Paradis fiscal : le modèle belge
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Paradis fiscal : le modèle belge
LE THèME Politique 20 Paradis fiscal : le modèle belge Inventaire et alternatives A u cœur de la question sociale, la fiscalité est reléguée dans les marges du débat public belge. Trop techniques, rébarbatifs, incompréhensibles, les détails – où comme toujours, se cache le diable – du code d’imposition sont aussi méconnus que peu discutés. Alors que la France frémit encore des ondes de choc provoquées par les propositions de Pour une révolution fiscale de Landais, Saez et Piketty1, que la campagne américaine se jouera en partie sur la « billionaire tax », l’impôt reste, chez nous, étrangement absent des débats. L’hypothèse explicative qu’apportent nombre des contributeurs du présent dossier réside dans la construction aussi systématique que délibérée de l’ignorance sur le sujet. Rarement, l’adage « Pour vivre heureux, vivons cachés » n’a paru aussi pertinent que pour décrire l’organisation de la fiscalité belge – et en particulier du côté des grosses fortunes. Si ce seul dossier n’aura évidemment pas pour effet de jeter de la lumière sur ce que les dispositions légales ont comme objectif implicite d’occulter, ses auteurs entendent néanmoins contribuer à remettre le sujet en place plus visible dans l’agenda public. À l’heure où la Belgique s’apprête à ratifier, les yeux endormis, un traité budgétaire qui réduira considérablement les possibilités effectives de creuser des déficits publics temporaires, la question de la source et de la hauteur des recettes fiscales devient en effet plus cruciale que jamais. ••• Frédéric Panier nous propose un détour américain qui illustre par contraste l’indigence de l’appareil statistique belge en matière fiscale et, partant, la difficulté de revendications effectives face à un système dont les effets ne sont que trop rarement quantifiés. Comment en effet lutter pour modifier un système dont la méconnaissance est organisée ? Lionel Van Leeuw montre ensuite à quel point est historiquement peu fondée l’idée selon laquelle une taxation élevée des plus hauts revenus découragerait l’initiative et l’activité économique. Il montre en revanche à quel point est robuste le lien entre progressivité fiscale et réduction des inégalités. Edoardo Traversa entreprend un survol du dernier accord de gouvernement du point de vue des réformes fiscales qui y sont proposées, pour regretter à la fois son manque d’ampleur et de cohérence. Même en cas de crise, c’est la logique du lotissement et des chasses gardées autour d’intérêts catégoriels qui semble continuer à prévaloir. que sur les revenus de leur travail. Edgar Szoc entreprend un plaidoyer en faveur de la fiscalité environnementale, notoirement peu élevée en Belgique, et démonte les arguments selon lesquels ce type d’imposition serait nécessairement inégalitaire et/ou autodestructeur. C’est au compte rendu presque ethnographique d’une observation participante au sein du DES en gestion fiscale de la Solvay Business School, que nous convie ensuite Mohssin Shah. S’en dégagent les Trop techniques, rébarbatifs, incompréhensibles, les détails – où comme toujours, se cache le diable – du code d’imposition sont aussi méconnus que peu discutés. us, coutumes et routines de pensée de la tribu des fiscalistes, mais surtout leur impact socio-économique. Enfin, Daniel Puissant, secrétaire général du Réseau pour la Justice fiscale répond à nos questions sur la spécificité de l’action militante en matière fiscale et la difficulté de porter une parole progressiste en la matière. n Marco Van Hees illustre de façon aussi concrète que saisissante le double visage de la Belgique fiscale : paradis pour les détenteurs de capitaux, enfer pour ceux qui ne peuvent compter Ce Thème a été coordonné par Mathias El Berhoumi, Frédéric Panier et Edgar Szoc. 1 Le Seuil/République des idées, 2011. (www.revolution-fiscale.fr) Politique 21 LE THèME Paradis fiscal : le modèle belge Tapis rouge pour les grosses fortunes Aux États-Unis, Mitt Romney, le richissime candidat républicain pour la Maison blanche, a payé seulement 14% d’impôts en 2010 et 2011. S’il vivait en Belgique, l’ex-gouverneur du Massachusetts en aurait payé moins de… 5. frédéric panier chercheur à l’université de Stanford L e 23 janvier 2012, Mitt Romney, candidat républicain à la présidence des États-Unis, rendait publiques, après des semaines de tergiversations, ses déclarations fiscales des deux dernières années. Celles-ci révélaient non seulement l’étendue de ses revenus (plus de 40 millions de dollars sur deux ans) mais également qu’il avait payé, en moyenne, moins de 14% d’impôts, un chiffre largement inférieur au taux d’imposition de la plupart de ses concitoyens. Au grand dam de la classe montante des « super-rich », qui préfèrent généralement maintenir la plus grande discrétion sur l’état de leurs finances, cette révélation démontrait, non seulement, le fossé gigantesque qui sépare désormais les « 1% » du reste de la population mais aussi le traitement fiscal très favorable dont bénéficient aujourd’hui les plus hauts revenus. De baisses de taux marginaux en niches fiscales diverses, en passant par des mesures de promotion de l’investissement, tout est fait pour permettre à une fraction croissante des individus les plus riches de payer des taux de taxation inférieurs à ceux dont s’acquitte la plus grande partie de la population active. Surfant le même jour sur cette Politique 22 révélation, Barack Obama appelait, dans son discours annuel sur l’état de l’Union, à une modification du système fiscal visant à assurer que les individus les plus riches paient un taux de taxation à tout le moins égal à celui dont s’acquitte la majeure partie de la classe moyenne. Le contraste avec la campagne présidentielle de Barack Obama, quatre ans plus tôt, était saisissant : le sénateur démocrate avait alors dû battre en retraite après avoir osé émettre l’idée de redistribuer les richesses (spread the wealth around). Hauts revenus invisibles Au-delà du cas « Romney », le retour de la question des inégalités, dans un pays obsédé par la promotion du succès individuel et la protection de ses « créateurs d’emplois »1, a notamment été facilité par le travail de deux chercheurs sur l’histoire des hauts revenus aux États-Unis. Bénéficiant d’un accès extensif aux données de l’administration fiscale, ceuxci ont, à partir de 1998, publié une série d’articles apportant la preuve d’une formidable augmentation des inégalités de revenus, concentrée principalement au sein des quelques pourcents (et centièmes de pourcents) les plus aisés2. Les deux auteurs y démontraient que l’inégalité de revenu aux États-Unis avait atteint en 2008 son plus haut niveau depuis 1928 et que le pourcent des individus les plus fortunés avait monopolisé plus de 50% des fruits de la croissance de 1993 à 20073 ! Largement cités, ces articles ont exercé une influence considérable dans le monde académique et, plus encore, au sein du débat public, à tel point que les stratèges de Barack Obama ont récemment placé la question des inégalités au centre de sa campagne de réélection. Dans l’état actuel de notre système fiscal, un tel évènement est peu probable en Belgique. La raison n’en est cependant pas que nous bénéficierions à la fois d’une distribution plus égalitaire des revenus et d’un système taxatoire plus progressif. La véracité d’une telle affirmation est d’ailleurs impossible à vérifier rigoureusement et c’est précisément là que réside le cœur du problème. Notre système fiscal semble avoir été construit pour assurer la dissimulation la plus complète des hauts revenus et des grandes fortunes. De ce point de vue, les États-Unis apparaissent comme un État socialiste face au paradis libéral belge. Un point de comparaison le démontrera à suffisance : si Mitt Romney avait payé ses impôts en Belgique, il aurait dû déclarer pour l’année 2009 moins de 2 millions de dollars de revenus ménages aux plus hauts revenus sans être membre du percentile le plus élevé). Un chercheur naïf étudiant la distribution des revenus à partir des déclarations fiscales belges serait irrémédiablement condamné à sous-estimer largement les inégalités de revenus dans notre plat pays et pourrait erronément conclure à la formidable réussite du modèle social belge ! Ingénierie fiscale : une affaire de shopping Ac dioptria imposables, contre 22 millions aux États-Unis ! Ses revenus déclarés se seraient limités aux cachets reçus pour ses discours rémunérés (tout de même plus de 400 000 dollars) et à sa rémunération d’administrateur de société (un peu plus de 100 000 dollars). Ses autres revenus (plus de 90% du total) n’auraient fait l’objet d’aucune déclaration au fisc et, dès lors, n’auraient pas été soumis au régime progressif de taxation de l’impôt sur le revenu. Ils seraient, pour la même raison, restés invisibles aux statistiques publiques sur la distribution des revenus. Revenus du capital évaporés Cet état de fait repose essentiellement sur deux dispositions centrales du système belge d’imposition des personnes physiques (IPP) : le précompte mobilier libératoire et l’absence de taxation des plus-values en capital. Sur 22 millions de dollars de revenu, Mitt Romney a reçu, en 2009, un peu plus de 8 millions de dollars sous forme d’intérêts et dividendes. Alors qu’aux ÉtatsUnis, les dividendes et intérêts doivent être déclarés à l’administration fiscale comme tout autre revenu, la Belgique avait, jusqu’à cette année, adopté le régime du précompte mobilier libératoire, qui consiste en une taxe proportionnelle aux montants payés et retenue à la source par l’organisme payeur (institution financière ou société) : proportionnelle, et donc non progressive, ce qui a pour effet de soumettre au même traitement le « petit épargnant » qu’on prétend vouloir épargner et le rentier, dont l’existence même est passée sous silence. Pour autant que ce précompte ait été retenu à la source, ce qui est le cas pour l’immense majorité des intérêts et dividendes payés sur le sol belge, le contribuable était, jusqu’à présent, dispensé d’inclure les intérêts et dividendes reçus dans sa déclaration annuelle de revenu. Un tel système rend non seulement impossible toute taxation progressive, mais empêche également d’estimer la distribution réelle des revenus au sein de la population belge. Les intérêts et dividendes étant le produit direct de la richesse, il relève de l’évidence tautologique que ceux-ci sont disportionnellement perçus par les individus les plus fortunés. Par exemple, pour les États-Unis, les intérêts et dividendes représentaient un peu plus de 13% du revenu imposable total pour le pourcent des ménages bénéficiant du revenu le plus élevé, tandis que ce chiffre ne s’élevait qu’à 5,4% pour les 9% des ménages suivants (ceux qui font partie des 10% des Vive les plus-values ! Sur ce point, il faut cependant souligner que l’accord de gouvernement récemment conclu constitue une petite révolution puisqu’il prévoit une taxation supplémentaire de 4% pour les intérêts et dividendes supérieurs au seuil (assez élevé) de 20 000 euros par an. Pour en assurer la percep- Notre système fiscal semble avoir été construit pour assurer la dissimulation la plus complète des hauts revenus et des grandes fortunes. De ce point de vue, les États-Unis apparaissent comme un État socialiste face au paradis libéral belge. tion, l’accord prévoit une transmission à l’administration fiscale de tous les intérêts et dividendes 1 Particulièrement conscients du pouvoir des mots, les républicains s’efforcent aujourd’hui de remplacer le terme « millionnaires » par l’expression « créateurs d’emploi » (job creators) dans le cadre du débat sur la taxation des hauts revenus. Cette tentative de coup d’état sémantique fait suite à plusieurs autres campagnes du même type qui avaient, par exemple, vu les termes « taxe sur la mort » (death tax) remplacer les termes estate tax (droits de succession) ou l’opposition pro-life versus pro-choice (pro-vie ou pro-choix) s’imposer largement pour décrire les deux parties du débat sur l’avortement. 