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Revue de cinéma intéractive
Hors Série
l’Etrange Histoire De
BENJAMIN BUTTON
été 2009
?
SOMMAIRE
Revue de cinéma interactive
Retrouvez toute l’actualité d’Acme sur le site
www.revue-acme.com
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?
SOMMAIRE
Acme
été 2009 - Hors Série
l’Etrange Histoire De
BENJAMIN BUTTON
Rédacteur en chef du Hors Série :
Vincent Baticle
([email protected])
Secrétaire de rédaction :
Anaïs Kompf
Rédacteurs :
Pierre Bas,
Vincent Baticle,
Ornella Lantier-Delmastro,
Anouchka Walewyk.
En attendant la prochaine sortie du numéro 3
d’Acmé et à l’occasion de la sortie en dvd de
l’Etrange histoire de Benjamin Button, nous
vous proposons un dossier spécial consacré au film
de David Fincher. Quatre études complémentaires
(les fidèles lecteurs d’Acmé y reconnaîtront les
habituelles chroniques consacrées à l’analyse
filmique, l’adaptation littéraire et la musique)
destinées à accompagner votre découverte, ou
votre redécouverte, de l’un des film-évènements de
2008. Quatre textes qui construisent une analyse
progressive et raisonnée. Mais, à l’instar du héros
du film, libre à vous de commencer par la fin…
Maquette revue numérique :
Pascale Dufour
Webmestre et graphisme du site :
Vincent Baticle
Directeur de la publication :
Danilo Zecevic
([email protected])
Remerciements :
Pierre Berthomieu, Pier Paolo Crobeddu,
Jessy Gaudin, Florian de Gesincourt,
Hervé Joubert-Laurencin, Ana Otasevic,
Alexandre Roy, Hélène Thoron, Vojislav
Zecevic.
Rédaction et Edition :
Association Acme
4, rue Pierre Midrin
92310 Sèvres
Mail : [email protected]
L’iconographie est issue de photos d’exploitations ou de
capture de DVD édités par Warner Home Video. Tous
droits réservés.
© Les auteurs, Acmé, 2009.
Tous droits réservés pour tous pays. Toute reproduction
intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce
soit sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants
cause est illicite et constitue une contrefaçon. Les textes
n’engagent que leurs auteurs.
Sommaire
p.4 Il était une fois...
mais ne sera plus jamais
p.12 Quand la miniature
devient fresque...
p.8 Avec le temps...
p.16 Symphonie d’un temps
à rebours
ou de l’usage du fond enchaîné
3
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SOMMAIRE
Il était une fois…
mais ne sera
plus jamais
Vincent BATICLE
4
P
assionné par les effets spéciaux, David Fincher débute
sa carrière cinématographique au sein d’Industrial
Light & Magic, où il travaille sur les effets visuels
du Retour du Jedi et d’Indiana Jones et le temple maudit.
Réalisateur de clips musicaux et de publicités (deux activités
qu’il exerce toujours), il se voit confier, après Ridley Scott et
James Cameron, le troisième volet de la saga Alien. Il réalise
ensuite Seven, The Game, puis se révèle véritablement aux
yeux du grand public avec Fight club. Suivent Panic room
et Zodiac. Adaptation d’une courte nouvelle de Francis
Scott Fitzgerald, L’Etrange histoire de Benjamin Button se
livre telle une fable merveilleuse et est a priori relativement
éloigné de la violence et la noirceur des précédents projets de
Fincher. Mais les apparences sont souvent trompeuses…
?
SOMMAIRE
Un merveilleux conte à rebours
The Game et Fight Club proposent des histoires proprement
extra-ordinaires mais leur donnent in fine une explication
rationnelle, s’intéressant dans le même temps aux pouvoirs de
l’artifice cinématographique. Ainsi, en révélant que la machination
qui s’abat sur le héros n’est en fait qu’une gigantesque mise en
scène live, The Game renvoie à son spectateur la puissance de
conviction des effets spéciaux (qui se trouvent être diégétisés).
Magie du cinéma, cette lecture - particulièrement évidente à la
faveur d’une seconde vision informée - n’empêche pourtant pas
de céder sous le poids de la fiction.
L’Etrange histoire de Benjamin Button ne vise pas à la logique
et n’expliquera jamais les raisons du rajeunissement du héros.
Au mieux est-il, lui aussi, associé aux forces du cinéma. Lié au
fonctionnement à rebours de l’horloge de Mr. Gâteau (dont les
engrenages peuvent évoquer le mécanisme du projecteur – on
le sait depuis Les Temps modernes), le défilement en arrière
de la vie de Benjamin est tel cet effet de projection inversée
qu’utilise Fincher pour faire renaître les soldats morts au
combat. Par ailleurs, de même que Benjamin meurt nouveauné, la naissance de l’image cinématographique correspond avec
la mort de l’événement réel. C’est d’ailleurs la mort annoncée
de Daisy qui constitue la condition d’existence du film.
