finnegans wake - Théâtre de l`aquarium
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finnegans wake - Théâtre de l`aquarium
1 FINNEGANS WAKE DOSSIER PÉDAGOGIQUE D ossier réalisé par Caroline Bouvier, professeur de lettres au lycée Eugène D elacroix, à M aisons-Alfort Informations / Réservations : Jessica Pinhomme – Service des relations avec les publics 01 43 74 67 36 – pinhomme.theatredelaquarium@ wanadoo.fr INFORMATIONS PRATIQUES ➨ D ates et horaires des représentations du 17 janvier au 19 février 2012 du mercredi au samedi à 20h30, dimanche à 16h ➨ Tarifs Élèves : 10 euros Accompagnateurs : 1 invitation pour 10 élèves / 14 euros pour les accompagnateurs supplémentaires ➨ Réservations par téléphone au 01 43 74 99 61 (service gratuit) du mardi au samedi de 14h à 19h ➨ Accès THEATRE DE L’AQUARIUM La cartoucherie | route du champ de manœuvre | 75012 Paris en métro station château de Vincennes (ligne 1) + navette gratuite Cartoucherie ou bus n°112 (zone 3) en voiture sortie Porte de Vincennes, direction Parc Floral puis Cartoucherie parking gratuit sur le site de La Cartoucherie 2 3 INTRODUCTION 1 Zurich, 1938 "Une fois qu'on y a mordu, il est difficile d'en démordre"2 Avec Finnegans Wake , on entre dans le domaine des very "happy few". "Ceux qui ont réussi à le lire bombent le torse. Ceux qui ont échoué arguent que c'est un livre illisible dont le seul intérêt est de marquer les limites de Joyce et d'ailleurs de la littérature"3. Pas de demi-mesure, donc. Il y a les anti- et il y a les pro-, les deux clans s'affrontant avec violence. Mais cette violence impose l'évidence: personne n'échappe à la fascination. Fascination pour l'écriture, sa complexité, sa richesse, sa drôlerie, mais aussi fascination pour l'écrivain même (De quelle foi faut-il être animé pour consacrer dix-sept années de sa vie à une oeuvre unique? Qu'est-ce qui permet de dire: oui, c'est fini ? Et quoi, après?). Alors par respect pour l'homme, ce "géant qui folâtre avec toute l'érudition et tous les langages du monde"4, et par curiosité pour "le" livre, ne rejetons pas sans connaître. Accordons de notre temps à nous. Et puisqu'Antoine Caubet nous offre d'entendre le premier chapitre de Finnegans Wake , réjouissons-nous donc d'ouvrir avec lui "le livre le plus difficile au monde" 5 . 1 Les photos de James Joyce dans ce dossier proviennent du site: http://www.themodernword.com/joyce/joyce_intro.html. Louis Gillet, Stèle pour James Joyce, éditions du Sagittaire, 1946, p.44. 3 Pierre Cormary, http://www.magazinedeslivres.com/page7/page37/page37.html. 4 Anthony Burgess, Au sujet de James Joyce, Le Serpent à plumes, 2008, p.279. 5 Pierre Cormary, même référence. 2 4 PLAN I BIOG RAPH IE D E JAM ES JOYCE II PRESEN TATION DU PREM IER CH APITRE DE FIN N EGAN S W AKE PAR AN TOIN E CAUBET III QU ELQU ES PISTES D 'AN ALYSE 1) Le langage de Finnegans W ake 1) Les mots-valises 2) Les calembours 3) Les onomatopées 4) Finnegans W ake, une oeuvre drôle? 5) Finnegans W ake est-elle une oeuvre traduisible? 2) "U ne épopée nocturne de l'ambiguïté et de la métamorphose" 1) U ne histoire de l'humanité: le cercle de Vico 2) Finnegan, le maçon 3) Dublin IV FIN N EGAN S W AKE SU R SCEN E: V PREPARER AU SPECTACLE... EN GUISE D E CON CLUSION BIBLIOG RAPH IE LE PARI D 'AN TOIN E CAU BET 5 I BIOGRAPHIE Né le 2 février 1882, à Dublin, aîné d'une famille de dix enfants, James Joyce grandit au sein d'une famille dominée par la figure paternelle, personnage haut en couleur, mais assez insouciant, ce qui conduit les Joyce à connaître au fil du temps des difficultés financières importantes. Elevé dans plusieurs collèges jésuites, il rejette la religion catholique vers l'âge de seize ans, et ses études de littérature et de langue le conduisent à l'Université. Il publie quelques articles dans des revues littéraires, défend la nouveauté du théâtre d'Ibsen, et commence à écrire, sans réussir à être aussitôt publié. En 1904, il rencontre Nora Barnacle, femme de chambre au Finn's hotel. Avec elle il quitte l'Irlande pour Trieste, puis Pola (aujourd'hui en Croatie), afin d'y exercer le métier d'enseignant. Au cours des années qui suivent, Joyce et sa famille (un fils, Giorgio, né en 1905, une fille Lucia, en 1907) vivent entre Rome, Trieste, puis Zurich pendant la première guerre mondiale. En 1912, l'écrivain est retourné pour la dernière fois en Irlande: à la suite de ce séjour, il a toujours refusé de revenir sur le sol natal, passant le reste de sa vie en Europe, entre Trieste, Paris et Zurich. Si Musique de Chambre , un recueil de poèmes, est publié en 1907, ce n'est qu'à partir de 1914, que ses oeuvres ont commencé à être diffusées plus largement, soit en extraits dans des revues (ainsi les premiers chapitres du Portrait de l'artiste de jeune homme , un essai que Joyce avait écrit dès 1904, et qu'il avait décidé de transformer en roman, sont publiés dans une revue dirigée par Dora Marschen et Harriet Shaw Weawer. Cette dernière sera l'un des plus forts soutiens de Joyce), soit en éditions intégrales. Gens de Dublin paraît en juin 1914, alors que ce recueil de nouvelles, achevé dès 1905, avait été accepté, puis refusé par plusieurs éditeurs, craignant l'audace de son propos. En 1918, est publiée la pièce de théâtre, Les Exilés . Ces publications attirent l'attention sur Joyce et la reconnaissance littéraire qui est désormais la sienne lui vaut des soutiens financiers qui l'aident à se consacrer à l'écriture Depuis 1915, il travaille en effet à Ulysse , une réécriture dublinoise de l'Odyssée, qu'il achève en 1921 et qui est publié à Paris par Sylvia Beach, directrice de la librairie Shakespeare and Company. James Joyce, Sylvia Beach et Adrienne Monnier à la librairie Shakespeare and Compagny, 1920. A partir de 1923, Joyce commence la rédaction de Finnegans Wake , à laquelle il se consacre jusqu'à la publication de l'oeuvre intégrale en janvier 1939, soit dix-sept ans de travail. Au cours de ces années, il refuse d’en révéler le titre exact, qu'il a déjà choisi, mais il parle de "Work in progress", et livre plusieurs extraits, publiés en petits fascicules sous des appellations diverses (Anna Livia Plurabelle , Haveth Childers Everywhere , Tales Told of Shem and Shaun ). Il meurt le 13 janvier 1941 à Zurich. II PRESENTATION DU PREMIER CHAPITRE DE FINNEGANS WAKE PAR ANTOINE CAUBET Finnegan, HCE, l’homme maçon (et franc-maçon !), gravit une échelle contre un mur, en état d’ébriété manifeste, tout en se masturbant en pensant à sa fille ou à sa femme Anna, ALP, qui n’est autre que la Liffey, la rivière qui traverse toute la ville de Dublin avant de se jeter dans la mer. Finnegan, en cet état particulier, du haut de son échelle, regarde la ville de Dublin à ses pieds, et au moment de la jouissance ce qui devait arriver arrive : « Il avait la tête lourde. Il avait la tête tremble. (Il y avait évidemment un mur en érection). Bim ! il titubégua de l’échelle. Bam ! le voilà mort ! Boum ! Statbatum, satabatum ! Lorsqu’un homme s’éjouit, sa fleur s’en va. Ce que tout le monde peut attester. » Cette anecdote est précédée de quelques pages où Joyce inscrit l’aventure de son héros dans un lieu, Dublin, et dans le temps immémorial où l’Histoire en est à ses toutes premières origines : il y a les paysages de l’Irlande originelle qui traverseront tout le premier chapitre, et l’annonce de l’Histoire à venir de l’Irlande : « Ni près du fleuve Oconee les roches premières ne s’étaient exaltruées en splendide Georgi Dublin » (le Dublin de Georgie, USA, n’existait pas encore), « Nulle voix humaine n’avait dessouflé son micmac pour bëptiser Patrick » (la Cathédrale Saint Patrick à Dublin n’existait pas encore). S’ensuit une courte référence aux bataille des Huitrigoths contre les Piscigoths pour le contrôle de l’Irlande, à grands coups d’assagaies et lance-flocs ! Finnegan une fois mis en bière, s’ensuit une veillée funèbre autour de son cercueil empli de Whisky et de Guiness. Sont là ses amis (tous les héros de l’histoire de l’Irlande), sa femme ALP et ses enfants ; le corps de Finnegan s’envole et vient recouvrir de son ombre la ville de Dublin et de ses quartiers : « Il s’extinsule calmement de Chapélizod à Bailywick, soit du cendreville à la baillyphérie, soit du pré des Berges jusque vers la colline de Howth… ». Autant de lieux à Dublin où nous allons assister : -à Phoenix Park, à une visite épique du musée de Wellington (le vainqueur de Waterloo) -à une rencontre entre un ancêtre de l’Irlande (Mutte) et un étranger conquérant (Jutte) qui discutent ensemble de façon désopilante sans pouvoir se comprendre l’un l’autre (comme le lecteur et l’auteur de Finnegans W ake !). La raison ? « Suis devenu abestourdi à la langue… Que l’huile bouillante et le miel sauvage me tombent dessus si je peux ne seraitce que comprendre un mot de ce turc en finnois dans ce foutu patois que tu me rotterdames ! Jamais vu, jamais entendu ! Bien le bongîte ! À damné prochaine ! » -à une longue digression sur la naissance du langage écrit, l’alphabet, les signes que les hommes laissent comme des traces de leurs histoires Petit à petit, l’histoire de notre Finnegan et d’Anna Livia Plurabelle (délicieusement décrite par Joyce, femme éternelle, putain, eau et source de la vie, vieille paysanne irlandaise marchant pieds dans l’eau à la recherche de fruits de mer…) devient celle d’Adam et Eve, de Tristan et d’Yseult… Ils s’inscrivent dans la lignée des grands héros mythiques ( Neil, Brian Boru, O’Connor, Napuchodonosor et Gengiskhan). L’oraison funèbre s’achève sur des passages de leur vie à tous deux, des souvenirs adolescents, puis une vision mélancolique et douce de la mort : « La fin. Mais c’est un monde de chemins qui partent vers ailleurs. Vers des antans. Traces. Pas de cendre argentée ni d’électricité pour ceux-là ! Tandis que les chandelles flatteuses brûlent. Comment vas-tu Anna ? Sa chevelure est brune comme le fut toujours . Et méandre et vague. Repose-toi maintenant ! Plus de Finn ! » Ces deux-là sont toute l’humanité, son