Paradis fiscal : le modèle belge

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Paradis fiscal : le modèle belge
LE THèME
Politique
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Paradis fiscal :
le modèle belge
Inventaire et alternatives
A
u cœur de
la question
sociale, la
fiscalité est
reléguée dans
les marges
du débat public belge. Trop
techniques, rébarbatifs,
incompréhensibles, les
détails – où comme
toujours, se cache le diable
– du code d’imposition
sont aussi méconnus que
peu discutés. Alors que la
France frémit encore des
ondes de choc provoquées
par les propositions de Pour
une révolution fiscale de
Landais, Saez et Piketty1,
que la campagne américaine
se jouera en partie sur la
« billionaire tax », l’impôt
reste, chez nous, étrangement
absent des débats.
L’hypothèse explicative
qu’apportent nombre
des contributeurs du
présent dossier réside
dans la construction aussi
systématique que délibérée
de l’ignorance sur le sujet.
Rarement, l’adage « Pour
vivre heureux, vivons cachés »
n’a paru aussi pertinent que
pour décrire l’organisation
de la fiscalité belge – et
en particulier du côté des
grosses fortunes.
Si ce seul dossier n’aura
évidemment pas pour effet
de jeter de la lumière sur
ce que les dispositions
légales ont comme objectif
implicite d’occulter, ses
auteurs entendent néanmoins
contribuer à remettre le sujet
en place plus visible dans
l’agenda public. À l’heure
où la Belgique s’apprête à
ratifier, les yeux endormis,
un traité budgétaire qui
réduira considérablement
les possibilités effectives de
creuser des déficits publics
temporaires, la question de
la source et de la hauteur
des recettes fiscales devient
en effet plus cruciale que
jamais.
•••
Frédéric Panier nous
propose un détour américain
qui illustre par contraste
l’indigence de l’appareil
statistique belge en matière
fiscale et, partant, la
difficulté de revendications
effectives face à un système
dont les effets ne sont que
trop rarement quantifiés.
Comment en effet lutter
pour modifier un système
dont la méconnaissance est
organisée ?
Lionel Van Leeuw montre
ensuite à quel point est
historiquement peu fondée
l’idée selon laquelle une
taxation élevée des plus
hauts revenus découragerait
l’initiative et l’activité
économique. Il montre
en revanche à quel point
est robuste le lien entre
progressivité fiscale et
réduction des inégalités.
Edoardo Traversa
entreprend un survol
du dernier accord de
gouvernement du point de
vue des réformes fiscales
qui y sont proposées, pour
regretter à la fois son manque
d’ampleur et de cohérence.
Même en cas de crise, c’est
la logique du lotissement et
des chasses gardées autour
d’intérêts catégoriels qui
semble continuer à prévaloir.
que sur les revenus de leur
travail.
Edgar Szoc entreprend un
plaidoyer en faveur de la
fiscalité environnementale,
notoirement peu élevée en
Belgique, et démonte les
arguments selon lesquels
ce type d’imposition serait
nécessairement inégalitaire
et/ou autodestructeur.
C’est au compte rendu
presque ethnographique
d’une observation
participante au sein du DES
en gestion fiscale de la
Solvay Business School, que
nous convie ensuite Mohssin
Shah. S’en dégagent les
Trop techniques, rébarbatifs,
incompréhensibles, les détails – où
comme toujours, se cache le diable –
du code d’imposition sont aussi
méconnus que peu discutés.
us, coutumes et routines
de pensée de la tribu des
fiscalistes, mais surtout leur
impact socio-économique.
Enfin, Daniel Puissant,
secrétaire général du Réseau
pour la Justice fiscale
répond à nos questions sur
la spécificité de l’action
militante en matière fiscale
et la difficulté de porter une
parole progressiste en la
matière. n
Marco Van Hees illustre
de façon aussi concrète que
saisissante le double visage
de la Belgique fiscale :
paradis pour les détenteurs
de capitaux, enfer pour ceux
qui ne peuvent compter
Ce Thème a été coordonné par Mathias
El Berhoumi, Frédéric Panier et Edgar Szoc.
1 Le Seuil/République des idées, 2011. (www.revolution-fiscale.fr)
Politique
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LE THèME
Paradis fiscal : le modèle belge
Tapis rouge pour
les grosses fortunes
Aux États-Unis, Mitt Romney, le richissime candidat
républicain pour la Maison blanche, a payé seulement 14%
d’impôts en 2010 et 2011.
S’il vivait en Belgique, l’ex-gouverneur du Massachusetts
en aurait payé moins de… 5.
frédéric panier
chercheur à l’université de Stanford
L
e 23 janvier 2012,
Mitt Romney, candidat républicain à
la présidence des
États-Unis, rendait
publiques, après des
semaines de tergiversations, ses
déclarations fiscales des deux
dernières années. Celles-ci révélaient non seulement l’étendue de ses revenus (plus de 40
millions de dollars sur deux ans)
mais également qu’il avait payé,
en moyenne, moins de 14% d’impôts, un chiffre largement inférieur au taux d’imposition de la
plupart de ses concitoyens.
Au grand dam de la classe montante des « super-rich », qui préfèrent généralement maintenir la
plus grande discrétion sur l’état
de leurs finances, cette révélation démontrait, non seulement,
le fossé gigantesque qui sépare
désormais les « 1% » du reste de
la population mais aussi le traitement fiscal très favorable dont
bénéficient aujourd’hui les plus
hauts revenus. De baisses de taux
marginaux en niches fiscales diverses, en passant par des mesures de promotion de l’investissement, tout est fait pour permettre à une fraction croissante
des individus les plus riches de
payer des taux de taxation inférieurs à ceux dont s’acquitte la
plus grande partie de la population active.
Surfant le même jour sur cette
Politique
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révélation, Barack Obama appelait, dans son discours annuel sur
l’état de l’Union, à une modification du système fiscal visant à
assurer que les individus les plus
riches paient un taux de taxation
à tout le moins égal à celui dont
s’acquitte la majeure partie de
la classe moyenne. Le contraste
avec la campagne présidentielle
de Barack Obama, quatre ans plus
tôt, était saisissant : le sénateur
démocrate avait alors dû battre en
retraite après avoir osé émettre
l’idée de redistribuer les richesses
(spread the wealth around).
Hauts revenus invisibles
Au-delà du cas « Romney », le
retour de la question des inégalités, dans un pays obsédé par la
promotion du succès individuel
et la protection de ses « créateurs
d’emplois »1, a notamment été facilité par le travail de deux chercheurs sur l’histoire des hauts revenus aux États-Unis. Bénéficiant
d’un accès extensif aux données
de l’administration fiscale, ceuxci ont, à partir de 1998, publié
une série d’articles apportant
la preuve d’une formidable augmentation des inégalités de revenus, concentrée principalement
au sein des quelques pourcents
(et centièmes de pourcents) les
plus aisés2.
Les deux auteurs y démontraient que l’inégalité de revenu
aux États-Unis avait atteint en
2008 son plus haut niveau depuis
1928 et que le pourcent des individus les plus fortunés avait monopolisé plus de 50% des fruits
de la croissance de 1993 à 20073 !
Largement cités, ces articles ont
exercé une influence considérable dans le monde académique
et, plus encore, au sein du débat
public, à tel point que les stratèges de Barack Obama ont récemment placé la question des inégalités au centre de sa campagne de
réélection.
Dans l’état actuel de notre système fiscal, un tel évènement est
peu probable en Belgique. La raison n’en est cependant pas que
nous bénéficierions à la fois d’une
distribution plus égalitaire des
revenus et d’un système taxatoire
plus progressif. La véracité d’une
telle affirmation est d’ailleurs
impossible à vérifier rigoureusement et c’est précisément là
que réside le cœur du problème.
Notre système fiscal semble avoir
été construit pour assurer la dissimulation la plus complète des
hauts revenus et des grandes
fortunes. De ce point de vue, les
États-Unis apparaissent comme
un État socialiste face au paradis
libéral belge.
Un point de comparaison le
démontrera à suffisance : si Mitt
Romney avait payé ses impôts
en Belgique, il aurait dû déclarer pour l’année 2009 moins de
2 millions de dollars de revenus
ménages aux plus hauts revenus
sans être membre du percentile
le plus élevé).
Un chercheur naïf étudiant la
distribution des revenus à partir
des déclarations fiscales belges
serait irrémédiablement condamné à sous-estimer largement les
inégalités de revenus dans notre
plat pays et pourrait erronément
conclure à la formidable réussite
du modèle social belge !
Ingénierie fiscale : une affaire de shopping Ac dioptria
imposables, contre 22 millions
aux États-Unis ! Ses revenus déclarés se seraient limités aux cachets reçus pour ses discours rémunérés (tout de même plus de
400 000 dollars) et à sa rémunération d’administrateur de société (un peu plus de 100 000 dollars). Ses autres revenus (plus
de 90% du total) n’auraient fait
l’objet d’aucune déclaration au
fisc et, dès lors, n’auraient pas
été soumis au régime progressif
de taxation de l’impôt sur le revenu. Ils seraient, pour la même
raison, restés invisibles aux statistiques publiques sur la distribution des revenus.
Revenus du capital évaporés
Cet état de fait repose essentiellement sur deux dispositions
centrales du système belge d’imposition des personnes physiques
(IPP) : le précompte mobilier libératoire et l’absence de taxation
des plus-values en capital.
Sur 22 millions de dollars de
revenu, Mitt Romney a reçu, en
2009, un peu plus de 8 millions
de dollars sous forme d’intérêts
et dividendes. Alors qu’aux ÉtatsUnis, les dividendes et intérêts
doivent être déclarés à l’administration fiscale comme tout autre
revenu, la Belgique avait, jusqu’à
cette année, adopté le régime du
précompte mobilier libératoire,
qui consiste en une taxe proportionnelle aux montants payés et
retenue à la source par l’organisme payeur (institution financière ou société) : proportionnelle, et donc non progressive,
ce qui a pour effet de soumettre
au même traitement le « petit
épargnant » qu’on prétend vouloir épargner et le rentier, dont
l’existence même est passée sous
silence.
Pour autant que ce précompte
ait été retenu à la source, ce qui
est le cas pour l’immense majorité des intérêts et dividendes
payés sur le sol belge, le contribuable était, jusqu’à présent, dispensé d’inclure les intérêts et dividendes reçus dans sa déclaration annuelle de revenu. Un tel
système rend non seulement impossible toute taxation progressive, mais empêche également
d’estimer la distribution réelle
des revenus au sein de la population belge.
Les intérêts et dividendes étant
le produit direct de la richesse, il
relève de l’évidence tautologique
que ceux-ci sont disportionnellement perçus par les individus
les plus fortunés. Par exemple,
pour les États-Unis, les intérêts
et dividendes représentaient un
peu plus de 13% du revenu imposable total pour le pourcent
des ménages bénéficiant du revenu le plus élevé, tandis que
ce chiffre ne s’élevait qu’à 5,4%
pour les 9% des ménages suivants
(ceux qui font partie des 10% des
Vive les plus-values !