2 E. Saez et Th. Piketty, « Income Inequality in the United States, 1913-1998 », Quarterly Journal of Economics, 118(1), 2003, pp. 1-39. Un résumé destiné au grand public (ainsi que des tableaux mis à jour) est disponible sur le net (http://elsa. berkeley.edu/~saez/). On ne manquera pas de noter, non sans ironie, que ce travail sur des données américaines a été réalisé par des chercheurs d’origine française. 3 Voir l’article de Lionel Van Leeuw ci-après. Politique 23 LE THèME Paradis fiscal : le modèle belge Tapis rouge pour les grosses fortunes frédéric panier payés à chaque contribuable belge. Si cet accord est concrétisé (ce qui n’est pas chose faite à l’heure où sont écrites ces lignes), il pourrait être mis fin au trou noir statistique créé par le système du précompte libératoire4. La fabuleuse disparition des revenus du capital dans le système fiscal belge ne s’arrête cependant pas là ! Sur les 14 millions restant après déduction des intérêts et dividendes reçus par Mitt Romney, plus de 12 millions sont le produit de « plus-values en capital » réalisées durant l’année 2009. Ces « plus-values » correspondent aux gains réalisés par Romney lors de la revente d’actifs (principalement financiers) à un prix supérieur à celui qu’il avait payé lors de leur acquisition. Bien que bénéficiant d’un régime très favorable, ces « plus-values réalisées » doivent généralement être déclarées au fisc américain et font l’objet d’une taxation de 15 à 35%. A contrario, en Belgique, et hormis quelques exceptions, la majeure partie des plus-values en capital sont purement et simplement non taxées5 ! Plus encore que les dividendes et intérêts, les plus-values en capital sont disproportionnellement concentrées parmi les couches les plus riches de la population. Ainsi, aux États-Unis, en 2008, les plus-values en capital représentaient 21,8%, du revenu imposable pour le 1% de ménages aux plus hauts revenus et près de 45% pour le centième de pourcent (les 0,01%) le plus élevé. Par comparaison, ce chiffre tombait à moins de 3,3% pour les 4% des ménages suivants (ceux qui font partie des 5% des ménages au plus haut revenu sans être membres du pourcent le plus élevé). Il en résulte que, plus encore que pour le précompte mobilier libératoire, Politique 24 miques concernées7 ! À nouveau, l’usage des techniques d’évitement licite de l’impôt est largement plus répandu au sein des revenus les plus élevés. Elles nécessitent une expertise juridique et des coûts fixes qui les rendent généralement inaccessibles ou inintéressantes pour la plus grande partie des Ingénieurerie fiscale contribuables ordinaires. Il s’en Enfin, last but not least, une déduit que ce sont à nouveau les autre caractéristique du droit fis- plus hauts revenus qui voient leur cal belge vient à la rescousse des base imposable la plus fortement contribuables les plus aisés. Si la réduite par la magie de l’ingéniedistinction théorique entre reve- rie fiscale. nus du capital et revenus du traEn conclusion, si les données vail est particulièrement claire, de l’administration fiscale resson application pratique est, tent une bonne base pour évaluer la distribution des revenus pour la majeure partie Ce sont les plus hauts revenus de la population qui voient leur base imposable la plus (pour laquelle les fortement réduite par la magie de revenus du travail l’ingénierie fiscale. constituent l’immense majorité du revenu total), ces elle, nettement moins évidente. données sont, dans l’état actuel En particulier, l’inextinguible in- de la législation, condamnées à ventivité des spécialistes de l’in- produire une large sous-estimagénierie fiscale trouve matière à tion des revenus les plus élevés, exprimer son talent pour inven- dissimulant l’étendue des inégater une multitude de mécanismes lités et la faible contribution de permettant de requalifier les re- la classe des rentiers au financevenus du travail en intérêts, divi- ment de la puissance publique. dendes ou, et c’est le fin du fin, La comparaison des revenus fisen plus-values non taxables ! En caux totaux par niveau de reveBelgique, le respect du choix de nu le démontre magistralement. la voie imposée ne permet pas au Alors qu’en 2008, le pourcent des fisc d’ignorer un acte juridique ménages aux revenus les plus élepar ailleurs légal, même s’il n’a vés a payé près de 40% du monété réalisé que dans le but d’évi- tant total de l’impôt sur le revenu ter l’impôt6. Il s’en déduit que, aux États-Unis, les statistiques dans la plupart des cas, le fisc fiscales belges indiquent que le se retrouve impuissant face aux chiffre correspondant pour notre constructions juridiques biscor- pays s’élève à moins de 12%8. La nues des avocats fiscalistes qui, part des revenus du capital dans tout en respectant la lettre de la le montant total déclaré par le 1% loi, ont pour unique but d’éviter le plus riche s’élève, quant à elle, à l’impôt qui devrait normalement moins de 1,5% en Belgique contre s’appliquer aux activités écono- plus de 12% pour les seuls intéle traitement fiscal favorable – le mot est faible – des plus-values en capital dans le droit fiscal belge aboutit à une sous-estimation des inégalités des revenus dans notre pays et, pour la même raison, à une contribution particulièrement faible des ménages les plus aisés au revenu fiscal total. La meilleure manière d’empêcher un changement de l’ordre existant n’est pas de réprimer la protestation mais bien de priver, en amont, les citoyens du savoir nécessaire pour être capable d’émettre la moindre pensée contestataire. rêts et dividendes aux États-Unis9 ! Dans le même ordre d’idée, la Belgique fait partie des rares pays de l’Europe de l’Ouest encore absent de la World Top Income Database10 alors même qu’on y trouve les données détaillées pour le paradis fiscal helvète ! Données manquantes Enfin, les insuffisances des bases de données de l’administration fiscale ne sont que très partiellement compensées par l’existence d’enquêtes par échantillon contenant des informations sur l’ensemble des revenus des personnes interrogées. Outre que ce genre d’études souffre de nombreuses erreurs dans les montants déclarés11, les revenus les plus élevés sont généralement tronqués à une valeur maximale pour préserver l’anonymat des répondants, ce qui introduit une sous-estimation mécanique de l’inégalité. En outre, la taille limitée des échantillons étudiés (rarement plus de quelques milliers) a pour conséquence qu’ils n’incluent qu’un nombre très restreint d’observations pour les hauts revenus, produisant de la sorte des estimations peu fiables. Ce problème est aggravé par la propension plus importante des revenus élevés à refuser de participer à ce type d’enquête12. La dissimulation des inégalités dans le régime de l’impôt sur le revenu trouve son pendant dans la législation belge relative à la taxation des dons et héritages. La Belgique dispose en théorie d’une taxation extensive (et progressive) des successions. En pratique, le droit belge offre cependant de nombreuses possibilités d’éviter purement et simplement toute taxation des transmissions à titre gratuit et, par la même occasion, toute déclaration de ces transferts à l’administration fis- cale. Le moyen le plus connu – qui relève de l’incitation à l’évitement de l’impôt tant son usage est aisé – est l’absence totale de taxation des donations manuelles ou indirectes13 réalisées plus de 3 ans avant le décès. Il en résulte qu’à nouveau, les contribuables les plus fortunés sont généralement en mesure d’éviter la déclaration à l’impôt des successions d’une large part de leur fortune. La sous-estimation de l’inégalité des revenus à l’IPP se trouve donc reproduite – on pourrait même dire, amplifiée – dans le système de l’impôt des successions. Comme l’a montré George Orwell, la meilleure manière d’empêcher un changement de l’ordre existant n’est pas de réprimer la protestation mais bien de priver, en amont, les citoyens du savoir nécessaire pour être capable d’émettre la moindre pensée contestataire. Le système fiscal belge de taxation des revenus du capital semble avoir été construit sur ce principe. Si l’on considère les statistiques disponibles, la Belgique apparaît comme une société faiblement inégale et disposant d’un système social fortement redistributif. Les grandes fortunes et les grands revenus n’existent pas et tout est fait pour qu’ils demeurent invisibles à l’œil du chercheur le plus obstiné. Il n’est dès lors pas étonnant que les débats politiques sur les inégalités se concentrent sur la question secondaire du salaire des ministres, grands patrons ou administrateurs de société, alors même que ceux-ci sont largement inférieurs aux revenus de la très grande bourgeoisie et qu’ils ne représentent qu’une part minoritaire de la masse des hauts revenus. Leur crime de lèse-bourgeoisie est que leurs revenus sont imposables à l’IPP… n 4 Sous la réserve que l’accord de gouvernement prévoit (pour une raison qu’on a du mal à s’expliquer) que le contribuable puisse éviter toute transmission d’informations par l’organisme payeur s’il autorise celui-ci à prélever à la source la cotisation supplémentaire de 4%. Si cette mesure devait rencontrer un large succès, l’utilité de ces données pour évaluer l’inégalité des revenus serait fortement oblitérée. 5 Et, sur ce point, l’accord de gouvernement n’apporte pas de modification fondamentale ! 6 Certaines exceptions ont été apportées à ce principe (en particulier l’article 344, § 1 du CIR 92) mais leur application est restée limitée du fait d’une formulation restrictive et d’une jurisprudence particulièrement favorable au contribuable, combinées avec une absence de volonté politique de les voir appliquées avec plus de rigueur par l’administration fiscale. 7 Certains pays, comme le Canada et l’Australie, ont adopté des mesures générales permettant au fisc d’ignorer les constructions juridiques dont l’unique but est d’éviter l’impôt tout en respectant le texte de la loi. 8 Ce chiffre sous-estime bien évidemment la charge de l’impôt supporté par les ménages les plus aisés, puisqu’il n’inclut pas les montants payés dans le cadre du système du précompte mobilier libératoire. Mais c’est précisément cette absence de transparence qui pose problème. 9 Ces données proviennent, pour les États-Unis, des études de Piketty et Saez précitées et, pour la Belgique, des statistiques fiscales disponibles sur le site du SPF Économie. 10 Le travail pour la Belgique y est, au moment où ont été écrites ces lignes, indiqué in progress. 11 Certes, ce problème n’est pas absent des bases de données fiscales mais la plupart des études sur le sujet tendent à montrer qu’il y est nettement plus limité (à tout le moins pour les pays développés). 12 L’importance cumulée de ces différents effets a été démontrée par les travaux de Saez et Piketty (et confirmée a maintes reprises depuis lors) : si les enquêtes par échantillon produisent souvent de bonnes estimations pour la majeure partie de la distribution des revenus, les chiffres divergent fortement dès qu’on s’intéresse aux percentiles les plus élevés. 