Histoire, les générations d’hommes et de femmes qui laissent sur la terre des « fossilités de passage », qui inscrivent leurs traces dans les paysages de Dublin et de la campagne alentour, qui sont les restes des vies disparues dont le livre Finnegans W ake est l’écho nocturne, rêvé. 6 7 III QUELQUES PISTES D'ANALYSE "Qui diable est ce Joyce qui exige tant d'heures d'attention, parmi les milliers que j'ai encore à vivre, pour apprécier comme il souhaite ses caprices, ses fantaisies, ses éclats de style ?" H. G Wells, lettre adressé à J. Joyce, le 23 novembre 19286. "Une planète morte et désorbitée qui roule sur elle-même dans le silence nocturne" (à propos de Finnegans Wake, Joseph Majault, Joyce (Editions universitaires 1963)). Même si aujourd'hui Joyce est reconnu comme un écrivain majeur du XX ème siècle, il est le plus souvent célébré comme l'auteur d'Ulysse, et non comme celui de Finnegans Wake. Car dans cette dernière oeuvre, de l'avis de beaucoup, Joyce va trop loin: "Je vais m'y remettre, mais Portrait de Joyce en 1923, l'année où il a commencé à écrire Finnegans Wake. jusqu'ici je n'y vois goutte… ", confesse Ezra Pound en 1926. "Finnegans W ake représente la limite possible jusqu'où l'on peut charger les énonciations avec des couches de significations" remarque de son côté Anthony Burgess, qui consacre à Joyce un ouvrage, Au sujet de James Joyce destiné à aider le lecteur néophyte. Merci à lui! I Le langage de Finnegans W ake "Considérer que Joyce est peut-être dans on droit quand il fait du langage un des personnages d'Ulysse (et peut-être le seul de Finnegans W ake)" 7 Au commencement donc, il y a les langues. On ne sait trop combien au juste. D'après les critiques, plus d'une soixantaine de langues ou de dialectes, avec lesquelles Joyce jonglerait tout au long de l'oeuvre. Lorsqu'il évoque la succession des temps, il met d'abord en avant la diversité des langages, qui se sont multipliés, alors même qu'ils traduisaient mêmes désirs et mêmes angoisses: " Les Babéliens et toutes leurs langues ont existé en vain (que la confusion les étouffe !) ils furent et disparurent ; il y eut les tume-suis, les hymniques H ouyhnhnms, les avenants norglais, et toute une polyfoule de Fiana. Les hommes ont fondu, les bureaucrates subséqué, les blonds cherché les brunes : M ’aimes-tu, ma chère amie ? : et les brunes quidames ont rétorqué à leur blond compagnon : Où aigue donc ton présent, espèce d’abécibêta ? et ils s’entretombèrent : et se sont entombés eux-mêmes. Et encore aujournuit comme outrefois toutes les flores hardies des champs ne disent que : Cueille-moi devant que ne fane à tes yeux ! 6 Citée par: http://riverrun.free.fr/finnegans%20wake.pdf). 7 Anthony Burgess, p. 21. Pour décrire le langage de Finnegans Wake, Burgess parle "d'une étrange forme de paneuropéen", "l'eurish" ou le "pun-européen" ("pun": le calembour en anglais). Et une écriture fondée sur les mots-valises, les jeux de mots, les allitérations, les onomatopées. Car "une grande partie de toute existence humaine se passe dans un état qui ne peut être rendu sensible par l'emploi d'un langage bien éveillé, d'une grammaire nette et sèche, d'une intrigue vade-l'avant" (James Joyce, lettre à Ezra Pound8). Le projet de Finnegans Wake , c'est l'écriture du rêve: retranscrire cet état de confusion où tout est possible. Et dès le début Joyce comprend qu'il lui faut inventer un langage différent: "En écrivant sur la nuit, je ne pouvais réellement pas, je sentais que je ne pouvais pas employer les mots dans leurs rapports ordinaires. Ainsi employés, ils n'exprime nt pas comment sont les choses durant la nuit, dans leurs diverses étapes: conscience, demi-conscience, puis inconscience" 9. Et si la logique du rêve procède de la seule association libre, alors les mots eux-mêmes s'associeront "de la manière la plus libre et la plus imprévue, de façon à suggérer une série d'idées absolument disparates"10. 1)Les mots-valises Le terme, reconnu dans la langue française en 1952, se définit comme "un mot composé de morceaux non signifiants de deux ou trois mots"11. Le mot lui-même fait sens: ainsi de "myopinion"12, "point de vue de portée limitée", qui associe l'anglais "my opinion" à la" myopie" française et à tous ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Le mot français est directement calqué de l'anglais "portemanteau word" (portemanteau est un faux-ami, qui signifie en fait valise!), terme crée par Lewis Carroll qui illustra le procédé avec le Jabberwocky, le poème qui ouvre De l'autre côté du miroir. Le Jabberwocky, illustration de John Tenniel, pour l'ouvrage de Lewis Carroll 8 Cité dans "La famille Gribouillis" (http://riverrun.free.fr/finnegans%20wake.pdf). 9 Propos de Joyce, cité par Umberto Eco, L'oeuvre ouverte, essai, collection Points, Seuil, p.260 Umberto Eco, p. 260. 10 11 Définition du Petit Robert. Se reporter au site: alain.crehange.pagesperso-‐orange.fr. De très nombreux exemples de mots-‐valises sont proposés. 12 8 9 Twas brillig, and the slithy toves Did gyre and gimble in the wabe; All mimsy were the borogoves, And the mome raths outgrabe. And as in uffish thought he stood, The Jabberwock, with eyes of flame, Came whiffling through the tulgey wood, And burbled as it came! “Beware the Jabberwock, my son! The jaws that bite, the claws that catch! Beware the Jubjub bird, and shun The frumious Bandersnatch!” One, two! One, two! and through and through The vorpal blade went snicker-snack! He left it dead, and with its head He went galumphing back. He took his vorpal sword in hand: Long time the manxome foe he sought— So rested he by the Tumtum tree, And stood awhile in thought. “And hast thou slain the Jabberwock? Come to my arms, my beamish boy! O frabjous day! Callooh! Callay!” He chortled in his joy. On peut citer la première strophe d'une des traductions françaises reconnues, celles d'Henri Parisot: « Il était reveneure ; les slictueux toves Sur l’alloinde gyraient et vriblaient ; Tout flivoreux étaient les borogoves Les vergons fourgus bourniflaient » (Pour d'autres propositions, le site http://angellier.biblio.univ-lille3.fr/ressources/jabberwockytraduction.html propose 11 traductions différentes). Il suffit d'ouvrir Finnegans Wake à n'importe quelle page pour relever des dizaines d'exemples de mots-valises. Au hasard d'une lecture parfaitement subjective au long du premier chapitre: rêvière Rive, rêve, rivière M anchissant la courte mer Franchissant- Manche Quel mixtocide Mixte- cide (suffixe dérivé du latin: tuer) D es hippodadamobiles Hippos (le cheval en grec)-dada- mobiles Il s'extinsule S'étendre-extension-péninsule Le musardeum Musée-musarder-bazar monstrérieux Monstre-mystérieux fièvrier Fièvre-février Loi salisthmique Loi salique-isthme Ave l'aval Avaler-ave (salut)- l'aval + une référence à l'hébreu:" Havel avalim", emprunt au livre de l'Ecclésiaste, "Vanité des vanités". 2) Les calembours "Jeu de mot fondé sur l'homonymie, l'homophonie, la paronymie ou la polysémie",13 ("Un peu d'Eire, ça fait toujours Dublin") ils sont également très nombreux dans Finnegans Wake . Quelques exemples : "Cha chauffe, m'effrères!" "Salves d'armes appellent aux larmes" "Voici W illingdone sur son blanc destricul" (Willingdone, "Sa Volonté soit faite" désigne ici Wellington, le vainqueur de Waterloo, né à Dublin en 1769; le "blanc destricul" parodie le blanc destrier). "N ous souhaiterons un boueux N oël à tous ceux qui travaillent deux mains " "Crasse honoraie" (Très honoré) "Ra pour toi et caille pour moi" 3) Allitérations et onomatopées On évoque souvent le goût de Joyce pour les sonorités. Burgess, par exemple, le considère davantage comme un écrivain de l'ouïe que comme un écrivain de la vue, non à cause de la maladie des yeux qui l’a rendu presque aveugle, mais parce que l'environnement premier dans lequel il a vécu, Dublin, tirait sa richesse des sons et non des images: "Le D ublin de sa jeunesse a nourri son don auditif. C'était bien la ville de son père, une citée férue de rhétorique et d'opéra italien. C'est dans les sons qu'elle puisait ses couleurs et ses formes" 14 . De fait les assonances et les allitérations sont une évidence de l'écriture: "Voilà, elle va venir maintenant, la voilà, elle vient, paisible, comme un oiseau de parodie, elle se péripate en titienne, porc-epique en sautillant, avec un cuicui de quoiquoi qu’elle béguibagoûte du bouc de son bec, dont le flic flac éflobouse d’archibourdes les paxottises de son illuverbe, un grain par ci, un grain par là..." Joyce au piano, 1939, photo Gisèle Freud; Joyce à la guitare, Trieste, 1915 13 Petit Robert. 14 Anthony Burgess, p.32. 10 11 Les onomatopées, quant à elles, sont aussi nombreuses que variées: Si Bam! Boum Floc! Oua, oua, oua H i, hi, hi! OU f! Pff! demeurent encore assez conventionnels, en revanche: Ualu! (Lamentation) Quaouauh! W hauauaut ça! Fim! Fim! Fim ! gagnent en originalité. Brékkek kékkek kékkek ! Koax Koax! relève de l'onomatopée littéraire, puisqu'elle reprend exactement le texte d'Aristophane, lorsqu'il veut nous restituer le croassement des grenouilles, dans la pièce du même nom. M astabatum! M astabatom! ponctue la chute mortelle faite par Finnegan (« Mastaba » : « la tombe » en arabe), dont le bruit nous est restitué dans cet extraordinaire: Bababadalgharaghtakamminarronnkonnbronntonerrontuonnthunntrovarrhou nawnskawntoohoordenenthurnuk ! un mot de cent lettres qui combine de multiples façons d'exprimer le tonnerre dans diverses langues. (Pour entendre le texte de Joyce, on peut se reporter au site http://www.finnegansweb.com/wiki/index.php/Page_3 qui propose le texte anglais écrit et une lecture de celui-ci). Ainsi à n'envisager que la langue et l'écriture, les quelques remarques qui précèdent nous amènent à deux interrogations: 4) Finnegans W ake serait donc une oeuvre drôle? Avant tout, oui! Avant l'érudition et "les couches d'obscurité de plus en plus épaisses"15 pour reprendre une expression d'Anthony Burgess: "Il est toujours drôle et sa lecture est propre à vous faire rire à haute voix..