pensées plurielles Pimor-2 - UPEC-UPEM
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Décryptage biographique d’une famille de rue Tristana Pimor To cite this version: Tristana Pimor. Décryptage biographique d’une famille de rue : carrières subjectives et inculcations objectives dans les trajectoires de jeunes en errance Zonards. Pensée Plurielle - Bruxelles, 2014, L’errance : d’un non-lieu à un non-lieu. <hal-01228105> HAL Id: hal-01228105 https://hal-upec-upem.archives-ouvertes.fr/hal-01228105 Submitted on 19 Nov 2015 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Tristana Pimor DÉCRYPTAGE BIOGRAPHIQUE D'UNE FAMILLE DE RUE : CARRIÈRES SUBJECTIVES ET INCULCATIONS OBJECTIVES DANS LES TRAJECTOIRES DE JEUNES EN ERRANCE ZONARDS Résumé A partir d'une recherche ethnographique réalisée en collaboration avec un groupe de jeunes squatteurs, en utilisant l'observation participante, des récits de vie et en étudiant les interactions, les représentations des commerçants, des travailleurs sociaux en contact avec eux, nous avons pu dégager les logiques à l'œuvre dans la carrière de ces jeunes dits en errance. En nous dégageant des concepts "d’jeunes en errance" et "jeunes SDF", ainsi qu'en abordant les cheminements sous l'angle de la socialisation, de la déviance et de la culture, plusieurs séquences ont été identifiées et mettent en avant l'utilité de dépasser la seule étude des socialisations passées (familiale, scolaire et de classe sociale) pour rendre compte des trajectoires déviantes de ces jeunes. L'étude des jeunes de la rue en France s’intéresse majoritairement sur les jeunes résidant dans des quartiers populaires dits "banlieues" : les jeunes dans la rue (Moignard, 2008 ; Dubet, 1989). Peu de recherches s'intéressent en définitive aux jeunes de la rue, SDF ou en errance et lorsqu'elles le font, elles souffrent de biais méthodologiques, épistémologiques importants. En effet le paradigme de l'errance est, en France, soutenu par des professionnels du social qui par des recherches prenant place au cours d'interventions sociales tentent de cerner les causes de l'errance juvénile (Chobeaux, 1996 ; Le Rest, 2006). Le statut attaché à l'enquêteur et ses attentes conditionnent alors leurs conclusions. Elles se référent ainsi à l'exclusion sociale, aux conduites ordaliques, aux addictions, aux pathologies mentales pour expliquer l’inscription de ces jeunes dans la vie de rue. Les analyses se révèlent alors normatives et conduisent à présenter les trajectoires zonardes comme passives, déterminées par un passé carencé 1 (Dequiré, Jovelin, 2007). De surcroit, la porosité de la catégorie des jeunes en errance tout comme celle de jeunes SDF génère un flou quant à la définition de la population (Marpsat, Firdion, 2000 ; Pattegay, 2001). Ces catégories regroupent en un ensemble des acteurs qui ne partagent comme caractéristiques que le manque de logement, l'âge, la pratique de "l'errance". Décrire alors le cheminement de ces jeunes de la rue devient difficile (Pimor, 2013). C'est à partir de ces constats que nous avons décidé de nous démarquer de ces recherches et que l’approche ethnographique s’est dessinée comme pertinente pour atteindre les caractéristiques subjectives des acteurs. Pour ce faire nous avons passé plus de quatre années dans un squat auprès « d’une famille de rue » 1 . Nous pensons qu'en effet les trajectoires zonardes se nourrissent d'arrières plans qui, entrant en négociation avec des expériences sociales, des logiques éthiques et rationnelles, des interactions conduisent des jeunes à s'inscrire dans une culture de la rue (Dubet, 1985). Ainsi nous nous proposons dans un premier temps de comprendre la manière dont la construction de notre objet de recherche s’est déroulée, dont l’enquête s’est menée. Dans un second temps nous développerons nos conclusions et analyses concernant les trajectoires biographiques des jeunes enquêtés. 1. Quand une population et une approche s'imposent Je débute en 2006, une enquête sur les conduites à risque des personnes toxicomanes. Les participants aux entretiens arborent une apparence singulière (locks, crête, atebas2, rangers, pantalon militaire de travail, piercings, tatouages), sont tous accompagnés de chiens, revendiquent le nomadisme, la décroissance, l’hédonisme, contestent la société et ses normes, s'affilient aux sous-culture punk et techno travelling3, vivent en camion, en squat, en tente. Tous refusent de travailler régulièrement et les logements conventionnels. Âgés entre dix-sept et trente ans, ils passent leurs journées à mendier, à discuter avec leurs compagnons dans la Les termes « famille de rue » sont issus du langage vernaculaire. Leur utilisation dans le cadre scientifique nous a paru judicieuse car le groupe de jeune investigué reprend la forme d’organisation et de fonctionnement familial (Pimor, 2012). 