13 Une donation indirecte est une donation réalisée au moyen d’un acte juridique neutre (qui peut être utilisé pour réaliser une opération à titre gratuit comme à titre onéreux) sans mentionner la nature gratuite de l’acte réalisé. L’exemple le plus simple est un virement bancaire réalisé sans aucune mention de son objet. Politique 25 LE THèME Paradis fiscal : le modèle belge Inégalités devant l’impôt, un débat révolutionnaire L’évolution des barèmes fiscaux et de la structure générale de l’imposition constitue le facteur le plus déterminant de l’accroissement ou de la réduction des inégalités. Un détour par l’histoire et par l’international l’atteste: la question n’est pas technique, mais véritablement politique. lionel van leeuw économiste L es régimes de consolidation budgétaire qu’ont entamés les États font ressurgir avec acuité la question fiscale : il est généralement entendu qu’est illusoire l’idée de parvenir à l’assainissement espéré par une seule réduction des dépenses, sans augmentation des recettes de l’État, donc des prélèvements obligatoires. Historiquement, les grandes crises, telles les guerres, ont fréquemment débouché sur la création ou l’augmentation d’impôts. L’alimentation suffisante du Trésor public ne suffit toutefois pas à régler la question de l’impôt. L’impôt ne doit pas seulement rapporter, il doit aussi être juste ou équitable, ainsi qu’efficace. La répartition de l’impôt entre contribuables, et l’impact de cette répartition sur les inégalités de revenus, est donc aussi essentielle que son montant. La violation de ces préceptes n’est pas anecdotique sur le plan historique : elle est en partie à l’origine des révolutions américaine et française. C’est d’ailleurs à ces deux pays, sur lesquels les économistes disposent de données de bonne qualité, que nous nous intéresserons d’abord, avant de nous pencher sur la situation belge. Pour en revenir au présent, Politique 26 nous porterons une attention plus particulière aux projets actuels de réforme français et belge. France et États-Unis Si, depuis leur révolution, ces pays s’étaient dotés de constitutions démocratiques, le rôle de l’État, à l’époque libéral classique, restait limité. L’impôt se limitait en général à quelques contributions assises sur l’immobilier, les droits de douane et les accises, peu redistributifs, qui assuraient l’essentiel des recettes. En particulier, l’impôt sur le revenu, qui permet de lever des sommes considérables de manière redistributive, s’il avait parfois été instauré en temps de guerre, n’avait pas encore reçu de caractère permanent. La répartition des revenus était donc essentiellement réglée par la répartition initiale du capital réel ou financier, et les marchés. Ce rôle de l’État dans l’économie s’est progressivement accru, mais est généralement resté faible jusqu’au début du XXe siècle dans ces deux pays. En parallèle, les inégalités de revenus demeuraient fortes : c’était, aux ÉtatsUnis, « l’âge doré », en France, l’époque du règne des « deux cents familles »1. On estime ainsi que la part du 0,1% le plus riche dans le revenu total était, à la veille de la Première Guerre mon- diale, de 8% dans les deux pays. En d’autres termes, cette tranche de la population concentrait une part de revenu égale à 80 fois sa part de population. Cet indicateur ne capture évidemment pas les inégalités de manière globale, puisqu’il ne tient compte que des revenus les plus élevés ; il ne mesure ainsi pas l’écart entre les revenus les plus faibles et les revenus moyens par exemple. Mais il a l’avantage d’être simple. La comparaison avec des indicateurs plus complets montre d’ailleurs qu’il est pertinent. Devant des besoins de recettes en augmentation, l’impôt moderne sur le revenu est créé aux États-Unis en 1913 et en France en 1914. Les taux marginaux maximaux sont minimes dans un premier temps : 6% aux ÉtatsUnis, 2% en France. La férocité de la Grande Guerre changera toutefois la donne et amènera les parlements à relever les taux maximums : aux États-Unis, celui-ci a atteint 72%, et, en France, 90%. À la fin de la guerre, la part des 0,1% dans le revenu avait baissé à 6% aux États-Unis et 7% en France. Dans l’entre-deux-guerres, les effets conjugués des destructions de la guerre, des impôts, y compris les droits de succession, de l’inflation et de la grande dépression ont progressivement raboté les capitaux qui soutenaient les dent Nicolas Sarkozy a instauré le bouclier fiscal, qui limite le total de divers impôts à 50% du revenu. Et en Belgique ? revenus les plus élevés, de sorte que ceux-ci ne se sont jamais redressés durablement. À l’époque, les revenus élevés provenaient essentiellement du capital : loyers, intérêts et dividendes. Le rôle de l’État s’est considérablement accru à la faveur de la lutte contre la grande dépression, ce qui a conduit une nouvelle fois à l’augmentation des impôts. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les parts des 0,1% étaient de 6% aux États-Unis et 5% en France. La Seconde Guerre mondiale et la mise en place d’économies de guerre a de nouveau affecté profondément les revenus les plus élevés : le taux maximal de l’impôt (fédéral) américain sur les revenus a été relevé jusque 94% en 1944. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la part des 0,1% n’était plus que de 3%, qui ont progressivement décliné jusque 2% au début des années 1970, soit quatre fois moins qu’en 1914. Cette transition rapide vers une plus grande égalité est qualifiée aux États-Unis de « grande compression » des revenus. Un phénomène similaire s’observe en France. D’autres facteurs ont sans aucun doute joué un rôle puissant en faveur de l’égalisation des revenus les plus élevés, comme la négociation collective des salaires, qui augmente le pouvoir de négociation des travailleurs et réduit les écarts entre les salaires faibles et élevés. Il semble néanmoins que la politique fiscale ait joué un rôle essentiel dans l’égalisation des revenus observée au cours du XXe siècle dans ces pays – sans que puisse être établie la moindre corrélation – positive ou négative – entre évolutions des taux d’imposition et des taux de croissance. Depuis les années 1970, une tendance générale à l’augmentation des inégalités se laisse en revanche observer dans la plupart des pays développés. La part des revenus les plus élevés s’est maintenue en France. Par contre, aux États-Unis, elle est progressivement revenue de 2% en 1970 à 7% en 2000, soit son niveau de la fin de la Première Guerre mondiale. Les raisons en sont probablement multiples : la technologie peut favoriser les revenus élevés, la mondialisation de l’économie, les politiques néolibérales mettent à mal la répartition des revenus issue de la concertation sociale. Mais c’est surtout la moindre fiscalité appliquée à ces revenus qui constitue le facteur le plus déterminant de cette évolution : le taux marginal maximal de l’impôt américain sur le revenu a ainsi été progressivement ramené de 70% dans les années 1970 à 33% en 2010. En France, le prési- Au XIXe siècle, la Belgique connaît une fiscalité similaire à celle de la France. Elle est essentiellement assise sur les accises, qui frappent divers biens de consommation courante – le sucre, le sel, la bière, le beurre… Ces impôts dits « indirects » opèrent une dissociation entre ceux qui en sont redevables en droit, les commerçants, et ceux qui, du point de vue économique, les payent : les consommateurs, voire les producteurs. Cette seconde catégorie ne perçoit pas forcément que le prix qu’elle paie ou reçoit est, selon le cas, majoré ou minoré par un impôt perçu de manière invisible. Depuis les années 1970, une tendance générale à l’augmentation des inégalités se laisse en revanche observer dans la plupart des pays développés. En 1919, des impôts « cédulaires » sur les revenus voient le jour, ainsi qu’un impôt complémentaire sur le revenu global : chaque type de revenu est ainsi frappé d’une imposition spécifique, moyennant un complément progressif calculé sur l’ensemble des types de revenus. En 1921, un large impôt sur la consommation, précurseur de la TVA, voit également le jour. Le système cédulaire (de taxation différente des revenus, en fonction de leur origine) subsiste jusqu’en 1962, lorsque sont créés les impôts actuels sur les revenus : l’impôt des personnes physiques (IPP), l’impôt des sociétés (ISoc), l’impôt des personnes morales (IPM), l’impôt des non-rési- 1 Cette expression a toutefois été inventée dans l’entredeux-guerres. Politique 27 LE THèME Paradis fiscal : le modèle belge Inégalités devant l’impôt, un débat révolutionnaire lionel van leeuw dents (INR). Les plus importants, l’IPP et l’Isoc, fonctionnent selon des barèmes progressifs et ont, à l’époque, pour caractéristique essentielle de porter sur le revenu imposable global des contribuables. Quelles que soient la nature et la répartition du revenu, son ensemble est ainsi imposé de manière uniforme. Afin de faciliter sa perception mais sans aucunement remettre en cause le caractère global de ces impôts, les précomptes professionnels, immobiliers et mobiliers permettent la retenue à la source de provisions, destinées à être complétées ou remboursées lors du calcul de l’impôt après sa déclaration, l’année qui suit celle où les revenus naissent. En quelques années, la Belgique est ainsi passée d’un sys- plus en plus grande et de crise des économies européennes, les pressions se sont accentuées pour différencier à nouveau l’impôt en fonction des types de revenus, afin notamment de limiter la fraude fiscale, d’éviter la fuite de la base fiscale vers des juridictions plus clémentes, ou d’attirer des capitaux étrangers. Ainsi, depuis 1984, le précompte mobilier, qui constitue normalement une provision sur l’IPP, est « libératoire »2 : en d’autres termes, les revenus financiers ne sont normalement plus taxés globalement3 au barème de l’IPP (soit à un taux marginal maximal de 55% jusqu’aux réformes Reynders de 2001-2002, et de 50% depuis lors), mais subissent une retenue plus faible (15, 21 ou 25% selon le cas). De même, certains revenus soumis au Si la progressivité de l’IPP est marquée, précompte immole taux maximal en est assez rapidement bilier ne sont plus atteint : un enseignant en fin de carrière imposés globalement depuis 2005. et un PDG sont soumis au même taux En d’autres marginal de 50%. termes, en pratique, seuls les revenus professiontème fiscal basé essentiellement nels sont encore soumis ausur quelques accises, faciles à per- jourd’hui à l’impôt global, à un cevoir pour de faibles montants, taux qui a diminué pour les plus et en apparence indolores – mais élevés d’entre eux. Les autres refrappant une plus grande par- venus font l’objet de régimes plus tie des ressources des citoyens favorables, ce qui nuit à la propauvres que des citoyens aisés, gressivité de l’impôt. Par ailleurs, et donc régressifs – à un système il est à noter que si la progressibasé essentiellement sur un im- vité de l’IPP est marquée, le taux pôt progressif du revenu global et maximal en est assez rapidement une large taxe à la consommation atteint : un enseignant en fin de modulée en fonction du caractère carrière et un PDG sont soumis nécessaire des biens concernés. au même taux marginal de 50%. Ce nouveau système était un progrès à tous niveaux : il permettait Les limites de l’analyse de lever de larges sommes pour économique Pour l’économiste, l’impôt efle Trésor, était socialement équitable, et ne grevait