(Quand il travaillait à son W ork in Progress, N ora Joyce entendait ce rire sortir constamment du bureau de son mari)."16 15 Anthony Burgess, p.283. Anthony Burgess, p.278. 16 12 1929. Photograph by Berenice Abbott. Cet humour se manifeste à de nombreuses reprises dans le chapitre 1. Par exemple, lorsque Joyce fait visiter au lecteur le musée Wellington17, et fait le récit de la bataille de Waterloo: "Par ici le musardeum. Gare vos chapeaux d’entrée ! M aintenant v’zêtes dans la salle W illingdone. Voici un canon prucieux. Ici un ffrinçais. Floc. Voici le drapeau des Prucieux, le carapaçon. Voici le boulet qui bing sur le drapeau des Prucieux. Voici les ffrinçais qui feu sur le boulet qui bang sur le drapeau des Prucieux. Salut aux faisceaux ! Pique et fourchette au clair ! Floc. U n coup au but, bravo ! Voici le tricorne de Lipoléon. Floc. Chapeauléon. Voici W illingdone sur son blan destricul, Coq-à-l’âne. Voici ce grand boucher de W illingdone, superbe et magentique sur ses éperons plaqués or, portant duc de fer, sabots de quartairain, jarretières de limagne, veste de Bangkok, galoches de gascon et inguerméable du péloponnèse. Vue de son gros blanc destricul. Floc". Le choix des appellations (Prucieux pour les Prussiens, ffrinçais pour Français), les phrases brèves qui opposent les deux camps, les verbes réduits à des onomatopées (bing, feu, bang) sont autant de procédés comiques, qui transforment la bataille de Waterloo en une sorte de bande dessinée. Les deux protagonistes principaux sont ridiculisés tout autant: Napoléon devient "Lipoléon" (lippe et lipos, la graisse en grec) et se réduit finalement à son tricorne: "Chapeauléon" (l'hommage est évidemment humoristique). Quant à Wellingdone, on a déjà noté l'humour de son "blanc destricul". Qualifié de "grand boucher", il est présenté avec une emphase critique qui parodie l'héraldique et ses descriptions de blasons, que leur langage très spécialisé rend souvent hermétiques. De la même manière, le dialogue entre Jutte, le représentant des peuples germains qui envahirent l'Angleterre au V et VI siècle, et Mutte, "le Celte de souche", comme le dit Burgess, relève de ce même humour parodique: le dialogue des ancêtres se réduit "à un duo de comiques primitifs"18 17 En fait, il n'y a pas de musée Wellington à Dublin, mais un mémorial (un obélisque situé à Phoenix Park). En revanche, on visite à Londres Apsley House où vécut le duc de Wellington après sa victoire à Waterloo. "Amène-toi, gros plein de brune, alors moinsieur, t’es tout embassoufflé comme les femmes ! Scuze-nous, l’ami ! Tu jaspines le danois ? N . tu jactes le scorvégien ? N n. T’espagoinsses l’angliche ? N nnn. Tu phones le saxo ? N ooo. Tout est clair ! c’est un juite. Echoquons nos chapeaux et échangeons verbes forts et faibles entre nous au petit bonheur sur la poupe à vent de cette crique. Juite - H elhaut ! M utte - Crasse honoraie. Juitte - Tef Fsourd ? M utte - D urfois. Juite - M ais tef pas durmuet ? M utte - N ohon. Suis qu’orateur. Juite - Ah ouah ! Blé ce que murmère ? M utte - Quelle hauhauhauhaudible cause que d’être chose ! Commuet-ce arrivé ? Juite - À pète-bateille, monsour. 5) D euxième interrogation: Finnegans W ake est-il traduisible? La traduction complète en français, établie par Philippe Lavergne fut publiée en 1982 et demanda, dit-on, à son auteur plus de vingt années de travail. Pour le lecteur, la confrontation avec le texte anglais révèle souvent des surprises! Ainsi "pour bêptiser Patrick" (Bête+baptiser, à propos de Patrick, saint patron de l'Irlande) traduit "to tauf-tauf thuardpeatrick", soit "tauf", baptiser en allemand, avec une transcription phonétique de "You are Patrick", reprise parodique de la parole du Christ "Tu es Petrus, et super hanc petram aedificabo ecclesiam meam". Burgess de son côté traduit "pour "babaptisser toi patrique"19 (lui-même traduit par Héloïse Esquié). De même les commentateurs nous annoncent une allusion à Mark Twain dans la phrase: "ni près du fleuve Oconee les roches ne s’étaient exaltruées en splendide G eorgi D ublin de Laurens Comptez en doublant ses membres tout le temps" ! Une fois que le lecteur a appris qu'il existait aux Etats Unis, en Georgie, dans le comté de Lawrence, une autre ville appelée Dublin, le sens est plus clair, mais où est donc Mark Twain dans cette affaire? Serait-il originaire de ce Dublin-là? Le texte anglais nous rassure (presque): " nor had topsawyer's rocks by the stream Oconee exaggerated themselse to Laurens County's gorgios while they went doublin their mumper all the time". Bien sûr! "topsawyer", Tom Sawyer! Le héros de Mark Twain. 18 Anthony Burgess, p.301. Anthony Burgess, p. 296. 19 13 Alors Finnegans Wake intraduisible? Evidemment oui, mais Michel Butor défend avec vigueur la nécessité même de sa traduction: "N aturellement une traduction de Finnegans Wake en français ne sera jamais un équivalent de ce que c'est en anglais. M ais une traduction de Shakespeare en français, ce n'est pas non plus ce qu'est Shakespeare en anglais. Il n'y a pas moyen d'avoir une traduction qui soit parfaite. C'est justement pour cela qu'il est tellement important de traduire les textes"20. Pour une première approche de ces difficultés de traduction, voici le texte original du dernier passage du livre, (les paroles d'Anna Livia Plurabelle, la figure féminine de Finnegans Wake , confondue avec la rivière Liffey qui traverse Dublin et va se jeter dans la mer) et la traduction de Philippe Lavergne. " I am passing out. O bitter ending! I'll slip away before they're up. They'll never see. N or know. N or miss me. And it's old and old it's sad and old it's sad and weary I go back to you, my cold father, my cold mad father, my cold mad feary father, till the near sight of the mere size of him, the moyles and moyles of it, moananoaning, makes me seasilt saltsick and I rush, my only, into your arms. I see them rising! Save me from those therrble prongs! Two more. Onetwo moremens more. So. Avelaval. M y leaves have drifted from me. All. But one clings still. I'll bear it on me. To remind me of. Lff! So soft this morning, ours. Yes. Carry me along, taddy, like you done through the toy fair! If I seen him bearing down on me now under whitespread wings like he'd come from Arkangels, I sink I'd die down over his feet, humbly dumbly, only to washup. Yes, tid. There's where. First. W e pass through grass behush the bush to. W hish! A gull. G ulls. Far calls. Coming, far! End here. U s then. Finn, again! Take. Bussoftlhee, mememormee! Till thousendsthee. Lps. The keys to. G iven ! A way a lone a last a loved along the..." "Je m'éteins. O fin amère ! Je vais m'esquiver avant qu'ils soient levés. Ils ne verront jamais. Ni ne sauront. Ni me regretteront. Et c'est vieux et vieux et triste et vieux et c'est triste et lasse que je m'en retourne vers toi mon père froid mon père froid et fou mon père froid et furieux jusqu'a ce que la simple vue de sa simple taille, tous ses crilomètres et ses crilomètres ses sangloalanglots me malvasent et me selcoeurent, et je me presse mon unique dans tes bras. Je les vois qui se lèvent ! O épargne-moi ces fourches terribles ! Deux encore. Encore un ou deux moments. C'est tout. Ave l'aval. Mes feuilles se sont dispersées. Toutes. Mais il en est une encore qui s'accroche à moi. Je la porterai sur moi. Pour me rappeler les. Lff ! Il est si doux notre matin. Oui. Emporte-moi papa comme tu l'as fait à travers la foire aux jouets ! Si je le voyais maintenant se pencher sur moi sous ses ailes blanches deployées comme s'il débarquait d'Archanglais je dépense que je tomberai morte à ses pieds, humblement simplement comme pour me laver. Oui c'est vrai. Nous y voici. Au début. Nous traversons le gazon dessous le buichut et. Pfuit ! Une mouette. Père appelle. J'arrive Père. Ci la fin. Comme avant. Finn renait ! Prends. Hâte-toi, emmemémore-moi ! Jusqu'a ce que mille fois tes. Lèvres. Clefs de. Données ! Au large vire ettiens-bon lof pour lof la barque au l'onde de l'..." Le texte ne s'achève pas, il s'essouffle sur l'article "the". Dans son ouvrage Stèle pour James Joyce, Louis Gilet évoque Joyce expliquant son choix : "D ans Ulysse , me disait-il, pour peindre la balbutiement d’une femme qui s’endort, j’avais cherché à finir par le mot le moins fort qu’il m’était possible de découvrir. J’avais trouvé le mot “yes”, qui se prononce a peine, qui signifie l’acquiescement, l’abandon, la détente, la fin de toute résistance. D ans le Work in Progress , j’ai cherché mieux, si je pouvais. Cette fois, j’a trouvé le mot le plus glissant, le moins accentué, le plus faible de la langue anglaise, un mot qui n’est pas un mot, qui sonne à peine entre les dents, un souffle, un rien, l’article the "21. 20 Intervention de M. Butor p. 93 Joyce et paris, Actes du 5 ème symposium international James Joyce, Paris JUIN 1975, Publications de l'université de Lille 3. 21 Louis Gilet, Stèle pour James Joyce, Editions du Sagittaire, 1946, p.150-‐151 14 Mais si le roman ne s'achève pas, il invite à reprendre la lecture à son début, qui lui aussi ne porte pas les marques traditionnelles de l'incipit: pas de majuscules, pas de "il était une fois" (du moins aussi clairement), mais: riverrun, past Eve and Adam's, from swerve of shore to bend of bay, brings us by a commodius vicus of recirculation back to H owth Castle and Environs. erre revie, pass’Evant notre Adame, d’erre rive en rêvière, nous recourante via Vico par chaise percée de recirculation vers Howth Castle et Environs. Ce qui selon Umberto Eco ne veut rien dire d'autre que :"ce cours du fleuve, une fois dépassée l'église d'Adam et d'Eve, depuis le repli de la plage jusqu'à la courbe de la baie nous ramène par une voie plus aisée, au château de H owth et à ses environs" 22. Pourquoi tant de complexité dans le langage? 22 Umberto Eco, L'oeuvre ouverte, Essais, collections Points, Seuil p. 265. 