Quand Versailles espionnait Saint

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Quand Versailles espionnait Saint
DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
Œil et oreille de Versailles ?
L’étrange mission du capitaine de vaisseau Rochegude
à Saint-Domingue (1785-1787)
Jean-Louis DONNADIEU1, Catherine et Henri FLOCH2
On croyait connaître l’essentiel de la vie d’un des plus brillants enfants du Tarn,
l’amiral Henri de Rochegude (1741-1834). Or, une heureuse découverte familiale a
permis de retrouver une bonne centaine de lettres qui éclairent un aspect méconnu de sa
vie d’officier de marine, à savoir la mission qu’il a effectuée à Saint-Domingue de 1785 à
1787 en tant que capitaine de la corvette La Fauvette. Ces lettres ont été reçues alors
qu’il était en mission dans ce que l’on considérait à l’époque comme la plus riche colonie
du monde. En effet, à elle seule, la partie française de Saint-Domingue procurait la
moitié du sucre et les deux tiers du café produits dans le monde. Ceci au prix d’un bon
demi-million d’esclaves, dont l’existence n’était pas sans susciter de vifs débats entre
partisans du système servile d’une part et « négrophiles » d’autre part, à la veille de la
Révolution.
À y regarder de plus près, ces lettres reçues par Rochegude suscitent bien des
interrogations. L’objectif officiel dont elles témoignent indique qu’il participait au système
de surveillance des côtes. Mais l’examen des correspondances et l’adresse de leur
destinataire montre que Rochegude confie bien souvent le commandement de son navire
à son second tandis que lui-même reste à terre, rendant visite à des colons en vue, tant
au Nord qu’à l’Ouest et au Sud de l’île. Curieuse attitude donc, au point que l’on peut
s’interroger quant à la raison réelle de ce séjour de deux ans dans la colonie.
Des lettres disparates
Ces correspondances s’étalent sur deux ans et demi, de début 1785 à septembre
1787. Elles émanent d’une cinquantaine d’auteurs différents, pour la plupart officiers de
marine qui lui sont subordonnés et effectuent la même mission. On trouve également
quelques écrits de collègues commandant d’autres navires ou de supérieurs
hiérarchiques, jusqu’au Secrétaire d’État à la Marine et aux Colonies (le maréchal
Charles-Eugène de la Croix de Castries). Figurent aussi des lettres d’amis officiers en
poste en France ou d’amis personnels. Enfin, se manifestent des colons que Rochegude a
fréquentés durant son séjour. Il s’agit de lettres courtes et factuelles ; des affaires sont
certes révélées, mais souvent de façon brève sinon allusive, si bien que l’on n’a guère les
tenants ni les aboutissants de bon nombre de questions soulevées. L’historien entrevoie
bien plus qu’il ne mesure et reste sur sa faim car il ignore tout des réponses que
Rochegude a pu éventuellement leur donner, aucune trace de ses réactions n’ayant été
retrouvée. C’est donc seulement de biais et de manière parcellaire que ces lettres nous
renseignent. Mais, pour lacunaires qu’elles soient, elles viennent en heureux complément
de la maigre documentation disponible dans des fonds d’archives publiques à Albi, Paris
et Rochefort3 et – ce n’est pas leur moindre mérite – nous permettent de brosser à
1
Docteur en histoire, agrégé d’histoire-géographie, enseignant au lycée Ozenne de Toulouse. Auteur de Un
grand seigneur et ses esclaves, le comte de Noé entre Antilles et Gascogne 1728-1816, Toulouse, Presses
Universitaires du Mirail, 2009.
2
Catherine et Henri Floch, auteurs de Un homme des Lumières, l’Amiral de Rochegude, Albi, éditions Grand
Sud, 2007. Catherine Floch est une descendante collatérale d’Henri de Rochegude.
3
À ces lettres récemment remises aux Archives départementales du Tarn, on peut rajouter les dix-sept lettres
du chevalier Puget de Bras (chef de la station navale de 1784 à 1786) à Rochegude conservées par la
Médiathèque d’Albi (Rés. Roch. Ms. 80, dossier 81 b), ainsi qu’une lettre circulaire de Castries. Une copie du
laconique compte-rendu de mission de Rochegude au ministre de la Marine y est également consultable (Rés.
Ms. 239). Par ailleurs, le journal de bord de La Fauvette a été conservé mais n’apporte que des indications
techniques. Le voyage aller France-Saint-Domingue est aux Archives Nationales à Paris (Fonds Marine, 4J40
pièce 56) ; les escales de La Fauvette à Saint-Domingue et son voyage de retour vers la France sont à la
Médiathèque d’Albi (Rés. Ms. 453). L’antenne de Rochefort du Service Historique de la Défense possède le devis
d’armement et de campagne de La Fauvette (cote 2G2-33).
1
DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
grands traits le parcours de notre marin au sein d’une société coloniale alors
passablement agitée.
Hautes tensions
Les Blancs de Saint-Domingue expriment en effet un mécontentement croissant.
Trois grands sujets les préoccupent : la liberté du commerce, la revendication d’une
certaine autonomie interne et les questions sociales (relations avec les « Libres de
couleur » et, surtout, maintien de l’esclavage, alors que l’opinion publique dans le
royaume devient de plus en plus critique).
La liberté du commerce : les puissances européennes ont toutes développé leurs
colonies aux Amériques en suivant le principe dit de l’Exclusif, c’est-à-dire que les colons
sur place devaient être ravitaillés et commercer avec des navires de leur pays d’origine
exclusivement. Mais il y a loin de la théorie à la pratique, surtout quand, dans le cas
français, les bâtiments n’arrivent pas en nombre suffisant par rapport aux besoins ou
pratiquent des tarifs jugés excessifs. Chez les colons, la question de l’assouplissement,
voire de l’abolition de l’Exclusif est récurrente depuis le début de la colonisation, donnant
parfois lieu à de graves incidents (comme la révolte dite du Gaoulé, en Martinique, en
1717, ou celle de 1723 à Saint-Domingue). La tentation est grande de se fournir aussi
chez les autres, Hollandais, Danois, Anglais ou – à partir de 1783 – « Américains »
(ressortissants des tout juste indépendants États-Unis d’Amérique), de façon clandestine
et donc en courant des risques. Le pouvoir royal est resté inflexible jusqu’en 1767, quand
le duc de Choiseul-Praslin (ministre de la Marine d’alors), crée deux ports d’entrepôts au
Carénage de Sainte-Lucie et au Môle Saint-Nicolas à Saint-Domingue pour les navires
étrangers. Puis une nouvelle étape est franchie le 30 août 1784 quand le maréchal de
Castries autorise l’ouverture de trois ports francs à Saint-Domingue, au Cap-Français
(Nord), au Port-au-Prince (Ouest) et aux Cayes (Sud). Si on parle d’« Exclusif mitigé »,
Versailles décide aussi de renforcer considérablement la surveillance du trafic : les
navires étrangers ne sont autorisés que dans ces quelques points et pour certaines
marchandises seulement, si bien que les colons ne gagnent finalement pas au change.
Deuxième problème : celui de l’autonomisme colon. Le temps passant, la
conscience d’une personnalité proprement américaine se développe chez certaines
familles propriétaires de plantations aux îles. Notamment pour celles établies depuis
plusieurs générations, on se sent sujets du roi de France, certes, mais aussi « créoles »
(natifs des Amériques), donc de plus en plus enclins à demander à bénéficier d’une
autonomie croissante de décision et de réglementation. Parallèlement se pose la question
militaire. Comment défendre les « îles à sucre », et tout particulièrement ce géant
économique qu’est Saint-Domingue ? Les colons sont mis à contribution, ils doivent un
service de milice qui est mal accepté (d’autant qu’il avait été supprimé en 1763
moyennant un impôt exceptionnel, avant d’être rétabli en 1768-69, ce qui a déclenché un
beau tollé et participé à la prise de distance des colons envers l’administration royale).