1 2 rue. C'est à cette époque, que je rencontre Nia mon informateur privilégié âgé de 28 ans qui m'ouvre deux ans après les portes de son squat. J’intègre grâce à l’aide de Nia un squat habité par une famille de rue : « La family » — nom et définition donnés par le groupe d’enquêtés— afin d’y répondre. L'observation dans ce squat, situé en périphérie d’une grande ville française, est trop intrusive pour être distanciée. Je m’implique et décide de les associer au travail de recherche afin de gagner leur confiance et d’atteindre le sens émique de leur trajectoire (Marcus, Clifford, 1986 ; Berger, Luckmann, 2008). Je deviens l'écrivain d'un épisode du squat qui tente de faire coexister deux formes de savoirs : celui des squatteurs et le mien, de type scientifique (Schwartz, 1993). Nous décidons aussi collégialement suite aux difficultés de définition, de dénomination évoquées, d'utiliser pour les désigner leurs propres mots. Ils sont alors zonards, traceurs. Nous discutons aussi de mes interprétations au fur et à mesure de leurs élaborations. L’observation me permet d'assister au passage d'acteurs d'une séquence à l'autre de la carrière zonarde, de prendre en compte les interactions in-groups et out-groups. 2. Le passé : des trajectoires pré-séquences à des déroulements de carrière zonarde différents a) De la socialisation à l’expérience sociale : un cadre d’analyse en tension L'analyse de chaque trajectoire individuelle nous autorise à penser que si des caractéristiques du passé des acteurs agissent indéniablement sur leur existence, ces données n'expliquent pourtant pas à elles seules l’engagement dans la vie de rue proprement zonarde. À partir d’une co-construction enquêtés / chercheur quatre types de trajectoires préparant l’inscription dans une carrière zonarde ont été identifiées: celle de Satellite, celle de Zonard intermittent, celle de Zonard Expert et celle de Traveller. En fonction de celles-ci les jeunes 3 restent ou gravissent les séquences de la carrière zonarde. Ces trajectoires sont des préséquences de l'inscription dans la carrière zonarde. Pour les bâtir, nous nous sommes appuyés sur l’appartenance sociale, le contenu des transmissions familiales, les expériences sociales (stigmatisation, rage, rapport au monde conforme ou conflictuel…), sur les trajectoires plus objectives des familles de ces jeunes (déclassement sociale, mobilités sociales ascendante, descendante), sur l’implantation géographique de l’habitation familial, les expériences scolaires, de travail, leur socialisation de pairs. En définitive, nous nous sommes basés sur deux concepts : celui de socialisation et celui d‘expériences sociale (F. Dubet, 1994). La socialisation, telle que nous l’attendons rejoint la vision de M. Darmon. Il s’agit d’un processus continu, implicite et explicite interactionnel, séquentiel, subjectif et objectif qui prend place dans des mondes pluriels (famille, école, pairs…) (Darmon, 2006). Il n’y a donc pas une socialisation mais diverses socialisations qui en en se superposant, en se contredisant, en s’accordant au fil du temps forment la réalité des individus et participent à leurs orientations de vie. Néanmoins ce concept de socialisation ne suffisait pas à rendre compte de la réalité infantile et adolescente pré-zonarde et des positionnements qui en découlés. Ainsi le recours à l’expérience sociale de F-Dubet (1994) a permis de prendre en compte les relations que l’individu tisse à ces socialisations. Ainsi, les individus qui s’inscrivent dans le parcours zonards experts, qui ont vécu des expériences familiales particulières (mauvais traitements, abandon, stigmatisation de la famille par l’extérieur), entretiennent avec leur socialisation familiale des relations paradoxales. Elles découlent des trois logiques : intégrative, stratégique et éthique que l’expérience sociale renferme. S’ils revendiquent selon la logique intégrative leur appartenance au milieu populaire et en défendent, en appliquent certaines normes et valeurs, ils refusent pour autant de suivre le chemin tracé par la socialisation familiale enjoignant de travailler en acceptant n’importe quelles conditions de travail. Cette posture née d’une logique éthique que le chômage des pères provoquent. A cette logique éthique s’ajoute 4 celle de la stratégie. Sachant qu’ils ne parviendront pas à se hisser socialement pour dépasser les conditions de domination vécue par leurs parents, la vie Zonarde leur apparaît comme une stratégie efficace pour y échapper. Les individus prennent ici en compte les conditions objectives qui selon eux ne peuvent être remises en cause et composent avec, tout en gardant le cap initialement fixé. Ce concept d’expérience sociale de F. Dubet (1994) permet ainsi de prendre en compte les logiques plus subjectives qui façonnent ces quatre catégories de parcours. Ce parti pris de tenir compte des dimensions objectives, subjectives, des postures individuelles face à leurs socialisations s’est tout bonnement imposé lors de l’analyse bien qu’il génère des tensions épistémologiques. b) Du satellite au zonards experts : des pré-trajectoires zonardes Comme énoncé, quatre types de trajectoires préparant l’inscription dans une carrière zonarde ont été repérées : celle de Satellite, celle de Zonard intermittent, celle de Zonard Expert et celle de Traveller. Les parents des jeunes suivant la première trajectoire, nommée trajectoire Satellite, occupent des emplois stables et