L’Etrange histoire de Benjamin Button est tout particulièrement
proche de Forrest Gump1, premier très grand succès du scénariste
Eric Roth. Les deux films partagent un éloge de la différence. Un
individu aux caractéristiques physiques extra-ordinaires (Forrest
possède un quotient intellectuel très faible mais est terriblement
5
rapide) évolue au contact de personnages qui, d’un film à
l’autre, se répondent : mère protectrice au bon sens inébranlable
(«Le destin réserve bien des surprises » / « La vie c’est comme une boîte
de chocolat, on ne sait jamais sur quoi on va tomber »), mentor aux
mœurs particulières (Capitaine Mike/Lieutenant Dan) et amour
d’enfance inaccessible que le héros retrouve au crépuscule de sa
vie (Daisy/Jenny). La fin du film, qui fait réapparaître chacun des
êtres humains ayant compté pour Benjamin, insiste sur le moteur
essentiel et irremplaçable que représente la rencontre de l’autre.
Ainsi, comme chez Zemeckis, les incroyables trucages visuels, loin
de n’être que le vain affichage d’une parfaite maîtrise technique,
servent avant tout le récit et l’évolution des personnages.
1. Voir le dossier consacré à Robert Zemeckis dans le premier numéro d’Acmé
?
SOMMAIRE
Sous la fable merveilleuse,
la profonde noirceur du
cinéma de Fincher
L’horrible fuite en avant
du temps
Forrest Gump participe, sans toutefois en être pleinement
conscient, aux plus importants évènements de l’histoire
américaine de la seconde moitié du vingtième siècle. Ici, les
personnages ne sont guère partie prenante des mutations de
la société. Seule Daisy, en évoquant les innovations de la danse
moderne, semble attester de l’évolution des temps. Benjamin
parcourt un monde quasi intemporel fait de représentations
stéréotypées, d’images carte-postales aux tons sépias, à la
lumière douce et aux couleurs désaturées. Le film décrit des
morceaux de vie humaine et non des moments d’Histoire.
Ainsi la seconde guerre mondiale, vécue sur un chalutier au
large des côtes soviétiques, est-elle découverte de manière
détournée, personnelle et poétique. Mais, sous l’universalité
de l’histoire se cache le terrible constat de l’inadéquation
entre l’humain et le monde dans lequel il vit.
L’Etrange histoire de Benjamin Button se révèle alors très
proche du pessimisme des précédents films de David Fincher.
Leur style urbain et froid accompagne en effet une vive
critique de la société contemporaine, vision désabusée qui
trouve son point culminant dans le nihilisme technologique
de Fight club. Bien qu’amorçant un premier virage visuel,
Zodiac suit un journaliste sur la piste d’un tueur en série et
ne soulève guère plus d’espoir. La fable de son dernier film
6
ne sait alors cacher sous ses aspects merveilleux la profonde
noirceur de son cinéma - noirceur qui touche d’ailleurs ici
l’image elle-même, notamment partagée entre teintes bleutées
et scènes nocturnes.
Par trois fois, le film est ponctué par l’apparition de l’horloge
de Mr. Gateau. Le premier récit-dans-le-récit concerne son
inauguration et le fol espoir de son concepteur de voir un jour
?
SOMMAIRE
le temps inverser son cours et son fils mort à la guerre revenir
à la vie. Peu avant sa mort, Daisy évoque son remplacement
(qu’elle associe avec le décès de Benjamin) par une horloge
numérique à défilement ordinaire. La technologique moderne
fait son apparition. Un austère bloc électronique relègue au
rang d’antiquité la mécanique de précision et le splendide
ornement du travail de l’horloger. Le nouveau dispositif
égrène un temps subi auquel il n’est plus question de
tenter d’échapper. Le film fini, il reprend sa fuite en avant
désespérée.
Le dernier plan du film montre l’horloge de Mr. Gateau
entreposée dans un obscur sous-sol et recouverte par les
flots. Noyée dans la plus totale indifférence, tout comme
le fut le peuple noir de la Nouvelle-Orléans (une société
d’exclus, à l’image de ceux qui recueillent et élèvent Benjamin)
abandonné à son sort après le passage de l’ouragan Katrina.
En 1918, le Teddy Roosevelt du film assistait à l’inauguration
de l’horloge magique. En 2005, George Bush ne se déplacera
que tardivement sur les lieux de la catastrophe, contraint d’y
reconnaître sa calamiteuse gestion. Le rêve de Mr. Gateau n’est
plus qu’un souvenir dans la mémoire d’une mourante.