D’un strict point de vue militaire, au lendemain de la guerre d’indépendance des treize
colonies anglaises d’Amérique, « La défense de Saint-Domingue est faible ; on ne trouve
de forts qu’au Cap, au Fort-Dauphin et au Port-au-Prince, complétés de quelques petites
fortifications et d’une nuée de batteries à l’efficacité douteuse. Pour protéger le joyau
colonial : 2 régiments, créés en 1772 seulement, un corps d’artillerie, des officiers du
génie, au total quelque 2 500 hommes, souvent malades et frappés par une mortalité
annuelle moyenne de 11%. Une station navale de plusieurs navires succède en 1784 aux
trois « bateaux garde-côtes », mis en place en 1769. Quant à la milice, elle compte 10 à
12 000 hommes, à la combativité peu certaine »4. Cette station navale est précisément le
dispositif mis en place par Castries pour, sous couvert de renforcer la défense de l’île,
lutter aussi contre la contrebande.
Troisième – et grave – question : la hiérarchie sociale de cette société
esclavagiste. Si la distinction fondamentale est celle existant entre hommes libres et
4
Pierre Pluchon, note p. 108 de son édition commentée du voyage du Baron de Wimpffen, réédité sous le titre
Haïti au XVIIIe siècle, Paris, Karthala, 1993.
2
DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
esclaves, à ce clivage se superpose une hiérarchie selon la couleur de la peau, les Blancs
s’estimant au sommet tandis que les Noirs sont placés tout en bas de l’échelle ; dans
cette logique, jamais rien ne fera d’un individu issu d’un mélange de couleurs l’égal d’un
Blanc « pur ». Or, si on compte environ 30 000 Blancs dans l’île, on relève environ
27 000 « Libres de couleur » en concurrence directe avec nombre de « Petits Blancs »
sans fortune qui ont été nombreux à débarquer une fois la guerre de Sept ans terminée
(1763). Les tensions sont donc vives entre des Blancs jaloux de l’aristocratie de leur
peau et ces Libres – possédant un tiers des terres et un quart des esclaves de la colonie
– qui revendiquent une égalité des droits que les Blancs persistent à leur refuser.
Plus grave encore : l’existence d’un bon demi-million d’esclaves. Par définition, ils
doivent seulement travailler et se taire, mais une sourde rancœur est en train de
s’accumuler en leur sein. Ces esclaves sont eux-aussi traversés de clivages (un
« créole » a une bien relative noblesse par rapport au « bossale » qui vient de débarquer
d’Afrique). Surtout, ce demi-million d’esclaves donne quelque appréhension aux maîtres,
dans une atmosphère qui devient lourde. Ces propriétaires, tout comme le milieu des
négociants des grands ports français, ne cessent tout au long du XVIIIe siècle d’écrire
que l’esclavage est une condition nécessaire de la prospérité de la France, que la ruine
serait inéluctable si d’aventure le parti « négrophile », partisan d’une abolition graduelle
de l’esclavage, triomphait dans l’opinion publique métropolitaine. Or, voilà que le pouvoir
royal s’en mêle, ce qui fait crier au « despotisme » et à « l’arbitraire », mots à la mode.
De fait, le 3 décembre 1784, le maréchal de Castries prend une ordonnance qui défend
les intérêts des planteurs absents (les gérants appointés ayant tendance à détourner une
part de la production à leur profit…) et exige le strict respect du Code Noir, c'est-à-dire
que les traitements inhumains sont condamnés ; les esclaves peuvent se plaindre des
abus de pouvoir et des violences de leurs maîtres auprès des agents du roi. Inacceptable
pour des colons qui y voient une tentative d’intrusion dans leurs affaires et soupçonnent
un renforcement prochain des contrôles fiscaux5. Mais que diraient-ils alors s’ils avaient
connaissance de la préoccupation de Versailles en faveur de l’affranchissement des
esclaves ? En effet, Castries a fait envoyer des instructions ultrasecrètes en direction des
administrateurs de Guyane (colonie très faiblement peuplée et en marge des grands
circuits de commerce) pour inciter quelques colons pionniers à favoriser
l’affranchissement de leurs esclaves, en vue d’un affranchissement général ultérieur.6
Personne à Saint-Domingue ne le sait, ce serait trop explosif. Déjà que les magistrats des
Conseils supérieurs du Cap-Français et du Port-au-Prince n’enregistrent pas l’ordonnance
de 1784, laquelle n’a donc pas d’application légale dans l’île… Telle est donc l’atmosphère
générale que rencontre Rochegude à son arrivée à Saint-Domingue, en avril 1785.
Dispositif de la mission et déplacements de Rochegude
Nommé le 8 janvier 1785 au commandement de la corvette La Fauvette –
mise en service en 1783 – alors qu’il est à Brest, Rochegude reçoit ordre de gagner
Rochefort. Une promotion, certes, lui qui a eu sa carrière entravée pour s’être opposé –
une dizaine d’années plus tôt – au ministre de Boynes, mais qui reste à relativiser : une
corvette est un navire de taille modeste, non un vaisseau de ligne.
Rochegude rejoint donc Saint-Domingue. La station navale chargée de la
surveillance des côtes est, au moment de son arrivée, confiée au chevalier Charles Puget
de Bras, commandant le vaisseau Le Téméraire, avec qui il va entretenir les meilleurs
rapports. Le chef de station a des prérogatives qui ne sont pas sans rappeler celles d’un
préfet maritime d’aujourd’hui. Quittant ses fonctions le 1er juillet 1786, Puget de Bras
laisse un fort intéressant Mémoire7 pour son successeur (il va être remplacé par le
5
Les propriétaires devaient payer un impôt de capitation sur le nombre d’esclaves qu’ils avaient, d’où des
déclarations minimisées.
6
CAUNA (Jacques de), « Autour de la thèse du complot : franc-maçonnerie, révolution et contre-révolution à
Saint-Domingue, 1789-1791 », Lumières n°7 (Franc-maçonnerie et politique au siècle des Lumières),
Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1er trimestre 2006, p. 304-305. Voir aussi les idées du marquis
de Lafayette dans le même sens pour son habitation guyanaise La Gabrielle.
7
Archives Nationales (Paris), Marine B4 273.
3
DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
capitaine de vaisseau Joseph de Barbazan). Ce document précise les moyens mobilisés :
un vaisseau, deux frégates, une corvette, et au moins huit petits bâtiments utilisés
localement (dont des biscayennes, embarcations légères à rame, souvent utilisées par les
Basques pour la pêche à l’anchois et à la sardine ; elles étaient mises à la mer pour
explorer la côte au plus près). C’est peu, même si ces navires bougent beaucoup afin de
ne pas laisser tranquilles les contrebandiers.
Difficile mission que de surveiller les côtes !
Les correspondances retrouvées permettent de connaitre plus précisément les
ports d’attache de Rochegude :
Période
Lieux
Mai 1785-décembre 1785
Les Cayes (avec passage au Port-au-Prince
et séjour à Cavaillon)
Décembre 1785-septembre 1786
Le Cap-Français (mais avec un passage en
Jamaïque et au Port-au-Prince puis un long
séjour en août-septembre au quartier du
Limbé, non loin du Cap-Français)
Septembre-novembre 1786
Port-au-Prince
Novembre 1786-mai 1787
Cap-Français (en avril 1787, de nouveau
au Limbé)
Les lettres révèlent d’abord quelques affaires somme toute classiques et sans
grande portée pour notre étude : problèmes de voie d’eau ou de mature, inventaires de
matériels et de magasins (le bois est une marchandise très contrôlée), questions de
discipline ou de solde, un vol, l’entretien de la fontaine du roi du Cap-Français servant à
l’approvisionnement en eau des bateaux (avril 1787)… Ou encore le rattrapage d’un
déserteur espagnol qui a été capturé et renvoyé en vertu d’un traité d’extradition entre la
France et l’Espagne (9 octobre 1786). Ces éléments mis à part, qu’apprend-on de ses
débuts de mission ?
