le fou qui vend la sagesse - Soigner les maux d`esprit de divers mots
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le fou qui vend la sagesse - Soigner les maux d`esprit de divers mots
JOEL MEDINA LE FOU QUI VEND LA SAGESSE FARCE PHILOSOPHIQUE Courriel : [email protected] À celui qui en toi attend que tu l'écoutes On peut lire aussi : LA QUESTE D'ALDORAN, Roman Mythologique L'INDE DEVOILEE, Roman Philosophique ROBIN D'ARDÈCHE, Roman Sylvestre LES AVENTURES DU DOCTEUR ENFOYRUS, Roman Philosophique Illustré, ISBN 2911344006 (Ouvrage papier commandable à domicile) Article personnel sur l'Encyclopédie en ligne wikipédia "L'homme est un vivant divin, qui doit être comparé non pas au reste des vivants terrestres, mais à ceux d'en-haut, dans le Ciel, qu'on nomme dieux..." Hermès TRIMEGISTE , Corpus Hermeticus, Traité X, 23. PREFACE DU DOCTEUR ENFOYRUS PREMIER DE LA FACULTE D'OCLAND IL y a de cela quelque temps, je reçus à domicile un exemplaire dactylographié du curieux petit ouvrage que j'ai l'honneur de vous présenter aujourd'hui. Quand je dis "recevoir", c'est bien le mot qui convient. Et comme l'anecdote est, en un sens, aussi amusante que singulière, je me dois, cher lecteur, de vous la raconter tout d'abord. C'était un beau dimanche matin de Pâques ensoleillé, alors que l'Aurore aux doigts de fée venait tout juste de poindre à l'horizon, et que, comme le dit si bien La Fontaine, Janot Lapin lui faisait sa cour parmi le thym et la rosée. J'étais dans mon jardin à soigner mes légumes, ma vigne, et la fleur de Sainte Gudule à la pourpre parure, lorsque je vis soudain un oiseau. Il volait à tire d'ailes, passant sur mon domaine, à portée d'un jet de pierre. C'était une cigogne --ou un ibis, je ne saurais le dire. Toujours est-il que l'oiseau migrateur tenait un paquet dans son long bec d'échassier, ou plutôt une ficelle dont l'extrémité inférieure était un objet plat de dix pouces sur sept enveloppé dans une toile cirée d'un brun jaunâtre, et qui devait peser une livre environ. La bête aussi me vit. Elle se mit alors à décrire au-dessus de ma tête une série de cercles concentriques toujours plus resserrés, jusqu'à ce qu'elle fut juste placée à ma perpendiculaire. Elle lâcha l'objet, vous devinez le reste. Puis l'animal partit, avec un air d'ironie sur la figure, ce genre d'expression insupportable que vous surprenez parfois sur le visage de l'un de vos étudiants, et qui vous donne une furieuse envie de diviser sa note par deux à l'examen pour le punir de son irrévérence. Le Docteur Ratibus , à mon clos attenant, me le confirma d'ailleurs par la suite, car il fut témoin de toute la scène, et me soutint qu'il l'avait vu rire. Nous le consignâmes dans nos déclarations, car il m'avait été causé préjudice et dommage corporel visibles sous l'apparence d'une bosse conséquente, et j'avais, suite de quoi, intenté un procès à l'oiseau. Comme la police ne put soi-disant l'arrêter, la cigogne fut condamnée par contumace. Et elle vole encore... C'est depuis ce temps-là que j'ai attrapé, comme on dit, la bosse des Mathématiques. Elle est grosse comme un oeuf de pigeon, et m'est fort utile, car chaque fois que je la gratte, j'invente un nouveau théorème. À quelque chose malheur est bon, car je ne me suis jamais senti aussi intelligent. Puis, j'ouvris le colis que m'avait envoyé le Ciel. J'y trouvai le présent livre, accompagné d'une lettre de l'auteur à mon intention, qui me désignait comme un intermédiaire auprès du public, afin de communiquer son message. Je crus tout d'abord à un canular, ce dont je suis beaucoup moins sûr aujourd'hui, après maintes relectures et enquêtes qui me firent découvrir quantité de choses intéressantes qui m'étaient complètement étrangères. Et je me demande même, s'il ne transmet pas à l'insu de celui qui le détient et le médite longuement quelque initiation secrète, car en vérité, je ne suis plus aujourd'hui le même homme qu'hier. Que pouvais-je en penser ? Etait-ce une mystification d'élève plus imaginatif que moi, qui se payait ma tête en se vengeant d'une injustice que j'aurais pu commettre de par le passé à son égard ? Oui, mais qui ? Lequel d'entre eux ? La plupart ne savent pas aligner deux mots de français correctement. Etait-ce le fait d'un collègue chercheur qui délivrait sous le manteau quelque terrible secret codé, ou qui exorcisait ses démons, bien à l'abri, à la faveur d'un amusant pseudonyme ? Etait-ce un politique, à l'instar de Francis Bacon que l'on soupçonna longtemps d'être le vrai Shakespeare, qui dénonçait les travers et les moeurs de son temps ? Ou bien les élucubrations d'un ésotériste de bazar qui voulait attirer l'attention sur lui pour augmenter le tirage de l'Editeur ? Ou bien encore un véritable Adepte de l'Art Royal, l'Alchimie, cette "science" dont on a peut-être un peu trop vite dit --surtout nous autres, officiels-- qu'elle n'était que ramassis d'inepties et galimatias de laborantins avinés ? Enfin, peut-être s'agissait-il vraiment d'une connaissance venue d'ailleurs, des étoiles ? Ou bien, qui sait, tout cela à la fois ? Et s'il y avait un message, quel était-il, et à qui s'adressait-il ? C'était pour moi, je l'avoue, un grand mystère. Il y a vraiment de quoi y perdre son latin ! Je défie quiconque de m'expliquer ce que ce livre signifie. Ce qui est sûr, c'est que l'auteur connaît son affaire, et qu'il a quelque chose à nous dire de plus profond que le texte interprété au pied de la lettre, stricto sensus. Tout d'abord, il semble qu'il ait voulu reprendre à son compte la tradition humaniste du conte rabelaisien, qui, sous une anodine apparence de frivolité grossière, nous enseigne des vérités cachées -peut-être notre vérité ? --et nous convie à "rompre l'os et sugcer la sustantificque mouelle". Car les jeux de mots sonores abondent dans cette petite oeuvre au style divers et ondoyant, où l'on pourrait penser qu"'Atonbôphis" se soit lancé à lui-même le présomptueux défi de ne pas écrire deux pages analogues. Que l'on songe seulement à la naissance des nains du début, véritable parodie de la Génèse biblique et des interminables généalogies du Livre Saint --dont j'ai le plus grand respect par ailleurs ; ou à l'Ogre-des-Bois Bouffetous du quatrième chapitre intentionnellement intitulé "initiation", qui"... rôtait et barytonait du cul à tire-larigot" ! Mais après tout, le fumier n'est-il pas le meilleur engrais de la terre ? L'auteur emprunte également plus d'une idée à la Tradition indienne, qu'il s'agisse de karma, de réincarnation, de yoga, ou de philosophie tantrique dont le symbolisme se rattache à une conception alchimique de la sexualité, dont un certain usage, disent les textes, a le pouvoir de transmuter la conscience d'un être, grâce à un processus d'accumulation puis de sublimation énergétique le propulsant sur les plus hautes cimes de la spiritualité. Une sorte d'énergie potentielle, diraient les physiciens modernes, qui, en se déployant, "divinise" l'individu, ou du moins en fait un mutant, un "extra-terrestre"... Et alors, au bout de ce pélerinage intérieur --car tout se passe en dedans-- , serait à la clé l' "illumination" . Le personnage central et ambigu de Graphytis , lequel prend, tel le vif-argent, toutes les formes souhaitées selon les circonstances, semble représenter l'Agent Opérant qui sert d'intermédiaire dans l'Oeuvre, le Mercure Philosophique. Son ambiguité traduit la mobilité de cet élément, et le danger inhérent à une manipulation inappropriée : alors, à l'instar du dieu romain du même nom, il se met à mentir, voler, tricher au lieu de remplir honnêtement sa fonction originelle de messager entre le Ciel et la Terre. Une même analogie peut être menée avec le mental, le manas indou , qui ne sert pas toujours fidèlement les intérêts de son âme "supérieure" , et se comporte complaisamment visà-vis de ses instincts primitifs et de ses bas intérêts. Alors, on le compare à un singe instable sautant de branche en branche, qui se laisse mener au gré du vent du désir. Quand aux soi-disant "courtisanes" de l'Auberge, elles rappellent fortement les déités tantriques qui symbolisent autant d'énergies de qualités différentes dans lesquelles s'absorbe en méditant le chercheur de Vérité. Je ne suis pas orfèvre en la matière, mais lorsque "Atonbôphis" via Merlin parle de la posture célèbre de yoga, la fameuse "chandelle" --posture inversée qui consiste à se maintenir dressé en appui sur les coudes, les épaules et le cou, les mains plaquées au dos-- je sens de sa part une grande expérience pratique de la chose. Car moi-même, qui la pratique régulièrement depuis de nombreuses années, puis témoigner qu'elle est extrèmement bénéfique et réconfortante. C'est vraiment l'ennemi juré des médecins et des pharmaciens, car si tout le monde la pratiquait quotidiennement, ils ne tarderaient pas à mettre la clé sous la porte ! Mais qu'ils se rassurent : l'humanité compte encore suffisamment d'ignorants et d'assistés pour leur conserver un chiffre d'affaires plus que confortable ! N'importe : on devrait l'enseigner dans les écoles dès le plus jeune âge. On ne nous casserait plus les oreilles avec des problèmes de déficit de la Sécurité Sociale. De plus, elle guérit parfois de la sottise...et j'en connais plus d'un que cela pourrait aider. . . Et que dire de l'usage des plantes telles que le laurier, la sauge, et "l'herbe du Saint-Esprit" --l'angélique archangélique-- qui assurent à elles trois une bonne santé ? Il ajouterait à la liste l'iboga, qu'on friserait la perfection. Et du jeûne curatif éliminant les toxines du corps et de l'esprit ? Et là j'ai envie de citer Montaigne, parfait spécimen de l'homme équilibré auquel l'auteur emprunte bien des traits : " Quand je suis malade, je réponds à ceux qui me pressent de prendre médecine, qu'ils attendent au moins que je sois rendu à mes forces et à ma santé, pour avoir plus de moyen de soutenir l'effort et le hasard de leur breuvage. Je laisse faire Nature et présuppose qu'elle se soit pourvue de dents et de griffes pour se défendre des assauts qui lui viennent. . . " Et plus loin de conter une anecdote édifiante : " Ce Pompinus Atticus (...) étant malade, fit appeler Agrippa, son gendre, et deux ou trois autres de ses amis, et leur dit qu'ayant essayé qu'il ne gagnait rien à se vouloir guérir, et que tout ce qu'il faisait pour allonger sa vie, allongeait aussi et augmentait sa douleur, il était délibéré de mettre fin à l'un et à l'autre, les priant de trouver bonne sa délibération, et, au pis aller, de ne perdre point leur peine à l'en détourner. Or, ayant choisi de se tuer par abstinence, voilà sa maladie guérie par accident : ce remède qu'il avait employé pour se défaire le remet en santé. . . " Oui, vraiment, l'auteur sait de quoi il parle, et je suis sûr qu'il a expérimenté tout cela sur lui. Quant à son interprétation cosmologique de l'Univers exposée dans l'épisode des "Extra-Terrestres", elle nous apparaît, pour le moins, originale et inattendue. Et même si la notion de "poule aux oeufs d'or" fait sourire, surtout lorsqu'elle est mêlée à une formulation mathématique, on rit moins lorsqu'on s'aperçoit que la dite formule a un sens et qu'elle peut se développer en véritable théorie cohérente à l'aide du puissant arsenal des équations aux dérivées partielles et de la géométrie différentielle, que les spécialistes de la question connaissent bien et n'ont qu'à vérifier par conséquent. Reste à savoir ce que désigne la métaphore "poule aux oeufs d'or". Le postulat de la variabilité de la vitesse de la lumière c a luimême ses adeptes, et nous en connaissons de tout à fait sensés, même si l'établissement scientifique les relègue dans l'ombre ou leur cause mille tourments. En effet, il semblerait de nos jours que la Science n'ait plus besoin de la Sainte Inquisition pour faire son ménage: les scientifiques s'en chargent bien eux-mêmes, et les instances veillent. Que l'on songe aux sourdes luttes de pouvoir entretenues par les mieux nantis, dont l'autorité est proportionnelle à la longueur de leur barbe, lesquels sont plus épris de vanité imbécile et de gloire mondaine que de vérité, et on comprendra. Et à la lumière de ce que je viens de dire, vous devinez aisément pourquoi j'ai décidé de m'appeler "Enfoyrus", car ma barbe est encore un peu trop courte pour avoir le droit d'être écouté.. . Mais trève de polémique, revenons à notre propos. L'idée même que les modifications de la structure spatio-temporelle soient dépendantes d'un apport d'énergie de nature psychique est, après tout, la plus vieille idée du monde --nos ancêtres semblaient étrangement éclairés pour des "barbares", en particulier dans des textes vénérables tels que les Védas , les Upanishads ou le Spanda Karikas , qui affirment déjà que l'Espace est une création du mental et que "tout est vibration". Honnêtement je crois que, tout "savants" que nous sommes, nous ferions fichtrement bien de retourner à l'école de la sagesse et de la simplicité, et de considérer les choses avec l'innocence de l'enfant qui vient de naître et qui a conservé intacte sa capacité d'émerveillement. Cela nous ferait le plus grand bien. Oui, en vérité je crois qu'"Atonbôphis" est tout sauf un mystificateur ou un fou, même s'il se complaît parfois à nous le faire croire afin de mieux brouiller les pistes, mêlant le vrai au faux, sachant sans doute que c'est là le meilleur moyen pour cette "farce" d'alimenter longtemps et copieusement les sujets de conversation de salon, et finalement dispenser son enseignement secret, anonyme et caché , comme tous les initiés dignes de ce nom. Pour ma part, chaque fois que je relis ce livre, comme dirait Goethe, j'y découvre quelque chose de nouveau. Puisse le lecteur --et l'auteur-- me pardonner pour cette longue entrée en matière, et pour ses inévitables insuffisances, car bien des choses que nous laissons dans l'ombre pourraient être dites encore, ne serait-ce que sur l'art de la satire. Mais cela, je vous laisse le soin d'en juger par vous-mêmes. Le temps est maintenant venu de laisser parler la voix du Grand Scribe, et de tirer leçon de son insondable Sagesse... Et Paix à vous tous ! Le Docteur Enfoyrus, de la Faculté d'Ocland. AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR Arrière à vous, bigots de Science et doctrinaires constipés ; arrière à vous, extraits de petit Diafoyrus, rats de bibliothèque au teint bistre, à l'oeil vitreux et la mine desséchée. Vous, qui puez l'huile de lampe et l'inquiétude métaphysique d'un mental en doute perpétuel. Arrière à vous, limes sourdes ! Car ce livre et les autres, ne sont écrits que pour ceux qui sont définitivement débarrassés du tyrannique besoin de croire ou de ne pas croire ; pour ceux qui savent encore qu'ils sont vivants, et qu'il y a entre la Terre et le Ciel, plus de choses que n'en peut rêver toute la philosophie. Et peu me chaut si je déplais : vous n'avez qu'à jeter mon livre par la fenêtre. Maintenant écoutez tous, vietz d'azes, et que le grand maulubec vous trousque si vous n'entendez rien ! Le Scribe CHAPITRE PREMIER De l'existence des lutins Ormusse, sac à l'épaule reprisé sur grand bâton noueux, trottait clip-clop sur route serpentine ; la route du marché qu'à Saint-Michel se tient chaque septième jour. Grifolait : collines parfumées d'un soupçon de résine que baignent un soleil généreux et la brise câline. Grifolait : élixir du frère Fauchet qui porte mal son nom --ô liqueur non pareille ! C'est l'heure de l'office, à présent, et du chant grégorien : " Ah ! Crénom de nom Nom d'un petit bonhomme, Le bon vieux sacristain, C'est un sacré coquin. Amen. Foin dans le groin. À qui ferons-nous croire Que l'antique encensoir Est une balançoire, Que du bigot poltron On fauche le pognon : Ah ! Ah ! Bougres d'ânons ! (Bis) " Or Ormusse se délectait comme un grand nigaud qu'il est en ce jour du Seigneur. Pensez ! Siffler à tire-larigot du lapin frais à la barbe de Jésus juste devant la procession des fantômes en draps blancs, imaginez si vous le pouvez. Au fond, c'était un peu comme s'il s'en retournait dans ses pénates manger du gibier consacré avec la bénédiction du Tout Puissant par dessus le marché. " Diable! disait-il, la garrigue n'est fichtre plus ce qu'elle était ! Depuis kèst' imbécile de pompier qu'il a foutu le feu aux herbes, l'a pelé lou moitié du païs, y'a tout juste si à peine de quoi bouffer ! Imbécile de pompier ! Beaugears, maniaque, foulz de séjour, bourrachou, fallace, friandeau, saligaud ! Que mesme les claustriers te mettraient en crucifixion pour tout le conil que tu leur a rôti ! Imbécile de pompier ! " Ainsi se poursuivit cette charmante litanie jusqu'au coeur des bois sylvestres, dans la chaumine d'Ormusse le braconnier. Mais quelle surprise pour notre homme lorsque tailladant le ventre d'une bête il retira une fiole à la place des tripes et des boyaux. C'était une fiole, vrai, comme il n'en n'avait jamais vu ; une véritable fiole en terre cuite deux fois longue comme la main. " Allons-donc ! V'la que les lapins se foutent de moi maintenant. Ils boivent à ma santéy, tas de poivrots mignons ! Chez quel cochon d'évêque z'êtes tapés la cuite, tas de fessepintes ? " Adonque , ce coquin d'Ormusse de saisir un tire-bouche et de clouquer la glougloute bouteille, et de glouglouter comme tu glougloutes, et le sirop de couler dans sa gueule glouquante de glouton glouglouteur. "Merdre ! Kèskeçé ? Houps ! Un espèce de boîte ? Et dedans comme qui dirait du papier. Un sorte de papier des chiottes tout hasché fin menu, juré sur ma grand'gouge de femelle." Ainsi fust mis à jour le grand livre des nains lequel pipoit Ormussimus Fripouillimus iceluy cuidant connoistre ceste très saincte bible pour hypostase ultime du plus subtil papier cul qui oncques ne fust trouvé emmy toutes créatures que Nature créa. Ô précieux lecteur, si tu savais comme tu t'enrichirais si tu le voulais bien, quel trésor tu pourrais détenir, et quel bonheur serait le tien si tu daignais une fois prêter crédit à mes propos honnêtes. Car la foi est une douce chose pour celui qui croit ce qu'on lui dit. Quelle pureté en toi-même aussi. Car toute chose de l'esprit fondée sur la confiance n'est jamais sans valeur. Il te faut convenir qu'il est des faits inexpliquables que la raison obscurcit plus qu'elle ne les éclaire. On ne peut pourtant point les nier. Il m'est avis que l'on ne peut rien connaître que l'on ne sache déjà, ce n'est qu'une question d'acuité dans la perception des réalités sensibles ou spirituelles : d'où la vanité de la Science qui croit inventer ce qui a toujours été su. Quand à ce que tu ne sais pas, tu ne le connaîtras jamais, mais tu peux toujours essayer d'imaginer l'inimaginable comme on imagine tout et tu peux croire en ce que tu crois imaginer. Alors ta confiance en toi-même et ta foi dans les astres te donneront raison, et tu sauras de nouvelles choses, même s'il ne t'est pas permis de les connaître jamais. Ainsi font les plus grands sçavans de ton époque lesquels démontrent toutes les causes possibles d'un fait non assuré, encore que de gros malins se sont trouvés capables de laisser à leurs successeurs le soin de découvrir l'existence de choses qu'ils avaient déjà expliqué à tout hasard... Enfin, tu connais maintenant la raison pourquoi parmi ces gens que l'on dit raisonnables on rencontre parfois quelques fous qui savent tout mais ne connaissent rien. Aussi, en vertu des principes que je t'ai exposé, t'inspirant des méthodes de tes contemporains, tu peux croire que le Grand Livre des Nains existe et n'est pas n'importe quel livre, tiens-toi bien, puisque c'est moi qui te le dis. Si tu l'observes avec une puissante loupe, tu remarqueras d'abord que ce grand livre est petit, gris, rabougri,choisi moisi, quasi pourri, chéri, joli, béni, jauni, vieilli, bouilli, bouffi, et même qu'il est minuscule. Rien d'étonnant après ça qu'il traite des nains avec autant de propriété. Encore qu'il te faille te méfier, car ces nains, quoi qu'on en dise, ne laissèrent pas d'être de très grands personnages en leurs siècles mille fois révolus, d'après ce que j'ai pu comprendre, pour ce que des gringos pequeños peuvent avoir l'âme haut perchée cependant que de grands dadais l'ont aussi basse qu'ils sont niais. Il faut donc admettre qu'en des temps très anciens vécurent des gens de l'acabit des nains, korrigans, loups-garrous, lutins, farfadets, gnomes, sylphes, elfes, fées, sorcières, croquemitaines, diablotins à la langue fourchue, branlotains et quelques autres entités que toi bien entendu tu traites d'un égal mépris, les qualifiant de couillonnades billevesées et de carabistouilles emmitoufflées avec tout ton saloir de la mesure et du bon sens et de la juste raison ratiocinante avecdu pois au lard cum commento. Mais sacrée teste de mule, espèce de cochon, ne vois-tu pas que tu salopèges un langage que même des enfants comprennent ? Tu devrais rougir de ton oultrecuidance et de ceste tienne ignorance des choses les plus élémentales que tu te complais de fuir. Mais je saurai bien te convaincre, homme cultivé grossier ! Tu te crois malin, du haut de ton esprit supérieur, mais un bon conseil : méfie-toi de la chute. J'ai à ce propos souvenance d'une antique fable que me conta jadis certain mage levantin : Un vieux sage yogui --Du moins passant pour tel, Aux yeux d'un fol ravi déployait sa magie : " Regarde, je lévite, je suis un immortel ; Je peux voler plus haut que tout ce qui respire, Car même Garouda d'impuissance soupire Lorsqu'il me voit fendre les cieux Afin de mieux atteindre Dieu ; Assurément, je suis le grand roi de l'espace, Les Devas, les Siddhas, tous me cèdent la place. " Mais voilà qu'un coucou Que l'on n'attendait pas Lache un cri tout à coup, En bas, du fond des bois. " Hélà ho ! Kèsqueçé ? " : le barbu lache prise Et tombe fracassé aux pieds du fol surpris. " Quelques tours de balai, voici la terre nette, Dit le fou. Si c'est là ce qu'il laisse, Mieux vaut sage folie qu'une folle sagesse. " À moi, ce seul délire me semble plus honnête Que maint discours adroit. Ainsi donc le plus fou n'est pas celui qu'on croit. Mais c'est assez de cette salade. Retournons-donc à nos moutons et penchons-nous sur ce que raconte la relique des nains : " Au commencement était la merde... " débute le bréviaire, et depuis ce temps-là, en effet, nous n'avons pas cessé d'être emmerdés de tous côtés. " ... Car du premier trou de balle Jaillit la matière fécale, Derrière obscur de baryton Dont on ne sut jamais le nom ; Ci-jeta bas d'un coup de pets Tout corps gazeux qui sait grimper: " Les elfes bleus fuirent aux cieux, Les diablotins en d'autres lieux; Puis apparurent les lutins En témoignage du crottin... " Parmi lesquels nous citerons : Marsenousalf, Katemidur, Sermigroseille et Bouillelampion, Nouff, Pick, Gouch, Ruch, Talp, Halph, Bracht, Grel, Reuf, Pluck, Filbald, Halin, Gronfu, Tarbuch, Asterp, Algach, Rouch, Sylph, Beek, Trinch, Bichon, Griffée, Balnach, Coumil, Ruffick, Trach, Bren, Gren, Pen, Fen, Len, Ten, Dren, Bulk, Huhlk, Nulp, Neek, Getal, Crotal, Symphald, Tobald, Hobelph, Filun, Atun, Babem, Pilk, Hick, Kat, Tak, Artisch, Gouffly, Bouffly, Gaten, Asthen, Jumpy, Rolet, Trognon, Trolet, Gropet, Trulocht, Griot, Chiot, Goulet, Hafnor, Gachor, Igor et Poulidor. Ils sont bien tous là, les soixante et onze farfadets de la confrérie des nains joufflus. Leur grand chef fut Titou, voilà, un point c'est tout. Certes, toujours dans le mîdi nous rions d'autant à un chacun, nous gabelant volontiers avecque les autres, mais ailleurs on tire parfois une drôle de trogne, faut bien l'avouer. De toutes les régions de France, la Bretagne est de loin la plus sombre et la plus tourmentée. Seul, dans les landes, une nuit d'hiver ; la bise hurle sinistre en tombant sur ce désert nordique ; des paquets de brume opaque masquent les recoins les plus sournois ; des tombes millénaires, blanches et froides, longues et silencieuses, semblent se recueillir parmi la solitude immense, et dressent leurs menaces dans l'effroi vers ce ciel noir et dur ; houleuse et furibonde, tigresse et vengeresse, la mer, crachant son épileptique écume, déferle sur les bords et s'en va pulvériser d'innombrables épaves contre les récifs de la côte meurtrière. Dieu sait seul combien de navires anéantis. Et quelles morts affreuses ! La grève, parfois, tapissée de varech, reprend quelque cadavre tumescent et pourri. Alors accourent des brigands qui le dépouillent de son bien. En temps de pénurie, on a même aperçu --horreur !