Sur ce point, il faut cependant
souligner que l’accord de gouvernement récemment conclu
constitue une petite révolution
puisqu’il prévoit une taxation
supplémentaire de 4% pour les intérêts et dividendes supérieurs au
seuil (assez élevé) de 20 000 euros
par an. Pour en assurer la percep-
Notre système fiscal semble avoir été
construit pour assurer la dissimulation
la plus complète des hauts revenus et
des grandes fortunes. De ce point de
vue, les États-Unis apparaissent comme
un État socialiste face au paradis libéral
belge.
tion, l’accord prévoit une transmission à l’administration fiscale
de tous les intérêts et dividendes
1 Particulièrement conscients du pouvoir des mots, les
républicains s’efforcent aujourd’hui de remplacer le terme
« millionnaires » par l’expression « créateurs d’emploi » (job
creators) dans le cadre du débat sur la taxation des hauts
revenus. Cette tentative de coup d’état sémantique fait suite
à plusieurs autres campagnes du même type qui avaient,
par exemple, vu les termes « taxe sur la mort » (death tax)
remplacer les termes estate tax (droits de succession) ou
l’opposition pro-life versus pro-choice (pro-vie ou pro-choix)
s’imposer largement pour décrire les deux parties du débat sur
l’avortement.
2 E. Saez et Th. Piketty, « Income Inequality in the United
States, 1913-1998 », Quarterly Journal of Economics, 118(1),
2003, pp. 1-39. Un résumé destiné au grand public (ainsi que
des tableaux mis à jour) est disponible sur le net (http://elsa.
berkeley.edu/~saez/). On ne manquera pas de noter, non sans
ironie, que ce travail sur des données américaines a été réalisé
par des chercheurs d’origine française.
3 Voir l’article de Lionel Van Leeuw ci-après.
Politique
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LE THèME
Paradis fiscal : le modèle belge
Tapis rouge pour les grosses fortunes frédéric panier
payés à chaque contribuable
belge. Si cet accord est concrétisé (ce qui n’est pas chose faite à
l’heure où sont écrites ces lignes),
il pourrait être mis fin au trou noir
statistique créé par le système du
précompte libératoire4.
La fabuleuse disparition des revenus du capital dans le système
fiscal belge ne s’arrête cependant pas là ! Sur les 14 millions
restant après déduction des intérêts et dividendes reçus par Mitt
Romney, plus de 12 millions sont
le produit de « plus-values en capital » réalisées durant l’année
2009. Ces « plus-values » correspondent aux gains réalisés par
Romney lors de la revente d’actifs
(principalement financiers) à un
prix supérieur à celui qu’il avait
payé lors de leur acquisition. Bien
que bénéficiant d’un régime très
favorable, ces « plus-values réalisées » doivent généralement être
déclarées au fisc américain et
font l’objet d’une taxation de 15
à 35%. A contrario, en Belgique,
et hormis quelques exceptions, la
majeure partie des plus-values en
capital sont purement et simplement non taxées5 !
Plus encore que les dividendes
et intérêts, les plus-values en
capital sont disproportionnellement concentrées parmi les
couches les plus riches de la population. Ainsi, aux États-Unis, en
2008, les plus-values en capital
représentaient 21,8%, du revenu
imposable pour le 1% de ménages
aux plus hauts revenus et près de
45% pour le centième de pourcent (les 0,01%) le plus élevé. Par
comparaison, ce chiffre tombait
à moins de 3,3% pour les 4% des
ménages suivants (ceux qui font
partie des 5% des ménages au plus
haut revenu sans être membres du
pourcent le plus élevé). Il en résulte que, plus encore que pour
le précompte mobilier libératoire,
Politique
24
miques concernées7 !
À nouveau, l’usage des techniques d’évitement licite de l’impôt est largement plus répandu
au sein des revenus les plus élevés. Elles nécessitent une expertise juridique et des coûts fixes
qui les rendent généralement
inaccessibles ou inintéressantes
pour la plus grande partie des
Ingénieurerie fiscale
contribuables ordinaires. Il s’en
Enfin, last but not least, une déduit que ce sont à nouveau les
autre caractéristique du droit fis- plus hauts revenus qui voient leur
cal belge vient à la rescousse des base imposable la plus fortement
contribuables les plus aisés. Si la réduite par la magie de l’ingéniedistinction théorique entre reve- rie fiscale.
nus du capital et revenus du traEn conclusion, si les données
vail est particulièrement claire, de l’administration fiscale resson application pratique est, tent une bonne base pour évaluer la distribution
des revenus pour
la majeure partie
Ce sont les plus hauts revenus de la population
qui voient leur base imposable la plus
(pour laquelle les
fortement réduite par la magie de
revenus du travail
l’ingénierie fiscale.
constituent l’immense majorité du
revenu total), ces
elle, nettement moins évidente. données sont, dans l’état actuel
En particulier, l’inextinguible in- de la législation, condamnées à
ventivité des spécialistes de l’in- produire une large sous-estimagénierie fiscale trouve matière à tion des revenus les plus élevés,
exprimer son talent pour inven- dissimulant l’étendue des inégater une multitude de mécanismes lités et la faible contribution de
permettant de requalifier les re- la classe des rentiers au financevenus du travail en intérêts, divi- ment de la puissance publique.
dendes ou, et c’est le fin du fin,
La comparaison des revenus fisen plus-values non taxables ! En caux totaux par niveau de reveBelgique, le respect du choix de nu le démontre magistralement.
la voie imposée ne permet pas au Alors qu’en 2008, le pourcent des
fisc d’ignorer un acte juridique ménages aux revenus les plus élepar ailleurs légal, même s’il n’a vés a payé près de 40% du monété réalisé que dans le but d’évi- tant total de l’impôt sur le revenu
ter l’impôt6. Il s’en déduit que, aux États-Unis, les statistiques
dans la plupart des cas, le fisc fiscales belges indiquent que le
se retrouve impuissant face aux chiffre correspondant pour notre
constructions juridiques biscor- pays s’élève à moins de 12%8. La
nues des avocats fiscalistes qui, part des revenus du capital dans
tout en respectant la lettre de la le montant total déclaré par le 1%
loi, ont pour unique but d’éviter le plus riche s’élève, quant à elle, à
l’impôt qui devrait normalement moins de 1,5% en Belgique contre
s’appliquer aux activités écono- plus de 12% pour les seuls intéle traitement fiscal favorable – le
mot est faible – des plus-values en
capital dans le droit fiscal belge
aboutit à une sous-estimation
des inégalités des revenus dans
notre pays et, pour la même raison, à une contribution particulièrement faible des ménages les
plus aisés au revenu fiscal total.
La meilleure manière d’empêcher un
changement de l’ordre existant n’est pas
de réprimer la protestation mais bien de
priver, en amont, les citoyens du savoir
nécessaire pour être capable d’émettre la
moindre pensée contestataire.
rêts et dividendes aux États-Unis9 !
Dans le même ordre d’idée, la Belgique fait partie des rares pays de
l’Europe de l’Ouest encore absent
de la World Top Income Database10
alors même qu’on y trouve les données détaillées pour le paradis fiscal helvète !
Données manquantes
Enfin, les insuffisances des bases
de données de l’administration fiscale ne sont que très partiellement
compensées par l’existence d’enquêtes par échantillon contenant
des informations sur l’ensemble
des revenus des personnes interrogées. Outre que ce genre d’études
souffre de nombreuses erreurs dans
les montants déclarés11, les revenus les plus élevés sont généralement tronqués à une valeur maximale pour préserver l’anonymat
des répondants, ce qui introduit
une sous-estimation mécanique de
l’inégalité. En outre, la taille limitée des échantillons étudiés (rarement plus de quelques milliers) a
pour conséquence qu’ils n’incluent
qu’un nombre très restreint d’observations pour les hauts revenus,
produisant de la sorte des estimations peu fiables. Ce problème est
aggravé par la propension plus importante des revenus élevés à refuser de participer à ce type d’enquête12.
La dissimulation des inégalités
dans le régime de l’impôt sur le
revenu trouve son pendant dans
la législation belge relative à la
taxation des dons et héritages.
La Belgique dispose en théorie
d’une taxation extensive (et progressive) des successions. En pratique, le droit belge offre cependant de nombreuses possibilités
d’éviter purement et simplement
toute taxation des transmissions
à titre gratuit et, par la même occasion, toute déclaration de ces
transferts à l’administration fis-
cale. Le moyen le plus connu – qui
relève de l’incitation à l’évitement
de l’impôt tant son usage est aisé
– est l’absence totale de taxation
des donations manuelles ou indirectes13 réalisées plus de 3 ans
avant le décès. Il en résulte qu’à
nouveau, les contribuables les plus
fortunés sont généralement en mesure d’éviter la déclaration à l’impôt des successions d’une large part
de leur fortune. La sous-estimation
de l’inégalité des revenus à l’IPP se
trouve donc reproduite – on pourrait même dire, amplifiée – dans le
système de l’impôt des successions.
Comme l’a montré George Orwell,
la meilleure manière d’empêcher
un changement de l’ordre existant
n’est pas de réprimer la protestation mais bien de priver, en amont,
les citoyens du savoir nécessaire pour être capable d’émettre
la moindre pensée contestataire.
Le système fiscal belge de taxation des revenus du capital semble
avoir été construit sur ce principe.
Si l’on considère les statistiques
disponibles, la Belgique apparaît
comme une société faiblement inégale et disposant d’un système social fortement redistributif. Les
grandes fortunes et les grands revenus n’existent pas et tout est fait
pour qu’ils demeurent invisibles à
l’œil du chercheur le plus obstiné.
Il n’est dès lors pas étonnant que
les débats politiques sur les inégalités se concentrent sur la question
secondaire du salaire des ministres,
grands patrons ou administrateurs
de société, alors même que ceux-ci
sont largement inférieurs aux revenus de la très grande bourgeoisie et
qu’ils ne représentent qu’une part
minoritaire de la masse des hauts
revenus. Leur crime de lèse-bourgeoisie est que leurs revenus sont
imposables à l’IPP… n
4 Sous la réserve que l’accord de gouvernement
prévoit (pour une raison qu’on a du mal à s’expliquer)
que le contribuable puisse éviter toute transmission
d’informations par l’organisme payeur s’il autorise
celui-ci à prélever à la source la cotisation
supplémentaire de 4%. Si cette mesure devait
rencontrer un large succès, l’utilité de ces données
pour évaluer l’inégalité des revenus serait fortement
oblitérée.
5 Et, sur ce point, l’accord de gouvernement n’apporte
pas de modification fondamentale !
6 Certaines exceptions ont été apportées à ce principe
(en particulier l’article 344, § 1 du CIR 92) mais leur
application est restée limitée du fait d’une formulation
restrictive et d’une jurisprudence particulièrement
favorable au contribuable, combinées avec une absence
de volonté politique de les voir appliquées avec plus de
rigueur par l’administration fiscale.
7 Certains pays, comme le Canada et l’Australie,
ont adopté des mesures générales permettant au fisc
d’ignorer les constructions juridiques dont l’unique but
est d’éviter l’impôt tout en respectant le texte de la loi.
8 Ce chiffre sous-estime bien évidemment la charge
de l’impôt supporté par les ménages les plus aisés,
puisqu’il n’inclut pas les montants payés dans le cadre
du système du précompte mobilier libératoire. Mais
c’est précisément cette absence de transparence qui
pose problème.
9 Ces données proviennent, pour les États-Unis,
des études de Piketty et Saez précitées et, pour la
Belgique, des statistiques fiscales disponibles sur le
site du SPF Économie.
10 Le travail pour la Belgique y est, au moment où
ont été écrites ces lignes, indiqué in progress.
11 Certes, ce problème n’est pas absent des bases de
données fiscales mais la plupart des études sur le sujet
tendent à montrer qu’il y est nettement plus limité (à
tout le moins pour les pays développés).
12 L’importance cumulée de ces différents effets
a été démontrée par les travaux de Saez et Piketty
(et confirmée a maintes reprises depuis lors) : si les
enquêtes par échantillon produisent souvent de bonnes
estimations pour la majeure partie de la distribution
des revenus, les chiffres divergent fortement dès qu’on
s’intéresse aux percentiles les plus élevés.
