La dimension spatiale de l`enfance en danger

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La dimension spatiale de l`enfance en danger
Actes du colloque « Inégalités éducatives et espaces de vie »
Université Rennes 2
10 et 11 septembre 2015
Proposition d’article
La dimension spatiale de l’enfance en danger
Quelles spécificités des territoires urbains, ruraux et périurbains ?
Eugénie Terrier
ASKORIA
ESO-Rennes
Juliette Halifax
APRADIS Picardie
Résumé
Dans un contexte de territorialisation de l’action sociale, cette recherche porte sur la dimension spatiale
de l’enfance en danger afin de mieux connaitre les spécificités des situations familiales concernées par
la protection de l’enfance selon les types de territoires (urbains/périurbains/ruraux). A partir des 32
territoires d’action sociale situés dans les départements de la Somme et de l’Ille-et-Vilaine, il s’agissait
dans cette étude exploratoire d’analyser la répartition spatiale des prises en charge de l’aide sociale à
l’enfance et la localisation des facteurs de risque selon les contextes territoriaux. Les résultats mettent
en évidence une forte vulnérabilité des territoires urbains caractérisés par des taux de mesures de l’aide
sociale à l’enfance deux fois supérieurs à la moyenne départementale. L’analyse permet aussi d’observer
sur ces territoires une forte concentration spatiale des familles cumulant plusieurs « facteurs de risque »
liés au statut social ou à la composition familiale.
Mots clés
Protection de l’enfance, territoires, facteurs de risque, analyse spatiale
1
Introduction
Les travailleurs sociaux en protection de l’enfance témoignent souvent de la différence des situations
familiales qu'ils accompagnent entre le secteur rural et le secteur urbain en faisant par exemple référence
aux problématiques d'isolement ou de mobilité des familles. Les contextes de vie et leurs effets pour les
familles concernées par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) sont encore peu étudiés au regard d’analyses
plus présentes sur les questions de défaillances parentales ou sur les pratiques professionnelles.
L’approche spatialisée est une manière d’analyser ces contextes de vie. Or, il apparait que la dimension
territoriale de la protection de l’enfance est encore peu étudiée malgré les préoccupations des acteurs à
ce sujet. A travers cette recherche, nous souhaitions développer la connaissance des spécificités des
besoins et des difficultés des familles concernées par l’Aide Sociale à l’Enfance selon les contextes
territoriaux.
Lors de cette première phase de la recherche a été développé plus particulièrement une approche
quantitative et territorialisée permettant d’analyser différents facteurs de risque en protection de
l’enfance et d’observer plus précisément le poids de la variable territoriale. Il s’agit aussi d’analyser la
répartition territoriale des indicateurs de la protection de l’enfance et d’étudier les facteurs de risque
selon les types de territoires urbains, ruraux ou périurbains.
Les investigations ont été reliées aux travaux de l’Observatoire Départemental de la Protection de
l'Enfance d’Ille-et-Vilaine et ceux de la Cellule de Recueil, de traitement et d’évaluation des
Informations Préoccupantes de la Somme. Plusieurs membres de l'équipe de recherche 1 ayant, à
différentes reprises, travaillé en proximité avec ces services, souhaitaient apporter des éléments utiles
au développement des techniques de l'observation dans le domaine de la protection de l'enfance.
1
Cette recherche financée par l’ONED (Observatoire National de l’Enfance en Danger) a duré 18 mois (20142015). L’équipe était constituée d’Eugénie Terrier, géographe sociale et chargée de mission et de recherche à
ASKORIA, de Juliette Halifax, démographe et chargée d’études à l’APRADIS Picardie, d’Olivier David,
professeur de géographie et d’Arnaud Lepetit, ingénieur cartographe à l’Université Rennes 2 (Laboratoire ESO).
2
Territoire(s) et protection de l’enfance
La protection de l’enfance en France : quelques repères
La protection de l’enfance est définie à l’article L.112-3 du code de l’action sociale et des familles
comme ayant pour but de « prévenir les difficultés auxquelles les parents peuvent être confrontés dans
l’exercice de leurs responsabilités éducatives, d’accompagner les familles et d’assurer le cas échéant,
selon les modalités adaptées à leurs besoins, une prise en charge partielle ou totale des mineurs ». La
protection de l’enfance concerne un champ assez large de situations : du soutien aux parents (soutien
éducatif, aide à la parentalité, coéducation, prévention…) jusqu’au retrait de l’autorité parentale
(Derville, 2014).