-- des ombres faméliques aux visages émaciés, cachés aux yeux du monde, se repaître de cette proie putride. C'est dans cette inhospitalière contrée que par une nuit sans lune, le druide Ockham , il y a trois mille hivers, vint invoquer ses dieux au coeur de l'une de ces épaisses forêts de chênes qu'il fréquentait de vingt-huit en vingt-huit. Voici le vénérable maître déployant ses talents d'orateur dans la clairière du grand dolmen, là-même où bien des lustres plus tôt les anciens racontent qu'un fils du ciel , ayant perdu sa route dans les étoiles, s'était posé avec son char de feu. Il prie, il prononce d'une voix basse et caverneuse ses secrètes incantations tandis qu'il égorge sur l'autel un mouton et le saigne à blanc. Autour de lui, le silence profond. Les arbres, à leurs pieds des glands parsemés ; leurs racines plantées robustes dans le sol ferme, comme mauvaises graines qu'en vain on tente d'extirper ; leurs écorces flétries, femmes chenues rongées par l'acide corrosif de l'envie ; leurs branches, noueuses et tordues à souhait, tels de forts bras musclés dont saillit le relief, que des griffes acérées guettant quelque victime innocente prolongent ; leurs persistants feuillages dardent leurs pointes rudes ; les arbres, dis-je, enveloppent Ockham. Soudain, un vacarme assourdissant fige ce médiateur. Il écoute interdit. Encore ce bruit terrible. Mais bien vite il a cessé d'entendre : le feu du ciel , déjà, était sur lui... Par une nuit sans lune, le druide Ockham s'en fut dans la forêt ; par une nuit sans lune, le druide Ockham disparut à jamais. Prends garde promeneur, prends garde si tu t'aventures en ces lieux de perdition ! Car c'est là que règnent les obscures forces du mal, le diable malfaisant qui t'enverra ses monstrueux émissaires et ses korrigans ensorceleurs en délégation. Prends garde à toi, je t'aurai prévenu. Si tu penses faire partie de ces rares élus qui peuvent impunément s'aventurer n'importe où, alors fais-le, c'est même un devoir pour toi car ton évolution en dépend. Mais alors ne confie à personne le ministère privé de ta conscience, n'en réfère qu'à toi. Sinon il t'adviendra ce qu'il advint au bouc de la fable du mage : Un chat ébouriffé à la noire chemise, Clochette au cou, pèlerinoit ; En bon dévot, accompagné D'un bouc immaculé à la barbe bien mise, Il alloit. C'étoient deux renonçants, deux siddhas, deux sadhous : L'un avoit tiré un trait sur sa vie de matou ; L'autre exhaloit Des senteurs méphitiques Qui l'inspiroient dans ses ardeurs mystiques. Bref, notre cabri s'installe En lotus méditant, Tandis que l'autre pénitent Trotte, fait cent tours, cavale De partout, Autour du sage assis, surtout ; Il miaule, il chante, il rit, tout à l'envi ; Il vous lui fait une sainte vie. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, Le pauvre bouc, déjà, est au bord du martyre : Mais par la barbe des prophètes ! Que vouliez-vous qu'il fît pour parvenir ascète? Car le petit saint noir agitoit la clochette Sans mauvaise intention, mais enfin, il faisoit Pour s'amuser Trop de zèle. Le cornu bêle En son pâtois : " Quoi ? C'en est trop, je m'en vais, je sens monter la fièvre ; Je faillis bien devenir chèvre ! Et si j'ai quelque conseil à donner --Sans vouloir me damnerÀ celui qui aspire à une vie plus sainte, C'est de partir vers l'Unique, le SeuI, Sans jamais perdre espoir, sans jamais une plainte ; Soit, qu'il y aille, mais tout seul. " Un tel argument a du poids, On vous le dit en bon françois. Lors, sur le Nord-Finistère trônait le korrigan Othon. Son corps feuillu n'était ni plus ni moins que la septième réincarnation du petit Poucet. Il avait une tête d'ours mal léché , les oreilles de l'âne de Burridan , les yeux d'un borgne extra-lucide, la barbe d'un bouc émissaire, des dents de poulets périgourdins, une langue de chien galeux, des pattes de canard boîteux , des mains de croquemitaine, des fesses de kangourou. Il mangeait son blé en herbe et son lard en carême, mettait la charrue avant les boeufs, jetait le manche après la cognée, déshabillait Saint Pierre pour habiller Saint Paul, faute de merle mangeait des grives. Il était arrogant, intrigant, brigand, fringant, élégant, intelligant ; il attirait les ouragans, glissait en toboggan, troussait les bonnes en catogan.Il s'affublait d'une chemise confectionnée avec la crasse d'un karaque invétéré, d'un chaud manteau en peau de loup-garrou , d'une cuirasse de tarasque et d'un chapeau en poil de tortue des îles Galopagace. Il personnifiait la plus vile des engeances, et si quelque mal vous avez, soyez sûr qu'il en est le principal instigateur. Toutes les fois qu'un méfait se commet, il vous faut sous peine de sévices, bien fort crier: "C'est pas moi, c'est le korrigan Othon ! " Othon dieu des ivrognes donc des français, Othon roi de la pogne de Pologne jusques en Catalogne, Othon par-ci, Othon par-là. D'autant lui en baillez, d'autant, goutte à goutte, file le vin par la gargalette du nain goulu. Car bonum vinum laetificat cor hominis, encore que de gustibus et coloribus non disputandum. Othon grand Pair lubrique, ce grand perd le fisc des vieilles biques aux plats ménisques, le loustique frise-trique prise-brique grippe-tripes tire-nippes et frippelippes, pique-nique dans les prés rustiques, souvent, toute sa clique de loqueteux ribauds suivant, et que ça parle et ça déparle comme bouscarle bousque Carle, et que ça pète et ça rouspète comme pètes de rat-côtelette en côtes de blettes, chacun planté sur sa poulette : " --Pousse ! --touille ! --lache --grouille ! --je passe --c'est oison non torchecul --hé là ! Tout doux mon bon monsieur ! --ça y est ? --non pas --les deux dos font la bête --et la bête à deux dos --à mouton saute --à saute-mouton -- bêês ! bêês ! -- bis ! bis ! bisque ! --hue dia ! -- holà ! --vingt-deux les gars, refrousquez-vous ! Faut filer ! --faux-filet à l'anglaise ! Rosbiff ! --quoi ? Qui c'est-y ? --le vieux pingre en mobylette ! --c'est la foire d'empoigne ! --charrie pas, Clochette. C'est le képi du cornard, je te dis ! Le grand singe bleu, le garde champêtre, quoi ! --le garde qui s'empètre, hi ! hi ! --mais foutez le camp ! restez pas en rang d'oignons ! --le marmouset a raison, chauve qui peut ! avant que l'autre nous joue de la sarbacane et la danse de Saint Guy ! " Et cinquante mille contes ejusdem farinae. Au demeurant le meilleur fils du monde. Mais que devient notre brave Ormusse ? Maintenant, sur Grifolait la douce aura du soir descendait pas à pas. Le soleil s'éclipsait ; la lune, par degrés, montrait son front si beau; le crépuscule frais répandait son arôme, et dans les bois riants cédait à la noirceur. La chouette hululait, le hérisson courait. Les marmottes dormaient et le loir paresseux ronflait de tout son mieux. Chaque nuit que Dieu fait la chose recommence. Et pourtant... non, pas tout à fait : car comme le phoenix qui renaît de ses cendres, la nature a besoin de retourner sans fin vers sa substance propre. Atome universel ou bien Âme première, ce sont eux qui règlent tout, jusqu'à l'irrégulier ; ils maintiennent les cycles, les saisons et les lois, selon trois vieux principes que m'a montré le scribe : Jadis un ours à la brune livrée, De quelque pesant mets ayant trop fait l'honneur, S'en fut quérir, balourd, au coeur de la forêt, Un confortable lieu pour guérir sa torpeur. Il s'appelait Tamas. La belette Radjas Sortant de son terrier, L'oeil vif, pattes griffues, en méchant carnassier S'apprêtait à saigner tout le monde, Tant le gibier abonde Dans ces bois : "Pas un rat, se dit-elle, qui ne soit aux abois, S'il me voit ". Mais elle rencontre soudain l'autre Au tournant d'un sentier; et notre bonne apôtre D'avoir trop présumé se trouva bien punie : Car l'ours ne la vit point et de Dame belette Il fit une galette. Attendez je finis : La génisse Sattva, à cent pas de lapin Contemplait le spectacle ; Elle mâchait son herbe en paisible bovin Que jamais rien ne trouble ; la venue d'un miracle Ne l'eût point fait partir. Où voulais-je en venir ? Si l'on en croit les sages du Levant Trois qualités gouvernent la nature : Sous la dent des premières ne tombez en pâture ; L'inertie, la passion, ne valent pas, souvent, Ce doux havre de paix que l'on nomme Equilibre Que l'on doit conquérir pour rendre une âme libre. Oui mais quid de mister Ormussimus ? Dans sa cabane, Ormusse le reclus amèrement songeait. Pourquoi diable faut-il qu'il soit si malheureux ? Qu'a-t-il fait de spécial pour mériter ce sort ? Il ne sait qui il est, ni qui sont ses parents. Jeune encor, il fut abandonné dans des contrées sauvages à la merci des loups et de tous les dangers --car en ces temps reculés les loups existaient en Provence. Vivre en société avec tous les autres hommes ? Comment l'aurait-il pu ? Lui, que d'invisibles mains avaient le premier écarté de leur commerce ? Alors, le pauvre hère subsistait plutôt qu'il ne vivait, se nourrissant à l'aventure de plantes, de baies et de racines, traquant au risque de se faire pincer par quelque argousin de service, de jour comme de nuit, les bêtes imprudentes. Bien des fois il avait rêvé de mourir. Pourquoi exister, en effet, si c'est pour errer dans l'inquiétude et la peur du lendemain, la solitude, la peine, l'agression redoutée des fous civilisés, et le manque d'amour ? L'amour ? Savait-il seulement ce que ça voulait dire ? Lui ne causait qu'aux fleurs, qu'aux animaux que sa chasse épargnait. Une fois, pourtant, il ne s'était pas senti le coeur d'occire une biche apeurée : " Pardon petite soeur, mais la faim me torture. Je dois, tu le sais bien, me nourrir comme toi. Pars vite, je t'en prie, et ne reviens jamais. " Alors il pleurait, oui, la brute pleurait. Ainsi vivait le pauvre Ormusse , dans son antre, tout seul, là-bas au fond des bois. L'épaisseur de la nuit favorisant les songes, notre ami s'endormit, pris du sommeil du juste. Humble, simple, il l'était dans la réalité, mais ses rêves avaient le faste et la splendeur d'un roi mis à l'exil ne pouvant oublier ce qu'avait été sa gloire passée, réminiscence cruelle d'une vie antérieure. C'est là la destinée commune à tous ceux qui abusent des pouvoirs que le Grand Architecte leur a une fois prêté, oubliant un triste jour --ô pauvres fous-- qu'ils n'en furent jamais que les dépositaires. Les indiens nomment karma cette propension qu'ont les évènements heureux ou malheureux de s'enchaîner, après plus ou moins longue échéance --car le sablier céleste s'écoule comme il veut, selon des rapports de cause à effet, d'action et de réaction. Et Ormusse dormait. Et Ormusse rêvait. Il se souvenait de la vie pleine d'illusions qu'il avait vécue du temps de l'Ordre templier, lui, le preux chevalier de la Belle Lurette ; celle où il avait été moine ; celle où il n'avait été autre que le grand thaumaturge Merlin l'Enchanteur rival de Modred et Morgane la fée, et de bien d'autres encore, innombrables et indicibles, qu'il fût roi ou bien brigand, tantôt ouvrier compagnon initié aux mystères des cathédrales, tantôt écrivain public louant ses services aux plus frustes individus de la populace que vous eussiez dit sortis tout droit de la Cour des Miracles, un Pierre Gringoire sauvé in extremis par quelque compatissante Esméralda. Oui, il se souvenait de tout cela. Ormusse avait dormi longtemps. Il contemplait le Rhône. La brute liquide besognait la terre à coups de reins et de boutoir, charriant après elle un cortège de bois mort arraché à la luxuriante végétation des berges ; de nombreux tourbillons entrainaient les épaves dans une valse infernale, et les eaux vomissaient le reliquat sous forme de moûture finement broyée par les puissantes mâchoires du monstre. Les tumultueux remous grondaient sourdement autour des digues ; ça craquait, ça gémissait, ça hurlait dans le bouillon. Parfois, au fil de l'onde glissait une barque déserte qui avait capitulé sous les assauts répétés de l'infatigable coursier. Ce fleuve généreux qui arrose Avignon passait tout justement près du Rocher des Doms ; et sous le nez du Pape, sans même s'arrêter, tout comme pour narguer Monsieur sa Sainteté. À propos, les bonnes gens de la cité n'avaient point vu la mitre , ce jour-là, car notre bon pontife ayant quelque peu abusé des figues de l'épiscopal verger s'était bouché le cul à force d'en manger. Triste destinée parfois que celle des grands de ce monde. C'estoit raison pourquoy fust nommé Papefigue. Et toujours faisoit ad libitum tronçon chière lie avecque prélats aux parures d'hermine, de terrines à Mardy gras sallez ; bouffoit volontiers grand planté d'andouilles et de tripes cuytes en long tournebroche à feu doux modérez. Sa cave estoit la plus aschalandée du païs, à sçavoir que puoient ses sermons le bon vind'héréticque, lequel avoit plein gousier. D'adventure crachoit dans bénitier avant toute grand' messe, messer si, d'un bon muid de merde pituite canonisée es cathares. Et enfans de cuer devoient mouscher se dans doigts trois fois l'offisse, car disoit que testes d'enfans , mieux les valoient bien faictes plutôt que bien plenes, sur les conseils d'un sien ami françois qui le lui avoit dict. Sa Ségneurie estoit si esconome qu'usoit volontiers mesme huyle trois fois, respectant en tout poinct divine trinité, un pour cuisine, deux pour lavemens vu son estrange estat de maladie, trois pour extresme onction. Mais laissons là nostre cochon d'avalleur d'osties es papales incommoditez --qu'il s'estrangle voire-- car m'est plus profictable conter trois histoyres de lutins que de m'abigotter à monothéiste religion omettant d'informer ignorantes gens que le dict mot hébreu Elohim qu'ancien testamens traduict par Dieu n'est poinct un vocable singulier dans la langue d'Abraham. Or donc Ormusse se souvenait du chevalier qu'il avait été, de ses actions d'éclat et de mâle bravoure, mais, par dessus tout, de la méditation qui l'avait transfiguré alors qu'il était à Damas. Messire Gauvain de la Belle Lurette se sentait tout drôle. Il émergeait d'un monde étrange, envoûté par l'attrait du mystère de l'inconnu. Et, sans qu'il eut la moindre idée de ce qui l'y poussait, il prit subitement en extrême abomination ses habits de guerrier, s'avouant à lui-même qu'il eût volontiers troqué son harnachement contre un vieux manteau de bure rapeux, crasseux, pisseux et miteux. Il réalisait son inanité d'homme belligérant, la gloire récoltée n'était que vanité, mais, en vérité, qu'avait-il laissé de bon à ses frères humains ? Rien. Strictement rien. Tuer, toujours tuer, assez ! c'en était trop. Il brisa sa lame sur le plus dur des rocs alentours et se dit en lui-même : " Non, tu n'ôteras plus la vie, c'est trop facile. C'est indigne de ce gardien de la religion d'amour et de tolérance que tu prétends être. Tu n'es qu'un imposteur, un tyrannique usurpateur qui toute sa vie s'est mêlé d'apporter une prétendue lumière à un peuple, qui, chaque matin, la voit se lever avant toi. L'alphabet dont tu te sers, les phéniciens l'ont inventé. Si tu sais calculer, remercies-en la Mecque. Tu crois en un seul Dieu, et bien quoi ? , tout comme eux ! Les derviches que tu as rencontré, en vérité, sont plus sages que bien des chrétiens de ton Pays. Alors, où est la trahison ? La rebellion , de qui émane-t-elle ? " Quelle belle prise de conscience c'était là, mais que de temps il avait fallu, et combien de sang inutilement versé avant de tout réaliser ! Ce fut assurément une très longue quête, une vraie queste de chevalier... CHAPITRE DEUXIÈME Le Chevalier de la Belle Lurette Les routes d'antan, à tout prendre, étaient beaucoup plus agréables à pratiquer qu'aujourd'hui. Certes, il fallait compter avec la fréquence d'ornières qui ne demandaient qu'à culbuter le premier carosse que vous aviez le malheur d'emprunter. C'était la rondeur des cailloux, les trainées de poussière, le continuel tapecul, la longueur des voyages, le sentiment d'isolement que seule la présence de brigands assassins atténuait quelque peu, mais quoi ? Nos ancêtres n'avaient pas à souffrir du monoxyde de carbone, de l'asphalte puante par une chaleur torride, de l'encombrement du trajet, de se servir du frein en guise d'accélérateur et vice-versa, de la prolifération intempestive des auto-stoppeurs, de l'indiscipline de conducteurs tarés, du tassement prématuré de la colonne vertébrale et du ramollissement des viscères, du bon usage de ses clignotants, des coups de pieds au cul qui se perdent, des avertisseurs sonores, de la monotonie des routes nationales, d'un empressement immodéré, des carambolages et des queues de poisson. Ah ! Si le chevalier Gauvain de la Belle Lurette s'en fut un instant douté... Mais, lui, filait tranquille; son cheval alezan toujours battait de l'amble, toujours était serein, toujours était paisible : touc-touc tougoudouc , touc-touc tougoudouc. . . Enorme, son épée, à son côté pendait, et le garantissait une cotte de mailles. De fins dessins doraient de son roi le blason, deux ou trois fleurs de lys ornaient son écusson. Et tout, dans son maintient, affichait la fierté. Et tout au plus trente ans lui vous eussiez donné. Campé superbement sur sa monture agile, il chantait de grand coeur ces couplets pour lui seul : " Il était un grand chevalier Qu'avait sieur Molay envoyé, Afin que l'Ordre put régner De Provins jusques en Allier ; Voilà pourquoi il fut mandé Contre les maures commander Sur la grand route de Bézier (Bis) "Alors qu'il passe le Haut-Rhin Et que lui prend un tour de reins, Il expédie des malandrins Qui en voulaient tous à son grain : Mes marauds, partez en courant, Car au plus vite je me rends Sur la grand route de Bézier (Bis) " Tandis qu'il traverse Lyon, Il croise d'anciens compagnons : " Quelle est donc, l'ami, la mission Qui te vaut cet air de lion ? " Il leur explique en peu de mots, Qu'il va du Sud guérir les maux, Sur la grand route de Béziers (Bis) " Et lorsqu'il atteignit Valence, Il s'éprit de la belle Armance. Mais là n'est pas devoir de France, Pour lui qui doit vaincre l'engeance : " Non, je vais quitter le Palais, Car, ma mie, il m'en faut aller Sur la grand route de Bézier (Bis). " " Et l'homme preux poursuit chevauchant, la destinée qui ci -devant l'attend. C'est ainsi qu'au détour d'un sentier, les bonnes fées Arimagoth et Gotrima le voient soudain rappliquer. Le nain Igor les accompagne. Car sachez-le, tous les nains servent les fées. GOTRIMA : " --Oh ! Le beau garçon que voilà ! Que j'aimerais, si je n'étais une fée, devenir sa galante Dulcinée l'espace d'une nuit. Mais à nous autres, les fées, les plaisirs de la chair ne nous sont point permis. Nous sommes condamnées du matin jusqu'au soir à vivre de nos songes, et à boire le ciel pur des meilleurs jours d'été. ARIMAGOTH : --Voyons, Gotrima ! Tu devrais avoir honte de tes pensées impies. Je sais bien qu'il est dur pour toi de t'adapter aux conditions de chez nous, puisque tu es nouvelle ; tu as passé un long séjour sur terre, et c'est pourquoi il t'est pénible de t'affranchir de ton ancienne peau de femme passionnée. GOTRIMA : --Hélas ! Il va falloir me résoudre à l'aérophagie, et en guise d'amant me contenter de courants d'air. Pourtant, qu'il chante bien ! ARIMAGOTH : --Mais le corps n'est rien, Gotrima , le corps n'est rien. Pourquoi le regrettes-tu ? Il n'est qu'un obstacle risible à l'évolution de l'âme. Que de crimes ne commet-on pas en son nom ! Il représente tout le mal des êtres humains : le vice, la maladie, la guerre, et tout le reste. GOTRIMA : --Arimagoth, je crois que tu exagères un peu. Il est des hommes purs et vertueux et capables d'aimer. ARIMAGOTH : --Oui, tout à la mesure de l'homme, bien qu'il s'en est trouvé un assez fou pour affirmer que l'homme était la mesure de toutes choses. Purs, en effet, ils le sont : de purs mélanges. Ce qu'ils nomment I'honneur n'est rien que vanité, par vertu ils entendent l'abstinence du mal, pour cacher l'égoïsme ils inventent l'altruisme. Ils ne valent guère plus que des bêtes bavardes et homo homini lupus, je ne te dis que ça. Quand à l'amour, sacrilège ! C'est un mot qu'ils ont dérobé dans le registre des dieux. Ils le prononcent à tout bout de champ sans jamais le comprendre, comme des petits nouveaux-nés qui répètent tout ce qu'ils entendent ; tels que le téléphone arabe, ils déforment la notion de descendance en descendance. Leur amour à eux n'évoque souvent que souffrance et torture morale. Les femmes enfantent dans la douleur, les plus aimants se tuent de désespoir, on va jusqu'à haïr ceux qui ne rendent pas toute l'ardeur qu'on leur porte ; et certains le mendient, et d'autres vont le vendre. GOTRIMA : --Mais qu'est-ce que l'amour si ce n'est chose humaine ? ARIMAGOTH : --Un parfait don de soi, s'offrir à son prochain ; tu es moi, je suis toi. GOTRIMA : --Quelques hommes, parfois, arrivent jusque là. ARIMAGOTH : --En pensée seulement, mais pas dans les actions. Encore, que dans ces sortes de pensées, chacun est amoureux dans sa spécialité. Et s'il existe un cas d'espèce, ce n'est pas lui qui fait la règle. GOTRIMA : --Je suis sûre que celui-là diffère quelque peu de ses frères de race. ARIMAGOTH : --Alors il est d'une autre race. Voyons ! Ouvre les yeux. C'est un chevalier, par conséquent le premier boucher du roi. Car qui tient du soldat, il reste un assassin protégé par l'Etat, le seul qu'on reconnaisse en vertu de la loi. GOTRIMA : --Mais enfin ? Il faut bien se défendre ? ARIMAGOTH : --Qui craint d'être pillié il n'est pas assez riche, et qui est assez pauvre ne sera pas pillié. GOTRIMA : --Je t'en prie, Arima , s'il te plait , pas d'énigmes ! ARIMAGOTH : --Ah oui , se défendre, il est vrai. Not at all ! On attaque souvent en guise de défense, tant et si bien d'ailleurs, qu'à la fin, on offense. Car pour la félicité de cette brave humanité, on ne peut plus compter le nombre de canons qui oeuvrent pour la paix. GOTRIMA : --Mais enfin quoi ? Arima , quoi ? IGOR : --Arrima quoi ? ça rime à rien. ARIMAGOTH : --Merci Igor, c'est bien. " Et tandis que devisent hardiment les célestes maîtresses, et que le nain Igor recueille leurs propos, les gravant, immortels, sur les cimes olympiennes, en bas, le cavalier poudreux, fatigué de sa quête, avise un olivier d'un âge trois fois mûr. Et cet arbre de paix lui tend le flambeau du salut, car son ombre protectrice il la prodigue sans compter, Comme Amalthée, jadis, Toute en chèvre et en os , Pour le fils de Chronos Par sa corne le fit. C'est pourquoi, sans tarder, le samouraï chrétien s'allonge où l'on sait, et se jette illico dans les bras de Morphée. Silence, pas un bruit dans la forêt, calme, sérénité, plénitude ; tout semble comme enveloppé d'une conscience crépusculaire : La clairière pâle aux sombres bois touffus S'anime sous leurs pas Glissés parmi les buis ; dans la clarté diffuse Affublés d'apparâts , Apparaissent les sylphes et les elfes bleutés: Ils tournent et virevoltent, Ils filent et se faufilent avides de gaîté, Ignorant les révoltes Et les heurs des humains ; Ils zigzaguent au ras du sol Trois grands tours, et demain, Seront morts sur la Lande où les sorcières folles Auront brisé leurs luths Et quasi, en la brume Auront brûlé leurs plumes ; Submergés par les flots, accompagnant leur chute, Une poudre verdâtre S'abîmera dans l'âtre Des enfers. Dès lors, arrivent Mélusine et Merlin l'enchanteur. Elle, elle est le Yin, lui, il est le Yang. Elle la terre et l'eau, la matière ; lui l'air, le feu, l'énergie spirituelle. Il donne, elle reçoit ; il cherche, elle trouve ; il écoute, il regarde, elle entend, elle voit. Il est un infini, elle le transfini. Il marche, elle suit; il force, elle assouplit, il