pas excessive- ficient et donc idéal, en matière ment l’activité économique, qui de recettes publiques4, est celui qui ne modifie pas le cométait et restait florissante. Toutefois, dès les années 1970, portement des agents éconodans un contexte d’ouverture de miques et n’a ainsi aucun autre Politique 28 impact sur l’économie que de lever des recettes affectées aux services collectifs. Un seul impôt y répond parfaitement : l’impôt forfaitaire, égal pour tous. Tous les contribuables n’ayant pas la même capacité contributive, il est bien entendu aussi parfaitement inacceptable sur le plan de l’équité, de sorte qu’il est inapplicable, comme même Lady Thatcher l’a appris à ses dépens dans les années 1980, à l’occasion des émeutes suscitées par son projet de « Poll Tax ». À défaut, à recettes égales, le meilleur impôt aurait le taux le plus faible et le plus uniforme et la plus large base, afin de ne pas peser lourd et de limiter les comportements motivés par l’évasion, inefficients par nature. Un impôt global sur le revenu a une très large base et un taux potentiellement faible. À ce titre, il constitue en théorie un système parfaitement défendable. Comme on l’a vu, depuis les années 1970, il y a toutefois, de manière évidente pour l’impôt des sociétés, mais aussi pour l’impôt des personnes physiques, une forte pression à la baisse sur les taux d’imposition marginaux, du moins pour les taux applicables aux revenus élevés ou à certains types de revenu. Les défenseurs de l’abaissement des taux ou de la taxation distincte de certains revenus, souvent issus du monde économique, professent vouloir soutenir ou récompenser l’activité, ainsi que faire face à la concurrence fiscale. C’est aussi dans ce contexte qu’apparaît souvent l’idée de la « flat tax », c’està-dire un impôt à la progressivité réduite à sa plus simple expression : il s’agit de taxer au même taux tous les revenus supérieurs à un seuil d’exonération relativement généreux. Son taux maximum est plus faible, par construction, que celui d’un impôt progressif, de sorte que cet impôt se rapprocherait en effet de l’idéal économique. Que faut-il en retenir ? Tout d’abord, que l’abaissement généralisé des impôts, et donc des recettes, n’est pas une question pertinente pour l’économiste. Bien que les impôts pèsent potentiellement sur l’activité économique, ils sont la contrepartie sine qua non et la condition de possibilité des services publics. La qualité et la quantité des services publics sont un débat à essence démocratique et non pas technique ; le rôle de l’économiste ne peut être que de fournir des pistes pour lever de manière optimale une quantité déterminée de recettes. Ensuite, s’il est vrai qu’a priori, la progressivité de l’impôt, comme toute différenciation de celui-ci, nuit théoriquement à l’efficience de l’impôt, elle peut en augmenter l’utilité sociale, ce qu’une expérience de pensée démontre aisément. Admettons que lorsque le revenu d’un contribuable tend vers l’infini, l’utilité sociale des dépenses que génèrent ces revenus supplémentaires – la construction d’un yacht privé, par exemple – tende vers 0. Admettons aussi que l’utilité sociale des services publics – une crèche, par exemple – est démocratiquement avérée. Dans ce cas, il est socialement utile de consacrer le revenu de ce contribuable à la construction d’une crèche plutôt que d’un yacht. Le moyen pour y parvenir est d’imposer ce revenu, ce qui aura aussi pour effet de diminuer les inégalités ! La seule limite de ce raisonnement réside dans ce qu’un taux d’imposition « trop élevé » sera susceptible de décourager l’activité ou encouragera l’évasion dans le chef du contribuable, qui ne déclarera plus le revenu dont l’imposition serait utile à la construction de la crèche. Il faut donc trouver le taux d’imposition marginal qui, pour les revenus les plus hauts, génère la recette la plus élevée. Quel est-il ? Contrairement à ce que prétendent certaines idéologues pour qui baisser les impôts augmente forcément les recettes, des études économétriques ont démontré que, aux États-Unis par exemple, ce taux Bien que les impôts pèsent potentiellement sur l’activité économique, ils sont la contrepartie sine qua non et la condition de possibilité des services publics. « optimal », qui, rappelons-le, ne s’appliquerait qu’aux revenus les plus élevés (par exemple, les 0,1% des contribuables les plus fortunés que nous avons évoqués), serait élevé, de l’ordre de 70%, c’est-à-dire un taux certes inférieur aux taux pratiqués durant certaines périodes du XXe siècle, mais bien supérieur aux taux actuels. Lorsque le législateur dé- 2 Depuis 2012, certains revenus financiers doivent de nouveau être déclarés dans des cas exceptionnels (voir l’article de Frédéric Panier dans ce numéro). 3 La globalisation reste possible si elle est plus favorable au contribuable. 4 Cela ne remet toutefois pas en cause la fiscalité environnementale, dont l’objectif premier n’est pas la génération de revenus fiscaux, mais bien la modification de certains comportements qui génèrent des externalités nuisibles à la société dans son ensemble. Politique 29 LE THèME Paradis fiscal : le modèle belge Inégalités devant l’impôt, un débat révolutionnaire lionel van leeuw cide d’abaisser les taux maximaux en dessous de ces niveaux, il prend donc d’abord une décision politique. Libérer le politique de l’expertise De plus, nous avons vu qu’à l’heure actuelle, l’impôt des personnes physiques s’applique essentiellement aux revenus du travail, avec deux conséquences principales. Premièrement, depuis les années 1980, aux États-Unis tout au moins, les revenus du travail sont devenus majoritaires pour les contribuables les plus fortunés alors que, précédemment, il s’agissait des revenus du capital. Ce changement est fondamental : pour maintenir ou rétablir la progressivité que nous venons d’évoquer, il ne suffit plus de restaurer une imposition élevée du capital, il est absolument indispensable d’instaurer des taux marginaux d’imposition du travail conséquents pour les revenus les plus élevés. Deuxièmement, il est vrai que la pratique nous apprend que le capital financier est fortement mobile, ainsi que les opérations des sociétés multinationales de sorte que la concurrence fiscale et les possibilités d’évasion sont fortes en matière d’imposition des revenus financiers ou des sociétés. Le taux d’imposition réalisable en pratique peut donc se révéler fort bas. Néanmoins, « l’opti- Politique 30 misation fiscale » est une activité inefficiente par nature, de sorte que la différenciation des taux d’imposition pour contrer l’évasion l’est aussi. Si l’économiste peut constater pragmatiquement qu’il faut limiter certains taux d’imposition à ces fins, il ne peut s’en satisfaire ; toute mesure visant à réduire les possibilités d’évasion ou d’optimisation – coopération internationale plutôt que concurrence, contrôles – sera ainsi la bienvenue. En cessant la course au moins-disant fiscal, elle aurait de surcroît la vertu démocratique de rétablir une part perdue de la souveraineté publique, en augmentant l’éventail des choix politiques accessibles. Historiquement, l’évolution des taux marginaux d’imposition a eu un impact significatif sur les inégalités. Un impôt fortement progressif n’est en outre pas nécessairement indésirable du point de vue de l’économiste : il peut générer des recettes significatives, financer des services publics, et réduire les inégalités, soit autant objectifs démocratiques légitimes si les citoyens en décident ainsi. La perception efficace de l’impôt pose certes un réel problème, mais l’économiste ne peut que conclure que ce problème est in fine de nature fondamentalement politique. n Reporter à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui Les mesures gouvernementales prises en matière fiscale laissent sur leur faim. Le « gouvernement papillon » mise tout sur la lutte contre la fraude, laissant la cohérence du système fiscal aux oubliettes. edoardo traversa professeur à l’Université catholique de Louvain A près une inactivité forcée de près de 15 mois, le gouvernement belge a proposé des modifications du système fiscal. Certaines de celles-ci ont été adoptées en décembre 2011, d’autres devraient l’être début de l’année 2012. Même si elles sont relativement nombreuses, ceci n’autorise toutefois pas les commentateurs à parler de véritable réforme fiscale. Il s’agit plutôt de réponses isolées et spécifiques à plusieurs types de pressions, émanant principalement du haut (l’Union européenne) mais aussi du bas (les Régions). En effet, si l’on devait trouver un fil conducteur dans cet ensemble peu cohérent de modifications parfois extrêmement techniques, ce serait la nécessité d’augmenter les recettes fiscales de l’État fédéral, pour se conformer aux exigences européennes, et, dans une moindre mesure, de préparer les transferts de compétences fiscales aux Régions d’ici 2014 (principalement en ce qui concerne les incitants fiscaux en matière de logement et d’environnement). Du temps et des symboles La complexité des mesures adoptées résulte quant à elle de la volonté de chacun des partenaires à l’accord de gouvernement de ne pas porter atteinte aux intérêts particuliers des groupes sociaux qu’ils représentent traditionnellement. Elle trahit le fait que l’exercice politique consistant à aboutir à un consensus s’est révélé très ardu, pour une question de temps certainement, mais aussi pour une question de symboles. Une question de temps, tout d’abord. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, la longueur de la crise politique traversée par la Belgique n’a pas été propice à une réflexion de fond en matière de programme socio-économique. La toute grande majorité de la période de crise a été occupée par des discussions portant sur la répartition des compétences – notamment fiscales – entre État, Communautés et Régions. Une question de symbole aussi. Au-delà de l’impact concret des mesures proposées, il apparaît que le débat politique s’est surtout focalisé sur les répercussions de celles-ci sur l’« imaginaire fiscal collectif », tel que le traitement fiscal des voitures de société, la taxation des revenus d’investissement, en particulier les plus-values, les intérêts notionnels et la lutte contre la fraude fiscale. À l’instar d’un jeu d’échecs, le jeu politique a eu comme principal résultat de limiter la portée des différentes réformes plus globales souhaitées par l’un ou l’autre des partenaires politiques, pour aboutir à un résultat consistant à contenter symboliquement tout le monde, par l’adoption de mesures à l’impact relativement limité. Un exemple frappant est le nouveau système de taxation de l’avantage résultant de l’utilisation privée d’un véhicule de société : selon le type de véhicule, la réforme aura un impact parfois positif sur la situation fiscale du contribuable, alors que l’objectif clairement perçu par la popu- lation semblait être d’augmenter globalement la taxation de ces avantages à des fins dissuasives, ou, même lorsque les nouvelles règles aboutissent à une plus grande taxation de cet avantage, à une augmentation relativement faible, en particulier si on la met en relation avec le type du véhicule. Mesurettes Mais, contrairement aux apparences, cette réforme n’a pas épargné tout le monde. Les deux grandes victimes de cette non-réforme sont en effet, d’une part, la cohérence de la politique fiscale et, d’autre part, le système fiscal lui-même (en particulier l’impôt sur le revenu). On observe en effet une disproportion flagrante entre la très