
Dans sa fuite rapide
Passant les eaux limpides,
N'est pas plus gracieux
Que cette aimée des cieux.
Et sur son front sacré bruni d'un ton châtain,
Un diadème fleuri de blanc et de carmin,
Doucement repose, pour ne point la blesser ;
Un parfum capiteux, une robe de moire,
Un transparent foulard, tel le voile du soir,
Enveloppent la grâce et la font rayonner.
Sa voix, claire et flûtée, tisse une trame exquise,
Vient ravir mon oreille et me comble et me grise ;
De son filet m'enserre et me rend prisonnier
D'une infinie beauté, me métamorphose en niais.
Sa face, une intuition suprème
L'inonde de lumière ;
Intelligence fière,
Elle s'aime soi-même.
Certes, elle tînt de Narcisse
Si elle n'eut point fait
En sorte de donner
Sa tendresse en prémisse,
Sa gaîté,
Sa bonté.
Charline, blanche colombe, cygne élégant
Que l'onde a convoité,
Pureté, comme un gant
Te sied et t'ennoblit ; le souffle des fontaines
Et le baume des pins, la lune de cristal
Pâle perle des nuits, la rosée matinale
Et la mousse moëlleuse, à tes charmes divins
Rendent un dernier soupir.
Frères humains qui après nous vivez, écoutez, je vous supplie,
l'antique voix de Sagesse. Nul compagnon de Magistère ne me
contredira si je vous exhorte à l'élémentaire bon sens : fuyez le diable
qui sévit sous toute forme de division, dichotomie, analyse de
l'intelligence discursive, délégation, départementalisation, édification de
frontières séparatrices --car quelle est cette prétendue Connaissance
Universelle qui ne s'adresserait qu'au petit nombre ? Mais au rebours
cherchez Sérénité Divine dans l'Harmonie de la très synthétique et
pythagorique Géométrie Sacrée, dans l'Union, la Conjonction et
l'Equilibre des principes opposés de l'Eau et du Feu --qui ce faisant
cessent de l'être.
Oyez tous la fable de la Licorne et du Cerf, cette mienne
péroraison que je vous laisse en testament :
C'était à l'Âge d'Or
Du temps que les bêtes parlaient ;
Or donc un beau cerf de dix cors
S'étant trouvé sur quelque allée
Cheminant ; haut la tête, fier, majestueux ;
Sorti pour prendre sa goulée,
Surprit une licorne à la corne effilée
Surgie d'un tortueux
Sentier : " Holà, ma belle enfant,
Ma mie, où menez-vous vos pas ?
Dit à la bête chevaline le galant
Encorné. --D'un bon rôt, d'un plantureux repas
J'étais partie en quête ;
L'Oeil de Shiva dans cette enquête
Me guide à tout instant. --Allons-donc, balivernes !
D'une chaude taverne
L'assiduité fut cause de votre prescience :
Vous avez bu, ça sent le vin ;
Je ne vois là rien de divin.
--Certes, ivre je suis, du Soma des devins ;
Ivre de vérité. Patience,
Vous verrez, je sais de quoi je parle. Ecoutez !
De savoureux pâtis
N'attendent que votre broutée,
En vérité je vous le dis,
Là-bas, au sortir des fourrés ;
Suivez-moi, très beau sire. --Justement j'y courais.
--Ah oui ? Et bien, à vous l'honneur ;
Ouvrez la marche; cher seigneur. "
Eux d'aller. Mais déjà, voilà que ça se gâte
Pour le cerf prêt d'être déchu,
Car notre bel aristocrate
À la tête fourchue
Se pris les bois aux rets d'une épaisse ramure
Plus emmêlée que sa parure.
Il le sut bien à son grand dam.
Je vous laisse à penser ce que lui dit la dame :
" Deux cornes sur le chef ne vous font pas moins sot ;
Je n'en eus jamais qu'une,
Mais que je parte à quelque endroit,
Eh quoi ? j'y vais toujours tout droit.
Un philosophe indou m'a dit que l'Unité
Prévaut sur la dualité ;
Je vous laisse sur ce : méditez
Et bramez,
Enfin, si vous voulez ! "
Ah, mes chers amis de toujours, mes fidèles compagnons de
voyage, je me meurs, je vous quitte : le Grand Architecte me rappelle à
ses côtés. J'ai révélé ce que j'aurais dû taire, aussi dois-je payer le prix
de ceux qui parlent. Déjà, le poison du châtiment glace mon sang et
me fait écumer, je délire :
Aux portes du Zénith j'entends chanter les Anges,
Et leurs notes d'argent pleuvent à l'Infini
D'Azur, des nouveaux-nés s'en vont baigner les langes
Qui flottent, calmes bercés des vents, dans leurs lits
De roseaux.