s'accroche, elle se glisse ; il tend, elle incline. Il est lumière, elle est miroir. Surtout les yeux. Merlin a une figure, Mélusine un visage. MEL USINE : " --En vérité, Merlin, je vous le dis : les hommes ne valent pas la peine que l'on s'occupe d'eux. Ils n'ont pour nous qu'ingratitude et indifférence. Ma foi, je ne comprends pas pourquoi vous vous obstinez à leur venir en aide. MERLIN : --C'est que, ma douce amie, je me tourne toujours du bon côté des choses . Voyons ! Ce langage amer que vous tenez ne vous ressemble guère. Mais je devine à qui vous l'empruntez. Encore cette empoisonneuse d'Arimagoth ! Je vous avais pourtant bien conseillé de ne pas fréquenter cette vieille bique ! MELUSINE : --Sa sagesse. . . MERLIN : --Sa sagesse ? Tut-tut-tut ! Je n'ai jamais entendu de paroles aussi stupides ! Défunte, elle est ce qu'elle fut vivante : une nonne frustrée qui croyait croire en Dieu. C'est la jalousie qui parle sous le masque d'une fausse chasteté. La sagesse est une question d'expérience ou d'inspiration reçue par état de grâce. Alors, elle qui s'est complètement bouché entendement et sensibilité au moyen de toute une vie de mortifications ; elle qui n'a jamais observé de près le moindre pet de lapin... MELUSINE : --Passons pour la vieille bique. Mais le chevalier qui dort, là-bas ? Croyez-vous qu'il est saint ? MERLIN : --Il peut bien le devenir si je me charge de le visiter. MEL USINE : --Allons-donc, Merlin, vous fantasmez ! MERLIN : --Oui, je puis le convertir, Mélusine, je le puis s'il me plaît. Du reste, sachez-Ie, ce jeune homme, ce fut moi quelques vies en arrière. MELUSINE : --Oh, oh ! Vous plaisantez, c'est impossible ! MERLIN : --Nous verrons, nous verrons. Car enfin quoi ? comment serais-je devenu moi-même si lui n'avait changé ? MELUSINE : --Ne faites pas la bête, Merlin, vous savez fort bien qu'au Pays des dieux où nous sommes le temps n'existe pas : pas de chronologie, ni passé, ni futur ; c'est l'éternel présent, alpha égale oméga. Vous m'avez que trop enseigné que le temps n'était qu'une illusion du cerveau humain, une projection psychologique liée à des habitudes. Dans le monde des ancêtres qui est aux antipodes de celui des hommes incarnés, le temps s'écoule à l'envers, comme si l'on y vivait la tête en bas : encore une illusion de leur anti-cerveau. C'est pourquoi certains mortels plus sensibles que les autres ont la prescience du futur à partir de l'ancestrale mémoire de la nature. Alors, de grâce, je vous prie, ne cherchez pas à m'embobiner, cher maître. MERLIN : --Hé, hé ! Voilà qui est extraordinaire. Mes leçons, à ce que je vois, vous furent des plus profitables. Quoiqu'il en soit, je me fais fort de transmettre à ce Perceval en herbe l'essentiel de la vérité humaine en l'espace d'un songe : s'il ne réagit pas à son réveil, alors je m'avouerai vaincu. Maintenant, écoutez bien mon histoire magique, que je vais vous conter en langage d'enfant. Car j'étais jeune, très jeune... Il y avait un parc. Il y a très longtemps... C'était au vingtième siècle... Bien longtemps... CHAPITRE TROISIÈME Le Songe de Merlin "Visitant le parc pour la première fois, je fus saisi de surprise. Quelle variété ! C'était, deça delà, sons et couleurs, de subtils parfums qui chatouillaient mes narines : des pins parasols déployés en terrasses, des touffes de fleurs de toutes parts présentes, de divins gazouillis que les oiseaux lançaient de cent endroits divers à travers la ramure. C'était un soir d'été, au crépuscule : douceur du climat, ni trop sec, ni trop frais, à l'heure où les animaux vont se désaltérer dans l'onde pure du ruisseau. Ainsi, disais-je, tout me semblait charmant, j'appréciais tout ces produits de la nature, simples et innocents, jusqu'aux cailloux des chemins sinueux que j'agaçais de mes pas résolus ; une brise légère agitait ma chemise, des écureuils soyeux venaient me saluer de leurs queues empanachées. Enfin, la cigale zébrée apprêtait son archet, lorsque... Mais, qu'est-ce donc ? Chut ! C'était elle... C'était la Roche-auxFées : on appelait ainsi une très vieille fontaine qui jaillissait des profondeurs de la terre, par un roc tout de mousse revêtu. C'était merveille que d'entendre cette doyenne murmurer: des gerbes d'eau argentines en constituaient le manteau ; des gouttes de sueur nacrée perlaient sur son front sacré ; des pierres de couleur composaient son diadème de reine. Elle... Silence ! Ecoutez ! Elle va parler. . . " Messire promeneur, soyez le bienvenu ! Votre visite me cause un grand plaisir car la plupart des hommes ont oublié mon existence : ils sont toujours à naviguer par monts et par vaux, préoccupés par cent mille maux, déchirés par leurs intérêts et leurs passions, pris tout entiers dans de perpétuelles guerres et disputes ; ils n'ont pas le temps d'écouter mes vains radotages... Mais vous, jeune homme, vous qui êtes venu, je vais vous livrer un secret : pénétrez-donc dans la caverne que vous apercevez à l'orée de ce bois, vous y découvrirez des choses fabuleuses. Si vous ne voyez rien, continuez encore, et daignez mirer s'il vous plaît sous l'épaisseur du feuillage. Alors, n'ayez crainte : vos efforts seront récompensés, car vous entendrez la voix de la nature... Suivez.. .suivez donc... " Sitôt dit, sitôt fait; me voici dans la fameuse grotte : son épaisse pénombre glaciale m'inquiéta tout d'abord ; puis, me souvenant des conseils de la reine des sources, je m'engageai dans ce dédale mystérieux. Oh, miracle de la création ! Quel enchantement ! Des stalactites, des aiguilles d'argent en épées de Damoclès pendaient de la voûte énorme, et s'affinaient imperceptiblement jusqu'à leurs extrémités ; on entendait, une à une, les gouttes tomber et tinter sur le sol ; toujours elles tenaient dialogue sans se lasser jamais. Flip ! flap ! flop ! Flip ! flap ! flop ! Ecoutez l'eau chanter ! Etait-ce l'écho des anges par les cieux envoyé ? Celui d'une Sirène oubliée par Ulysse ? Ce concert aquatique ravissait les oreilles : mélodie, harmonie, contrepoint, accords parfaits mouillés ; la musique suintait par tous les pores de cet antre de rêve. . . C'est alors que, m'abandonnant d'ivresse à ces couplets d'Orphée, je vis... je vis... Devinez quoi ? Devinez qui ? Le nain Ornuphle , pardi ! Un lutin aux esgourdes velues, yeux pétillants de malice, barbe jaunie à la mode du temps, bonnet rouge, pantalon vert, pieds pointus ; ses mains comptaient sept doigts. Gai et enjoué, cet être facétieux préparait toujours une nouvelle farce. Mais, jamais il n'aurait tué une mouche, ce petit mage étrange. "Bonjour jeune homme ! me dit-il d'une voix fluette. Par mon couvre-chef que voici, trois fois soyez le bienvenu. Si vous aimez le rire, avec moi il faut aller : riez, chantez, dansez, la vie est belle mon ami." Ce disant, il se baisse très bas, et , par trois fois recommence sa plaisante révérence. " Holà ! Holà ! Holà ! Il vous faut avec Maître Farfadet Ce menuet danser: Léger, léger, tournez et virevoltez ; Suivez le guide, par ici , Et souriez, ne vous déplaise ! À droite, la galerie du pays des rêves ; À gauche le royaume d'Analph Le grand seigneur féru de sciences. En l'un, pour pénétrer, il suffit d'avaler icelle poudre de Perlimpinpin ; En l'autre, il vous faut passer par la porte gardée, Laquelle se nomme : Porte du singe bleu. " Je commençai par absorber la fameuse poudre de Perlimpinpin : myriade d'étincelantes étoiles, nuage pâle, songe discret. Alors le sommeil me gagna : je vis se déformer le visage d'Ornuphle comme un masque de carnaval. Puis il disparut... Nuage vert... Tout remue, tout s'agite, mon esprit s'échappe et dans les airs tourbillonne ; mon corps est emporté par les amples vagues d'une mer pacifique ; mes membres s'engourdissent, ils s'en vont... Je pars pour un voyage au pays de l'Azur... Je méditais ainsi depuis assez longtemps. Soudain j'aperçus une chose indéfinissable : cela ondulait avec grâce et nonchalance ; cela se mouvait avec lenteur et majesté ; cela, incolore, inodore, subtil, insaisissable. Je compris enfin que c'était un voile, mais un voile magique, symbole de charme et de beauté, de séduction et volupté... " Rêve, mon ami, disait ce transparent manteau, laisse-toi aller, tout est bien, tout est beau ; le bonheur te visite, laisse-toi aller... " Ciel, que sa voix était claire et flûtée ! Douce comme le son velouté de la clarinette chantante : ses notes de nacre me plongeaient dans l'extase... J'obéis volontiers au guide agréable. Trottant clopin-clopant, en suivant le fil de mes cogitations, me voici pénétrant dans un bois touffu. J'erre au hasard, et parviens bientôt dans une petite clairière. Oh ! Regardez ! Ici, là, à droite, à gauche, devant, derrière... Sont-ce des feux follets ? Le phosphore se jouerait-il de moi ? Jaune, vert, flamme, crépitements de feu, chaleur évanescente, rousseur, couleur ; diffuse la lumière, opaque la fumée ; intrigué, d'un pas je m'avance, ...et... hoplà ! Une multitude de petits êtres subtils m'entoure et m'enveloppe : ce sont --à ce qu'ils disent-- les elfes bleus, rois de ces lieux. Un nouveau pas et, pffuit ! Ces atomes farouches ont pris la clé des champs... Un pas. Deux pas. De nouveau les voici me saupoudrant de fleurs fraîchement détachées sur les bords des chemins. Hého ! Hého ! Hého ! Mais c'est qu'ils m'accrochent les cheveux ! D'un minuscule dard, ils viennent me piquer pour qu'avec eux je danse. Gais histrions, beaux myrmidons , si amusants que vous soyez, les elfes bleus mille fois vous surpassent. De-ci de-là on les voit s'animer ; ils sont partout et nulle part; ils sèment la vie à tout vent, et un souffle divin demeure là où ils sont apparus. Puis, ce sont les elfes jaunes leurs frères qui se hâtent à leur poursuite : musiciens ambulants, joueurs de luth et parfois de cithare ; des fifres et des tambourins, des galoubets ; bref, la galerie au complet des joyeux amuseurs. Ils passent et ils repassent, fredonnent de gais chants pastoraux, renouvellent à profusion leur intarissable inspiration. Ainsi est la beauté, la plus sûre alliée de la simplicité. Elle vient sans tarder à celui qui l'écoute, le pénètre et le ravit, car les Muses complices murmurent à ses oreilles ces mots voluptueux : " Ecoute, ami, la nature t'appelle, elle te chante sa splendeur et sa magnificence ; dans ses imperfections même il te la faut admirer ; écoute, écoutedonc... " Mais voilà brusquement qu'un grand monstre s'approche : une bête effroyable dont le cri est perçant. Il vous fait à cent mille lieux détaler la gent des elfes bleus ; la terre tremble sous ses pas, et le bois craque sous son poids. Terreur des animaux et des êtres vivants. En tous sens, les lièvres courent, les ours fuient aux antipodes, les renards battent en retraite au plus court; ils filent, filent, filent comme le vent, ne songent pas à finasser. Pan ! Un rocher qui éclate : c'est la tarasque qui éternue; ses épaisses écailles et sa gueule fumante accomodée du sang de son dernier dessert, son dos recouvert d'épines en éventail dressées, et ses pattes griffues, font que pas un être alentour qui ne redoute ce rejeton du diable. Grâce ! Pitié, elle s'approche!... Mon coeur bat à l'idée qu'elle va me broyer. Que la mort est terrible lorsqu'on la voit en face : il n'est pire tourment que de se voir perdu. Mais le sort m'épargna car je ne vis plus la bête, ni le reste d'ailleurs. Je me suis éveillé au bord d'un lac, un calme, une paix, un silence de mort. Pourtant, prends garde à l'eau qui dort ! Rien ! Toujours rien. Suis-je donc le seul homme en ce monde ? Le vide me répond --ou plutôt mon écho, je contemple ma face dans l'immense miroir : il n'en faut point douter, je suis là, je me vois tout entier; impossible de nier... à moins que ce ne soit Narcisse, lequel m'ait dépouillé de mon identité ? Ainsi donc, méditant sur l'Être et le Non-Être, tout entier absorbé par ces questions de fond, comment aurais-je pu deviner que Dans l'ombre, assise sans mot dire, Les cheveux en épis, avec des pieds de biche, Une robe de pourpre rehaussée par l'ébène, Des yeux d'agate par les rois disputés, Discrètement assise, La Fée-des-Sept-Désirs me regardait penser ? Sa baguette, un fleuret ; et sa voix une lyre : c'est la grâce divine qui m'envoie Polymnie. " Petit, m'a-t-elle dit, je suis la magicienne qui demeure céans. Lac, forêts, grotte voûtée, rochers pointus, sentiers battus ; tout m'appartient, tout m'obéit. " Je suis ravi d'écouter son discours; son chant semble celui de la harpe gracieuse. Rayon de chaleur, magie des couleurs. Mon être tout entier se remplit d' alégresse. " Je suis, n'en doute pas; la Maîtresse vénérée, descendante de Circé. Sache-donc, jouvenceau, que je puis bien à ma guise, faire parler la pluie, la foudre et le tonnerre, détourner les torrents, anéantir la Terre. Mais, le plus noble dessein n'est pas tant de détruire que de donner naissance : c'est pourquoi je m'applique --si du moins il est pur-à exaucer de tout mortel les voeux. Tu me sembles sage : formule-donc sept souhaits différents, qui désir aujourd'hui, réalité demain. " Incontinent je m'exécute, ne voulant point vexer cette perle des dieux. Je lui dis tout d'abord que je voudrais être riche et puissant, comme le sont les princes ; en second, de pouvoir en toutes circonstances me mouvoir avec célérité, à l'instar des anges du Paradis céleste ; qu'il me serait fort doux de savoir toutes choses, me trouver des amis, n'avoir point de soucis, être fort estimé de tout mon entourage; enfin, de détenir le secret convoité de l'Immortalité. " Comment ? Te jouerais-tu de moi ? Sais-tu bien qui je suis ? Tu oses, freluquet, me demander la Lune ? Insolent ! Prétentieux ! Te prendrais-tu pour le maître Crésus ? Tiens ! Voilà pour toi, moustique ! " Et sitôt de me transformer en un petit moustique. "Apprends-donc nourrisson, que le premier désir qu'un homme doit former, est justement celui de ne plus en avoir ; modestie, discrétion et vertu, rien de plus. Va , va par le monde et reviens-moi plus sage. Passe les sept vallées, écoute, observe, découvre tes semblables ; alors, peut-être consentirai-je à te débarrasser de ce carcan d'insecte. " Ainsi le dit la fable : Que l'on ne doit à aucun prix Réclamer à autrui Ce que l'on ne peut à soi-même donner. Beaucoup ont tout perdu D'avoir trop convoité : J'en sais un certain nombre à qui cela s'applique. Il me faut maintenant vous parler de la société des petites bêtes que je découvris lors de mes premières pérégrinations volantes. Premièrement, dans la fraîcheur du crépuscule, tandis que je zigzaguais, par-ci par-là, en toute liberté --sans toutefois manquer de pester contre la Fée qui m'avait affublé de la sorte, tandis que je humais le doux air du Zéphyr je vis se profiler un vert arbre feuillu. L'ayant estimé propre à me servir d'abri, délicatement, je me posai sur l'une de ses branches. C'est alors que m'apparurent ces animaux étranges. Une nuée d'insectes noirs s'affairait autour d'un cadavre d'oiseau. Qui, dérobait la tête, qui, les ailes, qui, la carcasse. On entendait grincer les mandibules: scrontch ! scrontch ! scrontch ! Les pinces coupaillaient à qui mieux mieux et rendaient un dur son métallique : tac ! tac ! tac ! tac ! tac ! tac ! Ce sont les petits ogres, permanents affamés qui ne laissent rien perdre de leur proie infortunée. Mangez ! Rongez ! Raclez jusqu'au dernier les os de ce bipède. Quelle voracité ! Les petites bêtes se ruent, s'agitent, se battent pour obtenir un modeste quartier de ce tout imposant. A-t-on jamais vu un si pompeux festin ? "--Laissez-moi passer ! dit la première. --Eh quoi ! dit la seconde, et de quel droit, je te prie ? --Du droit d'aînesse et puis d'ancienneté. On respecte les vieux. --Que me chantes-tu là ? Que sont ces radotages ? La part revient de droit à celui qui la prend ! " On entend les scies couper le bois, on perçoit les frottis du rabot ; et deux coups de ciseau et trois coups de marteau. Et tous de danser sur le sempiternel refrain : " Mangeons ! Mangeons Mangeons ! Que vivre c'est manger ! Exister, c'est subsister. Je me garnis la panse et donc je suis." Le lendemain de bonne heure, je partis pour d'autres horizons. En chemin je rencontre un bourdon. " --Peuh ! dit celui-ci, un moustique : le plus frêle esquif de notre gent ailée ; la honte de la lignée. Oses-tu bien te présenter à moi, chétif anthropophage ? Et , me toisant : tu ne fais pas un pouce, je ne vois pas tes ailes. --Prenez garde, seigneur, je puis bien cependant à la course vous prendre. --Qu'entends-je ? Un défi ? Cache-toi donc petit drôle : tu ne peux m'échapper ! Mais je serai bon prince, je t'accorde la grâce de me courir après. " Et, ce disant, le fier-à-bras s'apprête, s'amusant par avance de ma déconfiture. Pan ! Le départ est donné par un cri de bécasse, et nous voilà tous deux voltigeant dans les nues. Mon compagnon pourfend les airs de toute sa puissance, mille fois se retourne et ricane de m'avoir distancé. Mais dans sa distraction il ne voit pas un arbre, et, de plein fouet va s'y cogner la tête. C'est depuis ce temps-là que le bourdon résonne. Hélas, mieux eût valu pour lui qu'il raisonnât. À peine remis de cette entrevue mouvementée que déjà une voix me surprend : "Bonjour, petit moustique. Je suis le papillon. J'ai mille charmes pour complaire, ailes bleutées, pollen sucré, et le don de voler avec force élégance. Tous les êtres me jalousent et voudraient me ressembler. Les douces fleurs fraîchement écloses du matin font mon plat favori. Le soleil est témoin de mes vagabondages ; l'astre du jour me seconde en complice, de son mieux tâche de m'éclairer, afin que je brille avec éclat." Mais ce Phoebus en réduction ignorait l'âge exact de la lumière : c'est pourquoi il fit un bond, et puis mourut. Beauté est éphémère, et la mort s'en saisit avant longue échéance : Sitôt présent, Sitôt venu, À pas menus File le Temps. Soudain il n'y a plus d'insecte. Sur le champ je revêts des écailles, une queue, des nageoires, une bouche en ovale, et me voici poisson. Je navigue dans une mer abondante et nourricière, où de nobles saumons itinérants viennent me saluer de leur robe mouchetée avant que d'entamer leur long retour aux sources ; le barracuda, à son tour, mais d'un ton moins amène. Et je me glisse dans les algues, m'épargnant du même coup la conclusion fatale. Enfin, me voilà seul. Seuls les coraux s'animent, leurs superbes couleurs décrivent l'arc-en-ciel : le rouge de la Force et l'orange de Vie, le jaune de la Flamme et le vert de Jouvence ; et le bleu de l'Ether, et l'indigo des Rois ; puis le violet des Sages méditant sur les Lois. Des alliances se forment et ce monde s'accorde. Le sable ? De la poudre d'argent qui reflète les cent recoins cachés de ces dessous flottants. Mystère, appel de l'infini, écho du firmament qui projette ici-bas la musique des anges ; on entend chanter les chérubins. Clarté. Le liquide amniotique se purifie encore. Silence. Le vide. J'écoute à présent murmurer le néant : il souffle avec lenteur, il pèse chaque mot. Les mots? De pures formes. Réel quintessencié en un idéal de cristal. C'est l'immobilité, le repos absolu, le château retiré de l'Être de Pensée. Vertige, cassure, discontinuité du Soi et du Non-Soi. Devenir ou souvenir ? Impossibilité de l'ordre : aux confins du rationnel l'irrationnel réside. En l'un, distinction et division; en l'autre, fusion de l'intuition suprême. Le néant m'a parlé, sa parole est de glace. De glace vient liquide, et de liquide en gaz. Evaporation. Mirage, images confuses, le monde évanescent se dérobe à mes yeux. Je m'endors, semble-t-il , en un profond sommeil. Je descends, pas à pas, les escaliers du rêve. De première salade je me sens barboter dans un chaos sans fin. Un squelette de ses os cliquetis interprête sa danse macabre, me tendant avec rictus la clef des songes. Icelui, dans le vestibule m'introduit où croassent des crapauds lesquels crachent bulles de savon ; chauvessouris accrochant mes cheveux, serpents venimeux aux vingt têtes levées ; des atomes crochus me tirent par la manche ; des fées carabosses me jettent mille sorts et du sang de tortue dégouline par les oreilles des truies. Ma tête tourne. Je suis en haut, je suis en bas. J'aperçois Satan le boulanger et le mitron Lucifer. La fourche à la main, il enfourne de gros chiens. Ses griffes lacèrent les parois, en lambeaux les déchirent. Du trou béant jaillit le vin des côteaux aux vapeurs enivrantes. Ivre, je chancelle d'un pas incertain... Soudain, une forte lumière m'aveugle et m'hypnotise : éclat, brillant, intensité. Peut-être s'agit-il d'un filon d'or qui à nos yeux resplendit ? Le trésor du roi Hérode ou de tous les Pharaons ? Ou la mirifique caverne du grand Ali-Baba ? Cette immense richesse me fascine et m'impressionne. Tous les joyaux de la Terre et du Ciel semblent ici réunis. Cette lumière, disais-je, était sans aucun doute le manteau de Dieu, la fourrure plissée de notre dame Nature. Sitôt qu'elle paraît, ce sont les êtres qui s'animent : les arbres se grandissent et les plantes se soulèvent; tout prospère et tout mûrit, tout remue, tout se transforme. Le bonheur rayonne, fort de sa vigueur, et féconde à souhaits le fertile substrat du domaine des hommes. Puis, la chaude étoile s'en va déclinant, et une lueur pâlotte s'en vient la succéder : diffusion, dispersion ; on distingue des ombres s'allonger, des profils se dessiner. Ils sont là... On les sent. Qui ? Eux. Pour nous abuser, sur des écrans de pierre ils projettent leurs formes. On ne les connaît pas. Seules leurs apparences sont pour nous perceptibles. D'aucuns prétendent que ce sont les Génies des Montagnes --ou les affreux démons du Domaine des Neiges ? Mystère. Nul ne sait au-delà de ces mots. Souvent, derrière soi, on sent leurs présences mystiques. Ils respirent, et dans toutes les directions se déplacent en glissant. Là ! Un objet se soulève. Il se pose soudain. Ici ! Une chose remue. On les entend mais on ne peut les localiser. .. Oooh ! Brusque vertige. Entropie. Mes esprits virevoltent et tournoient. Je vois... des tas d'images ! Foule d'animaux qui se suivent affolés. Où courent-ils ? Le cerf à la tête cornue bondit, menacé par les crocs de Miraud ; les babouins dégringolent des branches en poussant de hauts cris ; et... , boum ! ça fuit, ça gicle, ça s'éparpille aux quatre coins des bosquets à toutes enjambées ou en trotte-menue ; coups de pattes, coups de griffes, ventre à terre, par-dessus les haies et les potagers. Frrt ! Frrt ! La harde des bêtes se disloque apeurée, lorsqu'ayant entendu le son du cor, lorqu'ayant perçu les voix humaines, ne voulant point servir à force viandes rôties, force graisses mangées, force soupes assaisonnées, force stomachs emplis ; ces bestes de tapysserie , disais-je, se cachent dans les trous, dans les taillis se faufilent, à douze lieues alentours hurlent le chant de la mort. Il est tôt matin, les chaumines s'éveillent. Les bûcherons s'apprêtent et prennent leurs cognées, les habitants des fermes caquètent tous en choeur. Ils entament le gai rondeau de la journée champêtre. Le foisonnement d'images cessa. Je sentis comme une substance éthérée qui s'échappa de mon enveloppe corporelle. Elle s'éleva en ondulant telle un serpent magnifique et royal attiré par le lait de la Voie Lactée --non de ces serpents mesquins que parfois l'on rencontre, mais de ceux que les anciens vénéraient dans leurs temples. Harmonie, résonance, tout était vibration. Bref, je fus témoin de la libération de mon âme. Ce fut une profonde communion avec les êtres de Nature. De l'abandon de moi -même, je passai au sentiment d'une totalité universelle. J'opérai cette fusion jusqu'à éprouver une profonde identité : j'épousai le monde extérieur jusqu'au stade de l'assimilation... Si la mort est ainsi, elle est plus vive que la vie. L'autre côté du miroir... Le château de l'Être de Pensée, c'est ainsi qu'on le nomme. Il me faut à présent vous conter l'aventure de sa découverte. Vu de l'extérieur, il présentait une masse sombre et imposante, flanqué de quatre