Germanwings : le voyeurisme médiatique

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Germanwings : le voyeurisme médiatique
8.
Courrier international — no 1274 du 2 au 8 avril 2015
7 jours dans
le monde.
↓ Dessin de Chappatte,
paru dans l’International
New York Times, Paris.
FOCUS
CRASH A320
ALLEMAGNE
Germanwings : le voyeurisme médiatique
Les journaux ont publié
sans restriction
toutes les informations
accessibles sur
la tragédie aérienne,
sur le copilote et
les victimes. Une dérive
au cœur d’un grand
débat déontologique.
—Frankfurter
Rundschau Francfort
I
l n’est pas toujours facile
de déterminer où s’arrête
le devoir d’informer et où
commencent la soif de sensationnel et le voyeurisme médiatique.
Surtout pas dans un cas comme
celui de l’accident du vol de la
compagnie Germanwings, qui
provoque évidemment des émotions fortes, y compris chez les
journalistes.
Les médias, même ceux qu’on
dit sérieux, ne semblent plus pouvoir faire cette distinction ou, pire,
semblent avoir décidé de suivre
l’exemple repoussant de la presse
à sensation. Voilà qui apporte
du grain à moudre au moulin de
tous ceux qui ne les considèrent
plus comme un vecteur d’information fiable dans une société
démocratique.
Tout ce que nous avons
aujourd’hui sur le cas de la
Germanw ings, ce sont des
soupçons. Des soupçons graves,
fondés, mais uniquement des
soupçons. Dans la conversation
courante, il est peut-être pardonnable, compte tenu de la crédibilité des indices actuellement
disponibles, de dire : “Le copilote a délibérément opté pour le
crash de l’avion”, mais pas dans
les médias. Ce n’est qu’en faisant
la distinction entre les suppositions, si plausibles soient-elles,
et les faits établis qu’on livre au
public du matériel digne de foi,
ce qui est la mission de la presse.
Cela n’a rien d’abstrait : le code
allemand de la presse [le Conseil
de la presse, une instance de déontologie des journalistes allemands,
édicte un certain nombre de règles]
précise que les conjectures “doivent
être signalées comme telles” et qu’on
doit s’en tenir à la présomption
d’innocence jusqu’à ce que la justice ait tranché. A l’heure actuelle,
peu de médias respectent cette
règle. De nombreux journaux
présentent les suppositions relatives au déroulement de l’accident
comme des faits établis, comme si
tout était prouvé. Tout le monde
cite le nom du copilote, du [tabloïd]
Bild (ce qui n’est pas vraiment
surprenant) à Zeit online et faz.
net [les sites web de l’hebdo Die
Zeit et du quotidien Frankfurter
Allgemeine Zeitung (FAZ)] (ce qui
est plus surprenant) et publie des
photos où l’homme est parfaitement reconnaissable.
Mathias Müller von Blumencron,
le directeur de l’édition en ligne
de la FAZ, justifie cette décision
“Nous ne devons
pas livrer
en pâture la famille
du copilote”
SOURCE
FRANKFURTER
RUNDSCHAU
Francfort, Allemagne
Quotidien, 87 000 ex
www.fr-online.de
L’un des grands quotidiens
allemands. Engagé
dans la défense des droits
de l’homme, des minorités
et de l’environnement,
il est plutôt de tendance
social-libérale.
en arguant du devoir d’informer.
Or ce qu’il entend par informer
équivaut à la ligne éditoriale d’un
journal à sensation : “Les victimes
et le public ont le droit de savoir qui
a provoqué l’accident, quelles que
soient les circonstances dans lesquelles il s’est produit. […] En l’état
actuel des choses, l’explication ne
réside que dans la personne du copilote. Nous devons examiner qui il
était, nous avons le droit de montrer sa photo.”
Oui, c’est exact, les victimes et
le public ont le droit de savoir ce
qui s’est passé. Oui, il est important pour une société et son avenir
de savoir ce qui a pu pousser le
copilote, ne serait-ce que pour
éviter qu’une chose pareille se
reproduise. Mais nous n’avons
pas besoin de voir sa photo pour
cela ! Nous ne devons pas infliger
à sa famille, qui est déjà doublement touchée – par la mort de
son fils et la responsabilité probable de celui-ci –, une troisième
souffrance, celle d’être livrée en
pâture à la soif de sensationnel
du monde entier. Justifier cela
par le devoir “d’informer”, c’est
friser le cynisme.