Les différentes institutions habilitées (services départementaux de l’aide sociale à l’enfance, justice,
associations, …) ont pour mission de prévenir ou de prendre en charge les situations de danger ou de
risque de danger vécues par des mineurs sur le territoire national. Ces interventions sont destinées aux
enfants dont le développement physique, affectif, social ou psychologique est gravement compromis
parce qu’ils sont victimes de carences éducatives ou/et de violences.
En France, il existe deux types de mesures éducatives proposées ou imposées aux familles :
• Les actions éducatives exercées en milieu familial (à domicile) avec pour objectif d’apporter un
soutien éducatif et psychologique aux mineurs et à leur famille
• Les accueils (ou prises en charge physique ou placements) en établissements ou chez des
familles d’accueil.
L’un des objectifs de la loi du 5 mars 2007 qui a réformé le dispositif français de protection de l’enfance
a été de légiférer pour améliorer la connaissance des enfants, de leurs familles et des parcours en
protection de l’enfance. Ainsi, cette loi a instauré, au sein de chaque conseil départemental, une Cellule
de Recueil, de traitement et d’évaluation des Informations Préoccupantes (CRIP), ainsi qu’un
Observatoire Départemental de la Protection de l’Enfance (ODPE).
La territorialisation de la protection de l’enfance
A partir de 1982-1983, les compétences en matière d’aide sociale à l’enfance sont transférées aux
départements. Avec l’acte II de la décentralisation (loi du 13 aout 2004), puis la réforme du 5 mars 2007,
le département est confirmé comme chef de file de la protection de l’enfance (Derville, 2010).
Pour mettre en œuvre toutes ses missions d’action sociale (l’aide sociale à l’enfance mais aussi les
missions en faveur des personnes et des publics en difficulté, en situation de handicap, des personnes
âgées…), chaque département s’est organisé en choisissant des aménagements plus ou moins
« centralisés » ou « territorialisés ». Dans le modèle centralisé, les directions qui gèrent au niveau
départemental chacune des missions sociales conservent une autorité hiérarchique sur les travailleurs
sociaux. Le modèle territorialisé, vers lequel s’orientent de plus en plus de départements consiste au
contraire à confier des responsabilités larges aux « unités territoriales » (Derville, 2014).
Les notions d’espace et de territoire ont ainsi pris une place considérable dans le champ de l’action
sociale. Le territoire est consacré comme vecteur privilégié à la fois de l’action de proximité, de l’action
globale décloisonnée, de la concertation et de l’interaction entre des acteurs de domaines et de niveaux
d’intervention multiples. L’action territoriale locale est conçue comme devant apporter des solutions
adaptées à des situations spécifiques dégagées dans le cadre des diagnostics territoriaux. C’est pourquoi
l’approche géographique des réalités sociales liées à l’action sociale ou à la protection de l’enfance
suscite désormais beaucoup d’intérêt auprès des acteurs et des institutions concernés.
3
Trois axes d’analyse de la dimension spatiale de l’enfance en danger
S’inscrivant tout particulièrement en géographie sociale, cette recherche vise à étudier la dimension
spatiale de la protection de l’enfance en s’intéressant aux trois axes d’analyse suivants :
- La répartition spatiale des mesures de la protection de l’enfance selon les territoires
- La différenciation territoriale des situations familiales concernées par la protection de l’enfance
- L’influence du contexte territorial sur le quotidien de ces familles
La variabilité territoriale des niveaux de prise en charge
L’ONED estime qu’en France, 288 300 mineurs et 21 800 jeunes majeurs étaient pris en charge par les
services de protection de l’enfance en 2013, soit 19,7 ‰ des moins de 18 ans et 9,5 ‰ des 18-21 ans
(ONED, 2015). Les mesures ASE sont constituées, à parts quasi égales, de mesures de placements des
enfants en dehors de leur milieu familial et d’actions éducatives en milieu ouvert et à domicile. On
observe une forte variabilité départementale de la proportion des mineurs protégés avec un taux allant
de 10,5 à 38,4 ‰ en 2012. Cette variabilité est à la fois due aux différences de politiques sociales mises
en œuvre dans les départements mais aussi aux spécificités socio-économiques de ces territoires.