13 Une donation indirecte est une donation réalisée
au moyen d’un acte juridique neutre (qui peut être
utilisé pour réaliser une opération à titre gratuit
comme à titre onéreux) sans mentionner la nature
gratuite de l’acte réalisé. L’exemple le plus simple est
un virement bancaire réalisé sans aucune mention de
son objet.
Politique
25
LE THèME
Paradis fiscal : le modèle belge
Inégalités
devant l’impôt,
un débat
révolutionnaire
L’évolution des barèmes fiscaux et de la structure générale
de l’imposition constitue le facteur le plus déterminant
de l’accroissement ou de la réduction des inégalités.
Un détour par l’histoire et par l’international l’atteste:
la question n’est pas technique, mais véritablement
politique.
lionel van leeuw
économiste
L
es régimes de consolidation budgétaire
qu’ont entamés les
États font ressurgir
avec acuité la question fiscale : il est
généralement entendu qu’est illusoire l’idée de parvenir à l’assainissement espéré par une
seule réduction des dépenses,
sans augmentation des recettes
de l’État, donc des prélèvements
obligatoires. Historiquement, les
grandes crises, telles les guerres,
ont fréquemment débouché sur
la création ou l’augmentation
d’impôts.
L’alimentation suffisante du
Trésor public ne suffit toutefois
pas à régler la question de l’impôt. L’impôt ne doit pas seulement rapporter, il doit aussi être
juste ou équitable, ainsi qu’efficace. La répartition de l’impôt
entre contribuables, et l’impact
de cette répartition sur les inégalités de revenus, est donc aussi essentielle que son montant.
La violation de ces préceptes
n’est pas anecdotique sur le plan
historique : elle est en partie à
l’origine des révolutions américaine et française. C’est d’ailleurs
à ces deux pays, sur lesquels les
économistes disposent de données de bonne qualité, que nous
nous intéresserons d’abord, avant
de nous pencher sur la situation
belge. Pour en revenir au présent,
Politique
26
nous porterons une attention
plus particulière aux projets actuels de réforme français et belge.
France et États-Unis
Si, depuis leur révolution, ces
pays s’étaient dotés de constitutions démocratiques, le rôle de
l’État, à l’époque libéral classique,
restait limité. L’impôt se limitait
en général à quelques contributions assises sur l’immobilier, les
droits de douane et les accises,
peu redistributifs, qui assuraient
l’essentiel des recettes. En particulier, l’impôt sur le revenu,
qui permet de lever des sommes
considérables de manière redistributive, s’il avait parfois été instauré en temps de guerre, n’avait
pas encore reçu de caractère permanent. La répartition des revenus était donc essentiellement
réglée par la répartition initiale
du capital réel ou financier, et
les marchés.
Ce rôle de l’État dans l’économie
s’est progressivement accru, mais
est généralement resté faible
jusqu’au début du XXe siècle
dans ces deux pays. En parallèle,
les inégalités de revenus demeuraient fortes : c’était, aux ÉtatsUnis, « l’âge doré », en France,
l’époque du règne des « deux
cents familles »1. On estime ainsi
que la part du 0,1% le plus riche
dans le revenu total était, à la
veille de la Première Guerre mon-
diale, de 8% dans les deux pays.
En d’autres termes, cette tranche
de la population concentrait une
part de revenu égale à 80 fois sa
part de population. Cet indicateur ne capture évidemment pas
les inégalités de manière globale,
puisqu’il ne tient compte que des
revenus les plus élevés ; il ne mesure ainsi pas l’écart entre les revenus les plus faibles et les revenus moyens par exemple. Mais il a
l’avantage d’être simple. La comparaison avec des indicateurs plus
complets montre d’ailleurs qu’il
est pertinent.
Devant des besoins de recettes
en augmentation, l’impôt moderne sur le revenu est créé aux
États-Unis en 1913 et en France
en 1914. Les taux marginaux
maximaux sont minimes dans un
premier temps : 6% aux ÉtatsUnis, 2% en France. La férocité de
la Grande Guerre changera toutefois la donne et amènera les parlements à relever les taux maximums : aux États-Unis, celui-ci a
atteint 72%, et, en France, 90%. À
la fin de la guerre, la part des 0,1%
dans le revenu avait baissé à 6%
aux États-Unis et 7% en France.
Dans l’entre-deux-guerres, les
effets conjugués des destructions
de la guerre, des impôts, y compris les droits de succession, de
l’inflation et de la grande dépression ont progressivement raboté
les capitaux qui soutenaient les
dent Nicolas Sarkozy a instauré le
bouclier fiscal, qui limite le total
de divers impôts à 50% du revenu.
Et en Belgique ?
revenus les plus élevés, de sorte
que ceux-ci ne se sont jamais redressés durablement. À l’époque,
les revenus élevés provenaient essentiellement du capital : loyers,
intérêts et dividendes. Le rôle de
l’État s’est considérablement accru à la faveur de la lutte contre
la grande dépression, ce qui a
conduit une nouvelle fois à l’augmentation des impôts. À la veille
de la Seconde Guerre mondiale,
les parts des 0,1% étaient de 6%
aux États-Unis et 5% en France.
La Seconde Guerre mondiale
et la mise en place d’économies
de guerre a de nouveau affecté profondément les revenus les
plus élevés : le taux maximal de
l’impôt (fédéral) américain sur
les revenus a été relevé jusque
94% en 1944. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la part
des 0,1% n’était plus que de 3%,
qui ont progressivement décliné jusque 2% au début des années 1970, soit quatre fois moins
qu’en 1914. Cette transition rapide vers une plus grande égalité est qualifiée aux États-Unis
de « grande compression » des revenus. Un phénomène similaire
s’observe en France.
D’autres facteurs ont sans aucun doute joué un rôle puissant
en faveur de l’égalisation des revenus les plus élevés, comme la
négociation collective des salaires, qui augmente le pouvoir
de négociation des travailleurs et
réduit les écarts entre les salaires
faibles et élevés. Il semble néanmoins que la politique fiscale ait
joué un rôle essentiel dans l’égalisation des revenus observée au
cours du XXe siècle dans ces pays
– sans que puisse être établie la
moindre corrélation – positive ou
négative – entre évolutions des
taux d’imposition et des taux de
croissance.
Depuis les années 1970, une
tendance générale à l’augmentation des inégalités se laisse en revanche observer dans la plupart
des pays développés. La part des
revenus les plus élevés s’est maintenue en France. Par contre, aux
États-Unis, elle est progressivement revenue de 2% en 1970 à
7% en 2000, soit son niveau de
la fin de la Première Guerre mondiale. Les raisons en sont probablement multiples : la technologie peut favoriser les revenus élevés, la mondialisation de l’économie, les politiques néolibérales mettent à mal la répartition
des revenus issue de la concertation sociale. Mais c’est surtout la
moindre fiscalité appliquée à ces
revenus qui constitue le facteur le
plus déterminant de cette évolution : le taux marginal maximal
de l’impôt américain sur le revenu
a ainsi été progressivement ramené de 70% dans les années 1970 à
33% en 2010. En France, le prési-
Au XIXe siècle, la Belgique
connaît une fiscalité similaire
à celle de la France. Elle est essentiellement assise sur les accises, qui frappent divers biens
de consommation courante – le
sucre, le sel, la bière, le beurre…
Ces impôts dits « indirects » opèrent une dissociation entre ceux
qui en sont redevables en droit,
les commerçants, et ceux qui,
du point de vue économique, les
payent : les consommateurs, voire
les producteurs. Cette seconde catégorie ne perçoit pas forcément
que le prix qu’elle paie ou reçoit
est, selon le cas, majoré ou minoré par un impôt perçu de manière invisible.
Depuis les années 1970, une tendance
générale à l’augmentation des
inégalités se laisse en revanche observer
dans la plupart des pays développés.
En 1919, des impôts « cédulaires » sur les revenus voient le
jour, ainsi qu’un impôt complémentaire sur le revenu global :
chaque type de revenu est ainsi frappé d’une imposition spécifique, moyennant un complément progressif calculé sur l’ensemble des types de revenus.
En 1921, un large impôt sur la
consommation, précurseur de la
TVA, voit également le jour.
Le système cédulaire (de taxation différente des revenus, en
fonction de leur origine) subsiste
jusqu’en 1962, lorsque sont créés
les impôts actuels sur les revenus : l’impôt des personnes physiques (IPP), l’impôt des sociétés
(ISoc), l’impôt des personnes morales (IPM), l’impôt des non-rési-
1 Cette expression a toutefois été inventée dans l’entredeux-guerres.
Politique
27
LE THèME
Paradis fiscal : le modèle belge
Inégalités devant l’impôt, un débat révolutionnaire lionel van leeuw
dents (INR). Les plus importants,
l’IPP et l’Isoc, fonctionnent selon
des barèmes progressifs et ont,
à l’époque, pour caractéristique
essentielle de porter sur le revenu imposable global des contribuables. Quelles que soient la nature et la répartition du revenu,
son ensemble est ainsi imposé de
manière uniforme. Afin de faciliter sa perception mais sans aucunement remettre en cause le caractère global de ces impôts, les
précomptes professionnels, immobiliers et mobiliers permettent
la retenue à la source de provisions, destinées à être complétées
ou remboursées lors du calcul de
l’impôt après sa déclaration, l’année qui suit celle où les revenus
naissent.
En quelques années, la Belgique est ainsi passée d’un sys-
plus en plus grande et de crise
des économies européennes, les
pressions se sont accentuées
pour différencier à nouveau l’impôt en fonction des types de revenus, afin notamment de limiter
la fraude fiscale, d’éviter la fuite
de la base fiscale vers des juridictions plus clémentes, ou d’attirer
des capitaux étrangers.
Ainsi, depuis 1984, le précompte mobilier, qui constitue normalement une provision
sur l’IPP, est « libératoire »2 : en
d’autres termes, les revenus financiers ne sont normalement
plus taxés globalement3 au barème de l’IPP (soit à un taux marginal maximal de 55% jusqu’aux
réformes Reynders de 2001-2002,
et de 50% depuis lors), mais subissent une retenue plus faible
(15, 21 ou 25% selon le cas). De
même, certains revenus soumis au
Si la progressivité de l’IPP est marquée, précompte immole taux maximal en est assez rapidement bilier ne sont plus
atteint : un enseignant en fin de carrière imposés globalement depuis 2005.
et un PDG sont soumis au même taux
En d’autres
marginal de 50%.
termes, en pratique, seuls les revenus professiontème fiscal basé essentiellement nels sont encore soumis ausur quelques accises, faciles à per- jourd’hui à l’impôt global, à un
cevoir pour de faibles montants, taux qui a diminué pour les plus
et en apparence indolores – mais élevés d’entre eux. Les autres refrappant une plus grande par- venus font l’objet de régimes plus
tie des ressources des citoyens favorables, ce qui nuit à la propauvres que des citoyens aisés, gressivité de l’impôt. Par ailleurs,
et donc régressifs – à un système il est à noter que si la progressibasé essentiellement sur un im- vité de l’IPP est marquée, le taux
pôt progressif du revenu global et maximal en est assez rapidement
une large taxe à la consommation atteint : un enseignant en fin de
modulée en fonction du caractère carrière et un PDG sont soumis
nécessaire des biens concernés. au même taux marginal de 50%.
Ce nouveau système était un progrès à tous niveaux : il permettait Les limites de l’analyse
de lever de larges sommes pour économique
Pour l’économiste, l’impôt efle Trésor, était socialement équitable, et ne grevait pas excessive- ficient et donc idéal, en matière
ment l’activité économique, qui de recettes publiques4, est celui qui ne modifie pas le cométait et restait florissante.