grande complexité de certaines mesures et leur impact réel. Par ailleurs, on constate que les réformes envisagées ne sont pas toujours en lien avec des axes relativement forts d’autres politiques du gouvernement, notamment en ce qui concerne la politique environnementale ou les réformes entreprises à l’égard du système financier. Le caractère relativement marginal des mesures prises ou à prendre semble traduire le fait que, d’un point de vue budgétaire, le gouvernement attend plus d’effet d’une amélioration de l’efficacité des instruments de lutte contre la fraude fiscale que de réformes structurelles de la législation. La lutte contre la fraude est, avec les intérêts notionnels, le poste sur lequel le gouvernement compte le plus pour combler le déficit public et remplir ses engagements envers l’Union européenne. Concernant la lutte contre la fraude, on peut toutefois se demander si le non-respect des règles fiscales trouve uniquement ou principalement sa cause dans l’absence d’instruments adéquats Le jeu politique a eu comme principal résultat de limiter la portée des différentes réformes plus globales souhaitées par l’un ou l’autre des partenaires politiques, pour aboutir à un résultat consistant à contenter symboliquement tout le monde. de contrôle dans les mains de l’administration fiscale. Il apparaît que, avant d’étendre les pouvoirs de l’administration – ce qui sera le cas –, il serait plus opportun de s’interroger sur deux autres éléments. Un système juste ? Tout d’abord, le meilleur moyen pour s’assurer d’un respect suffisant des règles fiscales est, plutôt que de renforcer les mécanismes de contrainte, de veiller à ce que le système fiscal dans son ensemble soit globalement reconnu comme juste et équitable par le plus grand nombre de contribuables. Dans cette optique, il est important que le système fiscal soit relativement transparent quant à ses objectifs et à sa structure. Cela signifie que, d’une part, les mesures fiscales ne soient pas trop complexes et, d’autre part, qu’elles ne visent pas des situations trop particulières, ce qui serait susceptible de donner l’im- Politique 31 LE THèME Paradis fiscal : le modèle belge Reporter à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui edoardo Traversa Deux exemples concrets. Tout d’abord, l’administration est une structure qui est très peu pression, parfois erronée mais perméable à la mobilité entre secparfois justifiée, que le système teur public et secteur privé. Il est fiscal crée des privilèges à des- extrêmement difficile et surtout tination de certaines catégories extrêmement coûteux en termes et au détriment d’autres. Quelle de carrière pour une personne que soit sa structure, un système ayant travaillé dans le secteur fiscal simple est un système plus privé d’entrer à l’administration facilement accepté, plus facile- dans une fonction corresponment appliqué et donc, souvent, dant à ses compétences. En maun système plus juste. tière fiscale, cette absence de moUn autre élément qu’il serait bilité constitue un frein au recruurgent de prendre en considéra- tement de fiscalistes expérimention est l’organisation même de tés provenant d’autres milieux, l’administration fiscale et la for- tel que l’entreprise ou les profesmation de ses agents. Il est im- sions de conseil juridique et fisportant de savoir que les pouvoirs cal voire de l’enseignement ou octroyés à l’administration fiscale du non-marchand. Or, il est indépar la législation sont déjà extrê- niable que l’expérience de telles mement étendus. Par ailleurs, une personnes permettrait de renforsaine politique législative devrait cer très sensiblement le knowviser, en matière fiscale comme how de l’administration, étant dans d’autres domaines, à conte- parfaitement complémentaire à nir les possibles abus dans l’ap- la grande expertise dont elle displication de la législation, y com- pose déjà en interne. pris, et – l’on serait tenté de dire Un second exemple concerne – surtout, lorsque ces abus sont plus spécifiquement le contentieux fiscal. L’administration fiscale belge ne disLa lutte contre la fraude passe par une pose pas, à l’insvalorisation des personnes que l’État tar de ce qui se fait charge de ces missions et non pas dans d’autres pays, tellement par l’étendue de pouvoirs d’une section de coercitifs que le législateur déléguerait juristes spécialià l’administration. sés, notamment en matière de contentieux (« avocats de susceptibles d’émaner d’autorités l’État »). La mise sur pied d’un serpubliques exécutives. Le rôle du vice juridique au sein de l’admiParlement (pouvoir législatif) est nistration fiscale permettrait de en effet tout d’abord de contrô- centraliser l’expertise juridique ler le pouvoir exécutif (gouverne- et la gestion du contentieux fisment et administration), ce qui cal, condition indispensable pour commence par veiller à ne pas mettre en place de véritables lui octroyer de pouvoirs exorbi- orientations politiques en matants ou disproportionnés par tière de contrôle et de poursuites. rapport aux missions qui leur Ces propositions n’en sont que sont confiées. deux parmi d’autres, mais elles ont le mérite de montrer que la Lourdeurs internes question de la lutte contre la Plus que des carences législa- fraude passe aussi et surtout par tives, l’administration fiscale su- une valorisation des personnes bit en effet des pesanteurs liées que l’État charge de ces missions à l’organisation de ses structures, et non pas tellement par l’étenqui sont probablement l’obstacle due de pouvoirs coercitifs que le le plus important à une action législateur déléguerait à l’admiplus efficace. nistration. Politique 32 Sim-pli-fi-ca-tion En conclusion, on peut dire que les mesures fiscales accompagnant le budget 2012 ne seront pas suffisantes pour permettre au gouvernement et au Parlement de se passer d’une réflexion en profondeur sur la structure même du système fiscal, et en particulier de l’impôt sur le revenu. Il devient urgent non seulement pour des raisons budgétaires mais aussi pour des raisons liées au caractère démocratique de l’impôt et à la pérennité du système fiscal de prendre le temps d’envisager une simplification drastique des multiples régimes fiscaux contenus dans notre système et de cesser d’utiliser l’instrument fiscal dans le but de satisfaire des revendications de catégories particulières. Toutefois, il faudra veiller à faire en sorte que ce débat se fasse dans un cadre large. Si, au niveau fédéral, les mesures peuvent apparaître comme relativement marginales, du moins en ce qui concerne l’impact qu’elles ont sur la structure des impôts existants, celles-ci ont été précédées d’un accord institutionnel qui transfère un volume très important de recettes fiscales ainsi que des pouvoirs normatifs conséquents aux régions. Cette situation nuira certainement à la cohérence du système fiscal invoquée précédemment. Il importe cependant de limiter les dégâts de cette fragmentation. Pour cela, il faut que les grands axes de la politique fiscale et les réformes fondamentales que l’on peut y apporter soient discutés dans une enceinte comprenant non seulement des représentants des différents niveaux de pouvoirs, y compris des institutions européennes, mais également de personnes reconnues pour leur expertise dont la mission consisterait à veiller à la cohérence juridique et économique des choix qui y seront faits. n Argent sale après une séance de « greenwashing » c mmagallan Eden fiscal pour les plus riches, enfer pour les travailleurs Selon que vous serez puissant ou misérable, la fiscalité belge vous fera blanc ou noir. Les réformes d’ampleur visant à rétablir un minimum d’équité en matière d’imposition demeurent dans les limbes. marco van hees membre du service d’études du Parti du travail de Belgique, auteur de plusieurs ouvrages dont Banques qui pillent, banques qui pleurent (Aden, 2010) L orsque l’heure est venue, certains sont réputés monter au paradis, tandis que d’autres sont censés descendre en enfer. Cet ascenseur divin laisse supposer que les deux conditions sont géographiquement différenciées. Et s’il n’en était rien ? Si, comme pour la richesse, qui ne se mesure qu’au niveau d’opulence des cohabitants d’une même société, les mortels promis au ciel et ceux condamnés aux limbes peuplaient le même monde, cette promiscuité renforçant, par contraste, l’euphorie infinie des premiers et l’épreuve éternelle des seconds ? Tel est, en tout cas, le sort de la fiscalité en Belgique. Au touriste curieux qui nous demanderait si notre pays est plutôt un enfer ou un paradis fiscal, nous serions contraints de répondre qu’il possède un don d’ubiquité : être un enfer pour les travailleurs, un paradis pour les plus fortunés et les grandes entreprises. Cette réalité est assez largement admise. Ainsi, la filiale belge de la Deutsche Bank reprend précisément la formule dans l’une de ses publications : « La Belgique est à la fois un enfer et un paradis fiscal. Un enfer pour ce qui est des revenus du travail. [...] Notre pays est par contre fort avantageux pour la taxation des revenus mobiliers. »1 Joe, salarié, taxé à 50% C’est assez interpellant si l’on se souvient que l’une des fonctions de la fiscalité devrait consister en la redistribution des richesses. Depuis le début des années 1980, le produit intérieur brut (PIB ou richesse produite annuellement) de la Belgique s’est considérablement accru, mais sa répartition s’est opérée de plus en plus en faveur du capital et au détriment du travail. La fiscalité serait le parfait outil pour corriger une telle inégalité. Or, à l’inverse, elle accentue cette tendance. Cela se constate, par exemple, dans les bénéfices des sociétés. Sur la période mentionnée, la part des revenus primaires des sociétés (leur résultat avant transferts vers les pouvoirs publics) dans le PIB a été multipliée par 1,8. C’est énorme. Mais la part des revenus disponibles des sociétés, après application de la fiscalité, a connu une progression encore plus importante, puisqu’elle a été multipliée par 2,22. À quoi ressemble l’enfer d’un travailleur ? Prenons Joe Letaxé, salarié ordinaire. Son revenu va d’abord être soumis à l’impôt des personnes physiques. Une partie de ce revenu n’est pas taxée, mais un contribuable commence à payer des impôts dès 6830 euros par an3. Tout ce qui excède cette quotité exemptée sera soumis à cinq tranches d’imposition 1 Making money, avril 2001. 2 Source : rapports annuels de la Banque nationale pour les années 1981 et 2009. 