sont propriétaires de leur logement implanté dans un environnement socialement mixte. La première bifurcation biographique des jeunes est reliée à la séparation du couple parental (Grossetti et al, 2010). Les tensions entre les parents tiraillent l’enfant qui reçoit deux types d'éducation : une conforme aux normes, initiée par la mère, et l'autre, plus déviante, dispensée par le père. Jusque là, élèves classiques, une crise se produit au collège. Ils développent des comportements déviants avec un groupe de pairs (alcoolisations, consommations de cannabis, de cigarette, absentéisme scolaire, comportements de provocation à l’école), n’investissent plus les apprentissages scolaires et se faisant se démarquent du programme parental (Cuin, 2011 ; Mazade, 2011). Entrant tout de même au 5 lycée, ils oscillent alors entre remobilisation scolaire, conformisme et pratiques déviantes tout en limitant l’impact social de celles-ci. Mina « j’me suis découvert en comptabilité, j’ai trop kiffé, j’étais gavé bonne. En comportement j’étais vraiment super bonne, tout c’qui est logique j’adore. ». Cette hésitation entre attitude conforme ou déviante traduit les effets de la socialisation contradictoire parentale et de leur séparation. Elle suit une logique stratégique et intégrative qui répondent aux deux inclinaisons parentales. Les jeunes voulant être loyaux à leurs deux parents vacillent d’un bord à l’autre. Ils ne parviennent pas à une illusion de cohérence de soi et bricolent alors un ajustement, une stratégie, en clivant temps d’école, où leur identité est celle d’un élève conforme, et temps de loisir, où elle relève de la déviance (Lahire, 2001 ; Dubet, 1994)). La seconde trajectoire, de Zonard intermittent, se caractérise par l’appartenance des jeunes à des familles qui ont connu une mobilité sociale ascendante. Les parents, issus du milieu populaire, se sont hissés socialement et ont adopté le modèle culturel de la classe moyenne. Les transmissions familiales, conformes aux normes légitimes et cohérentes, produisent chez ces jeunes un investissement scolaire efficient, des comportements adaptés à notre société et un désir de réussite sociale conforme aux normes légitimes. Toutefois, des accidents biographiques les touchant personnellement durant l'adolescence (viols, dépressions, maladies) produisent un désajustement. Les projets de vie ambitieux que nourrissent ces parents à l’égard de leurs enfants, sont remis en cause. En souffrance le jeune ne comprend ni les réactions parentales, ni celles de l’institution scolaire, proche pour lui du faux semblant et du rejet. Mumu : « Après je me suis scarifiée, mais après. Mais ma mère elle a mis six mois à s’en rendre compte, quoi. ». Durant la période du lycée, pour répondre à leurs fêlures, en suivant donc une logique stratégique, ces jeunes s’inscrivent alors dans des groupes de pairs déviants qui leur accordent un statut plus valorisé que celui octroyé par la famille. Ils arrêtent leur scolarité au lycée. La déviance ici vient répondre à une perception de désorganisation 6 personnelle et familiale, prend un sens oppositionnel vis-à-vis de leurs socialisations infantiles et constitue une quête identitaire qui compose avec les accidents de vie (Merton, 1997). Les acteurs qui suivent la troisième trajectoire, de Zonard Expert, appartiennent à des familles de milieux populaires voire précarisés qui vivent dans un environnement criminogène (taux important de délinquance, de chômage, ZUS). Élevés à la dure, suivant un modèle éducatif statutaire populaire, ces acteurs emmagasinent des inculcations peu conformes aux normes légitimes et favorables à l’inscription dans un groupe délinquant (Kellerhals et al, 1992 ; Willis, 2011). La précarité des emplois parentaux et leurs répercussions sur la famille conduisent les jeunes à se désillusionner précocement et à réfuter la croyance méritocratique en notre société. Yogui : « Mon père, il était prothésiste dentaire, tu vois. Il a demandé une augmentation à son patron. Deux semaines après, il recevait une lettre de licenciement économique. Donc, on s’est retrouvés plus ou moins à la rue. ». De plus, les expériences de stigmatisation s’enchaînent par l’intermédiaire de l’école, des services sociaux qui les étiquettent comme « familles à problèmes ». Entre absentéisme, comportements violents, les jeunes s’affilient au collège à un groupe d’élèves déviants et mettent précocement en échec leur scolarité. Cette affiliation constitue la première bifurcation biographique propice à la trajectoire zonarde. L’insertion professionnelle débute, mais les expériences professionnelles négatives rencontrées confortent leur rapport oppositionnel à la société et leurs expériences sociales antérieures (Dubet, 1994). Cette seconde bifurcation se traduit par une tension entraînant une rupture avec le champ de l’emploi et avec un idéal de vie conforme aux diktats sociaux (Grossetti et al, 2010). Se sentant toujours exploités, en impossibilité de réussir socialement, un ajustement doit se produire pour leur procurer un statut valorisant (Cohen, 1955). C’est à ce moment-là que les acteurs abandonnent toute