Toutefois, dès les années 1970, portement des agents éconodans un contexte d’ouverture de miques et n’a ainsi aucun autre
Politique
28
impact sur l’économie que de lever des recettes affectées aux
services collectifs. Un seul impôt
y répond parfaitement : l’impôt
forfaitaire, égal pour tous. Tous
les contribuables n’ayant pas la
même capacité contributive, il
est bien entendu aussi parfaitement inacceptable sur le plan de
l’équité, de sorte qu’il est inapplicable, comme même Lady Thatcher l’a appris à ses dépens dans
les années 1980, à l’occasion des
émeutes suscitées par son projet de « Poll Tax ». À défaut, à recettes égales, le meilleur impôt
aurait le taux le plus faible et
le plus uniforme et la plus large
base, afin de ne pas peser lourd
et de limiter les comportements
motivés par l’évasion, inefficients
par nature.
Un impôt global sur le revenu a une très large base et un
taux potentiellement faible. À
ce titre, il constitue en théorie
un système parfaitement défendable. Comme on l’a vu, depuis
les années 1970, il y a toutefois,
de manière évidente pour l’impôt
des sociétés, mais aussi pour l’impôt des personnes physiques, une
forte pression à la baisse sur les
taux d’imposition marginaux, du
moins pour les taux applicables
aux revenus élevés ou à certains
types de revenu. Les défenseurs
de l’abaissement des taux ou de
la taxation distincte de certains
revenus, souvent issus du monde
économique, professent vouloir
soutenir ou récompenser l’activité, ainsi que faire face à la
concurrence fiscale. C’est aussi
dans ce contexte qu’apparaît souvent l’idée de la « flat tax », c’està-dire un impôt à la progressivité
réduite à sa plus simple expression : il s’agit de taxer au même
taux tous les revenus supérieurs
à un seuil d’exonération relativement généreux. Son taux maximum est plus faible, par construction, que celui d’un impôt progressif, de sorte que cet impôt se
rapprocherait en effet de l’idéal
économique.
Que faut-il en retenir ?
Tout d’abord, que l’abaissement
généralisé des impôts, et donc des
recettes, n’est pas une question
pertinente pour l’économiste.
Bien que les impôts pèsent potentiellement sur l’activité économique, ils sont la contrepartie
sine qua non et la condition de
possibilité des services publics.
La qualité et la quantité des services publics sont un débat à essence démocratique et non pas
technique ; le rôle de l’économiste
ne peut être que de fournir des
pistes pour lever de manière optimale une quantité déterminée
de recettes.
Ensuite, s’il est vrai qu’a priori, la progressivité de l’impôt,
comme toute différenciation de
celui-ci, nuit théoriquement à
l’efficience de l’impôt, elle peut
en augmenter l’utilité sociale, ce
qu’une expérience de pensée démontre aisément. Admettons que
lorsque le revenu d’un contribuable tend vers l’infini, l’utilité
sociale des dépenses que génèrent ces revenus supplémentaires
– la construction d’un yacht privé, par exemple – tende vers 0.
Admettons aussi que l’utilité
sociale des services publics – une
crèche, par exemple – est démocratiquement avérée. Dans ce cas,
il est socialement utile de consacrer le revenu de ce contribuable à
la construction d’une crèche plutôt que d’un yacht. Le moyen pour
y parvenir est d’imposer ce revenu, ce qui aura aussi pour effet
de diminuer les inégalités !
La seule limite de ce raisonnement réside dans ce qu’un taux
d’imposition « trop élevé » sera
susceptible de décourager l’activité ou encouragera l’évasion
dans le chef du contribuable,
qui ne déclarera plus le revenu
dont l’imposition serait utile à la
construction de la crèche. Il faut
donc trouver le taux d’imposition
marginal qui, pour les revenus les
plus hauts, génère la recette la
plus élevée. Quel est-il ? Contrairement à ce que prétendent certaines idéologues pour qui baisser
les impôts augmente forcément
les recettes, des études économétriques ont démontré que, aux
États-Unis par exemple, ce taux
Bien que les impôts pèsent
potentiellement sur l’activité
économique, ils sont la contrepartie sine
qua non et la condition de possibilité
des services publics.
« optimal », qui, rappelons-le, ne
s’appliquerait qu’aux revenus les
plus élevés (par exemple, les 0,1%
des contribuables les plus fortunés que nous avons évoqués),
serait élevé, de l’ordre de 70%,
c’est-à-dire un taux certes inférieur aux taux pratiqués durant
certaines périodes du XXe siècle,
mais bien supérieur aux taux actuels. Lorsque le législateur dé-
2 Depuis 2012, certains revenus financiers doivent de
nouveau être déclarés dans des cas exceptionnels (voir l’article
de Frédéric Panier dans ce numéro).
3 La globalisation reste possible si elle est plus favorable au
contribuable.
4 Cela ne remet toutefois pas en cause la fiscalité
environnementale, dont l’objectif premier n’est pas la
génération de revenus fiscaux, mais bien la modification
de certains comportements qui génèrent des externalités
nuisibles à la société dans son ensemble.
Politique
29
LE THèME
Paradis fiscal : le modèle belge
Inégalités devant l’impôt, un
débat révolutionnaire
lionel van leeuw
cide d’abaisser les taux maximaux en dessous de ces niveaux, il prend donc d’abord
une décision politique.
Libérer le politique
de l’expertise
De plus, nous avons vu qu’à
l’heure actuelle, l’impôt des
personnes physiques s’applique essentiellement aux
revenus du travail, avec deux
conséquences principales.
Premièrement, depuis les
années 1980, aux États-Unis
tout au moins, les revenus du
travail sont devenus majoritaires pour les contribuables
les plus fortunés alors que,
précédemment, il s’agissait
des revenus du capital. Ce
changement est fondamental : pour maintenir ou rétablir la progressivité que nous
venons d’évoquer, il ne suffit plus de restaurer une imposition élevée du capital, il
est absolument indispensable
d’instaurer des taux marginaux d’imposition du travail
conséquents pour les revenus
les plus élevés.
Deuxièmement, il est vrai
que la pratique nous apprend
que le capital financier est
fortement mobile, ainsi que
les opérations des sociétés
multinationales de sorte que
la concurrence fiscale et les
possibilités d’évasion sont
fortes en matière d’imposition des revenus financiers
ou des sociétés. Le taux d’imposition réalisable en pratique peut donc se révéler
fort bas. Néanmoins, « l’opti-
Politique
30
misation fiscale » est une activité inefficiente par nature,
de sorte que la différenciation
des taux d’imposition pour
contrer l’évasion l’est aussi. Si
l’économiste peut constater
pragmatiquement qu’il faut
limiter certains taux d’imposition à ces fins, il ne peut
s’en satisfaire ; toute mesure
visant à réduire les possibilités d’évasion ou d’optimisation – coopération internationale plutôt que concurrence, contrôles – sera ainsi la bienvenue. En cessant la
course au moins-disant fiscal,
elle aurait de surcroît la vertu démocratique de rétablir
une part perdue de la souveraineté publique, en augmentant l’éventail des choix politiques accessibles.
Historiquement, l’évolution des taux marginaux d’imposition a eu un impact significatif sur les inégalités. Un
impôt fortement progressif
n’est en outre pas nécessairement indésirable du point de
vue de l’économiste : il peut
générer des recettes significatives, financer des services
publics, et réduire les inégalités, soit autant objectifs démocratiques légitimes si les
citoyens en décident ainsi.
La perception efficace de
l’impôt pose certes un réel
problème, mais l’économiste
ne peut que conclure que ce
problème est in fine de nature fondamentalement politique. n
Reporter à
demain
ce qu’on
peut faire
aujourd’hui
Les mesures gouvernementales prises
en matière fiscale laissent sur leur faim.
Le « gouvernement papillon » mise tout
sur la lutte contre la fraude, laissant
la cohérence du système fiscal aux
oubliettes.
edoardo traversa
professeur à l’Université catholique de Louvain
A
près une inactivité forcée de
près de 15 mois, le gouvernement belge a proposé des modifications du système fiscal. Certaines de celles-ci ont été adoptées en décembre 2011, d’autres
devraient l’être début de l’année 2012. Même si
elles sont relativement nombreuses, ceci n’autorise toutefois pas les commentateurs à parler
de véritable réforme fiscale.
Il s’agit plutôt de réponses isolées et spécifiques à plusieurs types de pressions, émanant
principalement du haut (l’Union européenne)
mais aussi du bas (les Régions).
En effet, si l’on devait trouver un fil conducteur dans cet ensemble peu cohérent de modifications parfois extrêmement techniques, ce
serait la nécessité d’augmenter les recettes fiscales de l’État fédéral, pour se conformer aux
exigences européennes, et, dans une moindre
mesure, de préparer les transferts de compétences fiscales aux Régions d’ici 2014 (principalement en ce qui concerne les incitants fiscaux
en matière de logement et d’environnement).
Du temps et des symboles
La complexité des mesures adoptées résulte
quant à elle de la volonté de chacun des partenaires à l’accord de gouvernement de ne pas porter atteinte aux intérêts particuliers des groupes
sociaux qu’ils représentent traditionnellement.
Elle trahit le fait que l’exercice politique consistant à aboutir à un consensus s’est révélé très
ardu, pour une question de temps certainement,
mais aussi pour une question de
symboles.
Une question de temps, tout
d’abord. Contrairement à ce que
l’on aurait pu penser, la longueur
de la crise politique traversée par
la Belgique n’a pas été propice à
une réflexion de fond en matière
de programme socio-économique.
La toute grande majorité de la période de crise a été occupée par
des discussions portant sur la répartition des compétences – notamment fiscales – entre État,
Communautés et Régions.
Une question de symbole aussi. Au-delà de l’impact concret
des mesures proposées, il apparaît que le débat politique s’est
surtout focalisé sur les répercussions de celles-ci sur l’« imaginaire fiscal collectif », tel que
le traitement fiscal des voitures
de société, la taxation des revenus d’investissement, en particulier les plus-values, les intérêts notionnels et la lutte contre
la fraude fiscale.
À l’instar d’un jeu d’échecs, le
jeu politique a eu comme principal résultat de limiter la portée des différentes réformes plus
globales souhaitées par l’un ou
l’autre des partenaires politiques,
pour aboutir à un résultat consistant à contenter symboliquement
tout le monde, par l’adoption de
mesures à l’impact relativement
limité.
Un exemple frappant est le
nouveau système de taxation de
l’avantage résultant de l’utilisation privée d’un véhicule de société : selon le type de véhicule,
la réforme aura un impact parfois
positif sur la situation fiscale du
contribuable, alors que l’objectif clairement perçu par la popu-
lation semblait être d’augmenter globalement la taxation de
ces avantages à des fins dissuasives, ou, même lorsque les nouvelles règles aboutissent à une
plus grande taxation de cet avantage, à une augmentation relativement faible, en particulier si on
la met en relation avec le type du
véhicule.
Mesurettes
Mais, contrairement aux apparences, cette réforme n’a pas
épargné tout le monde. Les deux
grandes victimes de cette non-réforme sont en effet, d’une part, la
cohérence de la politique fiscale
et, d’autre part, le système fiscal
lui-même (en particulier l’impôt
sur le revenu). On observe en effet une disproportion flagrante
entre la très grande complexité de
certaines mesures et leur impact
réel. Par ailleurs, on constate que
les réformes envisagées ne sont
pas toujours en lien avec des axes
relativement forts d’autres politiques du gouvernement, notamment en ce qui concerne la politique environnementale ou les
réformes entreprises à l’égard du
système financier.