L’ETRANGE HISTOIRE DE BENJAMIN BUTTON
Durée : 2h46
Date(s) de Sortie(s) : USA : 2 mai 2008 / France : 30 avril 2008
Titre original : The Curious Case of Benjamin Button
Réalisé par : David Fincher
Scénario : Eric Roth, d’après une nouvelle de Francis Scott
Avec : Brad Pitt, Cate Blanchett, Julia Ormond, Taraji P. Henson,
Fitzgerald
Jason Flemyng, …
Photographie : Claudio Miranda
Distributeur : Paramount / Warner Bros.
Montage : Kirk Baxter, Angus Wall
Pays : USA
Musique : Alexandre Desplat
7
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SOMMAIRE
L
Pierre BAS
Avec le temps…
ou de l’usage du
fondu enchaîné
8
’Etrange histoire de Benjamin Button s’ouvre
(de façon littérale puisqu’il s’agit d’un fondu) sur
l’image d’une vieille femme mourante allongée
sur un lit d’hôpital. Avant tout dialogue, la bande son est
envahie par le bruit d’un respirateur artificiel et la voix
d’un présentateur télé annonçant l’ouragan Katrina. Les
pulsations de l’appareil nous rappellent que le temps nous
est compté. Daisy agonise. Elle ne va survivre que le temps
d’un récit. Le temps de présenter un père disparu à sa fille
Caroline. « J’ai de plus en plus de mal à garder les yeux ouverts
» avoue-t-elle. Mais fermer les yeux, c’est justement se
souvenir, faire abstraction du présent et revivre le passé.
Il nous reste des souvenirs
Il faut pour déclencher l’histoire du héros que Caroline
aille chercher sur les ordres de sa mère le « testament » de
Benjamin. Testament que la vieille femme a apporté avec elle
mais qu’elle n’arrive pas à lire. Caroline sera alors les yeux et la
voix de sa mère. Le récit trouve ensuite un nouveau narrateur
dans un fondu enchaîné aussi bien visuel que sonore. La voix
de Caroline fait place à celle de Benjamin. Deux images et
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SOMMAIRE
deux voix sont simultanément présentes à l’écran : celles d’une
femme et d’un père que celle-ci n’a jamais connu.
Le spectateur est ensuite entraîné vers un autre espace. Mais
d’où proviennent ces images ? Images objectives capturées
à une époque où le cinéma était encore muet ? Images
mentales de Caroline, Daisy ou Benjamin ? Aucun de ces
personnages n’était pourtant un être conscient en 1918.
Souvenir et imaginaire ont tous deux la particularité d’être une
construction cinématographique de la pensée. Se souvenir,
c’est monter un film dans la cabine très privée de notre esprit.
Un film que l’on ne pourra jamais partager avec d’autres
spectateurs. L’invention de la projection cinématographique
est une démocratisation des souvenirs, rendus « objectifs » et
« collectifs ». Ce sont ainsi les souvenirs de Benjamin et Daisy
qui constituent le tissu même du film de David Fincher. A
la superposition de deux voix va succéder la superposition
de deux mémoires. Deux trajectoires opposées : Benjamin
qui rajeunit à mesure que le temps passe et Daisy qui vieillit
comme tout un chacun. Il y aura, c’est inévitable, un moment
où ces trajectoires se superposent. Une image s’estompe là où
l’autre débute. C’est l’art du fondu !
Le fondu enchaîné n’est pas uniquement une figure de style
qu’utilise Fincher. Il est un schéma qui se répète tout au long
du film : un homme meurt, un enfant naît. « Le Seigneur donne la
vie, il la prend aussi. » La mère de Benjamin meurt à sa naissance.
Le pasteur meurt lorsque Benjamin arrive enfin à marcher.
Dans la maison de retraite qui a recueilli Benjamin au début de
sa vie, un pensionnaire meurt, un autre arrive. Ce qui intéresse
le cinéaste, c’est l’instant où le vieillard et l’enfant sont tous
Une rencontre aussi brève
que celle de deux images
lors d’un fondu
les deux vivants (on pense alors à L’heure du loup, celle des
morts et des naissances). « Personne ne sait s’il vaut mieux rester ou
partir. […] Mon père a attendu quatre heures l’arrivée de mon frère. Il
ne pouvait pas mourir sans l’avoir vu », confiera ainsi une infirmière
à Caroline.
