FACE AU FN
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FACE AU FN
LES PRATIQUES #15 FACE AU FN coordination du projet Cédis COAUTEURS Erwan Lecœur Sociologue Consultant en communication politique Enzo Poultreniez Militant écologiste D’aucuns considéreront qu’un organisme de formation des élu-es n’a pas la légitimité à publier un ouvrage de résistance à un parti politique et à ses idées. Nous leur répondrons que nous n’avons pas la mémoire courte et que face au FN, tous les démocrates et toutes leurs organisations ont l’impérieux devoir de se mobiliser. ÉDITO No pasaran ! Notre République et ses valeurs sont menacées. N’oublions jamais que tout près de nous, il y a seulement quelques décennies, l’extrême droite a réussi à vaincre des républiques par les urnes et par les armes. Aujourd’hui, c’est subtilement dans le quotidien de nos territoires que ces sombres idées se répandent et avancent. La réplique doit être à ce niveau, par une démocratie fonctionnant à plein régime et une exemplarité individuelle et collective des élu-es. Quand les démocrates bafouent la démocratie, quand ils cèdent aux sirènes de l’autocratie et du sectarisme, quand ils sont faibles pour appliquer les valeurs, ils favorisent la banalisation du FN… Le Cédis a eu la chance de rencontrer Erwan Lecœur. Un grand merci à lui et à Enzo Poultreniez qui a corédigé cet ouvrage et à tous les contributeurs à cet ouvrage pour la qualité de leur travail. Ils nous invitent à notre devoir et nous aident à mieux comprendre pour mieux agir. Ils nous rappellent que c’est en mettant véritablement en action notre projet politique que nous ferons véritablement face. Henri Arévalo Président du Cédis Directeur de publication : Henri Arévalo Comité de rédaction : Anne Brégeon et Grégoire Aussavy Cédis 105-107, boulevard Chanzy 93100 Montreuil www.cedis-formation.org [email protected] Tél. 01 41 58 52 40 | Fax : 01 42 87 05 80 Directrice de collection : Anne Kraft Le passager clandestin 1, rue de l’Église 72240 Neuvy-en-Champagne www.lepassagerclandestin.fr [email protected] 3 SOMMAIRE Introduction ......................................................................................................... 7 L’émergence d’une identité locale ............................................................................. 60 Par Erwan Lecœur La baisse du vote Front national .............................................................................. 61 1|COMPRENDRE Le sentiment de relégation, terreau du FN ............................................................. 61 Par Erwan Lecœur Hénin-Beaumont : des apparitions locales, conviviales et inventives .............................. 62 Le FN : quarante ans d’existence ............................................................. 16 Les écologistes, entre vaillance et abattement ........................................................ 63 Le succès d’une stratégie « lepéniste » ..................................................................... 16 Faire souffler un vent frais sur Hénin ..................................................................... 63 Petite chronique d’une progression inexorable ........................................................ 18 Le happening comique : mettre les rieurs de son côté ............................................ 64 Le lepénisme, de père en fille ................................................................................... 22 « Nestor le Mort » et « chamboule-tout anti-préjugés » : décaler le regard, pour interpeller ............................................................................ 64 Comment peut-on être électeur FN ? ..................................................... 25 Une réponse à la « crise du sens » ............................................................................. 25 Une posture « contre le système » : le parti des mécontents ................................... 27 Les votes FN : de la droite au « ni-ni » ..................................................................... 28 La peur de perdre : insécurités sociales, territoriales... .......................................... 29 Face au FN et aux crises : proposer une alternative ......................... 32 Leçons et échecs de l’antifascisme ............................................................................ 32 Écologisme vs lepénisme : challengers politiques opposés ...................................... 35 Remettre le frontisme à sa place, à la lumière de l’écologie .................................... 37 Épilogue : l’urgence, donner du sens ..................................................... 40 Que faire ? ............................................................................................................. 42 2|AGIR Par Enzo Poultreniez et Erwan Lecœur Bassin minier : sauver le front républicain ? ................................... 46 Mission République : une tentative de sauvetage du front républicain ................. 47 Les raisons d’un échec ............................................................................................... 49 Bruxelles : un petit livre vert contre l’extrême droite ...................... 50 Genèse d’un livre vert ............................................................................................... 51 Une efficacité en demi-teinte .................................................................................... 53 L’Île-Saint-Denis : une « île vivante » et en « Ébullition » face au FN ............................... 54 Ébullition ou la citoyenneté rénovée ........................................................................ 55 D’Ébullition à L’île vivante ........................................................................................ 56 Blouse blanche et pilule verte contre « peste brune » ............................................. 66 Un guide participatif du « Vivre mieux dans le bassin minier » ............................ 66 Régions : révéler ce que disent et font les élus FN ............................. 67 Rhône-Alpes et Nord - Pas-de-Calais : des écologistes en veille permanente ........ 68 Nord - Pas-de-Calais : démasquer le double discours ............................................ 69 Rhône-Alpes : chroniques réelles et fiction politique .............................................. 72 La « fachosphère » : une cartographie de l’extrême droite sur le web ................................ 75 Une carte des liens et connexions ............................................................................ 76 Six « familles » pour des centaines de sites ............................................................. 76 Reprendre et compléter la carte, repérer les « trolls » ............................................ 78 VISA : infos syndicalistes contre l’extrême droite .............................. 80 Analyser et démonter le discours pseudo-social du FN .......................................... 81 Un outil pour le monde du travail ............................................................................ 82 Des publications utiles et bien informées ................................................................ 84 Europe Écologie Les Verts : constitution d’un groupe national de veille ........................................... 85 Partir de l’existant .................................................................................................... 85 Mutualiser et essaimer ............................................................................................. 86 Quels supports ? ........................................................................................................ 86 3|ANNEXES Pour aller plus loin .......................................................................................... 90 Cyberographie ................................................................................................... 91 Bibliographie ..................................................................................................... 92 Lien social et démocratie partagée, contre peurs et préjugés ................................. 58 Firminy : retisser du lien social .................................................................. 59 Le Layat, bastion du vote frontiste .......................................................................... 60 Une épicerie sociale et solidaire pour recréer du lien social ................................... 60 4 5 « Les temps sont calmes, en apparence. (…) C’est uniquement en cas de péril extrême que nous nous inquiétons les uns auprès des autres : « Comment trouver une morale ? » qui nous manque. Comme si c’était une question de minutes ou de secondes. Mais il s’agit de nos sociétés. » 1 INTRODUCTION Face au FN Serge Moscovici Psychologue social Écrire un livre à la fois explicatif et pratique sur les réponses à apporter face à la progression des idées et des scores du Front national apparaît à la fois comme une gageure, une nécessité renouvelée et une réponse à une attente forte et partagée. Après des années d’atermoiements, d’hésitations parfois, d’abandon aussi, il ne fait quasiment plus de doute que le lepénisme s’est renouvelé et a réussi sa mue. Avec le père, le Front national a une histoire et des succès derrière lui. Avec la fille, il a retrouvé un avenir. Face à ce constat alarmant, beaucoup se posent des questions : que faire face à cette réussite politique et médiatique de plus en plus évidente, cette progression dans l’opinion et les urnes, qui semble inexorable ? Comment agir, penser, ou répondre à ceux qui se laissent séduire par ces discours, envisagent de donner leur voix à « Marine » et s’en félicitent, au motif que la crise les frappe encore plus durement qu’avant, que les « politiciens » ne les écoutent plus, sont incapables, impuissants, voire corrompus… ? Chaque livre arrive dans un moment, dont il doit tenir compte. Celui-ci plus encore. Un temps de crise(s) Le climat général est tel que les victoires électorales ne donnent même plus de motif à se rassurer. Malgré des années dans l’opposition nationale, la gauche et les écologistes n’ont pas mis longtemps pour déchanter après la victoire du 6 mai 2012 et les législatives qui ont suivi. Une victoire !? Depuis, rien ne va tout à fait comme prévu. La crise financière semble réglée, mais celle de la zone euro perdure et la dette se creuse. La croissance recule à mesure qu’on l’attend, le déficit ne recule pas et le chômage augmente. Et, comble de tout, il semble qu’aucune idée nouvelle n’émerge, qu’aucune volonté ne se fera jour. Même les promesses tenues dès les premiers temps du quinquennat ne semblent pas arranger les choses : jamais un président et un exécutif n’avaient si vite et autant baissé dans l’opinion. Le PS doit composer avec 1. Serge Moscovici, La machine à faire des Dieux, Fayard, 1988, p. 443. 7 INTRODUCTION des oppositions multiples. Le Front de gauche mélenchoniste critique de plus en plus les reculs du gouvernement, les écologistes haussent le ton, estimant que leurs attentes sont déçues, la droite s’oppose et se fait pousser à la faute par des mouvements qui se développent en dehors d’elle et le FN progresse dans les esprits… Bref, la victoire a un goût amer. Et les « affaires » qui voient les politiques défiler à la barre s’accumulent sur les bureaux des juges : Tapie, Karachi, Bettencourt, Cahuzac, Guéant, Kucheida, Dalongeville (Hénin-Beaumont)… Assez pour donner à la période un parfum de « tous pourris » et à certaines expressions des relents de droitisation, parfois extrême. Quand, un peu plus tard, une rixe entre skinheads et « antifas » entraine la mort du jeune Clément Méric dans une rue de Paris, on s’interroge : hasard, ou pas vraiment ? Les crânes rasés embrigadés dans les groupuscules nationalistes violents se sentiraientils trop confiants, sûrs d’eux ? Après la droite décomplexée, l’ultra droite débridée ? Enfin, quel rapport faire entre tous ces événements, qui donnent l’impression d’aller très / trop vite vers des temps mauvais ?… Un pouvoir sous haute pression Le sarkozysme a laissé des traces à bien des titres. Un style qui a déplu. La présidentielle s’est jouée sur des bases faussées et le premier tour a été marqué par le résultat historique de Marine Le Pen : le FN n’avait jamais rassemblé autant d’électeurs en France, passé de 4,8 millions (le 21 avril 2002) à 6,4 millions dix ans plus tard. Avec deux députés, le FN se présente désormais comme la victime du scrutin et sur l’air de « l’UMPS » dispute à Jean-François Copé le leadership dans l’opposition. Dans les sondages, comme dans les rues, l’opinion se retourne contre son nouveau président fraichement élu ; passé sous la barre des 30 %, François Hollande devient le président le moins soutenu de la Ve République, pendant que Marine Le Pen remonte dans toutes les enquêtes. Pour remplir ses engagements, à défaut de réforme majeure, le gouvernement a ouvert le droit au « mariage pour tous », qui a engrangé de nombreux soutiens, mais ouvert les boulevards à ceux qui veulent creuser un fossé dans le pays. Les manifestations sont devenues un théâtre qui a vu plusieurs groupes envahir la scène : derrière Frigide Barjot, des catholiques traditionnalistes, réactionnaires divers, homophobes violents et groupuscules nationalistes ultras se sont unis contre la « gauche de déclin » et ont profité de ce moment de visibilité pour peser sur l’UMP et le FN, qui espéraient tous deux récupérer ce mécontentement dans les urnes. La droite la plus réactionnaire a joué à « Mai 68 ». Et Marine Le Pen n’a pas eu besoin de descendre dans les rues pour se frotter les mains. Succès du FN en cours ou prévu... Depuis qu’elle a pris les rênes du parti familial en janvier 2011, les électeurs se font encore plus nombreux. Au point de donner l’impression que le FN 8 est à même de devenir l’arbitre des prochains scrutins, voire de prendre un jour le pouvoir dans des villes, voire des régions. La présidentielle de 2017 est même en point de mire, pour certains analystes : Le Pen, la challenger ! L’année 2014 pourrait être celle de la confirmation de ce statut, tant aux municipales qu’aux européennes, qui marqueront le trentième anniversaire du premier succès national pour le vote FN (en 1984, avec 10,95 %). Une droite divisée, une gauche en déconfiture… Certains mauvais augures prédisent plusieurs villes passant au FN en mars et une liste Le Pen en tête du scrutin de mai. Dans les deux cas, la direction frontiste ne cache pas ses ambitions : pour les municipales, elle cible les 6 000 communes où Marine Le Pen était arrivée en tête au soir du premier tour de la présidentielle. Au second tour des législatives de 2012, le FN avait aussi franchi la barre des 40 % dans 77 communes de plus de 4 000 habitants. Il n’y a donc pas que Hénin-Beaumont qui risque de basculer. Une liste établie par quelques connaisseurs de la carte électorale circule dans les rédactions. Une urgence qui se rapproche Contrairement à l’horizon, l’urgence se rapproche, au fil du temps. Et avec le Front national, on a beau le penser depuis trente ans, ça ne s’éloigne pas. Au contraire. Il est chaque jour plus urgent de comprendre, pour pouvoir envisager d’agir, pour sortir de la nasse et de la sensation d’impuissance dans laquelle le pays semble s’enferrer. Individuellement et collectivement, on se sent pris dans une course absurde contre le temps, dans laquelle le lepénisme gagne des points chaque jour : c’est l’impression qui ressort à la fois dans les médias, chez le boulanger, dans le métro ou le train, dans les cortèges de manifestants contre le mariage pour tous, et parfois même quand on parle avec d’anciens électeurs de gauche… Chaque recul de ce qui fait société semble constituer une nouvelle avancée des idées que porte le FN depuis plus de quarante ans sur la place publique. À chaque fois, on se retrouve plus démuni qu’avant, plus profondément engagé dans la « crise » multiforme et encore plus incapable de voir ce qui pourrait s’opposer à ce qui était encore impensable il y a quelques années : le FN au pouvoir, avec Marine Le Pen. Voilà l’état des lieux, brossé à grands traits, sur ce front-là. Voilà l’urgence et l’argument qui guideront les lignes qui suivent. Un livre pour comprendre, agir et proposer Cet ouvrage est « engagé » puisqu’il porte une démarche et la revendique ; son objet principal et son titre ne laissent aucun doute, il s’agit bel et bien de faire « face au FN ». Il s’adresse à un large pan de la population : citoyen-nes engagé-es, élu-es ou militant-es, écologistes, démocrates, convaincu-es qu’il faut inventer de nouvelles réponses face aux crises et 9 INTRODUCTION aux impuissances qui s’accumulent et font le lit d’une certaine extrême droite depuis trop longtemps. Quand certains livres prennent le temps et la distance de l’analyse à froid et de la nécessaire plongée dans les méandres de l’histoire, ou de l’analyse (sociologique, démographique, voire philosophique) des raisons du succès du FN et de ses idées…, on se concentrera ici sur un objectif : utiliser les écrits et les connaissances acquises depuis des années pour proposer des pistes d’action. Par ailleurs, pour rester facile d’accès et efficace, ce livre fera parfois l’impasse sur des débats qui agitent les milieux autoproclamés « antifascistes » depuis des années. Sans les ignorer, ces débats – que l’on pourra trouver aisément ailleurs – ont trop souvent le défaut d’être des freins pour l’action et l’engagement, voire des motifs de démobilisation collective. Et on a pu voir notamment comment les milieux antifascistes ont perdu de leurs anciennes certitudes, mais aussi de leur force et de leur pertinence, depuis une dizaine d’années, à force de disputes répétées et insolubles sur le sexe des anges (ou des dirigeants d’extrême droite), sur la provenance et la signification des mots (extrême droite, république, fascisme, racisme, etc.), mais aussi sur les responsabilités partagées de l’une ou l’autre des gauches (ou des droites, ou de tous les autres démocrates, ou républicains autoproclamés…). Agir : utiliser ce qui existe, et faire encore mieux Plutôt que de reprendre toutes les expériences menées depuis des décennies en termes de réponse au FN, il a paru plus intéressant de reprendre un nombre restreint d’initiatives, pour en tirer à la fois leurs effets positifs (baisse du vote frontiste, lien social renforcé, mise à jour des incohérences frontistes, etc.), mais aussi ce que ces actions peuvent donner comme idées nouvelles, comme pistes pour agir aujourd’hui et demain. Toutes ces aventures posent des questions et permettent de réfléchir à la façon dont on répond aux haines, mais aussi aux peurs qui se font jour. Au fil des années, le rêve du FN s’est réalisé : une classe politique et un pays divisés sur la conduite à tenir, des groupes antifascistes démobilisés, des intellectuels relativisant les dangers et trouvant quelques raisons à toute cette peur, une droite légitimant les argumentaires lepénistes… La confusion est totale. Le bilan est terrible. Plus encore que le FN et ses discours, c’est contre leurs effets qu’il faut se battre. Comment faire ? Que faire ? Quelle efficacité peuvent avoir des actions, qui vont de la mobilisation (non violente, toujours), à l’information (efficace, si possible) ? Faut-il révéler, dénoncer, expliquer, proposer, ignorer, parfois ? Des collectifs citoyens qui débouchent sur des listes aux municipales ; des campagnes de communication décalées pour redonner espoir et confiance à des électeurs ; une cartographie de l’Internet, ou des fiches pratiques sur toute une série de notions et de positions de l’extrême droite ; un roman d’anticipation révélateur, des collectifs rassemblant des syndicalistes, des professionnels divers… Tout cela se fait, a été essayé, et bien d’autres choses encore. Les réussites sont à méditer. Les échecs aussi. Rien n’est à prendre tel quel, il faut plutôt inventer, s’inspirer, proposer, relier. L’action contre la progression du FN et de ses idées n’est pas de tout repos. Mais c’est une nécessité, pas seulement politique. Comprendre, pour proposer autre chose Aller plus loin que l’antifascisme : proposer une vision En quelques pages, il s’agit de tenter de proposer une façon de comprendre ce que le FN produit (dans les esprits et la société) et des pistes d’action. L’analyse et les arguments seront donc orientés en fonction de cet impératif majeur : comprendre, pour agir. Un peu à la façon d’une conférence qui aurait pour objectif de répondre à la question : « Que faire face au FN ? » Ce livre s’adresse donc à un public particulier. Et dans le cas présent, un autre point ne doit laisser aucune place au doute : pour faire face au FN efficacement, on ne peut se contenter de comprendre, ou d’agir ; on ne peut s’en tenir à un engagement de façade, ni à une posture de principe. En fait, l’antifascisme ne suffit pas. Il faut aller plus loin et proposer un autre idéal, d’autres réponses aux crises actuelles. Beaucoup ont fait l’erreur de sous-estimer cette nécessité, dans le passé. Autant l’admettre, ce livre ne sera vraiment utile qu’à celles et ceux qui ont un idéal chevillé au corps, des idées à faire valoir, une vision à partager. Certains rappels des faits n’auront pour objectif que de permettre de replacer ce parti et ses émules à leur place, ne pas se laisser intimider par les fausses évidences, ne pas se tromper de cible, ni perdre du temps à essayer ce qui a déjà échoué dans le passé. Pour cela, on utilisera les ressources dont on dispose : un grand nombre de livres et d’articles, d’analyses. Mais j’ajouterai aussi le contenu des échanges et des éclairages qui me sont venus de rencontres et de discussions avec des citoyen-nes, activistes, militant-es ; j’ai retiré beaucoup de choses des questions qui m’ont été posées lors des conférences, formation et réunions publiques que j’ai pu tenir devant divers publics, depuis plus de dix ans. C’est là, aussi, 10 que j’ai appris une chose importante : qu’il ne sert à rien d’aligner trop de chiffres ou de concepts si on ne peut donner un « sens » réel et concret à ce phénomène politique pour lui répondre. C’est la principale leçon que des années d’étude, d’analyse et de réflexion sur ce sujet me permettent de tirer avec assurance : on ne combat efficacement le FN ni dans les rues seulement, ni dans les livres uniquement. On ne s’oppose efficacement à ces visions morbides qu’en proposant une autre vision du monde, à la fois souhaitable et possible. Face à un phénomène politique majeur, il faut faire œuvre d’influence et engager une lutte 11 INTRODUCTION en termes d’imaginaire. Le reste de l’activité politique n’aura que peu d’efficacité, à terme : la bonne conscience, les manœuvres et les tactiques électorales, les leçons de morale sans fond, les gros bras ou les ego, les défenses de chapelles et les anathèmes croisés ne serviront qu’à repousser le problème, ou le renforcer, sans lui faire face. 1 Erwan Lecœur Sociologue COMPRENDRE Par Erwan Lecœur 12 Pour répondre aux arguments du FN ou de ceux qui le soutiennent, il faut d’abord connaître cet adversaire, ses points de force et ses lignes de fragilité pour comprendre ce qui fait sa réussite et ce qui pourrait la défaire. Ce n’est qu’ainsi que l’on pourra appuyer et insister là où c’est nécessaire ; ses points de faiblesse, ses non-dits, ses incohérences et ses insuffisances notoires. L’objectif de cette première partie de l’ouvrage n’est pas de revenir trop longuement sur le Front national pour décrypter ce parti et ses dirigeants, ni même de retracer avec précision l’histoire longue de son implantation dans les esprits, puis dans les urnes. Cela a été fait par des chercheurs, spécialistes, observateurs divers, depuis plus de trente ans. Il ne manque pas de choses écrites et dites sur ce sujet – dont quelquesunes de mon fait, sur lesquelles s’appuieront les propositions développées dans les pages qui suivent1. En posant quelques repères et quelques rappels, il s’agira ici de proposer un guide pour l’action, une mise en perspective, une façon de remettre de l’ordre dans cet ensemble pour que ces connaissances et ces apports multiples puissent se révéler utiles pour mieux se positionner et agir. Au-delà de livres savants, ce qui peut manquer, pour des citoyens engagés et démocrates convaincus, c’est de moments d’approfondissement à cette chose difficile qu’est la démocratie et la controverse, d’échanges concrets et conviviaux, organisés par des structures ad hoc, qui se fixent pour objectif de construire des réponses simples, construites et crédibles, aisément reproductibles et cohérentes, adaptées à la situation et à la nécessité de « faire face » à la désespérance sociale, à l’insignifiance et la confusion qui forment le terreau de la montée des idées et du vote d’extrême droite, chaque jour ou presque. Poser un cadre pour des échanges de ce type, voilà à quoi voudrait modestement contribuer cet ouvrage. 1. Pour plus de précisions sur ces points, on pourra consulter les ouvrages que j’ai publiés sur le sujet, E. Lecœur, Un néopopulisme à la française. Trente ans de Front national, La Découverte, 2003 ; et le Dictionnaire de l’extrême droite (dir.), aux éditions Larousse en 2007. 