15 16 II "U ne épopée nocturne de l'ambiguïté et de la métamorphose" 23 "En écrivant sur la nuit, je ne pouvais réellement pas, je sentais que je ne pouvais pas employer les mots dans leurs rapports ordinaires"24. Comparant Finnegans Wake avec Alice au pays des merveilles, ou avec De l'autre côté du miroir, Burgess présente le roman, comme "grande musique de nuit", l'évocation d'un rêve, "un seul et formidable rêve, le rêve qu'est la vie"25. 1) U ne histoire de l'humanité: le cercle de Vico La première phrase de l'oeuvre nous renvoie aux temps premiers, ( "pass'Evant notre Adam " Adam et Eve), avec une insistance marquée sur les termes qui évoquent le chemin, le parcours ("erre", "pass", "recourante", "via" (le chemin en latin) "recirculation") associés à l'image d'une rivière ("rive", "rêvière", "recourante). L'allusion à "via Vico" nous permet de mieux comprendre la notion de retour, qu'illustre à de multiples reprises la préfixe "re" ("revie, recourante, "recirculation"). Giovanni Battista Vico (1688-1744), philosophe italien qui vécut à Naples, écrivit en 1725 Principi di scienza nuova d’intorno alla comune natura delle nazioni, (La science Nouvelle) ouvrage dans lequel il expose l'idée d'un développement cyclique de l'humanité, qui se déroule en quatre temps: l'âge théocratique où prédomine le divin, l'âge aristocratique, celui des héros et de la force, et l'âge démocratique qui s'achève en un quatrième temps, le ricorso, le retour au commencement, avant que le cycle ne reprenne. Cette idée, Joyce s'en empare. Eternel recommencement des êtres et des choses, mort et destruction: "M iscegenations on miscegenations. Tieckle. They lived und laughed ant loved end left. Forsin". "M ixégénations sur mixégénations. Ca bas de soi. Ils ont vécu, ri, aimé et sont allés. Fallait s’y attendre ". Le titre de l'oeuvre lui-même suggère cette idée: Finnegans Wake, c'est tout d'abord Finnegan's wake, la veillée funèbre de Finnegan, le maçon dublinois tombé de son échelle, et son réveil. C'est aussi Finnegans wake (le pluriel, sans l'apostrophe), le réveil de tous les Finnegans, c'est-à-dire de M. Tout le monde. Burgess note également que dans ce titre se dit la mort (Fin, fine) et la vie (we start egan, ou again)26. 23 Umberto Eco, p.261 Propos de Joyce, cité in Umberto Eco, p.260 25 Anthony Burgess, p.279. 26 Anthony Burgess p.289. 24 17 Ainsi, "il y a les paysages de l’Irlande originelle qui traverseront tout le premier chapitre, et l’annonce de l’H istoire à venir de l’Irlande : « N i près du fleuve Oconee les roches premières ne s’étaient exaltruées en splendide Georgi D ublin » (le D ublin de Georgie, USA, n’existait pas encore), « N ulle voix humaine n’avait dessouflé son micmac pour bëptiser Patrick » (la Cathédrale Saint Patrick à D ublin n’existait pas encore). S’ensuit une courte référence aux bataille des H uitrigoths contre les Piscigoths pour le contrôle de l’Irlande, à grands coups d’assagaies et lance-flocs". 27 Si les deux premiers paragraphes de l'oeuvre évoquent les temps premiers, alors que Dublin n'existait pas, que l'Irlande elle-même n'était que tourbe, l'événement, la chute, intervient au troisième paragraphe de l'oeuvre (Joyce se soucie apparemment peu de paradis originel...l'humain, avant tout et dans toutes ses dimensions. N'oublions pas la chaise percée de la première phrase). On a vu que cette chute était évoquée par ce terrible mot de cent lettres qui décline le tonnerre à travers de nombreuses langues. Le tonnerre, selon le philosophe napolitain, c'est "la voix de Dieu". "Il inaugure chacune des quatre sections en lesquelles Vico divise son cercle".28 Qui chute ainsi? Adam et Eve, bien sûr mais surtout Finnegan, qui se fracasse la tête et meurt. 2) Finnegan, le maçon " Finnegan,..gravit une échelle contre un mur, en état d’ébriété manifeste, tout en se masturbant en pensant à sa fille ou à sa femme... Finnegan, en cet état particulier, du haut de son échelle, regarde la ville de D ublin à ses pieds, et au moment de la jouissance ce qui devait arriver arrive : « Il avait la tête lourde. Il avait la tête tremble. (Il y avait évidemment un mur en érection). Bim ! il titubégua de l’échelle. Bam ! le voilà mort ! Boum ! M astabatum, M astabatom ! Lorsqu’un homme s’éjouit, sa fleur s’en va. Ce que tout le monde peut attester. »"29 Illustration proposée pour la chute (http://wakeinprogress.blogspot.com/p/index_27.html) 27 Antoine Caubet, dossier de présentation du spectacle. Ibid p.284. 29 Antoine Caubet, dossier de présentation du spectacle. 28 18 Avec Finnegan, Joyce reprend le personnage d'une chanson folklorique irlandaise, justement intitulée Finnegan's wake (pour écouter la chanson: http://www.youtube.com/watch?v=q6CHq9mXkJ8) Tim Finnegan lived in Walkin Street, A gentle Irishman mighty odd He had a brogue both rich and sweet, An' to rise in the world he carried a hod You see he'd a sort of a tipplers way but for the love for the liquor poor Tim was born To help him on his way each day, he'd a drop of the craythur every morn One morning Tim got rather full, his head felt heavy which made him shake Fell from a ladder and he broke his skull, and they carried him home his corpse to wake Rolled him up in a nice clean sheet, and laid him out upon the bed A bottle of whiskey at his feet and a barrel of porter at his head Un matin Tim était plein comme un oeuf Sa tête était bien lourde, il avait la tremblote L'est tombé de l'échelle et s'est fracassé le crâne On a ramené chez lui son corps pour le veiller. On l'a emmailloté dans un beau drap tout propre Et on l'a allongé sur sa dernière couche Un gallon de whisky on a mis à ses pieds Et à sa tête une barrique de bière His friends assembled at the wake, and Widow Finnegan called for lunch First she brought in tay and cake, then pipes, tobacco and whiskey punch Biddy O'Brien began to cry, "Such a nice clean corpse, did you ever see, Tim, auvreem! O, why did you die?", "Will ye hould your gob?" said Paddy McGee Ses amis à la veillée se sont assemblés Et madame Finnegan a servi le buffet D'abord ils ont goûté de gâteau et de thé Puis de pipes de chiques et de punch au whisky Mamzelle Biddy Moriarty s'est mise à sangloter: "Z'avez-vous jamais vu zun si joli macchab? Rhhhâh Tim mon mignon qu'es-tu zallé claquer? -Ferme ton clapet" a fait Judy Magee Then Maggie O'Connor took up the cry, "O Biddy" says she "you're wrong, I'm sure" Biddy gave her a belt in the gob and sent her sprawling on the floor Then the war did soon engage, t'was woman to woman and man to man Shillelagh law was all the rage and a row and a ruction soon began Puis Peggy O'Connor, elle a pris la relève. Elle a fait: "Biddy c'est pour sûr que t'as tort", Mais Biddy lui a flanqué un gros gnon dans la face Elle l'a flanquée par terre les quatre fers en l'air Alors les deux partis aussitôt sont entrés en guerre Larron contre larron, mégère contre mégère C'est la loi du gourdin qui menait la chaumière Et dans l'humble demeure, ça a chauffé sévère. Then Mickey Maloney ducked his head When a noggin of whiskey flew at him, It missed, and falling on the bed The liquor scattered over Tim! The corpse revives! See how he raises! Timothy rising from the bed, Says,"Whirl your whiskey around like blazes Thanum an Dhul! Do you thunk I'm dead?" Mickey Maloney a redressé la tête Alors que le visait un galon de whiskey Le galon le manquant s'est versé sur le lit Et la gnôle a coulé partout sur le vieux Tim. "Nom d'un, c'est qu'il revit! Voyez, il ressuscite!" Et Timothy se relève d'un bond et s'écrie: "Malheureux qui jetez la bibine à tous vents. Maudits soyez vous tous! Vous me croyez donc mort!".30 30 Tim Finnegan vivait sur Walker Street Un sieur irlandais, un sacré zigoto. L'avait une brin d'accent, un chantant, un tout doux, Et pour s'élever dans le monde, un grand seau à charbon. Il n'en était pas moins porté sur la bouteille: Tim aimait la bibine depuis son plus jeune âge, Et pour tenir le coup en charriant son seau, Chaque matin, il s'en jetait un derrière la cravate. Traduction in Anthony Burgess, p.287 Finnegans Wake peut donc se lire comme une veillée funèbre et comme une résurrection. Le chapitre I nous présente (entre autres!) une parodie d' éloge funèbre: "Il n’y eut jamais de seigneur de la guerre en Grand Erin non plus qu’en Bretonnie, non, ni dans tout le pays des pictes, qui fut tel que toi. N on, ni roi, ni archiroi, ni effroi, ni charroi, ni poudroie. Et tu savais sentir un orme que douze oursins pouvaient entourer et porter haut la pierre qui jamais ne tombe". Au cours du roman, Finn luimême se dédouble en HCE, soit Humphrey Chimpden Earwicker (Here Comes Everybody, M. Tout le Monde), dont Joyce dit avoir trouvé le modèle dans Humpty Dumpty, le personnage en forme d'oeuf qui apparaît dans De l'autre côté du miroir, et que Lewis Caroll a emprunté à une comptine anglaise célèbre. Patron d'un café, marié avec Anna, il a trois enfants, deux jumeaux (Shem et Shaun, les frères ennemis) et une fille Issy, dont la jeunesse lui inspire des désirs dont il se sent coupable. Culpabilité, conflits, transgressions, autant d'éléments qui caractérisent l'Histoire dont la chute originelle a marqué le commencement. 3) D ublin Le rêve lui-même se déroule dans un paysage déterminé: Dublin, ville à laquelle Joyce est resté bien plus attaché qu'il ne l'a été à l'Irlande elle-même, si l'on en croit Burgess: "Son irlandité était passive, purement innée, involontaire; son but était d'être un artiste européen, et non le sénateur-barde d'une république perdue...Son but dans la vie était de célébrer le D ublin des pubs et de la pauvreté, non de donner un lustre supplémentaire au chromo de l'imagerie nationale"31. Finnegan, dans sa chute, devient une sorte de héros, à l'image du héros Finn Mac Cool, roi légendaire issu de la mythologie (Un géant qui aurait construit la fameuse Chaussée, afin de rejoindre l'Ecosse, sans se mouiller les pieds). "H um ! Il s’extinsule calmement de Chapélizod à Bailywick soit du cendreville à la bailliphérie soit du Pré des Berges jusque vers la colline de H owth soit du Pied en Cap à l’œil Eirrité". Le corps de Finnegan s'étend donc ainsi à travers toute la ville de Dublin, depuis la colline de Howth, où se trouve sa tête, jusqu'au quartier de Chapelizod, où reposent ses pieds, et où se trouve le café de HCE. Au centre, un parc, Phoenix Park, connu pour le monument construit en hommage à Wellington et dont la symbolique dans l'oeuvre n'échappe à personne...! 