La petite enfance des héros n’est pas montrée. Daisy apparaît en
1930 alors que Benjamin a douze ans. Le film parle alors d’une
9
romance entre un vieillard et une fillette ! Pour eux, rien de plus
naturel, mais Mme Fuller, la grand-mère de Daisy voit l’affaire
d’un autre œil1 ! Les deux personnages sont surpris à minuit :
l’heure du passage du jour au lendemain, moment symbolique
1.Lorsque dix ans après, Daisy s’offre à Benjamin, elle ne cesse de lui répéter :
« Je suis grande maintenant ».
?
SOMMAIRE
pour un fondu entre crépuscule et aurore. Le plan où Daisy,
douze ans à peine, touche le visage de Benjamin vieillard renvoie
d’ailleurs à celui où, grand-mère, elle porte Benjamin nouveau-né.
Le premier souvenir de Daisy (alors interprétée pour la première
fois par une Kate Blanchett non grimée2), celui de son embauche
comme danseuse, n’inclut pas Benjamin. Leur romance connaîtra
trois faux départs et devra se terminer précocement à cause de la
naissance de Caroline. Finalement, leur rencontre est aussi brève
que celle de deux images lors d’un fondu.
La
vie de Benjamin ne dure que fondus enchaînés. Sept fondus enchaînés en l’espace d’une
deux heures quarante cinq
trentaine de secondes. C’est l’art de l’ellipse. Au cinéma, une
Le fondu enchaîné a une autre utilité : comprimer le temps.
Ainsi toute une vie peut tenir en un (très) long métrage. Il
en est fait cet usage caractéristique lors d’une séquence en
Russie, où Benjamin passe pour la première fois une nuit
avec Elisabeth Abbott. N’arrivant pas à dormir, il descend
dans l’entrée de l’hôtel et découvre sa future partenaire. On
assiste alors aux préliminaires de leur conversation dans
leur durée réelle. Benjamin propose un thé à Elisabeth. En
omettant de le faire infuser, il trahit sa précocité, son envie de
vieillard/adolescent que tout aille vite. Elisabeth va faire son
éducation. Si elle a physiquement l’air plus jeune, elle possède
en revanche beaucoup plus d’expérience que Benjamin. Puis
tout à coup le rythme s’accélère. On passe de la coupe aux
10
nuit peut durer trente secondes. Cette séquence annonce par
ailleurs le dîner de retrouvailles entre Benjamin et Daisy, traité
de manière similaire.
Le fondu suivant a une autre utilité. Il entraîne le spectateur
sur le remorqueur Chelsea qui tangue. L’image, qui évoque
le bercement de la nuit, n’a aucune légitimité narrative. Elle
est gratuite, poétique. Mais l’effet de montage permet de la
lier avec le reste du film. Un nouveau fondu ouvre sur le soir
suivant et permet d’évoquer la répétition. Un autre permet
une divagation vers la réception de l’hôtel où est disposé le
courrier. Les quatre fondus enchaînés qui suivent permettent de
s’attacher à des détails : une sonnette, une souris, un radiateur,
2.On peut vieillir les acteurs mais rarement les rajeunir (c’est uniquement le cas de
Brad Pitt adolescent). Les enfants sont donc joué par d’autres acteurs.
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SOMMAIRE
un rideau. Si ces plans se succédaient en cut, le spectateur n’y
verrait qu’une banale succession de détails. En se superposant
de manière fluide, ils constituent un véritable tableau. De la
même manière se trouvent liées quatre personnes chères à
Benjamin (le Pigmée, Queenie, son conjoint et Daisy) en train
de dormir. Ces trois plans n’en font qu’un, un plan-séquence
qui représente la musique de la nuit.
Par la suite, David Fincher lie deux séquences par un nouvel
effet de fondu. Son emploi n’est plus circonscrit à un même
espace. Il lie l’Amérique et la Russie, la déception amoureuse de
Daisy et la naissance du couple Benjamin-Elisabeth. L’élément
narratif qui lie ces deux séquences est une carte postale que
Benjamin envoie à Daisy pour lui apprendre qu’il est tombé
amoureux. Soixante ans après, la missive a traversé le temps
et Caroline peut la lire à sa mère. A nouveau les temporalités
se rejoignent.
Un fondu enchaîné peut représenter une vanité, au sens pictural
du terme. Ainsi cohabitent deux plans : Thomas Button en
train de mourir et une poignée de boutons renversés sur une
11
table blanche. De la superposition de ces deux images en naît
une troisième : « une vie humaine est quelque chose de bien
dérisoire ! ». Alors, que reste-il au final ? Certains disent que
le temps détruit tout. Elisabeth tempère cette affirmation :
« ça ne se rattrape pas le temps perdu. » A la fin du film, il reste un
morceau de musique. Benjamin ne se rappelle pas du nom de
la femme qui le lui a appris. De toute façon, il est mort. Fondu
au noir.