Un oiseau
Prend son envol
Depuis les saules ;
Son cri jeté
Marbre fêlé,
Ses coups de bec
Sur le bois sec,
Marquent l'effroi de l'animal
Pour ce noir gouffre mystérieux.
Et quand j'aurai vidé le céleste flacon
De l'Elixir béni, au faîte des balcons
J'irai cueillir la Fleur des mystiques parvis ;
J'irai voler la Clef dans l'antre de corail ,
Oui , la clé des songes à la denture d'émail ,
Et pénètrerai , profanant la Demeure
Etrange. .. "
Ainsi mourut le Grand-Maître dans la grotte d'Ornuphle le nain,
laquelle était la Caverne du Coeur d'Ormusse, dure comme le Rocher
des Doms. Oui, Ormusse le braconnier rêvant qu'il rêvait se rêvant rêver
la nuit tout seul endormi dans sa cabane au fond des bois : les sept
frères étaient ses Sept Vies, et le Grand-Maître son vrai Lui. Ceci est
véritable, assuré, sans mensonge : sur le grand livre des Nains on vous
le certifie.
..........À propos du fameux bréviaire, l'auteur de ces lignes croit bon de
préciser que, lorsqu'il voulut l'ouvrir, celui-ci tomba aussitôt en poussière
et dans l'oubli des siècles se perdit.
Scellé par moi, Grand Scribe
Atonbôphis du pharaon Aménophis IV,
dit Akhénaton.
HELIOPOLIS,
1er jour de la Crue.
EPILOGUE
DU DOCTEUR ENFOYRUS
Maintenant
que l'Université m'a renvoyé sous le fallacieux
prétexte d'être soupçonné de sorcellerie, je vais vous parler tout à mon
aise, car les conspirateurs du silence qui sont les seuls vrais sorciers,
ne peuvent plus rien contre moi. J'en prends à témoin le grand
Paracelsius et lui demande protection. Je sais qu'il me l'accordera, car
celui qui a lui-même vécu cela connaît la compassion, et ne la refuse à
personne, pas même à ses ennemis de jadis.
Depuis que la cigogne me conféra l'initiation de la façon que
vous savez, bien des printemps passèrent. Longtemps je priai le Ciel de
la rencontrer à nouveau, afin de la remercier de son aide précieuse.
Puis un beau soir de Septembre, dont la précoce fraîcheur
augurait déjà des premières morsures des frimas, juste à la nuit
tombée, je la vis apparaître. Elle frappa trois petits coups de bec dans
le carreau de la fenêtre de ma chambre. Et la cigogne dit : "--Couche-toi
sans tarder, car tu es attendu. "
Comme j'avais les yeux embués de sommeil, je crus tout d'abord
rêver, puis, que l'apparition fût vraie ou fausse, j'étais si las que je
m'allongeai sur le lit sans davantage m'interroger sur ce que j'avais
entendu ou cru entendre.
Mon corps fut engourdi bientôt. Des picotements assez
désagréables envahirent mes membres et mon visage comme si j'étais
traversé par un courant électrique de faible voltage. Mon échine
frissonnait. Mon poil se hérissait. Puis je perçus ma colonne vertébrale
comme un long tube de lumière blanche s'élevant par degrés, comme le
mercure du thermomètre, en direction de mon cerveau.
Mes yeux pleurèrent; papillonnèrent et se révulsèrent comme
ceux d'un agonisant.
Et soudain ce fut une formidable explosion à l'intérieur de mon
crâne, et je me sentis puissamment happé par l'étreinte du vide, au
niveau de la bosse que m'avait fait le grimoire d'Atonbôphis en tombant
du bec de la cigogne ; et soudain, la Lumière. ..