tours de cinquante mètres de haut, avec meurtrières, hourds, et corbeaux; un épais mur d'enceinte couronné par la crète des créneaux, du parapet et du merlon ; un étroit chemin de ronde s'allongeait d'un guet à l'autre dans la pénombre inquiétante. Construit par les anciens, il avait servi de protection au savoir du genre humain contre le pillage des habitants des galaxies voisines. Le jour, il était invisible des hommes ; la nuit tombante, il se matérialisait, présentant ses longs pinacles effilés au faîte du donjon, là où étaient recelées les fameuses formules magiques réglant tout le secret de la création. La basse-cour était très large, et on apercevait à peine la courtine si l'on se plaçait à une extrémité. La lice était herbue, le fossé fort vaseux. D'un bout, on voyait à la suite, la herse, la tête de pont, le pontlevis, et une bretèche percée de deux trous en guise de fenêtres. Tout était calme. Le fond de l'air était frais. La nuit était épaisse. À pas feutrés, je m'engage sur le pont de bois vermoulu ; prudemment, je m'avance. Déjà, derrière le mur se devine la toiture du logis --que l'on nommait autrefois la salle des preux, celle de la chapelle. Me voici devant la grille. En l'observant on peut déceler une petite brèche par laquelle je décide de pénétrer, tout intrigué par le charme de cette mystérieuse forteresse. Je m'introduis dans la cour. Je n'entends guère que le bruit de mes pas retentir sur les dalles. Une brise légère se lève à ce moment-là: on entend siffler le vent qui s'engouffre dans quelque anfractuosité de la pierre gélive. Déjà, je sens mon coeur battre la chamade, et je retiens quelque peu ma respiration. Je songe que cette fortification possède un lourd passé, que je suis sans doute l'un des premiers à la profaner, ce qui me trouble. Je parviens enfin à la porte du donjon. Elle est entrebaillée et depuis longtemps ne ferme plus. Je l'ouvre. Elle grince affreusement. Emotion. J'attends. Rien ne se produit. Je prends alors mon courage à deux mains : j'ouvre tout grand, je gravis la première marche, puis, la deuxième... Silence. C'est là que j'aperçus l'intérieur. Un délabrement complet; des armures aux quatre coins luisaient sous les rayons lunaires tout droit venus des meurtrières ; des toiles d'araignées tapissaient la grand-pièce, et les rats s'affairaient, deça delà, sans s'occuper de moi. L'escalier en colimaçon : j'y étais. Je gravis les marches avec solennité :...dix marches... vingt marches... trente. . . Uuuuuuuuuuuuh ! J'entendis soudain un cri effroyable et aigu. Cela venait de là-haut. Très surpris, je restais quelques temps figé d'une peur glacée. Ciel ! Quel cri terrifiant ! De mémoire, jamais je n'avais ouï un semblable hurlement. Pour sûr, j'étais témoin d'un crime. Ils allaient me voir, ils allaient me trouver ! Et alors que se passerait-il ? Ils me tueraient probablement. Que faire ? Où aller ? Redescendre en courant, c'était me trahir aussitôt; monter jusqu'au sommet, c'était me jeter dans leurs griffes. Uuuuuuuuuuuuuh ! De nouveau. Derechef cette voix déchirante. Je me plaquai contre le mur et me blottis dans une sorte de niche que la fortune m'avait par chance laissé découvrir à tâtons. Je ne bouge de là , de peur que l'autre ne descende. Une minute s'écoule, puis deux. Soudain, un bruit de frottement frappe mes oreilles, quelque chose se déplace vers moi à vive allure. Je fais le mort, je me roidis. Une silhouette apparaît dans la semi-obscurité. Mais, qu'est-ce donc ? Qu'est-ce que...! Eh oui ! Tournoyant dans les airs, descendant en feuille morte dans un grand battement d'ailes, l'oiseau protégé de Mercure --j'ai nommé le hibou-- se déplaçait en toute tranquillité pour faire quête de gibier : un bien gras gros et frais rat de château pourvoirait à sa faim. Sitôt il cherche, sitôt il trouve : sur un dodu rongeur il fond et il s'abat, l'enserre dans ses serres de hibou et l'emporte direct dans son repère perché. Sans autre forme de procès. Honteux, confus, stupide, muet, je demeurai là la face blafarde : par ma foi, cet animal m'avait bien possédé ! Après quoi je m'enfonçai dans les corridors : pénombre, fluide glacial qui passait sur ma peau. Je suivais la galerie centrale, car l'intuition me disait qu'au bout je découvrirais quelque chose. En quoi je ne me trompais point. C'est là que tout arriva. Une lueur verdâtre attira mon attention. Un vert fluorescent. Son intensité augmentait de seconde en seconde. Brusquement, ce fut une véritable révélation. Une pléiade de cercles, une multitude d'ellipses, flottaient de toutes parts. À droite, des droites parallèles fuyaient à l'infini ; quelques points isolés semblaient monologuer, perpétuer leurs existences d'anachorètes, tandis qu'à gauche, des paraboles levaient les bras en l'air au côté d'harmonieuses hyperboles, lesquelles tendaient asymptotiquement vers un axe imaginaire que mon esprit se figurait. Un plan, étendu en terrasse, un cône, ce grand châpeau pointu, un losange, un carré, de losange passant terminant en rectangle. Les triangles, étrangement, me fixaient de leurs airs de Cerbère. Un jaillissement de vecteurs attirait mon regard, en cascades déferlaient ; ils s'accrochaient partout, ils indiquaient mille points cardinaux que l'espace offrait. Périodiquement la vision revenait: incontestablement, il y avait sinus sous roche ! Un vieux cerceau rouillé roulait la cycloïde, une pomme oubliée formait la cardioïde. Continuité des mouvements et des images ; en abscisses mes pieds, en ordonnées ma tête. Je contemple rêveur ces rejetons d'Euclide, lorsque soudain une autre confrérie s'approche. Ce sont les creusets d'alchimistes, accompagnés de leur cortège de poudres de projection, de mixtures, de teintures et d'élixirs de vie afin d'accomplir l'Art de Spagyrie -l'Agriculture Céleste bien à propos nommée dont le but est l'Or des Sages, requérant autant patience que sapience. Par là ça sent le Sel du corps minéral, le Soufre gras et puant des marais infernaux des régions instinctuelles et végétatives, et le Mercure spirituel et volatil dont la corporification donne la Pierre tant prisée. L'oxygène vital vient avec eux se mêler; l'azote croit s'enfuir, mais l'hydrogène l'arrête : ces deux êtres s'assemblent et bientôt se marient. De leur liaison orageuse naît un monstre hideux. C'est l'acide nitrique, pour ne point le nommer, qui ronge à l'envi les marbres les plus fins, n'en laisse que le sel. Liquéfaction, ébullition, sublimation dans le grand Athanor ; cette légion de personnages possède le don de Métamorphose : comment leur concéder une identité ? Un rire sarcastique coupe net mes réflexions. Dans mon dos je sens une présence. Je me retourne. Un spectre vêtu de haillons au regard de lumière me toise en grimaçant. "Je suis le spectre de la connaissance --me dit-il, le fantôme du savoir. Tu as violé ma sépulture et troublé mon antique repos. Sache que pour cela, tu périras : jamais d'ici tu ne sortiras. Mais avant de t'incarcérer pour l'éternité je vais te livrer un secret, le secret du Docteur Arcsinus. Ainsi connaîtras-tu la Vérité des vérités qui hante les mages et les savants depuis des millénaires." Il se penche sur moi avec son odeur de moisi et son capuchon de moine, et me chuchote doucement l'expression que voici : "Annhabûhrr kakagam cigisum bôfâtras." Je n'ai pas le temps de saisir ces paroles hermétiques que déjà, le spectre s'en retourne, se dirige vers un coin de la pièce, tire une longue corde. Le sol se dérobe sous mes pieds : une trappe s'y trouvait. Je tombe indéfiniment dans l'oubliette, et bientôt, je perds connaissance... Plus tard, je m'éveillai dans un monde inconnu. Puis je reconnus enfin le lieu où j'avais rencontré Ornuphle le nain. Mais l'histoire n'est pas finie. Ecoutez plutôt. Un certain singe à la fourrure bleue était de faction devant la porte d'un certain royaume. C'est la raison pour laquelle on la surnommait la Porte du Singe bleu. Ce singe, disais-je, tenait à sa main un gourdin. De cette arme terrible, nul n'osait se moquer, ni du singe d'ailleurs. L'intrus mal avisé en aurait eu pour ses frais; et pour la cime de son crâne que l'on doit comme chacun sait préserver car c'est un bien précieux. Cet animal stupide m'interpelle tout haut: " --Halte-là, mon ami , montre-moi tes papiers. " Et , regardant les feuillets de Pergame : " --Mais, là , il manque un trait ! --Quel trait ? Que me dis-tu ? --Le trait, parbleu ; où l'as-tu mis, te dis-je ? --Assurément, je n'entends pas ton langage. --M'en fiche ! Le trait ! --Quoi donc ? --Le trait; le trait, le trait ! Je ne vois pas le trait ! " Et , n'y pouvant plus tenir, d'impatience la bête s'agite : " --Je vais donc, pour la forme, t'administrer une correction Tiens, voilà pour toi ! " Et, ce disant, ce bel arboricole lève le bras droit, m'assène sur le champ un bon coup de bambou : " --Maintenant que les formalités sont remplies, vous pouvez passer monsieur. " Sur ce , il ôte son chapeau et se baisse fort bas : " --Bienvenue au royaume d'Analph , notre seigneur à tous ! " Les analphiens étaient des hommes laborieux, cela se voyait aisément à leurs visages béats. L'ingénieuse organisation de cette société d'artisans en témoignait également. Que l'on considère seulement le peuple accomplissant sa tâche, dans quelque fabrique affairé ; courant à la besogne ; et jamais en repos ; et toujours en alerte ; le tintamarre joyeux que font les ateliers du fer, de la fonte, des aciers savamment calibrés, des manivelles tournantes aux mains de l'ouvrier ; de l'huile en tous lieux répandue sur le parterre --afin, dit-on, de réduire le frottement à sa plus simple expression. L'usine est à soi-même une grosse machine, laquelle distribue à chacun son office. L'individu, élémentaire rouage, se soumet au système. Quiconque veut oeuvrer sa tâche est imposée : point n'est par conséquent besoin de réfléchir puisqu'il s'agit de répéter ce qu'hier on faisait. On appuie sur tel bouton, on tire telle corde, on remue tel liquide on presse telle poire. L'ordre même des gestes est d'avance programmé : on n'a plus qu'à assumer la grande responsabilité de les effectuer. Mais ne passons pas sous silence un certain personnage apprécié du monde. J'ai nommé le Grand Ordonnateur. Son intelligence ? Proportionnelle à son tonnage --deux cent quarante livres au moins, pour ne vous point mentir. Sa finesse d'esprit ? Plus rusé que la poule, mais moins que le dindon. Quand à son énergie, autant que de lardon, on peut vous l'assurer. De son souffle de boeuf, il congédie les mouches, la sueur lubrifie sa face d'homme obèse. De sa voix de stentor il vous réveille un mort : "Allez ! Allez ! Allez ! Travaillez ! Au boulot, on se bouge ! Je vais vous dresser, mes lascars, ça ne va pas traîner ! " Ainsi parle le maître --ou plutôt contremaître ; il faut s'exécuter. Les esclaves obéissent pour n'être point battus. Sinon; le martinet ! Mais voici qu'un mutin se soulève contre ce lourd symbole de la suprématie. Dureteste Tapegueule --c'est son nom-- se fâche tout rouge de ce que son garde chiourme rudoie la compagnie : " --Si t'es pas content ; lui répond l'autre, va t'en donc voir ailleurs si j'y suis. Tu seras licencié, et pas d'indemnités. --Comment ? Tirelupin , hippopotame ; vieux phacochère à roulettes, vermine, salopiaud ! Avec tes tripes et ton foie gras tu nous obliges à suer l'eau ? --Répète un peu si t'es un homme ! --Tête de nouille, sale fripouille, face de truie, gros pachyderme, tu nous contrains tous à bosser. Si on continue, on crève ! " Le Grand Ordonnateur pâlit, blèmit, rougit; de rouge passe à l'écarlate. Et mon bonhomme de saisir une tringle d'acier ; et de démolir avec rage et violence celui qui avait osé l'invectiver. " Ca y est ! Un salaud de moins sur terre ! Foutez-moi ce déchet dehors et qu'on ne le voit plus ! Au prochain de ces messieurs ! Ah mais! Si je ne m'occupais pas de faire moi-même règner l'ordre, où iraiton ? " Après quoi on traîne à l'extérieur le rebelle défait. Du sang plein la figure, un ruisseau coule le long de ses membres déchirés par la barbe du fer, les habits en lambeaux --dont il n'aura plus usage, la colonne brisée, on jette Tapegueule comme un chien dans la rigole bourbeuse. Enfin, il est certain que la méthode --purement psychologique-de notre chef d'usine valait son pesant d'or en matière de rendement. Afin d'assurer l'ordre et la cohésion, ce fin stratège avait imaginé un ingénieux système. Il promettait au plus travailleur de l'équipe un beefsteack supplémentaire en guise de récompense. Pensez si les braves analphiens y mettaient du coeur ! Là ! Ils se jettent sur la besogne. Hop ! Picasiète devance son rival, le pauvre Vachemègre, cestuy dernier entendant bien nonobstant le priver de dessert. Mais Grannigô et Meurdefin les arrêtent : ils ont saboté leur bel ouvrage. Là-dessus suivent les camarades Triplebuse, Grochagrin, Malandrin, Cassetête, Brisecaute. Qui et qui versent sur le sol de l'huile sirupeuse, espérant par ce biais que l'autre se fracasse. " --Hé! dit l'un, c'est ma pièce que tu piques ! --Non, doux imbécile, c'est la mienne, foi de ma Gascogne ! " Ainsi donc; chacun voulant gagner à bon droit son écot, à cette seule fin poursuit une course effrénée. On se presse, on se hâte, on se rue en cuisine ; on s'agite ; comme diable on agit, on joue chacun pour soi le tiercé de Fortune. De la vitesse, du rendement; vite, vite, vite, activez ! Et si vous m'en croyez, le Grand Totem vous récompensera ! Modernisons, rationalisons pour toujours plus produire : inventons des machines supprimant le travail des inventeurs qui les avaient créées ! Arrêtons-nous quelques instants devant la demeure d'un particulier. C'est le soir, les couleurs rosées de l'horizon viennent se mêler au jaune crépi de la façade. Des ombres violacées se profilent sur le mur marbré de lézardes biscornues. Le toit, c'est un chapeau revêtu d'une mousse verdâtre, sur laquelle, à pas menus, les mulots et les chats dansent leur sempiternelle gigue. La mousse est un tapis d'une douceur exquise, le réceptacle divin de la suave fraîcheur tombée du firmament nocturne. Une treille habille le pourtour de sa toile ramifiée, le bois flotté se tortille, enlace la batisse, prolonge sa tentaculaire prise sur la pergola de l'allée. Le lierre recouvre la demeure paisible de son feuillage épais comme un vieux protecteur détenteur de secrets. Un halo de fumée de son fumet de cendre encercle la haute cheminée. Glissons-nous, tels des esprits, par cette étroite issue et descendons discrètement dans la grand-salle. L'âtre rougeoit de ses charbons ardents, faiblement il éclaire la pièce principale : des chaises de paille, la table en bois rustique, les buffets campagnards aux quatre coins postés en sentinelles. La mère, son tablier de bonne, son visage hâlé tremblotant sous la lueur diffuse, épluche des oignons. Le couteau glisse sous la pelure et projette les vapeurs lacrymogènes sur les yeux marron-sienne de la ménagère. Mais, la femme, habituée, ne verse aucune larme. Ses mains sont fânées par les rudes tâches effectuées maintes fois. À genoux, ou à plat ventre, les cheveux en bataille, les habits tout noircis, la soeur et ses deux frères en bas-âge se traînent sans vergogne sur le sol, profitant de ce que maman ne veille pas sur eux. Les charmants bambins se gardent bien de crier, trop heureux de battre leur dernier record de crasse. De temps à autre, ils babillent innocemment afin que l'autre ne tourne pas la tête. Tranquille maisonnée jusqu'à l'arrivée du père... Tenez ! Le voilà justement. Il entre. " --Femme ! Débarrasse-moi de mes frusques. Qu'il fait chaud. Allez ! On bouffe, à table ! À boire, femme, et donne-moi le pain, sinon je te battrai! " Bang ! Coup de tonnerre. Tempête, Furies, orage, colère, passion, folie : des sorcières apparaissent à califourchon sur leurs balais. Hérétia , Mokalia, Hécate, Hécane, surgissent de l'abîme ; ces dames aux doigts crochus animent l'atmosphère, accompagnées de leur suite de sylphes et de feux follets. Hérétia, la doyenne, montre de l'index le père : " --Cet homme est un rustre qui ne respecte pas sa compagne. Pour le punir, nous allons muer sa tête en celle d'un baudet. Voyez comme déjà poussent ses oreilles... " Les yeux de sa compagne interdite ; les enfants apeurés. Les carabosses chantent de leurs voix de crécelles leur grimaçant refrain : " Par-delà les monts et les vallées, par-delà le pays des allongés, dans le royaume du sinistre imbécile, un abruti croit bon tancer sa femme à l'aide du fouet. Vengeance nous réclamons contre ce tyran insatiable. " Et , s'approchant du chaudron encor bouillant : " Une pincée de toile d'araignée, un soupçon de crapaud, une livre de crachats, une cuiller de simplicité d'esprit suivie de tout autant de stupidité profonde ; on agite, par sept fois on touille l'élixir, vapeur, fumée, c'est prêt. " Et aussitôt la brute épaisse se métamorphose en un maître Aliboron. " Hi-han! Hi-han! " À une lieue à la ronde on l'entend braire. La population s'interroge : " --C'est le percepteur qui arrive ? demande l'un. --Non, c'est unministre enroué. --Pas du tout ! c'est le Grand Ordonnateur en colère. Ecoutez ! Il est terrible. " " Haïaïaï ! Hallallallaï ! Heweweïweï ! Hoïwoïwoï ! Tourmentons ce vilain barbu, vilain barbu, bu bu ! Tirons-lui les oreilles, piquons-lui le derrière, chatouillons-lui le nez. Tchoum ! Eternue, tousse, gratte-toi où ça te démange. Vilain barbu, vilain barbu, bu bu , hu , hu , hu , hu ! Hue dia! Méchante bête: tu porteras toutes les peines, on emplira ton bât à ras bord de livres empesées. Haïaïaï ! Hallallallaï ! Heweweweweï ! Hoïwoïwoï ! Vilain barbu, tu purgeras ta peine, hu , hu , hu ! --Mange ta soupe, morveux. Alors ! Qu'est-ce que tu attends ? Hi-han ! Hi-han ! ( les enfants n'obéissent pas aux ânes). Tu ris ? Huuuuuuuik ! Tu vas morfler une rouste ! " Ses pieds deviennent des sabots; ainsi que ses mains. C'est maintenant l'animal au grand complet. II monte sur la table, écrase les assiettes, renverse le potage, éclabousse les gens. Quelle merde, mes aïeux ! Les sylphes accomplissent leurs offices de balladins, se rient de cette bête hirsute ; ils lui tirent les cheveux --ou sa crinière, je ne sais plus lequel des deux. " --Maintenant; dit Hécate, scène de ménage ! " Messer Grandcouillon a recouvré son premier aspect et demeure tout hébété. Sa femme, elle , n'a pas perdu le Nord. Elle se souvient que l'autre a deux heures de retard : " --Dis-moi un peu, où étais-tu durant tout ce temps ? --Ben heu ! Au bistrot du père Littrôn. --Ah ouais ? Elle était bonne, pas vrai ? --Sacré nom de nom ! Pour une bonne bière, c'était une bonne bière ! --Tiens ! Voilà pour la bière blonde ! Prends-donc ! " Elle lui flanque in concreto un coup de rouleau, généralement consacré à un autre usage. Et Dame colère enfin soulagée : "--Elle était bonne, la blonde mégère ! Ca t'apprendra à lui conter fleurette ! " Puis, les quatre semeuses de Discorde quittent le logis. La Paix est revenue, s'est faufilée par le fin trou de la serrure. La petite famille vaque maintenant à des occupations diverses. Papa s'abrutit devant la télé tandis que maman fait la vaisselle ; les enfants poursuivent leur ouvrage de terrassiers qu'ils n'avaient pas pu finir : ils se vautrent dans la boue... Les analphiens suivaient fidèlement une mode élégante et fort intéressante. Je me dois de vous la révéler. Hommes et femmes portaient cette chose que, chez nous, on désigne couramment par le nom de pantalon. Ce vêtement n'était pas ordinaire. En effet, tel un étui, il enserrait la taille et les jambes de façon si étroite qu'il était quasiment impossible de se mouvoir avec. Cela à seule fin de mettre en valeur la beauté du corps. Un matin, j'ai vu un autochtone ainsi paré se baisser pour ramasser un objet tombé à terre : après bien des contorsions, une brèche se fit dans son arrière-train. Et voilà le comble du raffinement ! De surcroît, ces gens prisaient le port des oripeaux. Sur leurs dos, que de chemises barriolées ! Mélange exotique, couleur des îles, ananas, oranges, fraises et citrons, la panoplie des riches arbres fruitiers. Amalgame de teintes venues d'ailleurs : caca doigt, pissevert, gris pourri, beige sale. Résultat : une fois, j'ai pris une respectable dame pour un palmier dattier. Et le langage ? Comment le décrire ? À première vue, il m'a semblé que les analphiens étaient de subtils polyglottes. Une ineffable variété : une forte proportion de palabres étrangères, un surplus d'expressions imparfaitement comprises en guise de garniture ; une constante utilisation du verbe, hors de tout propos cohérent. Il n'est rien de plus doux quand le veut la saison, Qu'une plume enchantée, par la beauté conquise, D'un trait par le charme portée --ô pamoison ! Evoque de ses chants, et la cause, et le prix : C'est de l'art de la fête Dont je voulais parler. Imaginez, amis, comme étoffe moirée, La nuit, doucement déposer son manteau Sur la frèle vallée ; et sa teinte cendrée, Et ses tons délicats, et sa légère peau. De sa voix melliflue, elle convie les hommes À venir s'ébaudir sous la lune vermeille Avant de les noyer en un profond sommeil, Dans leurs huttes couchés, dessous des toits de chaume. Des parfums, des nectars ; des baumes ; des senteurs : La lavande et le thym, les herbes des garrigues, Diffusent, par bouffées, une agréable odeur. La ville est pleine de guirlandes, de lampions Et de joie ; on a tiré le vin, et les viandes Grésillent au feu de bois que veille Cupidon. Voyez combien s'agitent les humains : ils vont, ils viennent, en oublient toute peine. Au pied de la colline, en bordure du lac, les marchands ambulants exposent leurs produits. Il y a de l'encens, des soieries ; des étoffes, des bijoux, des moulins à café. On achète à bas prix, on revend, on trafique. Le stand de tir fait le bonheur des uns ; le manège de chevaux à bascule fait celui des autres. Les lapins glapissent dans leurs clapiers, les poules blanches caquètent en choeur, les canards ricanent des passants, les oies perpétuent leurs commérages ; les cochons, gras et à point rosés, poussent des cris aigus, les pigeons roucoulent et répandent leur fiente ; les truites et les merlans, les yeux grand-ouverts et la gueule béante, semblent en extase devant le spectacle de la vie depuis leurs étalages. Singes grimaciers, puces savantes, chiens acrobates, marionettes de bois verni, montreurs d'ours et quelques autres animaux captivent le badaud en vadrouille. C'est une marée confuse : des choux, des salades, des patates difformes, des brassées de tomates, des montagnes de fruits, des armées de poireaux, des légions de navets envahissent le monde. La confiserie va bon train. on mange ces délicieuses pommes sucrées toutes de caramel revêtues, ces pommes que vénéraient nos grands-pères. Les bonbons garnissent les poches des enfants. Sur les placettes, les troubadours et les ménestrels récitent leurs ballades, accompagnés de leurs luths et des musiciens de foire. La fourmilière grouillait, les vers se tortillaient, les petites bêtes creusaient des galeries de plus en plus serrées. Vue d'en haut, la foule semblait une bête horrible. Vous eussiez dit un monstre bigarré aux griffes acérées et aux pattes velues qui dévorait sa proie. Son repas de titan ne s'achevait jamais. Les clameurs s'élevaient d'en bas, s'amplifiaient en un singulier rugissement. Lent et régulier, son pouls inquiétait par son calme excessif... Ainsi va la vie des hommes." CHAPITRE QUATRIÈME Initiation Gauvain sortait des limbes. Il lui semblait avoir vécu cent sept ans, tant son rêve puéril et oiseux l'avait épuisé et vidé de ses forces. Il avait la curieuse sensation d'avoir voyagé dans son sommeil -projection astrale ou bien téléportation occulte métadimensionnelle ?