velléité de projets conformes à notre société (Grossetti et al, 2010). Les jeunes côtoient ainsi plusieurs groupes déviants. Les 7 rôles et les statuts dépréciatifs occupés auparavant sont écartés pour tenter d’en créer de nouveaux grâce à l’affiliation à un groupe soutenant un cadre de référence répondant à leur problème d’ajustement (Cohen, 1955). La quatrième trajectoire, de Traveller, se différencie par l’inscription plus tardive des acteurs dans des pratiques et des groupes déviants. Le turning-point se situe ici lors de l’entrée sur le marché du travail ou durant les études supérieures. Les projets de vie sont conformes, les acteurs veulent accéder à un emploi épanouissant. Cependant, la conjoncture économique et professionnelle actuelle peu clémente les entrave. La dote culturelle et économique familiale insuffisamment en accord avec celle requise par l’école empêche ceux qui poursuivent leurs études supérieures de réussir. Entre dix-huit et vingt-trois ans, déçus par leurs expériences professionnelles, universitaires, conscients des inégalités à l’œuvre, ces jeunes bifurquent activement. Ce désajustement va alors produire un changement dans les buts à atteindre. La vision de leur avenir est reconsidérée totalement. Comme Becker (1985) le souligne, le vécu ou plus justement l’expérience sociale excluante infantile constitue la première pierre à l’édifice de la carrière déviante, qu’il soit analysé par les acteurs comme provenant de la famille ou comme inhérent à notre société inégalitaire (Dubet, 1994). 3. La carrière zonarde Néanmoins ces seules socialisations infantiles et adolescentes ne suffisent pas à expliquer l’inscription de ces jeunes dans la Zone. La rencontre avec l’univers zonard et l’engagement dans des pratiques, des modèles d’interprétations de la réalité jouent par ailleurs un rôle important dans la carrière zonarde qui se découpe en quatre étapes : 1. L’accroche 2. De l’intermittence 8 3. La confirmation 4. La sortie Cependant, les quatre trajectoires orientent les acteurs dans les séquences de carrière qu’ils atteignent, en les freinant ou en les encourageant à gravir les étapes. a) L'accroche : autonomisation et Free parties Tous les jeunes, du fait des difficultés évoquées précédemment, aspirent à trouver une place valorisante, une identité qui leur conviennent. L’élection d’une affiliation à la Zone remplit entre autre ces fonctions. La rencontre avec de teuffeurs4 qui fréquentent les Free Parties et la connaissance de la musique techno constitue la première séquence de la carrière zonarde. C’est par le biais des Free parties que les jeunes rencontrent la Zone. Trash : « J’ai commencé à rencontrer des teuffeurs, des potes, des grands. En fin de compte j’ai commencé à faire mes premières teufs, à découvrir ce que c’était des camions, voilà, les chiens, tout ça. Je kiffais trop, j’ai trop kiffé, quoi. ». La performativité de cette séquence d’accroche requiert l’apprentissage de connaissances dans trois secteurs : la Free party, la drogue et la socialité zonarde. Les acteurs apprennent l’histoire des techno travellers qu’ils relient à celle de la Spiral Tribe, un Sound-system réfugié en France suite à la répression du gouvernement Britannique. Benoît : « Tu sais qu’en France le mouvement comme ça c’est arrivé en 91, c’est arrivé d’Angleterre parce que les travellers se sont fait virer de chez eux là-bas. Et ça venait des Spiral Tribe qui étaient recherchés par Interpol et tout, pour euh … trafic de LSD, machin. Moi je me suis identifié à ça. ». La Spiral Tribe est érigée en mythe, symbolise la résistance et devient un modèle, si ce n’est d’identification au moins d’opposition, donnant un sens à leurs expériences sociales antérieures douloureuses. De plus, la forme de la Free party participe de l’intronisation des novices. En effet personne ne peut se rendre à ces fêtes si elle n’est pas cooptée par des 9 participants aguerris. Les acteurs se vivent alors comme les élus du milieu Free Party, se sentent valorisés, appartenir à un entre soi. La musique techno en dehors de sa fonction hédoniste est aussi un outil de socialité qui lie les participants autour d’une culture commune et de la pratique de la dance (Racine, 2002). Les participants se trouvent plongés hors du temps, dans une trance où ils font corps (Fontaine et Fontana, 1996 ; Vaudrin, 2004). Ils ingèrent alors diverses drogues sous la supervision de leurs ainées et s’intègrent ainsi davantage. La drogue revêt en effet une fonction de socialité et son usage permet que le nouvel adepte construise une réalité plus proche de celle des zonards. Yogui : « La drogue, elle apporte presque un 6ème sens, je dirais, quoi. Presque l’explo… , une nouvelle compréhension, une nouvelle vision de la chose hum… , une vision plus naturelle de c’qu’on est. ». La performativité de la séquence d’accroche ne requiert pas l’adhésion à l’idéologie zonarde mais simplement la pratique de la Free Party, la maîtrise des règles de consommation, d’achat ou de vente de drogues et des rites d’interactions proprement zonards. Les acteurs de la trajectoire Satellite s’arrêtent ainsi à cette étape de la carrière. La socialisation secondaire zonarde ne parvient pas à démanteler les socialisations primaires conformes qui plébiscitent la méritocratie et la réussite sociale par l’emploi. Leurs aspirations restent ainsi toujours inscrites dans un cadre socialement légitime. Par ailleurs, l’accès à cette séquence permet de répondre stratégiquement à leur double inscription déviante et conforme que la socialisation familiale induit, sans pour autant condamner les objectifs d’intégration sociale conforme. En revanche les autres individus appartenant aux trajectoires Zonard Intermittent, Expert et Travellers poursuivent. 