31 Anthony Burgess, p.38 19 20 Dublin Phoenix Park Adam and Eve's Church Howth Castle Les lieux évoqués « Dieublin » ou « Diablin », « Dbln » Un des plus grands parcs d'Europe (712 hectares). Le lieu de la transgression dans le roman. Eglise catholique de Dublin (Church of the Immaculate Conception). Construit sur la colline de Howth par Sir Tristam, conquérant normand de l'Irlande. Mais au corps-paysage de Finn, va correspondre celui ALC, Anna-Livia-Plurabelle, femme éternelle, passé, présent et futur, qui se confond avec la Liffey, la rivière de Dublin. Elle traverse tout le premier chapitre, fille légère, séductrice, vivante et aimante. "Petit à petit, l’histoire de notre Finnegan et d’Anna Livia Plurabelle (délicieusement décrite par Joyce, femme éternelle, putain, eau et source de la vie, vieille paysanne irlandaise marchant pieds dans l’eau à la recherche de fruits de mer…) devient celle d’Adam et Eve, de Tristan et d’Yseult… Ils s’inscrivent dans la lignée des grands héros mythiques ( Neil, Brian Boru, O’Connor, Napuchodonosor et Gengiskhan ). Ces deux-là sont toute l’humanité, son H istoire, les générations d’hommes et de femmes qui laissent sur la terre des « fossilités de passage », qui inscrivent leurs traces dans les paysages de D ublin et de la campagne alentour, qui sont les restes des vies disparues dont le livre Finnegans Wake est l’écho nocturne, rêvé"32. Et c'est elle, ALC, qui prend la parole à la fin de l'oeuvre, au moment de rejoindre l'océan, et de s'éteindre, avant que le cycle de recommence: riverrun... "Riverrun introduit à la fluidité de l'univers de Finnegans Wake : fluidité des situations spatiotemporelles, superposition des époques historiques, ambiguïté de symboles, rôle interchangeable des caractères et des situations, fluidité enfin de l'appareil linguistique dans lequel chaque terme a la forme d'un calembour et correspond non à un seul mot, mais à plusieurs, dans lequel chaque chose est son contraire"33. 32 Antoine Caubet, dossier de présentation du spectacle. Umberto Eco, p.266. 33 Livre de Kells (Manuscrit enluminé des Evangiles, réalisé aux environs de l'an 800, à l'abbaye de Kells) Tunc crucifixerant Xpi cum eo duos latrones Umberto Eco définit ainsi Joyce: "le dernier moine du Moyen-Age, enfermé dans son propre silence, occupé à enluminer des mots illisibles et fascinants, sans qu'on sache s'il travaille pour lui-même ou pour les hommes de demain" (p.283) 21 IV FINNEGANS WAKE SUR SCENE: LE PARI d'ANTOINE CAUBET Une parole adressée : théâtre ! Le pari : que le théâtre avec ses outils, en premier lieu l’acteur-conteur, et l’espace théâtral, les objets, le son, la lumière rendent présent et partageable cette langue, sans prétention, de façon surtout joyeuse et drôle, comme l’est ce texte ! -À l’inventivité et à la fantaisie de Joyce doivent répondre l’inventivité et la fantaisie du jeu de l’acteur. Car chaque phrase de Joyce est non seulement adressée, mais extrêmement concrète, elle raconte en décrivant les paysages, les sensations, les visions de façon très active, physique, sensuelle (cf les passages cités plus haut par exemple). Sharif Andoura, acteur d’une diversité et d’une inventivité d’exception à mon avis, est d’ores et déjà parfaitement emballé, excité par cette tâche ! -la scénographie propose une sorte d’arène, de piste de cirque en quelque sorte où le récit se déploie ; non pas un cercle, mais un grand octogone (l’octogone est le symbole de la renaissance, du passage du monde matériel au spirituel, du fini à l’infini). Il est composé d’éclats de liège, sorte de terreau brun d’une épaisseur de 10 cm. Par endroits, sous le liège apparaissent des mots, en grec, cyrillique, des lettres d’alphabets différents : l’histoire de Finnegan est l’histoire du monde entier, dont les langues ont conservé les traces, les empreintes sous le sol. « Fossilités de passage. » Au fond du plateau derrière l’octogone se dresse une grande toile (10mX7m) où un film est projeté durant la majeure durée du spectacle ; on voit les berges d’une rivière en noir et blanc, prises du milieu de la rivière sur un bateau : celui-ci avance très lentement (3 Km/h), le paysage change alors très lentement, mais se transforme pourtant sans pour autant venir gêner la vision sur le plateau lui-même. C’est un plan-séquence étiré qui rythme le temps du spectacle et du conte, c’est la Liffey-femme-rivière qui traverse Dublin, c’est le rêve : « d’erre rive en rêvière » sont les 6,7et 8° mots du livre... Enfin, suspendu et animé des coulisses, un pantin (1,30 m de hauteur), HCE-Finnegan lui-même, apparaît, disparaît, est manipulé par l’acteur, puis recouvre de son ombre tout le plateau, dessinant une géographie au sol qui sera celle de Dublin, nommée par le texte. -Des coulisses, accessoires lancés à l’acteur sur le plateau, projecteurs manipulés en direct et/ou à vue, sons en directs et/ou à vue, tout cela produit par le régisseur plateau qui sera un véritable partenaire de jeu pour l’acteur, pouvant même à l’occasion figurer des personnages ou des animaux en ombres chinoises sur la toile-rivière. Lumière essentiellement nocturne, rêve éveillé, murmures des histoires ancestrales qui nous traversent. 22 23 V PRÉPARER AU SPECTACLE Etant donné la spécificité du langage dans Finnegans Wake , il paraît nécessaire de préparer les élèves au spectacle qu'ils vont voir. Quelques pistes: I Donner des points de repères Présenter le premier chapitre: l'histoire du maçon Finnegan, sa chute, la veillée funèbre. Montrer à quel point l'oeuvre s'enracine dans une tradition populaire qui s'attache à des personnages ordinaires, soucieux de bien vivre et de bien boire. Se référer à la chanson elle-même, et à l'imagerie que nous pouvons avoir de Dublin ou de l'Irlande. 1 Un pub à Dublin 2 Statue de James Joyce, à Dublin Evoquer la ville elle-même, l'importance du fleuve qui y coule, La Liffey, et proposer la lecture à haute voix des derniers mots du texte, le monologue d'ALP confondue avec la rivière se jetant dans la mer (cité p.9 de ce dossier). Un travail peut être mis en place sur ce texte, afin de rechercher vocalement cette lente perdition jusqu'au silence final. Présenter quelques-uns des personnages qui ont joué un rôle important dans l'histoire de la ville: Saint Patrick, à l'origine de la christianisation de l'Irlande au IVème siècle, ou beaucoup plus tard le duc de Wellington, originaire de Dublin, et vainqueur de Waterloo. Rappeler aussi que les Celtes ont été envahis au VIII ème siècle par les peuples scandinaves et faire lire à cette occasion le dialogue entre Jutte et Mutte( cité dans le dossier p.8). Si cette première approche livre un certain nombre de connaissances nécessaires à la compréhension du spectacle, elle permet d'aborder le texte lui-même dans une dimension souvent comique, propre à dissiper les appréhensions possibles quant aux difficultés de compréhension. II Etudier la langue Une deuxième approche se devrait d'étudier l'écriture de manière plus précise: ainsi il semble difficile de faire l'impasse sur l'analyse de la première phrase, et il est évident que la référence au texte original est essentielle, étant donné les problèmes de traduction qu'une telle oeuvre pose. La mise en perspective de diverses traductions est également une manière intéressante d'aborder la richesse du texte. (Pour une telle confrontation, le site http://riverrun.free.fr/finnegans%20wake.pdf cite plusieurs passages de l'oeuvre, et en propose plusieurs traductions). Avec la mise en évidence des procédés d'écriture (mots-valises, allitérations, multiplication des références et des significations, goût pour le mélange des langues ou des dialectes), on peut évoquer le plaisir de jouer avec le langage, et inciter les élèves à le faire aussi, en cherchant eux-mêmes à composer des mots-valises. Voire, en réécrivant "à la Joyce", ces différents débuts de romans qui tous, ont été publiés la même année que Finnegans Wake , soit par exemple: " Albert passa toute la journée du lendemain dans le cabinet qu’il s’était aménagé dans la plus haute des tours du château, et d’où son œil plongeait sur la forêt" (Julien Gracq, Au château d'Argol ). "Il était cinq heures du matin et Eric Von Lhomond, blessé devant Saragosse, soigné à bord d'un navire-hôpital italien, attendait au buffet de la gare de Pise le train qui le ramènerait en Allemagne" (Marguerite Yourcenar, Le coup de grâce ) "Confortablement installé dans le coin d'un compartiment de première classe, le juge W argrave, depuis peu en retraite, tirait des bouffées de son cigare en parcourant d'un oeil intéressé les nouvelles politiques du Times" (Agatha Christie, Dix petits nègres , traduction Louis Positif, livre de poche). III Lire, lire et lire Mais c'est surtout par la lecture à haute voix que les élèves peuvent s'approprier le texte de Joyce. Ne pas hésiter donc à multiplier le nombre de ces lectures, en variant la force de la voix, en faisant sonner les consonnes, en s'amusant à prendre des accents ou des tonalités extrêmes: tout est permis... Car s'il faut en croire Burgess "Un jour ou l'autre, Joyce coulera dans les artères de notre vie ordinaire, car un grand écrivain influence le monde, que cela lui plaise ou non" 34. Quelques extraits: 1 erre revie, riverrun, pass’Evant notre Adame, d’erre rive en rêvière, nous recourante via Vico par chaise percée de recirculation vers Howth Castle et Environs. 