Parti le 10 mai 1785 du Cap-Français pour rejoindre les Cayes, petite ville
complètement à l’opposé de l’île où est positionnée la sous-station de la zone Sud,
Rochegude a donc pour mission de superviser la surveillance de tous les mouvements de
navires, notamment étrangers, vérifier si leurs papiers sont en règle et, au besoin,
arrêter tout navire suspect. A priori, ce n’est pas une sinécure, il est de notoriété
publique qu’un important trafic de contrebande (on dit alors « interlope ») s’y développe,
notamment du fait de navires britanniques venus de Jamaïque, trafic facilité par une
longueur de côtes très étendue.
La vie à bord entraîne des soucis. Outre les ouragans, l’approvisionnement en
farine (importée) est un vrai problème. Plusieurs lettres, tout au long de la période, font
en effet état de farine gâtée. C’est ainsi que Rochegude, alors à terre, apprend qu’ « il
vient d’être débarqué de la Fauvette 31 quarts de farines qui ne sont pas dans le cas
d'être gardés à bord, les uns étant avariés, d’autres échauffés considérablement et le
reste, formant le plus grand nombre, hors d’état de se conserver longtemps » (lettre de
Joanin de Vosières, 18 septembre 1785).
Plus préoccupant encore : les maladies, redoutables sous ces latitudes. Alors que
Rochegude se trouve (17 octobre 1785) à Cavaillon (petite bourgade dans les terres, à
4
DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
trois lieues plus à l’ouest), chez une famille habitante en vue, les Grenon de Pinsault 8, un
de ses subordonnés, M. Coustard de Seguin, lui écrit : « Nous avons appris la mort de
notre maître calfat aujourd'hui, celle de notre gabier et un des meilleurs hommes de
l'équipage. Notre patron de chaloupe est à l'hôpital des Cayes sans connaissance et un
autre matelot est dans le même état et plusieurs autres sont assez mal ». Plusieurs
lettres font état de maladies graves et longues (dont une qui va frapper le chevalier
Duquesne, officier préposé à la conduite des biscayennes, en 1786), voire de décès. Dans
son Mémoire de juillet 1786, Puget de Bras indique que durant les deux ans de son
commandement, il a perdu pas moins de 56 hommes à cause des maladies tropicales 9.
Pour l’heure, la surveillance des côtes se trouve perturbée. Une réponse de Puget de Bras
à Rochegude (19 novembre 1785) accuse réception du fait que l’équipage de La Fauvette
ne peut pas fournir à l’armement des deux biscayennes de la station. Les
correspondances suivantes indiquent que Rochegude intervient pour que l’hôpital des
Cayes supplée aux moyens du bord pour soigner les marins malades (par des
médicaments et une chambre à terre), ce qui pose de façon incidente le problème du
paiement des ces frais.
Reste un problème de fond : la surveillance des côtes ne semble pas être toujours
efficace et – même si la remarque semble viser les subalternes de Rochegude – Puget de
Bras s’en ouvre au chef de sous-station (21 novembre 1785) : « Je vois avec chagrin que
vous n’avez rencontré aucun interlope sur la côte du Sud où il y en a beaucoup, on en
trouve beaucoup mis dans ce moment parce que les négriers ont tout vendu à la
Jamaïque ce qui ralentit tout ce commerce. Vous pouvez prendre un supplément
d’équipage au bureau des classes pour armer les deux chaloupes biscayennes ». Qu’en
est-il ensuite ? On ne sait précisément, si ce n’est qu’informé de ce manque d’efficacité,
Castries se met en colère. Une lettre venant de Versailles, datée du 3 août 1786 et
destinée à M. de Barbazan, successeur de Puget de Bras qui vient d’arriver, tempête :
« J’ai été informé, Monsieur, qu’il règne un grand relâchement parmi les officiers
commandant les bâtiments de la marine qui sont en station dans la partie du Sud, où
quelques uns répugnent à croiser contre les fraudeurs et déclarent qu’ils ne peuvent
contribuer à empêcher un commerce qui fait vivre et prospérer cette partie. Il est
étonnant que des officiers dont le premier devoir est la subordination la plus entière aux
ordres du gouvernement se permettent de les interpréter ». Et de menacer de sanctions
sévères les contrevenants futurs.
Des prises quand même
Quelle est la responsabilité de Rochegude dans ce manque de résultats ? En tant
que chef de sous-station, elle est directe, mais il faut aussi compter avec les maladies à
bord, la ruse des contrebandiers, la malchance et une autre raison que l’on verra plus
loin… Sans compter que Rochegude reste souvent à terre, ce qui peut détourner son
attention des choses de la mer. À plusieurs reprises durant son séjour dans le sud, il est
signalé « à la plaine », c’est-à-dire dans la plaine des Cayes, où il rencontre des
habitants en vue. Rochegude n’est certes pas le seul officier à aller à terre et se faire
inviter aux bonnes tables locales, mais son cas est cependant particulier, comme la suite
nous le montrera. Reste qu’il va effectuer avec sérieux sa mission de surveillance (à
partir de 1786 il évolue entre le Cap et au Port-au-Prince) et va être promu capitaine de
vaisseau le 1er mai 1786.
Par la suite, les lettres témoignent de plusieurs prises possibles ou, à tout le
moins, d’une forte suspicion de fraude. Ainsi, M. de Boubée qui commande La Belette,
8
Jean Grenon, natif de La Rochelle, officier, s’était établi à Cavaillon (où il décéda en 1790). Époux de
Marguerite Ménard, il eut quatre enfants dont Jean-Laurent Grenon de Pinsault, lui aussi officier, époux
d’Elisabeth de Maisonneuve. À noter qu’un fils de Jean-Laurent G., Michel-Hyacinthe G. de la Roselière, épousa
une créole, Marie-Rose de Bruix, sœur d’Eustache de Bruix, officier de marine créole (il commandait La
Fauvette en 1783), futur ministre. Est-ce par cette relation Bruix-Grenon que Rochegude a été mis en contact
avec les Grenon établis à Cavaillon ?
9
Pour sa part, Rochegude va aussi connaître des problèmes de santé sur la fin de son séjour : on lui connait un
problème au doigt menaçant de s’infecter, et son état général finit par être affecté au point qu’à son retour à
Rochefort, en juillet 1787, il demande un congé pour Albi afin de se rétablir.