10 b) L'intermittence dans la rue Les acteurs fréquentent maintenant de manière intensive un groupe de squatteurs, consomment de manière experte des drogues, en vendent pour certains, connaissent les règles de la Zone. Cependant, ils restent étrangers à certaines pratiques, valeurs et croyances. Leur socialisation secondaire zonarde est encore instable (Berger, Luckmann, 2008). L’entérinement de cette seconde séquence requiert l’installation en squat, condition que les Satellites refusent. Mumu : « En fait, à l’époque, moi […], j’suis allée chercher un demi de came à Sénac. En fait, là j’ai rencontré Sioux, elle me dit : « Écoute, si tu veux, tu peux rester et on peut s’prendre une chambre toutes les deux. ». Le passage en squat se fait suite à des tensions dans la famille naturelle, sur invitation d’amis squatteurs, répond stratégiquement à un défaut de logement autonome auquel ils aspirent et à des manques affectifs. Ils apprennent alors les règles, les normes qui régissent la vie en squat, se lient fortement aux membres du groupe. Ce lien intime favorise l’inculcation des valeurs zonardes. Les jeunes sous la coupe d’un "père de rue" 2 ou d’un petit ami, apprennent les techniques d’obtention d’argent (mendicité, vols, deals, aides sociales), de gestion d’un squat, de rationalisations. Grâce à ses relations, le nouveau membre de La Family a donc la sensation de savoir qui il est et de trouver enfin une place (Parazelli, 2009 ; Finkelstein, 2005). Durant cette phase, l’acteur approfondit et étend ses connaissances en matière de délinquance et découvre le mode de pensée anti-consommation, anarchiste primitiviste qui soutient une majorité des pratiques zonardes. L’inscription zonarde relève ici d’une logique encore plus éthique qu’à la première séquence. Il s’adonne par ailleurs à l’héroïne, en devient dépendant. Fonctionnant comme un rite d’initiation et d’institution, la prise d’héroïne assigne au nouvel adepte la qualité d’initié aux drogues, l’intègre aux zonards en devenir plus reconnus. Ce marquage dans le corps de l’appartenance zonarde, de sa loyauté à cette communauté, se « Père de rue » : expression indigène qui qualifie un pourvoyeur d’orientation, un zonard expérimenté qui aiguille le débutant (Berger, Luckmann, 2008). 2 11 poursuit par des tatouages, des piercings, des scarifications spécifiques à la Zone. Ces actions sur le corps répondent ainsi à une logique intégrative. Au même moment l’étiquetage de déviant qui s’effectue, avec l’adoption des pratiques de mendicité, de vie en squat et du recours aux aides sociales, produit « […] des conséquences importantes sur la participation ultérieure à la vie sociale et sur l’évolution de l’image de soi de l’individu. La conséquence principale est un changement dans l’identité de l’individu aux yeux des autres » (Becker, 1985, p. 55). L’étiquetage de "jeunes en errance" par les travailleurs socio-médicaux, et "de punks à chien" par les commerçants, les riverains s’élaborent principalement sur des critères visuels — vêtements ethniques, militaires, chiens… — sur le mode d’habiter — nomadisme, squat, camion, tente — sur la tenue corporelle, le langage et sur la pratique de la mendicité davantage que sur la réalité des comportements toxicomaniaques. Ils deviennent des stigmates qui empêchent les interactions ordinaires avec les normaux 5 (Goffman, 1975). Ainsi Poly qui ne consomme que rarement de l’héroïne est perçue par l’équipe d’éducateurs de rue qui l’accompagne, comme, une toxicomane. Le squat, le chien, l’apparence ont de par leur accumulation, une valeur symbolique générale qui conduit les out-groups à classer tout individu la possédant comme punk à chien. Ce classement est recherché stratégiquement par les jeunes qui ne se sentent pas appartenir aux membres normaux de la société. Cependant, ils prennent conscience trop tard du fardeau stigmatique qui s’adjoint à cette identité. Stigmatisés par leurs pratiques, rejetés par un certain nombre d’associations, les zonards s’orientent vers des structures spécialisées en addictologie (Trend, 2001). Au label SDF, s’ajoute alors celui de polytoxicomane, en rupture de liens familiaux, issu d’une lignée très précarisée, handicapé culturellement et identitairement. Les zonards s’éloignent de plus en plus des out-groups (Becker, 1985). 