14 Retour sur quarante ans de succès, de père en fille Cela fait des années que le vote Le Pen monte sans cesse et reflue un peu. Flux et reflux, depuis 1984 et le premier succès du FN aux européennes, puis à la présidentielle de 1988… On reviendra, dans un premier temps, sur cette histoire de quarante ans qui a vu le Front national passer du statut d’aventure électorale à celui de minorité active, puis de parti rassemblant la quasi-intégralité de l’extrême droite et attirant des millions d’électeurs sur le nom de son président et supposé fondateur : Jean-Marie Le Pen. Car derrière la progression inexorable du FN, c’est surtout le lepénisme qui a marqué la société française de cette fin de XXe siècle. C’est aussi le lepénisme que l’on retrouve aujourd’hui, sous le visage de la fille du chef qui perpétue la tradition et engrange les succès. La nouvelle arme médiatique du Front national pourrait-elle mener le parti familial à la victoire ? Alors que le père semblait vouloir surtout poser sa marque et occuper le ministère de la parole, la fille peut-elle prendre le pouvoir ? Un vote à comprendre : de la droite à l’angoisse Tenter de comprendre la réussite d’un parti, c’est aussi approcher les logiques menant les électeurs qui lui font confiance. Ce sera l’objet de la suite du propos ; pour lui faire face, il faut tenter de comprendre comment le Front national réussit à répondre à sa façon à des attentes, à des angoisses. Si la crise est le terreau sur lequel ils prolifèrent, encore faut-il savoir de quelle crise on parle : économique ou sociale, politique ou financière, des ressources, ou n’est-ce pas une crise du sens à laquelle le FN apporte des réponses ? Jean-Marie Le Pen, et sa fille après lui, ne parlent pas seulement à notre intelligence. Derrière les discours, ils créent un imaginaire à coups de symboles. Et ceux qui votent pour eux ne le font pas seulement par intérêt égoïste, ou par calcul stratégique ; il y a quelque chose de plus mystérieux dans ce vote contestataire, ce vote d’alarme. Si plus d’un Français sur quatre a déjà voté Le Pen, ce ne sont jamais tout à fait les mêmes que l’on trouve au fil du temps. Il y a plusieurs votes FN et de nombreuses raisons qui y mènent. Depuis les bourgeois effrayés par la gauche au pouvoir, jusqu’aux employés qui ont peur de perdre leur statut, en passant par les commerçants et artisans, ou les chômeurs coincés dans leur lointaine banlieue… on a beaucoup cherché ce qui motive ces millions d’électeurs, ce qui les rassemble, ce qui les divise. Ce qui reste à faire Une fois posées l’histoire et les logiques qui ont guidé et permis le succès du Front national, il sera temps de revenir à la question initiale : que faire face au FN ? Comment lutter contre cette influence, renouveler un antifascisme qui semble s’être essoufflé ces dernières années ? D’abord, il s’agit de ne pas reproduire certaines erreurs, certaines facilités, à l’efficacité plus que douteuse. Si le lepénisme est porteur d’une vision du monde, chimérique, mais efficace, alors il faut lui 15 opposer autre chose que des arguments tactiques, des critiques moralisatrices, ou des accusations caricaturales. Si le succès du lepénisme est le fruit d’une société qui a peur et qui doute d’elle-même, il ne sert à rien de l’accuser de profiter de la situation. Face au Front national, il faut proposer une vision du monde alternative, il faut refaire société, et s’attaquer aux racines du mal. En cela, l’écologie pourrait constituer une réponse à la hauteur de l’enjeu, si elle dépassait le cadre politique strict pour devenir porteuse d’un imaginaire social. Le FN : quarante ans d’existence Le succès d’une stratégie « lepéniste » Si le Front national a pu occuper une telle place dans l’histoire politique française depuis tant d’années, c’est d’abord qu’il a bénéficié de conditions exceptionnelles au regard de toutes les autres aventures qu’avait connues l’extrême droite avant lui. Né en novembre 1972, dirigé depuis cette date par Jean-Marie Le Pen, le « Front national pour l’unité des Français » (FNUF) n’est devenu un acteur politique qu’au cours des années 1980. Ce que son président appelle la « traversée du désert » a duré plus de 10 ans. La décennie suivante sera beaucoup plus prolifique : le parti dépasse les 10 % à chaque élection nationale et devient une véritable force politique et sociale. Les années 1990 verront le parti familial se professionnaliser et se renforcer auprès d’un électorat de plus en plus populaire. Le FN atteint les 15 % et menace la droite parlementaire, qui hésite à nouer des alliances pour conserver le pouvoir. Une scission plus tard (1998) et c’est le choc du 21 avril 2002 qui relance Jean-Marie Le Pen, président inamovible et unique d’un parti taillé à sa mesure. Car le secret du Front national, c’est ce que tout le monde sait de lui : le FN, c’est Le Pen ! Et derrière les multiples facettes du personnage, au-delà des programmes sans grande conséquence, bien plus que ses élus, ses maires, ou ses dirigeants, ce qui a guidé et décidé en dernier ressort du destin du parti, c’est sa tendance la plus importante devant toutes les autres : le lepénisme. Un homme, puis une femme comme unique porte-parole ; ce qui constitue une façon d’éviter la cacophonie politique. Les enterrements hâtifs du FN : des erreurs d’analyse ? On a voulu enterrer le FN trop souvent et trop vite, plusieurs fois dans l’histoire récente. Autant on a sous-estimé trop souvent les difficultés internes qui pouvaient mener à l’explosion du 16 Le FN, combien de divisions ? Pour pouvoir compter sur des troupes militantes et des cadres formés au cours de ses premières années, le Front national a rassemblé au long de son histoire plus d’une dizaine de tendances opposées, voire irréconciliables, idéologiquement, issues de multiples courants de l’extrême droite. Des cathos tradis aux néo-païens, en passant par des monarchistes, pétainistes et autres fascistes nostalgiques de la Phalange, néonazis et nationalistes révolutionnaires, activistes violents du GUD… Ils ont accepté de mettre leurs divisions en sommeil au nom d’un « compromis national » et de réussites électorales incarnées et promises par le lepénisme. Mais pour combien de temps et à quel prix ? Et suivront-ils Marine Le Pen, si elle devait prendre place dans le système en se faisant élire, ou nommer ministre d’un futur gouvernement UMP-FN ? La stratégie mégrétiste (Bruno Mégret), devenue mariniste, passée au crible des espoirs de quelques jeunes dirigeants du FN (Florian Philippot, notamment), pourrait mener, une fois la figure du père disparue, à une insertion dans les sphères du pouvoir. Une hypothèse crédible, à voir comment elle navigue à vue en fonction des circonstances, et ferait d’elle une politicienne en mal de reconnaissance par le système qu’elle prétend combattre. Un comble pour cette héritière de posture « anti-système » ! parti et à la perte d’influence de son discours lorsqu’il est divisé, autant certains ont voulu penser que le FN pouvait disparaître. Ce fut le cas lors de la scission mégrétiste, puis après la victoire sarkozyste à la présidentielle, notamment. Mais à chaque fois, le lepénisme est revenu en force. Après la scission du FN à la fin de 1998, de nombreux démocrates ont applaudi au faible score cumulé par le FN et le MNR à l’élection européenne de 1999 (5,6 % et 3,2 %), pensant être débarrassé de Jean-Marie Le Pen et que le mégrétisme naissant serait moins difficile à juguler. Les écologistes ont même pu apprécier de faire mieux que l’extrême droite divisée et de revenir dans le jeu grâce à la campagne menée par Daniel Cohn-Bendit et son score (9,7 %). Le 21 avril 2002 a, du coup, surpris bon nombre de commentateurs et d’analystes qui avaient oublié ce que le sociologue Max Weber nous apprend, qu’entre un prophète et un bureaucrate, la politique donne raison au premier. Au soir du premier tour, Jean-Marie Le Pen appelle des millions d’électeurs à lui faire confiance : « N’ayez pas peur, rentrez dans l’espérance, vous les petits, les sans-grade… » Et dans le même mouvement, le tombeur de Lionel Jospin se paye le luxe d’une autodéfinition qui dépasse les clivages : « Je suis socialement de gauche, économiquement de droite et 17 nationalement de France » ; pour rappel à tous ceux qui ont oublié que le tournant du « ni droite ni gauche, Français d’abord » avait été pris depuis presque dix ans (en 1993) et qu’il n’a pas attendu que la fille corrige le père sur ce point. Quelques années plus tard, les mêmes commentateurs ont risqué de reproduire un pronostic erroné en annonçant la déconfiture du lepénisme, vaincu cette fois par le sarkozysme triomphant, en 2007. Le candidat de l’UMP avait réussi à siphonner les voix qui avaient manqué à son prédécesseur dès le premier tour ; Le Pen a perdu 7 points en cinq ans et le FN s’est effondré aux législatives (sous les 5 %), portant un coup à la dotation publique. Mais le rebondissement suivant met en scène une autre histoire de vases communicants : c’est pendant la présidence de Nicolas Sarkozy que Marine Le Pen a endossé le rôle d’héritière à la tête du parti familial. Et c’est en tant que candidate à cette fonction qu’elle a démarré, dès 2008, une campagne qui ne s’est pas arrêtée, jusqu’à l’élection présidentielle de 2012, où elle rassemble encore plus d’électeurs que son père dix ans plus tôt et provoque en partie la défaite du présidentcandidat. Quelques années plus tôt, beaucoup pariaient sur l’âge du capitaine pour être débarrassé du « monstre ». La fin d’un Le Pen a donné la vie à un-e autre, moins scandaleuse en apparence, plus dangereuse sans aucun doute. Après la scission de 1998, on avait voulu enterrer le FN ; mais le 21 avril 2002, c’est le choc ; la France a peur et se voue au FN sur l’air de l’insécurité galopante. La victoire de Jacques Chirac et de la droite aux législatives qui suivent (2002) poussent à un rééquilibrage en 2004 : le PS gagne les régions et le FN se maintient haut et progresse au 2e tour (14,7 % et 15,1 %, !), mais personne n’y prend garde. En 2005, le référendum sur le TCE voit la victoire du non (dont le FN s’est fait le chantre, à droite), mais en 2007, c’est le match Sarko-Ségo qui occupe passionnément les médias ; pas de 21 avril bis ! Le troisième homme sera Bayrou et la « stratégie du coucou » sarkozyste fonctionne : Le Pen perd 1 million d’électeurs de 2002. Le vieux chef peine à remonter la pente ; aux européennes, c’est le bon casting d’Europe Écologie qui écrit l’histoire ; la liste FN plonge à 6,3 %. Petite chronique d’une progression inexorable 2012 : succès prévisible de « Le Pen fille » Pour certains, c’est à Dreux que tout a commencé en 1983. Une liste municipale FN passe la barre des 10 %. En fait, c’est plutôt l’année suivante – après les passages télé de JeanMarie Le Pen – que le Front national a véritablement pris pied dans le champ politique en réalisant un score de 10,9 % aux européennes, sur un positionnement antieuropéen radical. La relève s’annonce en 2010, et les médias changent de ton : après une campagne interne très suivie, Marine Le Pen attire les regards et entraine ses troupes dans les cantonales (11,4 %), comme un tour de chauffe en vue de la présidentielle. Le troisième homme, c’est elle ! Le match Hollande-Sarkozy fait la une, mais ne passionne pas. Le président sortant est battu et la candidate du FN fait mieux que son père avec 17,9 % et 1,6 million d’électeurs de plus qu’en 2007. Quelques mois plus tard, les sondages donneront Marine Le Pen à égalité avec François Hollande en cas de premier tour, derrière Nicolas Sarkozy. Le contexte, ça fait beaucoup. Les évolutions électorales du FN : scores et contextes En 1986, aux législatives, le FN envoie 35 députés à l’Assemblée (9,5 %), profitant d’une dose de proportionnelle. Échaudée, la droite annulera cette disposition. En 1988, face à Mitterrand et Chirac, Jean-Marie Le Pen confirme son implantation nouvelle en frôlant les 10 %. Ensuite, la progression est lente mais résolue : entre 10 et 15 % à chaque élection, jusqu’aux régionales de 1998 (15,3 %). Les scores varient peu, fluctuent selon la participation : le Front national attire entre 2,5 et 4,5 millions d’électeurs à chaque scrutin. 18 À partir de 1999, les variations se font plus fortes : à la baisse avec 5,6 % aux européennes de 1999, ou à la hausse avec 16,8 % le 21 avril 2002 ; où l’abstention record et le nombre de candidats (à gauche, notamment) entrainent cet « accident électoral » pour Lionel Jospin ! Ensuite, les montagnes russes se poursuivent, dans des proportions similaires, comme si le lepénisme hésitait entre le succès et l’échec. En fait, les scores dépendent beaucoup du contexte (médiatique) et de ce que font les autres forces politiques. Le succès de 2012 n’a pas été une surprise, contrairement à celle du 21 avril 2002. Il était annoncé par les sondeurs, et plusieurs analyses avaient montré la progression dès 2010, après la chute de 2007 (présidentielle et législatives) et 2009 (européennes), qui marque ainsi la fin d’un lepénisme pour un autre (père et fille). On peut d’ailleurs déceler dans ce regain une nouvelle utilité du vote FN, à la fois pour dire sa déception 19 Résultats électoraux du FN (1973-2012) Année 2. Score obtenu dans les 60 circonscriptions sur 577 où l'extrême droite s'est maintenue au second tour. 20 Type d’élection Nombre de voix % 1973 Législatives 122 000 1,33 1974 Présidentielle 190 921 0,75 1978 Législatives 82 743 0,29 1981 Législatives 1984 Européennes 1986 Législatives 2 703 442 9,65 1988 Présidentielle 4 376 742 14,38 1988 Législatives 2 359 280 9,66 1989 Européennes 2 129 668 11,73 1993 Législatives 3 152 543 12,42 1994 Européennes 2 050 086 10,52 1995 Présidentielle 4 571 138 15,00 1997 Législatives 3 785 383 14,94 1998 Régionales 3 273 549 15,01 1999 Européennes 1 005 225 5,69 2002 Présidentielle 1er tour 4 804 713 16,86 2002 Présidentielle 2nd tour 5 525 032 17,79 2002 Législatives 2 862 960 11,34 2004 Européennes 1 684 868 9,80 2004 Régionales 1er tour 3 564 059 14,70 2004 Régionales 2nd tour 3 199 392 15,10 2007 Présidentielle 3 834 530 10,44 2007 Législatives 1 116 005 4,29 2009 Européennes 1 091 681 6,34 2010 Régionales 1er tour 2 223 800 11,42 2010 Régionales 2nd tour 1 943 307 17,81 2010 Présidentielle 6 421 426 17,90 2012 Législatives 1er tour 3 528 373 13,60 2012 Législatives 2nd tour 842 684 44 414 0,18 2 210 299 10,95 31,702 du sarkozysme, mais aussi pour marquer un nouvel espoir mis dans l’arrivée (prévue en 2010) de la fille à la place du père à la tête du parti.2 En 2010 et 2011, « pour cet électorat qui cherche souvent à faire passer un message, le FN redevenait un média utile et crédible », estime Jérôme Fourquet (IFOP), tableaux à l’appui : « C’est bien dans les zones où Jean-Marie Le Pen avait subi les plus fortes pertes en 2007 que les scores du FN aux régionales de 2010 traduisent les plus fortes progressions »3. Bref, une partie de ceux qui avaient quitté Le Pen (père) pour Sarkozy en 2007 sont rejoints par d’autres pour voter Le Pen (fille) en 2011 et 2012. La droite prise en otage de la stratégie « mégrétiste » La situation de l’UMP ressemble à ce qu’ont vécu le RPR et l’UDF dans le passé : après une défaite, la droite perd pied et se pose la question des alliances avec le FN. C’était le cas dans les années 1980, où plusieurs accords ont été noués localement pour des municipales. Ce fut aussi une tentation forte au cours des années 1990, pour nombre de dirigeants de droite. L’épisode le plus fameux reste celui des régionales de 1998. Un an après la défaite aux législatives de 1997 (suite à la dissolution de l’Assemblée par Jacques Chirac), plusieurs candidats du RPR et de l’UDF voient la montée du FN fragiliser leur suprématie dans les régions ; il obtient 15,3 % de moyenne et 275 élus dans les 22 régions métropolitaines. Certains décident de nouer des alliances pour être élus (par l’assemblée régionale), en négociant avec le numéro 2 du FN, Bruno Mégret (transfuge du RPR au FN en 1986), contre l’avis de dirigeants de leur parti, dont Jacques Chirac (encore président de la République) et François Bayrou. Plusieurs seront contraints à la démission (Millon en Rhône-Alpes) et l’épisode reste gravé dans les mémoires. C’est aussi de cette époque que date la théorie mégrétiste selon laquelle le FN pourrait faire exploser la droite et récupérer les 30 % d’électeurs qui hésitent entre ces deux camps et pourraient donner leurs voix à un parti de droite dure et républicaine. Cette idée alimente les stratégies des deux côtés du Rubicon : au FN comme à l’UMP, entre les conseillers de Marine Le Pen et ceux de Nicolas Sarkozy, la seule différence sur ce point est dans l’étiquette. Depuis sa récente défaite, l’UMP est à nouveau plongée dans les affres de la division ; face à un FN conquérant dans de nombreuses petites villes, alors que la gauche est en difficulté 3. Jérôme Fourquet, « Analyse sur la remontée du Front national aux élections régionales de 2010 », note de l’IFOP. 21 dans l’opinion et semble promise à la défaite, des militants et des élus locaux veulent gagner, quitte à nouer des alliances avec le FN local. Le lepénisme, de père en fille Au soir du 21 avril, Marine Le Pen, inconnue du grand public, accepte sa première invitation sur un plateau de télévision ; elle fera merveille dans le débat, attaquant la gauche comme la droite, égratignant les journalistes, tout en remplissant son office : susciter l’intérêt des téléspectateurs, attirés parfois contre leur gré par ce visage et cette voix qui rappellent tellement « Le Pen », mais avec une perruque blonde. Il n’en fallait pas plus pour les médias, qui ont trouvé leur « bonne cliente » pour la suite, car la fille permettait de sortir du dilemme infernal qui se posait depuis des années : comment inviter Le Pen régulièrement, sans être accusé de faire la promotion de ce personnage sulfureux ? Le lepénisme devient alors une hydre à deux têtes. Et la plus jeune ne déplait pas. De nombreux journalistes entrent alors dans une nouvelle relation à l’égard du Front national par l’entremise de cette porte-parole fraîchement révélée. Ce succès d’estime devient très vite un atout essentiel pour conquérir le cœur des militants et des sympathisants. Or, les années passant, nul ne peut ignorer qu’une nouvelle étape de la vie du FN devra s’écrire après la présidentielle de 2007 : à l’issue de cette dernière bataille, Jean-Marie Le Pen annonce qu’elle sera la dernière pour lui. C’est donc la présidence du parti qui est en jeu. Et la succession va s’ouvrir. Un parti familial en héritage « Être français, ça s’hérite ou ça se mérite », déclare le Front national depuis des années. Dans les faits, comme pour la présidence du parti, il vaut mieux hériter. Certains ont compris très vite qu’il n’y aurait jamais de successeur à JeanMarie Le Pen. D’autres ont mis quelques années à accepter que le FN, c’est Le Pen ! Et qu’il n’en sera jamais autrement, tant que le vieux chef aurait encore un souffle de vie. Le clan familial règne sans partage sur le parti, depuis le château de Montretout, dans les hauts de Saint-Cloud. Le patriarche se réserve le droit de choisir en toute circonstance et il a montré, au fil des ans, qu’il savait manœuvrer pour empêcher toute velléité d’émergence d’un numéro 2 potentiel et déclaré. De ce point de vue, une malédiction des années en « 8 » a semblé frapper l’histoire du FN : François Duprat, en 1978 22 (mort dans l’explosion de sa voiture) ; Jean-Pierre Stirbois, en 1988 (mort dans un accident de voiture) ; Bruno Mégret, en 1998 (expulsé du FN avec ses amis)… Il semble que Bruno Gollnisch ait réussi à négocier le passage en s’inclinant face à la famille Le Pen en 2008. Dès le début de la campagne interne, celui qui se voyait comme le dauphin du président Le Pen a vu de nombreux soutiens quitter le parti, laissant peu d’espoir quant à l’issue du vote final. Les médias et les sondages ont porté manifestement la candidature de Marine Le Pen à la tête du parti. Elle l’emporte, lors du congrès de Tours (fin 2010) avec près de 70 % des suffrages et les félicitations paternelles du « président d’honneur ». Le passage de relais se fait en toute simplicité, comme s’il avait toujours été évident que les choses se passeraient ainsi. Au sein du parti la tendance majeure est donc respectée : le lepénisme perdure, au-dessus de tout. Devant la désolation de certains partisans de Bruno Gollnisch, qui menaçaient de quitter le FN, le vieux chef rappelle que celui qu’il considère comme son « dauphin naturel » (jusqu’en 2002) devra accepter le choix des militants… Et d’ajouter, plus tard, que « le destin des dauphins, c’est parfois d’échouer… » Une dédiabolisation très stratégique Le 1er mai 2013, alors que les rues bruissent encore des manifestations contre le mariage pour tous, sur la grande scène dressée place de l’Opéra, la présidente du FN prend des accents dramatiques et dépeint une France plongée « dans des temps obscurs, car elle s’est enfermée dans les ténèbres de l’Europe », pour se poser en « lumière de l’espoir » car, selon elle, le Front national est devenu « le centre de gravité de la vie politique française ». Elle veut convaincre les médias et ses militants : « Nous progressons dans le débat, dans les cœurs et dans les urnes », contre le « système UMPS », la gauche et la droite, François Hollande et Nicolas Sarkozy. Elle dénonce, comme le faisait son père avant elle et depuis des années, pêle-mêle le monde de la finance, les juges du Syndicat de la magistrature, « les promesses non tenues et les trahisons à gogo », la « mondialisation sauvage »… et « l’islamisme fondamentaliste ». Rien de neuf sous le soleil frontiste, donc. Depuis ses débuts, le Front national est d’abord et avant tout un parti « hors système » et attrape-tout. Il l’a toujours été, en ajoutant des éléments de différenciation par rapport à l’ensemble du champ politique, comme une façon de se singulariser : 23 contre les « bien-pensants », les « menteurs du système », contre « l’établissement », « l’UMPS », les « immigrés » et les « politiciens, responsables de tout »… C’est cette posture d’opposants permanents, face à la droite comme à la gauche qui a fait des Le Pen les porteurs d’une parole spécifique et reconnaissable à coup sûr dans le champ médiatique. C’est ce que la fille a repris du père. Et c’est ce qui compte avant tout, pour faire du lepénisme une boutique dont on sent que le fonds de commerce est bien conservé. Entre protestation et normalisation : le FN et le pouvoir Par bien des aspects, le FN avait déjà changé au cours des années 1990. C’est Bruno Mégret qui avait ravalé la façade, tout en remettant de la radicalité idéologique en sous-main. Et la question de son positionnement n’est pas nouvelle. Même s’il est en train de changer et même si Marine Le Pen tente de lui donner une nouvelle image, le parti reste partagé entre la tentation de s’adapter au système politique pour en tirer bénéfice (électoral, vers le pouvoir) et la volonté d’une contestation de ce système, qui permet de rester « pur » et attirant ; entre les deux, quelle posture tenir pour attirer de nouveaux électeurs, mais en leur donnant un espoir d’aboutissement ? À ce titre, le 21 avril – et les mouvements anti-FN qui l’ont suivi – a été vécu par beaucoup de militants frontistes comme une séquence difficile, montrant qu’il est impossible d’accéder au pouvoir, tant que la « marque Le Pen » soulèvera tant de haine et de peurs dans le pays4. C’est l’enjeu qui a prévalu et porté la stratégie mariniste, à partir du lendemain du 21 avril : faire entrer le FN dans le giron des partis républicains et respectables ; la « dédiabolisation » est devenue un leitmotiv, au risque de choquer quelques anciens, voire de perdre des soutiens. 4. Sylvain Crépon a pu en prendre la mesure au cours d’entretiens avec des cadres du FN. S. Crépon, Enquête au cœur du nouveau Front national, Nouveau Monde éditions, 2012. 5. Alexandre Dézé, Le Front national, à la conquête du pouvoir ?, Armand Colin, 2012. 24 Ce tiraillement existe depuis les débuts du mouvement et s’est encore renforcé depuis quelques années, comme le rappelle le chercheur Alexandre Dézé dans ses travaux consacrés à la stratégie de Marine Le Pen5. S’il se normalise trop, le FN perd son potentiel électoral de parti protestataire : « Un FN gentil, ça n’intéresse personne », explique parfois Jean-Marie Le Pen. À l’inverse, s’il se diabolise trop, il est mis au ban du jeu électoral et reste dans une dimension politiquement stérile, comme le constatait Bruno Mégret dans les années 1990, et comme le craignent aujourd’hui les soutiens de la nouvelle présidente. Ce que le père ne semble pas avoir poursuivi, la fille pourrait en faire son objectif : le pouvoir, dans une ville, une région, comme ministre, voire comme présidente, un jour ?... Pour cela, un autre problème reste entier : le manque de crédibilité du FN et de cadres issus du parti capables de gérer des entités importantes. Le recrutement a commencé, mais il prend du temps. Et pour cause, c’est un parti qui s’est construit sur le rejet des élites. Jean-Marie Le Pen n’a eu de cesse de fustiger « l’énarchie » et les partis technocrates, de l’« établissement ». Le seul à incarner médiatiquement ce mouvement de bascule est devenu numéro 2 du parti et conseiller de la présidente ; c’est Florian Philippot, au parcours de technocrate (HEC, ENA, ministère de l’Intérieur). Son ascension fulgurante fait peser un risque : il n’est pas aimé des cadres et des militants, qui restent attirés par l’attitude « anti-système » du père Le Pen. Ce clivage qui perdure pourrait contrarier les espoirs de Marine Le Pen et ses amis. Comment peut-on être électeur FN ? Beaucoup d’explications du succès frontiste ont rempli les colonnes des journaux, pages de revues et chapitres de livres. Il n’en est pourtant aucune qui permette de résoudre tout à fait la question de fond que se posent tous les démocrates, depuis des années : « Pourquoi des millions de personnes soutiennent un parti dont les idées sont dangereuses et les solutions apparemment ineptes ? » En tête de liste vient généralement l’explication générique qui permet d’avoir réponse à tout : « C’est la crise ! » Il reste ensuite à dire de quoi on parle et ce que contient cette « crise », chacun voulant voir le midi de la crise à la porte de ses préoccupations. Une réponse à la « crise du sens » La première crise qui vient généralement à l’esprit : celle du pouvoir d’achat, du chômage… la crise est économique et sociale, et frappe les catégories les plus précaires (par définition). C’est là que se joue le principal, au moins en apparence. Car, derrière cette crise principale se nouent d’autres formes de crise : financière, politique, des valeurs, institutionnelle, des ressources… En fait, la crise est mise à toutes les sauces depuis plus de vingt ans et semble tout englober. La crise est partout. 