Un des objectifs de notre recherche est d’approfondir cette connaissance chiffrée des différenciations
territoriales de l’enfance en danger en plaçant la focale sur les disparités infra-départementales. Observet-on la même variabilité spatiale des taux de mesures en protection de l’enfance au sein même des
départements ? Existe-il des spécificités entre les différents types de territoires : urbains, périurbains et
ruraux ?
Des situations familiales différentes selon les types de territoire ?
Au-delà de l’analyse de la répartition spatiale des mesures en protection de l’enfance à un niveau infradépartemental, cette recherche vise également à interroger la différenciation des situations familiales
(caractéristiques, besoins, difficultés) concernées par la protection de l’enfance selon les types de
territoires (urbain/périurbain/rural).
Pour ce sujet, l’accès aux données représente un enjeu majeur. Même si le recueil des statistiques
concernant l’activité des départements et des territoires d’action sociale (comptabilisation des mesures
éducatives) a beaucoup progressé, les chiffres sur les caractéristiques socio-économiques des familles
sont encore peu disponibles. En attendant une amélioration de l’accès à ce type de données, nous nous
sommes appuyés sur la littérature scientifique, principalement anglo-saxonne, afin d’identifier,
d’analyser et de cartographier les indicateurs considérés comme des facteurs de risque en protection de
l’enfance.
La question des facteurs de risque en protection de l’enfance a particulièrement été étudiée en Amérique
du Nord. Les facteurs de risque sont des conditions, circonstances ou particularités d’une personne ou
de son environnement qui augmentent la probabilité pour un enfant d’être victime de négligence et/ou
mauvais traitements. Les facteurs de risque, souvent nombreux, n’agissent pas individuellement mais
plutôt par le biais d’interactions complexes. « Le cumul des facteurs de risque augmente la probabilité
d’apparition des phénomènes de négligence par un processus additif et/ou interactif.» (Descoteaux,
2008, p.19-20).
Les recherches existantes sur les facteurs de risque en protection de l'enfance s’appuient très souvent
sur le modèle écologique du développement humain, né au tournant des années 1970-1980 des travaux
de Urie Bronfenbrenner, un psychologue/chercheur américain. Selon le modèle écologique du
4
développement humain, le comportement d’un individu doit être étudié en tenant compte de l’influence
réciproque des multiples systèmes qui composent son environnement écologique et des caractéristiques
de l’individu lui-même.
Figure 1 - La théorie écosystémique de Bronfenbrenner
(Berk and Roberts, 2009, p.28)
De multiples facteurs de risque sont évoqués par les tenants de l’approche écologique pour expliquer la
négligence ou/et les agressions physiques des parents à l'égard de leurs enfants (Carrière & al, 2006).
Par exemple, au niveau du microsystème, c’est-à-dire en lien avec les caractéristiques de la famille de
l’enfant, plusieurs facteurs de risque ont été mis en évidence : la monoparentalité, les violences
conjugales, les parents avec des problèmes de santé mentale, les familles nombreuses et la faible
scolarité des parents. Concernant l’exosystème, c’est-à-dire le système influençant la personne sans y
être actif personnellement, plusieurs facteurs de risque apparaissent dans les recherches : les conditions
de logement, l'isolement social ou encore la pauvreté.
En s’appuyant sur les résultats de ces travaux, notre recherche a pour objectif de tester, à partir de
données françaises, les liens potentiels entre protection de l’enfance et certaines caractéristiques socioterritoriales considérées comme des facteurs de risque. Par ailleurs, il s’agira d’analyser la répartition
spatiale de ces indicateurs selon les types de territoires.
5
Le contexte territorial comme facteur de risque ?