Le caractère relativement marginal des mesures prises ou à
prendre semble traduire le fait
que, d’un point de vue budgétaire, le gouvernement attend
plus d’effet d’une amélioration
de l’efficacité des instruments
de lutte contre la fraude fiscale
que de réformes structurelles de
la législation. La lutte contre la
fraude est, avec les intérêts notionnels, le poste sur lequel le
gouvernement compte le plus
pour combler le déficit public et
remplir ses engagements envers
l’Union européenne.
Concernant la lutte contre la
fraude, on peut toutefois se demander si le non-respect des
règles fiscales trouve uniquement
ou principalement sa cause dans
l’absence d’instruments adéquats
Le jeu politique a eu comme principal
résultat de limiter la portée des
différentes réformes plus globales
souhaitées par l’un ou l’autre des
partenaires politiques, pour aboutir
à un résultat consistant à contenter
symboliquement tout le monde.
de contrôle dans les mains de l’administration fiscale. Il apparaît
que, avant d’étendre les pouvoirs
de l’administration – ce qui sera
le cas –, il serait plus opportun
de s’interroger sur deux autres
éléments.
Un système juste ?
Tout d’abord, le meilleur moyen
pour s’assurer d’un respect suffisant des règles fiscales est, plutôt que de renforcer les mécanismes de contrainte, de veiller à
ce que le système fiscal dans son
ensemble soit globalement reconnu comme juste et équitable par
le plus grand nombre de contribuables.
Dans cette optique, il est important que le système fiscal soit
relativement transparent quant
à ses objectifs et à sa structure.
Cela signifie que, d’une part, les
mesures fiscales ne soient pas
trop complexes et, d’autre part,
qu’elles ne visent pas des situations trop particulières, ce qui serait susceptible de donner l’im-
Politique
31
LE THèME
Paradis fiscal : le modèle belge
Reporter à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui edoardo Traversa
Deux exemples concrets.
Tout d’abord, l’administration
est une structure qui est très peu
pression, parfois erronée mais perméable à la mobilité entre secparfois justifiée, que le système teur public et secteur privé. Il est
fiscal crée des privilèges à des- extrêmement difficile et surtout
tination de certaines catégories extrêmement coûteux en termes
et au détriment d’autres. Quelle de carrière pour une personne
que soit sa structure, un système ayant travaillé dans le secteur
fiscal simple est un système plus privé d’entrer à l’administration
facilement accepté, plus facile- dans une fonction corresponment appliqué et donc, souvent, dant à ses compétences. En maun système plus juste.
tière fiscale, cette absence de moUn autre élément qu’il serait bilité constitue un frein au recruurgent de prendre en considéra- tement de fiscalistes expérimention est l’organisation même de tés provenant d’autres milieux,
l’administration fiscale et la for- tel que l’entreprise ou les profesmation de ses agents. Il est im- sions de conseil juridique et fisportant de savoir que les pouvoirs cal voire de l’enseignement ou
octroyés à l’administration fiscale du non-marchand. Or, il est indépar la législation sont déjà extrê- niable que l’expérience de telles
mement étendus. Par ailleurs, une personnes permettrait de renforsaine politique législative devrait cer très sensiblement le knowviser, en matière fiscale comme how de l’administration, étant
dans d’autres domaines, à conte- parfaitement complémentaire à
nir les possibles abus dans l’ap- la grande expertise dont elle displication de la législation, y com- pose déjà en interne.
pris, et – l’on serait tenté de dire
Un second exemple concerne
– surtout, lorsque ces abus sont plus spécifiquement le contentieux fiscal. L’administration fiscale belge ne disLa lutte contre la fraude passe par une
pose pas, à l’insvalorisation des personnes que l’État
tar de ce qui se fait
charge de ces missions et non pas
dans d’autres pays,
tellement par l’étendue de pouvoirs
d’une section de
coercitifs que le législateur déléguerait
juristes spécialià l’administration.
sés, notamment en
matière de contentieux (« avocats de
susceptibles d’émaner d’autorités l’État »). La mise sur pied d’un serpubliques exécutives. Le rôle du vice juridique au sein de l’admiParlement (pouvoir législatif) est nistration fiscale permettrait de
en effet tout d’abord de contrô- centraliser l’expertise juridique
ler le pouvoir exécutif (gouverne- et la gestion du contentieux fisment et administration), ce qui cal, condition indispensable pour
commence par veiller à ne pas mettre en place de véritables
lui octroyer de pouvoirs exorbi- orientations politiques en matants ou disproportionnés par tière de contrôle et de poursuites.
rapport aux missions qui leur
Ces propositions n’en sont que
sont confiées.
deux parmi d’autres, mais elles
ont le mérite de montrer que la
Lourdeurs internes
question de la lutte contre la
Plus que des carences législa- fraude passe aussi et surtout par
tives, l’administration fiscale su- une valorisation des personnes
bit en effet des pesanteurs liées que l’État charge de ces missions
à l’organisation de ses structures, et non pas tellement par l’étenqui sont probablement l’obstacle due de pouvoirs coercitifs que le
le plus important à une action législateur déléguerait à l’admiplus efficace.
nistration.
Politique
32
Sim-pli-fi-ca-tion
En conclusion, on peut dire
que les mesures fiscales accompagnant le budget 2012 ne seront
pas suffisantes pour permettre au
gouvernement et au Parlement de
se passer d’une réflexion en profondeur sur la structure même
du système fiscal, et en particulier de l’impôt sur le revenu. Il devient urgent non seulement pour
des raisons budgétaires mais aussi pour des raisons liées au caractère démocratique de l’impôt et à
la pérennité du système fiscal de
prendre le temps d’envisager une
simplification drastique des multiples régimes fiscaux contenus
dans notre système et de cesser
d’utiliser l’instrument fiscal dans
le but de satisfaire des revendications de catégories particulières.
Toutefois, il faudra veiller à
faire en sorte que ce débat se
fasse dans un cadre large. Si, au
niveau fédéral, les mesures peuvent apparaître comme relativement marginales, du moins en ce
qui concerne l’impact qu’elles ont
sur la structure des impôts existants, celles-ci ont été précédées
d’un accord institutionnel qui
transfère un volume très important de recettes fiscales ainsi que
des pouvoirs normatifs conséquents aux régions.
Cette situation nuira certainement à la cohérence du système
fiscal invoquée précédemment. Il
importe cependant de limiter les
dégâts de cette fragmentation.
Pour cela, il faut que les grands
axes de la politique fiscale et les
réformes fondamentales que l’on
peut y apporter soient discutés
dans une enceinte comprenant
non seulement des représentants
des différents niveaux de pouvoirs, y compris des institutions
européennes, mais également de
personnes reconnues pour leur
expertise dont la mission consisterait à veiller à la cohérence juridique et économique des choix
qui y seront faits. n
Argent sale après une séance de « greenwashing » c mmagallan
Eden fiscal
pour les plus riches,
enfer pour
les travailleurs
Selon que vous serez puissant ou misérable, la fiscalité
belge vous fera blanc ou noir. Les réformes d’ampleur
visant à rétablir un minimum d’équité en matière
d’imposition demeurent dans les limbes.
marco van hees
membre du service d’études du Parti du travail de Belgique, auteur de plusieurs ouvrages
dont Banques qui pillent, banques qui pleurent (Aden, 2010)
L
orsque l’heure est
venue, certains sont
réputés monter au
paradis, tandis que
d’autres sont censés
descendre en enfer.
Cet ascenseur divin laisse supposer que les deux conditions sont
géographiquement différenciées.
Et s’il n’en était rien ? Si, comme
pour la richesse, qui ne se mesure qu’au niveau d’opulence
des cohabitants d’une même société, les mortels promis au ciel
et ceux condamnés aux limbes
peuplaient le même monde,
cette promiscuité renforçant, par
contraste, l’euphorie infinie des
premiers et l’épreuve éternelle
des seconds ?
Tel est, en tout cas, le sort de la
fiscalité en Belgique. Au touriste
curieux qui nous demanderait si
notre pays est plutôt un enfer
ou un paradis fiscal, nous serions
contraints de répondre qu’il possède un don d’ubiquité : être un
enfer pour les travailleurs, un paradis pour les plus fortunés et les
grandes entreprises. Cette réalité
est assez largement admise. Ainsi, la filiale belge de la Deutsche
Bank reprend précisément la formule dans l’une de ses publications : « La Belgique est à la fois
un enfer et un paradis fiscal. Un
enfer pour ce qui est des revenus
du travail. [...] Notre pays est par
contre fort avantageux pour la
taxation des revenus mobiliers. »1
Joe, salarié, taxé à 50%
C’est assez interpellant si l’on
se souvient que l’une des fonctions de la fiscalité devrait consister en la redistribution des richesses. Depuis le début des années 1980, le produit intérieur
brut (PIB ou richesse produite annuellement) de la Belgique s’est
considérablement accru, mais sa
répartition s’est opérée de plus en
plus en faveur du capital et au détriment du travail. La fiscalité serait le parfait outil pour corriger
une telle inégalité. Or, à l’inverse,
elle accentue cette tendance.
Cela se constate, par exemple,
dans les bénéfices des sociétés.
Sur la période mentionnée, la part
des revenus primaires des sociétés (leur résultat avant transferts
vers les pouvoirs publics) dans
le PIB a été multipliée par 1,8.
C’est énorme. Mais la part des revenus disponibles des sociétés,
après application de la fiscalité,
a connu une progression encore
plus importante, puisqu’elle a été
multipliée par 2,22.
À quoi ressemble l’enfer d’un
travailleur ? Prenons Joe Letaxé,
salarié ordinaire. Son revenu va
d’abord être soumis à l’impôt des
personnes physiques. Une partie de ce revenu n’est pas taxée,
mais un contribuable commence
à payer des impôts dès 6830 euros par an3. Tout ce qui excède
cette quotité exemptée sera soumis à cinq tranches d’imposition
1 Making money, avril 2001.
2 Source : rapports annuels de la Banque nationale pour les
années 1981 et 2009.
3 Montant applicable aux revenus de 2011 d’un contribuable
sans personne à charge dont le revenu annuel total n’excède
pas 24 410 euros.
Politique
33
LE THèME
Paradis fiscal : le modèle belge
Eden fiscal pour les plus riches, enfer pour les travailleurs
marco van hees
dont les tarifs vont de 25 à 50%.
Si Joe touche le salaire belge
moyen (quelque 3000 euros bruts
par mois4, ce qui représente,
après déduction des cotisations
sociales, un « brut imposable »
de 2600 euros), il payera un taux
de 30,1% à l’impôt des personnes
physiques. Il lui reste donc un salaire net d’environ 1800 euros.
Mais il n’est pas au bout de ses
taxes puisqu’il lui faudra encore
puiser dans ce revenu « net » pour
s’acquitter du précompte immobilier, de la TVA, des accises, ainsi que de diverses taxes communales et régionales. Au total, ce
sont près de 50% de son salaire
brut imposable qui seront consacrés à la fiscalité. Cela, sans même
compter la parafiscalité, c’est-àdire les cotisations destinées à la
sécurité sociale.
Charles-Henri, rentier,
taxé à 25%
Comparons la situation fiscale
de Joe à celle de Charles-Henri,
dont l’essentiel des revenus provient non de son travail, mais de
sa fortune. Cette fortune peut
être financière et/ou immobilière. Les revenus du patrimoine
immobilier sont faiblement taxés
puisque l’imposition est calculée non sur les revenus réels –
les loyers – mais sur un revenu
théorique – le revenu cadastral
– nettement moindre. Quant aux
revenus du patrimoine financier,
ils étaient soumis à un précompte
mobilier de 10, 15 ou 25%, selon
la nature des revenus, le gouvernement Di Rupo ayant depuis relevé les deux taux les plus bas à
21% et instauré une cotisation
supplémentaire de 4% sur les revenus mobiliers dépassant 20 000
euros par an.