25 De la crise à la « crise du sens » Bien sûr, la crise économique frappe les sociétés occidentales – et l’Europe en particulier – depuis le milieu des années 1970 ; le chômage, les déficits, la baisse sensible du pouvoir d’achat s’amplifie et la croissance a du plomb dans l’aile, à ce qu’en disent les économistes. Mais comment le Front national, qui proposait (depuis les années 1980) un programme pléthorique et ultra-libéral en matière économique et sociale, aurait pu répondre à cette crise « économique et sociale » ? Il ne l’a pas fait. Ses réponses se situent ailleurs, sur le terrain identitaire et symbolique. S’il profitait bel et bien d’un terreau que la crise économique renforce, il répondait en fait à une autre attente, que les crises mettent en évidence : une « crise du sens ». Contrairement à certaines formations politiques, le FN n’a donc pas tenté de répondre aux problèmes économiques, sociaux, ou autres. Il a dévié le regard pour proposer une autre solution : la stratégie du bouc émissaire. Et, créant ainsi des adversaires et des coupables désignés (les communistes, puis les immigrés, les politiciens…), il a ouvert et rempli, dans le même mouvement, une attente essentielle : il a donné un « sens » à ce qui arrivait et proposé un combat pour y remédier. Et pour cela, il a utilisé des symboles et des discours. La force des symboles et des discours, pour rappeler des choses La politique est aussi affaire de symboles, qui présentent et appuient une « vision du monde ». Mais c’est aussi par le discours et la force des mots utilisés, voire martelés (la « bataille du vocabulaire ») que se fait la conversion des esprits : en répétant son message, reconnaissable, Le Pen a posé une marque dans le paysage politique. Au fil du temps, on reconnaît sa « touche » et son style. Et lorsque ses mots sont repris par d’autres, il est légitimé, reconnu… Chaque camp politique cherche à conquérir l’espace médiatique et celui des représentations, par des mots et des images qui lui sont attribués ; il s’agit d’une bataille sémantique, que le FN mène depuis ses débuts en utilisant tous les relais possibles (médiatiques, partisans, culturels, etc.). Ainsi du « problème de l’immigration », ou de l’expression « la première des libertés, c’est la sécurité », ou de bien d’autres encore, telle que « la France, si tu ne l’aimes pas, tu la quittes… », repris par Nicolas Sarkozy en 2007. 26 Une posture « contre le système » : le parti des mécontents La réussite du Front national tient aussi à sa capacité à attirer toute une part des mécontents de la politique, critique à la fois du système et des institutions, refusant la règle du jeu ou ses effets. C’est une constante de la droite populiste, que l’on peut retrouver à différentes périodes de l’histoire du pays : de Poujade à Tixier-Vignancour, dont Jean-Marie Le Pen fut très proche. Rien d’étonnant à ce que le Front national se soit toujours présenté comme le parti anti-système ; c’est sa marque de fabrique, son origine et son originalité, mais aussi une force par temps de crise des représentations et lorsque la politique institutionnelle perd de son aura. Au fil des ans, le lepénisme a su jouer de cette posture pour attirer des militants en rupture de ban, des aventuriers en politique et des électeurs déçus par les autres partis. Un vote « contre le système » Mais c’est aussi par la provocation que le lepénisme s’est fait remarquer et isoler par ses concurrents directs. Au cours des années 1980, le FN est devenu infréquentable. En le mettant à l’écart, les partis de gouvernement ont laissé le piège tendu par leur adversaire se refermer : ostracisé, le lepénisme attirait d’autant plus. Son porte-parole pouvait crier au scandale, expliquer qu’il dérangeait par sa manie de dire « la vérité ». Ce fut alors son leitmotiv : dénoncer la « bande des quatre », le « système UMPS », « l’établissement »… Quelques dérapages plus tard, la rupture était totale et irrémédiable. Les années 1980 avaient été les « années fric » ; les années 1990 ont vu s’étaler les affaires. Lorsque les premières révélations ont éclaté, Jean-Marie Le Pen n’a cessé de dénoncer la « Ripoublique » et les arrangements entre amis. Le Front national jouait sur l’air de « mains propres et tête haute », donnant des leçons de morale et rappelant comment certains mis en examen avaient été de farouches adversaires du FN. Peu importait que Jean-Marie Le Pen fût lui-même un millionnaire, héritier d’un riche alcoolique dépressif et monarchiste (Hubert Lambert, héritier des ciments Lafarge). Au fil du temps, le vote FN est ainsi devenu un recours pour tous ceux qui voulaient marquer leur rejet d’un système politique qui montrait des signes de déviance manifeste. 27 Les votes FN : de la droite au « ni-ni » On a beaucoup parlé du vote populaire pour le FN, qui a fait son succès dès les années 1990. Et certains médias se sont même spécialisés dans l’analyse d’un vote issu de la gauche, du « monde ouvrier », voire du Parti communiste, en faveur de Le Pen… Bref, on y verrait la logique du passage d’un vote « protestataire » à un autre, ce que les récentes incartades de Jean-Luc Mélenchon permettent de réactiver sous l’angle du match des « populismes » qui se trouveraient présents dans deux familles politiques que tout éloigne sur le fond, comme pour mieux les disqualifier l’une et l’autre. On comprend aisément pourquoi les partis de gouvernement se font les apôtres de cette analogie ; pour l’UMP comme pour le PS, la tentation est grande de présenter tous les discours critiques à l’égard des élu-es en place et de leurs politiques comme des menaces pour la démocratie représentative d’où qu’ils viennent. Les électorats du FN : « droitiste, niniste », de rejet ou d’adhésion… Dans les faits, le vote Le Pen se divise en trois grandes catégories, depuis les années 1980 : une première portion d’électeurs idéologues, convaincus et proches de l’extrême droite, mais peu nombreux (entre 1 et 5 % de l’électorat) ; une seconde portion composée d’électeurs issus de la droite dure et traditionnelle, catholiques traditionnalistes, ultra-libéraux, qui ont fait le succès des années 1980 ; enfin, une troisième frange, qui grossit depuis une dizaine d’années, de « ninistes »6. 6. Sur les électeurs du FN depuis les années 1980, voir Nonna Mayer, Ces Français qui votent FN, Flammarion, 2002. Le Centre d’études de la vie politique française (Cevipof) publie régulièrement des analyses sur le sujet, dont P. Perrineau, La renaissance électorale de l’électorat frontiste, Note du Cevipof, « Élections 2012 », no 5, avril 2012. 28 Aux premiers bourgeois, apeurés par l’arrivée des « socialocommunistes » au pouvoir, est venue s’ajouter une cohorte d’artisans et commerçants, traditionnellement anti-État et anti-impôts, qui forme de tout temps le vivier principal du vote nationaliste et/ou populiste (Poujade) séduit par le discours ultra-libéral du FN. Ce sont donc des électorats de droite traditionnels (plutôt bourgeois et aisés) et artisans commerçants qui ont permis les premiers bons scores du FN, jusqu’en 1988, où le candidat Le Pen réalise 14,38 % à la présidentielle. C’est seulement au cours des années 1990 qu’on a vu apparaître de nouvelles vagues d’électeurs FN, plus « ninistes » (ni droite, ni gauche), qui ont parfois remplacé certains « droitistes » repartis à leur camp d’origine : moins marqués à droite, séduits par le discours « ni droite, ni gauche, Français d’abord » tenu par Le Pen (dès 1993 !). En 1995 sa progression chez les employés et les ouvriers, où il arrive en tête, reflète une déception à l’égard de la droite et de la gauche. En 2002, le résultat (200 000 voix de plus pour Le Pen qu’en 1995) se joue essentiellement sur l’enjeu sécuritaire et sur un surplus d’électeurs chez les agriculteurs et les ruraux. Son revers en 2007 tient évidemment à l’attraction exercée par Nicolas Sarkozy sur un gros quart de son électorat de 2002, principalement celui des petits indépendants, les ouvriers lui restant plus fidèles. Ces dernières années, un double mouvement relativement nouveau se fait jour : l’arrivée d’électeurs plus jeunes, mais aussi d’un électorat féminin qui refuse la figure du chef Le Pen et apprécie mieux la gouaille de la fille. Marine Le Pen entraine un élargissement de la base sociale et politique, en s’adressant (avec succès en 2011 et 2012) aux classes moyennes inférieures, en voie de paupérisation, vivant loin des villes. Une catégorie de personnes de plus en plus issues de la gauche (ou de l’abstention) et qui trouvent dans le vote FN une réponse à leur peur d’être déclassées. La peur de perdre : insécurités sociales, territoriales… Ce que l’on a observé comme un vote « populaire » nouveau et massif en faveur du Front national recouvre des réalités diverses, mais se retrouve autour de l’idée générique que ces gens ont voulu avant tout exprimer une angoisse, une colère ou une peur. Il ne s’agit pas de trouver des excuses, mais de tenter de comprendre ce qui peut motiver des ouvriers, employés, chômeurs, fonctionnaires et cadres moyens, petits commerçants et étudiants, à transformer leur désarroi en bulletin de vote. Comme le dit le philosophe Bernard Stiegler, il faut prendre au sérieux « la souffrance » des électeurs du Front national, car « ce dont ces électeurs souffrent, c’est ce dont nous souffrons – mais moins qu’eux, et parfois sans vouloir le savoir »7. Ce qui n’empêche pas de penser et de défendre l’idée que ces gens se trompent de colère, qu’ils se trompent dans leur façon d’exprimer cette souffrance. Un vote témoin d’une peur de « déclassement social » On a parlé longtemps des votes de banlieue pour le FN, du phénomène des « petits Blancs » qui se sentent minorisés dans un environnement de plus en plus laissé à l’abandon, confrontés à un chômage endémique et à une population immigrée de 7. Ce qui le pousse à poursuivre cette analyse des formes que prend cette « crise de représentations », dans un livre « de combat » contre la « bêtise ». Bernard Stiegler, Pharmacologie du Front national, Flammarion, 2013. 29 plus en plus importante. Cette vision simpliste du vote FN n’a jamais été majoritaire ; on votait FN en raison des immigrés présents à travers la télévision, surtout ; ce phénomène connu comme l’effet « halo » a été décrit par plusieurs analystes dès les années 1990. De ce point de vue, les cartes électorales ont un peu bougé, ces dernières années : les villes et les banlieues voient le vote FN baisser, tandis qu’il progresse dans certains bourgs ruraux et espaces interstitiels. Il y a eu, depuis une quinzaine d’années (certains analystes n’ont vu le phénomène que très récemment), une migration de ce vote vers le monde périurbain et rural. Une nouvelle carte de la « France qui souffre et se plaint » se dessine ainsi à chaque nouvelle consultation électorale. Ce ne sont pas les plus pauvres qui votent FN en priorité, mais surtout ceux qui ont peur de le devenir ; comme le sentiment d’insécurité, le sentiment « d’insécurité sociale » fait beaucoup pour le vote Le Pen. Ces populations qui ont peur de perdre ce qu’elles ont acquis, ou qui craignent de ne plus avoir assez, par rapport aux plus pauvres qu’eux (et qui cherchent donc à être rassurées sur leur capacité à s’en distinguer) sont issues des classes moyennes inférieures, salariés, employés, ouvriers, parfois au chômage, ou craignant de l’être prochainement. Elles vivent ou ont le sentiment de vivre un déclassement social, qui renforce une peur de l’avenir, une angoisse, qui repose sur la conviction que personne n’est à l’abri, que « tout un chacun risque à un moment de perdre son emploi, son salaire, ses prérogatives, en un mot son statut »8. En rendant la menace plus tangible, le discours médiatique sur les crises porte cette anxiété à son paroxysme. Du global au local : restauration d’un statut « ethnique » 8. Éric Maurin, La peur du déclassement. Une sociologie des récessions, Seuil, 2009. 30 On peut prendre cette question d’un point de vue plus global et général. C’est l’Europe qui est touchée par une épidémie de malaise social ; et particulièrement les pays jusque-là considérés comme riches. Ce qui se joue, pour des individus peu diplômés, menacés dans leur statut et incertains de l’avenir, c’est un sentiment de relégation à l’échelle individuelle parallèle à celui vécu par l’Europe au niveau mondial. Pour ces « petits Blancs », en Suède comme en Autriche, la perte de puissance du continent face à la concurrence globalisée est vécue comme une perte de statut. Dans leur quotidien, les immigrés semblent être venus pour les concurrencer directement, en mettant en question leur prééminence d’autochtone, au nom d’une égalité de principe. C’est à ce sentiment de spoliation que les mouvements nationalistes viennent répondre en proposant une « préférence nationale ». Ébranlés par cette concurrence nouvelle et mondialisée, les individus en viennent à regretter le temps où leur pays les protégeait et leur assurait un statut social. La dérégulation et le développement des sociétés multiethniques apparaissent alors comme un abandon d’une classe laborieuse au nom de grands principes et d’un réalisme économique défendu par les élites. Dans de nombreux pays d’Europe, un vote de repli se développe, qui gagne des pans entiers de population en demande de protection particulière de la part de l’État, instance nationale à laquelle certains voudraient demander une reconnaissance « ethnique ». Une crise des territoires : le sentiment de relégation « périurbaine » L’amplification des effets territoriaux des crises qui frappent simultanément notre pays – mais aussi d’autres pays d’Europe et du monde, on l’oublie parfois – est au cœur de l’explication apportée par des géographes férus de politologie qui forme la trame principale d’une série d’ouvrages publiés ces dernières années sur ces questions. Souvent justes et très documentées, ces analyses de la relégation sociale ont tenté d’expliquer la montée d’un vote FN récent par le sentiment d’abandon que ressentent des populations entières, reléguées à la banlieue extrême des villes métropoles d’aujourd’hui : les fameuses « zones périurbaines », dans lesquelles on retrouve la notion initiale de « banlieue » (ce lieu du ban)9. Les banlieues et autres quartiers ont rapidement été remplacés, dans les agendas du pouvoir, par ces nouveaux territoires en déshérence : mélange de villages sans bourg anciennement ruraux et de zones conquises récemment sur les champs et les entrepôts pour édifier de vastes entités pavillonnaires, cités-dortoirs horizontales, sans âme ni services publics. Le rêve d’accession à la propriété de millions de locataires de HLM a été encouragé par des vendeurs de maisons individuelles et des banquiers sans vergogne qui ont accompagné le projet résumé par Nicolas Sarkozy et sa « France de petits propriétaires ». Ni villes ni campagnes, ces nouvelles zones de résidence mitent le territoire et créent de nouveaux parias sociaux ; après des heures de trajet, ils voient le monde s’effondrer autour d’eux au travers de la fenêtre principale qui leur reste : leur écran de télévision relié à la TNT. Ces lieux sans urbanité, sans espaces collectifs ni services publics, où chacun doit trouver les ressources pour sortir de l’isolement spatial et culturel dans lequel il a choisi de résider, dessinent le portrait d’une crise profonde du vivre ensemble. 9. Notamment le livre très commenté de Christophe Guilluy, Fractures françaises, F. Bourin, 2010. 31 Face au FN et aux crises : proposer une alternative mobilisations les plus réussies n’ont jamais semblé mettre le Front national en difficulté, ou sur la sellette, médiatique ou politique. Pour faire face au FN et à ses idées, il faut commencer par sortir de l’état de sidération dans lequel semblent pris de nombreux citoyens et des militants de causes diverses. Il faut reprendre un peu de forces et de convictions, mais aussi penser des stratégies adaptées à l’air du temps, pour éviter les erreurs et les pertes de temps et d’énergie. À certaines époques, les dissensions internes du FN et les scissions ont même paru plus efficaces pour la cause antifasciste que bien des argumentaires et des dénonciations. De nombreux militant-es sincères ont eu le sentiment de voir leurs efforts peu récompensés et se sont lassés. Certains continuent à tenir la chronique des faits et gestes des dirigeants et activistes d’extrême droite (voir plus loin, dans la partie « Les acteurs »), d’autres reprennent le flambeau (chez les écologistes, notamment). Mais globalement, il manque de cohésion et de stratégie globale. Les certitudes des débuts sur les vertus d’une « morale » antifasciste sont passées de mode et battues en brèche. On cherche désespérément une efficacité à l’action à mener face au FN. En d’autres termes, quoi qu’on en pense sur le fond (« Marine n’est-elle pas plus dangereuse que son père ? »...), crier au « fascisme » n’est sans doute pas le plus subtil ni le plus efficace, car cette affirmation ne fait pas consensus et ne donne pas de modalités d’action immédiate. De façon générale, en ces matières l’important n’est pas d’avoir LA vérité sur le FN et sa présidente, le sarkozysme et ce dont il est le nom, ou le signe… Mais plutôt de trouver des façons et le moyen de parler à celles et ceux qui se sentent glisser vers le vote FN, par colère, dépit, regret du passé, ou peur de l’avenir… Voilà l’enjeu à relever. L’autre enjeu majeur consiste à reconquérir le terrain du « bon sens », en sortant des explications compliquées, pour apporter des réponses à deux niveaux : Pourquoi en est-on là ? Comment peut-on en sortir, au mieux ? Ce que n’ont pas assez réussi les groupes antiracistes (moralisants, trop souvent), ou les collectifs antifascistes (porteurs de jugements, d’anathèmes). Leçons et échecs de l’antifascisme Plusieurs collectifs antifascistes ont décliné, ont disparu, au fil des années 2000. Certains tentent de se recomposer depuis quelques années, face à la montée des scores du FN et la recrudescence des groupes radicaux dans certaines villes et régions : Nord, Sud-Est… Mais la difficulté est plus forte aujourd’hui, après plusieurs périodes d’opposition et de gouvernement. La plupart des partis et organisations (syndicats, mouvements) ont abandonné la lutte contre les « fascistes » à la façon des années 1980. Les mouvements trotskistes, qui avaient été en pointe dans l’édification de mouvements ad hoc (Ras l’front, proche de la LCR, reste le plus connu), sont aujourd’hui affaiblis, voire divisés sur la stratégie à mener : diabolisation, ou démontage des programmes ? Pédagogie, ou lutte contre les « fascistes » ? Des années d’antiracisme, parfois médiatique, ont laissé des traces dans les mémoires de ces organisations. Et les 32 La morale ne suffit pas à faire des arguments valables Une chose paraît aujourd’hui assez communément admise, par tous ceux qui ont participé ou observé ces années d’activisme… On ne peut se contenter de vouloir disqualifier cet adversaire en dénonçant son manque de morale (républicaine, antiraciste, ou laïque), ni passer son temps à tenter de débusquer ses manques et ses mensonges, son odieuse filiation extrémiste et son programme inapplicable… Tout cela est et reste sans aucun doute nécessaire, mais pas suffisant. L’antiracisme uniquement fondé sur de la morale peut même s’avérer contre-productif : quand la démonstration n’est pas assez convaincante, ou lorsque ces principes se trouvent contredits dans les faits par ceux qui s’en prévalent ou leurs proches. Et de nombreux antilepénistes de salon, voire quelques antifascistes de rue ont fait l’erreur de manquer la cible, à force de trop de facilités de langage, de caricature et d’outrance. En face, les cellules de veille à l’œuvre au sein du Front ont repris des arguments, les ont retournés et ont contre-attaqué, aidés par la verve lepéniste. On a pu voir combien il est dangereux de lancer des défis que l’on ne peut pas relever à long terme, faute de cohérence, de ressources ou de ténacité. À force de caricaturer les électeurs frontistes comme des incultes, affreux antidémocrates et fascistes en puissance, la caricature s’est parfois retournée, et Marine Le Pen a beau jeu de dénoncer, sur les plateaux et dans les colonnes des journaux, certains « bobos ridicules et bien-pensants », spécialistes de « l’indignation à pas cher »… En ajoutant une dose de « vélib » 33 et un zeste de « brunch du dimanche », on comprend très vite qu’elle parle de ces intellos parisiens que l’on voit parfois à la télé, écolos du canal Saint-Martin, voire des Verts, ces « pastèques » (comme dirait son père, adepte de la formule : « verts dehors, mais rouges dedans ») qui sont devenus – après les journalistes « juifs », les franc-maçons et les « socialocommunistes » – des cibles privilégiées du lepénisme nouvelle mouture. L’arme de la dérision et de la révélation L’antifascisme a parfois refusé d’utiliser la dérision et la révélation moqueuse, face au FN. Le sujet serait trop « sérieux », d’après les plus pince-sansrire du combat (parfois violent). Pourtant, cela fonctionne bien, à la fois dans le vif d’une discussion, pour mettre les gens de son côté et écorner l’image des Le Pen et leur volonté de respectabilité, mais aussi à long terme, pour mettre en question la vision lepéniste du monde qui séduit parfois par son apparente cohérence et simplicité. Il n’est donc pas interdit – il serait même recommandé – de faire dans l’humour, même légèrement décalé, à propos du parcours de potache de Le Pen père et de bonne vivante de Le Pen fille, ou des aventures diverses de la famille, mise en scène par ailleurs pour les besoins de la cause. On pourrait évoquer, pêle-mêle, la vie de nouveau riche de banlieue cossue (Saint-Cloud) et ses affres, ses dérives, ses excès, la défense des comptes en Suisse de la fille pour le père, la propension à intenter des procès et des menaces de poursuites au tribunal à tout propos (journalistes, adversaires, etc.). On pourrait même, dans un registre que les Le Pen aiment manier à l’égard de leurs adversaires, envisager une approche légèrement grivoise : qu’il s’agisse de fredonner le « petit pull marine, au fond de la piscine » (sur un air de Gainsbourg), ou de noter la propension des Le Pen à avoir les fesses 34 à l’air en photos (du père comme de la mère), ou à défrayer les chroniques des nuits parisiennes dans certains milieux (père et fille). Côté finances, enfin, il serait utile de présenter – avec humour et pour remettre les pendules à l’heure – la situation réelle de la PME familiale Front national, qui fait bien vivre la famille Le Pen depuis bien des années, pour un montant évalué à 2 millions de francs par an (en 1999, soit plus de 300 000 euros). Un parti et un chef qui attirent les dons privés de nombreux donateurs depuis longtemps et parfois les héritages particuliers (affaire de l’héritage d’Henri Bussière, jugée par la cour d’appel de Nancy, en 1997)1. On pourra aussi rappeler que, toujours prompt à donner des leçons de propreté des mains, Jean-Marie Le Pen a hérité de la fortune de Hubert Lambert (en 1976), de biens immobiliers et de valeurs et comptes divers (et des amis bien placés pour le faire fructifier) et qu’il a parfois eu certains oublis à propos de ses déclarations d’impôts2. La famille, l’argent et l’héritage, des sujets à creuser chez les Le Pen. 1. Sur ce point, voir Caroline Fourest et Fiammeta Venner, Le guide des sponsors du Front national et de ses amis, Raymond Castells, 1998. Notamment les pages 15 à 20 : « Petits rappels sur certaines pratiques financières du FN ». 2. Sur l’ISF, par exemple, ou sur certains revenus. La justice a parfois donné son avis : un jugement du 8 novembre 1995 le condamne à un redressement de 1,4 million de francs pour « oublis de plus-value boursière et sous-estimation de loyer ». Écologisme vs lepénisme : challengers politiques opposés À côté des forces politiques traditionnelles, organisées suivant le découpage droite-gauche (qui date du XVIIIe siècle), les écologistes sont porteurs d’une rénovation du regard politique, qui inclut des valeurs post-matérialistes, dont l’application remet en question la plupart des positions habituelles du champ politique. En ce sens, ils sont des challengers dans le système politique hexagonal et mondial. Porteurs d’une approche radicale (et réformiste), les écologistes engagés en politique cherchent à apporter des réponses aux principales crises de nos civilisations, dont la crise des ressources, ou celle de la raréfaction du vivant. Problèmes autrement plus graves et globaux que le nombre de caméras de surveillance, ou la baisse tendancielle du pouvoir d’achat... Même si le principal parti écologiste (EELV) est amené à nouer des alliances avec le Parti socialiste pour avoir des élu-es et être présent au gouvernement, le mouvement écologiste (dans son ensemble) doit tout faire pour conserver une capacité critique et une expression indépendante à l’égard des pouvoirs, pour pouvoir peser sur le cours des choses et influencer à la fois les gouvernants, mais aussi l’opinion publique. Ce qui implique aussi de pouvoir s’appuyer sur des partenaires non strictement politiques dans le champ de l’écologie : mouvements, ONG, groupes de réflexion, etc. Une écologie de combat La force du paradigme écologiste est qu’il ne peut se laisser enfermer dans une posture gestionnaire. L’écologie est une approche radicale, qui nécessite une remise en question du modèle productiviste dans son ensemble, bien au-delà des clivages partisans et politiques actuels. C’est à ce titre que les écologistes doivent pouvoir s’adresser sans peine à des électeurs attirés par un vote « protestataire ». Le pire serait de laisser à l’extrême droite politique le monopole de la critique du monde tel qu’il est ; ce serait un pas de trop vers l’impuissance et l’incapacité à proposer des solutions pour sortir des crises. L’inverse de ce que les écologistes doivent proposer. Dans le système politique actuel, l’écologie se trouve donc nécessairement dans une double opposition et dans l’obligation de mener un double combat : face au système actuel, qui ne prend en compte que les questions sous l’angle de la production et de la « dépense » (énergie, ressources, biens) ; et face au Front national (et ses diverses formules, ailleurs dans le monde) en 35 tant qu’adversaire sur la quasi-totalité des approches et des solutions, mais aussi en tant que concurrent dans la position de groupe d’influence. En somme, l’écologie ne réussira qu’en devenant une véritable pensée en actes, portée par des groupes sociaux influents, capable de prendre place dans les esprits pour jouer le rôle que le FN espère atteindre : devenir la source d’influence sociale et politique capable de remplacer les imaginaires déclinants à l’œuvre dans nos sociétés et les partis en place, gauche et droite confondus. Elle en a les moyens, si elle veut se les donner. Au-delà des mouvements et des partis, c’est toute une contresociété qui se reconnaît dans les valeurs que porte l’écologie. Ces « culturels créatifs », ces « mutants » conscients de leur devoir de préservation à l’égard d’une nature agressée, ce « peuple de l’écologie » est bien plus important, plus nombreux qu’il ne le suppose généralement. Il suffirait qu’il se trouve un adversaire commun, un motif de coalition, un objectif à atteindre et une mission impérieuse pour prendre conscience de cette puissance nécessaire et potentielle… En face, une contre-société réactionnaire et nationaliste espère représenter et influer directement sur un tiers de la population, à terme. C’est à peu près ce que pèsent les « culturels créatifs » au sens large, selon les études menées sur le sujet10. Le principal défaut de ces personnes, c’est qu’ils n’imaginent pas être si nombreux, ni devoir se coaliser pour changer les choses. Le FN et l’écologie : une conversion très difficile Tous les partis politiques ont tenté d’avoir un discours sur l’écologie, depuis une bonne trentaine d’années. Tous, sauf peut-être le FN de Jean-Marie Le Pen et Lutte ouvrière d’Arlette Laguiller. Marine Le Pen a compris récemment – notamment depuis le Pacte écologique, puis le Grenelle – qu’elle ne pouvait ignorer tout à fait ces questions. Le succès d’Europe Écologie en 2009 a d’ailleurs été un coup dur pour le FN, qui a subi une véritable déconfiture (6,3 %). 