5
DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
croisant vers Jérémie (Sud) indique le 27 octobre 1786 avoir intercepté une goélette, La
Liberté, suspectée de trafic négrier clandestin. « En premier lieu il n’avait que des nègres
et point de Blancs. Il [le capitaine, un certain François Lafargue] donnait pour raisons
qu'on les lui avait passés à Saint-Marc [ville côtière de l’ouest] et en deuxième lieu deux
mouvements du bâtiment n'étaient pas marqués. Le capitaine disait que la chose s’était
faite à l’islet où il n’y a point de commissaire. Je l’ai arrêté puis relâché sur la prière de
trois notables habitants qui m’ont certifié la chose, ajoutant que le dit caboteur voulait
charger durant la nuit pour l’Artibonite qui manque de vivres depuis le débordement, et
que ce débouché était pour eux un moyen d’avoir du numéraire dont ils manquent
absolument ». Une autre fois, c’est un coup pour rien à partir d’une dénonciation,
comme l’écrit l’officier Deshou en rade de Saint-Marc (30 octobre 1786) : «Je me suis
déjà fait une petite querelle avec M. Elie, négociant, pour avoir fait visiter jusqu’à la
carlingue la belle goélette La Sans Pareille chargée de sel dans deux quarts de farine
mais sous lesquels on soupçonnait qu’il y avait deux quarts réellement pleins de farine,
c’est M. Decan10 qui m’avait donné cet avis qui malheureusement s’est trouvé faux ;
ç’aurait été une excellente acquisition pour le roi et j’aurais eu des droits à la
commander. (…) Mais j'appareille cette nuit pour aller croiser principalement par le canal
de la Gonave où je suis sûr de rencontrer des Américains ». La surveillance relève parfois
de la traque, comme le signale le second de La Fauvette, Leyritz, à Rochegude se
trouvant alors à terre, au Limbé (non loin du Cap-Français) (12 avril 1787) : « La
biscayenne de Coustard était revenue ici samedi dernier. Elle se disposait à exécuter vos
ordres et à aller croiser du côté du Limbé. Mais on m'a dénoncé un brick américain, la
Charmante Polly, comme chargé de contrebande et j'ai envoyé Coustard visiter les
différentes anses de la côte, depuis cette rade jusqu'à la baie de Monerville où l'on
m'avait dit qu'il était ». Enfin, quelques jours plus tard (26 avril 1787), une nouvelle
lettre de Leyritz indique une nouvelle fois qu’entre les souhaits de Versailles et la
pratique sur place, il peut y avoir un fossé : « La Cérès est arrivée dimanche au soir. J'ai
remis à M. d’Agoult les différents papiers concernant le service de la rade et lui est rendu
compte de mes démarches au sujet du bateau danois. Je lui ai vu prendre avec plaisir le
parti de l’indulgence, parti qui s’accordant avec ma façon de penser particulière, ne
m’était pas permis d’après les instructions de Monsieur de Barbazan (…). Ainsi, quoi
qu’obéissant à la lettre à ces ordres, je suis bien éloigné de vouloir mettre du mieux pour
en augmenter la sévérité ». On ne sait malheureusement rien de cette affaire de bateau
danois, ce qu’il transportait ni pourquoi des officiers chargés de surveillance penchaient
plutôt vers une certaine clémence que vers la sévérité décrétée en haut lieu. Est-ce parce
qu’un certain nombre de ces officiers étant créoles (dont Leyritz), on peut alors
paradoxalement voir des militaires officiellement chargés d’appliquer une rigueur
extrême mais « comprenant » que des colons (dont peut-être leurs propres familles)
puissent contourner la règle ? Tout est affaire d’appréciation et de nuances ; la question
reste ouverte.
Et puis, il y a l’arraisonnement extraordinaire. Croisant le long de la côte sud à
bord du brick Le Poisson Volant, le chevalier de Martel une fois arrivé à Tiburon écrit à
Rochegude alors aux Cayes (15 août 1785) : « Le treize au matin comme vous savez,
Monsieur, je suis parti de la baie des Flamands [baie de la ville des Cayes]. J'avais le
projet de continuer ma bordée au large mais le vent d'ouest sud-ouest me détermina à
mouiller à l'isle à vache où pendant la nuit j'ai éprouvé une bourrasque de la partie de
l'Est variant au Nord, assez violente. Vous devez en avoir ressenti quelque chose. Le
lendemain matin j'ai appareillé. Quand j'ai été dehors de la pointe d’Abacon, j'ai aperçu
fort au large une embarcation. N’imaginant pas que ce peut être des pêcheurs, je
poussais ma bordée vers elle, d'assez près pour voir qu'il me faisait signe de les aller
prendre. Ne doutant pas alors que ce ne fut quelque bâtiment en danger, je fis toute la
voile que je pus pour le joindre bientôt. Ce à quoi je parvins. C'était trois nègres marrons
[évadés] forts des Cayes dans une fort grande pirogue. Me trouvant dans ce moment fort
sous le vent du Cap Abacon, avec le vent à l’est grand frais, je ne jugeai point devoir
retourner pour remettre les dits nègres mais je les ai conduits ici où je les ai déposés à
10
Difficilement identifiable, plusieurs habitants portant ce nom.
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DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
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l'amirauté. Leur ayant signifié que je ne regardais point cela comme une prise mais
comme un effet que j'aurais trouvé et que je rendais au propriétaire. Un de ces nègres
me dit appartenir à M. Soulard des Cayes, il était marqué aux lettres : A D E D E S. Les
deux autres sont à celles D R Y. Je ne sais pas à qui ils sont. Si vous avez l'occasion
d'envoyer aux Cayes, je vous prie de vouloir bien faire avertir cet habitant pour qu'ils
puissent (sic) avoir ses nègres sans frais. Ce de quoi je doute s’il tarde beaucoup ». Trois
esclaves évadés avaient donc tenté de quitter les Cayes pour, peut-être, se réfugier en
territoire espagnol après avoir navigué. S’aventurer sur l’eau et non pas suivre un sentier
de montagne témoignait de cran ainsi que de calcul. Mais le sort voulut qu’ils ne
maîtrisent pas leur embarcation, soient rattrapés et, en toute logique, remis à leur(s)
propriétaire(s) sans que des frais de capture soient comptabilisés11.
Dans un domaine proche, il pouvait arriver que les vaisseaux du roi transportent
des esclaves du domaine public car, au même titre que les propriétaires de plantations,
le domaine royal pouvait en posséder. Incidemment, alors que Rochegude est en poste
aux Cayes, une lettre de Puget de Bras (29 septembre 1785) indique que le navire d’un
officier, Ligny, « ne tardera pas à arriver aux Cayes où il porte vingt-cinq nègres destinés
aux travaux de cette ville. Tu [Rochegude] les recevras tout de suite à la station ».
Deux derniers éléments peuvent être relevés des correspondances, en lien avec la
navigation côtière. Devant partir du Cap, Puget de Bras demande à Rochegude de faire
route pour les îles Turques (200 km au nord-est de Saint-Domingue, vers les
Bahamas) car il pense « que vous avez à portée de voir si les Anglais y ont formé
quelque établissement militaire et vous m’en informerez » (24 janvier 1786). Cela
semble être chose promptement faite : trois mois plus tard (16 avril 1786), Puget de
Bras écrit « merci du plan des débouquements12 » qui lui est parvenu ; cette zone
représentée par les îles Turques et Caïques, longtemps disputée entre Espagnols,
Français et Anglais (et toujours l’objet d’une surveillance étroite) était de faible
espérance économique mais particulièrement dangereuse pour la navigation 13. La
seconde affaire est moins glorieuse : le 16 décembre 1786, croisant près de l’île de la
Gonave (située non loin du Port-au-Prince), Rochegude heurte un récif. Un de ses
camarades, Saqui de Tourette, commandant La Mignonne, se porte à son secours.
Comme le stipule le procès-verbal des autorités de la Majorité générale de la Marine de
Rochefort (le 13 juillet 1787, une fois Rochegude de retour en France) : « Le Conseil a
observé que le 17 décembre 1786 cette corvette contrariée dans le canal de la Gonave
s’était échouée pendant la nuit à une lieue de cette île sur un récif [en note : « ce récif
n’est point marqué sur la carte »] par erreur du pilote pratique qui s’en croyait à une plus
grande distance, ce capitaine a marqué dans son journal par différents relèvements le
point précis du lieu de son échouage, il a fait dans cette circonstance tout ce qu’on
pouvait attendre de son activité et de son intelligence pour tirer la corvette du danger où
elle était. On ne peut que donner des éloges aux moyens qu’il a employés qui ont eu le
plus grand succès ; rendu au Port-au-Prince où il a été obligé d’abattre en carène, il a
mis la même activité pour remettre ce bâtiment en état de prendre la mer ».
Des fonctions d’interprète
Les navires anglais et américains qui sillonnent les côtes de Saint-Domingue sont,
comme les autres, touchés par la fortune de mer. Le 2 septembre 1785, Coustard de
Seguin à bord de La Fauvette rend compte à Rochegude à terre qu’« un officier du brick
américain, échoué aux Cayes, est venu me demander notre maître d'équipage et notre
maître charpentier. Je les lui ai envoyés ». Quelques jours plus tard, le 13 septembre
1785, un courrier de Puget de Bras explique que le chevalier de Grimaldi « prendra M.
11
Alors que l’usage voulait que le propriétaire paie au moins les frais de geôle et nourriture des esclaves
capturés par la milice. Quant au marquage (« étampage ») il est pratique courante mais pas systématique.
12
Nom donné à l’époque aux îles Turques et Caïques.