En ce sens, le cas de la
Germanwings s’inscrit dans le
cadre de deux tendances actuellement à l’œuvre dans le paysage
médiatique. D’une part, la frontière entre le journalisme sérieux
et le voyeurisme sans conscience
se brouille. C’était déjà visible dans
l’affaire [de l’ex-président de la
République, soupçonné de prévarication] Christian Wulff, où Bild, de
même que la Süddeutsche Zeitung
et la FAZ, s’était livré à un véritable lynchage médiatique ; c’est
7 JOURS.
Courrier international — no 1274 du 2 au 8 avril 2015
9
VU DU DANEMARK
Le “suicide selfie”
du XXIe siècle
Lufthansa : un mythe en déclin
●●● “La tragédie de
la Lufthansa”, titre en une
le quotidien économique
Handelsblatt, qui consacre
un dossier de 8 pages
à la compagnie aérienne
allemande qui incarnait
jusqu’ici la sécurité absolue.
“La catastrophe plonge la
Lufthansa dans la plus grave
crise de son histoire.
Le président du directoire,
Carsten Spohr, devra expliquer
le geste fatal d’un de
ses copilotes.”
Le soupçon qui pèse
sur Andreas Lubitz atteint
durement le chef de
la compagnie aérienne qui,
rappelle le quotidien, avait
dans un premier temps jugé
le crash “inexplicable” et
le copilote “apte à 100 %
à prendre les commandes
d’un avion”. “Le groupe
encore visible quand des journalistes hargneux de Bild se lâchent
contre la Grèce dans les talk-shows
des chaînes publiques. D’autre part,
de nombreux journalistes commettent manifestement l’erreur
de croire qu’une machine à autoreprésentation comme Facebook
rend superflues les règles de la
prudence et de la déontologie de
la presse. Celles-ci sont pourtant
plus nécessaires que jamais.
On le constate une fois de
plus : la pression économique et
la concurrence peuvent effectivement tuer la prétention à informer, ce n’est pas que le fantasme
de ceux qui hurlent en permanence à la “presse mensongère”.
Malgré toutes les difficultés économiques, ce n’est que si nous, les
médias, nous nous sentons tenus
d’exercer notre responsabilité
d’instance d’information dans
une société démocratique que la
méfiance à notre égard et la perte
de crédibilité que nous connaissons disparaîtront. Il n’aurait
même pas coûté un sou de traiter le copilote de Germanwings
avec sérieux et décence.
—Stephan Hebel
Publié le 27 mars
traverse des turbulences
depuis un certain temps.
Il vit sur un mythe en déclin,
le mythe de sa fiabilité,
symbolisé par son emblème,
la grue. Cela rend la mission
d’autant plus difficile”,
poursuit le quotidien.
Les finances de la Lufthansa,
qui fut la compagnie nationale
allemande jusqu’en 1992,
sont mal en point, rappelle
Handelsblatt. Et le groupe n’a
pas su détecter les tendances
émergentes. En 2014,
la compagnie et ses filiales
n’ont augmenté leur trafic
passagers que de 1,3 %
(à titre de comparaison,
Ryanair a enregistré une
augmentation de 6 %). “La
compagnie affronte un vent
contraire, ce qui rend plus
difficile les investissements
nécessaires.” “Comment
retrouver la confiance ?
s’interroge le journal. L’enjeu
est de surmonter une crise
financière et structurelle.
Or le scepticisme s’accroît,
y compris chez les
investisseurs.” En bref,
le groupe doit s’apprêter
à relever cinq grands défis :
la concurrence des
compagnies low cost, mais
aussi celle des compagnies de
luxe venues des pays du Golfe
et de Turquie, ses coûts
salariaux élevés, qui entament
sa rentabilité, les grèves
et les conflits internes, enfin
le mécontentement croissant
de ses clients. Cette tragédie
pourrait être l’occasion
de ressouder un groupe
en perte de vitesse et
en recherche de cohérence,
jadis connu pour sa légendaire
culture du consensus.
à la une
ABC
Bild
Der Spiegel
Le lendemain du
crash, le 25 mars, le
quotidien espagnol
titrait : “Un vol
sans destination”,
avec en photo une
personne en pleurs,
à l’aéroport de
Barcelone-El Prat,
d’où le vol était
parti avec à son
bord 51 Espagnols.