10. L’ensemble des « créatifs culturels » et des « alter créatifs » (aux positions très proches) composerait 35 % de la population, selon l’enquête dirigée par Jean-Pierre Worms, Les créatifs culturels en France, Yves Michel, 2007. 36 Dans cette quête de crédibilité sur les questions d’environnement, la nouvelle présidente du FN a tenté quelques sorties provocatrices, en se déclarant par exemple « plus écologiste que Les Verts », ou en expliquant que – alors que Jean-Marie Le Pen ne l’avait pas signé en 2007 – certaines propositions du pacte écologique seraient « tout à fait compatibles avec le projet du Front national ». À peine lancé dans la primaire écolo, Nicolas Hulot a très clairement répondu qu’il estimait « cette compatibilité, impossible et inenvisageable ». Globalement, et depuis longtemps, quand le FN veut parler d’écologie il est surtout question de qualité de vie et de protection animale, ou de mesures pour « préserver les paysages », « éviter les pollutions », en insistant sur la nécessité de tout envisager de façon « apolitique » ! Force est de constater qu’il n’y a jamais eu de véritable effort du FN sur l’écologie, malgré quelques tentatives de compilation d’idées sans cohérence, pour préparer 2012. L’idée d’introduire des énergies renouvelables est évoquée dans les solutions depuis peu (avec l’hydrogène, malgré ses défauts) et une possible « sortie du nucléaire » est apparue « si c’est réaliste ». Le FN va même jusqu’à critiquer certains agriculteurs (surtout « les lobbies »), ou « pollueurs », mais plutôt étrangers, ou « mondialisés », si possible. Ce n’est pas vraiment de l’écologie, mais plutôt une sorte d’environnementalisme nationaliste à tonalité différentialiste (« chacun chez soi »), qui rejoint la notion de « capitalisme patriotique » que le FN développe dans sa nouvelle orientation étatiste. On reste donc, au FN, avec des discours contradictoires, que Marine Le Pen va essayer de faire passer dans un patchwork de mesures sans vision d’ensemble. Ici, comme sur de nombreux sujets, derrière sa volonté de brouiller les cartes en adoptant des positions nouvelles, le FN reste fondamentalement proautomobile et pro-nucléaire, désireux de renforcer l’industrie lourde (dont l’armement, ou l’aéronautique) et la puissance de consortiums d’excellence et nationaux, à tout prix. Remettre le frontisme à sa place, à la lumière de l’écologie Pour des écologistes, il existe des sujets sur lesquels il paraît possible de mettre en difficulté, voire de battre en brèche certaines affirmations bien ancrées dans les milieux d’extrême droite. L’écologie est a priori plutôt bien perçue par la quasitotalité de la population. Si l’objectif n’est pas de persuader un militant frontiste convaincu de devenir électeur écologiste, il reste possible de semer les germes du doute chez certains sympathisants et électeurs d’un tour. Au niveau local, on observe que des personnes non affiliées se trouvent parfois au confluent des influences, lorsqu’il s’agit de s’opposer à des infrastructures, d’exiger plus de transparence, voire le respect des paroles et expressions minoritaires. Il s’agit donc de pouvoir appuyer sur les différences entre les deux approches sur certains points importants : les ressources, les mœurs, l’énergie, la pollution… Car le FN n’a pas de réponse sur certains sujets, qu’il considère – à tort – comme subalternes. 37 Velléités écologistes à l’extrême droite En dehors du FN lui-même, des ponts existent entre une certaine écologie et une partie de l’extrême droite, notamment dans la mouvance de la Nouvelle Droite, comme dans certains cercles catholiques traditionnalistes (parfois très sincères, sous l’angle de la décroissance). Sur le plan intellectuel, certains cadres Identitaires ont commencé à opérer un tournant écologiste depuis quelques années, en reprenant des idées empruntées à la décroissance et aux théories de la relocalisation des activités, dans un cadre qui peut aller du « capitalisme patriotique » (local et familial), jusqu’à une critique de la modernité capitaliste, ou du progrès technique sans but, ou dangereux (OGM, biotechnologies, etc.). La voie a notamment été ouverte par des écrits du principal intellectuel de la Nouvelle Droite gréciste (du GRECE), Alain de Benoist, qui voudrait développer une approche empreinte de décroissance et de localisme appliquée à une critique de la mondialisation « destructrice de civilisations » qu’il développe depuis longtemps (A. de Benoist, Demain la décroissance. Penser l’écologie jusqu’au bout, É-dite, 2007). Même si les partis n’ont pas intégré ce type d’apport et semblent loin de les comprendre, il faut prendre les tentatives de développement d’une écologie « identitaire » au sérieux, à long terme, et notamment les rapprochements qu’ils pourraient opérer avec une « écologie profonde » (parfois radicale) encore peu présente en Europe de l’Ouest, mais qui prend pied dans certaines franges de la société. Le lepénisme ne comprend pas les questions écologiques D’un point de vue écologiste, le Front national n’aborde aucun sujet important ; il est myope et presbyte : il voit le monde d’aujourd’hui avec des lunettes anciennes et sales. Pour lui, le pollueur ne doit jamais payer et les riches (Français) ne polluent pas plus que les autres ; c’est à croire que la famille Le Pen veut protéger ceux qui polluent beaucoup. Puisque les pollutions ne s’arrêtent pas aux frontières, comment pourrait-on régler le problème de la dégradation planétaire qui nous menace à la stricte échelle de nos petits pays, enfermés dans nos égoïsmes de nantis ? Le lepénisme ne répond pas à ces questions, il en est incapable. Pire, la fille, comme le père, réfléchit en faisant valoir ses intérêts personnels : le capitalisme familial, la fuite des capitaux autorisée, l’héritage favorisé, le droit de polluer quand on en a les moyens… De quelles propositions phares – ou même un peu sensées – pourrait se prévaloir la présidente du FN, en matière d’énergie, de logement ou d’architecture, de transport des marchandises, d’agriculture raisonnée respectueuse de l’environnement, de revitalisation des territoires ruraux, de régulation des marchés financiers, de contrôle des autorités sanitaires, d’amélioration 38 du système de santé, de relance du projet européen, de protection de la biodiversité, d’amélioration des services publics et des services décentralisés, de formation adaptée aux différents publics, de meilleure répartition du temps de travail… ? Sur tous ces sujets, comme sur bien d’autres, le Front national brille par l’absence de propositions concrètes, ou l’absurdité de celles qu’il propose. Des idées du siècle dernier : productivistes, nationalistes et conservatrices Une façon de réagir à la question de la nouveauté de Marine Le Pen dans le champ politique est de rappeler que, derrière sa posture et ses affirmations péremptoires, la fille ne va pas beaucoup plus loin que le père dans la compréhension du monde. Elle a ajouté la protection de l’État à une vision qui était ultra-libérale, quelques éléments de modernité dans l’appréhension des sujets sociétaux (divorce, avortement, gays…). Mais sur le fond, le lepénisme reste une vision datée : mélange d’autoritarisme teinté de capitalisme nationaliste et de conservatisme, Marine Le Pen ne sort pas des rails. Ses discours continuent de pointer les « mensonges de ceux qui nous gouvernent » et « un retour au bon sens ». Les recettes tiennent toujours à quelques viatiques : sécurité (police et milices), armée (puissance armée), immigration (à juguler) et emploi (à développer). Quant à l’économie, en dehors d’une pointe d’interventionnisme, rien ne change : le PIB, la croissance, l’emploi (national), ou la sortie de l’euro (retour au franc) composent les bases de la pensée et de l’idéologie frontiste depuis des lustres. Quand Marine Sarkozy était au pouvoir… D’un point de vue écologiste, Marine Le Pen n’a jamais réponse aux problèmes qui se posent ; elle se perd et nous entraine dans une surenchère pathétique et outrancière, qui pourrait prêter à sourire si elle n’avait pas été mise en œuvre – pour une bonne part – par Nicolas Sarkozy, sans résultat probant : sur la sécurité, la justice, ou les mesures d’aide aux grandes entreprises et aux cadres supérieurs, tout cela en pure perte pour l’emploi et en creusant la dette. On pouvait reconnaître la voix des Le Pen derrière le « travailler plus pour gagner plus » ; de même, c’est au lepénisme que l’on doit bon nombre de caricatures et d’expressions perverses qui ont nourri l’imaginaire du pays depuis quelques années : « La sécurité, c’est la première des libertés » ; « Le problème de l’immigration… » ; « La France, soit tu l’aimes, soit tu la 39 quittes » ; « Le racisme anti-Français »… Plus que des mots utilisés pour blesser et pour apeurer, c’est une ambiance que le sarko-lepénisme a distillé pendant des années au plus haut sommet de l’État. On a donc pu voir, par bien des aspects, ce que donnerait le FN au pouvoir. Pour les démocrates et humanistes, il s’agit donc de considérer et d’affirmer que la réalité du Front national s’est déjà en partie exprimée, comme une forme de continuité du sarkozysme au pouvoir ; avec les accents d’un « socialisme nationaliste » en plus, on a la quintessence d’un bricolage idéologique populiste, chauvin et dangereux qui ressemble beaucoup aux premiers fascismes des années 1920. C’est à ce cauchemar qu’il va falloir penser pour sortir du piège de la vision d’un FN « vierge de toute responsabilité » et encore immaculé de promesses intenables et dangereuses. Épilogue : l’urgence, donner du sens Le lepénisme n’est pas un feu de paille. Il a pénétré profondément la société et se nourrit des échecs successifs des gouvernants de chaque bord, il progresse plus vite en période de crise morale et d’explosion des « affaires », mais il se nourrit aussi par temps plus calme en apparence. Ses thèmes sont ceux que les politiques en bout de course utilisent pour tenter d’intéresser les électeurs et les convaincre qu’il faut se mobiliser contre des maux : l’insécurité, le chômage, la dette, l’immigration ou la hausse des impôts… Tous ces sujets, qui évitent les problèmes de fond et n’agitent que des chiffons rouges, font le bonheur des stratèges frontistes. Passer de la gestion à la vision On ne combat pas une vision du monde telle que celle-ci, fut-elle chimérique, avec des plans comptables et des aménagements à la marge de l’existant. À l’heure de l’impuissance avérée des politiques face au pouvoir économique, au moment où la crise semble avoir passé un nouveau cap, où le chômage bat des records et le pouvoir d’achat stagne, il ne sert à rien d’invoquer la croissance et la nécessité des efforts pour que reviennent les beaux jours. Toutes ces formules ont fait leur temps. Celui qui s’ouvre nécessite de l’élan, du souffle, une vision renouvelée. À défaut, la gauche comme la droite s’enfonceront dans les limbes de la gestion impuissante. Face au FN, toute la question est de savoir si d’autres forces sociales et politiques seront capables de proposer des voies de 40 sortie de crise porteuses à la fois de réalisme et de radicalité. Le décider ne suffit pas, encore faut-il que cela soit suivi d’effet. Mettre en cohérence les propositions de fond que la mouvance écologiste cherche à présenter comme un paradigme nouveau serait un premier pas vers la crédibilité et l’efficacité. Les pistes sont nombreuses, mais elles nécessitent du courage et de la persévérance. Pour sortir de la posture d’impuissance qui est généralement attribuée aux écologistes et à leurs alliés, une nouvelle radicalité semble nécessaire, sur la forme comme sur le fond. Enfin, une vision ne peut se contenter de discours et de quelques propositions, d’éléments de programme issu de compromis et de négociations multiples. Si le socialisme a été porteur d’espoir, si le libéralisme a transformé la philosophie politique occidentale, c’est qu’ils ont su rompre avec la doxa de leur temps en proposant une autre façon de penser le monde, une vision chargée d’un arrière-plan symbolique, un imaginaire social. Et comme le relève Serge Moscovici11, « L’écologie est la seule idée neuve de la fin du XXe siècle ». L’urgence : agir et proposer une autre vision du monde Les écologistes, qu’ils soient impliqués en politique ou dans divers mouvements, semblent encore trop souvent hésitants à répliquer de façon précise, argumentée, sérieuse, à la hauteur de l’enjeu. Pourtant, l’urgence est là. Il n’y aura pas place pour deux alternatives au système actuel. Cette position d’influence se conquiert en passant par un conflit et en acceptant de mener la lutte qui oppose deux camps politiques, mais aussi et surtout deux visions du monde. Et on sait qu’il n’y a que les combats que l’on ne mène pas (par forfait, paresse, ou manque de volonté) que l’on perd à coup sûr. Face aux crises qui s’accumulent jusqu’à former un « système crisique » qui implique une « métamorphose » (E. Morin), il y a urgence à trouver des solutions et la force de les mettre en œuvre, à devenir une force sociale et politique, « une idée dont le temps est venu »… C’est le rôle que s’est attribué l’écologie. En face, il y a d’autres forces et d’autres idées qui se nourrissent des crises pour proposer une autre voie de sortie, d’autres solutions, celles du bouc émissaire, de l’exclusion, une « politique du rétroviseur », qui fait l’apologie du simplisme et du retour à un « âge d’or » imaginaire et chimérique. Sortir nos sociétés du cauchemar que l’extrême droite propose en guise d’avenir collectif est d’une urgence bien réelle. 11. Psychologue social inventeur de la théorie des minorités actives, ancien porte-parole écologiste. 41 FACE AU FN Que faire ? Il n’y a ni formule magique ni recette à suivre pour régler une fois pour toute la question du FN. Mais il y a des pistes, des exemples, des bonnes pratiques et des réussites, qui peuvent nous guider. Tout ce qui a été posé dans les pages précédentes peut paraître parfois un peu théorique ; cela a pourtant des implications très concrètes, qui pourront être utiles au moment de composer des plans d’action, programmes ou propositions de réformes, appuyés sur un corpus et un imaginaire solides. De la maison jusqu’au « village global », en passant par un quartier ou un bourg, de la ville à l’Europe, la vision et les actions proposées doivent tenir compte de cet impératif : donner à voir, par de multiples formules, une autre voie de sortie des crises que celle que propose le FN ; proposer une réponse à la fois plus crédible, plus désirable et plus forte, que celle du lepénisme. Il faut connaître cet adversaire, pour bien comprendre les ravages de la « lepénisation des esprits » et pouvoir argumenter. Il faut ensuite reprendre pied, sortir de la sidération et édifier, patiemment une « vision du monde » alternative. Il faut enfin agir, au plus proche et en fonction d’un impératif : retisser du lien, redonner du sens, sortir de l’insignifiance et de la confusion, qui mènent à la démission et à l’abandon de soi. Sur la crise du sens, le sentiment de perte de lien social (et d’abandon territorial), sur le sentiment d’insécurité, ou sur la question économique et sociale, l’alternative à construire doit être capable de proposer des réponses à la fois globales et applicables au niveau local, au plus proche. Sur la position « anti-système » qui fait le succès du FN, il faut reprendre place dans la critique politique, relancer des débats, montrer les impasses du système productiviste… Et avoir une vision pour un avenir à la fois souhaitable et possible. Plus qu’un programme, ce sont des idées fortes et des exemples concrets qui peuvent changer les choses. Cela implique de concilier une approche théorique (des idées) et une action pratique (des usages). Mais surtout, comme nous le suggère l’approche écologique, il faut pouvoir agir localement et penser globalement. Au niveau global : réagir à l’adversaire et développer un « sens » à partager Il est nécessaire de bien connaître l’adversaire (le FN), pour mieux le contrer, pour cela on peut : initier ou participer à des plateformes d’information et d’analyse sur les agissements de l’extrême droite, ses positions, ses postures ; développer une capacité à mettre le FN et ses figures (dont Le Pen) en dérision, à présenter le ridicule et l’absurdité de ses positions, de ses actes ; son incapacité à répondre à des questions importantes, essentielles (pollution, santé, gouvernance démocratique, etc.). Ensuite, il faut se donner les moyens de développer un imaginaire, une « vision du monde » (une idéologie, même « douce »), à décliner en valeurs et capable d’opposer des réponses aux visions déclinistes et morbides des différents « proto-fascismes » ; rappeler que l’écologie est un humanisme : sa finalité est la survie de l’humanité, sur la planète, ce qui implique une « morale des conséquences » (ce que je fais a des effets…) ; 42 l’efficacité doit devenir un objectif : ce qui passe par la mise en lien de celles et ceux qui participent à le faire vivre (un « peuple ») et par une plus grande capacité à apparaître comme une « pensée globale » (paradigme) et une « alternative en actes » ; pour être plus utile et mieux diffusée, l’écologie nécessite une forme d’apprentissage, qui doit avoir des lieux de réflexion (fondations, universités, colloques, expositions, etc.), de diffusion (médias, culture, etc.) et de formation : sous plusieurs formes, mais il est temps de lancer un mouvement d’éducation populaire écologiste ; concrètement, l’écologie doit pouvoir poser un nouveau « vivre ensemble » : une approche en termes d’« urbanité » appuyée sur la notion de « convivialité » (analyse de la technique, notamment), contre l’urbanisme destructeur du XXe siècle ; la notion « d’égalité des territoires » doit intégrer les impératifs écologiques et se donner des moyens concrets pour agir globalement (ministère, agences, expériences concrètes à financer, etc.). Au niveau local : développer du lien social, par l’exemple, dans le concret relier : promouvoir et développer des façons d’échanger (biens, services, temps libre) et de renforcer le lien social, les échanges (de pratiques, d’usages) ; à la fois localement dans des lieux de rencontre dédiés ou utilisés comme tel (quartier, bourg), mais aussi en termes d’affinités (par métier, hobbies, passions, etc.) ; fêtes, moments conviviaux, etc. rendre possible : poser et promouvoir des pratiques et des usages qui peuvent constituer des exemples réussis et attirants (plutôt que des leçons) en termes d’alternative de vie, au quotidien : énergie, cohabitat, échanges de biens, services, monnaie locale, gouvernance, etc. proposer : lors d’élections, de débats, apporter une contribution originale et discutée en amont avec les usagers-habitants-professionnels… La solution adaptée est celle qui fait « sens » pour eux et qui permet d’apporter une réponse efficiente et acceptée. prendre soin de ne pas s’adresser aux personnes seulement en tant que « citoyens » : ils sont aussi des consommateurs, parents, etc. Et l’objectif est justement de construire des résolutions à ces paradoxes (citoyen/consommateur ; parent/libertaire, etc.). Il faut, idéalement, essayer de prendre les gens « comme ils sont et là où ils sont ». La liste de ces exemples et pistes n’est pas exhaustive, loin de là. Mais elle permet de voir comment, à partir de certaines analyses sur le phénomène Front national et ses effets sur nos sociétés, on peut apporter des réponses à la fois concrètes et efficaces au jour le jour, mais aussi de grands axes de travail pour les prochaines années. Qu’on se rassure, il ne s’agit pas de tout changer du jour au lendemain, de s’engager corps et âme dans un antifascisme absolutiste ; ce dont il est question, c’est de disposer d’objectifs à court, moyen et long terme pour reprendre confiance et envie de changer les choses. Il y a mille façons de contrer l’influence du FN : l’important, ici, c’est vraiment de participer. D’autres ont commencé. Des initiatives émergent chaque jour, des idées nouvelles apparaissent chaque mois, des propositions sont en cours… Il est temps de sortir de la sidération et de revenir dans l’histoire. Individuellement, mais aussi collectivement. Et en guise de motivation, pour faire « face au FN », on pourrait penser à la phrase de Périclès aux Athéniens, qui hésitaient à se mobiliser pour sauver leur cité : « Se reposer ou être libre, il faut choisir. » 43 2 AGIR Par Enzo Poultreniez et Erwan Lecœur L’ascension de Marine Le Pen et la diffusion des idées du Front national sont résistibles. En témoignent les neuf chapitres suivants. Sans prétendre à l’exhaustivité, ils illustrent l’action de celles et ceux qui refusent la résignation. Ces expériences sont riches d’enseignements et ne demandent qu’à être renouvelées. Elles peuvent être rassemblées en trois catégories : les idées qui n’ont pas porté leurs fruits, avec les exemples du Petit livre vert contre l’extrême droite à Bruxelles et de la Mission République dans le bassin minier du Nord - Pas-deCalais ; les actions concrètes et territorialisées qui ont un effet sur le vote Front national, avec les exemples de L’Île-Saint-Denis, Firminy et Hénin-Beaumont ; les initiatives transversales visant à collecter de l’information sur le Front national et à organiser une riposte, avec les exemples des conseils régionaux du Nord - Pas-de-Calais et de Rhône-Alpes, de la « fachosphère », de VISA et du groupe national de veille d’EELV. Gageons que les militants sauront trouver dans ces quelques exemples une source d’inspiration pour en développer de nouveaux. À la montée du Front national répond une diversité de solutions, qui n’attendent que d’essaimer. Bassin minier : sauver le front républicain ? Le bassin minier du Nord - Pas-de-Calais est-il une terre de conquête du Front national ? C’est en tout cas ici que Marine Le Pen concentre ses forces, face à un PS en décomposition, des communistes qui se cantonnent à quelques bastions et en l’absence quasi totale de la droite républicaine. Dans ce territoire en déshérence, le FN affiche une moyenne de 40 % aux dernières législatives. Dès après les cantonales de 2011, la vague « Bleu Marine » avait montré sa force… En face, plusieurs initiatives avaient vu le jour pour tenter de reconstituer un « front républicain » face à la montée du Front national. La mobilisation reste faible. Et le bassin minier s’enfonce doucement dans une crise aux accents douloureux. 46 Des îlots de résistance émergent : la commune de Loos-enGohelle (6 801 habitants) est la seule ville écologiste, dans un territoire dominé depuis des décennies par le socialisme. Les scores du maire, Jean-François Caron, sont des plébiscites : 82 % dès le premier tour des élections municipales de 2008, et un FN qui fait ses plus mauvais scores. Fort de cette légitimité locale, Jean-François Caron tente de réunir des acteurs de tous horizons pour construire une stratégie territoriale de réponse au FN qui ferait le pari de l’intelligence collective pour sortir le bassin minier par le haut de la crise systématique qu’il traverse. Comme si le chômage, le sentiment d’abandon et la dégradation de l’environnement ne suffisaient pas, le bassin minier est aujourd’hui parcouru d’affaires politico-financières importantes. Ce climat fait émerger une défiance de la population vis-à-vis de la classe dirigeante locale. Un système s’effondre et laisse des habitants en perte de repères, d’une part, et des élus locaux éclaboussés par les affaires, d’autre part. Il n’en fallait pas plus à Marine Le Pen pour faire du bassin minier son laboratoire grandeur nature. Elle a choisi de s’y parachuter personnellement, accompagnée de plusieurs cadres du parti. La même stratégie est actuellement déployée en Moselle avec l’arrivée de Florian Philippot, candidat dans la sixième circonscription aux élections législatives de 2012 (46,30 % des voix au second tour). Mission République : une tentative de sauvetage du front républicain Le choc des élections cantonales Les élections cantonales de mars 2011 ont provoqué un électrochoc dans le bassin minier : le Front national se maintient dans tous les cantons renouvelables et y obtient partout plus de 30 % des suffrages au second tour, avec des pointes à 43,45 % dans le canton de Lens Nord-Est et 44,74 % dans le canton de Montigny-en-Gohelle (composé de Montigny-en-Gohelle et Hénin-Beaumont) sur la candidature de Steeve Briois. C’est surtout la progression du nombre de voix recueillies par les candidats frontistes qui interpelle. L’augmentation est en moyenne de 40 %. La progression en voix au second tour démontre donc que le FN bénéficie désormais de reports de voix. Le cordon sanitaire a rompu ; une porosité s’est installée avec l’électorat de droite, mais aussi – dans une moindre mesure – avec l’électorat de gauche. En devenant un parti « attrape-tout », le Front national fait vaciller le front républicain. 