3 Montant applicable aux revenus de 2011 d’un contribuable sans personne à charge dont le revenu annuel total n’excède pas 24 410 euros. Politique 33 LE THèME Paradis fiscal : le modèle belge Eden fiscal pour les plus riches, enfer pour les travailleurs marco van hees dont les tarifs vont de 25 à 50%. Si Joe touche le salaire belge moyen (quelque 3000 euros bruts par mois4, ce qui représente, après déduction des cotisations sociales, un « brut imposable » de 2600 euros), il payera un taux de 30,1% à l’impôt des personnes physiques. Il lui reste donc un salaire net d’environ 1800 euros. Mais il n’est pas au bout de ses taxes puisqu’il lui faudra encore puiser dans ce revenu « net » pour s’acquitter du précompte immobilier, de la TVA, des accises, ainsi que de diverses taxes communales et régionales. Au total, ce sont près de 50% de son salaire brut imposable qui seront consacrés à la fiscalité. Cela, sans même compter la parafiscalité, c’est-àdire les cotisations destinées à la sécurité sociale. Charles-Henri, rentier, taxé à 25% Comparons la situation fiscale de Joe à celle de Charles-Henri, dont l’essentiel des revenus provient non de son travail, mais de sa fortune. Cette fortune peut être financière et/ou immobilière. Les revenus du patrimoine immobilier sont faiblement taxés puisque l’imposition est calculée non sur les revenus réels – les loyers – mais sur un revenu théorique – le revenu cadastral – nettement moindre. Quant aux revenus du patrimoine financier, ils étaient soumis à un précompte mobilier de 10, 15 ou 25%, selon la nature des revenus, le gouvernement Di Rupo ayant depuis relevé les deux taux les plus bas à 21% et instauré une cotisation supplémentaire de 4% sur les revenus mobiliers dépassant 20 000 euros par an. Par contre, le gouvernement a maintenu le caractère libératoire du précompte mobilier. C’est-àdire la possibilité de ne pas men- Politique 34 tionner un revenu financier dans sa déclaration d’impôts dès lors qu’il a été soumis au précompte. L’avantage n’est pas mince. Si Charles-Henri perçoit 300 000 euros de revenus professionnels et 3 millions de revenus mobiliers, les premiers seront taxés aux tranches de 25% à 50%, les seconds à un taux de 25%. Alors que si le précompte n’était pas libératoire, les trois millions viendraient s’ajouter aux revenus professionnels et seraient taxés au taux marginal de 50%5. Par ailleurs, les revenus financiers peuvent également comprendre des plus-values, lorsque des titres sont revendus au-des- Et puis, si Charles-Henri veut payer encore moins d’impôts, il peut utiliser son joker : la société de patrimoine ou de management. Tous ses revenus, tant professionnels que financiers, peuvent dès lors être perçus non par lui-même, mais par sa société. Et être soumis à l’impôt des sociétés. L’avantage ? Un taux d’imposition nominal moindre (33,99%) qui, par l’utilisation de mesures spécifiques aux sociétés (tels les intérêts notionnels ou les revenus définitivement taxés) peut tendre vers 0%. Charles-Henri peut donc, à très bon compte, accumuler sa fortune au sein de cette société. Seul l’« argent de poche » que cette société lui distribuera sera grevé Le gouvernement a maintenu le de l’impôt des percaractère libératoire du précompte sonnes physiques. mobilier. C’est-à-dire la possibilité de Par la même ocne pas mentionner un revenu financier casion, Charlesdans sa déclaration d’impôts dès lors Henri peut planiqu’il a été soumis au précompte. fier sa succession. Il est de notoriété publique que les sus de leur prix d’acquisition. services chargés de contrôler les Ainsi, si Charles-Henri réalise, droits de succession ne ciblent en plus des revenus déjà men- que la transmission des biens imtionnés, une plus-value de deux mobiliers. Les titres de propriété millions d’euros, il ne paiera pas d’une société échappent donc fale moindre impôt sur ce gain dès cilement à ces droits, selon des lors qu’il aura détenu les titres voies plus ou moins légales. Et, durant au moins une année. Son bien sûr, l’apport d’un bien imtaux d’imposition global chute mobilier à une société a pour verdonc substantiellement. tu de le transformer en bien moBien sûr, Charles-Henri doit bilier, facilement transmissible. également s’acquitter de diverses redevances communales et régio- Fortune cajolée À part quelques corrections de nales, mais il est clair qu’elles représentent une faible part de ses tarifs (précompte mobilier, intérevenus, vu la hauteur de ceux- rêts notionnels), les mesures du ci. De même, sachant que le taux gouvernement Di Rupo ne nous de thésaurisation est proportion- paraissent pas remettre en cause nel à l’importance des revenus, les différentes inégalités fiscales Charles-Henri consomme propor- succinctement décrites ci-dessus. tionnellement moins que Joe et À cet égard, l’abandon d’un impôt paye donc relativement moins sur la fortune, envisagé un moment, est particulièrement domde TVA. mageable. Certes, le gouvernement a introduit une cotisation spéciale de 4% sur les revenus de mobiliers de plus de 20 000 euros par an. Mais un abîme sépare cette cotisation d’un véritable impôt sur la fortune. Primo, parce que le taux de la cotisation spéciale est tellement dérisoire (elle équivaut à un impôt de 0,2% sur un capital offrant un rendement de 5%) que le gouvernement n’a même pas osé chiffrer distinctement son rendement. Tandis qu’un véritable impôt sur la fortune, qui appliquerait des taux de 1 à 3% sur les patrimoines de plus de 1,5 million d’euros, pourrait rapporter huit milliards d’euros6. Secundo, parce que la taxation de la fortune diffère de la taxation des revenus de la fortune en ce qu’elle touche aussi les patrimoines – ceux des riches les plus riches – qui s’accumulent au sein de sociétés holdings sans guère fournir de revenus aux personnes physiques actionnaires. Tertio, parce que la taxation des grands patrimoines implique la mise en place d’un cadastre des fortunes. Et un tel cadastre permettrait non seulement d’imposer correctement les fortunes, mais aussi de lutter plus efficacement contre d’importantes fraudes en matière de revenus ou de succession. n 4 Communiqué du SPF Économie, 12 octobre 2010. Notons que le salaire médian n’atteint, lui, que 2595 euros brut. 5 La tranche de l’impôt des personnes physiques taxées à 50% s’applique à la partie du revenu qui dépasse 35 060 euros. 6 Lire M. Van Hees, Taxer les grosses fortunes : réalisable et très rentable, document du service d’études du PTB, octobre 2011, téléchargeable sur le site www.taxedesmillionnaires.be. L’insoutenable légèreté de la fiscalité verte Le débat sur la fiscalité environnementale reste pollué par des considérations de court terme ainsi que par une focalisation excessive sur des objections mineures. edgar szoc D imanche 12 février 2011, 12h30, plateau de Mise au point sur la RTBF. Débat politique sur le grand froid (il y a unanimité des invités pour être contre). Passablement remonté, le présentateur Olivier Maroy harcèle les invités politiques de questions à propos de la baisse évidemment nécessaire de la TVA sur l’énergie. Respectivement pour le MR et le CDH, Willy Borsus et Melchior Wathelet opinent du chef et invoquent les regrettables contraintes européennes. Pour Écolo, Olivier Deleuze appelle à faire baisser les prix en s’attaquant aux grands producteurs et distributeurs qui s’engraissent sur le dos des consommateurs. Seul Yvan Mayeur, PS, rappelle timidement qu’au vu des enjeux climatiques, encourager, ne fûtce qu’indirectement, l’émission de CO2 en réduisant le coût de l’énergie ne constitue sans doute pas un signal idéal. Tel est, quand il gèle, le niveau du débat sur la fiscalité environ- nementale en Belgique. Les journalistes appellent sans vergogne ni beaucoup de réflexion à sa suppression et la majorité des représentants des partis s’excusent de ne pas parvenir à atteindre ce noble objectif de suppression. Sans doute leurs déclarations fluctuent-elles partiellement au gré des variations de la température extérieure (et, en ce qui concerne le MR, au gré des lubies sarkozystes). Mais cette fluctuation ellemême indique le faible ancrage du sujet dans le cœur des agendas partisans. Sur le même plateau, Christine Mahy (secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté) déplorait que seuls les hivers rudes étaient propices au débat sur la pauvreté et le « sans-abrisme ». Pour le climat, sans doute faudra-t-il se contenter d’attendre la prochaine canicule. Belgique, dernier pays de l’Est ? Au-delà des discours, la réalité n’est guère plus reluisante : de nombreuses études européennes et internationales attestent de la Politique 35 LE THèME Paradis fiscal : le modèle belge L’insoutenable légèreté de la fiscalité belge verte edgar szoc faiblesse de la fiscalité environnementale en Belgique1. Les recettes y liées ne rapportent en effet que 2,4% du PIB chez nous, pour près de 6% au Danemark. Sur l’ensemble des pays de l’UE, seules l’Espagne, la Roumanie, la Lituanie et la Lettonie font plus mal. Pour qui veut bien se rappeler que les trois missions principales assignées à la fiscalité sont le financement des dépenses de l’État et des services publics, la redistribution, et l’orientation des comportements (favoriser les activités à externalité positive ; décourager les activités à externalité négative), et que c’est bien évidemment ce dernier objectif que vise prioritairement la fiscalité environnementale, le chiffre de 2,4% apparaît désespérément léger. Des objections insuffisantes Deux objections sont toutefois fréquemment invoquées à l’encontre d’une mise en œuvre forte de cette « imposition verte », en particulier lorsqu’elle vise les personnes physiques. Chacune porte sur la compatibilité des impôts verts avec les deux autres objectifs fiscaux : financement des dépenses, d’une part, redistribution, de l’autre. La première concerne la pérennité des revenus générés : est souvent avancée l’idée que la fiscalité environnementale serait autodestructrice par nature. Si son objectif d’orientation des comportements devait être largement atteint, son assiette en serait diminuée d’autant, et donc le rendement qui en découle (les consommateurs délaissent les biens visés, grevant d’autant les recettes fiscales). Bref, à courir deux lièvres à la fois, on ne réussirait au mieux qu’à en capturer Politique 36 un : soit la pollution persiste, soit les recettes diminuent. Si elle tient théoriquement, cette contestation n’est toutefois pas confirmée dans les faits. À titre d’exemple, la Suède, qui a introduit en 1991 une taxe carbone portant sur le charbon, le diesel, l’essence, le LPG et le gaz naturel (mais pas l’électricité ni le mazout) en a tiré des recettes à la fois importantes et croissantes : autour de 500 millions d’euros annuels à ses débuts, près de 3 milliards en 2010. Dans le même temps, les émissions an- Supprimer la fiscalité noire Deuxième objection : la fiscalité serait intrinsèquement inégalitaire dans la mesure où hauts et bas revenus doivent s’acquitter des mêmes taux sur des biens qui représentent une plus grande proportion des dépenses de ceuxci que de ceux-là3. Pris isolément, la plupart des dispositifs de fiscalité environnementale courent en effet ce risque de régressivité. Leur mise en œuvre apparaît dès lors socialement plus légitime si elle s’accompagne de réformes d’ampleur visant à augmenLe traitement que la Belgique réserve ter la progressiaux voitures de société […] vide les vité générale du caisses de l’État, encourage l’usage de système fiscal – voitures individuelles et constitue une et les pages du rémunération cachée pour une partie présent dossier importante des hauts salaires. ne manquent pas d’exemples en ce sens. Par ailleurs, nuelles de CO2 par Suédois sont même le projet sarkozyste, de passées de 6,43 tonnes en 1991 taxe CO2 (pudiquement appelée à 5,32 en 20082. La taxe a donc « contribution climat »), finalerapporté plus, tout en atteignant ment victime des effets conju– modestement – son objectif en- gués du Conseil d’État et des vironnemental. élections cantonales, aurait eu Ce « miracle » d’un rendement en réalité des effets redistribuqui augmente à partir d’une as- tifs grâce à la redistribution forsiette qui se réduit a évidemment faitaire égale qui était appliquée une explication : la taxation du à ses recettes4. L’effet de cette CO2 suédois est ainsi passée en ristourne était de rendre la taxe vingt ans de 23 euros la tonne budgétairement neutre sur le lors de son introduction à 108 eu- plan global puisque les recettes ros en 2010. L’augmentation gra- de la taxe étaient intégralement duelle permet donc de palier la reversées