En géographie sociale, l'étude de la dimension spatiale des sociétés renvoie aussi à l’analyse de l’effet
de lieu comme variable contribuant à la production des phénomènes sociaux. Certaines caractéristiques
du milieu rural (faible offre d’emploi et de services, distance, etc.) peuvent représenter des facteurs de
risque supplémentaires, lorsqu’elles se combinent avec les caractéristiques socioéconomiques des
familles en difficulté. Par exemple, concernant certaines familles monoparentales, il existe des situations
complexifiées par les particularités géographiques du milieu rural qui accentuent leur isolement
(REAAP, 2009).
Nous faisons l’hypothèse que les caractéristiques du territoire peuvent avoir une influence sur l’exercice
de la parentalité. Et plus précisément que les caractéristiques du territoire peuvent représenter un facteur
de risque supplémentaire en faisant système avec d’autres types de vulnérabilités : quel serait alors
l’impact du milieu de vie sur le quotidien de ces familles déjà en difficulté ? Comment le facteur
territorial influence (facilite ou aggrave) les situations familiales et celles des enfants ?
Figure 2 - Contextes territoriaux et situations familiales
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Une approche quantitative et cartographique de la protection de l’enfance
Les terrains de recherche : l’Ille-et-Vilaine et la Somme
Le territoire d’intervention sociale comme échelon d’analyse
L’Ille-et-Vilaine et la Somme, comme beaucoup de départements français, souhaitent développer leurs
outils d’observation territorialisée. Etant donné que l’échelon d’analyse de cette recherche est
essentiellement infradépartemental, il était important d’étudier au moins deux départements afin d’avoir
suffisamment de territoires d’intervention pour la partie quantitative. Ceci a également permis d’éviter
que les résultats soient dépendants des spécificités d’un seul département.
Les profils départementaux très contrastés de la Somme et de l’Ille-et-Vilaine ont donné la possibilité
d’élargir le spectre des types de contextes territoriaux pour notre étude. Selon plusieurs indicateurs,
l’Ille-et-Vilaine se situe parmi les départements les plus favorisés tandis que la Somme se situe parmi
les plus défavorisés (taux de pauvreté, de chômage, d’habitants sans diplôme, de familles
monoparentales, etc.) (INSEE).
Il y a, en 2012, 20 territoires d’action sociale en Ille-et-Vilaine et 12 dans la Somme (Carte 1). D’une
part, l’étude de ces territoires permet d’obtenir les données localisées des conseils départementaux
concernant l’aide sociale à l’enfance et, d’autre part, les résultats de cette recherche, dans un objectif
d’utilité sociale, sont relatifs aux découpages territoriaux qui fondent les politiques et les interventions
sociales de ces deux départements.
La réalisation d’une typologie urbain/périurbain/rural
Sur le plan méthodologique, cette étude a nécessité de recourir à une typologie des territoires d’action
sociale dans les deux départements. L’ambition de cette typologie est donc de qualifier les territoires
d’intervention sociale au regard des catégories spatiales « urbain », « périurbain » et « rural ».
En s’appuyant sur une synthèse des définitions proposées dans les principaux dictionnaires de
géographie (Lévy, Lussault, 2003 ; Brunet, Ferras, Théry, 1993), quatre critères différents ont été
retenus pour qualifier les territoires d’intervention sociale : la taille des communes, la densité de
population, le zonage en aires urbaines de l’INSEE (2010) et la typologie des campagnes françaises de
la DATAR (Délégation Interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Activité Régionale) de
2011.
Cette classification souligne d’emblée un vrai contraste entre les deux départements sélectionnés pour
l’étude (Carte 1). L’Ille-et-Vilaine apparaît plus urbanisée que la Somme. Les pôles urbains y sont plus
nombreux et les aires urbaines beaucoup plus étendues. A contrario, le nombre de petites communes à
faible densité de population est beaucoup plus élevé dans la Somme, actant de fait un plus fort degré de
ruralité.
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Carte 1 : Typologie des territoires d’intervention sociale
en Ille-et-Vilaine et dans la Somme
Sélection des indicateurs et méthodes quantitatives
A vocation exploratoire sur un sujet encore peu abordé en sciences sociales, cette première phase du
travail s’est essentiellement appuyée sur des investigations documentaires et sur des analyses statistiques
et cartographiques. Il s’agissait de réaliser, à partir des données disponibles, une analyse factorielle des
données relatives à la protection de l’enfance, aux profils des familles et aux caractéristiques des 32
territoires d’intervention sociale de l’échantillon.