47 Appel à la mobilisation pour le bassin minier L’impuissance des partis politiques traditionnels à répondre à la montée du FN est parfois teintée de résignation. C’est ce défaitisme qu’a décidé de combattre Jean-François Caron, maire de Loos-en-Gohelle et conseiller régional écologiste. Un appel citoyen contre le FN est publié le 12 avril, trois semaines après le second tour des élections cantonales. Son titre est sans équivoque : « Face au FN, halte à l’impuissance ! Indignonsnous, engageons-nous ! Appel citoyen de personnalités engagées ». Il est signé par une vingtaine de personnalités du territoire : élus, acteurs culturels, syndicalistes, universitaires, sportifs, etc. Texte de l’appel (extraits) « La réponse aux inquiétudes de la population repose sur une action à tous les niveaux, et particulièrement les pouvoirs publics, et les élus. Le combat est à mener sur les valeurs et sur les réponses concrètes à apporter. que soient leurs orientations politiques et leurs domaines d’intervention, une dynamique collective de construction de cet avenir. Impliquer, associer, mobiliser, inlassablement… […] La conférence permanente du bassin minier avait, dans les années 1990, mobilisé près de 2 000 personnes, au long cours. Cette dynamique de réflexion et de construction collective avait donné lieu à l’élaboration d’un diagnostic partagé sur le territoire, avait permis de construire un projet collectif et donné lieu à la signature d’un volet particulier du contrat de plan État/région, doté de vrais moyens d’action. La reprise de la dynamique pourrait mobiliser dans l’action, autour de la construction d’un projet pour l’après charbon. » Il nous faut ouvrir une deuxième reconversion, celle de l’implication des acteurs dans leur diversité, celle de l’innovation, et donc celle d’un véritable projet partagé, porteur de la transformation et de l’avenir du territoire. […] C’est par le projet que nous répondrons aux gens, à leurs inquiétudes. Il nous faut enclencher ensemble, avec toutes les personnes de bonne volonté, quels […] L’appel propose de faire de la révolution démocratique la première des priorités, pour sortir par le haut des affaires judiciaires et de la défiance des citoyens. Il est fait notamment référence à la Conférence permanente du bassin minier initiée par Jean-François Caron sous la présidence de MarieChristine Blandin au conseil régional Nord - Pas-de-Calais et qui avait abouti à la publication d’un livre blanc en 1998, puis à l’installation de la Mission bassin minier. Symboliquement, l’appel jette les prémices d’une union large de la gauche 48 communiste et socialiste et des écologistes sur tout le territoire pour riposter au Front national. La droite étant inexistante, il s’agit donc bien de reconstituer un front républicain dans les esprits, et dans les urnes. Les raisons d’un échec Deux ans après son lancement, la Mission République est tombée en sommeil, de l’aveu même du premier signataire. Malgré les articles de presse et les nombreux relais de l’appel localement, la dynamique est au point mort. Certes, l’élection présidentielle, puis les législatives ont minoré les initiatives trans-partis ; mais l’explication n’est pas suffisante. L’effondrement du front républicain Des élus dans une posture attentiste, des militants peu enthousiastes et des citoyens absents : l’appel n’a pas réussi à rassembler largement des citoyens, même avertis et sensibilisés sur la question. Et pour répondre au « Que faire ? », c’est l’impuissance qui domine. Qu’il s’agisse d’un « collectif antifasciste » ou d’une « Mission République », les réunions ne drainent plus les foules des années 1990. Se réunir pour dénoncer ne suffit plus et s’avère même parfois contre-productif. Par ailleurs, à l’évidence l’électorat frontiste évolue : un vote d’adhésion s’ajoute au vote de protestation. À cela s’ajoute également un vote de ralliement d’entre-deux-tours totalement nouveau. Les cartes du jeu politique en sont profondément rebattues. Face à ce nouveau comportement de l’électorat, la reconstitution d’un front républicain homogène ne peut être suffisante. Pour certains élus, elle n’apparait même plus comme nécessaire : si le front républicain n’engage pas à grand-chose quand le FN est à 15 %, il en est autrement quand il avoisine les 45 %. En sus, la Mission République a connu une série d’intimidations qui n’ont pas permis d’instaurer un climat de travail apaisé : des tentatives de piratage de la messagerie électronique aux dégradations sur des véhicules stationnés à proximité des lieux de réunion, ces pressions ont pu avoir un effet démobilisateur. La fin du discours antifasciste traditionnel Les enquêtes d’opinion montrent un Front national de plus en plus toléré voire accepté par la population, certains de ses constats étant même partagés par une majorité de Français. 49 Le changement d’image opéré par Marine Le Pen, qui évite soigneusement les dérapages de son père, a rendu possible une banalisation de son parti. L’urgence est donc au renouvellement de la stratégie de communication face au FN. Avec des actions plus inventives et décalées, les militants écologistes d’HéninBeaumont apportent une partie de la réponse. Il s’agit enfin de traiter les causes du vote FN plutôt que ses effets. C’était l’ambition première de la Mission République : « Le combat est à mener sur les valeurs et sur les réponses concrètes à apporter », lit-on dans l’appel. La lutte contre la peur du déclassement social et le sentiment de relégation spatiale est d’autant plus efficace si elle est accompagnée d’un réengagement des pouvoirs publics sur ces territoires. Enfin, le classement du bassin minier au patrimoine mondial de l’UNESCO pourrait avoir des effets concrets sur le discours du Front national. La reconnaissance de l’identité du territoire renforce l’estime de soi des habitants et combat la désespérance qui fait le nid du FN. Les habitants relèvent progressivement la tête. Conférence permanente du bassin minier et bassin minier UNESCO sont deux autres initiatives de Jean-François Caron qui portent des fruits et ont mobilisé un grand nombre de citoyens et d’acteurs du territoire. C’est aussi le cas de l’opération de développement Euralens, qui accompagne la mutation du territoire engendrée par l’arrivée du Louvre à Lens. Ces succès de développement d’initiatives locales, porteuses d’espoir, contrastent avec la difficulté qu’a eue la Mission République à mobiliser sur l’enjeu seul de la lutte contre l’extrême droite. La leçon pourra être méditée pour d’autres lieux et d’autres situations comparables. Bruxelles : un petit livre vert contre l’extrême droite Suite aux succès des partis d’extrême droite au cours des années 1990 (« nonante », disent les Belges), le parti Ecolo a décidé de publier un petit livre reprenant une liste de contre-argumentaires pour aider les militants à convaincre des électeurs potentiels. Mais assez vite, les écologistes de Bruxelles et de Wallonie ont dû se rendre à l’évidence : la conviction et l’explication ne suffisent pas toujours pour faire pencher la balance. Comment défaire un argument qui touche les gens profondément, en leur expliquant longuement qu’ils se trompent et que les choses sont plus « complexes » ? La 50 formation sur le terrain, la capacité à entrer en empathie avec les interlocuteurs, voire à pousser la logique populiste jusqu’à l’absurde peuvent parfois se révéler plus efficaces. Une logique plus « socratique » appliquée en politique serait à méditer. Le Front national en Wallonie (devenu Démocratie nationale)1 et le Vlaams Belang (VB, ex Vlaams Blok) en Flandre se partagent le territoire belge, avec des dynamiques très différentes : très forte en Flandre, très faible en Wallonie. Jusqu’aux dernières élections communales (2012), ces deux partis se présentaient tous les deux dans la région de Bruxelles-Capitale, qui forme la troisième entité fédérale du pays. Tandis que la Flandre (nord du pays) connaît un très fort vote sécessionniste et nationaliste (qui a entrainé de nombreuses crises politiques ces dernières années), l’ex FN Belge n’a pas réussi à s’implanter dans le sud du pays et l’extrême droite a quasiment disparu des écrans en Wallonie sans qu’il soit mis en place d’action particulière. C’est dans la région de Bruxelles-Capitale que la lutte contre l’extrême droite a davantage mobilisé, notamment au milieu des années 1990, en réaction à la forte progression des représentants des deux partis en lice. Les élections communales de 1994 ont été un énorme succès pour le Vlaams Blok (VB) et le Front national (FN) dans la région de Bruxelles-Capitale. Ce raz de marée a eu un écho d’autant plus retentissant que son ampleur n’était pas annoncée. Le FN était présent dans 17 des 19 communes de Bruxelles-Capitale et a obtenu 46 élus dans 15 communes. Le VB était présent dans 11 communes, avec 4 élus, dans 4 communes. Dans le détail, l’extrême droite (FN et VB réunis) recueille entre 1 % des suffrages à Saint-Josse et 21,8 % à Molenbeek-Saint-Jean, avec une moyenne de 11 % sur les 19 communes, un score encore jamais atteint à l’époque. Ces scores élevés pour une capitale cosmopolite comme Bruxelles font l’effet d’une douche froide chez les militants du parti Ecolo. C’est le cas à Uccle, commune résidentielle bourgeoise du sud de Bruxelles, qui a vu pour la première fois entrer deux conseillers communaux du Front national. 1. Depuis mars 2012, le Front national est devenu « Démocratie nationale » suite à la décision de la cour d’appel de Liège, qui a reconnu la propriété de la marque Front national au FN français. Cela n’a pas empêché des candidats se revendiquant du Front national de se présenter aux communales d’octobre 2012 sous l’étiquette « FN Belge », « LEPEN » ou « FNW ». Chantal de Laveleye est alors l’une des trois conseillers communaux d’Ecolo que compte la commune. Sur le site de la fondation Etopia2, elle témoigne : « Passé le choc unanimement ressenti par tous les élus des partis démocratiques, nous avons 2. Centre d’animation et de recherche en écologie politique. Article du 25 février 2011 sur www.etopia.be . Genèse d’un livre vert 51 pris notre mal en patience ; d’autant plus aisément que les interventions des élus FN furent particulièrement rares. » Des membres de la « régionale Ecolo » de Bruxelles fondent un groupe de travail baptisé « Non à l’extrême droite » chargé d’analyser les causes et effets du vote FN et VB sur les 19 communes bruxelloises et de trouver des outils efficaces pour le résorber. En mai 1999 est publié le Petit livre vert contre l’extrême droite, qui vise à réfuter tous les aspects des projets politiques du Vlaams Blok et du Front national. L’introduction pose le cadre : « Il arrive à tout démocrate d’être confronté à des interlocuteurs manifestement influencés ou simplement séduits par le discours de l’extrême droite. Nous avons conçu cet argumentaire comme un outil à l’usage de tous ceux qui souhaitaient être mieux armés pour ce dialogue difficile ». Tous les aspects du discours du Vlaams Blok et du Front national sont passés au crible, pour couvrir les possibles interpellations de citoyens croisés au cours d’un tractage militant. Chaque chapitre commence par exposer des extraits de tracts de l’extrême droite et des citations de ses leaders, puis présente la contre-argumentation étayée en plusieurs points. Il s’agit donc en priorité de déconstruire le discours de l’extrême droite. Le livre vert : manuel de réfutation Table des matières du Petit livre vert contre l’extrême droite Défiance à l’égard du politique Politiciens incapables et corrompus Système électoral Fiscalité Noyau dur du discours de l’extrême droite Immigration Sécurité Aspects moins connus du programme Femmes Enfants Syndicalisme Chômeurs 52 Danger pour la démocratie Démocratie Johan Demol Annexes La menace du Vlaams Blok à Bruxelles Bref historique de l’extrême droite flamande en Belgique Extrême droite et nationalismes Une efficacité en demi-teinte Si l’intention est louable, ce petit livre vert échoue, dans les faits, à devenir un outil efficace de la lutte contre l’extrême droite. Toujours sur le site d’Etopia, Chantal de Laveleye développe les raisons de cet échec relatif : « En faire usage lors des contacts avec la population s’est avéré malaisé : autant le discours de ces partis est simpliste, autant la contreargumentation est complexe. Cette idéologie parle aux tripes alors que nous faisons appel à la raison ». L’expérience bruxelloise du livre vert nous apprend qu’on ne peut pas mener un échange politique avec un citoyen en commençant par nier en bloc son propos, et en se lançant dans une contre-argumentation en dix points. Ainsi, le livre vert propose une page entière de réponses, en cinq points, à la phrase « On paye trop d’impôts, l’État gaspille notre argent ». Il est en pratique impossible qu’un citoyen accorde autant de temps de réponse. Et quand bien même, il se lasserait rapidement d’autant de complexité. Ironie socratique, plutôt que rhétorique de conviction Face à un potentiel électeur d’extrême droite, la démarche la plus efficace est d’abord celle de l’écoute, avec relances interrogatives. Les questions (« Vous souhaitez la baisse des impôts, d’accord… donc vous souhaitez aussi la fermeture d’écoles ? ») sont plus efficaces que les affirmations (« Il ne faut pas baisser les impôts parce que ça entrainera des fermetures d’écoles ! »). Le modèle du genre est bien sûr le philosophe grec Socrate, mis en scène dans les dialogues de Platon, qui use d’ironie plutôt que de rhétorique. L’ironie de Socrate n’est pas seulement de feindre l’ignorance, elle consiste également à faire semblant d’approuver les compétences que son interlocuteur prétend avoir (« Je sais de quoi je parle »). Ces flatteries l’incitent à développer son argumentaire, et à Socrate de surenchérir par le biais de questions faussement naïves. Avec cette méthode, Socrate révèle point par point les contradictions de la pensée de son interlocuteur en ébranlant les postulats et en remettant en cause les hypothèses initiales. La complexité des réponses de l’écologie politique ne permet pas aux militants écologistes d’adopter la posture du rhéteur, du tribun qui use de simplisme et de démagogie, comme c’est le cas des militants d’extrême droite. Toute la doctrine du Front national tient d’ailleurs en une formule : « Immigration = Chômage = Insécurité ». La posture du rhéteur (ou « sophiste » 53 du temps de Platon) ne permet pas d’exposer une pensée complexe. Les militants écologistes doivent au contraire s’inscrire dans celle du philosophe. Ainsi, plaquer des contrearguments du petit livre vert dans une discussion ou répondre à « La France aux Français » par « Le Pen, nazi ! » a une efficacité limitée. L’enjeu de la formation militante L’expérience de la régionale Ecolo de Bruxelles-Capitale est riche d’enseignements. Concentrés sur leur objectif de combattre les idées de l’extrême droite, les militants écologistes en ont oublié qu’il s’agissait aussi de questions de posture et de communication politique. Ils avaient préparé un manuel pour aller « donner la leçon » aux citoyens tentés par l’extrême droite. Cette stratégie s’est vite révélée infructueuse. Geoffrey Roucourt, ancien secrétaire régional d’Ecolo Bruxelles, est conscient des limites du livre vert quand il déclare : « Ce document date, et n’était pas très bien reçu sur le terrain. Nous ferions sans doute les choses différemment aujourd’hui ». Le Petit livre vert contre l’extrême droite de Bruxelles-Capitale n’est donc pas complètement opérationnel, de l’aveu de certains de ses concepteurs. Il est cependant un bon outil pour imaginer des trames d’entretien et des outils de communication. En effet, il s’agit d’un document riche et qui, s’il ne prétend pas à l’exhaustivité, permet néanmoins d’aborder les thématiques fortes du Front national et du Vlaams Belang par différents angles. Il est donc une première étape qui en appelle d’autres, au premier rang desquelles la formation pratique des militants. Invectiver un électeur d’extrême droite potentiel ne risque pas de lui faire revoir sa posture, au contraire ; l’aborder avec empathie permet de libérer la parole, et de mieux en mettre à jour les contradictions. L’expérience d’Ecolo pourrait à ce titre donner des pistes pour élaborer des outils efficaces et adaptés en termes d’argumentaire comme de formation. L’Île-Saint-Denis : une « île vivante » et en « Ébullition » face au FN L’Île-Saint-Denis est une commune insulaire de SeineSaint-Denis (93) peuplée de 7 017 habitants (2009) et riche de nombreuses nationalités. Dans les années 1990, le Front national y réalise des scores inquiétants. Des citoyens réagissent alors en se regroupant et en investissant un terrain 54 de proximité dans le cadre d’une association d’animation locale : Ébullition. Ce projet a permis l’apparition de L’île vivante, liste écolo-citoyenne qui a emporté la mairie en 2001 (puis en 2008). Parmi les résultats sensibles, entre 1988 et 2012, le score du FN a diminué : de plus de 15 % en 1995, il est descendu à 7,65 % à la présidentielle de 2007 et seulement 11,13 % en 2012, nettement en dessous de la moyenne nationale. Mais au-delà des urnes, la ville a développé depuis plus de vingt ans une véritable culture de la mobilisation citoyenne et des liens sociaux de proximité, face aux peurs qui sont le lit des idéologies d’exclusion. L’Île-Saint-Denis est un fief historique du Parti communiste, typique de la « banlieue rouge » proche de Paris qui connaît des difficultés sociales caractéristiques : 24 % de chômeurs, 53 % de foyers non imposables, 70 % de logements sociaux. Au premier tour de l’élection présidentielle de 1988, Jean-Marie Le Pen y recueille 17,36 % des suffrages. La réaction des habitants est immédiate, avec un rassemblement spontané en centre-ville. Le choc est d’autant plus grand que le vote Front national n’a pas de visage localement, il n’est pas implanté. Ses électeurs ne se revendiquent pas publiquement du parti et ne participent pas à la vie de la cité. Pour les citoyens de gauche, très majoritaires, il est d’autant plus difficile de combattre un ennemi dont on ne connaît ni le visage, ni le nom. Ébullition ou la citoyenneté rénovée Suite à ce rassemblement naît l’idée de créer une association citoyenne qui se détacherait des partis politiques traditionnels pour lutter contre les causes supposées du vote FN : principalement la peur de l’autre. Ces citoyens engagés veulent trouver des réponses concrètes au malaise social exprimé dans les urnes à travers un vote protestataire. L’association Ébullition est fondée, notamment par Elisabeth Bourgain, pionnière de l’école de la deuxième chance, militante féministe et écologiste. Sa première action est l’organisation d’une grande soirée conviviale. Selon Anne N’Guyen, une des fondatrices de l’association, « l’idée [était] que les gens se rencontrent, se connaissent, pour ne plus avoir peur les uns des autres. Lutter contre la peur, c’est lutter contre le FN »3. Plus d’une centaine d’habitants ont fait le déplacement et découvrent la charte de l’association qui stipule : « L’association inscrit son activité dans la perspective d’une 3. Cité dans Ébullition, portrait d’une association, Barbara Grinberg, Éditions du Toit, 2001, 314 pages. 55 citoyenneté rénovée qui reconnait les pleins droits à tous sans exclusive, qui prend soin de la nature et de l’environnement, qui prône une coopération enrichissante et pacifique entre les peuples, qui assure la participation démocratique la plus large des citoyens aux choix, décisions et actions qui les concernent, qui permet le libre épanouissement de chacun pour le libre développement de tous ». symboliquement à la Maison des jeunes. Suit la création de quatre comités de quartier, avec réunion mensuelle, ainsi que l’instauration de commissions publiques ouvertes à tous les habitants. Ébullition s’inscrit dans une démarche d’éducation populaire et entend provoquer le débat dans la commune pour exorciser les peurs et faire tomber les préjugés. Elle organise régulièrement des débats citoyens participatifs sur des questions clivantes, comme le voile à l’école ou la situation politique en Palestine. Commission n°1 « Vie des quartiers » associative, coopération décentralisée, intercommunalité Politique de la ville, gestion urbaine de proximité, démocratie participative, communication, intercommunalité Commission n°4 « Finances, économie et services publics » En parallèle, l’association s’investit concrètement pour l’amélioration de la qualité de vie des habitants, via la mise en place d’activités régulières de soutien scolaire et d’alphabétisation et organise également des sorties pour les jeunes à la campagne, des séances d’éducation à l’environnement ou à l’alimentation. En 1995 l’association est agréée centre de loisirs. En quelques années, Ébullition occupe le terrain jusqu’à devenir une contre-société locale, à côté de la municipalité communiste. Commission n°2 « Éducation et action sociale » Finances, entreprises, commerçants, artisans, économie sociale et solidaire, insertion professionnelle, guichet d’accueil unique, intercommunalité D’Ébullition à L’île vivante Culture, jeunesse, sports, loisirs, temps libre, fêtes, tourisme, vacances, vie En 1995, une liste L'île vivante se présente aux municipales, composée pour partie de fondateurs d’Ébullition, et obtient trois élus. L’association laboure toujours autant le terrain et certains membres formulent le souhait de transformer cette dynamique citoyenne locale en dynamique électorale. Au printemps 2001, la liste « Ensemble pour une île vivante », emmenée par Michel Bourgain (adhérent des Verts), remporte la mairie. Il rassemble 48,9 % (22 sièges) contre 41,74 % pour la liste communiste (6 sièges) et 9,34 % pour une liste de droite (1 siège). Cette victoire n’est pas sans créer des tensions dans l’association Ébullition, qui connaît une division sociologique entre ceux qui rejoignent le conseil municipal, essentiellement des personnes issues de la classe moyenne, et ceux qui restent dans le giron associatif d’aide et d’accueil, essentiellement celles issues des milieux les plus populaires. Une fois arrivé aux responsabilités, Michel Bourgain décline son programme citoyen. Il fait de L’Île-Saint-Denis un laboratoire de la participation citoyenne : « La solution, c’est la démocratie participative car c’est le fondement de la lutte contre la violence qui se développe quand il y a trop d’individualisme ». Le premier conseil municipal a lieu 56 Les commissions publiques municipales ouvertes à tous Affaires scolaires, restauration, réussite éducative, parentalité, centres de loisirs, action sociale, santé, enfance, petite enfance, actions intergénérationnelles, lutte contre les discriminations, intercommunalité Commission n°3 « Temps libre et vie associative » Commission n°5 « Urbanisme, écologie et cadre de vie » Urbanisme, travaux, déplacements, espaces publics, propreté, environnement, énergie, habitat, patrimoine immobilier, équipements, intercommunalité Chaque grande décision fait l’objet d’une concertation approfondie avec les habitants et d’une coproduction des politiques à mettre en œuvre à partir des besoins. Des habitudes se créent et la participation des usagers s’élargit sur de nombreux grands dossiers : cuisine centrale, plan de déplacements, sauvegarde du pont pour le passage du tramway, écoquartier… La commune remporte même un prix de la citoyenneté au salon de la Nouvelle Ville (écocitoyenneté). Lorsqu’il est question d’adhérer à Plaine Commune, le conseil municipal (sur proposition du maire Michel Bourgain) organise un référendum auquel tous les habitants peuvent participer, y compris les résidents étrangers ; cela provoque quelques réactions des autorités préfectorales, de la classe politique la plus réactionnaire (élus UMP) et un communiqué de Jean-Marie Le Pen. C’est l’occasion d’une réponse cinglante et argumentée de Michel Bourgain et de son collègue de Stains, sous la forme d’une tribune dans le journal Libération4, dénonçant la vision moisie du millionnaire de Saint-Cloud et affirmant : « Face au front de la haine, qui ne comprend 4. M. Bourgain (maire de L’ÎleSaint-Denis) et M. Beaumale (maire de Stains), « Front solidaire, contre front de la haine », Libération, 11 octobre 2002. http://www. liberation.fr/tribune/0101427489 -front-solidairefront-de-la-haine . 57 rien de la vie des gens et de l’envie de vivre ensemble, nous continuerons de construire et de développer un front solidaire, vecteur de coopération et de justice entre les habitants d’un territoire, d’où qu’ils viennent. » On retrouve donc bel et bien, dans l’action locale résolue et citoyenne, la question de départ : on avance, contre la montée des peurs et donc celle du vote FN. En savoir plus Lien social et démocratie partagée, contre peurs et préjugés Firminy : retisser du lien social La démocratie locale compose le ferment de la reconquête citoyenne. Chaque quartier accueille une fois par an une séance du conseil municipal, avec un temps de questions-réponses prévu avec les habitants présents. Cette relocalisation permet de rapprocher l’institution municipale des citoyens, qui peuvent ainsi comprendre son fonctionnement. La présence des élus sur tout le territoire communal tend à réduire le fossé entre la classe politique et les citoyens, et lutte ainsi concrètement contre le discours frontiste du « tous pourris ». La démocratie participative est une rupture paradigmatique dans la citoyenneté locale : l’habitant passe de la réclamation à la coconstruction. À partir du moment où les lieux de pouvoir lui sont ouverts, il comprend davantage la complexité des dossiers et des arbitrages (parfois à plusieurs collectivités et acteurs). L’éducation populaire et la compréhension des processus est un frein au populisme. Ébullition sur le plan associatif et L’île vivante sur le plan politique ont permis de rénover la citoyenneté locale à L’ÎleSaint-Denis. Les 17,34 % du Front national au premier tour de l’élection présidentielle de 1988 (au-dessus du score national, 14 %) sont un lointain souvenir. Au premier tour en 2002, un an après l’élection de Michel Bourgain, le score du FN baisse légèrement, à 15,97 % (15 % au plan national). En 2007 son score tombe à 7,65 %, pour remonter à 11,13 % sur la candidature de Marine Le Pen en avril 2012, ce qui le maintient quand même près de 6 points sous son score national (17,9 %). Cette décrue locale du FN s’est jouée sur de nombreux facteurs, dont la prise en considération des relations sociales au niveau local, voire interpersonnel, sur la petite ville. Mais le contexte global (montée du FN et effets du sarkozysme, échec d’un gouvernement de gauche) joue fortement sur les esprits, à L’Île-Saint-Denis, comme ailleurs. L’expérience citoyenne et écologique menée dans la proche banlieue de Paris n’a pas résolu tous les problèmes, mais elle a pour intérêt d’être reproductible et exemplaire pour bien des villes et communautés locales. 