Le 27 mars,
le tabloïd titrait
“Der Amok-Pilot”
et étalait en une
le nom et la photo
d’Andreas Lubitz.
Bild a eu accès
au dossier médical
du copilote
et révèle les
graves troubles
psychiatriques dont
il aurait souffert.
“Amok” désigne
le comportement
meurtrier
et suicidaire
d’une personne.
En une de l’hebdo
daté du 28 mars :
“Sans défense.
Un pilote,
149 victimes”.
“Il a tué avec les
moyens des auteurs
des attentats du
11 septembre 2001.
De toute évidence,
il n’avait
ni programme
ni message
à transmettre – ce qui rend son geste
particulièrement
insupportable”,
écrit le journal.
En précipitant son avion contre la montagne,
le copilote allemand a peut-être voulu se faire
remarquer, tout comme les terroristes kamikazes,
écrit un éditorialiste danois.
—Politiken Copenhague
T
out porte à croire que le
crash de l’avion de la compagnie Germanwings sur
une montagne le 24 mars est dû au
suicide d’un jeune pilote allemand.
C’était également un meurtre
collectif, puisque cet homme de
29 ans a entraîné 149 autres personnes dans la mort.
Alors que l’enquête se poursuit (et pourrait aboutir à de tout
autres conclusions), on pense à
la phrase qui ouvre l’essai d’Albert Camus sur le mythe de
Sisyphe : “Il n’y a qu’un problème
philosophique vraiment sérieux :
c’est le suicide.”
Sisyphe poussait inlassablement son rocher jusqu’au sommet
de la montagne. Et il recommençait encore et encore, comme
nous le faisons tous si nous avons
le courage et la grandeur de vivre,
écrit Albert Camus. Nous assumons l’absurdité de la vie et continuons de pousser. Si nous n’osons
pas, si nous n’avons pas la grandeur nécessaire, nous laissons le
rocher à sa place.
Mais si nous sommes dans
le cockpit d’un avion, nous faisons peut-être tout autre chose
que pousser un rocher jusqu’au
sommet de la montagne : nous
fonçons droit sur la montagne
et mourons.
C’est de l’insensé et de l’absurde que naissent les réflexions
de Camus sur le suicide : “Juger
que la vie vaut ou ne vaut pas la
peine d’être vécue.”
Il y a quelque chose d’intemporel dans ces pensées et dans le
sentiment d’absurdité, comme le
Quelque chose
d’exhibitionniste
vient s’ajouter au
tourment intérieur
décrit Camus : “Tous les hommes
sains ayant songé à leur propre suicide, on pourra reconnaître, sans
plus d’explications, qu’il y a un lien
direct entre ce sentiment et l’aspiration vers le néant.”
Mais lorsqu’un jeune pilote
entraîne dans son suicide 149 personnes, il révèle peut-être une
singularité de notre époque, qu’il
pourrait avoir en commun avec
les auteurs d’attentats-suicides au
Moyen-Orient ou avec les tueurs
de Charlie Hebdo. Ou encore avec
le jeune homme qui a commis les
deux attentats de Copenhague [le
14 février]. Ces meurtriers ont-ils
un point commun ? Faut-il déceler derrière leurs gestes un trait
symptomatique de notre époque ?
Il existe peut-être aujourd’hui
un narcissisme particulièrement
menaçant : il ne s’agit pas simplement de l’égocentrisme incurable
qui pousse le suicidaire à se jeter
sous un train sans penser au choc
psychologique qu’il fait subir au
conducteur du train. Ni de l’infinie détresse qui empêche le suicidaire de penser aux traumatismes
infligés à ses proches, qui, eux,
continueront de vivre. Un suicide
est toujours un acte de violence.
Ici, c’est d’un autre narcissisme
qu’il est question. En effet, quand
un fanatique désespéré fait détonner sa ceinture d’explosifs sur un
marché au Pakistan ou en Irak,
emportant avec lui dans la mort
des centaines de personnes, ou
quand un pilote tout aussi désespéré, gravement dépressif, précipite son avion sur une montagne,
quelque chose de spectaculaire et
d’exhibitionniste vient s’ajouter
au tourment intérieur. Comme
s’il voulait, par sa mort, se faire
remarquer.
Le suicide selfie serait-il la
contribution de ce début du
XXIe siècle au mythe de Sisyphe ?
—Bjørn Bredal
Publié le 30 mars

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