Concernant les indicateurs de la protection de l’enfance, différentes informations permettant de qualifier
les mesures2 ont été collectées (Tableau 1). L’Ille-et-Vilaine et la Somme ont des taux de mesures
proches de la moyenne nationale. Les chiffres fournis par les départements indiquent, qu’en 2012, 5 201
jeunes étaient concernés par une mesure de l’Aide Sociale à l’Enfance en Ille-et-Vilaine, ce qui
correspond à 20 enfants pour 1000 âgés de 0 à 19 ans. Malgré des effectifs moins importants dans la
Somme (3 379 enfants concernés), ce taux est plus important avec 24 enfants concernés pour mille.
2
Nous n’avons pas retenu comme indicateur principal le nombre d’informations préoccupantes car leur niveau de
collecte était très différent entre les deux départements. La Somme enregistrant comme IP l’ensemble des
informations recueillies tandis que l’Ille-et-Vilaine enregistre uniquement les informations concernant les enfants
pour lesquels il n’y a pas encore de suivi dans les territoires. Par conséquent, bien que les mesures éducatives de
l’ASE soient en partie déterminées par les pratiques institutionnelles et professionnelles sur le territoire, ces
chiffres présentent moins de biais que les données sur les informations préoccupantes.
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Tableau 1 - Les mesures de l'Aide Sociale à l'Enfance
en Ille-et-Vilaine (2012) et dans la Somme (2013)
Ille-et-Vilaine
Somme
Nombre de jeunes bénéficiaires d’une mesure ASE
Part de jeunes bénéficiaires d’une mesure (pour 1 000
jeunes de 0-19 ans)
Nombre de jeunes confiés à l’ASE
Part d’enfants confiés à l’ASE (pour 1 000 jeunes de 0-19
ans)
5 201
3 379
20,1
23,7
2 734
1 651
10,6
11,6
Nombre de jeunes bénéficiaires d’une action éducative
2 467
1 728
9,5
12,1
1 278
970
9,1
11,8
Part de jeunes bénéficiaires d’une action éducative (pour
1 000 jeunes de 0-19 ans)
Nombre de familles bénéficiaires d’une action éducative
Part de familles bénéficiaires d’une action éducative
(pour 1 000 familles avec enfant(s) de moins de 25 ans)
Source : Départements 35 et 80
Les indicateurs de caractérisation des situations familiales et des territoires ont été déterminés au regard
des caractéristiques repérées comme facteurs de risque en protection de l’enfance dans d’autres
recherches (cf. supra) et aussi des hypothèses formulées en début de projet (ex. effet de lieu).
L’un des critères de sélection a aussi été la disponibilité des données par territoire d’intervention. La
quasi-totalité de ces données a été recueillie au niveau communal ainsi qu’au niveau infra-communal
pour les villes de Rennes et d’Amiens, ce qui a permis de calculer les différents indicateurs par territoire
d’intervention sociale. Ainsi, une trentaine d’indicateurs ont été créés relatifs aux caractéristiques des
familles, des enfants et des parents, à la précarité économique et à celle de l’emploi, à la mobilité, à la
démographie, au logement et à l’offre de services.
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Une différenciation territoriale de la protection de l’enfance
L’aide sociale à l’enfance plus présente en milieu urbain
Les données fournies par les deux départements ont permis de cartographier la part des enfants
concernés par une mesure de l’Aide Sociale à l’Enfance sur le total des jeunes âgés de 0 à 19 ans selon
les territoires d’intervention sociale.
Comme au niveau national, le taux de mesures ASE montre une forte variabilité territoriale. Par
exemple, en Ille-et-Vilaine, le taux d’enfants concernés par une mesure ASE est compris entre 10,5 ‰
pour le territoire de la couronne rennaise-Est et 44,5 ‰ pour le territoire situé au Sud de Rennes
(Champs-Manceaux). Cet écart est encore plus important dans la Somme avec un taux compris entre
7,5 ‰ pour le territoire de Villers-Bocage-Corbie-Boves (à l’est d’Amiens) et de 51,7 ‰ pour le
territoire d’Amiens Nord-Est.