58 Comprendre l’action menée sur le long terme par les citoyens réunis au sein de l’association Ébullition, on peut consulter le livre écrit par Barbara Grinberg : Ébullition, portrait d’une association. Éditions du Toit, 2001, 314 pages. À Firminy, dans le bassin houiller de la Loire, le FN a connu une envolée dans les années 1990, avant de baisser progressivement pour se retrouver dans la moyenne métropolitaine française. Sans cadres locaux ni réelle idéologie politique, ce vote manifeste plus une désespérance sociale qu’un racisme ou une xénophobie. Anne de Beaumont, conseillère municipale écologiste, a décidé de combattre les causes de ce vote. Minoritaire dans un conseil municipal dominé par la droite, elle a réussi à imposer l’idée d’installer une épicerie sociale et solidaire dans le quartier populaire du Layat ; le vote Front national y a connu une décrue. La ville de Firminy est au centre de l’ancien bassin houiller de la Loire, à quelques kilomètres de Saint-Étienne. Elle accueille une forte population issue d’une immigration du travail puis du regroupement familial. La ville connaît d’importantes difficultés sociales depuis la fin de l’exploitation du charbon, avec un taux de chômage très fort et une ségrégation spatiale importante entre les quartiers. La ville perd régulièrement des habitants et le lien social se délite. Le vote Front national se développe fortement dans ce bastion communiste à partir des années 1980, au plus fort de la crise économique. Le premier tour de l’élection présidentielle de 1995 place Jean-Marie Le Pen en tête sur la commune, avec un score historique de 24,9 % et 2 460 voix. Le Layat, bastion du vote frontiste Au nord de Firminy, le quartier du Layat est constitué d’une série de grands ensembles très enclavés, coupés du centreville par une voie ferrée, loin des lieux de vie, de commerce et de convivialité. Les services publics y sont absents : encore aujourd’hui le quartier ne dispose d’aucune école primaire. Le quartier fait néanmoins l’objet d’une bonne desserte en bus (ligne 59 structurante entre Firminy et Saint-Étienne), mais on y passe plus qu’on ne s’y arrête. Les autres habitants de la ville n’ont vraisemblablement aucune raison de venir dans ce quartier. Les habitants qui y occupent les logements sociaux ont un sentiment de relégation, d’y être reclus, voire punis tant il est difficile d’en sortir. De nombreux logements restent vides faute d’attraction du secteur. C’est dans ce terreau qu’a prospéré le vote Front national, sans qu’il y ait émergence d’un leader local ou parachutage d’un cadre du parti. En 1995, le score du FN à Firminy est tiré par les bureaux de vote du Layat et des alentours. Une épicerie sociale et solidaire pour recréer du lien social En 2001, la droite gagne les élections municipales. Anne de Beaumont est alors la seule élue écologiste au milieu d’une majorité de droite et d’un groupe d’élus de gauche dépassés par la défaite et usés par trente ans de pouvoir communiste. Elle propose rapidement la création d’une épicerie sociale et solidaire dans le quartier du Layat : l’idée est de développer une épicerie de proximité pour les personnes âgées et autres habitants sans voiture, mais aussi une épicerie sociale permettant l’achat des denrées alimentaires pour certaines familles avec des réductions de 30 % et enfin une épicerie solidaire avec des produits de commerce équitable pour attirer d’autres clientèles et instaurer de la mixité sociale. Cette épicerie est créée avec le lancement d’une association, Le P’tit Pont de Layat, suite à l’audit d’une structure d’économie sociale et solidaire et avec l’appui des travailleurs sociaux du quartier sollicités pour le lancement du projet. La municipalité finance la majeure partie du budget de cette épicerie sociale et solidaire. Une salariée est recrutée, complétée depuis par un emploi aidé, et épaulée par de nombreux bénévoles. Les produits alimentaires sont vendus par une grande chaine alimentaire avec une remise. L’émergence d’une identité locale En plus de proposer des aliments et denrées de première nécessité (hygiène, produits d’entretien, etc.), cette épicerie devient progressivement un lieu de rencontres pour les habitants du quartier : on vient y lire le journal, y boire un café. Des ateliers cuisine y sont proposés chaque mois, des sorties pédagogiques organisées avec la conseillère en économie 60 sociale et familiale. L’épicerie, à vocation alimentaire, est aujourd’hui devenue un lieu ressource pour le quartier. Elle a pallié le manque de lieu de convivialité et constitue une forme de centralité urbaine. Ce lieu a permis de proposer à des familles une alternative à l’assistanat et aux dons alimentaires. Ces familles peuvent retrouver leur dignité en construisant un projet familial, grâce notamment aux économies réalisées du fait de la remise sur les denrées alimentaires. Mais ce lieu a surtout favorisé l’échange entre habitants voisins qui ne se parlaient plus, il a permis de recréer du lien social et d’impulser des animations dans le quartier. D’un ensemble d’immeubles dortoirs en périphérie de la ville, l’épicerie a favorisé l’émergence d’une identité collective propre au quartier, et donc d’une certaine fierté d’y habiter. La baisse du vote Front national L’épicerie a contribué à faire reculer le sentiment de relégation spatiale et de désespérance sociale. Le vote Front national y a nettement chuté aux élections qui ont suivi. Sur l’ensemble de la ville, Jean-Marie Le Pen recueillait 2 017 voix au premier tour de l’élection présidentielle de 2002 (24,57 %) et seulement 1 295 voix en 2007 (13,26 %). La baisse est plus nette que sur le reste de la France. En avril 2012, Marine Le Pen obtient 2 132 voix (23,97 %), proche du score de 1995 mais en deçà du score de 2002 (alors qu’elle surpasse largement son père au niveau national). L’implantation d’une épicerie n’a évidemment pas vocation à résoudre tous les problèmes, notamment celui de l’emploi. La recrudescence récente du vote FN sur Firminy l’atteste. Mais elle a permis d’apporter une première réponse sociale à un quartier en grande difficulté. Le sentiment de relégation, terreau du FN Qu’il s’agisse d’un quartier de grands ensembles en proche banlieue, d’une nappe de lotissements en grande périphérie ou d’habitations en zone rurale, le délitement des services publics génère un sentiment de relégation favorable au développement du vote Front national. Les exemples de quartiers ou villages qui se sentent abandonnés des pouvoirs publics sont nombreux. À l’intérieur des grandes agglomérations, cet abandon entraîne un sentiment de défiance vis-à-vis des centres urbains et des valeurs qu’ils portent 61 (multiculturalisme, tolérance, etc.). Il entraîne également une concurrence, souvent fantasmée mais parfois réelle entre les quartiers, avec naissance d’une forme de paranoïa spatiale : « Pourquoi ce quartier a le droit au vélo libre service et pas nous, à la ligne de bus en site propre et pas nous, à la salle de sport toute neuve et pas nous, à la propreté et pas nous ? », etc. Dans les villages, ce sont les grandes villes qui sont pointées du doigt comme les responsables de l’appauvrissement des campagnes. L’enjeu de « l’égalité des territoires » est donc crucial pour lutter contre le vote Front national. Qu’il s’agisse de l’aménagement durable du territoire et du maintien des services publics de proximité, les écologistes doivent avoir à l’esprit cet impératif d’équité. Au niveau local, l’action d’Anne de Beaumont en faveur de l’installation d’une épicerie sociale et solidaire est caractéristique de cette démarche. Hénin-Beaumont : des apparitions locales, conviviales et inventives Dans ce coin du Pas-de-Calais délaissé par les grands partis, l’ombre de Marine Le Pen plane sur chaque scrutin. On est en plein laboratoire grandeur nature : ici, le FN veut prouver qu’il peut emporter une ville et remplacer un PS en décomposition. En face, il y a eu la gouaille de Jean-Luc Mélenchon en 2012. Avec de petits moyens et depuis plusieurs années, les écologistes ont décidé de jouer la carte du regain de confiance auprès de la population et de l’anti-frontisme par la dérision et la convivialité. À leur tête, Marine Tondelier, jeune candidate écologiste locale, a endossé le rôle de trublion politique sympathique et inventif. Une stratégie de communication adaptée, moins agressive que les anathèmes antifascistes traditionnels, mais que les militants et dirigeants du FN sur place n’aiment pas trop. Le projet de Marine Le Pen est clair et connu : faire d’HéninBeaumont un laboratoire pour tester l’efficacité de son discours et pour éprouver sa stratégie d’implantation depuis qu’elle a pris la tête du parti familial. S’il accédait au pouvoir, il ne fait aucun doute que la ville deviendrait une vitrine de l’action locale à la sauce Front national, plus encore que ne l’ont été Vitrolles et Orange en d’autres temps. Et cette éventualité est devenue de plus en plus crédible, au fil des années. Avec 2 109 voix au second tour des élections municipales de 2001 (19,1 %), 3 630 voix en 2008 (28,8 %), 5 504 voix en 2009 62 (47,62 %) pour les listes menées par Steve Briois au nom du FN, et jusqu’à 6 030 voix (55,1 %) au second tour des élections législatives de 2012 sur la candidature de Marine Le Pen, la stratégie d’implantation est manifestement payante dans les urnes. L’élection municipale de mars 2014 s’annonce sous de mauvais auspices, à Hénin-Beaumont comme dans quelques autres villes du pays. Pourtant, Marine Le Pen n’apporte aucune solution concrète pour remettre le bassin minier sur les rails. Au contraire, elle participe du climat sinistré qui s’installe et se contente d’incarner un supposé recours face à certains élus socialistes locaux notoires englués dans les affaires politico-financières. Elle incarne une forme de paternalisme qui se substitue à la société du contrôle social du temps des houillères. Les écologistes, entre vaillance et abattement Face à cette offensive, la droite républicaine est inexistante et la gauche très divisée ; d’autant plus depuis le parachutage de Jean-Luc Mélenchon lors des législatives de 2012. Alors que le contexte ne leur est pas électoralement favorable, les écologistes ont très tôt souhaité s’engager localement, obtenant des scores honorables (8 % aux élections municipales partielles de 2009 au premier tour). Mais le climat local est extrêmement lourd. Les combats électoraux sont violents, et les recours systématiquement déposés par le FN ne permettent pas un relâchement de la tension politique. Les militants écologistes ont donc été soumis à rude épreuve, beaucoup ont connu des périodes d’abattement, certains sont partis. Dans le même temps, les habitants d’Hénin-Beaumont souffre d’une surexposition au débat politique et finissent par s’en détourner. Nous avons donc des militants de plus en plus muets face à des habitants de plus en plus sourds. Faire souffler un vent frais sur Hénin Dès lors, comment rendre de nouveau audible la parole écologiste pour contrer le Front national ? Une partie de la réponse passe par l’expérimentation de nouvelles pratiques militantes. Ce renouvellement a notamment été porté par Marine Tondelier, militante des jeunes écologistes devenue tête de pont d’EELV sur la ville, dont elle est originaire. Elle écrit sur son blog : « Politiquement, il est compliqué de s’opposer à Marine Le Pen. La caricature est facile, le combat antiraciste tourne aisément à la farce, donnant prise à l’idée de l’élite contre le peuple »5. 5. Source : http:// marinetondelier. wordpress.com/ page/6 . 63 Plusieurs actions ont été mises en œuvre sur Hénin-Beaumont, faisant apparaître les écologistes là où on ne les attendait pas (karaoké), utilisant une communication simple et efficace dans les visuels et la sémantique (Nestor le Mort, Blouse blanche contre peste brune), se servant du jeu comme outil de pédagogie politique (chamboule-tout contre les préjugés) et valorisant l’expertise d’usage des habitants (Guide participatif du mieux vivre à Hénin-Beaumont). Le happening comique : mettre les rieurs de son côté Le 19 mai 2012, Marine Tondelier, candidate écologiste dans la 11e circonscription du Pas-de-Calais (Hénin-Carvin), se retrouve par hasard à prendre l’apéritif avec quelques amis à deux tables de Marine Le Pen et de son équipe de campagne pendant un marché aux puces. Comment faire pour contourner une inévitable crispation ? Surtout, comment attirer l’attention, alors que la notoriété de la fille Le Pen écrase celle de la candidate écologiste ? Marine Tondelier et son équipe décident de profiter du contexte : un karaoké, avec titre imposé, proposé par l’association du Champ de l’abbaye. Arrivés devant le micro, le titre imposé s’avère être « On va s’aimer » de Gilbert Montagné. Les paroles se prêtent facilement au détournement : « On va s’aimer, tous ensemble, même les étrangers », « On va s’aimer, tous ensemble les gens de gauche et droite, mais surtout pas les gens d’extrême droite »6. Marine Le Pen fait bonne figure tout au long de la vidéo, mais son sourire est crispé. Une fois le morceau terminé, elle quitte rapidement les lieux. Les écologistes ont donc réussi à la faire fuir sans violence, simplement en usant de la dérision comme d’une arme puissante, mais aussi en sortant du cadre traditionnel de l’homme politique, qui contrôle son image et ne se risque donc pas à un karaoké en public. Les réactions des habitants du quartier ont été nombreuses et très positives. Marine Tondelier en témoigne : « Ça a fait rire beaucoup de monde et détendu l’atmosphère. À Hénin on en a besoin ! » 6. La vidéo complète : http://www. dailymotion.com/ video/xqyebj_marine-tondelier2012-le-karaokeanti-le-pen_news#. UYRVcaLJSSo . 64 « Nestor le Mort » et « chamboule-tout antipréjugés » : décaler le regard, pour interpeller Mettre en place des actions décalées et drôles n’empêche pas d’avoir un discours sur le fond. Dans le cas d’Hénin-Beaumont, les militants écologistes ont su se renouveler et mettre en Interpeller pour attirer l’attention Les actions mises en place par les écologistes à Hénin-Beaumont présentent une grande diversité, mais ont pour point commun de se démarquer des actions militantes traditionnelles, qui en restent trop souvent au tractage simple sur les marchés, au porte-à-porte, ou au collage d’affiches. initiatives œuvrent pour redonner confiance à des habitants et à un territoire, pour lutter contre le climat de défiance que répand le Front national. Plutôt que d’aller au devant des habitants, il s’agit de créer une situation où l’habitant, interpellé, vient de luimême. Au lieu de plaquer un discours figé et préparé à l’avance, les écologistes valorisent l’expertise d’usage des habitants et leur démontrent que leur territoire a des atouts importants. Ces Dernier effet positif, ces actions attirent les journalistes et se transforment souvent en article dans l’édition locale du lendemain. La presse quotidienne régionale, friande de ce type de happening, permet de démultiplier leur portée. Si les effets positifs ne se traduisent pas systématiquement dans les urnes, ils permettent de s’autoriser collectivement un répit dans le temps politique héninois. place des visuels qui interpellent les habitants et permettent d’ouvrir la discussion. C’est le cas de l’opération « Nestor le Mort », mise en place en mai 2012 pendant la campagne des élections législatives. « Ici, 31 600 emplois ont été détruits en deux ans », annonce Nestor. Ici, c’est l’ensemble du bassin minier. Ce visuel en noir et blanc, au message clair, interpelle les passants et permet aux écologistes d’expliquer les solutions non seulement pour créer des emplois, mais des emplois de qualité et respectueux des hommes et de l’environnement. Par un visuel efficace, les militants ouvrent le dialogue qui permet de crédibiliser le discours écologiste sur les préoccupations principales des habitants d’Hénin-Beaumont : l’emploi et la santé. Ces préoccupations sont les principales sources du vote Front national localement. Il s’agit de la peur du déclassement liée à la perte de l’emploi et du sentiment de relégation lié au désengagement de l’État (disparition des services publics, notamment de santé). Dans le même état d’esprit, en septembre 2012, à l’occasion de la braderie d’Hénin, le groupe local lance l’idée d’un chamboule-tout contre les préjugés, pour inviter les passants à combattre leurs idées reçues à coup de balles de tennis. Chaque boîte de conserve a son préjugé : « écolos = drogués », « élus = corrompus », « immigrés = assistés », « c’était mieux avant », « musulmans = intégristes », etc. 65 Le jeu permet d’attirer les familles et donc d’entamer un échange politique avec les parents pendant que les enfants jouent. Il est aussi un outil pédagogique pour déconstruire de manière subliminale le triptyque « chômage – insécurité – immigration » du Front national. Blouse blanche et pilule verte contre « peste brune » Marine Tondelier le confie facilement : « Un lycéen peut aller beaucoup plus loin et oser davantage encore qu’une jeune adulte ». Le renouvellement des pratiques militantes est aussi lié à l’âge des militants. Les actions décalées de la campagne législative ont eu la vertu d’attirer de nombreux jeunes. Un groupe de Jeunes Écologistes s’est rapidement formé, autour de Paul Hubert, jeune habitant d’Hénin-Beaumont. Ils ont lancé en octobre 2012 l’opération « des médecins contre la peste brune ». L’objectif est assez classique : démasquer le Front national en expliquant aux habitants sa stratégie d’implantation, de stigmatisation de boucs émissaires, etc. L’originalité est dans la forme : « Quelques militants déguisés en médecins partent à la rencontre des habitants pour soigner une ville malade. On leur rappelle le vote législatif qui a donné Marine Le Pen en tête à Hénin-Beaumont puis on leur explique les techniques du FN pour gagner des voix », nous explique Paul Hubert. Le tout est accompagné du slogan : « Contre la peste brune, une seule solution : la pilule verte ! » Les militants sont équipés d’une blouse blanche, de stickers et de tracts qui déconstruisent le discours du FN. L’arrivée dans un lieu public d’hommes en blouse blanche intrigue, et amène certains habitants à questionner les militants avant même d’avoir été abordés. Enfin, cette action a été initiée hors période électorale. Ceci atteste que l’implication des écologistes ne se cantonne pas aux élections et aux enjeux de pouvoir dans les institutions. Un guide participatif du « Vivre mieux dans le bassin minier » Lancé à l’occasion des vœux de l’année 2013, le guide participatif du « Vivre mieux dans le bassin minier » est un bel exemple d’action contre le Front national par deux de ses effets. Il s’agit de publier un guide rassemblant les bonnes adresses, bons plans, tout ce qui permet de profiter des atouts du territoire : les endroits où prendre l’air, les idées pour se cultiver, les manières originales de se déplacer ou de s’alimenter en dépensant peu et en polluant moins. Ce guide 66 a donc un premier effet, celui de valoriser des initiatives du territoire qui démontrent que tout ne va pas aussi mal que ce que certains prétendent. Mais ce projet a avant tout une visée participative. Chacun, qu’il soit écologiste ou non, a des idées à exposer, une expertise d’usage à partager. Un site internet a été créé pour l’occasion, avec pour vocation de collecter ces idées. La participation citoyenne permet de récréer du lien social mais aussi d’instaurer une certaine convivialité qui s’oppose au climat général de défiance propice au FN. Sur le site consacré, la présentation mentionne fort justement la « lutte constructive contre le Front national, qui passe par la construction d’un vrai programme de fond et des initiatives favorables à la convivialité de notre territoire ». Cette initiative a été très favorablement accueillie par les acteurs du territoire (commerçants, associatifs, élus). Régions : révéler ce que disent et font les élus FN De par leurs modes de scrutin, les conseils municipaux, les conseils régionaux et le Parlement européen comportent à la fois des groupes d’élus Front national et des groupes d’élus écologistes. Faute d’implantation locale et désertant le Parlement européen, c’est essentiellement dans les conseils régionaux de 12 régions que le Front national fait face aux écologistes ; ces derniers exercent des responsabilités exécutives dans une dizaine de régions. Dans deux régions, le Nord - Pas-de-Calais et Rhône-Alpes, la lutte contre le Front national et ses idées est devenue une des priorités du groupe, sous des formes innovantes. Les élections régionales sont traditionnellement les plus favorables au Front national pour deux raisons. La première tient au mode de scrutin, proportionnel à deux tours avec prime majoritaire, qui permet au FN de se maintenir quand son score dépasse 10 % des suffrages exprimés au premier tour. La seconde tient au territoire régional, suffisamment vaste et peuplé pour lui permettre de constituer une liste, ce qui n’est pas souvent le cas aux élections municipales, par manque d’implantation locale. Aux élections de mars 2010, le Front national a présenté des listes autonomes dans toutes les régions de France. Au soir du premier tour, il était en mesure de se maintenir dans 12 67 des 22 régions de France métropolitaine, avec un score moyen de 11,74 %. Il obtenait finalement 118 élus dans 12 conseils régionaux, et pèse entre 9 % (Centre) et 17 % (PACA) des effectifs des assemblées régionales. Contrairement à 1998, il n’est nulle part en position d’arbitre pour l’élection des exécutifs régionaux. Répartition des élus FN dans les conseils régionaux suite aux élections de mars 2010 Région 1er tour 2nd tour Élu-es Alsace 13,49 % 14,57 % 5 sur 47 Bourgogne 12,04 % 13,82 % 6 sur 57 Centre 11,21 % 13,54 % 7 sur 77 Champagne-Ardenne 15,89 % 17,18 % 6 sur 49 Franche-Comté 13,14 % 14,23 % 4 sur 43 Languedoc-Roussillon 12,67 % 19,38 % 10 sur 67 Lorraine 14,87 % 18,44 % 10 sur 73 Nord - Pas-de-Calais 18,31 % 22,20 % 18 sur 113 Haute-Normandie 11,79 % 14,20 % 6 sur 55 Picardie 15,81 % 19,30 % 8 sur 57 Provence-Alpes-Côtes d’Azur 20,30 % 22,87 % 21 sur 123 Rhône-Alpes 14,00 % 15,22 % 17 sur 157 Rhône-Alpes et Nord - Pas-de-Calais : des écologistes en veille permanente Dans les régions Rhône-Alpes et Nord - Pas-de-Calais, les groupes écologistes ont choisi d’être particulièrement vigilants et actifs face au Front national et d’y consacrer du temps et des moyens. Ce travail de veille institutionnelle est important pour rendre compte de l’attitude et des votes des élus Front national. Le double discours est parfois édifiant. Dans la région Nord - Pas-de-Calais, un travail d’analyse des votes du groupe frontiste – Marine Le Pen en tête – a permis d’éditer un fascicule à destination de tous les militants écologistes de la région. Dans la région Rhône-Alpes, ce travail sur les votes et attitudes du FN a également mené à l’écriture d’une « politique-fiction de cauchemar, dont rêve le Front national », les Chroniques d’Oropotamie. 68 Nord - Pas-de-Calais : démasquer le double discours Le conseil régional Nord - Pas-de-Calais connaît une forte présence du Front national depuis ses origines. Le groupe écologiste, présidé par Jean-François Caron, en a fait un enjeu de la mandature 2010-2015. De fait, le groupe frontiste est nettement plus offensif dans ce mandat que dans le précédent, conséquence logique du parachutage de Marine Le Pen et des cadres du parti proches de sa ligne politique. Chaque séance plénière et commission permanente est une tribune pour la présidente du FN. Dénoncer l’attitude des élus frontistes L’attitude choisie par le groupe écologiste est celle de la riposte permanente. Le groupe vote systématiquement contre tous les amendements et toutes les motions déposés par le groupe FN, avec à chaque fois des prises de parole fortes. Pendant les séances plénières, le groupe n’hésite pas à axer sa communication directe (via les réseaux sociaux, notamment) sur l’attitude du Front national et la confrontation politique qui en découle. Cela permet de faire circuler l’information rapidement et d’interpeller les journalistes friands de tweets et autres posts. À ce titre, le groupe dénonce régulièrement l’absentéisme des élus du Front national, dont la plus connue d’entre eux. Présidente du Front national, candidate à l’élection présidentielle de 2012, candidate aux législatives dans la 11e circonscription du Pas-de-Calais, députée européenne, conseillère municipale d’Hénin-Beaumont deux ans durant, Marine Le Pen jongle avec les mandats et les investitures et est la grande absente du groupe FN au conseil régional. Jean-François Caron ne l’a d’ailleurs jamais croisée en trois ans de travaux de la commission « Transformation écologique et sociale » de la région Nord - Pas-de-Calais qu’il préside, la seule où elle est inscrite ! La présence de Marine Le Pen se cantonne aux séances plénières et commissions permanentes, c’est-à-dire les seules réunions filmées et retransmises en direct sur le site de la région. Ce n’est pas un hasard. Autre axe de riposte pour les écologistes : la question de l’irréprochabilité. Le conseiller régional frontiste Jean-Marc Maurice est un cas d’école. Il a été condamné le 26 mai 2011 à un an de prison ferme pour abus de biens sociaux et dissimulation d’activité, décision dont il a fait appel7. Il comparaissait devant le tribunal correctionnel d’Arras pour « banqueroute, détournement ou dissimulation d’actif », « abus 7. « Jean-Marc Maurice (FN) six mentions au casier judiciaire, chevalier blanc en difficulté », La Voix du Nord, 28 mai 2011. 