A VOIR...
Editeur: Warner Bros. France
Langue : Anglais, Français
Sous-titrage : Anglais, Français
Image et son : Couleur/Dolby Digital 5.1
Sortie DVD et Blu Ray France : 5 Août
2009. Disponible en édition collector
2-DVD
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SOMMAIRE
Quand la miniature
devient fresque…
Anouchka WALEWYK
S
urprise et plaisir. L’Etrange histoire de Benjamin
Button est une œuvre qui tout en réinventant
complètement son modèle littéraire incite à le
redécouvrir. Le cinéma a souvent pour habitude de condenser
en deux heures des romans riches et denses. C’est précisément
l’inverse qui se produit ici. Le texte est sublimé et amplifié,
autant du point de vue de l’histoire et des personnages que de
la tonalité et des thèmes esquissés. Au regard de la nouvelle,
sans vouloir vous offenser Mr. Fitzgerald, l’adaptation de
L’Etrange histoire de Benjamin Button est sans aucun doute
l’une des plus audacieuses de l’histoire du Septième Art. Le
cynisme devient lyrisme, le cas individuel devient universel, la
vie et la mort se conjuguent au plus-que-parfait. Rarement le
bigger than life hollywoodien ne prit autant son sens.
12
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SOMMAIRE
Hollywood & Cie
Le texte de Francis Scott Fitzgerald apparaît comme l’ébauche
du film de David Fincher. On pourrait presque parler de
synopsis si les différences entre la nouvelle et le scénario d’Eric
Roth n’étaient pas aussi riches et nombreuses. La longue genèse
du film débute en 1987 lorsque Universal achète les droits
de la nouvelle extraite du recueil Les Enfants du jazz (Tales
of the Jazz Age) paru en 1922. Jusqu’en 1999, la scénariste
Robin Swicord écrira sept versions avant que le projet ne soit
remis entre les mains d’Eric Roth en 2001. Steven Spielberg,
Ron Howard, Spike Jonze vont tour à tour abandonner le
projet, considéré par beaucoup comme irréalisable, avant que
David Fincher, cinéaste des plus inattendus pour ce sujet, n’en
reprenne les rênes. Eric Roth va abandonner de nombreux
partis pris des premières versions, plus fidèles au récit de
Fitzgerald et à la fameuse « ère du jazz » caractéristique de
l’univers de l’auteur. L’histoire va changer d’époque et de
lieu. Du XIXème on passe au XXème siècle, de Baltimore
on se déplace vers la Nouvelle-Orléans. On peut d’ailleurs
se demander pourquoi les auteurs ont choisi de conserver la
référence puisqu’ils ne conservent in fine que le nom du héros
et la trame narrative principale. Fitzgerald serait-il vraiment
le seul écrivain à avoir décrit le processus d’une existence à
rebours ? Il semblerait que oui. Si les fantasmes d’un retour
à l’innocence juvénile et les similitudes entre l’enfance et la
sénilité sont loin d’être l’apanage de Fitzgerald et Fincher (on
pense bien sûr à Faust, au Portrait de Dorian Gray), ils sont
pourtant les seuls à avoir appliqué cette fantaisie surnaturelle
à la lettre, et à l’écran.
Fitzgerald et le cinéma ont rarement fait bon ménage.
Une véritable attraction-répulsion lie l’auteur à l’industrie
cinématographique hollywoodienne. Il lui dédie pourtant son
ultime roman inachevé, Le Dernier Nabab. L’expérience de
l’écrivain comme scénariste à Hollywood fut aussi douloureuse
que celle, plus célèbre, de William Faulkner (dont les frères
Coen se sont notamment inspirés pour Barton Fink). Si
Fitzgerald participa à des projets d’envergure comme Autant
en emporte le vent ou Women, son nom ne sera presque jamais
mentionné au générique, à l’exception des Trois camarades
de Borzage, d’après Erich Maria Remarque. L’industrie
cinématographique semble finalement l’intéresser davantage
pour le faste et le luxe qu’elle incarne. Le biopic d’Henry King1
de 1959, Un Matin comme les autres, inspiré des dernières
années de Fitzgerald, avec Gregory Peck et Deborah Kerr, est
très explicite à cet égard. De même, les tentatives d’adapter
les œuvres de Fitzgerald au cinéma ont rarement été des
réussites tant l’œuvre romanesque de celui-ci est subjective et
introspective. Les deux adaptations les plus connus, Gatsby le
magnifique, scénarisé par Coppola et mis en scène par Jack
Clayton en 1974, et Le Dernier Nabab d’Elia Kazan (1976),
souffrent toutes deux, malgré des qualités cinématographiques
certaines, de cette impossibilité de rendre visuel le contenu
sous-jacent des romans, la tragédie de l’individu enfouie sous
les paillettes et le glamour, celui de la high society des années
folles ou celui d’Hollywood.