Carte 2 - Les enfants et les jeunes concernés par une mesure de l'Aide Sociale à l'Enfance
par territoire d’intervention sociale (Ille-et-Vilaine et Somme, 2012/2013)
Cette variabilité territoriale observée peut s’expliquer, comme pour l’échelon national et
interdépartemental, par deux facteurs principaux : les inégalités socio-territoriales et les différentes
modalités de l’intervention sociale selon les territoires (nombre de travailleurs sociaux, nombre de
places d’hébergement, pratiques professionnelles, politiques départementales). Les poids explicatifs et
relatifs de ces deux facteurs étant difficiles à délimiter.
L’analyse cartographique fait apparaitre des taux d’enfants concernés par l’Aide Sociale à l’Enfance
plus importants dans les territoires d’intervention sociale à dominante urbaine : Rennes, Saint-Malo et
Amiens (Ouest et Nord-Est). Notons un taux important au sein du territoire d’Abbeville Vimeu Vert :
même si celui-ci est catégorisé parmi les territoires mixtes (périurbain/rural) dans la typologie, il abrite
Abbeville, la seconde plus grande ville de la Somme après Amiens.
La ventilation des effectifs d’enfants concernés par une mesure ASE selon les types de territoire
confirme ce constat (tableau 2) : ce taux est de 31 ‰ pour l’ensemble des territoires à dominante urbaine
contre 18/19 ‰ pour les autres types de territoire (périurbain/mixte/rural).
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Des pratiques professionnelles différentes selon les contextes territoriaux
Une analyse plus approfondie des types de mesures ASE permet aussi de mettre en évidence des
différences de pratiques professionnelles selon les territoires. Ainsi, la part des placements sur le total
des mesures est plus importante dans les territoires urbains que dans les autres types de territoire : 61%
des mesures sont des placements dans les villes contre 48% en milieu périurbain, 41% en milieu mixte
et 43% en milieu rural et la part des mesures judiciaires est plus élevée en milieu rural : 81% des mesures
contre 67% en milieu urbain.
Tableau 2 - Les mesures ASE selon les types de territoire (Ille-et-Vilaine et Somme, 2012/2013)
Taux de jeunes
concernés par une
mesure (pour 1000
jeunes 0-19 ans)
Part des enfants
confiés (%)
Part des actions
éducatives (%)
Part des mesures
judiciaires (%)
Part des mesures
administratives
(%)
1-Urbain
31
61
39
67
33
2-Périurbain
18
48
52
74
26
3-Mixte PU/R
19
41
59
72
28
4-Rural
18
43
57
81
19
Total général
21
50
50
73
27
Type de territoire
Source : Départements 35 et 80
Des entretiens avec les professionnels de l’Aide Sociale à l’Enfance devront aider à interpréter ces
constats statistiques. Nous pouvons d’ores et déjà avancer quelques hypothèses d’interprétation :
- L’offre de places étant plus réduite dans les territoires non-urbains, ceci aurait pour conséquence
un recours plus important aux actions éducatives sur ces territoires.
- Le réseau associatif et les effectifs de travailleurs sociaux étant moins importants en milieu rural,
la prévention serait moins développée sur ces territoires ce qui provoquerait une découverte
tardive des situations et un nombre plus important de mesures judiciaires.
Vers une analyse territoriale des facteurs de risque en protection de l’enfance
Parmi l’ensemble des indicateurs contextuels sélectionnés, certains révèlent une corrélation statistique
très forte avec le taux de mesures ASE : on observe en effet une dépendance entre les mesures de
protection de l’enfance et le logement social, la précarité économique, la précarité professionnelle, la
monoparentalité et l’origine étrangère (Figure 3).