-car il ne reconnaissait pas les contrées méridionales qui l'avaient vu s'endormir tantôt. La forêt s'était singulièrement épaissie, et pinèdes et garrigues provençales avaient cédé le pas aux sombres et massives chênaies de la Bretagne, ponctuellement illuminées par le jaune de l'ajonc nain du printemps ou le rose automnal des bruyères, enveloppées par un calme attentif, par une quiétude toute spirituelle que seuls quelques râles étouffés, quelques plaintes de daguet donnant l'écho aux hallalis, entrecoupaient dans le lointain, deça delà, dans l'émeraude enchevêtrement des frondaisons suspendues comme un dais cérémoniel protégeant Brocéliande. Il fallut à Gauvain la mesure d'un long sablier pour dissiper les désagréables effets de l'ankylose qui paralysait ses membres courbaturés. Comme tout naturellement il se demandait ce que diantre il pouvait bien faire là, les effluves odorantes et musquées d'un animal qui lui était familier lui chatouillèrent malencontreusement le nez : un bouc, évidemment ! Et le moins que l'on puisse dire, c'est que Gauvain ne tenait pas la bête à cornes en odeur de sainteté. Car il ne se souvenait que trop bien de la sournoiserie de Léonard, le bouc de sa tante Zouba, une espèce de bouc vicieux et malpoli avec lequel elle se rendait au Sabbat tous les samedis de pleine lune à minuit, dans la cauchemardesque forêt landaise de Maujarnac, à califourchon sur ce petit démon. En effet, comment oublier cet après-midi où, alors qu'il faisait la sieste tout près du massif de belladones --dont Zouba usait généreusement dans la composition de ses philtres sataniques, l'autre avait entrepris de lui brouter sa première barbe et y était presque parvenu ? Cet incident diplomatique avait d'ailleurs provoqué une brouille familliale, et Gauvain n'avait plus jamais remis les pieds chez Zouba. Suite de quoi Gauvain s'était converti au catholicisme parce que; disait-il, les chèvres de la Sainte Inquisition avaient au moins la courtoisie de ne vous lècher que les pieds arrosés d'eau salée par le bourreau et on s'en tenait là ; car elles ne prenaient jamais d'initiative... Or donc le cousin breton de Léonard le fixait d'un air au moins aussi mauvais que celui qui émanait de sa toison, et Gauvain lui aurait probablement fait un sort --vu le peu de sympathie qu'il portait à l'engeance, si l'Ogre-des-Bois Bouffetous, qui justement habitait les parages, plus affamé qu'à l'accoutumée; ne l'avait devancé en l'assommant brutalement d'un coup de poing (le bouc, pas Gauvain), et ne l'avait invité à sa table pour partager avec lui le repas du soir. Cet ogre-là semblait plus idiot que méchant, et Gauvain, qui n'avait rien avalé depuis mâtines jusques à vêpres n'eut pas le courage de décliner la gracieuse offre du sauvage. Et peu lui importait qu'il ne fût pas gentilhomme comme lui. Car Bouffetous était une espèce de cyclope éclopé de trois mètres de haut, loqueteux, hirsute et crasseux, dont la barbe était plus emmêlée que celle du géant Polyphème. Il n'avait apparemment jamais vu peigne ni savon de sa vie, si ce n'est chez Gargantua, un ami d'enfance plus fortuné que lui avecque lequel il se gabelait et se rigolait volontiers, surtout à passer en revue sa collection de petits torche-culs, mais dont le maistre Thubal Holopherne --théologien qui fut premier de sa licence à Paris et qui voulait en faire un parfait pédant de collège-écarta tout commerce avec l'Ogre, vu l'effet désastreux qu'il produisait sur l'éducation de son petit géant d'escholier. Mais enfin quoi ? C'était gîte et couvert assurés pour l'heure, et un soldat battant campagne est assez habitué aux moeurs rustiques et aux rudes manières. Toutefois Gauvain ne tarda pas à regretter son choix, car lorsqu'il vit que le bouc ne constituait que le hors-d'oeuvre des conviviales agapes --en dépit que l'autre se mouchait avec ses doigts, rôtait et barytonait du cul à tire-larigot, très vite il comprit de quoi serait composé le plat suivant. Aussi, comme il se levait de table et se dirigeait vers la porte pour prendre prestement congé sans plus de manières et de civilités, l'Ogre qui avait tout prévu --vu qu'on la lui avait faite plus d'une fois--l'y attendait déjà, et Gauvain, ne se sentant pas de taille à lutter avec un géant aussi monstrueux, lui envoya un grand coup de pied aux génitoires --m'en pardonnent les damoiselles-- et partit en courant à travers bois, poursuivi par Bouffetous tout pétri de douleur et de cholère, lequel ne le laschoit plus et couroit comme un vieux satyre empressé par son affaire malgré ses quelques sept cents ans. Il ne pensoit qu'à l'escrabouiller contre le rocher qui lui barroit à présent le passage. Ce qu'il eust réussi, si Gauvain, qui s'estoit baissé, n'avoit esquivé le coup. Et maintenant le géant, qui s'estoit fracassé la main sur la pierre, estimant l'homme trop rusé pour lui et bien trop dangereux en dépit de sa chétive apparence, s'en retournoit tout honteux et humilié vers les lieux d'où il estoit venu, tout en maugréant et gromelant dans sa barbe d'ogre ( "Grrrmmll , grrrmmll ! Ougrrr !" ) , et se disant à part soi, que pour ce soir, il se contenteroit de croquer deux ou trois korrigans bien dodus, quand bien mesme c'eust été le redoutable Othon soimesme. Ouf ! Gauvain l'avait échappé belle ! Mais quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsqu'il vit que Bouffetous avait ouvert une brèche béante dans la roche en s'y brisant la main. Intrigué, il pénétra dans le passage qui allait s'élargissant au fur et à mesure qu'il avançait lequel le conduisit à un escalier dont le bas débouchait sur l'entrée d'une Grotte Souterraine dont il reconnut le Lac Intérieur, et surtout l'Ondine qui en sortit et qui n'était autre que la Fée-des-Sept- Désirs dont il avait rêvé tantôt. Elle était encore plus belle que dans son rêve, et c'est pourquoi il se demandait s'il était vraiment éveillé. Puis la Fée lui fit présent d'une épée en lui souriant comme si elle le connaissait. C'était la fameuse épée Excalibur qui, d'après les dires de la naïade, avait le pouvoir de protéger et de rendre invincible celui qui en faisait usage, pour peu que ses intentions fussent nobles et pieuses. Arme redoutable dont il eut bientôt le loisir d'éprouver l'efficacité au sortir de la Grotte, car il se trouva nez à nez avec un impressionnant dragon qui vomissait un feu amplement suffisant pour alimenter en énergie tous les marmitons des enfers réunis. Le dragon fut neutralisé en un instant, comme par enchantement. Gauvain en avait jusqu'à présent vu de belles, mais ce n'était rien en comparaison de ce que le chat qu'il vit débouler du lieu même où s'était envolé le cracheur de feu allait lui faire subir. Et a bien raison celui qui dit, que d'entre tous les animaux, les pires sont les plus petits, et qu'il advient que de petites causes produisent parfois de grands effets, ainsi qu'on le voit des belettes, hermines, et furets, qui s'attaquent volontiers à gibier cent fois plus gros qu'eux, se jetant sans merci à leur cou pour les saigner et les affaiblir. Et Gauvain, qui n'était plus d'humeur : "--Tchoum ! Comment ? Un chat noir ? Un persan, qui plus est. Me voilà bien ! Mais où faudra-t-il que je me cache pour échapper à cette calaminé vivante ? Grippeminaud je te préviens : tête de sachet, enclume à quatre pattes, si je te mets la main dessus, je te transforme en pardessus. Tu cesseras bien tous tes tours, car tu vivras de mauvais jours. " Mais la bête en question ne lui laissa pas le loisir de poursuivre plus avant sa diatribe enflammée : " --Tais-toi ! Je suis Graphytis, cousin d'Anubis, Apis et Sérapis ; Akhénaton m'envoie, et je t'ordonne de me suivre, si tu ne veux pas goûter à mes royales hiérogriffes et finir en pâté de momie ! Allez, file, plus un mot ! " Que pouvait-il répondre ? Un animal sorcier, une bête qui parle -tu parles, on ne peut qu'obéir, forcément. Surtout que l'autre le menaçait de l'enfermer dans le château du comte Zapatek, un fou furieux sanguinaire --plus inquiétant pour lui que le vétérinaire-- qui s'était retiré dans ses féodaux appartements avec tout ce que l'Europe centrale comptait de vampires et de vieilles goules édentées. Rien qu'à la pensée de rencontrer ces cruels nécrophages, Gauvain avait la chair de poule et le poil hérissé, car ils pouvaient surgir de quelque sarcophage --un peu à la façon du seigneur Dracula. Aussi , emboita-t-il le pas à Graphytis sans mot dire, sans rechigner, sans le moindre soupçon d'emberlificotis, considérant qu'il y avait de l'avantage à se conformer aux injonctions du petit hiérophante. Ce chat-là n'avait rien d'ordinaire : c'était un chat magique qui savait la musique ; connaissant tout sur tout, il se glissait partout dans les bois de Paimpont malgré son pantalon digne de Gédéon. On ne le grugeait pas comme Jean Ratapon d'un plat de macarons ! Notre chat préféré partit dans la hêtraie, talonné au plus près par le neveu d'Arthur. Il trotte souplement , longeant le cours de l'Aff ou quelque autre ruisseau, se plaisant à tracer parmi les arbrisseaux sa courbe aléatoire, et cent mille réseaux malgré les promontoires. Il profite en passant du charme vespéral, frétillant de la queue, roulant de félins yeux; il s'arrête soudain, se retourne et repart ; l'autre, toujours le suit, quoiqu'avec moins d'envie, s'accroche à maint hallier, devient fou à lier : toute la faune en rit. Lorsqu'il eut arpenté les vallons et les plaines, contourné les étangs, les marais, les trous d'eau --quadrature du cercle, principe d'Archimède, lorsqu'il eut révisé sans en rien excepter les arcanes secrets de sa géométrie, qu'il lui eut enseigné l'art de Topologie, il conduisit Gauvain au chêne à Guillotin. Mais voilà que Raminagrobis par trois fois le contourne, en lacère le tronc en fin joueur de harpe et s'en donne à coeur joie. Il disparait sans prévenir, laisse à Gauvain un souvenir : " --Coquin de nom; je m'en doutais ! Fie-toi donc à un chat, tu récoltes un crachat ! " Le messager fourré a rejoint l'Invisible ; comme mu, transporté, d'un pouvoir invincible : car l'anneau de Gygès --ou bien de Salomon ?-attaché à son cou l'a conduit chez Râmon. Et cependant qu'il jure comme un saint templier , Messire Engoulevent voit le vent se lever, puis souffler dans le creux de l'arbre vénérable à la façon des dieux dans les conques des sables, un doux air mélodieux qui lui est un régal , comme s'il s'agissait des grottes de Fingal. La mélopée céleste remplit les lieux agrestes : pour qui sont ces arpèges, ce rythme-sortilège? C'est alors qu'il entend un son adamantin qui lui rappelle un peu celui du lamantin : " --Aummm !... Mange du champignonnn... Puis vas à Barentonnn... " Comprenant qu'un verset jamais ne se discute, le Chevalier-Lion, à ces mots, s'exécute : il prend l'ascomycète dont on taira le nom, juste au pied de l'ascète qui en sait bien plus long. Et ce fruit défendu tant redouté des mouches, sans l'ombre d'une crainte il le porte à sa bouche: le fameux saprophyte aussitôt lui profite, l'expédie à la fons du lieu dit "Barenton". Gauvain n'en croyait pas ses yeux. La fontaine ressemblait à s'y méprendre à la Roche-aux-Fées dont il avait rêvé. Tout d'abord lui était apparu l'Ogre, puis la Dame du Lac de la Vierge à la Licorne qui lui avait confié l'épée Excalibur et le dragon ; puis il avait rencontré ce chat en tout point détestable, et maintenant la source. Que lui arrivait-il ? Etait-il possible que le monde palpable dont il foulait le sol connût mieux que lui-même sa propre intimité ? Tout serait transparent ? Tout serait donc écrit ? Et soudain : " --Grelin, grelin ! Petit lutin ! " Juste à côté de Barenton parut le frère d'Obéron : Ornuphle, pardi; vous savez bien, le nain. Puis il parla d'un autre ton, malgré ses vers de mirliton: " --Salut; grand daim ! Recueille l'eau de tes deux mains, et jette-la sur le parpaing." Notre héros malgré lui (se disant que décidément il n'était pas à une incohérence près et que de toute façon cela ne lui coutait rien de se prêter à ce jeu qu'il jugeait anodin) fit ce que luî dit le nain. " Brrraômm ! " Par Thor, Odinn, et Taranis, voici qu'éclatent le tonnerre, la tourmente, et le feu. Orage au désespoir, déluge incontinent mais bientôt dissipé. Car un certain vieillard dont la barbe est fleurie est sorti du brouillard pour calmer l'euphorie, de sa canne vrillée, dans sa cape drapé. Il porte un torque magnétique car c'est un druide initiatique. Il porte sur l'intrus un regard souverain. Evidemment, voici Merlin. Gauvain ne se sent pas malin. MERLIN : " --Tu aurais pu nous éviter ça, tout de même, jeune homme ! Je ne suis pas sourd, il suffit d'appeler. Je t'attendais, du reste: quand le disciple est prêt le maître se présente. Aussi devions-nous nous rencontrer. C'était écrit. Mais quand ? Or, si tu ne viens pas à moi, je n'irai pas non plus vers toi. Je ne sors jamais des bois, rapport à l'ordalie : on est au Moyen-Âge, là-bas. "Tu es ici dans un sanctuaire dont les temps sont exclus. Tu dois le respecter. Ne joue plus, s'il te plaît, avec les éléments. Comme tu ne le savais pas, on te pardonne cette fois. Mais désormais; évite : changer l'Ordre Cosmique est toujours dangereux. Il faut avoir des raisons excellentes ; non pas égoïstes j'entends, mais d'universelles raisons pour perturber l'Alliance de la Terre et du Ciel. Politiques et Lois, là aussi, cela existe. Partout la Hiérarchie préserve l'Edifice --même si c'est parfois au prix d'un Sacrifice. Mais au rebours des mortels, le pouvoir effectif n'est confié qu'au Sage, c'est-à-dire à celui qui perçoit l'Harmonie. "Et lorsqu'il la connaît, qu'il en est pénétré, toujours il en conclut qu'on n'en doit rien toucher. Il est plus Musicien; Artiste, que Docteur ; non pas théoricien, on préfère son Coeur : Om , namo, baghavaté, vasou dévaya ! " La Nature a laissé à l'aspirant sincère, assez de signatures pour tout son Magistère. La Pomme, pour ne citer qu'elle, si tu la fends à l'Equateur, vois son dessin évocateur : Pentagramme sacré des Eléments secrets, et la Terre, et l'Eau, le Feu, l'Air, et l'Ether, s'y montrent en entier sans que nul ne s'étonne. Il suffisait pour voir, d'observer autrement que le commun des hommes. Et témoins m'en seront : Adam qui connut Ève, Hercule le géant, le père des Sept Nains, et Sir Isaac Newton. "Mais arrêtons ce beau sermon : je n'ai pas prétendu montrer quoi que ce soit. Que chacun pense ce qu'il veut : car ce que la raison n'a jamais pu construire, il la laisse impuissante à pouvoir le détruire. Tu peux également ignorer la Question, croyant du même coup duper le Questionneur. Jeune homme, attention, car comme je l'ai dit souvent: tout te trahit, ô toi qui me trahis. Et crois-tu vraiment que Cerbère appréciera les cachets de saccharine que tu lui offriras ? "Supposons maintenant que tu n'aies rien compris : ne t'en inquiète point, car tout viendra à point. Je te propose une autre Voie, même accessible aux sourds-muets, donnant la Force aux affligés. Je vais t'enseigner le Yoga : le vrai, le pur, celui des Rois. Or donc, écoute ce qui suit : De tout objet dépouille-toi, Sur un tapis allonge-toi, Puis formant la Chandelle, doucement; dresse-toi : Oui, Sarvangasana , la Reine des postures ; La Mère --bien nommée-- qui guérit des blessures. Et chaque jour passant allonge la durée, Un petit peu. Fais-la une heure si tu peux ; Et puis deux, et puis trois : selon ta vraie capacité --À condition d'assiduité. Très grande joie tu trouveras, Bien davantage que tu crois (Pourquoi chercher au loin ce qui se trouve en toi ?) Secrets du Verbe tu sauras ; À vraie Jouvence tu boiras, Et l'Energie de ton Dragon S'épurera dans ton Chaudron, Car Mélusine en sifflant s'élèvera des profondeurs, Te contera mille splendeurs, Te lavera de tes erreurs. Je puis en témoigner: C'est Elle qui m'a fait. Tout le reste, je crois, n'est que littérature, Répète en d'autres mots les Saintes Ecritures ; Retiens fidèlement ce que te dit Merlin : " Bois ton Eau et tais-toi ! " Maintenant, j'en appelle au Soleil tout puissant afin qu'il te dispense force, courage et protection dans l'accomplissement de ton destin et de ta quête : OM BHOUR BHOUVAH SVAHA OM BHOUR BHOUVAH SVAHA OM BHOUR BHOUVAH SVAHA TAT SAVITOU-OUR VARENYAM BHARGO DEVASYA DHIMAHI DHIYO YO NAH PRATCHODAYAT Om, j'invoque la Terre, l'Atmosphère, le Ciel ; contemplons le merveilleux Esprit Solaire du Divin Créateur : qu'il dirige nos esprits. "Ainsi fut initié le preux chevalier Gauvain de la Belle Lurette, lequel pensait en lui-même que, décidément, les voies du Seigneur étaient impénétrables, ne pouvant s'empêcher de considérer à part soi que s'il n'avait pas cassé les couilles de l'Ogre-des-Bois Bouffetous ce soir-là, il n'aurait jamais rencontré Merlin. Pensée dont notre cher maître souriait dans sa barbe vénérable, sachant la part de délégation que lui avait laissé dans cette affaire la Divine Providence. . . Les paroles du Sage sont un bien précieux pour celui qui les met en pratique. Ce n'est pour l'autre, hélas, que source d'embarras. Car il y a loin de la coupe aux lèvres, et le néophyte, peu raffermi dans sa foi naissante au matin de sa vie, a cent mille occasions de répandre à ses pieds le breuvage sucré de la douce sagesse. Aussi en connaît-il rarement la saveur, et souvent, se contente d'en renifler l'odeur. Il préfère douter, en écolier studieux, comme ses professeurs le lui ont enseigné. Aristote l'a dit : " --Le jambon est salé, partant il donne soif ; or la soif nous fait boire, donc, le jambon fait boire et guérit de la soif. " Conclusion : partez dans le désert avec votre cochon, et vous travaillerez bientôt du capuchon. On peut échafauder par la raison tout ce qu'on veut et aussi son contraire. Vraiment messieurs, la belle affaire ! Et pendant que tous ces beaux esprits se liment la cervelle avec le jeu gratuit de leurs catégories, croyant aller partout, n'arrivant nulle part, l'idiot, lui, fait un pas. Un pas ? Voilà qui est bien peu, diront les doctrinaires. Et qu'importe ? Car c'est pas de géant: un seul pas, mais le bon. Les théories sont grises, seul pousse vert l'Arbre de Vie. Or donc, sans plus tarder, Merlin s'en est allé comme il était venu, dans le même fracas, tourbillonnant sur place, brûlant de mille ardeurs, comme torche allumée se muant en brasier ; buisson incandescent à la flamme rebelle ; du jardin du Seigneur tapissé de rosiers, en tornade de feu que Moïse rappelle, il est parti soudain. Et voici que surgit d'où est sorti le saint un bel arbre fruitier revigoré de sève, ce pommier à sept pommes qui jadis tenta Ève. Sept pommes : sept couleurs, allant de l'incarnat charnel jusqu'au violet spirituel. "--Croque-donc ! dit Ornuphle. --Tu te moques, petit nain : me prendrais-tu pour une pomme ? Je ne suis pas le premier homme. Vade retro scientifix ! --Mais non, petit nigaud, ce n'est pas l'arbre que tu crois. Le Serpent s'est planté : il n'avait pas mis ce jour-là, ses deux lunettes sur son nez. Il le paya fort cher, il souffrit dans sa chair, il a depuis beaucoup pleuré. Croque-donc, je te dis : pour chaque fruit mangé, tu trouveras un monde, une cité. Et ces sept soeurs sont tiennes de toute éternité. Tu les portes en toi. Pars-donc les découvrir, pars-donc te mieux connaître. " Gauvain croqua la pomme rouge. Or c'était la pire de toutes... Il était une fois un roi très sage qui vivait heureux avec sa reine dans son palais. Certes, il était un peu gougnafier, mais s'il avait concouru dans l'art de serrurerie avec Louis Capet seizième du nom, il eût assurément remporté le grand prix, tant pour assurer la protection de ses hôtes du cellier, que pour façonner la clé des champs lorsque se fit entendre pour la royauté le premier son du glas. Tous ses sujets l'aimaient car il était bon et en tout équitable. Les pauvres le bénissaient car il veillait toujours à ce qu'ils ne manquent de rien, faisant en sorte de leur offrir chaque soir soupe et logis dans certaine auberge consacrée à cet effet. Les vieux grimoires sapientiaux nous enseignent assez communément que l'on ne doit jamais attendre un retour immédiat de l'obole qu'on donne --ni même donner dans l'intention de recevoir, mais parfois la roue de Fortune accélère sa cadence en vous forçant un peu la main. Et voici comme. Il y avait parmi les gueux du royaume un mendiant plus pauvre et plus pitoyable que les autres ; il était d'entre tous, du sort, le moins favorisé ; il était bouseux, galeux, guenilleux et boiteux, car sa mauvaise jambe était toute étrousquée par le grand maulubec. Outre plus, il avait perdu chez un bourgeois cossu étroit de l'escarcelle, chez qui il secouait un panier à salade pour la misère d'un sou, sa jambe de bois par la fenêtre, laquelle lui fut promptement rendue comme s'il fut canasson par le concierge qui l'avait reçue de sa part de certaine façon. Pauvre homme, on n'est pas plus malheureux ! Or le hasard joint à l'évidence qu'il avait l'assiette aux dents dirigèrent ses pas vers la dite auberge, surnommée tout exprès "l'Auberge de François". "--Ô dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître ? Du ragoût de mouton ! " Et effectivement, notre mendiant adorait le ragoût. C'est vous dire s'il fit honneur au plat bien volontiers, et de franche lippée. Il mâcha même les lauriers. Il mâcha si bien, qu'à la fin, il eut une vision --chose connue depuis les pythonisses de Delphes qui mangeaient du ragoût en toutes occasions : " Je vois, je vois, je vois. .. ce bon roi Philibert qui met sa culotte à l'envers ! " Il eût mieux fait, ce crois-je, de mâcher haricots verts, car il fut aussitôt invité à séjourner dans quelque coin plus frais, à l'abri du soleil, au septième sous-sol. Lorsqu'il eut jeûné octante jours tout entiers dans sa retraite souterraine, qu'il eut bien médité, et que le roi soi-même daigna le visiter dans ses princiers appartements, il cracha un beau molard vert sur le portrait de Philibert. Incontinent ce dernier fut guéri d'écrouelles dont n'avaient jamais eu raison aucun docteur de la maison. Le roi fut si surpris qu'il en oublia toute colère : " --Ah ça ,voilà qui n'est guère ordinaire ! dit le roi stupéfait. C'est un miracle. Mais qui es-tu ? --Graphytis, votre Majesté, pour vous servir. Et que serait-ce, si j'avais ajouté à ma salive indigne du grand monarque que vous êtes, le suc de l'herbe du Saint Esprit ! Cela eût soigné votre Grandeur plus prestement encore, et j'eusse pris grand plaisir, croyez-le bien, à d'autant plus cracher sur votre royal visage, de sorte que j'eusse accomodé votre style de figure en figure de style. --Bien, bien, je te crois. Et drôle avec ça. Sois désormais mon conseiller, mon docteur, mon ami. Je le veux. Gardes, libérez-le ! Et qu'on l'habille sur l'heure dignement. Il ne sera point dit chez moi que Philibert est mauvais roi. " Ainsi fut nommé grand médecin du roy le mendiant Graphytis. On lui remit un sceptre formé de deux serpents entrelacés sur une verge d'or en signe de reconnaissance afin qu'il pût, en toute heure, en tout lieu, exercer le noble art d'Esculape. Le souper à la cour du roi fut plein de réjouissances. Pensezdonc ! Philibert était si heureux de la perte de sa scrofule au cou qu'il la fêta dans l'écuelle, les libations et la ruelle ; ainsi que le font nombre de grands d'ici bas, lorsqu'ils ont quelque sujet de contentement. Car un roi content en vaut deux, et le fait savoir à tous. Aussi ne fit-on pas les choses à moitié. La table du généreux souverain fut garnie des mets les plus raffinés. Tour à tour, on se vit servir en compagnie de gens bien endentés de la soupe de tortue, de la langouste des caraïbes, du caviar de Perse, du saumon fumé sur blinis à la crème fraîche, de la dinde juteuse à point dorée, du foie gras d'oie truffé ad libitum arrosé d'un bon vin liquoreux de Sauternes digne des meilleurs cépages de Bacchus ; du cuisseau de chevreuil aux noisettes, et tant d'autres merveilles qu'à les seulement nommer on évoque tout l'arôme et le mystère des poèmes d'Orient. Ce furent les processions de muscats, de mangues, de figues et de noix, de pastèques, de grenades et d'ananas dont les peuplades des Indes d'Occident se délectent volontiers à la faveur des vêpres tropicales, parmi les bougainvillées, les anthuriums , les hibiscus, les sycomores et les