En choisissant une nouvelle avant tout visuelle qui repose essentiellement sur l’aspect physique d’un individu, le film de
1. Fidèle à l’auteur, le cinéaste adaptera Tendre est la nuit trois ans plus tard,
avec Jennifer Jones.
13
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SOMMAIRE
L’adaptation la plus aboutie
d’une œuvre de Fitzgerald
Fincher apparaît à ce jour comme l’adaptation la plus aboutie d’une œuvre de Fitzgerald. Le perfectionnisme de la mise
en scène et des effets spéciaux est d’ailleurs principalement
orienté vers les personnages. Le soin qui leur est accordé assure au film sa vraisemblance (Brad Pitt et Cate Blanchett jouant
le même personnage de l’adolescence à la mort) et le cinéaste
peut ainsi se permettre une stylisation des décors et un certain
onirisme dans le traitement visuel des situations. Les nouvelles
fantastiques de Fitzgerald (Un Diamant gros comme le Ritz
pourrait également faire l’objet d’une belle adaptation) se prêtent finalement davantage à un traitement cinématographique
que ses romans, plus psychologiques et introspectifs.
Button & Cie
« J’ai «voulu savoir pourquoi F. Scott Fitzgerald l’avait écrite. Je n’avais
pas envie de salir sa mémoire. J’ai même vérifié auprès de personnes qui
sont spécialistes de Fitzgerald. Tout ce qu’elles m’ont dit, c’est que c’était
une toquade […] un petit caprice. […] A part ça, je ne trouvais pas
le récit intéressant, […] le ton ne collait pas à l’histoire. »2 , explique
Eric Roth. C’est effectivement le changement de ton qui, audelà des modifications narratives, surprend le plus. La trame
de fond reste quant à elle inchangée. Les principaux âges de
la vie de Benjamin décrits dans la nouvelle sont respectés (la
naissance, l’enfance, le premier amour, l’âge adulte, la vieillesse
et finalement la mort du vieillard-bébé). De même, on retrouve
la voix-je du texte dans le film, à la différence qu’il ne s’agit
plus de l’auteur prenant à partie son lecteur (« Je vais vous dire
ce qu’il s’est passé et vous laisserai seuls juges » annonce-t-il au
14
début) mais des personnages, Benjamin et Daisy qui racontent
l’histoire au spectateur. A la haute société huppée de Baltimore,
le film préfère un hospice modeste de la Nouvelle-Orléans ; à
l’éducation stricte et préoccupée du qu’en-dira-t-on des parents
de Benjamin, il choisit l’abandon inaugural du « bébé » recueilli
par une femme aimante ; à l’entreprise paternelle Roger Button
& Cie, grossiste en quincaillerie, le scénario opte pour un jeu de
mots mis en abyme dès l’apparition du logo Warner sur lequel
déferle des boutons. Le sujet n’est donc plus de savoir comment
le héros va parvenir à s’intégrer dans la société et à se faire
accepter des autres, préoccupation principale de la nouvelle.
Elle est au contraire éludée d’emblée par le film, comme en
témoigne la scène où l’enfant est présenté aux hôtes de la maison
tenue par Queenie : « Dieu du ciel ! On dirait le portrait de feu
mon mari » s’exclame une vieille dame sans se préoccuper outre
mesure de la condition extraordinaire de l’enfant. Benjamin
sera adopté et aimé de façon inconditionnelle tout au long du
film alors qu’il était chez Fitzgerald une créature monstrueuse
et rejetée par son entourage.
En abandonnant l’« âge du jazz », le film ne cède pas à la
caricature d’une époque fastueuse. Benjamin devient une figure
universelle sans commune mesure avec l’individu relativement
frivole, vénal et finalement peu aimable de la nouvelle. Chez
Fitzgerald, le ton est acerbe, cynique, parfois grotesque. Le
bébé d’un mètre soixante-dix parle dès la naissance et on lui
fait porter un déguisement ridicule. Le scénario d’Eric Roth et
la mise en scène de Fincher vont véritablement créer un conte
2. The Curious Birth of Benjamin Button, interview extrait du DVD zone 1, The
Criterion Collection, 2009.