Les indicateurs contextuels pour lesquels le lien est le plus important sont relatifs à la précarité
économique et ce, que ce soit en Ille-et-Vilaine ou dans la Somme. Ainsi, la part des ménages dépendant
des prestations sociales pour 100% de leurs revenus ainsi que la part des 25 à 59 ans allocataires du RSA
se trouvent en deuxième et troisième position (corrélation absolue = +0,81). Cela signifie que les
territoires qui présentent les plus forts taux de mesures de protection de l’enfance présentent également
les taux les plus élevés d’habitants vivant des prestations sociales et touchant les minima sociaux.
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Figure 1- Corrélations statistiques absolues
avec l'indicateur "Part d'enfants bénéficiant d'une mesure ASE"
Source : Terrier E., Halifax J., David O., Lepetit A. (2015)
Toutes ces corrélations doivent être lues avec prudence et chaque interprétation nécessiterait des
approfondissements statistiques plus complexes. Même si ces résultats permettent de décrire des
proximités statistiques entre des variables, il n’est pas, à ce stade, possible de formuler des conclusions
sur les liens de causalité pour chacune de ces variables avec la protection de l’enfance. Il existe, en effet,
dans ce type d’analyses, des corrélations dues à des variables cachées.
Nous faisons par exemple l’hypothèse qu’un des facteurs de risque principaux « cachés » derrière la
monoparentalité ou l’origine étrangère est la plus forte probabilité pour ces familles d’être en situation
de pauvreté. Les chiffres montrent en effet que 28,8% des familles monoparentales en Ille-et-Vilaine et
36,9% dans la Somme vivent sous le seuil de pauvreté contre respectivement 10,7% et 17% de
l’ensemble des ménages (60% du revenu médian). De même, au niveau national, 13,9 % de l’ensemble
des ménages sont considérés comme pauvres au seuil à 60 % du revenu médian, ce taux s’élève à 38,1 %
pour les ménages immigrés, soit 3,5 fois plus que les non immigrés. Pour les personnes vivant au sein
d’un ménage immigré dont la personne de référence est née en Afrique, le taux est de 43,2 %.
Concernant l’influence des variables plus directement liées aux caractéristiques des territoires ou à
l’usage des espaces, l’analyse factorielle révèle de faibles corrélations entre les indicateurs de la
protection de l’enfance et ceux relatifs à l’offre de services et d’équipements, l’offre d’emploi ou encore
aux mobilités professionnelles. Ces derniers se sont révélés inopérants dans la mesure où les territoires
où les taux de mesure ASE sont les plus élevés sont aussi les territoires où l’emploi, les équipements et
les services sont les plus présents, c’est-à-dire dans les territoires urbains. Il faudrait alors, dans un idéal
statistique, n’étudier que les territoires non-urbains sur un échantillon beaucoup plus large que
seulement deux départements. Nous comptons sur les investigations qualitatives pour aller plus loin sur
ces sujets.
Afin de réaliser une carte de synthèse, l’utilisation de la méthode CAH (classification ascendante
hiérarchique), dans la continuité de l’analyse factorielle, a permis de cartographier une proposition de
typologie des territoires d’intervention sociale en fonction des variables suivantes : taux d’enfants
concernés par une mesure ; part de résidences principales en HLM ; part des 25-59 ans allocataires du
RSA ; part des actifs de 15-64 ans au chômage ; part de familles monoparentales ; part d’étrangers ; part
de familles nombreuses ; part des 15 ans et plus non scolarisés, sans diplôme.
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Carte 3 - Les territoires de la protection de l'enfance : essai de typologie
Source : Terrier E., Halifax J., David O., Lepetit A. (2015)
Quatre types de territoires ont ainsi été mis en évidence :
[En rouge] « Quartiers très vulnérables des grandes villes » : pour ces 5 territoires, le taux moyen
de mesures ASE est très élevé (41 ‰), c’est-à-dire presque deux fois plus que la moyenne de
l’ensemble des territoires (23 ‰). Ces territoires se situent dans les deux grandes villes de notre
échantillon. Ils présentent une concentration des populations considérées comme vulnérables en
protection de l’enfance : une précarité importante, plus de familles monoparentales, plus de
populations étrangères, plus de logement social, de non-diplômés et de familles nombreuses.