fromagers, bercés par le doux lamento des vagues agonisantes sur les plages aux cent mille cocotiers ourlées d'un sable si fin que l'on se demande par quelle ironie du destin on y assassina et persécuta plus d'innocents en trente années que n'importe où ailleurs dans l'ancien monde en trois siècles de temps. Car sans les "bons nègres" de sa Majesté, et les braves indiens, bien des riches d'aujourd'hui mendieraient dans les rues cette maigre pitance, qu'ils n'accordèrent que d'un air de dédaigneuse condescendance à leurs esclaves, du temps où le trafic du bois d'ébène était monnaie courante. Et Graphytis qui savait le prix que payaient les premiers pour entretenir les seconds dans leur béate opulence et l'oubli de leur médiocrité confortable, se contenta de mâcher quelques feuilles de sauge, et ne se gèna pas pour cracher au visage d'une légion d'invités qu'il soupçonnait fortement de couver quelque mal secret. " --Et j'en vois, disait-il, --surtout parmi les médecins du corps et de l'esprit-- qui auraient l'entendement plus clair s'ils daignaient se mettre à la diète une bonne quinzaine. Après, et seulement après, ils pourraient prodiguer leurs conseils aux autres. --Et moi ? lui demanda le Pape de l'Antéchrist ou tel haut fonctionnaire dont on me pardonnera d'oublier jusqu'au nom mais pas sa moustache qui comptait autant de poils que lui de fourberie, quelle durée me prescrivez-vous ? --Un an , Saint Père. Guérissez ou crevez, il n'est pas d'autre choix. Que Dieu, la Nature, et le Diable vous assistent : ils ne seront pas trop de trois. Et pour achever mon ordonnance, j'y ajouterai ceci. --Qu'est-ce ? --Des pètes de loup-garou, Monseigneur. Celui-là même qui égorgea dans leur enclos les brebis de votre paroisse la lune passée. Prisez-les, cela fortifiera votre souffle, et peut-être l'inspiration de vos sermons dominicaux s'en trouvera-t-elle puissamment améliorée. " Et, pour une raison que vous apprendrez plus tard, le Pontife pâlit et grimaça d'une manière qui n'avait rien d'équivoque et qui en disait long sur sa pensée du moment. Et maints propos de semblable farine. Tout cela dans un cadre somptueux gracieusement offert par le contribuable, un palais de Maharadjah aux innombrables colonnades ciselées de sinueuses arabesques enlaçant une myriade de gemmes incrustées, cristaux à l'ineffable splendeur retenant captive toute la mémoire des univers réunis comme autant de poussières d'étoiles emprisonnant la lumière des temps originels jusqu'à l'ultime délivrance, lorsque viendra enfin cet être tant promis et tant attendu quî rendra leurs yeux aux consciences aveugles et congédiera Léviathan dans ses puants quartiers, le jour de la Grande Révélation. Le lambris abondait dans les salles voûtées, et l'étoffe de soie chatoyante des tapisseries dont la pourpre n'avait d'égale que celle des flamboyants du parc domanial aux frais et riants bosquets en clair-obscur tamisé, semblait un gigantesque camaïeu mural que seules de grandes prétresses familières des Parques auraient pu ouvrager sans se fourvoyer dans le labyrinthique et délicat lacis des nuances. Le souffle de la brise caressait les terrasses suspendues et jouait sa mélodie veloutée de flûte traversière en sifflant dans les corridors par les ouvertures des fenêtres tel que le fit Krishna dans son pipeau à sept trous au commencement du monde; et semblait en accord avec le suave frémissement des branches du dragonnier, de l'yeuse et du coudrier que les colibris à la robe d'aventurine et de turquoise et les canaris orangés agrémentaient de leurs chants de piccolos, égrenant tantôt leurs notes et tantôt les précipitant en un feu d'artifice sonore se prolongeant dans un long roulement de trilles et de grupetos dont l'abondance rivalisait avec la luxuriante richesse de leurs plumages colorés, contrastant avec la sobriété de l'onde claire des fontaines à têtes de dauphins et de tritons qui, paisiblement, telle l'huile d'olive onctueuse et parfumée de nos collines provençales s'échappant de la jarre trop remplie au sortir du pressoir, s'écoulait dans un murmure discret à peine troublé par les sauts brusques et furtifs des carpes à l'écaille dorée dans leurs bassins profonds où se mirait dans l'eau bleue la lune à la rousse chevelure, et par le cancannement nasillard et lointain des canards sauvages qui jouaient du hautbois depuis leurs mares bourbeuses bordées de souples roseaux ondulants, reprenant tous en choeur le thème entonné par les violons sylvestres au vibrato moëlleux. Puis le vent coulis épousait toute forme morte ou vive, et l'invitait à danser le menuet, s'amusant des cordes et des toiles des tentes de la garde royale, les unes parcourant la lyre apollinienne sous les doigts agiles du puissant dieu Eole, les autres imitant le claquement sec des percussions, ordonnant le tempo de cette symphonie bucolique toute empreinte de majesté que rien ne pouvait arrêter, pas même les imposants remparts de la propriété privée, fi des murs, fi des enclos, fi des monts, fi des vallées, ni le regard doublement attentif du hibou bienveillant ou du renard moqueur Croquepoulet dérobant en toute impunité quelque poule imprudente, ni celui du sanglier furieux que Diane a blessé de sa flèche d'argent décochée au hasard de sa course un soir de grande vénerie dans un crépuscule ouaté au fondu rose et vert, enivrant du sommeil du juste par sa coupe d'hydromel tous les innocents hôtes des bois aux ramures mordorées que commandent le Roi-Cerf et le Lion altier dissimulant sa griffe mystique sous un fin gant de brocart qu'il n'hésiterait pas à jeter à la tête du premier seigneur qui aurait l'outrecuidance de pénétrer ses terres ; car "la colère du Roi, comme dit Salomon, est terrible : surtout celle du Roi Lion ". Derrière, en filigrane, on pouvait deviner la lande qui s'étendait à perte de vue, loin, très loin jusqu'aux marais sulfureux dont peu d'âmes égarées réchappaient --non, pas même l'innocente Ophélie ravie dans son seizième printemps, lesquels entouraient un lac aux brumes épaisses enveloppant comme manteau d'ermite la fameuse île de Chrysoland , cité sacrée des fées patronées par Dame Viviane, et que l'on ne pouvait atteindre que si cette dernière l'octroyait au voyageur patient qui devait lui soumettre par trois fois sa requête. Alors, une nef pilotée par quelque passeur moins corruptible que le nocher des enfers Charon tout juste bon à faire de l'anthracite pour le diable, s'en irait le chercher pour le conduire à bon port, au terme d'une périlleuse traversée qui n'avait rien à envier au redoutable Achéron. Le royaume de Chrysoland est la plus merveilleuse contrée qu'il m'ait été donné de visiter tout au long de ma carrière d'explorateur bien remplie. J'ai connu les mille charmes de la jungle indienne peuplée de fières panthères au noir de jais gardant jalousement le seuil de temples en ruines primitifs, ces temples réputés pour l'indescriptible foisonnement de représentations tantriques aux suggestions libidineuses qu'ils offrent au regard ébahi de l'européen peu féru de symbolique indoue ; la forêt bengalie aux tigres à la pelisse brochée et orangée, tapis sournoisement parmi l'hysope et le vétyver ; celle des singes rieurs vous narguant depuis le faîte d'un banian qui aurait pu abriter le Bouddha soi-même. J'ai sillonné maint sentier dans les pays du monde entier ; j'ai arpenté les landes magiques où j'ai glissé sur je ne sais combien de korrigans qui m'ont tiré par les pieds ; j'ai connu les féériques lagons des atolls coralliens du Pacifique, et fus envoûté par le son du lambis ; j'ai gravi, escaladé, raclé plus de montagnes que le Yéti au crâne en noix de coco n'en n'épouvantera jamais ; je me suis perdu dans les crètes immaculées du toit de l'Asie et faillis plus d'une fois participer de l'éternité de ses neiges insondables. Mais, en vérité, celui qui a vu tout cela sans avoir séjourné en terre de Chrysoland n'a jamais rien connu. Quel poète pourrait chanter la beauté sauvage, la puissance surnaturelle, et la douceur infinie des êtres qui y goûtent un repos bien mérité, si ce n'est un Virgile, un Homère ou un Anacréon ? De tels hommes ayant depuis longtemps disparu de la face de notre mère Terre, n'ayant pas moi-même la prétention d'arriver à leurs chevilles, je prends la sage résolution de me taire : ainsi ne me rendrai-je pas coupable de vanité sacrilège ni de trahison. Néanmoins, les plus hautes instances m'ont autorisé à vous relater les étranges circonstances qui me conduisirent à Chrysoland. Ceci se passait en des temps très anciens, alors que j'étais Grand Scribe de cette nation d'Afrique dont vous admirez tant les mausolées pointus et les momies en bandelettes, que vous en oubliez presque qu'elle fut un jour plus vivante et prospère qu'aucun de vos Champollions n'aura le pouvoir de les imaginer jamais. Je servais fidèlement mon roi, l'unique, le grand, l'immortel Akhénaton, et je loue sa mémoire avec respect et humilité devant les trois mondes et l'immensité des sables du désert que je prends à témoin, car ce fut un être authentique qui consacra sa vie à se poser avec un courage d'intrépide guerrier les seules questions qui valent la peine d'être posées dans cette existence, ô combien éphémère et transitoire. Ainsi vîmes-nous apparaître, au crépuscule d'une nuit de printemps de la douzième année de son règne à la verticale de la Grande Pyramide, un point plus mobile et plus lumineux que les étoiles. Il descendait tout droit de la constellation d'Orion le Grand Veneur; puis ce point se mua en tache, laquelle se précisa bientôt sous la forme d'une superbe assiette d'or, ou plutôt d'une superposition de deux assiettes collées en opposition qui se déplaçaient par saccades en vrombissant, comme cet objet infernal que, dans votre civilisation bruyante, vous avez baptisé d'un nom que j'ose à peine prononcer sans trembler tant il inspire de terreur à nos dieux au regard fendu en amande et à la patte de velours : ah, qu'il m'en coûte de te nommer, infâme "aspirateur" ! Pardon maître, ne grognez pas ! Cette soucoupe atterrit avec souplesse, grâce, et lenteur, avec plus de prestance que ne sauraient le faire les doux tapis volants de mon ami Mammoud. Tout le monde s'était enfui sauf moi, car les premiers instants de crainte dissipés, seule mon incurable curiosité demeura. Quatre têtes sculptées ornementaient les flancs du vaisseau spatial : une tête de vautour face au Septentrion, au Midi une tête de veau, un chacal à l'Orient et un requin à l'Occident. C'est alors que sortirent de l'arche trois bipèdes à la peau toute bleu et aux oreilles en forme de tuba. Je fus troublé par cette apparition car, à ces détails anatomiques près --ainsi que quelques autres que je tairai par respect pour les dames, ils avaient l'air aussi humains que vous et moi. Ils parlaient la Langue Universelle des astres dont sont issues toutes les nôtres ; ils raffolaient de l'anagramme et du verlan. " --Goulou , goulou , goulou , SUOV TESE NIEB SNOC ! Goulou, goulou", me dirent-ils, ce qui signifie aproximativement : " --Bonjour, nous sommes vos instructeurs, les Jardiniers de la Terre, et le Seigneur nous dépêcha parmi vous pour une nouvelle mission. Nous sommes venus jadis vous révéler les secrets de l'Architecture, de l'Ecriture et du Chant, ainsi qu'à vos frères mangeurs de fêves de cacao du couchant qui nous dessinèrent sur leurs murs en habits de cosmonautes afin de témoigner. Nous venons à présent vous transmettre la science infuse et vous mettre en contact avec l'Île-desbienheureux-qui-savent-tout, par-delà les nuages cotonneux et au travers de la nappe entortillée de l'Espace-Temps négativement courbé que démontrera le grand chamane Amin-Kow-Ski , quand viendra le terrible siècle du champignon de feu. " Figurez-vous mon désarroi devant de telles paroles. Je croyais que nous étions les seuls à pouvoir parler, que l'Univers avait été créé pour nous servir de cour de récréation. Et puis, comment pouvait-on être extra-terrestre ? Voilà qui surpassait mon entendement. Être un homme, passe encore, mais extra-terrestre ? Et voici que ces trois singuliers personnages me proposèrent un petit tour de soucoupe. Vous pensez bien que j'étais trop content de vivre une telle aventure, et que pour rien au monde je n'aurais refusé l'invitation. Et voici que nous nous envolâmes dans la tendre quiétude de la nuit étoilée, et j'eus l'occasion d'admirer de plus près Cassiopée, Altaïr et Beltégeuse, et combien de nébuleuses bleues, vertes, et rouges, dont la contemplation pleine de délices me confortait dans cette opinion que je m'étais déjà forgée et qui ne s'est pas démentie depuis trois mille ans, que la méditation solitaire est de loin préférable à la compagnie des sots, et que la connaissance devrait contribuer à nous rendre meilleurs. Comme j'étais intrigué par le mode de propulsion de l'engin et que je m'interrogeais intérieurement, le plus grand humanoïde du trio qui devait être le chef, et qui avait décrypté mes tacites pensées par je ne sais quelle faculté télépathique, me répondit qu'il n'y avait qu'à suivre bêtement les rails des "lignes de moindre action de l'espace", les géodésiques, grâce à la mise en oeuvre de "forces électro-magnétogravitatio-psychiques" qu'un vieux savant fou du XXème siècle essaierait vainement de démontrer aux yeux de ses mécréants de contemporains à la cynique suffisance qui ne le croieraient pas, et qui se contenteraient de lui ricaner à la figure lorsqu'il leur parlerait de "Champ Unifié de Création Pure". Car ceux-ci s'accrocheraient encore longtemps à l'espace des imbéciles, des cinq sens illusoires, de l'exploitation industrielle, de la conquête martiale, celui à trois dimensions et du canard boîteux, pour lequel on réserverait tous les crédits de recherche, jusqu'à ce que le canard en question se mette à caguer de partout comme un malpropre en répandant l'insoutenable infection. il est vrai que chaque homme ne conçoit les choses qu'à son image... Mais reprenons notre propos. Il s'agissait de modifier la structure spatio-temporelle locale, la fameuse métrique ds2=c2dt2-dx2-dy2-dz2 , grâce à l'usage de champs pulsés induits par l'astronef, et partant, la courbure scalaire d'Univers K. Il disait aussi qu'il nous trouvait absurdes, nous autres terriens, d'affirmer logique que les planètes décrivissent une ellipse autour du soleil, mais complètement con que notre conscience gravitât de la même façon autour d'un centre appelé Dieu, le Soi, l'Être Véritable, notre Soleil Spirituel ou tout ce qu'on voudra, de sorte que finalement, la Réincarnation n'était qu'une application particulière des lois de la Gravitation Universelle. Je ne comprenais strictement rien à la démonstration du zoranien --car il venait de la planète Zoranius , mais je l'écoutais malgré tout, ne fut-ce que par politesse, mes maîtres de sagesse m'ayant enseigné qu'il ne fallait jamais se moquer de ce que l'on n'avait pas soi-même longuement étudié et compris. Là-dessus il m'expliquait que tout reposait sur la célèbre formule de Kabbalius où le premier membre désigne la variation de la courbure d'Univers le long de la géodésique empruntée en un point donné, dE celle de l'énergie par tête de poule associée au champ induit en ce même point, et n le nombre de poules aux oeufs d'or qu'il fallait introduire dans l'appareil pour dégager l'énergie nécessaire à l'obtention de l'écart de K. C'est pourquoi les zoraniens mesuraient la puissance de leurs astronefs en poules alchimiques et non en chevaux-vapeur. Il était de la plus grande importance, me disait-il, que ces poules sortissent du poulailler de frère Gallinaccio , et qu'elles eussent jeûné 108 jours d'affilée afin qu'elles transmutassent les cailloux en or, et que c'était grâce à cette subtile opération que l'on générait la précieuse énergie, dont la nature était essentiellement liée au psychisme des poules. On pouvait en outre remarquer dans la relation que E variait dans le même sens que K , ce qui voulait dire, puisque la courbure d'origine était négative, que pour un certain nombre de poules, la courbure s'annulait et rendait l'Univers "plat" localement, ce qui mettait momentanément en contact les deux composantes connexes de l'espace courbe hyperbolique de référence, et permettait donc de pénétrer dans le Demi-Univers jumeau symétrique du notre. Enfin, pour un nombre très grand de poules, l'Univers se refermait localement sur lui-même en un aveuglant trou noir, ce qui permettait d'être partout et nulle part à la fois et de voir la Création dans sa totalité, comme avec l'Oeil de Dieu. D'où l'explication de cette colossale quantité de cailloux que je voyais amassés un peu partout à bord du vaisseau, et de ces nombreux caquètements que j'entendais, tout droits venus de la salle des machines, et que j'avais tout d'abord pris pour quelque dialecte zoranien. Le voyage fut très bref, dans la nef: environ cinq minutes. Nous atteignîmes la terre de Chrysoland, où Dame Viviane et le Druide Ockham nous accueillirent très chaleureusement, et ce d'autant plus qu'il était l'heure de goûter avec les enfants, et que l'on pouvait sentir et voir s'élever par volutes dans l'espace subtil le délicieux arôme du chocolat chaud et du croissant au beurre. Mes instructeurs me laissèrent et me firent don d'un talisman dont le motif principal ressemblait à la lettre grecque majuscule "phi" : une tige verticale coupant un cercle. Quant à la suite de mon exploration, comme je l'ai déjà expliqué, il n'est pas en mon pouvoir de vous la raconter, car on me fit boire le breuvage de l'oubli à la source du Léthé. Tout ce que je puis ajouter, c'est que Chrysoland possède quelque lien occulte avec une certaine Atlantide qui fit couler autant de sang que d'encre, et que l'on peut s'y rendre en voyage astral, si Dame Viviane le permet. . . Or Dame Viviane, voyant combien les hommes étaient nonchalants en matière d'évolution spirituelle, avait décidé de se porter au-devant d'eux pour les instruire sur l'Energie Cosmique Primordiale endormie au plus profond d'eux-mêmes, la fameuse déesse-serpente Kundalinî lovée au bas de leur colonne vertébrale, cette lumière prisonnière des ténèbres que la Ténèbre ne comprend pas, ce feu qu'il faut avoir l'audace de dérober au diable pour voir Dieu en face, leur Mélusine intime qui , lorsqu'elle s'élancerait le long de leur rachis en prononçant le Son Unique, germe de tous les autres, leur enseignerait peu à peu tous les arcanes du Réel, au fur et à mesure qu'elle percerait chacun des sept Chakras en les déployant, les sept Roses de leur Arbre de Vie, et ce , jusqu'au grand embrasement final du "Lotus aux mille pétales", le Brahmarandra , le "trou de Brahma" au sortir des fontanelles dans lequel siège la Béatitude Eternelle de la Conscience Infinie qui leur confèrerait la Délivrance en tranchant tous les liens de la transmigration et du karma, qui n'est qu'errance et souffrance encore et toujours renouvelée des âmes en état de séparation d'avec leur centre divin. C'est pourquoi, ne sachant que trop bien à quoi se limitait l'entendement de la plupart des hommes, Viviane prit l'apparence d'une courtisane prénommée Sophia lorsqu'elle se rendit au royaume de Philibert afin de se placer à la portée du commun, y compris de celui qui n'était pas assez fortuné pour entretenir à longueur d'existence les fantaisies d'une épouse dépensière, ce que le roi lui-même ne pouvait faire. Faut-il qu'elle fut compatissante ! Brave et pauvre Sophia. Grande soeur, les mortels ne t'ont pas comprise et aucune misère ne te fut épargnée. Certes, au début tu fus respectée, et même adorée selon ton rang, car le roi avait fait de toi sa favorite et conseillère. Tu étais Grande Prétresse, et tu apprenais aux hommes immatures que l'art d'aimer était chose sainte et sacrée ; tu leur apprenais l'art de façonner la pilule d'or des alchimistes taoïstes chinois, l'art de spiritualiser la Matière et celui de matérialiser l'Esprit ; tu leur apprenais surtout que la porte de retour à l'Eden était la même que celle qui en avait fait sortir, mais dans l'autre sens, comme toutes les portes. Que comprenne qui doit. Hélas, trois fois hélas ! il a fallu, pour le plus grand malheur de tous, que le roi ait un archevêque assoiffé de pouvoir temporel comme Premier Ministre, qui s'accrochait à ses privilèges comme une chèvre aux rideaux du séjour. Il s'agissait de cet imbécile de Nigôdesaddaminus , lequel crevait d'envie et de jalousie sous sa soutane. Aussi, afin de parvenir à des fins peu avouables, inventa-t-il la morale. Il décréta que tout ce qui provenait de la femme était mauvais, car dicté par le Démon ; et que celle-ci devait racheter sa nature diabolique par une éternelle soumission à l'homme tout puissant; en s'abêtissant autant que faire se pouvait dans la bigotterie ou l'animalité, et gnagnagna. Ce qui ne l'empêchait pas de coucher avec la reine, et de la complimenter sur son "beau petit cul de génisse". Evidemment; comme par hasard, tous les "textes sacrés" depuis l'Aube des Temps --ou du moins le jour suivant, ont été écrits, transmis et perpétués par le genre mâle. On sépara le "charnel" d'avec le "spirituel", c'est-à-dire que d'une totalité vivante et intégrée on fit deux morceaux sans raison d'être qui se livrèrent la guerre indéfiniment pour essayer de s'en trouver une. Et ce fut sur cette Terre le commencement de l'Enfer, car l'équilibre des polarités complémentaires fut rompu... Divide ut reqnes. Le désir fut proscrit, et on le remplaça par l'hypocrisie, la frustration, la culpabilité, et le mariage aseptisé pétri de conventions --sinon d'intérêts financiers, ce qui est encore pire que de vivre seul. Et si toutefois certains recherchaient le plaisir, celui-ci devenait licence par sa démesure, ce qui apportait un peu plus d'eau au moulin des zélés dévots qui trouvaient un tacite encouragement dans la veulerie des fidèles. Bref, les frères ennemis se campèrent dans leurs positions chaque jour davantage, et à force d'avoir tous raison ils en devinrent idiots, et malheureux à force d'idiotie. Ainsi donc, la belle Sophia avait-elle été disgraciée et rétrogradée au rang de vulgaire catin publique, et fut-elle condamnée à officier dans l'Auberge de François, en compagnie de ses soeurs d'infortune Sandra, Malika, Sonia, Manuella, Christina, Maria et coetera subissant les caprices et la perversité de toute une clientèle de cochons bourgeois qui pensaient qu'argent et position sociale pouvaient tout permettre et tout acheter. Nous épargnerons les détails à la respectable assistance. Certes, bien que tout soit égal aux yeux du Sage, ni la Bête, ni l'Ange ne l'effrayant, nous ne nous ferons pas complice des fantasmagories du lecteur, qui peut tout aussi bien imaginer ce qu'il veut. Toujours est-il que les notables constituaient le plus gros de la clientèle, et que l'on pourrait facilement en deviner les titres, les charges, et les noms. Sur le sofa bleu, le Député *** , sur le sofa rose le Ministre de ***, et sur le manège à chevaux de bois à bascule du lupanar, qui voit-on ? Mais n'est-ce pas ce bon Monseigneur l'Archevêque ? Mais que fait-il ? N'est-il pas en compagnie de cette pauvre Christina ? Mais si , mais si ! Et puisque nous en sommes à ce terme, il est bon de faire connaître au lecteur que l'Ange et la Bête ne sont pas toujours là où on croit. Ainsi existait-il sous la capitale du royaume --comme dans toute grande ville moderne et bien entretenue, tout un enchevêtrement de boyaux souterrains, égoûts , voirie et catacombes, qui tissaient une véritable toile d'araignée géante aux mailles resserrées protégeant sans parti pris tout un peuple de marginaux : clochards, brigands voleurs et assassins, extrémistes politiques des deux bords, opposants hérétiques à l'Eglise du Pape et à l'Inquisition, la Sainte Inquisition elle-même qui les y cherchait --car elle avait ses entrées partout, même à l'Assemblée Nationale ; des occultistes de tout crin, des juifs non convertis, des catholiques honnêtes, des cagots, des cathares, des