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SOMMAIRE
de fées, tout en conservant la tonalité grave de la nouvelle. S’il
n’est pas explicitement question de mort - si ce n’est celle de
Benjamin et de son père - dans le livre, le film lui donne une
place primordiale. Le propos est paradoxalement édulcoré,
comme en témoignent notamment la relation de Benjamin avec
sa fille (un garçon, Roscoe, dans la nouvelle) et surtout avec sa
femme Hildegarde, devenant Daisy dans le film. Le choix du
prénom de celle-ci est suggestif : en empruntant le prénom de
la femme adorée dans Gatsby le magnifique, Fincher reste
fidèle à l’œuvre de Fitzgerald dans son ensemble. Le traitement
réservé au personnage de Cate Blanchett la sublime de bout
en bout et rappelle d’ailleurs celui de Mia Farrow dans le film
de Jack Clayton. Dans la nouvelle, Hildegarde est au contraire
rejetée par Benjamin dès l’apparition de ses premières rides et
n’a en réalité qu’un statut de personnage secondaire. Elle est
objet de mépris, voire de dégoût, tandis que dans le film Daisy
conserve une aura fascinante. Même âgée et malade, celle-ci
reste la trace vivante du secret magnifique.
Les principaux ajouts du film restent finalement relativement
proches du pessimisme sous-jacent de la nouvelle (on pense
notamment à la très belle séquence qui précède l’accident de
Daisy) et de la tragédie muette insufflée par Fitzgerald dans les
dernières lignes : « Puis tout devint noir, et son berceau blanc, comme
les visages troubles qui s’agitaient au-dessus de lui, et le goût du lait chaud
et sucré, disparurent à jamais de son esprit. »
A LIRE...
Editeur : Editions Gallimard
Collection : Folio 2
Langue : Français
103 pages
Sortie le 11 le septembre 2008
ISBN-13: 978-2070356393
15
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SOMMAIRE
Symphonie d’un
temps à rebours
Ornella LANTIER-DELMASTRO
E
ntre conte merveilleux et drame intimiste, la bande
originale d’Alexandre Desplat illustre bien l’entredeux dans lequel se déroule L’Etrange histoire de
Benjamin Button. Un univers qui n’est pas nouveau pour
le compositeur puisque ses autres partitions possèdent déjà
cette atmosphère aérienne, enchanteresse et minimaliste.
Son écriture s’avère être en parfaite adéquation avec l’univers
proposé. Faisant tantôt appel à l’imaginaire enfantin grâce
aux sonorités cristallines de la harpe, du piano, du vibraphone
et du célesta et tantôt développant des motifs mélodieux
caractérisant les personnages du film, sa musique cerne
indéniablement les enjeux du film.
16
La musique du temps
Alexandre Desplat compte à l’heure actuelle plus d’une
soixantaine de compositions à son actif. Après des débuts en
France, où il travaille notamment avec Audiard et Guédiguian,
il rejoint Hollywood et écrit notamment les partitions de
Syriana, The Queen, Chéri ou encore La Croisée des mondes.
De son expérience française - où la musique est trop souvent
considérée comme un contre-point de l’image - il conserve
une certaine retenue. Son travail apporte alors un souffle
nouveau aux musiques originales de film hollywoodiennes,
habituellement amples et symphoniques.
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SOMMAIRE
manque d’émotion, elle reste trop en surface, ce qui ne fait
que renforcer l’esthétique du film, lisse, froide et plastique.
Ce style va d’ailleurs à l’encontre de l’une des leçons du film :
« L’important n’est pas de bien jouer, mais de jouer avec son cœur. »
La musique devient une façon alternative de raconter
l’histoire et non seulement un simple contrepoint de l’image.
Ainsi Desplat a-t-il composé le thème de Benjamin de façon
symétrique. Celui-ci se joue à la fois dans un sens et dans
l’autre. La première partie de l’arpège se développe dans un
mode majeur et la seconde en mineur. Autrement dit, ce
changement de modalité confère au thème une symétrie qui
n’est pas parfaite. L’arpège ainsi composé permet de figurer la
vie de Benjamin Button, son ascension et son déclin, ainsi que
l’enjeu de transversalité qui parcourt le film.
Sa rencontre avec David Fincher s’avère être l’une des plus
intéressantes. Sa composition pour L’Etrange histoire de
Benjamin Button est un discours à part entière. Mais la
musique originale d’un film à ceci de particulier qu’elle est
composée pour accompagner des images. Le choix du
compositeur n’est donc pas aléatoire, bien au contraire. Celui
que fait Desplat d’utiliser une musique minimaliste prend tout
son sens au regard de l’histoire. Puisque le temps en est le
point central, la musique se développe également autour de
cette question.
La musique minimaliste en général est elle-même un
questionnement sur le temps. Ayant vu le jour dans les années
soixante aux Etats-Unis, on la nomme musique répétitive en
France. Elle se déroule en effet autour de motifs composés de
quelques notes qui se trouvent déclinés - et surtout répétés -
tout au long de l’œuvre. Une des caractéristiques de l’emploi
du style minimaliste au cinéma est d’être indépendant de
l’image. En cela, les points de synchronisation se font rares,
contrairement par exemple aux amples compositions de John
Williams (pour ne citer que lui). Cette musique bien que
discrète, implique le spectateur qui fait le lien entre ce qu’il
entend et ce qu’il voit. La correspondance n’est pas directe.