2 Sire Tristram, violeur d’amoeurs, manchissant la courte mer, n’avait pâque buissé sa derrive d’Armorique du Nord sur ce flanc de notre isthme décharné d’Europe Mineure pour y ressoutenir le combat d’un presque Yseult penny ; ni près du fleuve Oconee les roches premières ne s’étaient exaltruées en splendide Georgi Dublin de Laurens Comptez en doublant ses membres tout le temps ! Nulle voix humaine n’avait dessoufflé son micmac pour bêptiser Patrick : pas encore, mais nous y venaisons bientôt, n’avait un jeune blanc-bec flibutté le blanc bouc d’Isaac : pas encore, bien que tout soit affoire en Vanity, les Doubles sœurs ne s’étaient colère avec Joe Nathan. Onc mais n’avaient Jhem ni Shem brassé de becquée le malte paternel sous l’arcastre solaire et l’on voyait la queue rougissante d’un arc-en-cil encerner le quai de Ringsend. 34 Anthony Burgess, p.26. 24 9 Hourra ! Rien de tel qu’une jeune Nièvre pour faire touhouhourner le globe à perte de vue ce qui tautologiquement revient au même. Hé bien, puisqu’il gît comme ça en souplanche dans la fleur de son excroissance comme un tout petit bébil énorme, mignardons un peu, regardons-le donc et essayons de piégeonner quelque chose, s’il vous plat. Hum ! Il s’extinsule calmement de Chapélizod à Bailywick soit du cendreville à la bailliphérie soit du Pré des Berges jusque vers la colline de Howth soit du Pied en Cap à l’œil Eirrité. Et tout le long (par cor) de fjord en fjolle le pleureront les haubobois de ses baies auvent jupées (hoahoahoa !) en flotte flotti flotta bémol et tout au long de la nuit de Livie, par son dédavallon vachette de nuit, de la nuit des campanielles, sa froufrouflûte en trochées lutins (O Carina O carina) le veillent. Disant l’histoire d’un gars, contant à cloche-conte d’un vilain petit pigeon chéri. Finiche ! Rien qu’une fuitographie en pays d’hier. Tel Saumoncésar qui rubiconde, antique descendant des époques Agapémonides, il s’est fondu dans notre brouillard, s’estmis en conserves et s’est fait la boîte. Comme ça parti le banque funèbre, avalé, lissé, salut les saumes je saure. 16 Les Babéliens et toutes leurs langues ont existé en vain (que la confusion les étouffe !) ils furent et disparurent ; il y eut les tme-suis, les hymniques Houyhnhnms, les avenants norglais, et toute une polyfoule de Fiana. Les hommes ont fondu, les bureaucrates subséqué, les blonds cherché les brunes : M’aimes-tu, ma chère amie ? : et les brunes quidames ont rétorqué à leur blond compagnon : Où aigue donc ton présent, espèce d’abécibêta ? et ils s’entretombèrent : et se sont entombés eux-mêmes. Et encore aujournuit comme outrefois toutes les flores hardies des champs ne disent que : Cueille-moi devant que ne fane à tes yeux ! et, un peu plus tard : prends-moi tandis que reluis ! Qu’à leur content elles se marient, rougissent à profusion, m’est avis ! Car ce dit-on est aussi vieux qu’un canon. Lave une baleine un peu pour voir dans une brouette (c’t’y pas vrai c’que j’te dis) pour avoir nageoire et ailettes qui frétillent et tremblent. Tu te l’attentes en l’heure-trempant . Fletit fletin fluipote ! 26 Je m’éteins . O fin amère ! Je vais m’esquiver avant qu’ils soient levés. Ils ne verront jamais. Ni ne sauront. Ni me regretteront. Et c’est vieux et vieux et triste et vieux et c’est triste et lasse que je m’en retourne vers toi mon père froid mon père froid et fou mon père froid et furieux jusqu’à ce que la simple vue de sa simple taille, tous ses crilomètres et ses crilomètres ses sangloalanglots me malvasent et me selcoeurent, et je me presse mon unique dans tes bras. Je les vois qui se lèvent ! O épargne-moi ces fourches terribles ! Deux encore. Encore un ou deux moments. C’est tout. Ave l’aval. Mes feuilles se sont dispersées. Toutes. Mais il en est une encore qui s’accroche à moi. Je la porterai sur moi. Pour me rappeler les. Lff ! Il est si doux notre matin. Oui. Emporte-moi papa comme tu l’as fait à travers la foire aux jouets ! Si je le voyais maintenant se pencher sur moi sous ses ailes blanches déployées comme s’il débarquait d’Archanglais je dépense que je tomberai morte à ses pieds, humblement, simplement comme pour me laver. Oui c’est vrai. Nous y voici. Au début. Nous traversons le gazon dessous le buichut et. Pfuit ! Une mouette. Père appelle. J’arrive Père. Ci la fin. Comme avant. Finn renaît ! Prends. Hâte-toi. Enmemémore-moi ! Jusqu’à ce que mille fois tes. Lèvres. Clefs de. Données ! Au large vire et tiens bon lof pour lof la barque au l’onde de l’ 25 26 EN GUISE DE CONCLUSION N e pas oublier l'avertissement que Pierre Cormary adresse aux lecteurs de Finnegans W ake: " N ous, lecteurs de Finnegans wake , devons éviter trois préjugés : -Croire que le français ne rendra pas l’anglais. Joyce n’écrit pas en anglais, il écrit « en Joyce ». Il est en ce sens aussi lisible ou aussi illisible en anglais qu’en n’importe quelle autre langue. En lui subsiste la tentation de Babel ou de l’esperanto, ni plus ni moins. Pas plus facile que le langage des elfes dans Le seigneur des anneaux . Pas plus difficile que la chanson de Chaplin dans Les temps modernes . -Croire qu’il faut une immense culture pour le comprendre. Il faut de la culture, mais au sens élémentaire, c’est-à-dire universel, du terme. Il faut avoir entendu parler d’Adam et Eve, être sensible aux mythes, connaître un peu le zodiaque, avoir un certain sens des éléments et des correspondances (l’eau, c’est la matrice, donc c’est la femme), et enfin avoir médité, même une minute, sur la fameuse phrase de saint Jean : Au commencement était le Verbe. Le reste suivra. -Croire que c’est un livre sérieux fait avant tout pour les universitaires. C’est un livre cosmique mais comique fait pour chacun d’entre nous, un livre fleuve qui nous emportera dans l’essence du Logos et le fera délirer, une sorte de Bible mise en image pour Little N emo in Slumberland ou de Talmud revu par Tex Avery. Philippe Lavergne, le traducteur héroïque de FW en France, le compare même au Voyager de Star Treck ! Ce qui est sûr, c’est qu’il faut aimer les correspondances, les symboles et les jeux de mots, il faut savoir penser par associations d’idées, échos, ellipses. Il faut enfin posséder le goût savant du jeu. Roman ou poème en prose, FW est d’abord l’histoire de la mésaventure sexuelle d’un patron de bar errant dans un parc mise en parallèle avec celle de la chute d’un maçon alcoolique et que l’on va veiller toute une nuit, croyant qu'il est mort. Entre eux, toute l’humanité passera ." 3 5 Et avant d'assister au spectacle, nous rappeler les mots de Burgess: "U n jour une compagnie phonographique -rachetant les opportunités perdues du vivant de Joyce recevra peut-être une subvention de quelque organisme culturel, mais il sera plus facile de trouver de l'argent qu'un acteur prêt à ruiner sa carrière en livrant la totalité de sa personnalité à un auteur mort." 36 35 Voir http://www.magazinedeslivres.com/page7/page37/page37.html La page propose également une analyse du début de l'oeuvre. 36 Anthony Burgess p.409. ANNEXE : ENTRETIEN AVEC ANTOINE CAUBET ET SHARIF ANDOURA Entretien avec Antoine Caubet, metteur en scène, et Sharif Andoura, comédien Quelles ont été les différentes étapes de ce travail, une fois prise la décision de présenter ce premier chapitre de Finnegans W ake? Antoine Caubet : Les origines de ce projet sont lointaines. J'ai eu envie de monter ce texte dès 1998, mais à cette date, c'était impossible, à cause des droits qui n'étaient pas ouverts. La même année, j'avais fait partie du jury pour le concours du TNS, j'avais rencontré Sharif et je m'étais dit que pour jouer Finnegans Wake, il faudrait un acteur comme lui. En 2012, le projet devenait possible, l'ouverture des droits se faisait, Sharif était disponible, nous pouvions travailler. Sharif Andoura : Pour moi, la première étape, c'était d'apprendre le texte. Et devant sa difficulté, je suis passé par l'imagination, je me suis raconté beaucoup d'histoires, dont j'ai gardé une grande partie. Pour la seconde étape nous avons travaillé une semaine à la table: nous avons confronté le texte anglais avec les traductions, nous avons aussi consulté les sites internet spécialisés, qui proposent des explications mot à mot, et à l'issue de ce travail, nous avons proposé une petite lecture publique. Antoine Caubet : Devant les membres de l'équipe, une dizaine de personnes, qui ont écouté pour la première fois le texte du spectacle dit par Sharif. Pendant cette semaine, nous avons mis en commun nos réflexions, nous nous sommes mis d'accord sur la signification, et nous avons aussi repris la traduction de certains passages. L'adaptation que j'avais faite excluait une partie du chapitre, un conte interne, et là, nous avons ajouté du texte, la reprise du dernier chapitre, et les passages du texte original en anglais. Sharif Andoura : Comme étape de travail, il y a eu aussi la première lecture en public, lors de la présentation de saison. Je me suis retrouvé face à 200 personnes, alors que nous n'avions pas encore vraiment commencé à travailler. Le but était de lire un extrait du texte, avec simplement une après-midi de préparation. Et c'était particulièrement intéressant, pour la relation au public. Et les séances que nous avons poursuivies avec des spectateurs nous ont permis d'aller plus loin et d'affiner dans cette direction. Antoine Caubet : C'est devenu un enjeu constant. Il y a mille manières et une manières de s'adresser à un public, mille et une manières de l'écouter, de l'emmener, de le quitter pour le retrouver. Et lors de la première présentation on a su que c'était là le lit du spectacle, le lieu où il devait se travailler, que c'était un aménagement de petites fictions autonomes destinées à s'ouvrir sur le public. Quatre expérimentations ont eu lieu devant des spectateurs. Sharif Andoura : C'était essentiel, cela nous prouvait qu'on pouvait les emmener. On pouvait partir, lâcher la volonté de comprendre, monter dans le bateau, accepter le voyage. 