13
Sous la direction de M. de Chastenet Puységur les officiers de marine français ont dressé dans les années
1780 des cartes nautiques précises de Saint-Domingue, dont on reliait plus rapidement les différents lieux par
la mer que par voie de terre (du fait de reliefs prononcés, obstacle aux communications).
7
DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
Roukins14 qu’il mènera à la Jamaïque où il va rapporter 20 Anglais dont le navire a
naufragé sur Nippes » et qui ont rejoint le Port-au-Prince à pied.
De fait, la guerre étant terminée entre la France et l’Angleterre, les relations sont
pacifiques et, entre gens de mer, la solidarité existe. Par ailleurs, Rochegude va avoir la
possibilité d’aller à la Jamaïque vers la mi-avril 1786. Parti du Port-au-Prince où il a pris
ses instructions, il effectue une visite de courtoisie au gouverneur de la colonie
britannique (du 28 mai au 9 juin 1786). On ne sait malheureusement rien des
instructions données à Rochegude, si ce n’est qu’à l’aller il a probablement transporté un
officier anglais, porteur d’un « billet » dont on ignore la teneur, mais qui « est [un]
chevalier qui demande à passer à la Jamaïque », Puget de Bras estimant qu’« il est
raisonnable de lui en fournir l’occasion » (24 mai 1786). De même, au retour, Rochegude
va transporter un certain M. Ernest – personnage recommandé par le gouverneur de la
Jamaïque – de Port-Royal jusqu’au Port-au-Prince (l’individu devant ensuite se rendre à
la partie espagnole de la grande île, probablement pour affaires, les Espagnols voulant
développer l’économie de plantation dans leur colonie). On ne sait malheureusement rien
de plus sur cette mission effectuée en terre britannique. Mais son aisance en anglais fait
de Rochegude un personnage particulièrement recherché car bien peu de ses collègues
sont aptes à le parler. En témoigne l’embarras de Jean-Joseph Saqui de Tourette
confronté à un capitaine américain que lui avait envoyé un Rochegude prêt à appareiller,
mais qui, n’entendant rien à ce que disait l’Américain, demandait à l’Intendant de la
colonie qu’on lui envoie un interprète. Barbé de Marbois lui répondit qu’il « n’avait
personne » (20 novembre 1786). Et Saqui de se tourner vers Rochegude…
Connexions créoles
On sait que certains officiers de marine avaient des liens avec les Antilles, voire
étaient natifs des îles. Rochegude va en rencontrer plusieurs qui vont probablement
l’instruire sur le milieu des habitants et lui faire bénéficier d’introductions. Il va aussi
assister à deux idylles. La première est celle du jeune chevalier Auguste-Jean Prévost de
Sansac de Traversay, dont la famille était établie en Martinique. Il est promis à
demoiselle Catherine-Eugénie Jorna de la Calle et obtient un congé pour la connaître.
Voilà ce qu’il relate dès son arrivée, le 20 septembre 1785 : « Je ne fais que d'arriver à la
Martinique, j'ai mis quarante jours pour m’y rendre, j'ai souffert de la soif, de la faim et
cependant me voici rendu en bonne santé, mon très cher capitaine. J'ai été fort bien
accueilli de tous mes parents15. Le père et la mère de la jeune demoiselle me comblent
d'amitié et me témoignent le plus ardent désir de voir au plutôt conclure mon affaire. La
belle qui est très timide a témoigné à ma première visite une surprise qui peut être l’effet
de deux causes bien opposées. Je n’ai pas l’amour propre de croire à la première, je dois
donc trembler pour la seconde. Malgré tous les désirs du père et de la mère, je suis bien
disposé à suspendre toute démarche si son cœur contrarie mes projets ». Mais cette
noblesse de sentiments va être payée de retour, et le mariage créole va avoir lieu.
Traversay va aussi obtenir un passage pour la France avec son épouse.
La seconde idylle concerne Augustin Duquesne, lui-aussi originaire de Martinique
et atteint d’une grave maladie lors de son service à Saint-Domingue du fait de son
service sur les chaloupes biscayennes. Heureusement pour l’intéressé, il va survivre et
rencontrer à Saint-Marc les importantes familles Rossignol et Grammont. La suite, il
l’explique à Rochegude (lettre du 30 janvier 1787) : « La famille des Rossignol est une
des premières de ce quartier [Saint-Marc], M. de Gramont est le commandant des
Gonaïves et son frère commandant de la paroisse de Saint-Marc. J'ai l'avantage
d'appartenir à cette famille du côté de ma mère. J'ai eu le bonheur de plaire à une des
demoiselles du Lagon, âgée de 18 à 19 ans [Marie-Michèle], d'une figure et d'un
caractère fait pour gagner tous les coeurs. Elle est soeur de Mme Piémont dont le mari
est conseiller au Conseil supérieur du Port-au-Prince ». Duquesne demande l’autorisation
14
Orthographe incertaine. Ce personnage, dont on ignore la fonction, va bientôt s’éclipser sans mot dire en
laissant des créanciers (lettre du 25 septembre 1785 de la Valtière à Rochegude).
15
À noter que son frère Jean-Baptiste Prévost de Sansac de Traversay (1754-1833) va émigrer en Russie
durant la Révolution et y devenir ministre de la Marine.
8
DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
d’épouser sa promise. Dans une autre lettre à Rochegude (6 mars 1787), il précise : «
Vous m'avez fait l'honneur de me dire que vous ne pourriez vous charger du pouvoir qui
vous avait été adressé par mon père pour mon mariage. J'attends de vos bontés que
vous voudrez bien le remettre à M. de Barbazan, en le priant d'accorder son agrément
pour mon établissement avec Mlle Rossignol du Lagon. M. du Lagon me fait une pension
de six mille livres, garde chez soi mon épouse pendant que je ferai mon service et ce à
ses frais et dépens sans qu’il m’en coûte rien et me promet cent carreaux 16 de terre sitôt
que je pourrai me procurer des nègres ». Autrement dit le voilà établi (futur) habitant à
Saint-Marc, car le mariage va avoir lieu. On sait par ailleurs que d’autres officiers avaient
des liens avec les îles : Leyritz, le second de Rochegude sur La Fauvette, Saqui de
Tourette, La Valtière, ou encore le jeune Alexis Dupetit-Thouard (qui servait à bord du
Téméraire et dont l’oncle – militaire – possédait une sucrerie au Limbé).
À terre : la fréquentation des élites blanches
Dès le début de sa mission, à peine arrivé au Cap-Français fin avril 1785,
Rochegude transmet à son subordonné le chevalier du Grès la demande du marquis
Jean-Pierre de Montcalm17, résidant dans son château de Saint-Victor (vers SaintAffrique) mais propriétaire d’une part de l’habitation Thomas au canton de Jacquezy (à
une dizaine de lieues à l’est du Cap). Le marquis de Montcalm souhaite « être informé au
juste du produit annuel de cette habitation et du nombre de nègres qui y sont afin qu’il
puisse régler les affaires de Mme de Montcalm avec Monsieur de la Jonquière père 18,
propriétaire d’un cinquième de ladite habitation » (selon une note remise à Rochegude
avant son départ pour Saint-Domingue). La réponse va venir bien vite (19 mai 1785), du
Grès ayant pris contact avec Jean Barré de Saint-Venant19, un colon en vue du Cap,
auteur de plusieurs mémoires à caractère économique ou social et, entre autre, chargé
des intérêts des héritiers Thomas. Barré de Saint-Venant transmet un état des lieux20.