La musique minimaliste se développe autour d’elle-même.
Ainsi peut-elle prendre un aspect cyclique, héritage de la
musique indonésienne qui lui confère un caractère répétitif,
que l’on retrouve chez Alexandre Desplat ou Philip Glass1.
De la musique sérielle - qu’elle remet également en cause - elle
conserve le caractère systématique, presque mathématique. En
ce sens la musique minimaliste est cérébrale. Là est le bémol
que l’on pourrait noter : la partition d’Alexandre Desplat
17
La mécanique du temps
Entre l’enfance et la mort s’interpose l’amour. Entre l’éphémère
et la fin s’invente l’éternité. Idées que la composition exprime
sans retenue. Mais c’est pourtant dans la retenue que toute
l’œuvre musicale trouve son équilibre. Aucun épanchement,
aucun effet sonore surexposé. L’orchestre devient un atome
intime, celui de la musique de chambre. Le vibrato si volontiers
employé par les instruments à cordes est banni. Le son brillant
des cuivres est atténué par les sourdines. Plutôt que d’utiliser
l’orchestre comme une masse sonore potentielle, Alexandre
1. Philip Glass est l’un des pères fondateurs de la musique minimaliste, ainsi qu’un
grand compositeur de musique de film (Mishima, Kundun, The Truman Show,
The Hours, Le Rêve de Cassandre…)
?
SOMMAIRE
Desplat préfère le dialogue timide entre des instruments solistes
qui s’extraient de la nappe sonore. On peut relever à cet égard
le face-à-face particulièrement représentatif dans Meeting again
entre le piano et le saxophone qui s’échange un motif.
Le compositeur semble avoir une certaine prédilection pour
quelques instruments que l’on retrouve dans beaucoup de ses
compositions. Le célesta en particulier, fréquemment utilisé
dans les compositions de Ravel (Ma Mère L’Oye), Tchaïkovski
(Casse-Noisette) ou Saint-Saëns (L’Aquarium dans Le Carnaval
des animaux) n’est pas sans rappeler la sonorité des boîtes à
musique de notre enfance : un son mécanique, dépourvu
d’harmoniques à la pureté d’un souvenir inégalable. La musique
d’Alexandre Desplat se développe sur cette idée, c’est une
musique en surface, rythmée, éthérée et mécanique. Elle prend
ainsi des allures de ritournelle et parfois même de berceuse. La
partition du piano - notamment le thème Benjamin and Daisy fait directement écho aux Gymnopédies d’Erik Satie (tant dans le
rythme syncopé que dans la tonalité du morceau).
Tout est question de temps et d’espace. Que devient une note
lâchée dans l’espace ? Comme toute chose, elle finit par mourir…
mais elle persiste dans le souvenir. Il s’agit également du destin
des personnages de L’Etrange histoire de Benjamin Button.
Le temps est inexorablement le nœud central du film comme il
est celui de la musique. Au cœur des thèmes développés persiste
inlassablement sa pulsation qui, tel un métronome, rythme la
partition et l’amène toujours au plus près de sa fin. Fil rouge
du conte, l’écoulement du temps, est symbolisé par l’horloge de
Mr. Gâteau. À son installation à la gare, le silence offre au temps
la possibilité de se faire entendre, d’être palpable pour une
seconde. Le tic-tac de l’horloge à rebours résonne dans la gare
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SOMMAIRE
La musique devient
une façon alternative
de raconter l’histoire
puis la musique prend le relais. Ce sont les pizzicati des cordes
qui signifient la régularité d’un temps qui avance, même si Mr.
Gâteau voulait que chaque seconde nous rapproche toujours
plus de notre passé. Seul Benjamin Button voit la vie à l’envers,
de la vieillesse à l’enfance. Et pourtant, lui aussi est amené à
craindre le temps, non pas pour les rides qu’il impose au visage
mais bien pour sa fin, qui comme tout un chacun, est sa mort.
Présence éternelle du tic-tac de l’horloge que la musique assure
tout au long du film. Le temps d’aimer et le temps de mourir
s’affrontent : deux temps à contre-courant, à contre-temps et
pourtant, deux temps aux pulsations égales et partagées.
A ECOUTER...
Concord Records
CRE-31231-02
Format : CD
Sortie Etats-Unis : 16.12.2008
Sortie France : 26.01.2009
UPN : 8-8807-23123-1-9
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