En mode austère
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En mode austère
LIBÉRATION SAMEDI 4 ET DIMANCHE 5 JUIN 2011 PORTRAIT LÉA PECKRE A 26 ans, cette expérimentale pragmatique vient de remporter le grand prix du prestigieux festival d’Hyères. En mode austère Par CLÉMENT GHYS Photo AUDOIN DESFORGES O ubliez Sœur Marie-Thérèse des Batignolles, le béguinage est aujourd’hui en vogue. Dernier week-end du mois d’avril à Hyères : sur un podium installé dans la villa Noailles, des jeunes femmes défilaient vêtues comme des nonnes, le corps serré dans des tenues rigides et sombres. Elles avançaient, plutôt religieuses de Buñuel que Sister Act. Des jupes noires couvraient les genoux et des cornettes les têtes. Ce n’était pas un rassemblement des JMJ mais le vingt-sixième Festival international de mode et de photographie où, chaque printemps, de jeunes créateurs viennent concourir et présenter leur collection. Et la novice était une styliste française de 26 ans, Léa Peckre. A la fin du week-end, le président du jury, le couturier belge Raf Simons, annonçait que la jeune brune était lauréate du grand prix, remportant la somme de 15000 euros et le titre officieux de meilleur espoir du milieu. Les festivals sont des colonies de travail plus que de vacances, où pendant quelques jours les groupes se forment, les tire-auflanc ou les histrions se font remarquer. Jean-Pierre Blanc, président de la villa Noailles, se souvient d’avoir été frappé par «la détermination, la précision des envies de Léa Peckre. Elle n’avait quasiment pas besoin de notre aide ou de nos conseils. Elle savait ce qu’elle voulait». Quelques semaines après sa récompense, elle semble déjà habituée à l’exercice de l’interview, comme si les quelques entretiens accordés à Hyères l’avaient rodée. Elle détourne rarement le regard, prend son temps pour répondre, toujours consciente de la présence sur la table d’un dictaphone. L’appartement où elle vit en colocation, dans une barre d’immeuble du XXe arrondissement parisien, est clair, rangé et le mobilier rappelle le design moderne des années 60. Rigueur et netteté. A l’image de sa collection qu’elle décrit comme «inspirée par l’ambiance des cimetières, par les images visuelles associées à la mort». Elle ne se définit pas comme lugubre, ne pense pas avoir de problème particulier avec un quelconque au-delà, mais, férue d’architecture, confie aimer «les cimetières urbains, ces enclos d’austérité posés au milieu des villes, qui jurent avec le reste des bâtiments». Même sobriété dans l’allure : jean noir légèrement élimé, large chemise grise, collier en argent façon cravate texane et les mains couvertes de bagues. Elle retirera les bijoux au début de l’interview pour mieux jouer avec ses doigts, les tordre et les malaxer. La dégaine, protestante, et le jeu de mains, pas si vilain, évoquent le Robert Mitchum de la Nuit du chasseur. Et à la manière du faux prêcheur, héros du film de Charles Laughton organisant un duel entre ses phalanges tatouées, Léa Peckre pèse à chaque décision le pour et le contre, faisant ses choix avec réalisme. Elle est née en 1984 à Paris, a grandi dans une banlieue cossue et calme. La famille est de gauche, travaille dans le cinéma. Naîtra une cinéphilie très marquée (Polanski, Haneke, la Nouvelle Vague). L’école l’ennuie. Elle en plaisante aujourd’hui, se déclare «inadaptée au système scolaire classique». Le bac en poche, elle postule dans divers BTS, tous hors de Paris, et débarque à Tourcoing où elle étudie la céramique. «J’ai le sens de la contradiction et je veux toujours apprendre plus, affirme-t-elle. Je savais que j’avais des facilités en textile et j’ai choisi céramique parce que je n’y connaissais rien.» En parallèle, elle réalisera seule une collection de prêt-à-porter entière, «pour le plaisir». Le virus de la sape la gagne et elle candidate à plusieurs écoles, «toutes publiques». Après Tourcoing, la ruée vers le nord continue et elle atterrit à la Cambre, prestigieuse – et exigeante – école d’arts appliqués bruxelloise. Le rythme de l’école est effréné et le cursus de plus en plus sélectif au fil des années d’étude. Cumulant les projets, les présentations et les dossiers à rendre, elle se plonge dans le travail, se «professionnalise», accumule EN 3 DATES les stages dans différentes maisons de prêt-à-porter ou 20 juillet 1984 Naissance de couture, notamment chez à Paris. 20042010 Etudie Jean Paul Gaultier. Et déve- à la Cambre à Bruxelles. er loppe une vision très pointue 1 mai 2011 Remporte le grand prix du festival de la mode, dans la lignée des d’Hyères. Belges Raf Simons et Martin Margiela : «J’aime l’idée de créer une mode expérimentale, qui ne soit pas toujours portable. Le vêtement peut être un support qui évoque l’architecture, le rapport au monde, la philosophie même.» Elle qui dit «détester le shopping» et ne posséder que très peu d’habits, respecte les stylistes qui «créent un univers, une ambiance, quasiment cinématographique». Et admire d’autant plus la haute couture, consécration de cette vision de la mode. La réalité rattrape la jeunesse de plus en plus tôt. Et, dès la sortie de la Cambre en 2010, elle cherche un emploi «dans des marques éloignées de [sa] vision de la mode pour pouvoir intégrer des notions inconnues jusque-là, comme les questions de coûts, de fabrication, de rentabilité». Elle évoquera plusieurs fois les mots «produit» et «carrière» avec l’idée que l’art pour l’art ne suffit pas et que la notion de profit ne peut être occultée. Elle est alors embauchée par Isabel Marant, griffe parisienne pour urbaines CSP+ en quête de rock attitude. Elle s’amuse d’être considérée comme la bulle créatrice, la fille fantasque, du studio. Ainsi vont les choses pour les jeunes stylistes, plasticiens ou designers. Alors que, dans les années 80, les Mugler, Montana ou Gaultier s’inspiraient de leurs excès nocturnes et que le dilettantisme était considéré comme une richesse, voici aujourd’hui le règne des bons élèves, appliqués au travail, conscients des réalités et discrets. Léa Peckre le reconnaît : «Avant, la personnalité primait sur tout le reste. Maintenant, c’est devenu impossible de ne pas réfléchir en terme de stratégies, c’est comme ça.» Elle ne vote pas, se sent très peu politisée, vaguement à gauche, ne lit pas les journaux. Mais elle dit connaître par cœur les informations du milieu de la mode. Comme un fan de foot connaît les allers-retours des joueurs entre les clubs, elle sait que tel styliste a quitté telle marque pour rejoindre tel studio, qu’au niveau technique, une griffe sera meilleure qu’une autre. L’univers de la mode est en mutation, l’esprit festif s’évapore. Léa Peckre aime sortir mais avoue détester les soirées organisées par des marques de luxe. Elle s’amuse des potins mais s’en lasse vite. Et affirme n’avoir «absolument aucune admiration» pour des figures comme John Galliano qui, avant sa disgrâce prométhéenne, avait fait de l’exubérance un mode de vie. Christophe Lemaire, très discret directeur artistique des collections femme d’Hermès, remporte son suffrage. Comment la pépite dénichée par le festival de Hyères va-telle s’émanciper? Entre l’idée d’intégrer une marque ou d’en créer une, le pragmatisme l’emporte sur le rêve : «Bien sûr que ce serait formidable d’être parfaitement autonome, mais c’est tellement plus réalisable de rentrer dans une griffe qui existe déjà.» Raison, modestie, retenue : la mode est devenue un sacerdoce. •