69 de biens ou du crédit d’une SARL par un gérant à des fins personnelles » et « exécution de travail dissimulé », dans sa gestion d’un magasin de discount à Raillencourt-Sainte-Olle, près de Cambrai (Nord). Mais Jean-Marc Maurice était, en fait, déjà interdit de gestion compte tenu de ces antécédents judiciaires ! Cela n’avait pas empêché le FN de le placer en position éligible sur la liste des régionales. L’affaire devenant plus que gênante, il a rejoint le banc des non-inscrits, ce qui ne l’empêche pas de siéger à proximité du groupe FN et de déjeuner avec ses « anciens » amis lors des séances plénières. Autre élu qui a démissionné du groupe FN, Paul Lamoitier est emblématique de l’hypocrisie frontiste. Il détient le titre de plus gros fournisseur de viande hallal de la région Nord - Pas-deCalais. Cela contraste avec les cris d’orfraie de Marine Le Pen en commission permanente du 8 novembre 2010 pour dénoncer l’attribution d’une subvention à une boucherie halal de Carvin dont l’objectif visait à moderniser l’outil de production en créant 29 emplois. À l’époque, elle s’était autorisée à instrumentaliser ce dossier à des fins politiciennes en agitant le spectre d’une « islamisation » de la société française. Dernier exemple de révélation de l’attitude des élus frontistes à l’égard de leur mandat : le 5 juillet 2012 avait lieu une séance plénière sur l’évolution des fonds européens FEDER et FSE (programmation 2014-2020). Alors que les élus du Front national sont prompts à faire de l’Union européenne la responsable de tous les maux, une seule élue était présente (sur 18) à l’ouverture de la séance. Ils étaient deux à 11 heures, sans jamais intervenir dans les débats. L’absentéisme à la séance fut pourtant largement compensé par une assiduité forte au repas offert, où une douzaine d’élus FN étaient présents, en bonne place dans la file d’attente du buffet ! Les élus écologistes ont pris soin de diffuser l’information sur Twitter et leur site Internet. Ces quatre exemples que le groupe écologiste a délibérément choisi de porter à la connaissance du public ne sont pas anodins. Ils démontrent le fossé entre la posture de chevalier blanc qu’adoptent volontiers les élus frontistes et la réalité de leurs pratiques dans les institutions où ils siègent. Mettre à nu le double discours frontiste : l’exemple de l’écologie Le conseil régional du Nord - Pas-de-Calais sert souvent de cadre à l’expérimentation du discours politique de Marine Le Pen. Ainsi, à partir du début 2011, son groupe s’est lancé dans 70 une offensive pseudo « écologiste », contre l’exécutif régional. Cette volonté de verdir le discours frontiste avait poussé la nouvelle présidente du FN à recruter Laurent Ozon (membre de la frange identitaire se présentant comme écologiste) à la direction nationale du parti entre janvier et août 2011. Il a dû démissionner suite aux réactions suscitées par la publication d’un quasi-plaidoyer en faveur d’Anders Behring Breivik, auteur du double attentat d’Oslo de juillet 2011. Le groupe écologiste a donc été confronté à cette offensive, sur la pêche durable, la compensation carbone ou encore l’écoconditionnalité des marchés publics, qui cachait en réalité une volonté d’imposer une « préférence régionale ». La première attaque date du 31 janvier 2011, quelques jours après le Congrès de Tours. En commission permanente du conseil régional, la toute nouvelle présidente du FN interpelle très violemment Jean-Louis Robillard, vice-président écologiste en charge de l’agriculture. La délibération présentée accorde une subvention pour le développement des endives rouges. Alors qu’il s’agit d’une espèce hybride de l’endive et de la chicorée rouge, Marine Le Pen y voit une subvention aux OGM. Elle dénonce ainsi les « faux écologistes » promoteurs du gène Terminator, à la solde de Monsanto. Surtout, cette attaque étant inattendue, les écologistes sont déstabilisés et laissent place au doute. La délibération est finalement retirée en attente d’un complément d’information. La vidéo de l’intervention, immédiatement mise en ligne par le groupe Front national, est visionnée plus de 20 000 fois dans les jours qui suivent. Cette séquence est un électrochoc pour le groupe écologiste, qui s’est immédiatement engagé dans une contre-offensive, en collectant scrupuleusement les votes des élus FN sur les différentes délibérations présentées. Ce travail a ensuite fait l’objet d’articles sur le site du groupe écologiste et d’un document envoyé aux militants écologistes de la région. On y découvre notamment les votes incohérents du Front national, qui se targue d’une part d’être un modèle de vertu écologiste, et qui d’autre part vote contre le financement de deux organismes essentiels de la région : la Maison régionale de l’environnement et des solidarités (MRES), qui regroupe de nombreuses associations environnementalistes, et le Centre ressource du développement durable (CERDD) dont la mission est de promouvoir les dynamiques territoriales durables et de sensibiliser au développement durable dans la région. Par ailleurs, le groupe FN s’abstient ou s’oppose quasi 71 systématiquement aux délibérations relevant de la politique de l’environnement. Cette stratégie d’écologisation du discours, que la présidente du FN voudrait pouvoir développer (mais pour laquelle elle manque d’arguments et de crédit) est à mettre en contraste avec le négationnisme climatique et l’anti-écologisme primaire développé par le Front national de Jean-Marie Le Pen depuis des lustres et par le groupe frontiste de la région Rhône-Alpes, où siège Bruno Gollnisch, encore aujourd’hui. Rhône-Alpes : chroniques réelles et fiction politique Les scores du FN ont un peu faibli en région Rhône-Alpes, mais il s’agit du bastion de Bruno Gollnisch, ancien bras droit de Jean-Marie Le Pen, défait par Marine Le Pen au Congrès de Tours et porteur d’une ligne politique réputée plus « radicale ». Il s’oppose notamment à l’idée d’une « dédiabolisation » et n’est pas à l’aise avec l’offensive « laïciste » de Marine Le Pen, étant lui-même très proche des milieux catholiques traditionnalistes. Pour répondre à un FN virulent, le groupe écologiste de la région a mis en place une page dédiée sur son site internet, nommée « Vigilance Front National ». On y lit : « Parce que ce parti est un ennemi de la République, les élus écologistes ont décidé d’analyser et de faire connaître les positions prises par leurs homologues du Front national ». Dénoncer les outrances, réagir et révéler Comme en région Nord - Pas-de-Calais, les écologistes du conseil régional de Rhône-Alpes n’hésitent pas à démasquer les incohérences, voire les contradictions des élus frontistes en révélant leur comportement. Et derrière Bruno Gollnisch, le Front national rhônalpin aligne des conseillers régionaux bien différents les uns des autres, mais tous unis par une culture d’extrême droite très classique : anciens de l’Œuvre française, aristocrates, anciens paras, catholiques intégristes, jeunes skinheads… En assemblée plénière du 16 mai 2012, Éric Piolle, coprésident du groupe écologiste, a interpellé le Front national sur le nombre de nostalgiques du fascisme encore présents dans ses rangs. Il n’a pas hésité à dénoncer la visite du conseiller régional frontiste Alexandre Gabriac chez les nostalgiques de Mussolini ou des phalangistes espagnols ; Alexandre Gabriac, élu FN (désormais « non inscrit »), est un protégé de Bruno Gollnisch qui fréquente les groupuscules extrémistes les moins recommandables et a fondé le sien, les Jeunesses nationalistes, 72 en lui donnant pour emblème un aigle couronné, très proche du logo du parti nazi. La vigilance face au Front national impose une bonne réactivité, et un peu d’imagination. Il s’agit aussi de n’accepter aucune banalisation de ses faits et gestes. En assemblée plénière du 31 janvier 2013, la conseillère FN Liliane Boury décide de lire à haute voix les paroles de chansons à connotations sexuelles proposées au téléchargement sur une plateforme subventionnée par la région. Dans le même temps, Bruno Gollnisch choisit alors de montrer ses fesses à l’assemblée des élu-es. À l’hilarité générale, le groupe écologiste ajoute une riposte ferme, dénonçant « la contradiction flagrante dans laquelle son parti est enferré, entre pudibonderie intégriste et vulgarité troupière ». Olivier Longeon, conseiller régional écologiste, lit alors en réponse un texte de Rabelais, « Le torche-cul », au langage aussi fleuri, mais reconnu comme chef-d’œuvre de la littérature française. De l’analyse des votes à la politique-fiction Le groupe écologiste de Rhône-Alpes a mené le même travail que son homologue du Nord - Pas-de-Calais en collectant et analysant les votes des élus du Front national. Mais un collaborateur du groupe a décidé d’aller plus loin : armé de sa plus belle plume, il a entrepris d’écrire un feuilleton fictionnel et futuriste en treize épisodes, mettant en scène un parti d’extrême droite imaginaire accédant au pouvoir dans une région imaginaire… Ce feuilleton a pour titre Chroniques d’Oropotamie8. Tournesol (pseudonyme)9 résume ainsi sa démarche : « En tant que collaborateur du groupe d’élus Europe Écologie Les Verts, je suis bien placé pour les observer et pour constater que le virage « social » dont se réclame Marine Le Pen n’a ici aucune résonance, bien que certains des conseillers régionaux comptent parmi ses proches. Ces élus sont tout simplement conformes à l’héritage de l’extrême droite auquel ils se plaisent à faire référence dans leurs interventions. Leur programme est simple : laisser-faire économique, politique sociale réduite à néant, contrôle de la culture, surenchère sécuritaire ; avec le fondamentalisme catholique comme boussole. » Les Chroniques d’Oropotamie sont préfacées par les élus écologistes du conseil régional, qui appuient la démarche : « En Rhône-Alpes, à chaque assemblée plénière, au fil des interventions des élus, la politique du Front national se dessine. Si on en croit leurs interventions, on peut imaginer 8. Ces chroniques sont disponibles sur le site http://elusrhonealpes.eelv.fr . 9. « Tournesol » est le pseudonyme choisi par le collaborateur du groupe écologiste pour signer ces Chroniques. 73 que s’ils arrivent au pouvoir, les quartiers défavorisés seront laissés à l’abandon et à la brutalité, avec la répression pour seule réponse. Les collectivités locales abandonneront d’ailleurs tous leurs territoires au profit d’un État fort, distant et centralisé. La politique de formation et d’emploi sera détruite. La culture sera à la fois soumise à la loi de l’offre et de la demande, et à la censure du pouvoir central. Les associations non catholiques seront saignées à blanc. Toute action de protection de l’environnement sera abandonnée et l’automobile sera vue comme la seule solution de transport. Les effectifs de l’administration et des lycées seront purgés. Et nous ne parlons là que de ce qui concerne le conseil régional. » Le récit débute au soir des élections régionales de 2014. Hubert Donatien, leader du Bataillon français, vient de remporter le scrutin en Oropotamie. Il est arrivé en tête du second tour sur une liste d’union avec la Droite populace. Le rapport de forces politique est bouleversé. « Pour les jeunes gens portant rangers et bombers qui beuglent sous la lumière orange des lampes à sodium de l’éclairage public, ce jour est une apothéose. On vient de connaître le résultat du second tour des élections régionales, et, pour la première fois, le Bataillon Français est arrivé en tête sur une liste qu’il conduit. Hubert Domitien sera sans nul doute le prochain président de région, même s’il a dû faire alliance avec la Droite Populace, une liste issue de l’éclatement du grand parti de droite après les dernières élections nationales de 2012. Au plan national, la situation est inverse : au prix de son éclatement, la droite classique a gardé la main sur une coalition qu’elle a dû composer avec le Bataillon Français dont plusieurs membres sont au gouvernement. Parmi eux, JeanneMarie de Kervenac’h, la présidente du parti, est ministre de l’Intérieur. » Les treize épisodes qui suivent détaillent l’installation au pouvoir du Bataillon français : politiques réactionnaires, limogeage de fonctionnaires, suppression de politiques jugées inutiles (politique de la ville, démocratie participative, citoyenneté, coopération décentralisée, lutte contre les discriminations, culture, environnement, etc.). Ce travail minutieux d’extrapolation à partir des votes et déclarations du groupe Front national du conseil régional dresse le portrait d’une région sous l’emprise du néofascisme. Il permet surtout d’illustrer les conséquences des positions des élus frontistes, à l’image de la suppression de la politique de la ville maintes fois réclamée, ou de leur climato-scepticisme. Les écologistes de Rhône-Alpes et ceux de la région Nord - Pasde-Calais ont donc choisi d’être très offensifs vis-à-vis des élus du Front national dans leurs conseils régionaux respectifs. Dans ces deux régions, ce sont même les seuls groupes politiques à mener un travail aussi minutieux et illustré de mise à nu des incohérences et outrances du FN, dans le discours comme dans les actes. Ce travail reste à être vulgarisé, diffusé largement et reproduit par d’autres, pour trouver l’écho qu’il mérite. Si les Chroniques d’Oropotamie sont une première tentative intéressante, les écologistes pourraient à terme développer des outils, de la vidéo à la bande dessinée, qui pourront toucher un public plus large et sortir ainsi du cercle des sympathisants et connaisseurs. Ce qui serait parfois un peu perdu en exhaustivité et précision serait sans doute gagné en efficacité politique. La « fachosphère » : une cartographie de l’extrême droite sur le web « Fachosphère », « conservatosphère » ou « réacosphère » : les mots ne manquent pas pour tenter de décrire une réalité de plus en plus présente sur Internet. Mais aucun ne permet de rendre compte avec précision de la place occupée par les multiples courants de l’extrême droite sur le web français. En 2011, les journalistes Alexandre Léchenet et Olivier Clairouin (à l’époque respectivement jeune journaliste à Owni10 et étudiant en première année d’école de journalisme), ont cherché à établir une carte montrant de quelle manière des sites partageant des propos et pensées assimilés à la droite de la droite se connectaient entre eux. L’exercice a montré quelques limites, mais il a le mérite d’exister et d’être éclairant sur bien des points. Il mériterait d’être poursuivi, voire enrichi. 74 10. Objet web non identifié, voir http:// fr.wikipedia.org/ wiki/OWNI . 75 Une carte des liens et connexions La fachosphère Pour réaliser cette cartographie, les deux étudiants ont utilisé un « crawler », logiciel permettant de parcourir le web de manière semi-automatisée et gardant en mémoire l’ensemble des liens entrant et sortant d’un site. À partir d’un échantillon de départ constitué d’une cinquantaine de sites reconnus par la plupart des spécialistes et connaisseurs de cette galaxie hétérogène comme étant situés à la droite de la droite, ils ont ainsi pu obtenir une liste de quelques centaines de sites connectés les uns aux autres. Certains sont apparus en cours de route. Parmi eux, il a fallu ensuite éliminer les sites d’information généraliste auxquels s’alimentaient les auteurs, ainsi que certains blogs qui n’étaient plus alimentés depuis trop longtemps. Puis, ces amateurs d’informatique ont utilisé gephi, un logiciel de visualisation de réseaux, qui leur a permis de dresser une première image de ces liens entrecroisés et de mettre la carte en place en prenant en compte le nombre de liens connectant chaque site aux autres. Une fois ces liens mis à jour et entrecroisés, il a fallu faire apparaitre les différentes communautés, en mettant en évidence automatiquement des clusters, c’est-à-dire des nœuds de liens ou groupes de sites plus liés entre eux qu’aux autres. Derrière les « nuages » de points et les forêts de flèches, ce sont des lieux de débats, de conversations et influences croisées qui se révèlent doucement. Pour retrouver la carte dans son ensemble : http://zoom.it/KEkQ Six « familles » pour des centaines de sites Cette technique a permis d’obtenir une carte mentionnant plus de 350 sites et blogs situés à la droite de la droite, ou évoluant à sa périphérie, regroupés par affinités et par échanges entre eux. Un constat s’est très vite imposé : les termes tels que « fachosphère », en plus de participer d’une forme de jugement de valeur souvent impropre au recul analytique, sont loin de refléter la variété des sites observés, car, comme dans la réalité politique, il n’existe pas une, mais des communautés d’extrême droite en ligne. Dans le cadre de ce travail, il a été possible de dénombrer six groupes remarquables, mais d’autres typologies plus affinées sont sans doute possibles, assurent les auteurs. Six « familles » se dégagent à première vue de cette analyse par groupes de liens sur le web, en 2012 : 76 1. Les blogs réactionnaires, comme Fromage Plus, Brèves 3.0 ou François Desouche. 2. Les sites traditionalistes catholiques, à l’image du Salon beige, de Liberté politique ou du blog de Bernard Anthony. 3. Les blogs liés au Front national, à l’instar de celui du conseiller régional Pascal Erre (Champagne-Ardenne) ou de Yann Redekker. 4. Les blogs liés aux autres formations d’extrême droite comme celui de Thomas Joly (Parti de la France) ou le site du mouvement Renouveau français. 5. Les identitaires, qui comprennent notamment toutes les déclinaisons locales de Novopress. 6. Les antisionistes, à l’image du Parti antisioniste (PAS) ou d’Égalité et Réconciliation. 77 Enfin, il y a aussi les sites n’appartenant à aucune catégorie précise, comme Polemia ou l’Observatoire de l’Europe. Ce dernier groupe de sites sans étiquette illustre l’une des principales difficultés de ce travail, qui a valu d’ailleurs à ses auteurs bon nombre de commentaires, débats et reproches lors de la publication de la carte : les limites d’une typologie subjective (comment affirmer qu’un site est d’extrême droite ? Pourquoi le classer plutôt comme identitaire ou nationaliste ?...) ajoutées à celles d’une méthode dont le postulat de base est qu’un lien hypertexte reliant deux sites est nécessairement signifiant. Voir un site faire l’objet d’un lien ne signifie cependant pas que son site est « facho », mais atteste simplement d’une forme de connexion d’intérêt avec une communauté située à la droite de la droite. Il n’en demeure pas moins que cette technique, avec toutes les limites qu’on peut reconnaître, a permis d’obtenir un aperçu de la manière dont les sites évoluant à la droite de l’échiquier politique se structurent sur le web français. On voit ainsi combien certaines communautés sont particulièrement développées, comme les identitaires, tandis que d’autres le sont nettement moins, alors qu’on parle d’elles par ailleurs (partis, personnalités). Toutes possèdent, en tout cas, un centre de gravité incarné par des sites faisant autorité : le Salon beige chez les traditionalistes, François Desouche du côté des réactionnaires ou encore Novopress, qui s’autoproclame « agence de presse internationale », jouant un rôle central au sein de la communauté des identitaires et fondée par Fabrice Robert, chef de file du Bloc identitaire. Reprendre et compléter la carte, repérer les « trolls » Si les auteurs reconnaissent les limites de leur approche et du résultat obtenu – réalisé dans le cadre d’un travail d’étudiants en journalisme, pour rappel ! – l’idée de départ a été reprise par plusieurs médias et pourrait donner lieu à des actualisations régulières, améliorations, précisions utiles, au fil des ans. Il faudrait pour cela tenir compte de quelques précautions initiales et se préparer à passer du temps devant l’écran, à surfer sur la toile. En effet, « récolter les données permettant d’établir ce type de carte est un travail relativement simple, mais très chronophage », préviennent les auteurs, qui acceptent les critiques et reconnaissent les insuffisances : « Dans notre méthodologie, nous aurions sans aucun doute dû passer davantage de temps à élaguer notre base de données et 78 à “nettoyer” notre carte afin d’y faire figurer moins de sites et éviter ainsi certaines polémiques, quelques personnes n’ayant en effet pas apprécié de voir leur site mentionné et ainsi publiquement identifié comme étant d’extrême droite. » Les polémiques issues des rangs de la communauté scientifique, mais aussi certains commentaires agressifs exprimés par plusieurs sites concernés ont parfois porté préjudice à la bonne prise en compte et à la diffusion de ces travaux, lors de la publication des premiers articles les mentionnant (sur le site Mediapart notamment). Ce type de cartographie, parce qu’elle tente de donner à voir quelque chose qui reste invisible (les liens sur le web) et parce qu’elle traite d’un sujet sensible (l’extrême droite et ses réseaux divers), ne peut s’affranchir d’un solide travail de vérification de chaque site mentionné, ainsi que d’une bonne dose d’explications quant à la méthodologie employée et ses limites. C’est aussi à ce double approfondissement que de nouveaux observateurs émérites du web pourraient consacrer un peu de leur temps. C'est une œuvre qui saurait se révéler bien utile et qui pourrait, dans un second temps, utiliser les données obtenues et mises à jour pour mieux démasquer et combattre les nombreux « trolls » issus de l’extrême droite qui pullulent sur Internet et qui se font un devoir de suivre les discussions sur de très nombreux forums sous des pseudos et login très divers. Une tendance que chacun-e peut observer aisément en surfant sur la toile et dans toutes sortes de lieux, sans avoir besoin d’aller sur les sites estampillés de la « fachosphère ». En savoir plus L’article d’Olivier Clairouin, paru sur Mediapart (« Blogosphère d’extrême droite : cartographie des réseaux d’influence », 16 mai 2011) avait été publié sur leur site originel intitulé « Trans Europe Extrêmes » (fermé depuis par l’ESJ, l’École supérieure de journalisme de Lille). Cf. article de Mediapart : http://blogs.mediapart.fr/edition/ trans-europe-extremes/article/160511/blogosphere-dextreme-droite-cartographie-des-rese . L’article paru sur Owni (en mai 2011), où la carte remaniée n’est plus entièrement accessible. Cf. A. Léchenet, « Les familles d’extrême droite sur Internet ». http://owni.fr/2011/05/16/les-familles-dextreme-droitesur-internet/ . 79 Alexandre Léchenet parle de cette nébuleuse en expansion dans un article qu’il publie sur le sujet (dossier) dans Owni : « Internet : l’immigration réussie de l’extrême droite ». http:// owni.fr/2011/05/17/internet-limmigration-reussie-delextreme-droite/ . On trouvera aisément sur le web de nombreuses autres tentatives de cartographie de la « fachosphère » et d’analyses de l’influence de l’extrême droite sur Internet. VISA : des infos syndicalistes contre l’extrême droite Dès les années 1980 et 1990, des syndicalistes se sont mobilisé-es contre la montée du FN. Depuis bientôt vingt ans, des analyses, des formations et des argumentaires sont construits et diffusés à l’attention du monde du travail, pour lutter contre l’influence de l’extrême droite dans ces milieux. Depuis les tentatives de montage de « syndicats FN » (1995 à 1998) jusqu’aux discours « sociaux » récents de Marine Le Pen, les raisons de s’inquiéter sont nombreuses. Et la vigilance reste une priorité. C’est la mission de VISA, association qui regroupe des expert-es et militant-es de plusieurs syndicats et alimente un site Internet bien informé (www.visa-isa.org). Vigilances et initiatives syndicales antifascistes (VISA) est une association, issue de l’ancienne commission syndicale de la structure Ras l’front (RLF, le sigle était aussi utilisé parfois comme Réseau de lutte contre le fascisme). Ras l’front était né de l’Appel des 250 lancé en 1990, en réaction à la montée du Front national et à la profanation antisémite du cimetière juif de Carpentras, en mai de la même année. Sa commission syndicale s’est structurée en 1996, à travers un Appel de syndicalistes contre le fascisme d’avril de la même année et s’est donné une publication. Celle-ci fut d’abord diffusée sur papier sous le nom d’ISA (pour Informations syndicales antifascistes), dont le premier numéro est sorti en août 1996. Puis ISA est devenu VISA en février 2000, et début 2006, la publication papier a été remplacée par une publication sur Internet – qui atteint plus de personnes tout en réduisant les coûts –, et la commission éditant un bulletin est devenue une association structurée et autonome. 80 Analyser et démonter le discours pseudo-social du FN La spécificité de VISA est de s’intéresser au discours prétendument « social » de l’extrême droite, qu’il s’agisse du FN ou d’autres mouvances d’extrême droite, tels les groupes identitaires ou encore les catholiques intégristes, afin de l’analyser et de le déconstruire. Il s’agit de prémunir le mouvement social contre les tentatives de l’extrême droite de détourner les questions sociales, en occupant le terrain avec un discours tactiquement adapté… mais dont les fondamentaux sont toujours diamétralement opposés aux valeurs fondatrices du mouvement ouvrier et syndical : solidarité, égalité et internationalisme. Pour contrer ces tentatives de l’extrême droite, il faut étudier son discours, ses initiatives, ses propositions, ses modes d’action. Et parfois aussi ses tentatives d’infiltrer des organisations syndicales (ou autres) et/ou d’en retourner des membres ou des structures. Régulièrement, des événements ou prises de position sont commentés, remis dans leur contexte, analysés et décryptés, au-delà des apparences médiatiques, parfois trompeuses. La mission de VISA est d’informer, derrière les apparences. L’affaire Fabien Engelmann, qui a touché un syndicat local de la CGT en Lorraine en 2011 et dont le principal protagoniste s’est présenté comme candidat aux élections cantonales pour le FN, n’est qu’un exemple qui souligne l’extrême nécessité d’une vigilance accrue. La crise, avec son cortège de destructions d’emplois et de peurs engendrées, a encore renforcé cette nécessité. Plus récemment, une série de faits semblait donner de nouveaux éléments de langage au FN. Un chômeur nantais s’immole par le feu, en février 2013 ? Marine Le Pen dénonce publiquement « la violence d’un système économique créateur de malheur ». Le patron de Goodyear Amiens veut fermer l’usine, à la même période ? Le FN communique : « Goodyear Amiens : l’inacceptable fermeture ». Une savonnerie de Marseille est mise en liquidation judiciaire ? Marine Le Pen se rend sur place, soi-disant pour apporter son soutien, et déclare que c’est « un problème de patrimoine presque national ». Un référendum en Suisse remet en cause les salaires exorbitants des grands patrons, en mars 2013 ? La présidente du FN déplore que le gouvernement français n’ait « pas encore interdit » parachutes dorés et retraites chapeau, qui « scandalisent à juste titre les Français ». 