alchimistes qui cachaient leurs poules aux oeufs d'or comme des gnomes aux ignorants, des prêtres d'obédience templière. Et tant d'autres martyrs qui en étaient réduits à tenir compagnie aux rongeurs et aux cloportes, tous égaux, tous frères devant l'abominable pestilence des exhalaisons des intestins de Léviathan alimentés par les gens propres, "ceux d'en haut". Mais que l'on ne s'y trompe pas, ce monde sinistre, sombre et sordide, avait aussi un roi, Toutalégou. Il ressemblait à s'y méprendre à Graphytis, ce qui n'étonnera guère le lecteur lorsqu'il saura qu'il était son frère jumeau. Nombre d'histoires accréditent le fait que, fréquemment, lorsque deux frères sont physiquement identiques, ils diffèrent en tout dans leurs tempéraments. Si l'un est sage, l'autre est agité ; l'enfant modèle et le terrible garnement. Et pourtant, malgré leur disparité d'âmes, ce que l'un ressentait, l'autre en était vite averti par quelque signe intérieur. Mais le premier éprouvait et comprenait les choses parce qu'il le voulait, au lieu que le second ne le voulait pas, se mentait à lui-même, et donc à tout le monde, et il assassinait sept hommes par jour qui ne mouraient qu'une fois, quand lui mourait sept fois, car ce que l'on fait à autrui on est le premier à se le faire. Aussi ne pouvait-on jamais se fier à Toutalégou, et s'il vous guidait dans les humides catacombes, c'était pour mieux vous y perdre et vous tuer. Voyez ces ossements, et ces crânes empilés à la millénaire grimace ; voyez tous ces cadavres décharnés et dégueulasses pendus à des crochets, sentant l'infecte pourriture, privés de sépulture et laissés aux asticots, la vermine et les vers : combien vous diraient, si leurs bouches torturées, brûlées et broyées, pouvaient parler encore, ce que ce monstre a fait ? C'était un vautour; un démon, un tortionnaire, et pourtant il aimait sa famille comme nous. L'inacceptable; c'est qu'un être de cette sorte puisse avoir quelques sentiments comparables aux notres. Si le pur Malin existait incarné, cela serait trop simple, il serait moral de le tuer soi-même : mais tout est mélangé et tout est dans tout; en eux, en vous, en moi. Tragédie. Paradoxe. Cela, un homme ne le peut juger ni résoudre. Le Mal est-il nécessaire ? La souffrance infligée par autrui a-t-elle un sens ? Pourquoi Jésus demanda-t-il à Judas de le vendre ? Et Dieu doit-il mourir pour prouver son immortalité ? L'Art lui-même est souffrance. Souffrir dans l'enfantement de l'Oeuvre. Pourquoi faut-il descendre, pour pouvoir s'élever ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Or il y avait aussi dans ce dédale dégoûtant, les nochers de la voirie, les égoutiers. Ces pauvres malheureux étaient condamnés à ramasser les immondices que les gens d'en haut déversaient sur eux. Et ces hommes --car c'en était-- mouraient frappés de quelque mystérieuse maladie quand ce n'était la peste en habits noirs qui les fauchait de sa faux. Ils enterraient leurs morts la nuit, dans le secret. Et si vous saviez ce qu'ils découvraient sous les maisons de certains ! En particulier sous certaines institutions ! On pouvait d'ailleurs, rien qu'à l'état des lieux; et grâce à un ingénieux procédé, déterminer les quartiers visités. Ainsi on avait pris l'habitude d'apporter avec soi un rat en cage, qui servait d'indicateur coloré : si le rat était blanc, c'est qu'il n'y avait au-dessus qu'une place vide, ou au pire, un foyer de chômeurs dont la société ne voulait plus ; s'il était gris, c'était une taverne médiocrement fâmée ; s'il noircissait; on abordait les quartiers plus aisés. Le rat creva : "--Numéro 666 , c'est le Palais du Roy. L'Enfer finit ici, tout le monde remonte !" Revenons-donc à la cour de Philibert, puisque nous y sommes. Notre bon roi avait pris l'habitude après ripaille et jeux de mains sur la paille, de donner audience au peuple afin de rendre justice, et de régler les éventuels différents de ses sujets. Et justement, voici que se présenta devant lui une espèce de grand fou chevelu à la tête de loup qui bavait de la mousse blanche comme s'il avait mâché du savon de Marseille et qui, dans son délire entrecoupé de nombreux hoquets comme s'il s'était saoulé au ratafia, riant et pleurant à la fois, tenait un discours confus ; un incompréhensible charabia à propos d'une pomme rouge qu'un nain facétieux lui aurait conseillé de manger, afin disait-il, tout en gesticulant comme un homme d'affaires napolitain, de connaître l'Univers et les dieux. À l'en croire, il était chevalier, se prénommait Gauvain, et jurait dans son patois aux nuances châtiées, que s'il mettait jamais la main sur cet infâme nabot, il lui ferait subir l'épreuve du lit de Procuste en l'étirant jusqu'à ce qu'il ressemblât à un certain Bouffetous qui sévissait dans la forêt de Brocéliande, en qualité d'ogre monstrueux. Imaginez la tête du roi, si vous le pouvez ! Car de mémoire de monarque, il n'avait rencontré de personnage aussi incohérent, aussi incongru. Mais Philibert quelque peu aviné, avait plus envie de rire que de prendre ombrage ; aussi le fit-il nommer sur l'heure "grand-chevalierpourfendeur-de-nains-du-Roy", ce qui amusa beaucoup Graphytis qui connaissait notre homme pour la raison que vous savez. Après quoi Philibert l'invita à une partie de trictrac, chose que ses anciens médecins lui avaient pourtant formellement défendu --ainsi qu'un autre jeu d'Extrême Orient qui faisait fureur à la cour, le redoutable Nintendodo-- car cela lui provoquait des crises soudaines de tremblements nerveux et de bégaiements, suivies de longues périodes d'extase contemplative où il observait au plafond, l'oeil exorbité et la bouche béante, le vol alambiqué d'une mite kamikaze, comme l'eût fait mon chat aux aguets. La partie fut des plus animées, d'autant plus que Monseigneur l'Archevêque qui sortait tout droit de l'Auberge vint se joindre à la compagnie de tous ces gai-lurons qui s'entendaient comme larrons en foire: " --Foutre Dieu ! dit-il, ferais-je jamais un double six ? Votre Majesté a une de ces veines ! Vous me ruinez. Et le roi : --or ça , il ne tient qu'à vous de miser votre coquet hermitage de campagne de cinquante arpents, ainsi que toutes les gueuses et mignons que vous y entretenez, qui , soit dit en passant, me suis-je laissé dire, vous y rendent le séjour fort divertissant. --Ma foi, Sire, vous avez raison; et si vous me battez, je me contenterai modestement de mon château secondaire, de mon harem privé, et de mes cent mille écus de rente annuelle : c'est bien assez pour le septuagénaire que je suis, et amplement suffisant pour m'acheter une conscience plus présentable devant Saint Pierre que j'irai voir bientôt. Car il faut toujours s'acheter une belle étoffe neuve de pourpoint pour les grandes occasions, n'est-il pas vrai ? Du reste, Satan --que j'ai vu justement ce matin, m'a recommandé auprès de lui, car vous savez qu'il fut crucifié la tête en bas, ce qui crée tout de même pas mal de liens avec le Malin : Demon est Deus inversus. Et en matière d'inversion, je m'y connais. Ah ! Foin ! J'ai oublié une pantoufle au bordeau ! Monsieur le médecin, seriez-vous assez aimable pour l'aller quérir de ma part ? --Aussitôt, Monseigneur : j'y cours, j'y vole, j'enfile sans différer mes chausses aux blanches ailes. --Permettez que je vous accompagne, dit Gauvain : une bonne partie de divan me fairait beaucoup de bien. --Allons-y donc, Messire. " Et tous deux de partir. En pénétrant à l'Auberge, ils croisèrent uneespèce de ravi de la crèche en tenue de nuit; l'un de ceux qui vous rient au nez quand vous leur contez vos peines ; qui , conviés à quelque soirée mondaine chez la Marquise de *** --laquelle dépensait en trois heures de temps ce qu'elle avait dérobé d'esprit chez les autres en trois mois, après que celle-ci ait longuement disserté sur les qualités et les défauts d'un artiste très en vue, s'inquiétant enfin de leur docte avis, lui répondent en jouant du couvre-chef d'un "bonsoir ma petite fille" ; le même, que vous rencontrez à la messe en costume de bal masqué et parfumé comme une cocotte à cent francs ; lui toujours, qui se heurte le front à un réverbère, puis s'excuse avec confusion auprès de Monsieur auquel il offre gracieusement les commodités de son carosse en guise de réparation au préjudice causé ; le même qui persiste et qui signe, qui se mouche avec le chiffon de la bonne et urine dans les escaliers qu'elle vient tout juste de frotter, se croyant aux latrines ; lui encore, qui fait arrêter celui qui le reçoit civilement, l'ayant pris pour un voleur s'attaquant à ses biens, car cet idiot se croit partout chez lui : " --N'auriez-vous pas vu la pantoufle de Monseigneur; par le plus grand des hasards ? --Tenez, mon brave, dit-il, farfouillant distraitement dans la poche de sa robe de chambre, ce sont-là toutes les pantoufles que j'ai sur moi." Et il leur tend les dessous affriolants d'une célèbre chanteuse des Amériques au nom vaguement italien qu'il vient à l'instant de quitter, car le Génie du canapé l'avait mordu aux fesses, et lui avait fait danser le rigaudon avec la belle comme un beau petit faune toute la nuit. " --Alors, Messire Gauvain, dit Graphytis, quelle fut la cause réelle de votre agitation de tantôt ? Car n'allez pas me faire prendre des vessies pour des lanternes : ne me dites pas que c'est un nain qui vous a mis dans un tel état, je ne vous croirais pas. Non, non, non, ironisa Graphytis qui savait très bien de quoi il retournait. --Mais si, je vous assure. Aussi incroyable que cela puisse être. " Et il lui conta en détails toute l'histoire que vous connaissez déjà. " --Il est vrai cependant, poursuivit Gauvain, qu'une autre cause pourrait en être l'origine ; ce fut, en tout cas, la goutte qui fit déborder le vase. --Ah ! Tiens, tiens, mais dites-moi donc cela, cher ami. --Ce matin, je fus intrigué par l'intérêt fébrile que semblaient porter les citadins à une liasse de parchemins qu'ils s'arrachaient tous des mains. --Aïe, je crains le pire, mais poursuivez. --J'en achetai moi-même un exemplaire à un jeune homme barbu au teint basané dissimulé sous les pans de son burnous, qui criait dans la rue à qui voulait l'entendre, que ces papiers informaient des actualités du royaume. J'en lisais la première page, lorsque je fus brutalement saisi d'une mauvaise colique accompagnée de violentes nausées. Et un voisin charitable qui riait de mes déboires à s'en rompre les côtes, m'expliqua qu'il ne fallait jamais rien accepter de la main d'un jésuite nigôdesaddaminusien. --Hi, hi, hi ! Vous avez lu un journal jésuite ? Mais ne savez-vous donc pas que c'est un poison affreux, une très dangereuse médecine, et que, moi qui suis médecin depuis plus longtemps que vous n'êtes né , je n'en prescris à mes malades que dans les cas de vérole incurable ? Et encore, une seule page suffit. Heureusement, Messire, que vous n'avez pas tout lu , cela vous eût été fatal. Si j'étais vous, j'irais courir acheter certaine Gazette traitant à sa manière de la mode et de la vie sentimentale des célébrités du monde, cela vous laverait agréablement l'estomac et le cerveau, et, dans le pire des cas , cela ne vous intoxiquerait pas : vous vous endormiriez bien vite d'un sommeil réparateur dix fois préférable à l'ennui de le lire. " --Mais vous parliez des jésuites ? --Ah, quant à eux, il faut que je vous en raconte une bien bonne. Figurez-vous qu'il y a de cela quelques lustres, Dieu voulut envoyer icibas en délégation et en observateur l'Ange Coulebiel, afin de renouveler le message de bonté de son fils auprès des hommes. Et bien, figurezvous que l'infortuné émissaire atterrit dans un potager jésuite où il fut battu comme plâtre, et fessé jusqu'à l'écarlate de la main même de l'Abbé qui avait sa conception personnelle des amours fraternelles. À tel point qu'il lâchait des bombes insecticides sur ses frères pour en déloger les mites, et les conviait fort aimablement en camp de vacances afin de les mieux aimer, leur procurant ainsi l'occasion de se refaire une mine en accomplissant de sains travaux champêtres, à la houe, au sillon et au soc ; ou bien de l'élevage en vue des abattoirs. Vous pensez bien que l'Ange ne se risqua plus dans telle entreprise insensée ! Il en fut quitte pour une tendre volée de bois vert. Et encore, dut-il remercier ! Il faut dire que je me sens moi-même un peu coupable : je n'aurais jamais dû enseigner à un tel homme la respiration qui souffle le chaud et le froid (on prend l'air d'une narine et on le rejette par l'autre après l'avoir retenu un certain temps dans ses poumons, et réciproquement), car il a détourné cette connaissance pour en abuser et mésuser. Et encore, je ne vous parle pas de la fois où il dressa son peuple docile comme moutons de Panurge; contre les royaumes voisins, sous prétexte que son chef avait dérapé sur les pètes du loup-garou dont j'ai parlé tantôt. Mais motus. C'est là un terrible secret d'Etat qui sent l'huyle de roche et le champignon de feu, et je donnerais cher pour savoir à quelle nation appartient le soi -disant animal que personne ne vit jamais, fors Monseigneur. " J'interromprai un instant Graphytis pour éclairer davantage le lecteur sur la fameuse affaire, car je crois savoir de quoi il retourne exactement. L'autre jour, à Chrysoland, j'ai croisé un loup-garou repenti qui m'a conté l'histoire que voici : " --C'était pour moi; en ce temps-là, la période des vaches maigres. Mon escarcelle était vide, point de dîner; point de logis. Pourtant; j'avais mon Doctorat de Loup-Garou ! Hoûoûoû ! Aussi entrepris-je bien naïvement de présenter ma requête auprès de Monseigneur; étant donné son pouvoir discrétionnaire. J'écrivis donc. Lettre du Loup-Garou À Monseigneur l'Archevêque Monseigneur, Certes, vous ne me connaissez pas encore. Certes, je ne pense pas que nous ayons quelque ami commun, car je n'ai que très peu ouvertement commerce avec les grands de ce monde, ma complexion et tournure d'esprit me portant plutôt à la fréquentation de l'alcôve secrète des laboratoires embaumés à l'huile de lampe et la poussière millénaire des bibliothèques. Bref, je suis un alchimiste, comme vous l'aurez sans doute compris, et on me surnomme "le Loup-Garou". C'est pourquoi je suis davantage porté par nature à me maintenir au rang des éminences grises, hormis les soirs de pleine lune où j'officie, m'en allant allègrement croquer pour l'occasion quelques tendres brebis, un petit chevrau qui tête encore sa mère, et deux ou trois cochons de lait bien dodus. Mais c'est péché véniel, que Dieu me pardonne, et puisse Monseigneur bien vouloir m'absoudre en dépit de ma petite faiblesse. D'ailleurs, je fais voeu d'abstinence dès ce mîdi, et, promis, je ne recommencerai plus. Comme vous l'apprendra mon curriculum vitae ci-joint, je connais depuis bientôt une année les affres de la recherche d'emploi : ce furent tout d'abord les crédits de recherche alchimique que je ne vis jamais arriver; puis mon homérique épopée épistolaire qui me poussa à rédiger 500 candidatures spontanées --ciblées et argumentées ad hoc-- auprès des entreprises philibériennes de toutes tailles, lesquelles ne m'épargnèrent point les classiques réponses démagogiques prodigues en élogieuses épithètes toutes droites issues d'un même logiciel. Enfin, lorsque je compris que le secteur privé ne voudrait jamais de moi, s'étant sans doute imaginé par le truchement de quelque abraracadabrante élucubration d'un directeur des ressources humaines aussi idiot que diplômé qui ne me fit jamais l'honneur de me recevoir que, sous prétexte que j'étais formé en Alchimie Générale je ne serais pas capable de m'adapter rapidement à autre chose de nature à honorer son dieu que nos contemporains intéressés ont baptisé du doux euphémisme de "chiffre d'affaires" --l'imbécile, je fais de l'or ! --, je résolus donc d'entrer dans la grande famille des pauvres de l'enseignement et des guérisseurs bénévoles, mais je résolus de le faire le plus loin possible d'une métropole dont les débordements de la folie civilisée joints à l'incompétence manifeste à reconnaître et à utiliser à bon escient les vraies compétences m'ont dégoûté pour quelques temps, sinon quelques années. C'est pourquoi j'ai récemment postulé afin d'enseigner l'Alchimie dans l'île de Négriland, sous les bons auspices du Grand Marabout Matouaboutou à partir de Septembre prochain. Cependant, ne figurant ni parmi les fréquentations des poètes Baobao ou Kakaboka qui y ont pignon sur rue, ni parmi celle de quelque De Boulamian perpétuant làbas depuis trois siècles un lignage douteux que les gènes récessifs commencent à travailler sérieusement --que le Grand Kalalalouwawa l'escornifle !-- je ne me fais guère d'illusions : il va me falloir dix Eons avant que l'on m'y recrute ! Quel dommage cela serait, quand je considère combien l'Art Royal est pour moi don de naissance, Monseigneur ; car je fus né Aries ascendant Leo, Lune et Soleil trigones, ce qui donne pouvoir sur le Feu. Certes, je ne vais pas sans savoir que "astra inclinant, non necessitant", mais j'eus l'occasion de vérifier de bonne heure la préscience des luminaires : j'incendiai l'étable de ma voisine, et l'on put, tout à son aise, entendre gueuler tous les veaux du pays. Plus grand, je fus enseigné par le grand Sacdepus, fils de Détritus, qui m'apprit à extraire de l'or fin du fumier. Aussi, sachant dans quelle fiente sont tous ces pauvres gens, je voudrais leur apporter aide et assistance. Que s'ils n'ont point d'avoir et de possessions, qu'ils sachent au moins qu'ils sont: car la perle, toujours, est dans l'écrin grossier enclose. Nul ne peut servir l'Avoir en même temps que l'Être : on doit choisir son maître. Donc, il appert qu'ils ont de fortes dispositions pour l'Art, n'ayant point de quoi être trop tenté et détourné de la vraie Voie de Dieu. Certes, la méthode ne vous semblera guère orthodoxe lorsque je vous en toucherai deux mots en entretien tantôt, mais nul ne met le vin nouveau dans les vieilles outres. Aussi, seul un de ces "miracles" qui sont du ressort des personnes de votre rang et condition, seul un geste protecteur de clémence et de mansuétude qui sortent parfois les petits de leur médiocrité lorsqu'ils ont la bonne fortune d'en être un jour les heureux bénéficiaires --je songe vaguement à quelque mystérieuse missive de recommandations magiques émanant d'un certain Archevêché et visant par delà les mers, les murs et les huis clos, le bureau d'un certain Grand Marabout ; oui, seul un tel prodige a le pouvoir de faire obtenir à l'un de vos futurs gens de maison ce qu'il mériterait pourtant mille fois sans qu'il n'ait rien à dire si le monde était vraiment ce qu'il devrait être, un monde que j'avais rêvé plus beau dans lequel on ne considèrerait pas que tout s'achète et tout se vend... Je vous remercie d'avance de votre sainte compréhension, et vous prie de bien vouloir agréer; Monseigneur l'Archevêque etc... Bien à vous Le Loup-Garou Le lendemain, Monseigneur reçut ma lettre et me convoqua. Aussitôt qu'il me vit, il donna l'ordre à ses sbires à la face de bouledogue de m'enfermer et m'enchaîner dans le Donjon. Je fus condamné, en échange de ma vie sauve, à faire de l'or pour renflouer les coffres du trésor royal, ou plutôt, pour y remplacer la somme qu'il en avait détournée, car c'était un fieffé margoulin. Evidemment, il n'était pas question un seul instant que j'entre au service d'un tel escroc. Aussi, à l'aide des substances et des instruments de Magistère dont on m'avait abondament pourvu afin de tromper le bon peuple, je confectionnai une mixture grise --une espèce de pâte dentifrice-- qui avait la magique propriété de me dématérialiser en augmentant les vibrations de mon corps. Ainsi, je parvins à me libérer de mes chaînes, à jouer le passe-murailles, et, de colère, je rompis le voeu que j'avais formulé en lui égorgeant et lui dévorant à belles dents et de bon coeur toutes les brebis de son enclos, avant de m'échapper en toute impunité, lui laissant en souvenir deça delà quelques menus crottins dans l'herbe du jardin. Il n'est pas prêt de me revoir; c'est le Loup-Garou qui vous le dit ! On ne trompe pas un alchimiste. Avis aux amateurs. Hoûoûoû !" Et depuis ce temps-là, le Loup-Garou joue à la marelle avec les licornes et les centaures au clair de lune dans les vergers de Chrysoland, car il est devenu tout à fait sage, ne s'inquiétant plus des affaires de ce monde de damnés. Mais redonnons la parole à Graphytis, car il va perdre patience. " Tous corrompus; vous dis-je. Il n'en est pas un pour racheter l'autre. De nos jours, si vous voulez faire le voyou, entrez dans la police. Si vous voulez voler en toute impunité l'argent d'autrui, faites-vous banquier et prêtez-en, on vous le remboursera sept fois. Si vous voulez vous placer au-dessus des lois, et dire ce que bon vous semble, faitesvous parlementaire. Si vous voulez la médaille du travail, les palmes académiques ou le Pélican d'Honneur, demandez-les sur papier libre en trois exemplaires, c'est gratuit. Si vous souhaitez maquereller les tapineuses sans l'ombre d'une inquiétude, rien de plus simple : faites carrière dans les impôts. Truquer tous les procès ? : soyez garde des sceaux. Assassiner tout à votre aise en pays étranger, tenez une ambassade. Prendre la place d'un ami très méritant, soyez fils de quelqu'un. Vous avez l'esprit salace ? entrez-donc dans les Ordres, et enseignez la morale aux autres en faisant le contraire : on vous canonisera. Vous aimez mentir ? qu'à cela ne tienne, soyez journaliste. Vous avez beaucoup de choix et de diversité dans les carrières du monde. Si malgré tout ce que je vous ai conseillé d'entreprendre pour réussir, vous souhaitez vraiment crever de faim, subir maintes persécutions et être haï de ce bon peuple, c'est encore plus simple. Dites la vérité, soyez chaleureux, honnête, franc, et loyal : les résultats viendront sans tarder, n'en doutez point Messire ! Et, si vous tenez à savoir le fond de ma pensée : je fus moi-même envoyé sur Terre pour aider mes semblables et les tirer d'erreur et de mort, ainsi que les sept filles logeant à l'Auberge. Comme vous le voyez, je n'en ai tiré qu'amertume et désillusion car j'ai lamentablement échoué, et je désespère de découvrir avant quelques Eons la Médecine Universelle contre la sottise humaine et la méchanceté. Aussi, je vous en prie, de grâce, cessez votre quête dans ces contrées perdues, car ce que vous auriez de meilleur à donner de vousmême, les autres le refuseraient et s'en gausseraient, foulant comme les pourceaux la perle des pieds. On ne peut et ne doit modifier le destin d'un être, et on ne peut lui porter secours que s'il s'est d'abord secouru. Le vrai problème de l'homme ne réside pas tant dans la question de savoir si Dieu lui pardonnera son aveuglement, mais plutôt dans celle de décider s'il se le pardonnera à lui. Les questions se posent ici-bas : changer de monde et de théâtre n'a jamais rendu plus clairvoyant, car on traîne avec soi partout ses habitudes, ad patres compris. Autrement, ça serait bien trop simple --"le cercueil et rideau, j'ai fermé la fenêtre !" , et les Êtres de Lumière qui régissent l'Harmonie du Grand Tout ne sont pas tombés de la dernière pluie. . . Or donc, Messire Gauvain , partez de ce pas à l'Auberge y délivrer les Dames qui portent la Croix du sacrifice, ainsi que tous les artistes qui oeuvrent à révéler la beauté cachée du Monde, les faibles en esprit et les tout petits parce qu'ils sont simples et innocents comme au premier jour, et conduisez-les à Chrysoland : les autres ont besoin d'encore quelques tours de manège pour apprendre à comprendre, laissez-les. Enfin, passez ce qui vous reste de temps à vivre avec eux sans vous tracasser davantage, et soyez en Paix. En effet, à Chrysoland , lorsqu'on parle de Dieu, c'est toujours sur un tourniquet ou une balançoire ; on n'y connaît ni la guerre, ni l'inégalité, et la devise y est "fais ce que tu voudras". Sous la voûte étoilée, comme le dit le philosophe, il est deux catégories d'hommes heureux : ceux qui