Au-delà de ce service à un ami, Rochegude a vite plongé au cœur du monde des
colons. Outre son élégance et son naturel affable, il avait pour lui, esprit des Lumières,
ses connaissances scientifiques, littéraires, linguistiques et géographiques, lui qui avait
bourlingué dans l’Océan Indien, participé à la découverte et reconnaissance de l’île de la
Désolation (depuis nommée Kerguelen) et être allé jusqu’aux Indes. Sans compter ses
campagnes, dont la participation à la toute récente guerre d’indépendance des Etats-Unis
d’Amérique. Peut-être les réseaux maçonniques ont-ils aussi joué un rôle21 dans ses
fréquentations à Saint-Domingue ? Quoi qu’il en soit, sa conversation a dû le faire
rechercher des bonnes tables d’habitants trop heureux de rompre la routine. Amoureux
des livres, on le voit se faire livrer une édition de L’Encyclopédie (lettre du 15 août 1785)
dont une partie semble transiter par les Grenon de Pinsault, habitants de Cavaillon, si on
en croit le chevalier de Traversay qui marque : « M. Grenon m’a chargé (…) de vous faire
parvenir les six volumes que Percheron [ ?] vous remettra » (22 août 1785). Écrite deux
jours plus tôt, une lettre de Jean-Laurent Grenon de Pinsault indique « qu’il ne fallait pas
moins que le débordement de la rivière causée par le mauvais temps d’hier pour
empêcher Madame Aubin Massé22 et les demoiselles de profiter de l’honneur de votre
invitation. Mon épouse et ma belle-mère s’y rendent toujours ». La Valtière, donne à
16
Un carreau (carré de cent pas de côté) équivaut à 1,29 hectare à Saint-Domingue.
Fils de Joseph-Louis de Montcalm, défenseur de Québec. Rochegude était originaire du Rouergue par son
grand-père paternel. Il entretenait un lien d’amitié avec le marquis de Montcalm et tous deux vont être députés
à la Constituante.
18
Clément Taffanel de la Jonquière, veuf de Catherine Thomas. Les La Jonquière sont de l’Albigeois.
19
Voir THÉSÉE (Françoise) et DEBIEN (Gabriel), « Un colon niortais à Saint-Domingue, Jean Barré de SaintVenant (1737-1810) », Bulletin de la Société Historique et Scientifique des Deux-Sèvres, 4ème trimestre 1974.
20
Sur l’habitation Thomas de Jacquezy, voir THÉSÉE (Françoise), « Sur deux sucreries de Jacquezy (nord de
Saint-Domingue), 1778-1802 », Actes du quatre-vingt-douzième congrès national des sociétés savantes
(Strasbourg et Colmar, 1967), Paris, Bibliothèque nationale, 1970 (rien n’y est dit sur le lien Montcalm / La
Jonquière).
21
Aucune preuve claire, mais les signatures de certaines lettres d’officiers, d’amis (Massiac) ou de colons
(Grenon) reçues par Rochegude sont suivies de trois points. Rochegude avait adhéré à la Loge « L’Heureuse
Rencontre » de Brest. Peu après Lapérouse.
22
Henriette-Geneviève Maisonneuve, créole de Jacmel d’une famille d’officiers.
17
9
DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
Rochegude des nouvelles de gens qu’il a déjà rencontrés, ainsi que quelques indications
mondaines : « M. O’Shiell mènera sa sœur le soir au spectacle avec Mme de Faure. Il
vient de me l’écrire. Il y a du monde en ville, M. de Villarson23 dînera chez moi » (25
septembre 1785) ou encore « Bénech24 toujours, voire Madame Coderc 25 et autres
dames, vous demande [sic], je les avais hier ici avec plusieurs de vos messieurs [officiers
sous les ordres de Rochegude] » (17 octobre 1785).
Une fois revenu au Cap-Français, Rochegude continue de plus belle la
fréquentation des propriétaires. Il va se lier d’une forte amitié avec Jean-Paul Belin de
Villeneuve26, créole propriétaire en association avec Jean-Baptiste Raby du Moreau –
d’une famille de négociants du Dauphiné 27 – d’une sucrerie au quartier du Limbé. Parti
de peu, Belin de Villeneuve s’est fait un nom et une solide réputation dans le milieu des
colons pour avoir trouvé un procédé permettant une production sucrière quasiment
doublée en améliorant la puissance du pressoir à cannes ainsi que le dispositif des
chaudières servant à réduire le jus en mélasse. Membre du fort dynamique Cercle des
Philadelphes (société savante du Cap-Français, qui réunissait l’élite de la société blanche,
dont le colon Barré de Saint-Verrant et le juriste Moreau de Saint-Méry28), introduit
partout, tant dans le monde des planteurs que celui des magistrats ou des militaires29,
nul doute qu’il va être une personne précieuse pour Rochegude. Notre marin n’hésite pas
à rester environ deux mois au Limbé, de mi-juillet à mi-septembre 1786. Il a tout loisir
d’y observer le fonctionnement de cette sucrerie et le comportement des petits cadres
blancs comme celui des esclaves – aux champs ou dans la grande case, comme le fidèle
Eustache – en présence mais aussi en l’absence de Belin de Villeneuve parti pour affaire
urgente à l’Arcahaie30. Belin est également accueillant pour d’autres officiers, tel les
sieurs Saint-Janvier et La Roque (qui font allusion, dans leurs courriers à Rochegude, à la
qualité de l’accueil reçu). Avec parfois des avatars, comme la mésaventure survenue à
Saint-Janvier (31 août 1786) qui indique au passage d’autres contacts de ce monde des
officiers de marine avec les notables de la colonie connus de Rochegude : « En arrivant
au Cap, je n'ai rien eu de plus pressé que de demander les livres dans vous m’aviez
chargé, la négresse entre les mains de qui M. Belin les avait remis s'est mal acquittée de
sa commission et a oublié de les mettre dans la voiture. Vous les aurez sûrement
retrouvés après mon départ. Mon retour au Cap ne s'est point terminé sans pluie. Une
lieue environ avant d'arriver, j'ai été pris par un grain considérable. En un instant je fus
traversé ce que vous jugerez sans peine d’après la construction de la voiture que M.
Arthaud [médecin au Cap] m’avait fait le plaisir de prêter ; j'ai été obligé de m'arrêter à
l'habitation de M. d’Héricourt [habitant à la Plaine-du-Nord] où je me suis un peu séché
et j'en avais grand besoin ».
Les correspondances reçues par Rochegude font également état de deux dames :
l’officier Saint-Janvier parle (25 août 1786) d’une Madame de Thibaudières qui est fort
probablement l’épouse du magistrat Viaud de Thébaudières (procureur général du roi au
Conseil supérieur du Cap) ; par ailleurs, de retour en France, Rochegude reçoit une lettre
23
O’Shiell : riche habitant de Torbeck issu d’une famille d’armateurs nantais ; Faure et Villarson : propriétaires
à Torbeck.
24
La famille Bénech de Solon, originaire de Bordeaux, était une importante famille du sud (biens à l’Acul, aux
Côteaux, à Torbeck et Saint-Louis).
25
Marie-Louise Dougé, veuve Féron, épouse de Gabriel-Aphrodise de Coderc, officier, propriétaire à la plaine
des Cayes.
26
Sur Belin de Villeneuve, voir DEBIEN (Gabriel), Les colons de Saint-Domingue et la Révolution, essai sur le
club Massiac, Paris, Armand Colin, 1953, p. 84-85.
27
Voir LÉON (Pierre), Marchands et spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du XVIIIe siècle, Les Dolle,
les Raby, Paris, Les Belles Lettres, 1963. Jean-Baptiste Raby du Moreau était reparti en France pour raison de
santé.
28
Médéric-Louis-Elie Moreau de Saint-Méry, créole de la Martinique, avocat et juriste, franc-maçon, auteurcompilateur d’une très précieuse Description (…) de la partie française de Saint-Domingue, publiée en 1797
alors qu’il s’était réfugié à Philadelphie.
29
Par exemple le colonel Louis de Tousard, commandant du régiment du Cap et très lié au doyen du Conseil
supérieur du Cap Bernard de Saint-Martin. Tousard était combattu lors de la guerre d’indépendance des EtatsUnis sous les ordres de Lafayette, et participera à la fondation de l’académie militaire de West Point.
30
Les Raby avaient fait l’acquisition d’une sucrerie dite Les Vazes dans ce quartier mais M. Raby de Saint-Victor
(frère de Raby du Moreau) venait de décéder brusquement le 27 juin 1786 et Belin était parti assurer l’intérim
en attendant de trouver un gérant appointé. Voir LÉON (Pierre), Marchands…op.cit.