81 On pourrait prolonger cette liste de déclarations, qui ne font cependant que renouer avec un discours qu’avait inauguré le père, Jean-Marie Le Pen, quand il salua le 1er mai 1996 sur la place de l’Opéra à Paris « la longue lutte des travailleurs », lors de la seconde « Fête de Jeanne d’Arc et des travailleurs » (rassemblement institué par le FN le 1er mai 1995, en concurrence aux défilés pour la fête du Travail). Dans les deux cas, il s’agit de faire oublier une tradition ultra-libérale du parti, qui s’inspirait de Ronald Reagan et combattait surtout l’impôt et les syndicats. Au tournant des années 1990, faisant le pari stratégique que « le marxisme est mort avec l’URSS », les dirigeants du FN (dont Bruno Mégret, transfuge du RPR) se sont mis cependant à découvrir la nécessité de s’adresser plus qu’avant aux classes populaires, tout en évoquant un « capitalisme populaire et patriotique ». La tendance s’est accélérée depuis quelques années, avec la « vague Bleue Marine » de la fille du chef. Quand une partie des confédérations syndicales concluent l’Accord national interprofessionnel (ANI) « sur l’emploi » du 11 janvier 2013 (vivement critiqué par d’autres organisations syndicales), Marine Le Pen va jusqu’à parler de « déclaration de guerre contre les salariés » et lancer une pétition contre l’ANI. Cependant, quand on lit de plus près ses déclarations, elle s’offusque surtout du fait que les nouveaux avantages patronaux ne profitent pas assez, selon elle, aux « petits » patrons (mais uniquement « aux entreprises du CAC 40 » – ce qui est d’ailleurs faux). Et quand l’ANI apporte au moins un point positif pour les salariés – une taxation plus lourde des CDD de courte durée, afin de réduire les contrats précaires –, Marine Le Pen le dénonce dans la même volée comme une entrave à « la compétitivité des entreprises »… Bref, le capitalisme lepéniste reste structurellement du côté des petits patrons. Et le corporatisme constitue toujours une vision globale des rapports sociaux au sein de l’entreprise, pour l’extrême droite : l’alliance illusoire que tous les régimes nationalistes ont fait miroiter entre patrons et travailleurs « nationaux », au service de l’économie « nationale ». Un outil pour le monde du travail Dès le début, VISA (et la commission syndicale de Ras l’front auparavant) a regroupé des syndicalistes appartenant à différentes structures et confédérations syndicales. 82 Une responsabilité accrue L’association VISA se donne pour ambition d’être un outil d’information et de réflexion pour toutes les forces syndicales qui le souhaitent, afin de lutter le plus efficacement possible contre l’implantation et l’audience de l’extrême droite dans le monde du travail. Pour ces syndicalistes, la montée du péril oblige à plus de vigilance. En 2012, ils réaffirment : « Il appartient aux syndicats de porter les luttes contre le fascisme et l’idéologie d’extrême droite. (…) Les “valeurs” et l’idéologie portées par le FN, totalement aux antipodes des idéaux de solidarité et de progrès que nous défendons, trouvent donc un réel écho dans une fraction importante de l’électorat. En gommant les aspects les plus ultra-libéraux de son programme initial, le Front national tient maintenant un discours qui se veut social. Ce faisant il cherche à tromper les salariés et les couches populaires. » « Nous, syndicalistes, avons une responsabilité particulière pour dénoncer les pseudo-solutions du FN qui consistent à dresser les uns contre les autres les précaires, les immigrés, les chômeurs et ceux qui ont un emploi. Le devoir des syndicalistes face au venin de la division distillé par le FN est de défendre, de façon intransigeante, dans notre propagande et nos actions, la solidarité de tout le salariat quelle que soit son origine ou son statut. Ce combat antifasciste doit être pris en charge par les grandes confédérations syndicales, les syndicats nationaux mais aussi les structures syndicales de base. Chaque fois que cela est possible, cette contre-offensive syndicale doit se faire dans l’unité la plus large. Il se mène par la participation aux mouvements sociaux, mais aussi par les discussions quotidiennes des militants syndicaux avec leurs collègues dans les entreprises. »1 1. Extrait de VISA : Qui sommes-nous ? Aujourd’hui, l’association regroupe des militant-es FSU, CGT, Solidaires, CFDT, FO, qui sont des adhérent-es de sections d’entreprises, élu-es de syndicats nationaux ou encore représentant-es de fédérations professionnelles. VISA se veut outil et partie prenante de la bataille syndicale contre l’extrême droite et elle entend y contribuer : en livrant un maximum d’information sur les dangers et le développement de l’extrême droite en France, en Europe et dans le monde ; mais aussi sur les « passerelles » avec d’autres mouvances politiques, notamment dans une partie de la droite ; par des analyses servant à démystifier les pseudo-propositions sociales de l’extrême droite ; en relayant sur le site de l’association toutes les prises de position, actions et réactions des organisations syndicales contre l’extrême droite ; 83 en dénonçant toutes les discriminations racistes, sexistes, homophobes au sein et hors des entreprises ; en se faisant l’écho de toutes les actions de solidarité avec les salarié-es de toutes les origines, dont les travailleurs et travailleuses sans papier ; en aidant, par des outils adaptés (journées de formation, interventions dans des séminaires, brochures, affiches, etc.), les équipes syndicales à se former et se mobiliser pour démystifier à leur tour les soi-disant propositions sociales de l’extrême droite, dans les discussions avec l’ensemble des salariés. Des publications utiles et bien informées Une autre activité de l’association, depuis des années, est la publication de livres et de brochures faciles d’accès, qui reprennent les principaux argumentaires et retracent l’histoire de la lutte contre les idées d’extrême droite dans le mode du travail. Analyse des discours, rappel des faits, alertes sur les tentatives de noyautage et les argumentaires utilisés par certains militants d’extrême droite déguisés en syndicalistes… L’histoire de la confrontation est ancienne et pleine d’enseignements utiles. En 2003, VISA a publié un premier livre sous le titre Le Front national au travail, regroupant une série de contributions à travers lesquelles les lecteurs et lectrices peuvent observer le principal parti d’extrême droite, en train d’essayer d’occuper le terrain « social ». Depuis, VISA a continué ce travail à travers deux brochures largement diffusées, parues en 2010 puis en 2012 : « Le FN, pire ennemi des salarié-es » et « Contre le programme du FN, un argumentaire syndical ». NB : les brochures sont disponibles sur simple demande à [email protected], un exemplaire gratuit ; payant en nombre. Le site Internet (www.visa.org) très riche et alimenté régulièrement (formations, brochures, affiches, vidéos, etc.) est également un portail d’informations qui permet de relayer les pétitions, prises de position, communiqués que des centrales syndicales ou des associations ont proposé. Il comprend, outre les communiqués et analyses diverses, des liens nombreux vers d’autres structures, dont RESF, le DAL, le GISTI…, une bibliographie sur l’extrême droite. On y trouve aussi les archives papier (1996 à 2005), ainsi que des « Formations syndicales antifascistes », dispensées par VISA auprès des syndicalistes. 84 Europe Écologie Les Verts : constitution d’un groupe national de veille Les écologistes, essentiellement le parti Les Verts, ont été historiquement très présents dans les collectifs antifascistes des années 1990. Mais, avec le déclin de Ras l’front à partir de la scission entre FN lepéniste et MNR mégrétiste (1999), comme d’autres structures du même type, les écologistes sont de moins en moins apparus sur cette thématique. Alors que le Front national de Marine Le Pen connaît une nouvelle ascension, des militants ont choisi de relancer une dynamique interne pour apporter une réponse collective. À l’initiative de Marine Tondelier et Enzo Poultreniez, un groupe de travail national se constitue et vise à réunir largement toutes celles et tous ceux qui souhaitent donner de leur temps. En récoltant 900 000 voix de plus que son père en mai 2002, Marine Le Pen a réalisé un score historique à l’occasion de la présidentielle de 2012. Elle a surtout confirmé le rebond frontiste des élections régionales puis cantonales. Les dernières enquêtes montrent que son discours progresse dans l’opinion publique, et que les intentions de vote du Front national sont au beau fixe. À cela s’ajoute une stratégie d’implantation du FN, qui a longtemps été un parti sans militant, et donc sans élus locaux. À l’approche des élections municipales, il cherche à former des cadres pour mener un nombre record de listes dans les villes moyennes, avec l’objectif d’en gagner quelques-unes, HéninBeaumont en tête. Enfin, depuis le passage éclair de Laurent Ozon à la direction du parti, le Front national décline un discours pseudoécologiste pernicieux et fait de l’affaiblissement des écologistes un de ses objectifs. Partir de l’existant Alors que le Front de gauche et plus récemment le Parti socialiste ont défini des stratégies spécifiques de lutte contre l’extrême droite, Europe Écologie Les Verts semblait considérer que la question ne méritait pas d’être traitée en tant que telle. Mises à part quelques attaques d’Eva Joly contre « l’héritière de Saint-Cloud » pendant la campagne de l’élection présidentielle, la présence écologiste nationale face au Front national restait faible, sinon inexistante. 85 Pourtant, les initiatives locales et régionales ne manquent pas, dans les groupes locaux comme les institutions. Les pages du présent ouvrage sur les conseils régionaux du Nord - Pas-de-Calais et de Rhône-Alpes ou sur le groupe local d’Hénin-Beaumont démontrent que les militants se saisissent localement du sujet. Différents matériaux existent donc : argumentaires, tracts, fascicules, vidéos, idées d’actions, décryptages. La première initiative a été de créer un site internet où les rassembler et les valoriser : http://antifn.eelv.fr . Mutualiser et essaimer Le but de ce groupe de travail est de mutualiser les actions qui fonctionnent, les arguments qui portent, les bonnes pratiques qui permettent d’avancer. Cette mutualisation permettra ensuite d’essaimer partout où le Front national s’enracine. Il s’agit de créer un réseau de « référents FN » dans les régions et groupes d’élus concernés, pour permettre une bonne circulation des informations et un enrichissement mutuel. En quelques semaines, 80 personnes se sont associées à la démarche, soutenue par la direction nationale du parti. Quels supports ? Ce groupe a une vocation opérationnelle. Une réflexion sur les outils de lutte contre le Front national et les groupes identitaires est en cours. Elle doit aboutir à un travail de communication politique sur des visuels, des vidéos et un kit militant d’actions déclinables dans les groupes locaux. 86 Le texte de l’appel à participation1 « Rejoignez le groupe de travail sur l’extrême droite ! » Le 22 avril 2012, Marine Le Pen obtenait au premier tour 895 520 voix de plus que son père au second tour de l’élection présidentielle de 2002. L’électorat du Front national connaît donc une nouvelle phase de croissance, qui touche prioritairement les espaces périurbains et ruraux où les services publics se délitent. Plus que la peur de l’immigré, c’est aujourd’hui la peur de perdre son statut social, d’être relégué, qui amène certains électeurs à se tourner vers un Front national moins raciste et plus populiste. Le discours du Front national a changé, et il entre aujourd’hui en résonance avec les inquiétudes des classes moyennes inférieures, des propriétaires de petits pavillons de banlieue. Face à lui, le front républicain s’effrite, et sa pertinence est publiquement interrogée. Le discours antifasciste traditionnel a de moins en moins de prise, et le Front national s’impose progressivement comme la seule alternative à des partis politiques névrosés et impuissants. opposition crédible au repli identitaire, au populisme et à la xénophobie. Nous devons faire émerger un nouvel imaginaire écolo plus désirable que le retour réactionnaire au « bon vieux temps ». Depuis quelques mois se met en place au sein d’Europe Écologie Les Verts un groupe de travail national sur l’extrême droite. Ce groupe informel doit définir une stratégie écologiste de réponse au Front national et outiller les militantes et les élu-es dans leurs contacts sur le terrain (analyse politique, sociologie électorale, argumentaires, visuels, etc.). Il ne s’agit pas de se contenter d’incantations contre le FN, mais d’entamer un travail sur le fond et la forme pour le contrer efficacement. Nous disposons d’un site internet (http:// antifn.eelv.fr) qui n’attend que vos contributions ! Ce groupe est ouvert à toutes et tous et nous invitons donc toutes celles et tous ceux qui se sentent prêt-es à y investir un peu de leur temps à nous rejoindre. Des vidéos valent mieux qu’un long discours Les années qui arrivent sont cruciales. Nous, écologistes, avons une responsabilité particulière : nous devons construire une alternative positive, une La communication vidéo est devenue un incontournable de la communication politique, notamment via l’effet démultiplicateur des réseaux sociaux (diffusion virale). Le groupe de travail d’EELV prend pour exemple les trois vidéos réalisées par l’eurodéputée écologiste Hélène Flautre en avril 2012 sur le thème de l’immigration. Pour parer aux idées reçues sur les migrants, les demandeurs d’asile, les étrangers, Hélène Flautre a financé trois courtes vidéos d’animation, en partenariat avec l’association Cette France-là. Hautes en couleurs, elles sont surtout bien documentées, afin d’alimenter sainement le débat citoyen et de couper court aux préjugés. Grâce aux travaux de nombreux chercheurs indépendants, aux visites de terrain réalisées et aux idées développées par les écologistes européens, on voit qu’il est tout à fait possible, et souhaitable, de concevoir une politique d’asile et d’immigration nouvelle et ouverte. Ces vidéos déconstruisent pédagogiquement le discours du FN sur l’immigration, et se terminent par un faux quizz qui ouvre le débat. Le groupe de travail entend suivre ce chemin pour de futures vidéos sur l’insécurité, l’assistanat, la laïcité, etc. 1. Extrait de la newsletter nationale EELV, avril 2013 87 Un kit militant 3 Autre objectif majeur du groupe de travail : la réalisation d’un kit militant pour monter des actions anti FN sur les territoires. Le préalable est l’analyse des actions déjà menées pour juger de leur pertinence et de leur efficacité. À partir de ce travail, des fiches techniques seront réalisées pour que l’action soit facilement reproduite. Ces fiches pourront être accompagnées de visuels, d’argumentaires, etc. Si la mise en route du groupe de travail prend du temps, la dynamique est actuellement ascendante. Le groupe, qui s’enrichit chaque jour de nouveaux participants, vise une opérationnalité pour la rentrée 2013, afin d’outiller les groupes locaux à l’approche des élections municipales. ANNEXES 88 Même si la plupart des organisations qui s’étaient investies dans la lutte contre l’extrême droite ont connu une période de déclin depuis une dizaine d’années, il reste des ressources et des acquis. On pourra consulter leurs sites Internet qui regorgent souvent d’informations, d’analyses et d’argumentaires. La montée du FN dans les urnes au milieu des années 1980 avait entrainé une réaction au sein des organisations de gauche. Plusieurs avaient lancé des initiatives particulières sur la question du racisme, de l’antisémitisme ou de la lutte « contre le fascisme ». À cette époque, une frange du Parti socialiste a créé SOS Racisme et sa fameuse petite main jaune ornée du slogan : « touche pas à mon pote ! ». Le Manifeste contre le FN est un autre exemple (porté par le jeune Cambadélis) des initiatives nées à l’époque au sein du PS. Dans les milieux associatifs, le MRAP ou la LICRA mènent une action de vigilance et d’information de long terme, ainsi que sur le plan juridique ; comme la LDH, forte de son implantation internationale. Au milieu des années 1990, des réseaux de veille informent (cf. les archives du Réseau Voltaire, qui plus tard dérive), des rassemblements voient le jour (Comité de vigilance contre l’extrême droite, qui a rassemblé 40 organisations, syndicats, associations, partis de gauche et écologistes). Historiquement, c’est autour de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire d’Alain Krivine) que l’idée d’un réseau antifasciste large est lancée en 1990, qui donne naissance à Ras l’front (RLF), à la suite d’un appel de 250 personnalités. Le réseau RLF se développe autour d’un journal, d’organisation de manifestations et de débats sur le sujet. Du côté anarchiste, la Fédération anarchiste (FA) et Alternative libertaire (AL) ont accompagné plusieurs initiatives activistes, dont un réseau radical d’action et d’information, à l’acronyme clair : SCALP-Reflex (section carrément anti Le Pen), qui prend diverses formes (No Pasaran, Reflex, etc.) et essaime dans la frange libertaire et l’antifascisme radical. Ces dernières années, l’analyse a parfois pris le pas sur la dénonciation radicale. Des sites Internet ont repris une activité de veille universitaire ou journalistique (par exemple : Fragments des temps présents). L’antifascisme et l’antiracisme activistes ont décliné et ceux qui voudraient les voir renaître cherchent encore leur voie, face à un FN qui a muté et des groupes d’extrême droite qui prennent une place nouvelle dans les médias. 90 Quelques sites ressource, pour information Site EELV sur le FN http://antifn.eelv.fr Ras l’front (RLF, groupes actifs) Ras l’front Rouen : http://www.raslfrontrouen.com Ras l’front Evreux : http://raslfrontevreux.over-blog.com Ras l’front Isère : http://www.raslfront-isere.org Ras l’front Marne-la-Vallée : http://rlf-mlv.blogspot.fr CYBEROGRAPHIE FACE AU FN Pour aller plus loin Réseau SCALP SCALP- Reflex Paris : http://scalp-reflex.over-blog.com Reflex (revue web) : http://reflexes.samizdat.net No Pasaran http://nopasaran.samizdat.net Vigilance initiatives syndicales antifascistes (VISA) http://www.visa-isa.org LICRA http://www.licra.org MRAP http://www.mrap.fr LDH http://www.ldh-france.org SOS Racisme http://www.sos-racisme.org Antifa-net, portail de sites antifascistes http://antifa-net.fr Fafwatch (observatoire des groupes radicaux) http://fafwatch.noblogs.org Action antifasciste (révolutionnaire) http://actionantifasciste.fr 91 BIBLIOGRAPHIE Sélection d’ouvrages de référence Plutôt qu’une longue liste d’ouvrages sur le sujet (disponible sur Internet), voici une petite sélection avec quelques lignes de présentation. Martine Aubry et Olivier Duhamel, Petit dictionnaire pour lutter contre l’extrême droite, Seuil, 1995. Au milieu des années 1990, de nombreux responsables politiques du PS ont posé leur contribution. Ce Petit dictionnaire posait un ton nouveau : direct, plus efficace et accessible. Plusieurs suivront ; le dernier en date est cosigné en 2011 par Najat Vallaud-Belkacem et Guillaume Bachelay, Réagissez ! Répondre au FN de A à Z, éd. J.-C. Gawsewitch, 2011. Daniel Bizeul, Avec ceux du FN. Un sociologue au Front national, La Découverte, 2003. Une plongée au cœur de la vie d’un groupe de militants frontistes, avec leurs différences, leurs difficultés, leur « normalité » aussi. Une façon de distinguer militants et électeurs des dirigeants et d’envisager alors d’autres façons de « lutter » contre « ceux du FN ». Jean-Yves Camus, Le Front national, histoire et analyses, Éditions Olivier Laurens, 1997. Un classique, rédigé par un connaisseur reconnu, qui permet de comprendre l’émergence et la composition du parti de Jean-Marie Le Pen. Très utile, notamment pour retracer la logique des tendances et des clans qui composent le FN depuis longtemps. Sylvain Crépon, Enquête au cœur du nouveau Front national, Nouveau Monde, 2012. Une plongée dans le nouveau FN, ses réseaux, ses cadres, ses militants sur le terrain. Sylvain Crépon tire de ses nombreux entretiens auprès de membres du FN ainsi que de ses observations de terrain, des pistes pour comprendre ce qu’est devenu le FN, pendant et après l’ascension de la fille du chef. Laurent Davezies, La crise qui vient : la nouvelle fracture territoriale, Seuil, « La République des idées », 2012. Pour comprendre ce qui pousse des populations à voter FN, il faut aussi regarder les effets territoriaux des crises : financière, de la dette, de l’énergie… Alors que les aides publiques avaient permis le développement des territoires, ce n’est plus le cas depuis 2008. Une invitation à revoir la politique d’aménagement / d’égalité des territoires. 92 Alexandre Dézé, Le Front national : à la conquête du pouvoir ? Armand Colin, 2012. Une analyse de la stratégie que la fille veut suivre pour faire du parti de son père un FN de pouvoir. En posant la question : le paradoxe qui agite le parti depuis sa création pourrait-il trouver une solution entre « dédiabolisation », au risque d’une normalisation, et « excès de langage » qui empêcheraient de progresser ? Caroline Fourest et Fiammeta Venner, Le guide des sponsors du Front national et de ses amis, Raymond Castells, 1998. Un livre daté, mais qui posait la nécessité de lister les financeurs du Front national, ses amis, ses réseaux (entreprises, associations). Avec une introduction sur les diverses façons dont le FN se finance et dont son chef peut utiliser ces canaux. Caroline Fourest, Fiammetta Venner, Marine Le Pen, Grasset, 2011. Une plongée dans le parcours de la fille du chef, qui permet de mieux comprendre la façon dont l’héritage s’est joué et ce qu’il comporte : effets de langage, postures, mais aussi réseaux et idées communes, au sein de cette étrange famille en politique. Christophe Guilluy, Fractures françaises, François Bourin, 2010. Un livre de géographe qui a défrayé la chronique et s’avère utile pour analyser l’évolution d’un vote FN des territoires « périurbains » victimes d’un « déclassement social ». Une nouvelle France « populaire », qui se sent moins bien traitée que les banlieues, explique l’auteur, adepte d’une « gauche populaire ». Erwan Lecœur, Un néo-populisme à la française. Trente ans de Front national, La Découverte, 2003. Issu d’une thèse sur le sujet : comment comprendre la progression du FN en termes politiques et symboliques, comme réponse à une « crise du sens ». Erwan Lecœur (dir.), Dictionnaire de l’extrême droite, Larousse, 2007. Depuis « Action française » au « Vote Le Pen », en 300 pages, un panorama de la galaxie de l’extrême droite en France dressé au moyen de définitions de mots, noms et expressions (« Argent, établissement, mondialisme, syndicats, Marine Le Pen », etc.), avec une attention particulière au lepénisme, père et fille. Six spécialistes pour un ouvrage collectif : J-Y. Camus, S. Crépon, N. Mayer, M.-C. Naves, B. Orfalli, B. Schmid et F. Venner. 93 Un classique de l’analyse du vote FN depuis ses débuts. Le vote « droitiste », ou « niniste », l’évolution jusqu’au 21 avril 2002, par la spécialiste des tendances, issue du Cevipof. Abel Mestre et Caroline Monnot, Le système Le Pen. Enquête sur les réseaux du Front national, Denoël, 2011. NOTES BIBLIOGRAPHIE Nonna Mayer, Ces Français qui votent Le Pen, Flammarion, 2002. Journalistes au Monde en charge du suivi de l’extrême droite, les auteurs sont de bons connaisseurs du sujet et alimentent un blog très bien informé (« Droites extrêmes »). Leur ouvrage met à jour les réseaux et influences proches qui entourent Marine Le Pen : ralliés du mégrétisme, anciens du GUD, un énarque, ou des militants de terrain convaincus de l’avenir « populaire » du lepénisme. Serge Moscovici, L’âge des foules. Un traité historique de psychologie des masses, Complexe, 1985. Un grand livre, pour ceux qui veulent comprendre comment fonctionnent les sociétés et ce que la politique peut avoir d’effet symbolique. Par l’inventeur de la notion de « minorités actives », intellectuel et activiste écologiste souvent méconnu, à (re)découvrir. Bernard Stiegler, Pharmacologie du Front national, Flammarion, 2013. Un des meilleurs essais sur les effets de la crise culturelle, à l’heure où la politique semble tissée d’impuissance. Le philosophe y déroule une vision sombre mais convaincante du risque Le Pen pour les années à venir. Emmanuel Todd, Hervé Le Bras, Le mystère français, Seuil, 2013. Quand le célèbre démographe s’allie au géographe pour dresser les cartes du pays ; ils en tirent des analyses précises sur l’évolution des votes. Les médias ont surtout retenu l’idée que la jeunesse éduquée empêcherait l’accession du FN au pouvoir… Pas si simple. 94 95 Imprimé sur papier recyclé cyclus Correction / Relecture : Anne Kraft Conception graphique : Yanni Panajotopoulos [email protected] Cet ouvrage a été achevé d’imprimer par l’imprimerie Darantiere Imprim’Vert à Quetigny (21) en août 2013 N° d’impression : XX XXXX Dépôt légal : 3e trimestre 2013 ISBN : 978-2-916952-90-1 Diffusion / Distribution : Pollen Éditions Le passager clandestin 1, rue de l’Église – 72240 Neuvy-en-Champagne www.lepassagerclandestin.fr