Alors mon corps de gloire s'offrit à mon regard, tout blanc, sans
tache, comme ce cygne immaculé que les indiens vénèrent. Mon oeil
était unique tel que la corne d'Unicorne, mais myriades étaient mes
vues, et j'étais le dieu Pan. Car je voyais et respirais par tous les pores
de ma peau aux reflets de nacre qui étincelait comme l'éther prânique
que mes sveltes formes épousaient. Je buvais l'air pur du ciel , par
petites goulées, avec autant de délices que ma tasse de thé à la
menthe de cinq heures à l'ombre fraîche du grand caroubier de ma
terrasse.
Je glissais à la vitesse de la pensée dans l'onde céleste, avec
l'incomparable fluidité d'un planeur solitaire ; libre, sans entrave
d'aucune sorte, à peine détourné de ma route par quelque gerbe
ascendante de particules de Vie effeuillant leurs notes de musique qui
m'éclaboussaient comme un puits artésien, ou par la distraction que
m'occasionnait la découverte de nouveaux paysages et de planètes
jaunes, vertes et bleues; dont l'homme n'a jamais prononcé le nom
interdit ; ou bien c'était l'émotion que me causait la rencontre d'une
déesse aux cheveux d'argent; aux yeux de braise et aux multiples bras
serpentins qui ondulaient au rythme du Chant de l'Univers. Et la
Lumière était là, toujours cette Lumière. . .
Lumière des lumières, Etoile Polaire, pourrai-je jamais décrire ta
splendeur; ta force et ta beauté sereine ? Comme une coulée d'or
chaud, tu te meus en vibrant dans toutes les directions ; tu enveloppes
de ta cape blanche tous les êtres conscients, et même "inanimés". Tu
les réunis par ta seule présence auguste, comme autant de cellules du
même Dieu Vivant. Oui, tu es l'Omniscience, l'Amour Universel,
l'Harmonie et la Paix du Silence. Quoi d'autre sinon ? Tu es le Témoin
impassible : tu as tout vu , tout entendu, et tu parles à celui seul qui sait
t'interroger.
Ta mémoire infinie se rappelle de tout, tes archives renferment la
vraie histoire du Monde ; celle des hommes racontée par toi, et non par
les vainqueurs des guerres. Tout est déjà écrit, et tout est à écrire. Tu
réconcilies, tu aimes, tu consoles, tu protèges les ignorants et les
faibles que nous sommes. Tu nous apprends à connaître, Co-Naître, et
nous enseignes ce qu'est le vrai but de la Vie.
Et voici que dessous mon corps adamantin plus léger qu'une
plume qui arpentait les cieux des Champs Elyséens, je vis la pauvre
Terre se dresser sur son lit, grabataire, enfiévrée, inquiète, crevassée.
Pâle, triste, gémissante, elle versait des larmes de mendiant privé de
pain ; elle grinçait des dents ou plutôt, des chicots.
Et , ça et là , on pouvait voir scintiller sur la sphère quelques
points lumineux --oh, certes non, ils n'étaient pas nombreux ! : c'était
des missionnés, des phares, des êtres séraphiques. Ils étaient
descendus pour éveiller les âmes encrassées de leur profonde
léthargie. C'était misère à voir, car il n'est pire état que de ne se point
connaître.
Jamais les guides ne se décourageaient, encore que parfois l'un
d'entre eux renonçait. Ce serait dur, ce serait long ; il faudrait des
années, et peut-être des siècles.
Pourtant, que la Vérité est simple et transparente ! Et l'on plaint
celui qui a besoin de la compliquer pour se sentir heureux. Rien n'est
caché, rien n'est voilé; il n'est que des aveugles qui se heurtent le front
au réverbère. Le scientifique s'y fait souvent des bosses, car il voudrait
toujours tout démontrer, mais l'Artiste témoigne, car l'Oeuvre véritable,
toujours nous vient d'En Haut. De sorte que, comme dit le proverbe, on
connaît l'Arbre à ses fruits.
Allons-donc tous vers le Couchant; et cueillons-y les Pommes
d'Or des Hespérides : alors nous saurons qui nous sommes ; et
ensemble, nous danserons une ronde magique autour du Grand Frêne
Ygdrasil jusqu'à la fin des Temps.
Lumière es-tu là ? Oui, Lumière, j'arrive, je viens me fondre en
toi. Feu. Joie. Certitude. Adieu Terre, à bientôt.
Lumière des lumières, qui saura jamais, ô Lumière, ton véritable
nom? Lumière, réponds-moi.
Et la Lumière répondit :
.
"--Je l'ai chanté sur tous les tons !
ln vino veritas :
Bois ! "
-FIN