27 Antoine Caubet : Cela ne signifie pas que l'acteur lâche le sens. Bien au contraire! C'est une nécessité pour Sharif de savoir exactement ce qu'il raconte. Le public accompagne un déroulement dont lui a le secret, et même s'il ne comprend pas tout, Sharif, lui, sait. Pour reprendre la métaphore du bateau, c'est Sharif le capitaine, et notre effort, encore à l'heure actuelle, c'est de creuser un sillon, de poursuivre le sens, de l'approfondir sur un petit paragraphe. Et tant que nous n'avons pas quelque chose qui nous semble à peu près solide, nous savons très bien que l'oeil ou l'oreille du public ne peut pas nous suivre. Sharif Andoura : Parfois, c'est l'évidence du rêve, avec ses changements de lieux et de temps très rapides. Antoine Caubet : Le passage d'un moment à un autre est à la fois très obscur et très évident. On passe du coq à l'âne, mais en même temps l'inconscient construit un sens mystérieux qui permet ce passage. Il s'y livre débarrassé de toute volonté de cohérence artificielle. Sharif Andoura : On rit beaucoup aussi. De nombreuses inventions, des blagues, des pied-de-nez, un humour potache immédiatement suivi de réflexions sur la vie et la mort formulées avec beaucoup d'élégance. Antoine Caubet : Nous sommes dans l'ordre de la fantaisie au sens étymologique du terme, l'exercice de l'imaginaire, l'exercice du fantasme. Cette question de l'adresse au public revient assez régulièrement dans les différents spectacles que vous avez présentés ( Le roi Lear en 2009, Partage de midi en 2010, Un Marie Salope en 2011). Qu'est-ce qu'un texte comme celui-là apprend sur cette question? Antoine Caubet : Chaque oeuvre, chaque spectacle pose de façon singulière la question de la relation au public. Là, il y a chez Joyce et dans Finnegans W ake plus que dans ses autres écrits, ce point de départ que c'est écrit et c'est de la parole. C'est écrit mais c'est de la parole, et la parole contient l'écrit plus que l'écrit ne contient la parole. A partir de là, se pose la question de l'adresse. S'il y a parole, elle résonne dans un espace habité, et il faut se demander comment cette adresse peut parvenir. Elle n'est pas unique, elle est multiple, elle est l'une des voies du travail. Elle ne peut pas être constante, sinon elle se dénie, elle s'enferme, il faut qu'elle se renouvelle presqu'à chaque instant et c'est l'acteur qui tient comme un fil rouge la nature de cette adresse au public. Mais Sharif sait très bien que le soir de la première la vraie rencontre se fera, et que chaque soir, il faudra réinventer, à partir de la trame que nous avons imaginée, cette adresse au public. Sharif Andoura : Joyce écrit pour un lecteur, il s'adresse à lui, mais il écrit aussi pour lui-même. Je me suis demandé quelle serait l'adresse d'un auteur au lecteur, en passant par un acteur et un public, je me suis interrogé sur cet aspect indirect de l'adresse. En même temps, le théâtre, c'est aussi le présent de la représentation, le lieu d'une expérience commune. Les publics ont une écoute différente, et j'aime bien ça comme idée. Finnegans Wake est un livre qui met en oeuvre l'idée de cycles qui reviennent, et les représentations, c'est aussi cette idée. Une et puis le lendemain, on recommence, et le lendemain on recommence encore. Aborder le spectacle avec un vrai enjeu d'expérience commune, je trouve cela assez passionnant. En plus, il y a différentes qualités de l'adresse au public; 28 C'est-à-dire ? Sharif Andoura : Plus ou moins proche. Des moments où l'adresse est très proche, très intime. A d'autres, on adresse une pensée, on raconte un souvenir, on réfléchit avec le public. Cela crée des couleurs très différentes. Antoine Caubet : Par exemple, il y a des moments où on parle à quelqu'un qui est là, mais qui est imaginaire. Le texte nous parle souvent des fantômes qui nous habitent, qui sont autour de nous. On considère le public comme le double de quelqu'un d'autre, qui serait derrière, qui accompagnerait. C'est une adresse différente, puisque la réalité du plateau n'est que le prétexte à une symbolique. Mais ce rapport au public, ce n'est pas une série de possibilités, c'est un processus très ouvert, une aventure, une aventure dont on ne sait pas ce qu'elle va créer. Chaque représentation va mettre en œuvre cette relation aux spectateurs. Qu'est-ce qui vous a intéressé dans cette forme finalement très difficile, hermétique, mise au service assez paradoxalement d'une signification plus simple, qui prône l'attachement aux petites choses du quotidien, le désir de profiter ici et maintenant de ce qui est possible, sachant le passage du temps et la succession inéluctable des générations? Sharif Andoura : Joyce évoque effectivement des thèmes très ordinaires, mais avec une pluralité d'approches. Dans chaque passage, la langue est multiple, il n'y a pas qu'une seule signification. Ce sont des événements très quotidiens, mais en même temps se nichent de nombreux degrés de lectures possibles. Joyce va plus loin, il pousse son bouchon toujours un peu plus loin. Il crée un monde et il crée aussi la langue de ce monde. Certains affirment que dans ce texte, il n'est question que de lui. Je ne connais pas suffisamment la biographie de Joyce, mais il passe son temps à parler de l'intime, un et un, Adam et Eve, et puis des générations et d'autres générations. Est-ce qu'on peut dire que cette écriture restitue au plus près le flux de la pensée, presque au sens où les surréalistes l'entendaient? Sharif Andoura : Il restitue le chaos du flux, le chaos de nos pensées qui basculent en permanence vers ailleurs, en fonction de nos sensations, visuelles, auditives ou autres. Un son, une couleur, et hop! Vers autre chose. Avec des fulgurances, que je trouve magnifiques et passionnantes. En tant que comédien, quel est le plaisir de ce texte ? Sharif Andoura : Je n'ai jamais joué un texte avec autant d'images. C'est un voyage magnifique. Tantôt je suis dans des pensées très profondes, tantôt je suis embarqué, je rencontre des gens, je vois de nouveaux lieux. C'est aussi un plaisir de mâcher cette langue, une sorte de côte à l'os, accompagnée d'un très grand bourgogne rouge. Un plaisir très charnel. Beaucoup d'images me viennent, et ce qui est très différent d'autres spectacles, c'est que ces images n'arrêtent pas de bouger, le procédé des mots valises fait passer d'un univers à un autre. C'est une langue qui est liée au mouvement. Ça avance. Et en même temps, ce n'est pas grave, chaque être humain naît, chacun avance vers sa mort, mais c'est normal. Joyce parle de la mort et des traces laissées par les générations précédentes avec une vraie tendresse, une mélancolie qui n'est pas triste. J'aime beaucoup aussi cette idée de langage codé, de quelque chose de très intime, mais qui n'est pas révélé tel quel, qui passe par le détour. 29 30 Antoine Caubet : Il y a un déterminant qui me semble très important, c'est que Joyce invente, met en œuvre et livre une guerre au langage. Il détruit une langue, la langue anglaise, sa langue maternelle, et il en invente un autre qui va chercher latéralement, horizontalement, puis verticalement toutes les langues en Europe. On a le sentiment d'avoir à faire à la résurgence des vieilles langues indo-européennes, ce qui les rend parfois un peu absconses, mais elle sont riches de toute cette histoire-là. Quand on est à l'étranger, même si l'on ne connaît pas la langue, il arrive que l'on suive la conversation de deux personnes en train de discuter dans un café, parce que l'on est en symbiose avec la langue, parce qu'elle participe à notre histoire. La compréhension littérale des mots , ce que l'on appelle la communication n'est pas la totalité de ces mots, et Joyce, lui, rentre radicalement en guerre et détruit la langue comme outil de communication. A partir de là, il réécrit une histoire du monde, à travers des éléments très banals en effet, une histoire qui dit l'entièreté des composantes inconscientes qui forment nos vies. Ce n'est pas fermé, je ne crois pas, c'est secret. C'est incroyablement vivant, incroyablement nerveux, incroyablement divers, incroyablement fantaisiste, mais c'est secret. Et ce que dit Sharif sur une parole qui serait très intime en même temps est là aussi masqué, recouvert, codé, comme l'ultime trace qu'il laisserait de sa vie. Avec aussi l'immensité du projet, l'espoir revendiqué de donner du travail aux universitaires de toutes les pays pendant de très nombreuses années. C'est un projet guerrier, ce qu'il disait quand il a quitté l'Irlande: "le silence, l'exil et la ruse". Et son mot d'ordre était "non serviam", tout un programme qu'il avait arrêté à vingt ans. Quelle scénographie peut -on imaginer pour ce texte, sans qu'elle relève de l'illustration ? Antoine Caubet : Il est impossible et sans doute peu souhaitable en effet de trouver un lieu qui serait l'origine de cette parole. Sinon le livre lui-même et on pourrait partir dans des idées de cet ordre-là. Mais la scénographie que nous avons imaginée est assez simple: elle envisage l'espace comme un cirque, comme un lieu d'exercices, un lieu de résonnances destiné à fixer le regard du spectateur sur le conteur. Donc un lieu simple, primaire, avec quand même l'idée qu'il y en en dessous des traces cachées, de l'histoire enfouie. Ensuite, il y a la question du temps. Si Finnegans W ake, comme roman, joue et se débarrasse de cette notion, le théâtre, lui, le spectacle ne le peut pas. Il fallait donc construire un temps qui se démarque de celui du récit , puisqu'il n'y a pas de récit à proprement parler, mais un temps autonome théâtralement. Pour travailler ce temps-là, l'image choisie résonne autour du visage de la femme tel qui s'exprime dans le cours de la Liffey, la rivière de Dublin, l'image de la rivière étant celle de l'éternité, de la souplesse, de la fluidité. Il y avait aussi le souci de pouvoir se saisir matériellement d'outils, qui permettent de structurer l'écoute par le regard. D'où le pantin, sensé représenter Finnegan lui-même, et sur lequel l'acteur peut faire rebondir la parole et construire un trio, qui intègre ainsi le spectateur, le pantin et lui-même, afin de faciliter la mobilité de la parole à l'intérieur de l'espace. Le