12 Afin que la mutation de socialisation réussisse et qu’elle devienne autre chose qu’une bifurcation transitoire, il faut que la socialisation zonarde prenne les traits d’une socialisation primaire et réponde efficacement aux besoins des acteurs (de reconnaissance, affectifs, idéologiques, de dépassement d’une domination). Pour y parvenir, ces acteurs doivent réaliser une conversion profonde conduisant à « l' alternation » (Berger, Luckmann, 2008). Pour ce faire, la socialisation zonarde se doit de déployer des techniques pédagogiques instruisant les nouveaux adeptes sur cette réalité et des techniques de conservation la maintenant. La base très affective entretenue dans La Family, l’intimité close entre membres, la fermeture partielle aux interactions amicales avec des out-groups, l’initiation méthodique aux croyances, aux valeurs, aux normes et aux pratiques, collaborent à l’efficacité des techniques pédagogiques et peuvent transformer la base de la socialisation primaire des acteurs, voire la remplacer par le cadre de référence zonard. La routine permet par les interactions nombreuses, affectives, confinées au groupe, par la vie communautaire dans un même lieu : le squat, de conserver cette nouvelle réalité de manière efficace (Berger, Luckmann, 2008). La compétition dans la définition de la réalité doit, pour être gagnante pour la Zone, décrédibiliser celle antérieure plus légitime socialement. Les discriminations des outsiders à La Family et les stigmatisations qu’ils subissent sont ainsi des facteurs propices à la délégitimation de la réalité des socialisations antérieures. Les zonards en devenir intronisent un zonard expert au rang d’autrui significatifs, qui se définissent comme les acteurs principaux de la construction de la vision du monde et de l’identité d’ego. Une puissante dépendance émotionnelle se crée vis-àvis de ces autrui significatifs. La réalité zonarde se construit, les événements du quotidien sont alors interprétées grâce à elle. S’ajoute à ces autrui significatifs un autre facteur : la vie en groupe. Ce groupe de squatteurs réaffirment au quotidien leur réalité zonarde grâce à une socialisation par frottements issue de la forme relativement fusionnelle de la vie en squat (Singly, 2000). L’affectivité qui se dégage des relations in-group permet par ailleurs de 13 répondre en partie aux demandes affectives recherchées. Toutefois, à cette étape, les Zonards intermittents n’arrivent pas à intégrer totalement la réalité zonarde. Les experts qui les guident ne sont pas hissés totalement au rang d’autrui significatifs, des doutes, liées aux stigmatisations, aux échanges avec des travailleurs sociaux, à leurs socialisations primaires, les animent quant aux bénéfices que la vie zonarde leur accorde. La Zone n’apporte en effet pas la réponse voulue à leur quête de reconnaissance sociale conforme dispensée par leurs socialisations primaires familiale et scolaire. Les socialisations primaires conformes s’affrontent avec celle plus déviante de la Zone et plongent l’acteur dans une situation d’oscillation relativement longue (plus de quatre ans). L’issue de cette lutte pour les zonards de la trajectoire intermittente se caractérise alors par un retour à la séquence ultérieure, par l’adoption d’une position plus extérieure à la Zone leur permettant d’obtenir une place dans la société conventionnelle et une place dans la Zone. Les socialisations primaires plus conformes pour ce groupes prennent le pas sur celle de la Zone. c) La confirmation, naissance de l'expertise Stagnant durant quelque temps avec un père de rue, l’acteur le quitte une fois les bases culturelles zonardes principales acquises. Cette phase correspond au préliminaire du rite d’institution zonard (Van Gennep, 2011). Il prend son envol en voyageant avec d’autres comparses, en s’installant dans un autre squat. Cette période d’instabilité géographique, d’habitat, l’amène à devoir se débrouiller et à s’éprouver. Il entre dans la phase liminaire du rite (Van Gennep, 2011). Les zonards en devenir, loin de "leur famille de rue d’origine", apprennent à travers l’utilisation des pratiques transmises (vols, mendicité, aides sociales, deal, bagarre) à endurcir leur résistance physique et psychologique sans le soutien de leur père de rue. Ce rite d’institution permet ainsi au nouveau zonard d’asseoir les inculcations reçues, de démontrer sa maturité, d’affirmer par son courage, la violence, sa légitimité à être considéré comme un homme adulte (Bourdieu, 1982). Il est maintenant devenu un « Zonard » 14 et entre dans la phase post-liminaire du rite. Le torse haut, bombé, la démarche nonchalante, le langage zonard et les joutes verbales, la consommation d’alcool dès le réveil, la connaissance de l'idéologie zonarde, les cicatrices guerrières, l’aisance et la fermeté dans l’éducation du chien sont autant de signes démontrant à autrui qu’il est maintenant un vrai zonard. La multiplication d’actes délictueux au cours des séquences d’intermittence et de confirmation entraîne un repérage et des condamnations judiciaires. Outre leurs intérêts matériels, hédonistes répondant à une logique stratégique, les activités déviantes permettent de signifié l’implication du jeune dans le mode de vie Zonard et sa conformité à cette réalité. Tous les hommes de La Family ont connu des sanctions judiciaires. Cet étiquetage social renforce