Par contre, le gouvernement a
maintenu le caractère libératoire
du précompte mobilier. C’est-àdire la possibilité de ne pas men-
Politique
34
tionner un revenu financier dans
sa déclaration d’impôts dès lors
qu’il a été soumis au précompte.
L’avantage n’est pas mince. Si
Charles-Henri perçoit 300 000
euros de revenus professionnels
et 3 millions de revenus mobiliers, les premiers seront taxés
aux tranches de 25% à 50%, les
seconds à un taux de 25%. Alors
que si le précompte n’était pas libératoire, les trois millions viendraient s’ajouter aux revenus professionnels et seraient taxés au
taux marginal de 50%5.
Par ailleurs, les revenus financiers peuvent également comprendre des plus-values, lorsque
des titres sont revendus au-des-
Et puis, si Charles-Henri veut
payer encore moins d’impôts, il
peut utiliser son joker : la société de patrimoine ou de management. Tous ses revenus, tant professionnels que financiers, peuvent dès lors être perçus non par
lui-même, mais par sa société. Et
être soumis à l’impôt des sociétés. L’avantage ? Un taux d’imposition nominal moindre (33,99%)
qui, par l’utilisation de mesures
spécifiques aux sociétés (tels les
intérêts notionnels ou les revenus définitivement taxés) peut
tendre vers 0%. Charles-Henri peut donc, à très bon compte,
accumuler sa fortune au sein de
cette société. Seul l’« argent de
poche » que cette
société lui distribuera sera grevé
Le gouvernement a maintenu le
de l’impôt des percaractère libératoire du précompte
sonnes physiques.
mobilier. C’est-à-dire la possibilité de
Par la même ocne pas mentionner un revenu financier
casion, Charlesdans sa déclaration d’impôts dès lors
Henri peut planiqu’il a été soumis au précompte.
fier sa succession.
Il est de notoriété
publique que les
sus de leur prix d’acquisition. services chargés de contrôler les
Ainsi, si Charles-Henri réalise, droits de succession ne ciblent
en plus des revenus déjà men- que la transmission des biens imtionnés, une plus-value de deux mobiliers. Les titres de propriété
millions d’euros, il ne paiera pas d’une société échappent donc fale moindre impôt sur ce gain dès cilement à ces droits, selon des
lors qu’il aura détenu les titres voies plus ou moins légales. Et,
durant au moins une année. Son bien sûr, l’apport d’un bien imtaux d’imposition global chute mobilier à une société a pour verdonc substantiellement.
tu de le transformer en bien moBien sûr, Charles-Henri doit bilier, facilement transmissible.
également s’acquitter de diverses
redevances communales et régio- Fortune cajolée
À part quelques corrections de
nales, mais il est clair qu’elles représentent une faible part de ses tarifs (précompte mobilier, intérevenus, vu la hauteur de ceux- rêts notionnels), les mesures du
ci. De même, sachant que le taux gouvernement Di Rupo ne nous
de thésaurisation est proportion- paraissent pas remettre en cause
nel à l’importance des revenus, les différentes inégalités fiscales
Charles-Henri consomme propor- succinctement décrites ci-dessus.
tionnellement moins que Joe et À cet égard, l’abandon d’un impôt
paye donc relativement moins sur la fortune, envisagé un moment, est particulièrement domde TVA.
mageable. Certes, le gouvernement a introduit une cotisation
spéciale de 4% sur les revenus de
mobiliers de plus de 20 000 euros par an. Mais un abîme sépare
cette cotisation d’un véritable
impôt sur la fortune.
Primo, parce que le taux de la
cotisation spéciale est tellement
dérisoire (elle équivaut à un impôt de 0,2% sur un capital offrant un rendement de 5%) que le
gouvernement n’a même pas osé
chiffrer distinctement son rendement. Tandis qu’un véritable impôt sur la fortune, qui appliquerait des taux de 1 à 3% sur les patrimoines de plus de 1,5 million
d’euros, pourrait rapporter huit
milliards d’euros6.
Secundo, parce que la taxation
de la fortune diffère de la taxation des revenus de la fortune en
ce qu’elle touche aussi les patrimoines – ceux des riches les plus
riches – qui s’accumulent au sein
de sociétés holdings sans guère
fournir de revenus aux personnes
physiques actionnaires.
Tertio, parce que la taxation
des grands patrimoines implique
la mise en place d’un cadastre
des fortunes. Et un tel cadastre
permettrait non seulement d’imposer correctement les fortunes,
mais aussi de lutter plus efficacement contre d’importantes
fraudes en matière de revenus ou
de succession. n
4 Communiqué du SPF Économie, 12
octobre 2010. Notons que le salaire médian
n’atteint, lui, que 2595 euros brut.
5 La tranche de l’impôt des personnes
physiques taxées à 50% s’applique à la
partie du revenu qui dépasse 35 060 euros.
6 Lire M. Van Hees, Taxer les grosses
fortunes : réalisable et très rentable,
document du service d’études du PTB,
octobre 2011, téléchargeable sur le site
www.taxedesmillionnaires.be.
L’insoutenable
légèreté de la
fiscalité verte
Le débat sur la fiscalité environnementale reste pollué
par des considérations de court terme ainsi que par une
focalisation excessive sur des objections mineures.
edgar szoc
D
imanche 12 février 2011,
12h30, plateau
de Mise au point
sur la RTBF. Débat politique sur
le grand froid (il y a unanimité
des invités pour être contre). Passablement remonté, le présentateur Olivier Maroy harcèle les invités politiques de questions à
propos de la baisse évidemment
nécessaire de la TVA sur l’énergie. Respectivement pour le MR
et le CDH, Willy Borsus et Melchior Wathelet opinent du chef
et invoquent les regrettables
contraintes européennes. Pour
Écolo, Olivier Deleuze appelle à
faire baisser les prix en s’attaquant aux grands producteurs
et distributeurs qui s’engraissent
sur le dos des consommateurs.
Seul Yvan Mayeur, PS, rappelle
timidement qu’au vu des enjeux
climatiques, encourager, ne fûtce qu’indirectement, l’émission
de CO2 en réduisant le coût de
l’énergie ne constitue sans doute
pas un signal idéal.
Tel est, quand il gèle, le niveau
du débat sur la fiscalité environ-
nementale en Belgique.
Les journalistes appellent sans
vergogne ni beaucoup de réflexion à sa suppression et la majorité des représentants des partis s’excusent de ne pas parvenir à atteindre ce noble objectif
de suppression. Sans doute leurs
déclarations fluctuent-elles partiellement au gré des variations
de la température extérieure (et,
en ce qui concerne le MR, au gré
des lubies sarkozystes).
Mais cette fluctuation ellemême indique le faible ancrage
du sujet dans le cœur des agendas partisans. Sur le même plateau, Christine Mahy (secrétaire générale du Réseau wallon
de lutte contre la pauvreté) déplorait que seuls les hivers rudes
étaient propices au débat sur la
pauvreté et le « sans-abrisme ».
Pour le climat, sans doute faudra-t-il se contenter d’attendre
la prochaine canicule.
Belgique, dernier pays de l’Est ?
Au-delà des discours, la réalité n’est guère plus reluisante : de
nombreuses études européennes
et internationales attestent de la
Politique
35
LE THèME
Paradis fiscal : le modèle belge
L’insoutenable légèreté de la fiscalité belge verte edgar szoc
faiblesse de la fiscalité environnementale en Belgique1. Les recettes y liées ne rapportent en
effet que 2,4% du PIB chez nous,
pour près de 6% au Danemark. Sur
l’ensemble des pays de l’UE, seules
l’Espagne, la Roumanie, la Lituanie et la Lettonie font plus mal.
Pour qui veut bien se rappeler
que les trois missions principales
assignées à la fiscalité sont le financement des dépenses de l’État
et des services publics, la redistribution, et l’orientation des comportements (favoriser les activités à externalité positive ; décourager les activités à externalité négative), et que c’est bien
évidemment ce dernier objectif
que vise prioritairement la fiscalité environnementale, le chiffre
de 2,4% apparaît désespérément
léger.
Des objections insuffisantes
Deux objections sont toutefois
fréquemment invoquées à l’encontre d’une mise en œuvre forte
de cette « imposition verte », en
particulier lorsqu’elle vise les personnes physiques. Chacune porte
sur la compatibilité des impôts
verts avec les deux autres objectifs fiscaux : financement des
dépenses, d’une part, redistribution, de l’autre.
La première concerne la pérennité des revenus générés : est souvent avancée l’idée que la fiscalité environnementale serait autodestructrice par nature. Si son
objectif d’orientation des comportements devait être largement atteint, son assiette en serait diminuée d’autant, et donc
le rendement qui en découle (les
consommateurs délaissent les
biens visés, grevant d’autant les
recettes fiscales). Bref, à courir
deux lièvres à la fois, on ne réussirait au mieux qu’à en capturer
Politique
36
un : soit la pollution persiste, soit
les recettes diminuent.
Si elle tient théoriquement,
cette contestation n’est toutefois pas confirmée dans les faits.
À titre d’exemple, la Suède, qui a
introduit en 1991 une taxe carbone portant sur le charbon, le
diesel, l’essence, le LPG et le gaz
naturel (mais pas l’électricité ni
le mazout) en a tiré des recettes
à la fois importantes et croissantes : autour de 500 millions
d’euros annuels à ses débuts, près
de 3 milliards en 2010. Dans le
même temps, les émissions an-
Supprimer la fiscalité noire
Deuxième objection : la fiscalité serait intrinsèquement inégalitaire dans la mesure où hauts
et bas revenus doivent s’acquitter des mêmes taux sur des biens
qui représentent une plus grande
proportion des dépenses de ceuxci que de ceux-là3. Pris isolément,
la plupart des dispositifs de fiscalité environnementale courent
en effet ce risque de régressivité.
Leur mise en œuvre apparaît
dès lors socialement plus légitime si elle s’accompagne de réformes d’ampleur
visant à augmenLe traitement que la Belgique réserve
ter la progressiaux voitures de société […] vide les
vité générale du
caisses de l’État, encourage l’usage de
système fiscal –
voitures individuelles et constitue une
et les pages du
rémunération cachée pour une partie
présent dossier
importante des hauts salaires.
ne manquent pas
d’exemples en ce
sens. Par ailleurs,
nuelles de CO2 par Suédois sont même le projet sarkozyste, de
passées de 6,43 tonnes en 1991 taxe CO2 (pudiquement appelée
à 5,32 en 20082. La taxe a donc « contribution climat »), finalerapporté plus, tout en atteignant ment victime des effets conju– modestement – son objectif en- gués du Conseil d’État et des
vironnemental.
élections cantonales, aurait eu
Ce « miracle » d’un rendement en réalité des effets redistribuqui augmente à partir d’une as- tifs grâce à la redistribution forsiette qui se réduit a évidemment faitaire égale qui était appliquée
une explication : la taxation du à ses recettes4. L’effet de cette
CO2 suédois est ainsi passée en ristourne était de rendre la taxe
vingt ans de 23 euros la tonne budgétairement neutre sur le
lors de son introduction à 108 eu- plan global puisque les recettes
ros en 2010. L’augmentation gra- de la taxe étaient intégralement
duelle permet donc de palier la reversées aux contribuables –
nature potentiellement autodes- tout en induisant des effets diftructrice de la mesure. Clairement férenciés entre ceux-ci. Dans
annoncée et accompagnée de me- le contexte actuel de recherche
sures de soutien à l’isolation et à d’équilibre budgétaire, il apparaît
la mobilité douce, elle permet de certes plus illusoire de mettre en
capturer chacun des lièvres, sans place un nouvel impôt qui ne géeffet inégalitaire.
nérerait, in fine, aucune recette
supplémentaire.