son est aussi extrêmement important, car il y a évidemment un aspect polyphonique du roman, qui vient à la fois de la multiplicité des langues utilisées dans le récit, mais aussi de celle des voix présentes dans le texte. Le travail sur les sons s'attache à rendre compte de cela, à mettre en évidence toutes ces langues, qui résonnent derrière les mots. Entretien réalisé par Caroline Bouvier, professeur de lettres au lycée Eugène D elacroix, à M aisons-Alfort ANNEXE : JOYCE ET LACAN, UNE RENCONTRE En 1918, Lacan, âgé de 17 ans, fait connaissance de Joyce chez Adrienne Monnier. Trois ans plus tard, il assistera à la première lecture de la traduction française d’Ulysse. Cinquante-sept ans après sa première rencontre avec Joyce, Lacan ouvre le Ve Symposium International James Joyce. Sa conférence « Joyce le symptôme » i en est le nom. « Ce n’est sûrement pas par hasard que j’ai rencontré James Joyce à Paris »ii précise-t-il, spécifiant que de la contingence nous tressons notre destin parce que nous sommes des êtres parlants et donc parlés. Plongés dans un bain de langage, l’homme de lettre Joyce ne saurait mieux s’y retrouver. La même année en 1975, Lacan donne un séminaire intitulé Le sinthomeiii. S’appuyant sur l’art de Joyce, il opère un virage épistémique conséquent pour la psychanalyse. L’écriture de Joyce révèle l’essence même du symptôme. Désignée par Lacan sinthome, racine hellénique du symptôme. Lacan est touché par la facture joycienne. L’écriture de Joyce attise son attention. Contrairement à Sade, Joyce n’écrit pas en jouant de son fantasme, fenêtre à travers laquelle l’être parlant voit le monde. Cet écran qui interprète le désir de l’Autre est prépondérant dans l’œuvre sadienne. Du côté de chez Sade, cette construction imaginaire est au devant de la scène. Elle est mise en scène. Le sens foisonne, les sens frissonnent. Sade y est englué. Ça tourne en boucle, ça ronronne ou ça râle. Il suffit de lire quelques feuillets de son roman princeps, Justine ou les malheurs de la vertu pour comprendre les tenants et les aboutissants de son œuvre. De fait, le Marquis s’attachera, sa vie durant, à réécrire Justine… Le nouage de Joyce est tout autre. La voie empruntée par Joyce ne limite pas son travail d’écriture parce qu’elle imite la structure même du symptôme. Certes, Joyce s’appuie sur Dublin, sa citéiv et tente de s’éveiller du « cauchemar de l’Histoire »v mais il est avant tout mobilisé par un travail sur la lettre. « Il joue dans l’ordre mondain son drame personnel, qui lui-même double celui de la culture irlandaise. »vi note l’éminent joycien Jacques Aubert. Joyce « ne spécule pas sur le fantasme, […] il le défie. Que cela le conduise à défier la grammaire, c’est dans l’ordre. […] Une littérature qui spécule sur le symptôme, qui l’imite, est tout autrement constituée que celle qui se fonde sur le fantasme. »vii indique Jacques-Alain Miller. Des premiers essais théoriques de Joyce jusqu’à Finnegans Wake, Lacan constate « un certain rapport à la parole de plus en plus imposé »viii. Ces « épiphanies »ix sortes de gémissements, chuintements, grincements, de la langue qui se fait étrange et étrangère, engage Joyce dans un travail titanesque rigoureux. Il désarticule, décompose, déchire, brise, concasse les langues, la langue anglaise, la phrase, le mot jusqu’à « dissoudre le langage […] qui fait qu’il n’y a plus d’identité phonatoire. »x De même, Lacan isole un certain dépouillement, un laisser-tomber du corps dont Joyce témoignera. La raclée, véritable passage à tabac, administrée par ses pairs, à qui il ne portera pas « malice »,xi ne l’affecte pas. Quand le signifiant et le corps se disjoignent, l’imaginaire glisse, « il n’a plus qu’à foutre le camp »xii. Le maillage orchestré par l’écriture limite cette délitescence. Qu’est-ce à dire ? Lacan découvre avec intérêt le savoir faire joycien. Joyce tente de déchiffrer son énigme non pas à la lumière d’un pourquoi existentiel, mais d’un comment faire avec ce corps parlant. Sa dimension créative est d’une précision littéralement chirurgicale. Joyce inscrit son art au point même où la fonction symbolique fait défaut. En se voulant un nom, en faisant usage de son nom, Joyce compense « un père radicalement carent »xiii. Père et nom propre sont ici disjoints. « Pour Joyce, la langue n’a pas trouvé à s’ordonner dans le régime du père. Elle s’est mise à bruisser d’échos. C’est là son sinthome, c’est ce dont il a fait un produit de l’art, de son art. Il a accueilli son symptôme pour en faire usage […] et se faire un nom »xiv note J.-A. Miller. Attelé à un travail vital au pied de la lettre, Joyce soutient son nom propre. 31 De sa solution sinthomatique réussie, il fait un objet de transmission qui, selon la volonté de Joyce, mobilisera les universitaires et ce pendant trois siècles. Enfin, pour Finnegans Wake, Joyce donne de la voix, donne sa voix, transmettant ainsi le précieux de son être, l’agalma de son art. Philippe Sollers nous enjoint « d’entendre sa voixxv. […] Déclaration des droits de la liberté d’invention verbale. De sa liberté. De sa souplesse irréductible. Écoutez ça, vous en apprendrez plus en dix minutes qu’en dix ans de lectures. […] Qu’est-ce qu’on entend là pour la première fois ? La flexibilité ; l’audace ; la multiplicité des rôles, du grave à l’aigu, du chuchoté au presque crié ; la parodie ; la stupéfaction renouvelée que ce soit aussi merveilleux et bête, l’histoire humaine ; l’émotion délicate ; l’imitation du soupir et du soupir du soupir ; la tombée de la nuit et l’écoulement des eaux et du temps ; la ténacité de la vie et la fatigue de la mort ; le grondement des fleuves et le roulement des cailloux de leurs fonds ; le vent dans les feuilles ; le gémissement d’envie enfantin ; la lubricité folle et contenue ; le maniérisme féminin… Flip ! Flep ! Flap ! Flop ! […] Le récitatif de Finnegans Wake lu par Joyce [est] une clef du monde futur. »xvi Charles-H enri Crochet, membre de l’École de la Cause Freudienne 1 Lacan J., « Joyce le symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris Seuil, 2005, p. 162. Ibid. p. 163. 1 Lacan J., op. cit. Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris Seuil, 2005. 1 Aubert J., « Introduction générale », James Joyce, Œuvres, Paris, Bibl. de La Pléiade, 1982, t. I, p. XX-XXVI. 1 Joyce, J. Ulysse, in James Joyce, Œuvres, ibid., Paris, La Pléiade, 1995, t. II, p. 38. 1 Aubert J., ibid., t. I, p. XXXIX. 1 Analytica 4, Ornicar ?, n° 8, Paris, Paris, Navarin, 1977, p. 16-18. 1 Ibid., p. 96. 1 Joyce, Stephen Hero, Stephen le Héros, in James Joyce, Œuvres, t. I, op. cit., p. 512. 1 Lacan J., Le Séminaire, loc. cit. op. cit. 1 Joyce J., Portrait de l’artiste en jeune homme, in James Joyce, Œuvres, t. I, OP. Cit., op. cit., p. 611. 1 Ibid., p. 151. 1 Lacan J., Le Séminaire, op. cit., p. 94. 1 Miller J.-A., L’Orientation lacanienne, « Pièces détachées » (2004-22005), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 17 novembre 2004, inédit. 1 Joyce J., « Anna Liviat Plurabelle », Finnegans wake, enregistrement audio réalisé pour C. K. Ogden, Londres, août 1929. http://www.youtube.com/watch?v=k1FcSGDgU8Q 1 Sollers Ph., « Comme si le vieil Homère… », Le Nouvel Observateur, 6 février 1982. 1 ! : Rencontre exceptionnelle autour du spectacle avec des membres de l’École de la Cause Freudienne > JOYCE ET LACAN , UN E REN CON TRE Rencontre avec l’équipe artistique et des membres de l’École de la Cause Freudienne samedi 21 janvier à l’issue du spectacle Parce qu’il est le spécialiste des sens cachés, Joyce a beaucoup inspiré le travail de Lacan, qui a de son côté apporté un éclairage nouveau sur l’œuvre de Joyce. Les membres de l’ECF nous proposeront quelques clefs pour mieux suivre le jeux de piste proposé par Joyce. 32 33 BIBLIOGRAPHIE Finnegans Wake , traduction Philippe Lavergne, édition Folio. Stèle pour James Joyce , Louis Gilet, édition du Sagittaire, 1946. L'oeuvre ouverte , Umberto Eco, éditions du Seuil, 1965. Au sujet de James Joyce , Anthony Burgess, le Serpent à plumes, 2008. SITOGRAPH IE http://www.finwake.com/1024chapter1/1024finn1.htm : texte original en anglais et notes explicatives (site en anglais). http://riverrun.free.fr/finnegans%20wake.pdf: étude de l'oeuvre (site en français). http://www.themodernword.com/joyce/joyce_images.html: photos de James Joyce. http://www.magazinedeslivres.com/page7/page37/page37.html: Burgess, conseils de lectures. compte-rendu livre d'Anthony 34 AUTOUR DU SPECTACLE > Répétitions ouvertes réservées aux groupes scolaires en novembre et décembre (sur réservation) > Répétition publique mardi 13 décembre à 20h > Rencontre a vec l’équipe artistique, André Topia et Daniel Ferrer, spécialistes éminents de Joyce vendredi 20 janvier à l’issue du spectacle > Rencontre a vec l’équipe artistique et des membres de l’École de la Cause Freudienne samedi 21 janvier à l’issue du spectacle > Brunch d’écriture avec Mario Batista, auteur proche de l’univers de Joyce dimanche 22 janvier de 11h à 15h > L’Aquarium fait son cinéma avec la projection du film L es gens de D ublin de John H uston suivie d’une rencontre avec Antoine Caubet lundi 23 janvier au cinéma Le Vincennes > Rencontres avec l’équipe artistique en amont ou en aval d’une représentation sur demande auprès du service des relations avec les publics > Petite forme théâtrale itinérante D ÉTOURS petite forme à jouer dans les classes, en prélude au spectacle durée : 1h suivie d’une rencontre avec la comédienne toutes les informations sur la petite forme : http://www.theatredelaquarium.net/petites-formes-itinerantes Si vous souhaitez plus d’informations sur l’une des actions proposées autour du spectacle ou y participer, le service des relations avec les publics est à votre disposition : Jessica Pinhomme / Élèna Korshunova : 01 43 74 67 36 Vous pouvez aussi consulter : Le site : www.theatredelaquarium.com Le blog (interviews de l’équipe, extraits de répétitions, photos de spectacle…) : http://theatredelaquarium.tumblr.com/ 35