évidemment l’identité zonarde, la logique d’intégration et le rejet de la société conventionnelle. Du fait du stigmate carcéral, le retour à la vie socialement conforme devient de plus en plus difficile. De plus, l’expérience traumatisante de la prison ne fait qu’alimenter leur rapport au monde oppositionnel. Cette étiquette sociale dénigrante d’ancien prisonnier est renversée dans la communauté zonarde qui accorde un statut plus valeureux à ceux qui ont fréquenté régulièrement la prison. C’est dans ce temps de la carrière que l’idéologie zonarde s’ancre réellement, que l’analyse de notre société se rapproche de celle des punks6 et verse vers le conspirationisme7. Néanmoins, elle se heurte à des croyances plus spirituelles relevant du développement personnel, du New-Age, de l’ésotérisme shamanique (Ruiz, 2005 ; Redfield, 2003 ; Castaneda, 2002). Les croyances conspirationnistes et spirituelles contribuent cependant toutes deux au maintien de leur réalité. Deux êtres au monde coexistent : l’un conflictuel, adopté au début de la confirmation, percevant l’injustice, la domination comme des éléments à combattre frontalement, l’autre apaisé apparaissant en fin de séquence, cherchant en soi et par les autres, à modifier le monde. L’évolution dans la séquence de confirmation, telle une maturation, implique des trajectoires antérieures de type Zonard 15 Expert ou Traveller pour que le passage par une posture oppositionnelle nécessaire à ce stade se fasse. Il leur incombe maintenant de défendre, de répandre l’idéologie zonarde. Une fois intronisé par le rite d’institution, les nouveaux zonards deviennent à leur tour des pourvoyeurs d’orientations, des autrui significatifs leur permettant d’accéder à un statut valorisé, longtemps recherché. Le passage à la séquence ultérieure se fait plus difficilement si les individus ont connu une trajectoire Zonard Expert. Même si les années jouent en faveur de l’arrêt de cette carrière déviante, les socialisations, les expériences sociales de ces zonards les ont inscrites de manière si intense dans l’opposition à la société et les ont si peu dotées en capitaux légitimes qu’une bifurcation vers à une vie normée, ou vers une existence de techno travelling 3 est subjectivement et objectivement difficile. C’est à ce moment là que des suicides, des overdoses, des décompensations psychiques voient le jour car les acteurs sont pris entre le désir de sortir de cette voie qu’il ne leur convient plus et la conscience des efforts à fournir, des impossibilités posées. Pour parvenir à bifurquer, des expériences sociales, des accidents biographiques doivent démanteler une partie de la réalité zonarde. d) Filiation et sorties de la rue Après plus de cinq années passées dans le rôle de Zonard Expert, certains acteurs s’engagent dans une nouvelle séquence. Celle-ci aboutit à quatre orientations possibles : le suicide, l’errance institutionnelle, la clochardisation, le retour à la norme ou l’adhésion à la vie de techno traveller. Certains, respectant si intensément une logique éthique, décident de quitter notre monde. Impossible pour eux de passer à autre chose. Impossible par ailleurs de rester dans cette vie de zonard expert. Ils s’épuisent, sentent que la domination sociale, les déterminismes de leurs socialisations primaires contre lesquels ils luttent les rattrapent. Déqualifiés socialement ils 3 Techno travelling : vie nomade en camion au rythme des emplois saisonniers et des fêtes techno Free Parties. 16 étaient eux et leur famille biologique ; disqualifiés ils restent même sans elle. Le retournement stigmatique n’ayant pas vraiment pris, la logique stratégique s’avère inefficace et aucune autre n’apparaît. Ils s’aperçoivent que leur émancipation n’est peut-être pas aussi réelle qu’ils se l’imaginaient, que le quotidien zonard prétendument libre constitue un enchainement, une impasse sur le long terme. Les projections de vie atteignables : emploi précaire, du moins non valorisé, habitat social situé dans un quartier défavorisé, leur sont insupportables dans la mesure ou leur acceptation renverrait à celle de la domination. Quelques-uns développent, du fait des conditions de vie et de leur passé, des maladies mentales. Ils sont internés dans des hôpitaux psychiatriques. Viking, un jeune homme de vingt-cinq ans atteint de schizophrénie depuis peu, vivant en squat depuis cinq ans, passe aujourd’hui quelques mois en institutions psychiatriques, en prison, en postcures. Le concept d’errance, ici, aurait tout son sens et permettrait de décrire ce vagabondage institutionnel. Psylo, âgé de 35 ans, habitant du squat au début de l’enquête, s’est quant à lui clochardisé. Le passage du zonard au clochard engage l’abandon d’une quête aussi bien personnelle que politique, l’éviction de toutes logiques éthique et intégrative (Dubet, 1994). L’individu est ici pris dans une logique de renoncement où sa stratégie consiste soit à survivre en faisant appelle à un cadre institutionnel, soit, quitte à en devenir fou, à refuser toute négociation avec le monde conventionnel et ses socialisations primaires plus conformes, sans pour autant défendre la socialisation