[En orange] « Territoires urbains vulnérables » : pour ces 5 territoires concernés, le taux de
mesures ASE est élevé (34,6 ‰) par rapport à la moyenne. Ces territoires se situent également
dans les grandes villes. Le territoire abritant la ville d’Abbeville dans la Somme est également
concerné. Comme pour les territoires urbains précédents, les populations considérées comme
vulnérables en protection de l’enfance sont plus nombreuses qu’ailleurs mais les écarts à la
moyenne sont moins prononcés que pour la catégorie territoriale précédente. Notons que la part
d’étrangers est beaucoup moins surreprésentée que dans la première catégorie. De même, les
taux de non-diplômés et de familles nombreuses sont inférieurs à la moyenne sur ces territoires,
ce qui les différencie de la catégorie précédente.
[En bleu] « Territoires ruraux et mixtes présentant quelques fragilités spécifiques » : 13 territoires
sont concernés par cette catégorie caractérisée par un taux de mesures légèrement inférieur à la
moyenne (19,1 ‰). Dans la typologie, ces territoires appartiennent majoritairement aux types
« rural » et « mixte ». Les facteurs de risque présentent, dans l’ensemble, des taux légèrement
inférieurs aux valeurs moyennes à l’exception de deux variables : les taux de non-diplômés et
de familles nombreuses qui sont au-dessus des moyennes. L’analyse factorielle a également mis
en évidence dans les territoires à dominante rurale (particulièrement dans la Somme) une
surreprésentation des populations non-diplômées et des logements précaires.
[En vert] « Territoires périurbains socialement favorisés » : 9 territoires sont concernés par cette
catégorie caractérisée par un taux de mesures ASE presque deux fois inférieur à la moyenne
(12,3 ‰). Les facteurs de risque présentent en effet tous des taux très inférieurs aux valeurs
moyennes : moins de logement social, de chômage, de RSA, de familles monoparentales ou
étrangères et de non-diplômés.
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Conclusion
Ce projet a été pensé depuis le début comme la première étape d’autres travaux. L’idée ici est d’engager
une réflexion scientifique sur la dimension spatiale de l’enfance en danger en ayant conscience que
l’ensemble de cette problématique n’a pu être traitée lors de ce premier projet mais devra être pensée
étape par étape et à long terme.
Les résultats de cette recherche ont confirmé une différenciation territoriale importante de la protection
de l’enfance en termes de nombre de mesures, de types d’intervention ou de situations familiales.
L’analyse spatiale a mis en évidence une importante vulnérabilité des territoires urbains : la part des
enfants concernés par une mesure de l’aide sociale à l’enfance y est deux fois supérieure à la moyenne.
Certains territoires urbains présentent des concentrations telles de facteurs de risque que les
caractéristiques et les spécificités des autres types de territoires (périurbains, mixtes et ruraux) se sont
révélés difficiles à distinguer via la seule analyse statistique et cartographique.
La mise en évidence de corrélations statistiques significatives entre les taux de mesures et certaines
caractéristiques socioéconomiques des populations rappelle la nécessité de prendre en considération des
causes structurelles et collectives de la négligence et de la maltraitance au-delà des seules explications
individuelles ou familiales.
Ces résultats posent aussi des questions d’ordre scientifique et éthique. Il y a ici des précautions
indispensables à prendre dans l’interprétation et l’usage de ces chiffres afin d’éviter d’alimenter tout
type de stigmatisation des familles ou des territoires. Cet appel à la vigilance est d’autant plus nécessaire
que ces résultats ne permettent pas de dissocier facteur de risque et facteur de visibilité sociale. Sans
sous-estimer le lien entre pauvreté et protection de l’enfance, il faudrait également mesurer l’effet de la
forte visibilité de ces populations par les services sociaux. La probabilité de découvrir une situation de
risque ou de danger pour un enfant est sans doute plus élevée pour ces familles pauvres que pour des
publics plus éloignés des services sociaux.
Il est prévu dans une seconde étape d’approfondir et de mettre en perspective les constats issus de la
phase quantitative par une série d’entretiens menés auprès des professionnels de la protection de
l’enfance et des familles afin aussi de mieux saisir l’impact des caractéristiques du territoire de vie sur
le quotidien et la parentalité.
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