Mais à défaut d’espace politique ou budgétaire pour introduire une taxe CO2 répondant au
critère d’équité, peut-être seraitil opportun de commencer par recenser et éliminer progressivement les dispositifs fiscaux de nature fondamentalement anti-environnementale (en ce qu’ils incitent à des comportements « non
durables ») qui subsistent dans le
système actuel – et qui d’ailleurs
ne sont pas déduits du chiffre de
2,4% du PIB de prétendue fiscalité environnementale en Belgique.
L’exemple le plus flagrant en est
fourni par le traitement que la Belgique réserve aux voitures de société. Il parvient en effet à accomplir ce miracle de nuire simultanément aux trois objectifs assignés
ci-dessus aux politiques fiscales
puisqu’il vide les caisses de l’État,
encourage l’usage de voitures individuelles (qui plus est, plus polluantes que la moyenne des voitures achetées par des personnes
privées5), et constitue une rémunération cachée pour une partie
importante des hauts salaires.
La dénonciation du caractère
aberrant d’une telle politique ne
se réduit d’ailleurs pas à quelques
talibans verts. Ce n’est ainsi pas
le Mouvement des objecteurs de
croissance mais le Conseil supérieur des finances qui pouvait
écrire de manière aussi tranchée
en 2010 : « Sur le plan économique,
octroyer un régime fiscal favorable à un avantage extra-salarial
concentré dans le haut de la distribution des revenus n’est ni efficace
ni équitable et les conséquences
environnementales de cette pratique sont particulièrement dommageables »6.
C’est d’ailleurs au nom de la
« trop forte » fiscalité sur les salaires, et en particulier sur les salaires supérieurs (au sens très gé-
néreux du terme « supérieur »)
qu’a été mise en place cette mesure de « fiscalité noire » : puisque
le taux marginal maximum de 50%
serait trop rapidement atteint en
Les acteurs politiques et associatifs
feraient bien d’identifier puis de
supprimer les dispositifs qui cumulent
iniquité sociale, insoutenabilité
écologique et prodigalité budgétaire.
matière d’impôt des personnes
physiques, il s’agirait de rémunérer près de 500 000 travailleurs
sous forme de voitures de société.
Or, face à cette aberration en
termes de politiques publiques,
les mesures prévues par la dernière
Déclaration de politique gouvernementale apparaissent pour le
moins timides : leur rendement attendu est de 200 millions d’euros.
Plutôt que (ou à tout le moins
avant) de déplorer le caractère tragique de la fiscalité environnementale qui nous mettrait face au
dilemme cornélien d’avoir à choisir entre le sauvetage de la planète et le chauffage des pauvres,
les acteurs politiques et associatifs feraient bien d’identifier puis
de supprimer les dispositifs qui
cumulent iniquité sociale, insoutenabilité écologique et prodigalité budgétaire. Ce faisant, il serait répondu aux objections traditionnelles et à l’incompatibilité
prétendue de l’environnement et
du social quand on les approche
sous le prisme fiscal.
Mais sans doute, pour qu’il y ait
du nouveau en la matière, faudrat-il attendre le retour des beaux
jours. n
1 Voir notamment l’étude de la Banque nationale de
Belgique, K. VanCauter & L. Van Meensel, Vers une fiscalité
environnementale plus forte en Belgique ?, 2009 (www.
nbb.be) et OCDE, Étude économique de la Belgique, 2011
(www.oecd.org).
2 Voir J. Elbeze et Chr. de Perthuis, « Vingt ans
de taxation du carbone en Europe : les leçons de
l’expérience », Les Cahiers de la Chaire Économie du Climat,
n°9, avril 2011 (www.chaireeconomieduclimat.org).
3 Voir, par exemple l’étude qu’Inter-Environnement
Wallonie a consacrée au sujet : P. de Wouters et
A. De Vlaminck, Les aspects sociaux de la fiscalité
environnementale – Point de vue de la société belge
francophone, 2006 (www.iewonline.be).
4 Voir A. de Ravignan, « Taxe carbone : qui perd, qui
gagne ? », Alternatives économiques, septembre 2009.
Il apparaît qu’à consommation constante les 30%,
les plus pauvres auraient vu leurs revenus augmenter
grâce à l’application de la « contribution ». Cet effet de
redistribution pourrait être encore accentué si le montant
de la ristourne était calculé sur une base inversement
proportionnelle aux revenus. Il en aurait été de même si,
plutôt que les 17 euros la tonne envisagés, la France avait
décidé d’appliquer les taux suédois qui sont plus de six
fois supérieurs.
5 La moyenne des émissions de CO2 des voitures de
société neuves achetées en Belgique en 2010 était de
146,8 g/km, contre 129,7 g/km pour les voitures achetées
par des privés. Voir P. Courbe, Voitures de société : oser la
réforme, Inter-Environnement Wallonie, décembre 2010.
6 Conseil supérieur des finances, section « fiscalité et
parafiscalité » : La politique fiscale et l’environnement,
septembre 2009 (http://docufin.fgov.be).
Politique
37
LE THèME
Paradis fiscal : le modèle belge
Candide
chez Al Capone
L’enseignement du droit fiscal belge crée-t-il les futurs
fraudeurs de bas ou haut vol ? Un récit ethnographique à
la première personne décortique les étranges coutumes de
la tribu des fiscalistes.
mohssin shah
étudiant en droit fiscal à la Solvay Business School
A
l Capone n’a été
condamné ni pour
s e s no m b re u x
crimes, ni pour
ses trafics d’alcool
et de stupéfiants,
ni pour ses activités de proxénétisme, ni pour ses rackets. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le célèbre parrain de la
mafia de Chicago est tombé pour
fraude fiscale.
Pour déjouer le système d’intimidations des témoins mis en
place par la puissante mafia, les
enquêteurs du service fédéral des
impôts se concentrèrent sur la situation économique de Capone.
Ils comparèrent méticuleusement
ses dépenses à ses revenus officiels de « négociant en immobilier ». Le mafieux avait un train
de vie exagérément supérieur aux
revenus qu’il déclarait au fisc.
L’avocat ne sut pas contrecarrer
les accusations étayées par les
agents du service fédéral des impôts. En 1931, Al Capone écopa de
11 ans prison pour fraude fiscale.
C’est cette anecdote qui me
vint à l’esprit lorsque je poussai
les lourdes portes de l’immeuble
qui accueille les cours du master
de gestion fiscale de l’ULB pour
me diriger vers la première séance
du cours d’impôt des sociétés. La
leçon était donnée dans l’auditoire Dexia par un éminent praticien de l’équation fiscale des entreprises. En cette semaine d’octobre, celle-là même qui a vu le
Politique
38
gouvernement fédéral sauver la
banque franco-belge, la situation ne manquait pas d’ironie.
Un partenariat public-privé d’un
nouveau genre en quelque sorte :
l’État finance les banques, qui
elles-mêmes financent l’enseignement. Qui lui-même enseigne
aux étudiants comment mieux
définancer l’État. Bref, le serpent
mord la queue qui le nourrit…
Habitué aux cours de sciences
politiques, je suis d’emblée dépaysé par le langage, le vocabulaire, le ton, le style, l’atmosphère de ce cours. Le discours est
direct, opérationnel. Il s’embarrasse peu de concepts ou de développements théoriques, s’attache
aux faits que sont les chiffres. Le
franglais règne, les mots sont des
chiffres et les idées des tableaux.
Une seule « idée », une seule rengaine : optimaliser l’impôt.
Le discours fiscaliste
Je ne tarderai pas à constater la
redondance du discours fiscaliste.
Du cours d’impôts des sociétés au
cours de droits d’enregistrement
et de succession en passant par
le cours d’impôts des personnes
physiques, les effets sont les
mêmes, une certaine constance
donne le ton. Le mantra tient en
quelques points :
1. La meilleure disposition fiscale est la moins imposante. Les
bonnes règles fiscales sont les
plus légères, c’est-à-dire celles
qui « laissent respirer l’initia-
tive ». Et n’allez surtout pas
croire qu’il s’agit là d’un présupposé idéologique. Il s’agit d’une
description scientifique du réel,
d’une règle de bon sens appliqué
à notre réalité économique et fiscale. La gestion fiscale est une
technique et non pas une politique. Elle est une question de
chiffres et non pas de principes.
Dura numera sed numera…
2. Les décideurs politiques ont
au coin de la bouche l’écume de la
« rage taxatoire ». Ils ne comprennent rien à la question fiscale. En
cela, ils rejoignent d’ailleurs l’ensemble de la population à l’exception de l’aristocratie fiscaliste. Hommes et femmes politiques sont au mieux des ignorants au pire des abrutis qui s’entêtent à répéter les mêmes erreurs. Perseverare diabolicum…
La seule autorité publique qui
mérite le respect chevaleresque
des fiscalistes est incarnée par le
« grand » contrôleur fiscal, avec
qui ils sont engagés dans une bataille d’expertise. Un tel respect
n’est pas sans rappeler celui qui
lie les parrains du grand banditisme et les « grands » flics chargés de les poursuivre.
3. Le privé est le seul débouché
envisageable – du moins envisagé
par nos professeurs – pour les étudiants du master en gestion fiscale. L’enseignement est très opérationnel : les professeurs multiplient les mises en situation, bien
souvent inspirées de leurs propres
expériences « de terrain » – ce fameux réel, qui n’est pas politique.
Jamais, dans leurs scénarisations,
il n’est fait référence à un positionnement public. L’autorité publique c’est les autres, c’est-à-dire
un peu l’enfer. La force des choses
– et des salaires – nous amènera
naturellement de l’autre côté de la
barrière, c’est-à-dire plus que probablement dans le département
« tax management » d’une grande
boîte de consulting. Carpe diem…
Un de mes professeurs a certes
travaillé au fisc avant de monter
sa propre boîte de consulting… Il
apparaît aux yeux de mes camarades comme un véritable repenti. Ou un miraculé.
4. La fraude fiscale est la somme
de défaillances individuelles. Elle
est également le résultat de l’action de mauvais fiscalistes (provoqués par une réglementation
trop imposante). Les bons fiscalistes ne fraudent pas, ils optimalisent. Entre l’optimalisation
et la fraude fiscale, la seule différence est la case prison, s’amusent à répéter mes professeurs
(comme entre l’empoisonneur et
le mauvais cuisinier, sans doute).
Mais certains prennent la peine de
préciser leur pensée. Pour eux, la
frontière est plus subjective : elle
sépare les incapables qui se font
attraper de ceux qui, fins connaisseurs des rouages, savent « manager ». Un voleur est-il un voleur s’il ne se fait pas prendre ?
Comme l’espion capturé par l’en-
nemi, le fraudeur est abandonné
à lui-même par sa corporation s’il
a le malheur d’être pris par le fisc.
Homo homini lupus…
Des sciences politiques
à la gestion fiscale…
Dès le premier quart d’heure du
premier cours, je me sentis aussi dépaysé qu’un profane en terre
sacrée. Quelques instants me furent nécessaires pour me souvenir des motivations qui m’ont amené sur les bancs de cet auditoire.
Comment donc ce master en gestion fiscale m’est-il donc apparu
comme la continuité de mon cursus en sciences politiques ?
Si le pouvoir est dans le nombre,
si le dernier mot en politique est
souvent un chiffre, alors fiscalité
et politique ne peuvent être étrangères l’une à l’autre. Telle fut l’intuition première de mon choix. Il
m’avait semblé qu’une connaissance précise de la réglementation
fiscale – des possibilités qu’elle
offrait – était une nécessité pour
qui souhaite prendre la juste mesure des conditions matérielles du
changement.