aux contribuables – nature potentiellement autodes- tout en induisant des effets diftructrice de la mesure. Clairement férenciés entre ceux-ci. Dans annoncée et accompagnée de me- le contexte actuel de recherche sures de soutien à l’isolation et à d’équilibre budgétaire, il apparaît la mobilité douce, elle permet de certes plus illusoire de mettre en capturer chacun des lièvres, sans place un nouvel impôt qui ne géeffet inégalitaire. nérerait, in fine, aucune recette supplémentaire. Mais à défaut d’espace politique ou budgétaire pour introduire une taxe CO2 répondant au critère d’équité, peut-être seraitil opportun de commencer par recenser et éliminer progressivement les dispositifs fiscaux de nature fondamentalement anti-environnementale (en ce qu’ils incitent à des comportements « non durables ») qui subsistent dans le système actuel – et qui d’ailleurs ne sont pas déduits du chiffre de 2,4% du PIB de prétendue fiscalité environnementale en Belgique. L’exemple le plus flagrant en est fourni par le traitement que la Belgique réserve aux voitures de société. Il parvient en effet à accomplir ce miracle de nuire simultanément aux trois objectifs assignés ci-dessus aux politiques fiscales puisqu’il vide les caisses de l’État, encourage l’usage de voitures individuelles (qui plus est, plus polluantes que la moyenne des voitures achetées par des personnes privées5), et constitue une rémunération cachée pour une partie importante des hauts salaires. La dénonciation du caractère aberrant d’une telle politique ne se réduit d’ailleurs pas à quelques talibans verts. Ce n’est ainsi pas le Mouvement des objecteurs de croissance mais le Conseil supérieur des finances qui pouvait écrire de manière aussi tranchée en 2010 : « Sur le plan économique, octroyer un régime fiscal favorable à un avantage extra-salarial concentré dans le haut de la distribution des revenus n’est ni efficace ni équitable et les conséquences environnementales de cette pratique sont particulièrement dommageables »6. C’est d’ailleurs au nom de la « trop forte » fiscalité sur les salaires, et en particulier sur les salaires supérieurs (au sens très gé- néreux du terme « supérieur ») qu’a été mise en place cette mesure de « fiscalité noire » : puisque le taux marginal maximum de 50% serait trop rapidement atteint en Les acteurs politiques et associatifs feraient bien d’identifier puis de supprimer les dispositifs qui cumulent iniquité sociale, insoutenabilité écologique et prodigalité budgétaire. matière d’impôt des personnes physiques, il s’agirait de rémunérer près de 500 000 travailleurs sous forme de voitures de société. Or, face à cette aberration en termes de politiques publiques, les mesures prévues par la dernière Déclaration de politique gouvernementale apparaissent pour le moins timides : leur rendement attendu est de 200 millions d’euros. Plutôt que (ou à tout le moins avant) de déplorer le caractère tragique de la fiscalité environnementale qui nous mettrait face au dilemme cornélien d’avoir à choisir entre le sauvetage de la planète et le chauffage des pauvres, les acteurs politiques et associatifs feraient bien d’identifier puis de supprimer les dispositifs qui cumulent iniquité sociale, insoutenabilité écologique et prodigalité budgétaire. Ce faisant, il serait répondu aux objections traditionnelles et à l’incompatibilité prétendue de l’environnement et du social quand on les approche sous le prisme fiscal. Mais sans doute, pour qu’il y ait du nouveau en la matière, faudrat-il attendre le retour des beaux jours. n 1 Voir notamment l’étude de la Banque nationale de Belgique, K. VanCauter & L. Van Meensel, Vers une fiscalité environnementale plus forte en Belgique ?, 2009 (www. nbb.be) et OCDE, Étude économique de la Belgique, 2011 (www.oecd.org). 2 Voir J. Elbeze et Chr. de Perthuis, « Vingt ans de taxation du carbone en Europe : les leçons de l’expérience », Les Cahiers de la Chaire Économie du Climat, n°9, avril 2011 (www.chaireeconomieduclimat.org). 3 Voir, par exemple l’étude qu’Inter-Environnement Wallonie a consacrée au sujet : P. de Wouters et A. De Vlaminck, Les aspects sociaux de la fiscalité environnementale – Point de vue de la société belge francophone, 2006 (www.iewonline.be). 4 Voir A. de Ravignan, « Taxe carbone : qui perd, qui gagne ? », Alternatives économiques, septembre 2009. Il apparaît qu’à consommation constante les 30%, les plus pauvres auraient vu leurs revenus augmenter grâce à l’application de la « contribution ». Cet effet de redistribution pourrait être encore accentué si le montant de la ristourne était calculé sur une base inversement proportionnelle aux revenus. Il en aurait été de même si, plutôt que les 17 euros la tonne envisagés, la France avait décidé d’appliquer les taux suédois qui sont plus de six fois supérieurs. 5 La moyenne des émissions de CO2 des voitures de société neuves achetées en Belgique en 2010 était de 146,8 g/km, contre 129,7 g/km pour les voitures achetées par des privés. Voir P. Courbe, Voitures de société : oser la réforme, Inter-Environnement Wallonie, décembre 2010. 6 Conseil supérieur des finances, section « fiscalité et parafiscalité » : La politique fiscale et l’environnement, septembre 2009 (http://docufin.fgov.be). Politique 37 LE THèME Paradis fiscal : le modèle belge Candide chez Al Capone L’enseignement du droit fiscal belge crée-t-il les futurs fraudeurs de bas ou haut vol ? Un récit ethnographique à la première personne décortique les étranges coutumes de la tribu des fiscalistes. mohssin shah étudiant en droit fiscal à la Solvay Business School A l Capone n’a été condamné ni pour s e s no m b re u x crimes, ni pour ses trafics d’alcool et de stupéfiants, ni pour ses activités de proxénétisme, ni pour ses rackets. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le célèbre parrain de la mafia de Chicago est tombé pour fraude fiscale. Pour déjouer le système d’intimidations des témoins mis en place par la puissante mafia, les enquêteurs du service fédéral des impôts se concentrèrent sur la situation économique de Capone. Ils comparèrent méticuleusement ses dépenses à ses revenus officiels de « négociant en immobilier ». Le mafieux avait un train de vie exagérément supérieur aux revenus qu’il déclarait au fisc. L’avocat ne sut pas contrecarrer les accusations étayées par les agents du service fédéral des impôts. En 1931, Al Capone écopa de 11 ans prison pour fraude fiscale. C’est cette anecdote qui me vint à l’esprit lorsque je poussai les lourdes portes de l’immeuble qui accueille les cours du master de gestion fiscale de l’ULB pour me diriger vers la première séance du cours d’impôt des sociétés. La leçon était donnée dans l’auditoire Dexia par un éminent praticien de l’équation fiscale des entreprises. En cette semaine d’octobre, celle-là même qui a vu le Politique 38 gouvernement fédéral sauver la banque franco-belge, la situation ne manquait pas d’ironie. Un partenariat public-privé d’un nouveau genre en quelque sorte : l’État finance les banques, qui elles-mêmes financent l’enseignement. Qui lui-même enseigne aux étudiants comment mieux définancer l’État. Bref, le serpent mord la queue qui le nourrit… Habitué aux cours de sciences politiques, je suis d’emblée dépaysé par le langage, le vocabulaire, le ton, le style, l’atmosphère de ce cours. Le discours est direct, opérationnel. Il s’embarrasse peu de concepts ou de développements théoriques, s’attache aux faits que sont les chiffres. Le franglais règne, les mots sont des chiffres et les idées des tableaux. Une seule « idée », une seule rengaine : optimaliser l’impôt. Le discours fiscaliste Je ne tarderai pas à constater la redondance du discours fiscaliste. Du cours d’impôts des sociétés au cours de droits d’enregistrement et de succession en passant par le cours d’impôts des personnes physiques, les effets sont les mêmes, une certaine constance donne le ton. Le mantra tient en quelques points : 1. La meilleure disposition fiscale est la moins imposante. Les bonnes règles fiscales sont les plus légères, c’est-à-dire celles qui « laissent respirer l’initia- tive ». Et n’allez surtout pas croire qu’il s’agit là d’un présupposé idéologique. Il s’agit d’une description scientifique du réel, d’une règle de bon sens appliqué à notre réalité économique et fiscale. La gestion fiscale est une technique et non pas une politique. Elle est une question de chiffres et non pas de principes. Dura numera sed numera… 2. Les décideurs politiques ont au coin de la bouche l’écume de la « rage taxatoire ». Ils ne comprennent rien à la question fiscale. En cela, ils rejoignent d’ailleurs l’ensemble de la population à l’exception de l’aristocratie fiscaliste. Hommes et femmes politiques sont au mieux des ignorants au pire des abrutis qui s’entêtent à répéter les mêmes erreurs. Perseverare diabolicum… La seule autorité publique qui mérite le respect chevaleresque des fiscalistes est incarnée par le « grand » contrôleur fiscal, avec qui ils sont engagés dans une bataille d’expertise. Un tel respect n’est pas sans rappeler celui qui lie les parrains du grand banditisme et les « grands » flics chargés de les poursuivre. 3. Le privé est le seul débouché envisageable – du moins envisagé par nos professeurs – pour les étudiants du master en gestion fiscale. L’enseignement est très opérationnel : les professeurs multiplient les mises en situation, bien souvent inspirées de leurs propres expériences « de terrain » – ce fameux réel, qui n’est pas politique. Jamais, dans leurs scénarisations, il n’est fait référence à un positionnement public. L’autorité publique c’est les autres, c’est-à-dire un peu l’enfer. La force des choses – et des salaires – nous amènera naturellement de l’autre côté de la barrière, c’est-à-dire plus que probablement dans le département « tax management » d’une grande boîte de consulting. Carpe diem… Un de mes professeurs a certes travaillé au fisc avant de monter sa propre boîte de consulting… Il apparaît aux yeux de mes camarades comme un véritable repenti. Ou un miraculé. 