connaissent tous les secrets du Monde, et ceux qui les ignorent tout à fait. Ainsi. " Et Gauvain suivit les préceptes du Génie Graphytis --car vous vous doutez bien depuis le temps que c'était un Génie, vu que le médecin du roy prenait toutes les apparences qu'il voulait. Grand bien lui fit. Il vécut avec les sept fées, croqua les sept pommes avec chacune d'entre elles, et devint un dieu se nourrissant de miel , d'Ambroisie et de musique. Il faut, moralité, cultiver son jardin en compagnie des nains : cela vaut mieux que rien. Les Adeptes qui me rapportèrent la légende dont je suis l'humble dépositaire, ne précisent pas si Merlin gagna son pari, ou si Mélusine le perdit, ni même si cette vieille morue à moustaches d'Arimagoth fut contente d'avoir raison, mais il me semble que dans cette sorte de jeu, ou tout le monde gagne, ou tout le monde perd. L'initiation véritable consiste en une partie de puzzle, et c'est à vous qu'il appartient de débrouiller l'énigme en assemblant les pièces. Quant à moi, cela fait belle lurette que j'y ai renoncé, car je n'ai pas compris un traître mot de ce qui me fut transmis. Et il est bien possible, après tout, qu'à force de mentir mon histoire soit vraie. Et s'il vous a fallu tout ce temps pour réaliser que j'étais complètement fou, c'est que vous l'êtes encore plus que moi ! Aussi renverrai-je le contenu fortuitement cohérent de mes divagations sur la conscience de ceux à qui je les emprunte. Laissonsdonc parler ces sept Adeptes qui vécurent à Chrysoland bien avant que je n'y sois sacré roi, comme eux avant moi ; écoutez ce qu'ils se dirent dans le secret d'une nuit obscure... CHAPITRE CINQUIÈME D'une étrange Confrérie " Dong !... Dong !... Dong !..." : douze coups sonores et espacés retentissent à l'horloge de l'Hôtel de Ville d'Avignon. Maintenant, le noir d'encre de minuit emprisonne la ville tout entière. Minuit, l'heure du crime... l'heure du mystère. .. Quelque part en contrebas du Rocher des Doms s'ouvre une trappe devant sept ombres furtives encapuchonnées ; elles pénètrent et s'enfoncent rapidement dans un réseau d'obscures galeries souterraines épisodiquement éclairées par quelques torches à la lueur vacillante et moribonde... Tons jaunes... pas feutrés... hermétiques visages de sphynx trahissant sans aucun doute de sombres desseins --à moins qu'il ne s'agisse d'une fraternité blanche, mais comment savoir ? Les innombrables marches du tortueux escalier accusent une longue histoire, tant la patine du temps les a modelées, bossues, tordues et pentues à souhait, comme si une invisible volonté avait tendu exprès un guet-apens afin de précipiter la chute du non-initié dans quelque abîme infernal. La poussière des siècles s'y est amoncelée, frappant ainsi du sceau de l'interdit toute tentative de profanation. Un sépulcral silence règne en maître sur cet étroit passage dont seuls d'habiles coupegorges pourraient tirer quelque avantage... Les sept compagnons descendent interminablement dans les entrailles de la Terre, comme s'ils avaient décidé d'en atteindre le centre. Enfin, ils aboutissent à une grande salle ronde au plafond voûté : c'est la salle de cérémonie des alchimistes Rose-Croix, qui, en ce jour du vingt-et-unième de l'Août de l'an de grâce 1584 tiennent conseil pour témoigner et juger le cas d'une très étrange affaire, comme nous l'allons voir. LE GRAND-MAITRE : " --Sept, Nombre sacré, étalon de la Création Divine, nous te vénérons pour tout ce que tu symbolises. De même qu'il existe sept Couleurs dans la blanche Lumière Solaire, sept Notes dans la Gamme du très honoré Guido d'Arezzo, sept Planètes visibles, sept Métaux purs usuels, sept Têtes à l'Hydre de Lerne, sept Barreaux à l'Echelle de Jacob, sept Années de vaches maigres et sept Paroles du Christ, sept sommes-nous. Moi, frère Violet, Grand-Maître de la loge Pétrarque, déclare ce jour d'hui la séance ouverte de par la grâce du Très-Haut que nous glorîfions par le Grand-Oeuvre de la Pierre. La parole est au plus jeune d'entre nous, j'ai nommé frère Rouge. Veuillez nous dîre, très cher frère, comment vous apparaît en ce stade de vos travaux, la Pierre. FRERE ROUGE : --Sans mentir, Grand-Maître, et de philosophique propos, totalement noire, comme impropre à tout usage. Lourde, inerte, sale comme merde d'animaux, comme puant Terreau, je n'en ai rien pu faire. Je ressentis par conséquent grande colère brute, et l'envie me prit de tout envoyer dinguer, tant la grande force dont je suis pourvu --et que je n'épargnai point en cet ouvrage-- n'y put suffire. FRERE ORANGE : --J'eus, Monseigneur, plus de chance que mon frère Benjamin, car à cette Tourbe des Sages que je plaçai préalablement dans solide Mortier, j'eus l'idée d'amalgamer un tantinet d'une très pure Eau de source. J'en rajoutai encore, jusqu'à l'obtention d'une boue bien liquide. Mais, d'une complexion trop instable et d'une froideur de glace de surcroît, cet originel brouet ne pouvait en tel état recevoir la moindre étincelle de vie. C'est pourquoi je fus plongé dans grande affliction, car toute la puissance de ma science désiratoire n'en put rien extraire de convenable. Tel un Poisson visqueux, le GrandOeuvre me filait entre les doigts... FRERE JAUNE : --Plains-toi, cher frère ! Car si tu faillis périr noyé, moi c'est du Feu dont je réchappai. En effet, ayant considéré que ce sublime élément apportait le mouvement, la transformation et l'énergie dispensatrice de vie, je résolus de replacer le tout dans un fort récipient luté, observant en cela l'antique recommandation de notre saint patron Hermès. Mais je péchai par impatience, et lors posai la chose que vous savez sur grand feu tourmenté. Résultat : explosion du Vase philosophique en pleine gueule, leçon mémorable qui, fort heureusement, fut pour moi des plus profitables. Car je recommençai l'Oeuvre depuis le tout début, respectant cette fois-ci sapientiale patience et doux Feu modéré --et non pas feu à rôtir salamandres. Ainsi donc j'eus tout loisir d'observer la sublimation en ascension spiralée de séminales vapeurs mercurielles le long de mon Vaisseau transparent jusqu'aux régions supérieures du Col. De la Forge d'Héphaïstos naquit donc le premier être vivant, mes amis, n'en doutez point. Mais il ne m'est pas permis d'en dire davantage, seul frère Vert a autorité pour ce qui suit. FRERE VERT : --Lorsque me parvint la Pierre, elle était certes déjà vivante et bien travaillée, mais animée d'une vie végétative qu'il convenait d'attiser de l'Air de mon Soufflet magique, si l'on voulait empècher qu'elle ne dépérît et qu'elle pût au rebours s'accroître et prospérer. J'étais transporté d'émotion et de joie, car la Pierre respirait la santé. Sans mentir, vous eussiez dit la Rose matinale qui s'épanouissait sous les premières caresses des doux doigts lumineux de l'Aurore du Printemps. La Pierre prenait l'éclat d'une beauté vénuste, Emeraude, coupe du Saint Graal ; elle semblait attendre du Grand Orbe Céleste quelque don imminent. FRERE BLEU : --Oui, cher compagnon, nous le savons. Car à votre Reine des Fleurs manquait la Quinte Essence que j'y déposai, comme la Rosée tombée tout droit du firmament depuis la Voie Lactée d'Héraclès, la Zodiacale Roue Cosmique. Ainsi Rosée dans Rose éclose à la Pierre octroya première conscience d'être. La mobilité de mon Ether philosophique lui accorda également la faculté de la Parole, mais hélas; aussi l'occasion de formuler son tout premier mensonge. En vérité, mes frères, je vous le dis : si le Verbe est l'Ambroisie sacrée des dieux, il est aussi le fiel de tous les démons ; car cette Rose qui pourtant sentait bon me piqua bel et bien. J'en crus mourir. Et mon Sang écarlate teinta la belle Immaculée : l'Oeuvre au blanc virait à la rubéfication. FRERE INDIGO : --La Pierre Philosophale s'affinait de plus en plus et sa conscience mûrissait ; elle réfléchit, réfléchit encore, et à force de réfléchir se mua en Miroir : elle put bientôt accéder à la pensée des Sages en profonde méditation, et comprit le pourquoi de sa raison d'être par simple réflexion des vérités d'en haut. Elle acquit grande Royauté sur ses sens et put guider sa Vie comme bon lui semblait. Elle obtint sur toutes choses, libre choix, libre arbitre. Mais, reflétant un jour l'image de Dieu, elle se prit pour Dieu : le Miroir se brisa, elle dégringola (c'est pourquoi il est dit que l'esprit supérieur n'est pas loin de la Chute). Et l'orgueil la perdit. il fallut tout réitérer depuis le commencement des commencements. Vieilles âmes qui m'écoutez, vous ne vous êtes pas édifiées en un jour; vous le savez mieux que quiconque. Vous passâtes par bien des erreurs et bien des avatars avant d'être devenues ce que vous êtes. Aussi, de grâce, restez compatissants : souffrez et pardonnez les égarements d'autrui. Je m'en remets maintenant à toi, ô frère sans âge, Sage parmi les sages, car l'ultime Vérité, tu es le seul à la connaître. FRERE VIOLET : --Je ne sais rien et pourtant je sais tout; car je sais la seule chose qu'il importe de connaître : ce qui est à la base de tout; l'Atome universel qui est l'Âme du monde, logé au Coeur de chaque être conscient. Vous aussi savez tout, mais vous l'ignorez, ignorant du même coup le modus operandi. Car vous séparez ce qu'il faudrait unir. Il vous faut pour accomplirr le Divin, trouver cet élément premier, ce Mercure des Sages, dont chaque homme est prodigue et accorde peu de prix ; cet ens seminis secret qui vous donne vie dont vous devez réaliser la double nature Hermaphrodite par fixation en le conservant au sein de vos entrailles comme l'or le plus pur --car pour obtenir Or merveilleux il vous faut toujours investir or vulgaire ( a-t-on jamais vu venir de substantiels intérêts sans capital laborieux ? ), afin qu'il sublime et bonifie par assidu travail et distillation fractionnée -aimez bien votre femme et mettez-vous sur la tête s'il faut; passant successivement les sept qualités d'être qu'il vous faut en constante méditation recomposer en un unique Tout. Ce Vin de lumière blanche que vous boirez en esprit, non lumière sous le boisseau seulement -sub rosa comme ils disent, mais vraie Lumière : Immortelle Vie et Vérité vous octroiera sans aucune méphistophélique compromission. Ainsi, de la créature --et par elle, remontez au Créateur, consacrez votre vie à la recherche de ce qui est Source de chaque chose et baignez-vous y lorsque avez trouvé l'Eau. Le semblable, on le sait, fraie avec le semblable. Aussi, ce qui donne petite vie vous donne aussi la grande. Soyez à vous-mêmes la Matière Première de votre Oeuvre. Allez, mes frères, ne faites pas comme cet âne de voleur : Deux voyageurs indiens allaient de compagnie ; Le premier était riche, et le second voleur. Le brigand, déjà, songe : " de très grande valeur Doit être sa bourse pleine d'or ; ô Agni, Dieu du feu, je t'invoque, car je veux soulager De son bien ce marchand, dès ce soir, dans la chambre Que nous partageons. Là, j'ai Peu de scrupules ; mes membres, Comme un seul homme vont tout seuls, car l'insolence De sa fortune justifie --avec prudence, Que je me serve sans vergogne. Qu'en attestent les cigognes : Elles me l'ont dit . " Mais il a beau chercher : " rien, peste, pas un radis ! À vous décourager d'être larron. " Pourtant, Dans l'art de dérober --et ce par tous les temps, Notre ami en savait plus d'un. Durant sept lunes il réitère Son entreprise, mais allez donc ! sans aucun Succès. Fichtre ! Du ressort de son ministère La chose n'était point. Le galand dut céder --Non sans honte il est vrai ; il dut capituler : " Je pars, dit-il au commerçant sans déguiser ; Je m'en vais voler plus loin chez des gens moins rusés ; Mais dites-moi, de grâce, comment avez-vous fait ? Où aviez-vous caché votre or ? --L'oreiller sur lequel tu dors Te répondrait, s'il pouvait parler, car en fait, Bien trop avide de mes sous, Tu ne serais jamais allé chercher dessous. Tu as trompé Agni, vois ta stupidité : Il te condamne à briller de cupidité ! " Ne riez pas ainsi. Nous faisons tous pareil , Avec Dieu, qui plus est : nous ne le voyons pas, Nous le cherchons partout. Que nous manquons d'éveil ! Il est si près de nous que nous ne trouvons pas. Frères, je vous le dis, ne cherchez pas l'ultime Vérité dans la complication et les universitaires savanteries : elle est bien plus davantage à la portée d'un innocent idiot que d'un magister gonflé de suffisance. Aimez, aimez, aimez avec l'inaltérable candeur de vos amours d'enfance ; songez avec nostalgie à votre première belle, celle qui fut votre Egérie, la Muse inspiratrice de vos vingt ans : Ses longs cheveux dorés d'une rare finesse, Comme un blond champ de blé que la brise caresse, Son sourire d'ivoire et ses yeux de velours, Tout chante la douceur, tout inspire l'amour. Son cou, d'une beauté fragile, Semble appartenir à l'agile Ecureuil... Et de ces pas légers ! Et de ces doigts de fée ! Le chevreuil, Dans sa fuite rapide Passant les eaux limpides, N'est pas plus gracieux Que cette aimée des cieux. Et sur son front sacré bruni d'un ton châtain, Un diadème fleuri de blanc et de carmin, Doucement repose, pour ne point la blesser ; Un parfum capiteux, une robe de moire, Un transparent foulard, tel le voile du soir, Enveloppent la grâce et la font rayonner. Sa voix, claire et flûtée, tisse une trame exquise, Vient ravir mon oreille et me comble et me grise ; De son filet m'enserre et me rend prisonnier D'une infinie beauté, me métamorphose en niais. Sa face, une intuition suprème L'inonde de lumière ; Intelligence fière, Elle s'aime soi-même. Certes, elle tînt de Narcisse Si elle n'eut point fait En sorte de donner Sa tendresse en prémisse, Sa gaîté, Sa bonté. Charline, blanche colombe, cygne élégant Que l'onde a convoité, Pureté, comme un gant Te sied et t'ennoblit ; le souffle des fontaines Et le baume des pins, la lune de cristal Pâle perle des nuits, la rosée matinale Et la mousse moëlleuse, à tes charmes divins Rendent un dernier soupir. Frères humains qui après nous vivez, écoutez, je vous supplie, l'antique voix de Sagesse. Nul compagnon de Magistère ne me contredira si je vous exhorte à l'élémentaire bon sens : fuyez le diable qui sévit sous toute forme de division, dichotomie, analyse de l'intelligence discursive, délégation, départementalisation, édification de frontières séparatrices --car quelle est cette prétendue Connaissance Universelle qui ne s'adresserait qu'au petit nombre ? Mais au rebours cherchez Sérénité Divine dans l'Harmonie de la très synthétique et pythagorique Géométrie Sacrée, dans l'Union, la Conjonction et l'Equilibre des principes opposés de l'Eau et du Feu --qui ce faisant cessent de l'être. Oyez tous la fable de la Licorne et du Cerf, cette mienne péroraison que je vous laisse en testament : C'était à l'Âge d'Or Du temps que les bêtes parlaient ; Or donc un beau cerf de dix cors S'étant trouvé sur quelque allée Cheminant ; haut la tête, fier, majestueux ; Sorti pour prendre sa goulée, Surprit une licorne à la corne effilée Surgie d'un tortueux Sentier : " Holà, ma belle enfant, Ma mie, où menez-vous vos pas ? Dit à la bête chevaline le galant Encorné. --D'un bon rôt, d'un plantureux repas J'étais partie en quête ; L'Oeil de Shiva dans cette enquête Me guide à tout instant. --Allons-donc, balivernes ! D'une chaude taverne L'assiduité fut cause de votre prescience : Vous avez bu, ça sent le vin ; Je ne vois là rien de divin. --Certes, ivre je suis, du Soma des devins ; Ivre de vérité. Patience, Vous verrez, je sais de quoi je parle. Ecoutez ! De savoureux pâtis N'attendent que votre broutée, En vérité je vous le dis, Là-bas, au sortir des fourrés ; Suivez-moi, très beau sire. --Justement j'y courais. --Ah oui ? Et bien, à vous l'honneur ; Ouvrez la marche; cher seigneur. " Eux d'aller. Mais déjà, voilà que ça se gâte Pour le cerf prêt d'être déchu, Car notre bel aristocrate À la tête fourchue Se pris les bois aux rets d'une épaisse ramure Plus emmêlée que sa parure. Il le sut bien à son grand dam. Je vous laisse à penser ce que lui dit la dame : " Deux cornes sur le chef ne vous font pas moins sot ; Je n'en eus jamais qu'une, Mais que je parte à quelque endroit, Eh quoi ? j'y vais toujours tout droit. Un philosophe indou m'a dit que l'Unité Prévaut sur la dualité ; Je vous laisse sur ce : méditez Et bramez, Enfin, si vous voulez ! " Ah, mes chers amis de toujours, mes fidèles compagnons de voyage, je me meurs, je vous quitte : le Grand Architecte me rappelle à ses côtés. J'ai révélé ce que j'aurais dû taire, aussi dois-je payer le prix de ceux qui parlent. Déjà, le poison du châtiment glace mon sang et me fait écumer, je délire : Aux portes du Zénith j'entends chanter les Anges, Et leurs notes d'argent pleuvent à l'Infini D'Azur, des nouveaux-nés s'en vont baigner les langes Qui flottent, calmes bercés des vents, dans leurs lits De roseaux. Un oiseau Prend son envol Depuis les saules ; Son cri jeté Marbre fêlé, Ses coups de bec Sur le bois sec, Marquent l'effroi de l'animal Pour ce noir gouffre mystérieux. Et quand j'aurai vidé le céleste flacon De l'Elixir béni, au faîte des balcons J'irai cueillir la Fleur des mystiques parvis ; J'irai voler la Clef dans l'antre de corail , Oui , la clé des songes à la denture d'émail , Et pénètrerai , profanant la Demeure Etrange. .. " Ainsi mourut le Grand-Maître dans la grotte d'Ornuphle le nain, laquelle était la Caverne du Coeur d'Ormusse, dure comme le Rocher des Doms. Oui, Ormusse le braconnier rêvant qu'il rêvait se rêvant rêver la nuit tout seul endormi dans sa cabane au fond des bois : les sept frères étaient ses Sept Vies, et le Grand-Maître son vrai Lui. Ceci est véritable, assuré, sans mensonge : sur le grand livre des Nains on vous le certifie. ..........À propos du fameux bréviaire, l'auteur de ces lignes croit bon de préciser que, lorsqu'il voulut l'ouvrir, celui-ci tomba aussitôt en poussière et dans l'oubli des siècles se perdit. Scellé par moi, Grand Scribe Atonbôphis du pharaon Aménophis IV, dit Akhénaton. HELIOPOLIS, 1er jour de la Crue. EPILOGUE DU DOCTEUR ENFOYRUS Maintenant que l'Université m'a renvoyé sous le fallacieux prétexte d'être soupçonné de sorcellerie, je vais vous parler tout à mon aise, car les conspirateurs du silence qui sont les seuls vrais sorciers, ne peuvent plus rien contre moi. J'en prends à témoin le grand Paracelsius et lui demande protection. Je sais qu'il me l'accordera, car celui qui a lui-même vécu cela connaît la compassion, et ne la refuse à personne, pas même à ses ennemis de jadis. Depuis que la cigogne me conféra l'initiation de la façon que vous savez, bien des printemps passèrent. Longtemps je priai le Ciel de la rencontrer à nouveau, afin de la remercier de son aide précieuse. Puis un beau soir de Septembre, dont la précoce fraîcheur augurait déjà des premières morsures des frimas, juste à la nuit tombée, je la vis apparaître. Elle frappa trois petits coups de bec dans le carreau de la fenêtre de ma chambre. Et la cigogne dit : "--Couche-toi sans tarder, car tu es attendu. " Comme j'avais les yeux embués de sommeil, je crus tout d'abord rêver, puis, que l'apparition fût vraie ou fausse, j'étais si las que je m'allongeai sur le lit sans davantage m'interroger sur ce que j'avais entendu ou cru entendre. Mon corps fut engourdi bientôt. Des picotements assez désagréables envahirent mes membres et mon visage comme si j'étais traversé par un courant électrique de faible voltage. Mon échine frissonnait. Mon poil se hérissait. Puis je perçus ma colonne vertébrale comme un long tube de lumière blanche s'élevant par degrés, comme le mercure du thermomètre, en direction de mon cerveau. Mes yeux pleurèrent; papillonnèrent et se révulsèrent comme ceux d'un agonisant. Et soudain ce fut une formidable explosion à l'intérieur de mon crâne, et je me sentis puissamment happé par l'étreinte du vide, au niveau de la bosse que m'avait fait le grimoire d'Atonbôphis en tombant du bec de la cigogne ; et soudain, la Lumière. .. Alors mon corps de gloire s'offrit à mon regard, tout blanc, sans tache, comme ce cygne immaculé que les indiens vénèrent. Mon oeil était unique tel que la corne d'Unicorne, mais myriades étaient mes vues, et j'étais le dieu Pan. Car je voyais et respirais par tous les pores de ma peau aux reflets de nacre qui étincelait comme l'éther prânique que mes sveltes formes épousaient. Je buvais l'air pur du ciel , par petites goulées, avec autant de délices que ma tasse de thé à la menthe de cinq heures à l'ombre fraîche du grand caroubier de ma terrasse. Je glissais à la vitesse de la pensée dans l'onde céleste, avec l'incomparable fluidité d'un planeur solitaire ; libre, sans entrave d'aucune sorte, à peine détourné de ma route par quelque gerbe ascendante de particules de Vie effeuillant leurs notes de musique qui m'éclaboussaient comme un puits artésien, ou par la distraction que m'occasionnait la découverte de nouveaux paysages et de planètes jaunes, vertes et bleues; dont l'homme n'a jamais prononcé le nom interdit ; ou bien c'était l'émotion que me causait la rencontre d'une déesse aux cheveux d'argent; aux yeux de braise et aux multiples bras serpentins qui ondulaient au rythme du Chant de l'Univers. Et la Lumière était là, toujours cette Lumière. . . Lumière des lumières, Etoile Polaire, pourrai-je jamais décrire ta splendeur; ta force et ta beauté sereine ? Comme une coulée d'or chaud, tu te meus en vibrant dans toutes les directions ; tu enveloppes de ta cape blanche tous les êtres conscients, et même "inanimés". Tu les réunis par ta seule présence auguste, comme autant de cellules du même Dieu Vivant. Oui, tu es l'Omniscience, l'Amour Universel, l'Harmonie et la Paix du Silence. Quoi d'autre sinon ? Tu es le Témoin impassible : tu as tout vu , tout entendu, et tu parles à celui seul qui sait t'interroger. Ta mémoire infinie se rappelle de tout, tes archives renferment la vraie histoire du Monde ; celle des hommes racontée par toi, et non par les vainqueurs des guerres. Tout est déjà écrit, et tout est à écrire. Tu réconcilies, tu aimes, tu consoles, tu protèges les ignorants et les faibles que nous sommes. Tu nous apprends à connaître, Co-Naître, et nous enseignes ce qu'est le vrai but de la Vie. Et voici que dessous mon corps adamantin plus léger qu'une plume qui arpentait les cieux des Champs Elyséens, je vis la pauvre Terre se dresser sur son lit, grabataire, enfiévrée, inquiète, crevassée. Pâle, triste, gémissante, elle versait des larmes de mendiant privé de pain ; elle grinçait des dents ou plutôt, des chicots. Et , ça et là , on pouvait voir scintiller sur la sphère quelques points lumineux --oh, certes non, ils n'étaient pas nombreux ! : c'était des missionnés, des phares, des êtres séraphiques. Ils étaient descendus pour éveiller les âmes encrassées de leur profonde léthargie. C'était misère à voir, car il n'est pire état que de ne se point connaître. Jamais les guides ne se décourageaient, encore que parfois l'un d'entre eux renonçait. Ce serait dur, ce serait long ; il faudrait des années, et peut-être des siècles. Pourtant, que la Vérité est simple et transparente ! Et l'on plaint celui qui a besoin de la compliquer pour se sentir heureux. Rien n'est caché, rien n'est voilé; il n'est que des aveugles qui se heurtent le front au réverbère. Le scientifique s'y fait souvent des bosses, car il voudrait toujours tout démontrer, mais l'Artiste témoigne, car l'Oeuvre véritable, toujours nous vient d'En Haut. De sorte que, comme dit le proverbe, on connaît l'Arbre à ses fruits. Allons-donc tous vers le Couchant; et cueillons-y les Pommes d'Or des Hespérides : alors nous saurons qui nous sommes ; et ensemble, nous danserons une ronde magique autour du Grand Frêne Ygdrasil jusqu'à la fin des Temps. Lumière es-tu là ? Oui, Lumière, j'arrive, je viens me fondre en toi. Feu. Joie. Certitude. Adieu Terre, à bientôt. Lumière des lumières, qui saura jamais, ô Lumière, ton véritable nom? Lumière, réponds-moi. Et la Lumière répondit : . "--Je l'ai chanté sur tous les tons ! ln vino veritas : Bois ! " -FIN