La fiscalité offre certainement
le levier politique le plus déterminant. La marchandisation croissante de notre société renforce
d’ailleurs paradoxalement le pouvoir de l’arme fiscale. Par ses capacités d’orientation des opérateurs économiques, une fiscalité
qui tape juste et fort est susceptible de menacer en retour cette
marchandisation galopante. La
construction d’une société plus
juste et plus soutenable sur le plan
environnemental ne pourra éluder
une redéfinition de l’équation fiscale au profit du politique.
La réappropriation par le plus
grand nombre de la question fiscale constitue dès lors un enjeu
prioritaire pour qui veut approfondir la démocratie et vitaliser
la souveraineté populaire, c’està-dire l’emprise des citoyens sur
leurs devenirs. Or, la logorrhée fiscaliste et l’organisation intentionnelle de l’ignorance1 ont privé le
débat public de la question fiscale. L’emprise des fiscalistes sur
celle-ci est totale et pose de graves
questions. Loin d’être un fait naturel, c’est un acquis politique,
dont les principaux bénéficiaires
s’acharnent précisément à dénier
le caractère politique. La pression
exercée par les grandes entreprises
La fraude fiscale est le résultat de l’action
de mauvais fiscalistes (provoqués par
une réglementation trop imposante).
Les bons fiscalistes ne fraudent pas, ils
« optimalisent ».
– et leurs relais – pour assouplir,
affaiblir, complexifier, opacifier à
dessein la réglementation fiscale a
pour objectif (et conséquence) la
domination d’une petite communauté d’intérêts sur une question
au cœur du devenir collectif. Le
point d’orgue de cette domination
aux allures de confiscation réside
dans l’ânonnement d’un discours
positiviste présentant la fiscalité
comme une science dont le pur développement ne saurait répondre
à des principes aussi contingents
que la philosophie politique ou la
délibération démocratique.
Notre démocratie et la justice
sociale gagneraient à une simplification drastique de notre régle-
1 Voir l’article de Frédéric Panier dans ce numéro.
Politique
39
LE THèME
Paradis fiscal : le modèle belge
mentation en matière de taxes et
d’impôts, à commencer par la mise
à plat de l’ensemble des niches fiscales injustes et illisibles que sont,
par exemple, les intérêts notionnels
et les revenus définitivement taxés.
Le plus grand nombre y gagnerait,
quelques-uns y perdraient. Parmi
ces derniers, il y a les étudiants en
gestion fiscale que nous sommes
qui verront diminuer leur futur salaire au même rythme que la « décomplexification » de la réglementation fiscale.
La fraude fiscale
La fraude fiscale est-elle comme
mes professeurs le suggèrent à longueur de cours la stricte somme
de défaillances individuelles ? Estelle une composante extrinsèque
de la réglementation fiscale dont
il faudrait in fine rechercher les
causes dans l’impulsivité, l’inclinaison aux profits immédiats des fraudeurs ? Pour qui prend soin de lever
quelques secondes le nez de ses tableaux Excel, la fraude fiscale apparaît pourtant structurelle. Elle résulte de la sophistication voulue de
notre architecture fiscale. Cet encastrement de la fraude dans le système fiscal permet à la fois l’existence de pratiques hétérodoxes, infractionnelles, et le maintien de
l’objet social de l’entreprise. Cette
« duplicité » permet à l’opérateur
économique d’avoir simultanément
des finalités officielles et des objectifs « opérationnels », qui intègrent
la fraude fiscale sans que cette déviance ne menace l’existence de l’entreprise.
Me levant de mon banc à la fin du
cours, j’ai repensé à Al Capone. Je
n’ai pu m’empêcher de penser que
s’il avait eu mon professeur pour
avocat, il n’aurait certainement pas
été condamné. J’ai voulu partager
cette pensée avec lui, mais il était
déjà parti. Le temps c’est de l’argent. n
Politique
40
Assumer un
discours
progressiste
Aussi central que soit l’impôt dans la construction de
l’égalité, il a été marginalisé dans le débat public et dans les
revendications des partis et syndicats. De peur de perdre une
frange de leur base ?
entretien avec Daniel Puissant
secrétaire général du Réseau pour la justice fiscale (RJF – www.lesgrossesfortunes.be)
Comment évaluez-vous l’accueil
que reçoivent les propositions
du Réseau pour la justice fiscale
(taxe sur les grosses fortunes,
suppression du secret bancaire…)
au sein des partis politiques
progressistes ?
L’impôt sur la fortune a figuré parmi les revendications du PS lors de la
dernière négociation gouvernementale. Le secret bancaire est partiellement écorné depuis le 1er juillet
2011 : dorénavant, lorsque l’administration dispose d’un indice de fraude
fiscale ou qu’elle envisage, en raison
de signes et indices d’aisance, de déterminer la base imposable, elle pourra s’adresser aux banques qui auront
l’obligation de fournir tous les éléments requis. C’est un progrès, mais
qui nous laisse encore loin de la situation française, par exemple.
Il y a donc certes des frémissements, mais qui ne sont clairement
pas à la hauteur des enjeux actuels,
d’une part, du discrédit éclatant que
la crise financière a apporté à l’idéologie néolibérale, d’autre part. Il y a
pour le moment un espace d’opportunité relativement inédit depuis
trente ans, même si force est de reconnaître qu’il est encore très insuffisamment occupé politiquement.
Il y a également une différence
notable entre, d’une part les programmes des partis politiques,
d’autre part les discours qu’ils tiennent dans les médias, et enfin les positions qu’ils tiennent dans les négociations et les points sur lesquels ils
sont prêts à céder. Les programmes
sont souvent beaucoup plus progressistes que les discours, comme si de-
meurait la crainte d’être traité d’enragé taxatoire. Nous avons de bons
contacts avec les représentants des
partis avec lesquels nous travaillons,
mais l’argument du gouvernement
de coalition est trop souvent brandi
pour expliquer le peu d’avancées en
matière fiscale.
Du côté syndical, heureusement,
tant la FGTB que la CSC continuent
à assumer un discours clair sur une
alternative fiscale – de façon même
encore plus forte et explicite depuis
la crise.
On peut comprendre la difficulté
de tenir un discours clair en
matière de fiscalité dans le
contexte d’un matraquage antiimposition incessant. Mais qu’en
est-il dans les actes ?
Il y a certes des avancées et l’annonce de la priorité accordée à la
lutte contre la fraude fiscale dans
la Déclaration de politique générale
du gouvernement est à saluer. Mais
force est de constater que parmi la
cinquantaine de recommandations
émises par la Commission d’enquête
parlementaire de 2009 sur la fraude
fiscale1, il n’y en a encore qu’une minorité qui a été transformée en loi ou
arrêté, et une minorité encore plus
faible qui a été mise en œuvre.
Mais au-delà des textes, c’est tout
le fonctionnement et la gestion du
SPF Finances qui est à revoir. À titre
d’exemple, au cours de l’année 2012,
1300 personnes quitteront l’administration fiscale pour partir à la retraite. Seules 500 d’entre elles seront remplacées. Pour un gouver-
vaille par exemple actuellement sur
une directive qui établirait une base
commune – ce qui ne signifie évidemment pas un taux commun – en
matière d’impôt des sociétés.
nement qui prétend placer la lutte
contre la fraude fiscale au cœur de
ses priorités, c’est un signal pour le
moins ambigu.
Par ailleurs, il est de notoriété
publique que ce manque de moyens
produit des effets inégalitaires : si on
ne passe rien aux salariés, puisqu’il
est facile de les contrôler, on est en
revanche beaucoup plus laxiste avec
toute une série de mesures d’ingénierie fiscale – dont la limite avec
la fraude est ténue –, notamment
parce qu’il est beaucoup plus coûteux de s’y attaquer. Dans ce domaine, on en est encore à lutter avec
des arcs à flèches contre des bombes
nucléaires.
compétences et d’expertise.
Il est vrai, par ailleurs que, si du
temps où Philippe Maystadt était
ministre des Finances, des recrutements spécifiques avaient été effectués pour travailler dans le domaine
de l’impôt des sociétés, plus rien à
ma connaissance n’a été fait en ce
sens depuis lors.
Précisément, une des propositions
d’Edoardo Traversa, dans ce
dossier, consiste à faciliter la
mobilité professionnelle entre
secteurs public et privé afin de
rééquilibrer quelque peu les
forces en présence : comment
jugez-vous cette proposition ?
Ce dossier est évidemment crucial.
On devrait pouvoir imaginer un dispositif de type « serpent fiscal européen », sur le modèle du serpent
monétaire : des taux d’imposition
minimum et maximum y seraient
fixés, dans une fourchette relativement restreinte. La très grande majorité des États et des citoyens y gagneraient par rapport à la situation
actuelle – cette course au moins
fiscal qui pénalise tout le monde,
à part peut-être les gros contribuables et les grandes entreprises.
Mais il est vrai que l’idéologie néolibérale continue à orienter les politiques européennes depuis le cimetière des idées. Les espoirs de progrès en la matière sont d’autant plus
réduits qu’en matière fiscale, c’est
la règle de l’unanimité qui prévaut.
Quelques avancées se font toutefois
jour : la Commission européenne tra-
Ce ne serait pas ma première priorité. Dans le cadre actuel, beaucoup
plus et beaucoup mieux pourrait être
fait : la gestion des ressources humaines du SPF Finances est déplorable. Les compétences individuelles
et les profils de fonction sont très
mal appariés. Récemment encore,
des experts fiscaux, qui s’étaient
spécialisés pendant de longues années pour travailler à Bruxelles sur
l’impôt des sociétés, ont été amenés
à travailler sur l’imposition des salariés, lors de leur mutation à Liège.
Il y a là un scandaleux gaspillage de
D’éventuelles mesures
volontaristes en matière de
lutte contre la fraude, et en
particulier en matière de revenus
du capital, ne risquent-elles pas
de se fracasser contre l’écueil
de la mobilité du capital et
de l’absence d’harmonisation
européenne ?
Le militantisme fiscal reste
relativement discret en Belgique.
Il l’est nettement moins aux
États-Unis, par exemple, où il
prend la forme du Tea Party ou
du Tax Relief Day (ce jour de
l’année où les citoyens cessent
prétendument de travailler pour
l’État). Craignez-vous de voir
débarquer ce genre d’activisme
chez nous ?
Heureusement, la Belgique a été
jusqu’ici plutôt épargnée par ce type
de mouvements démagogues. Mais
on ne peut toutefois que se désoler de ce que le débat sur la fiscalité
soit encore largement relégué dans
les marges. De plus, des mouvements
ouvertement hostiles au principe
même de l’impôt ou à sa progressivité existent, dans les partis flamands
surtout. C’est très clair à la N-VA,
Dans le contexte actuel, renoncer à
une augmentation des recettes fiscales
revient à dire son peu d’attachement à la notion même de service public.
mais aussi au VLD, qui avait discuté lors d’un de ses récents congrès la
proposition de flat tax, un taux d’imposition unique et donc non progressif pour tous les revenus à partir
d’un certain seuil. Combien de partis
sont-ils prêts, aujourd’hui à annoncer avant les élections qu’ils augmenteront les impôts et à préciser pour
qui ? Or, dans le contexte actuel, renoncer à une augmentation des recettes fiscales revient à dire son peu
d’attachement à la notion même de
service public. n
Propos recueillis par Edgar Szoc.
1 L’intégralité du rapport et des recommandations est
accessible en ligne : www.dekamer.be. (NDLR)
Politique
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