10
DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
(datée du 15 novembre 1787) du négociant bordelais Brun, avec qui Belin de Villeneuve
est en affaires, lettre indiquant que Mme de la Chevalerie, « bonne amie » de Belin, vient
de passer quinze jours à Bordeaux. Il s’agit de la créole Marie-Laurence Chabanon des
Salines, propriétaire d’une sucrerie à Limonade, épouse de Jean-Jacques Bacon de la
Chevalerie, ancien chambellan du duc d’Orléans, franc-maçon, et (futur) partisan de
l’autonomie de Saint-Domingue. Plus tard, les noms du négociant Loir (qui adresse un
paquet à Rochegude à transmettre aux autorités) et d’une Madame Dufay (épouse du
colon Dufay de la Tour ?) apparaissent aussi de façon incidente (lettre d’Agoult, 17
janvier 1787).
Vers la mi-septembre 1786, Rochegude – qui a appareillé du Cap-Français pour le
Port-au-Prince – reçoit une lettre du comte O’Gorman31, déjà rencontré lors d’un premier
passage dans cette ville, l’invitant à passer quelques jours dans son habitation sise dans
la grande plaine du Cul-de-Sac, lui indiquant : « Veuillez me mander le jour que vous
désirez avoir une voiture et elle sera à vos ordres chez Messieurs Camfranc et Théron
négociants. Tâchez aussi de venir le plus tôt (…). J'attends demain au soir Monsieur le
comte de Chabannes32 qui doit faire quelque séjour ici. Je suis sûr d'avance que vous
serez charmés tous les deux de faire la connaissance de l'un de l'autre » (lettre du 17
septembre 1786).
La chose s’est faite car une lettre de Belin de Villeneuve (du 11 novembre 1786) y
fait clairement allusion : « Vous m'avez fait grand plaisir en me donnant de vos
nouvelles, de me donner aussi des détails qui m'ont infiniment flatté, surtout en
m'apprenant que dans le pays que vous avez parcouru que j'ai des amis qui ont la bonté
de se souvenir de moi et de me conserver leur amitié. Le comte O’Gorman et M.
Caradeux33 ont sûrement été les premiers à vous témoigner des sentiments qu’ils ont
pour moi et je le leur rends bien ainsi qu’à tous les honnêtes gens qui vous ont paru
m'estimer ». La suite indique que Rochegude a manifestement fait part à Belin de l’état
d’esprit de ses interlocuteurs au sujet des méthodes de fabrication du sucre, l’ancienne et
la nouvelle (celle perfectionnée par Belin). De retour en France, l’amitié entre Rochegude
et Belin de Villeneuve ne va pas se démentir, ils vont continuer à correspondre 34.
À ces fréquentations, il convient d’ajouter quelques éléments issus d’une lettre
envoyée par le marquis – et officier de marine – Louis Mordant de Massiac35 (de Paris, le
28 février 1785) alors que Rochegude se trouvait encore à Rochefort, à préparer La
Fauvette pour sa mission : « Ramène-nous Monsieur le Président de Bongars 36, le plus
tôt possible. Pour lors tu seras un homme accompli. Si par hasard tu relâchais à SaintMarc, dans l’île Saint-Domingue, il t’exhorte à aller à mon habitation tu y trouveras M.
d’Estrade, oncle à M. de Massiac, qui t’y recevra bien et qui sera enchanté de faire
connaissance avec toi (…). Adieu mon cher Rochegude, je te souhaite un bon voyage. Ne
doutes jamais des sentiments d’attachement et d’amitié que je t’ai voué pour la vie ». On
ne sait si Rochegude a effectivement pris contact avec M. d’Estrade apparenté aux
Massiac, mais cette lettre montre que Louis Mordant de Massiac, propriétaire –
absentéiste, comme beaucoup – de sucreries dans l’Artibonite, était très lié à Rochegude
au point de le tutoyer et qu’il avait des relations haut placées, toujours utiles.
Un compte-rendu peu loquace, dans un contexte agité
31
D’origine irlandaise, Victoire-Arnold O’Gorman était propriétaire d’une importante sucrerie dans la plaine du
Cul-de-Sac. Il menait grand train au point d’être grevé de dettes. Royaliste engagé du côté des Anglais de 1793
à 1798.
32
Jacques-Gilbert de Chabannes-Curton, habitant au Petit-Gôave. Sa mère, Marie-Elisabeth Talleyrand-Périgord,
était une tante du célèbre évêque et homme politique.
33
Jean-Baptiste Caradeux de la Caye, propriétaire d’une importante sucrerie à la Croix-des-Bouquets (plaine du
Cul-de-Sac).
34
Par l’intermédiaire des négociants marseillais Audibert (proches du banquier – et ministre – Necker) et
du négociant bordelais Brun.
35
Louis-Claude-René de Mordant de Massiac (1746-1806), capitaine de vaisseau, neveu de Claude-Louis de
Massiac (ministre de la Marine en 1758).
36
Jacques de Bongars, Intendant de Saint Domingue à deux reprises (1766-1771 et 1782-1785), venait d’être
destitué. Il fut remplacé par François Barbé de Marbois. Sa fille Adélaïde avait épousé Louis-Claude-René de
Mordant de Massiac.
11
DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
La Fauvette et La Cérès appareillent ensemble pour la France le 16 mai 1787 et
parviennent le 27 juin à Rochefort. La campagne de Rochegude, qui a duré deux ans,
cinq mois et cinq jours, a « pleinement satisfait » les membres du Conseil du bureau de
la Majorité générale de la Marine de Rochefort (13 juillet 1787). Deux jours plus tard,
Rochegude envoie un rapport succinct au ministre pour louer l’attitude des officiers qui lui
étaient subordonnés (Leyritz, La Fonchais, Coustard de Souvré, Deshous de Seguin,
Duquesne, Caran, Bertin et Lacarvy). « Le hasard m’avait bien servi dans la composition
de l’état major de La Fauvette » écrit-il, avant d’ajouter : « Quant à ce qui me regarde,
Monseigneur, le conseil vous rendra compte de la manière dont j’ai rempli mes
instructions et exécuté les différents ordres que j’ai reçus pendant la campagne. Si je
suis susceptible de quelques grâces je vous prie de me faire obtenir une pension qui me
mette à même de soutenir mon état avec honneur. La longueur du séjour à SaintDomingue a considérablement altéré ma santé. L’air pur et natal d’Albi où l’on me permet
d’aller l’aura bientôt rétablie »37.
Rochegude va recevoir à Albi deux lettres du maréchal de Castries. La première,
du 22 juillet 1787, à en-tête de la « Direction générale des ports », lui indique : « Je ne
puis que vous témoigner combien je suis satisfait de votre conduite qui dans tous les cas
mérite des éloges ». La seconde, à en-tête de la « Direction générale des officiers
militaires » et datée du même jour, dit : « Je profiterai volontiers de celles [les
occasions] qui se présenteraient de vous procurer les grâces du roi ». Puis, plus rien. Ni
attention, ni avancement. Et pour cause ! Mécontent des réductions budgétaires visant
son ministère et sentant son étoile pâlir auprès du roi, Castries a démissionné le 27 août
1787. Le court ministère intérimaire (quatre mois) assuré par Montmorin de SaintHérem, puis le ministère La Luzerne ne vont pas s’intéresser à Rochegude, qui attend à
Albi… alors qu’il avait tant de choses à dire. Ce qui était d’autant plus important que,
durant son séjour et juste après son retour en France, la situation interne dans la colonie
avait évolué.
Durant son séjour, il n’avait pas échappé à Rochegude que les relations entre les
colons et le pouvoir royal se détérioraient encore. Une seconde ordonnance de Castries
(23 décembre 1785) réitérant les termes de la première du 3 décembre 1784 sur les
obligations des « planteurs et gérants », même si elle rappelait par la même occasion
que les esclaves devaient respecter leurs maîtres et leur obéir, faisait hurler elle aussi.