4. La fraude fiscale est la somme de défaillances individuelles. Elle est également le résultat de l’action de mauvais fiscalistes (provoqués par une réglementation trop imposante). Les bons fiscalistes ne fraudent pas, ils optimalisent. Entre l’optimalisation et la fraude fiscale, la seule différence est la case prison, s’amusent à répéter mes professeurs (comme entre l’empoisonneur et le mauvais cuisinier, sans doute). Mais certains prennent la peine de préciser leur pensée. Pour eux, la frontière est plus subjective : elle sépare les incapables qui se font attraper de ceux qui, fins connaisseurs des rouages, savent « manager ». Un voleur est-il un voleur s’il ne se fait pas prendre ? Comme l’espion capturé par l’en- nemi, le fraudeur est abandonné à lui-même par sa corporation s’il a le malheur d’être pris par le fisc. Homo homini lupus… Des sciences politiques à la gestion fiscale… Dès le premier quart d’heure du premier cours, je me sentis aussi dépaysé qu’un profane en terre sacrée. Quelques instants me furent nécessaires pour me souvenir des motivations qui m’ont amené sur les bancs de cet auditoire. Comment donc ce master en gestion fiscale m’est-il donc apparu comme la continuité de mon cursus en sciences politiques ? Si le pouvoir est dans le nombre, si le dernier mot en politique est souvent un chiffre, alors fiscalité et politique ne peuvent être étrangères l’une à l’autre. Telle fut l’intuition première de mon choix. Il m’avait semblé qu’une connaissance précise de la réglementation fiscale – des possibilités qu’elle offrait – était une nécessité pour qui souhaite prendre la juste mesure des conditions matérielles du changement. La fiscalité offre certainement le levier politique le plus déterminant. La marchandisation croissante de notre société renforce d’ailleurs paradoxalement le pouvoir de l’arme fiscale. Par ses capacités d’orientation des opérateurs économiques, une fiscalité qui tape juste et fort est susceptible de menacer en retour cette marchandisation galopante. La construction d’une société plus juste et plus soutenable sur le plan environnemental ne pourra éluder une redéfinition de l’équation fiscale au profit du politique. La réappropriation par le plus grand nombre de la question fiscale constitue dès lors un enjeu prioritaire pour qui veut approfondir la démocratie et vitaliser la souveraineté populaire, c’està-dire l’emprise des citoyens sur leurs devenirs. Or, la logorrhée fiscaliste et l’organisation intentionnelle de l’ignorance1 ont privé le débat public de la question fiscale. L’emprise des fiscalistes sur celle-ci est totale et pose de graves questions. Loin d’être un fait naturel, c’est un acquis politique, dont les principaux bénéficiaires s’acharnent précisément à dénier le caractère politique. La pression exercée par les grandes entreprises La fraude fiscale est le résultat de l’action de mauvais fiscalistes (provoqués par une réglementation trop imposante). Les bons fiscalistes ne fraudent pas, ils « optimalisent ». – et leurs relais – pour assouplir, affaiblir, complexifier, opacifier à dessein la réglementation fiscale a pour objectif (et conséquence) la domination d’une petite communauté d’intérêts sur une question au cœur du devenir collectif. Le point d’orgue de cette domination aux allures de confiscation réside dans l’ânonnement d’un discours positiviste présentant la fiscalité comme une science dont le pur développement ne saurait répondre à des principes aussi contingents que la philosophie politique ou la délibération démocratique. Notre démocratie et la justice sociale gagneraient à une simplification drastique de notre régle- 1 Voir l’article de Frédéric Panier dans ce numéro. Politique 39 LE THèME Paradis fiscal : le modèle belge mentation en matière de taxes et d’impôts, à commencer par la mise à plat de l’ensemble des niches fiscales injustes et illisibles que sont, par exemple, les intérêts notionnels et les revenus définitivement taxés. Le plus grand nombre y gagnerait, quelques-uns y perdraient. Parmi ces derniers, il y a les étudiants en gestion fiscale que nous sommes qui verront diminuer leur futur salaire au même rythme que la « décomplexification » de la réglementation fiscale. La fraude fiscale La fraude fiscale est-elle comme mes professeurs le suggèrent à longueur de cours la stricte somme de défaillances individuelles ? Estelle une composante extrinsèque de la réglementation fiscale dont il faudrait in fine rechercher les causes dans l’impulsivité, l’inclinaison aux profits immédiats des fraudeurs ? Pour qui prend soin de lever quelques secondes le nez de ses tableaux Excel, la fraude fiscale apparaît pourtant structurelle. Elle résulte de la sophistication voulue de notre architecture fiscale. Cet encastrement de la fraude dans le système fiscal permet à la fois l’existence de pratiques hétérodoxes, infractionnelles, et le maintien de l’objet social de l’entreprise. Cette « duplicité » permet à l’opérateur économique d’avoir simultanément des finalités officielles et des objectifs « opérationnels », qui intègrent la fraude fiscale sans que cette déviance ne menace l’existence de l’entreprise. Me levant de mon banc à la fin du cours, j’ai repensé à Al Capone. Je n’ai pu m’empêcher de penser que s’il avait eu mon professeur pour avocat, il n’aurait certainement pas été condamné. J’ai voulu partager cette pensée avec lui, mais il était déjà parti. Le temps c’est de l’argent. n Politique 40 Assumer un discours progressiste Aussi central que soit l’impôt dans la construction de l’égalité, il a été marginalisé dans le débat public et dans les revendications des partis et syndicats. De peur de perdre une frange de leur base ? entretien avec Daniel Puissant secrétaire général du Réseau pour la justice fiscale (RJF – www.lesgrossesfortunes.be) Comment évaluez-vous l’accueil que reçoivent les propositions du Réseau pour la justice fiscale (taxe sur les grosses fortunes, suppression du secret bancaire…) au sein des partis politiques progressistes ? L’impôt sur la fortune a figuré parmi les revendications du PS lors de la dernière négociation gouvernementale. Le secret bancaire est partiellement écorné depuis le 1er juillet 2011 : dorénavant, lorsque l’administration dispose d’un indice de fraude fiscale ou qu’elle envisage, en raison de signes et indices d’aisance, de déterminer la base imposable, elle pourra s’adresser aux banques qui auront l’obligation de fournir tous les éléments requis. C’est un progrès, mais qui nous laisse encore loin de la situation française, par exemple. Il y a donc certes des frémissements, mais qui ne sont clairement pas à la hauteur des enjeux actuels, d’une part, du discrédit éclatant que la crise financière a apporté à l’idéologie néolibérale, d’autre part. Il y a pour le moment un espace d’opportunité relativement inédit depuis trente ans, même si force est de reconnaître qu’il est encore très insuffisamment occupé politiquement. Il y a également une différence notable entre, d’une part les programmes des partis politiques, d’autre part les discours qu’ils tiennent dans les médias, et enfin les positions qu’ils tiennent dans les négociations et les points sur lesquels ils sont prêts à céder. Les programmes sont souvent beaucoup plus progressistes que les discours, comme si de- meurait la crainte d’être traité d’enragé taxatoire. Nous avons de bons contacts avec les représentants des partis avec lesquels nous travaillons, mais l’argument du gouvernement de coalition est trop souvent brandi pour expliquer le peu d’avancées en matière fiscale. Du côté syndical, heureusement, tant la FGTB que la CSC continuent à assumer un discours clair sur une alternative fiscale – de façon même encore plus forte et explicite depuis la crise. On peut comprendre la difficulté de tenir un discours clair en matière de fiscalité dans le contexte d’un matraquage antiimposition incessant. Mais qu’en est-il dans les actes ? Il y a certes des avancées et l’annonce de la priorité accordée à la lutte contre la fraude fiscale dans la Déclaration de politique générale du gouvernement est à saluer. Mais force est de constater que parmi la cinquantaine de recommandations émises par la Commission d’enquête parlementaire de 2009 sur la fraude fiscale1, il n’y en a encore qu’une minorité qui a été transformée en loi ou arrêté, et une minorité encore plus faible qui a été mise en œuvre. Mais au-delà des textes, c’est tout le fonctionnement et la gestion du SPF Finances qui est à revoir. À titre d’exemple, au cours de l’année 2012, 1300 personnes quitteront l’administration fiscale pour partir à la retraite. Seules 500 d’entre elles seront remplacées. Pour un gouver- vaille par exemple actuellement sur une directive qui établirait une base commune – ce qui ne signifie évidemment pas un taux commun – en matière d’impôt des sociétés. nement qui prétend placer la lutte contre la fraude fiscale au cœur de ses priorités, c’est un signal pour le moins ambigu. Par ailleurs, il est de notoriété publique que ce manque de moyens produit des effets inégalitaires : si on ne passe rien aux salariés, puisqu’il est facile de les contrôler, on est en revanche beaucoup plus laxiste avec toute une série de mesures d’ingénierie fiscale – dont la limite avec la fraude est ténue –, notamment parce qu’il est beaucoup plus coûteux de s’y attaquer. Dans ce domaine, on en est encore à lutter avec des arcs à flèches contre des bombes nucléaires. compétences et d’expertise. Il est vrai, par ailleurs que, si du temps où Philippe Maystadt était ministre des Finances, des recrutements spécifiques avaient été effectués pour travailler dans le domaine de l’impôt des sociétés, plus rien à ma connaissance n’a été fait en ce sens depuis lors. Précisément, une des propositions d’Edoardo Traversa, dans ce dossier, consiste à faciliter la mobilité professionnelle entre secteurs public et privé afin de rééquilibrer quelque peu les forces en présence : comment jugez-vous cette proposition ? Ce dossier est évidemment crucial. On devrait pouvoir imaginer un dispositif de type « serpent fiscal européen », sur le modèle du serpent monétaire : des taux d’imposition minimum et maximum y seraient fixés, dans une fourchette relativement restreinte. La très grande majorité des États et des citoyens y gagneraient par rapport à la situation actuelle – cette course au moins fiscal qui pénalise tout le monde, à part peut-être les gros contribuables et les grandes entreprises. Mais il est vrai que l’idéologie néolibérale continue à orienter les politiques européennes depuis le cimetière des idées. Les espoirs de progrès en la matière sont d’autant plus réduits qu’en matière fiscale, c’est la règle de l’unanimité qui prévaut. Quelques avancées se font toutefois jour : la Commission européenne tra- Ce ne serait pas ma première priorité. Dans le cadre actuel, beaucoup plus et beaucoup mieux pourrait être fait : la gestion des ressources humaines du SPF Finances est déplorable. Les compétences individuelles et les profils de fonction sont très mal appariés. Récemment encore, des experts fiscaux, qui s’étaient spécialisés pendant de longues années pour travailler à Bruxelles sur l’impôt des sociétés, ont été amenés à travailler sur l’imposition des salariés, lors de leur mutation à Liège. Il y a là un scandaleux gaspillage de D’éventuelles mesures volontaristes en matière de lutte contre la fraude, et en particulier en matière de revenus du capital, ne risquent-elles pas de se fracasser contre l’écueil de la mobilité du capital et de l’absence d’harmonisation européenne ? Le militantisme fiscal reste relativement discret en Belgique. Il l’est nettement moins aux États-Unis, par exemple, où il prend la forme du Tea Party ou du Tax Relief Day (ce jour de l’année où les citoyens cessent prétendument de travailler pour l’État). Craignez-vous de voir débarquer ce genre d’activisme chez nous ? Heureusement, la Belgique a été jusqu’ici plutôt épargnée par ce type de mouvements démagogues. Mais on ne peut toutefois que se désoler de ce que le débat sur la fiscalité soit encore largement relégué dans les marges. De plus, des mouvements ouvertement hostiles au principe même de l’impôt ou à sa progressivité existent, dans les partis flamands surtout. C’est très clair à la N-VA, Dans le contexte actuel, renoncer à une augmentation des recettes fiscales revient à dire son peu d’attachement à la notion même de service public. mais aussi au VLD, qui avait discuté lors d’un de ses récents congrès la proposition de flat tax, un taux d’imposition unique et donc non progressif pour tous les revenus à partir d’un certain seuil. Combien de partis sont-ils prêts, aujourd’hui à annoncer avant les élections qu’ils augmenteront les impôts et à préciser pour qui ? Or, dans le contexte actuel, renoncer à une augmentation des recettes fiscales revient à dire son peu d’attachement à la notion même de service public. n Propos recueillis par Edgar Szoc. 1 L’intégralité du rapport et des recommandations est accessible en ligne : www.dekamer.be. (NDLR) Politique 41