Les Conseils supérieurs du Cap et du Port-au-Prince refusant d’enregistrer de tels textes,
Castries avait décidé en janvier 1787 la fusion de ces Conseils en un seul Conseil de
Saint-Domingue siégeant à Port-au-Prince. Nouveau tollé des colons face au
« despotisme » et au côté peu pratique de cette mesure. La même année, comme en
réponse à « l’arbitraire », était mis en place un comité d’examen de projets de réformes
établies pour Saint-Domingue (cinq membres, dont Moreau de Saint-Méry, Belin de
Villeneuve, et le maire du Port-au-Prince le basque Leremboure)38. L’année suivante
(Rochegude revenu en France entre-temps), le milieu des colons était scandalisé par
l’affaire Lejeune : pour la première fois, le pouvoir royal poursuivait en justice un
habitant accusé d’avoir fait mourir deux esclaves de ses mauvais traitements. Le Conseil
Supérieur de Saint-Domingue l’acquitta. Dès 1787, le recensement général de la
population ordonné par l’Intendant Barbé de Marbois se révéla fort impopulaire : il
mettait en lumière des fraudes par rapport à l’impôt de capitation. Parallèlement, les
Libres de couleur résidant en France s’agitaient, réclamant l’égalité des droits avec les
Blancs. Si, au moment de la convocation des États Généraux, les colonies n’étaient pas
concernées, quelques « grands Blancs » étaient passés outre. Poussés par le marquis de
Gouy d’Arsy (marié à une créole propriétaire), ils organisèrent des élections en dehors de
toute légalité et, profitant du contexte agité des mois de juin et juillet 1789 à Versailles,
firent admettre des députés de Saint-Domingue au sein de l’Assemblée nationale pour
défendre les intérêts des grands planteurs face aux « négrophiles ». Parallèlement,
choisissant la discrétion et la technique du lobby, se formait en septembre 1789 un club
de colons tout aussi soucieux de leurs intérêts qui allait tenir ses premières réunions à
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Médiathèque d’Albi, Rés. Ms. 239.
Maurel (Blanche), Cahiers de doléances de la colonie de Saint-Domingue pour les Etats Généraux de 1789,
Paris, Ernest Leroux, 1933, p. 55.
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DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
l’hôtel Massiac, d’où son nom de « club Massiac » passé à la postérité. Parmi les
fondateurs, outre Massiac, on relève Barré de Saint-Venant, Moreau de Saint-Méry et
Belin de Villeneuve, lequel fut auteur fin 1789 d’une Lettre d’un créole de SaintDomingue à la Société établie à Paris sous le nom d’Amis des noirs prenant une position
clairement pro-esclavagiste.
Dans un tel contexte, Rochegude reste silencieux et probablement quelque peu
amer. Cependant, homme d’action, il est lui-même happé par le tourbillon
révolutionnaire à Albi, se faisant élire député aux états généraux (cependant, il ne va
siéger à la Constituante qu’à partir de 1790). Les affaires touchant Saint-Domingue vont
s’estomper…
De fortes interrogations
Qu’en conclure ? S’il est de coutume aux personnalités d’une colonie d’accueillir à
leur table des officiers de marine de passage, il est bien plus rare de les héberger des
jours, voire des semaines durant. D’autant que le dispositif de surveillance des côtes est
assez modeste et a donc besoin de toutes les énergies. Il apparait a priori fort curieux
qu’un officier de marine en milieu de tableau hiérarchique passe autant de temps à
fréquenter les membres influents de la société coloniale et non pas à être en mer. Faut-il
interpréter cette situation comme l’illustration d’une mission secrète de renseignements
pour connaître au plus près ce que pensaient les élites blanches de la colonie ?
Des éléments plaident en faveur de cette interprétation. D’abord le profil du
personnage : sa finesse, son élégance, son talent d’observateur, ses qualités
intellectuelles, sa discrétion et sa tempérance lui permettent d’aller partout avec aisance,
aussi bien chez les modérés que chez des esprits plus radicaux. Ensuite l’existence d’un
précédent : pour contrebalancer l’influence britannique aux Indes, Rochegude avait
suggéré que la France cherchât des alliances avec certains princes indiens et avait sondé
le terrain dans cette optique dans les années 1770. Quant aux instructions qu’il reçut
pour la mission à Saint-Domingue, elles lui parviennent de curieuse façon si on en croit
un courrier que Langeron, le gouverneur de la place de Brest, lui adresse (7 février
1785) : « Votre ministre [Castries] ne veut vous envoyer son travail que petit à petit ; il
vient de vous donner deux ordonnances qui lui font beaucoup d'honneur. On les trouve
très bien faites et je ne comprends pas pourquoi on vous en fait mystère. Elles sont très
publiques ici (…) ; on assure que les autres vont paraître successivement ». Pourquoi
tant de mystère, effectivement ? Questions sans réponse, mais on peut aussi penser que
parmi « les autres » instructions (qui vont arriver début mars 1785) figure un pli à
n’ouvrir qu’en mer, lui précisant sa mission d’observation, avec ordre de détruire ledit
pli…
Mais mis à part le compte-rendu qu’il va faire à son retour de Rochefort et le
rapport succinct relatif à ses subordonnés, on n’a pas retrouvé trace des observations de
Rochegude durant ses séjours à terre. Probablement pour la bonne raison qu’il n’a pas
rédigé de rapport, se réservant, sur des sujets aussi sensibles que les relations entre la
colonie et la France, les rapports Blancs / Libres de couleur et l’affranchissement des
esclaves, d’en parler de vive voix, sans trace, en haut lieu. Mais Rochegude a joué de
malchance, l’occasion ne devant jamais venir : Castries parti, ses successeurs ignorent
l’affaire ou la dédaignent. Montmorin de Saint-Hérem ne fait que passer. La Luzerne avait
été gouverneur de Saint-Domingue d’avril 1786 à novembre 1787 avant d’être chargé du
ministère de la Marine et pouvait estimer connaître lui-même suffisamment le sujet.
L’oubli va donc vite s’installer, l’attention étant attirée par les événements politiques qui
se précipitent en 1788 et 1789.
En l’absence de preuves définitives, on ne peut donc parler qu’à titre d’hypothèse
d’une mission de renseignements donnée à Rochegude, sous couvert de lutter contre la
contrebande. En tout état de cause, au moins pour lui-même, l’humaniste et fin
psychologue qu’il était a pu observer et entendre Blancs mais aussi Mulâtres et Noirs,
hommes libres mais aussi esclaves. Il a pu entendre les illusions des propriétaires sur
place, qui dansaient sur un volcan sans vouloir le voir. Concernant l’esclavage, ayant
observé qu’au bout du compte l’atelier d’une habitation était comme l’équipage d’un
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DONNADIEU (Jean-Louis), FLOCH (Henri et Catherine), « Œil et oreille de Versailles ? L’étrange mission du capitaine de
vaisseau Rochegude à Saint-Domingue (1785-1787) », Revue du Tarn n°231, Automne 2013, pages 405-424
navire – le capitaine et son encadrement jouant un rôle essentiel à la bonne marche de
l’ensemble –, il a pu observer le rôle indispensable et ambigu des domestiques et des
commandeurs comme intermédiaires entre esclaves et maîtres ; il a pu observer la
dureté et le cynisme de gérants qui, en l’absence des maîtres, profitaient du système
pour s’enrichir personnellement, au détriment d’esclaves dont la situation allait
s’aggravant ; il a pu sentir qu’un climat de plus en plus pesant s’installait, que le régime
esclavagiste risquait d’être intenable si rien n’était fait. Mais les esprits en France – et
même les administrateurs royaux dans la colonie – pensaient-ils les tensions aussi
graves ? Quoi qu’il en soit, à Saint-Domingue, la secousse de 1789 allait libérer des
démons longtemps enchaînés. Quinze ans plus tard, celle qui apparaissait la plus
florissante colonie du monde n’était plus ; dans les convulsions, Noirs et Mulâtres maîtres
du terrain proclamaient l’indépendance d’Haïti.
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