zonarde. L’acteur ne semble plus tenu par une quelconque socialisation. Ces actions répondent uniquement à des besoins primaires (manger et boire). Certains se redirigent vers une vie conventionnelle. Nia, atteint d’une cirrhose, décide sous la pression de ses amis de La Family et des éducateurs de rue, de faire une cure de sevrage. Renonçant à son éthique première, il préfère privilégier la stratégie du soin pour survivre. Au cours de celle-ci, il décide d’assumer son homosexualité. La réalité zonarde se fissure du fait des crises provoquées par son accompagnement médico-social qui fait émergé chez lui une 17 nouvelle réalité (Berger, Luckmann, 2008). Les socialisations zonardes et primaires alors s’entrechoquent. Les socialisations primaires reviennent sur le devant de la scène (Berger, Luckmann, 2008). La valeur travail défendu par son grand-père, inculquée lors du travail au champ durant toute son enfance, est réinvestie. Les inculcations de propriété, de capitalisation, du fait de l’âge et des expériences, se manifestent. Il faut garantir son futur. Si des autrui significatifs de la socialisation familiale « mystifiés » défendent des projections de vie conformes, un gestion existentielle au long terme, les jeunes sont alors plus susceptibles de modifier leur quotidien, de quitter le présentisme zonard . Pour conforter cette réorientation de vie, une rupture des formes de maintien de la réalité zonarde devient indispensable, d’autant plus que la forme de la socialisation zonarde de type alternation familiale a imprimé fortement les acteurs. Il faut quitter le squat. Nia loue alors un appartement. Ses projets évoluent : plus de camion, de communauté, comme évoqué dans les entretiens antérieurs, Nia veut un travail, vivre dans un appartement avec son compagnon. Il vise la reconquête d’une fierté familiale perdue. L’orientation traveller, elle, caractérise l’aboutissement de la carrière zonarde idéalisée mais requière une rupture avec un rapport au monde trop oppositionnel. Magnifié par tous les autres zonards, le traveller se situe pourtant sur la frontière extérieure à la Zone puisqu’il s’affranchit de certaines pratiques délinquantes et s’autonomise de la Zone. Ses idées se pacifient, le travail reprend une place mais son engagement dans une pensée alternative est toujours vivace. La décision et le degré de réussite de cette séquence impliquent d’être psychologiquement aptes à assumer une vie en camion, d’avoir acquis l’argent, le permis de conduire et les connaissances nécessaires à l’achat et l’entretien d’un véhicule. Les travellers jouissent souvent de capitaux plus élevés que ceux restés à la séquence ultérieure. La trajectoire biographique pré-zonarde influence la réussite du passage au mode de vie Traveller. Les expériences sociales trop stigmatisantes de la trajectoire Zonard Expert, le 18 sentiment très fort de domination sociale empêchent une grande majorité de acteurs inscris dans ce parcours d’atteindre cette séquence. Trop révoltés, ils restent inscrits dans une gestion trop présentiste de leur quotidien — par ailleurs liée à leur socialisation de classe—ce qui entrave l’acquisition d’un camion et l’occupation d’emplois saisonniers, indispensables à la vie de Traveller. En effet, le passage à la séquence Traveller implique de pouvoir mobiliser des transmissions politiques issues de la socialisation familiale. Les parents des Travellers ne se sont jamais définis par leur emploi contrairement à ceux des Zonards Experts très réceptifs au classement social. Cette distance entre l’identité individuelle et celle liée au travail permet ainsi aux jeunes accédant à la séquence de traveller d’accepter le travail saisonnier et de le choisir stratégiquement. Il répond bien entendu aux besoins matériels mais octroie une liberté, n’entre pas en conflit avec la vie nomade en camion. Quand la trajectoire n’est pas linéaire Nous avons tenté de démontrer que l’étude des trajectoires zonardes ne peut s’effectuer en investiguant sous le seul sceau d’une socialisation passive les passés des acteurs. L’individu ne peut plus être étudié comme un simple membre d’une société unifiée. La post-modernité a en effet produit un acteur plus conscient de lui-même pris dans trois logiques : d’intégration, de stratégies et de subjectivation (Dubet, 1994). En appliquant le modèle de F. Dubet de l’expérience sociale 8 aux trajectoires des jeunes squatteurs de La Family, nous avons pu comprendre que quatre types de cheminements passés favorisent l’élection de la vie zonarde de manière plus ou moins engagée. Certaines trajectoires biographiques conduisent à une implication totale dans la vie déviante zonarde, d’autres, au contraire, restreignent les opportunités de passage à des séquences de carrière plus impliquées. Ainsi le passé des acteurs détermine en partie les orientations déviantes en jouant sur le degré d’intensité de l’engagement déviant. A cela s’ajoute aussi le caractère rationnel et éthique des acteurs, qui, 19 par calcul et convictions, décident à un moment de s’orienter de façon plus ou moins engager dans la culture zonarde. À ce moment là une bifurcation biographique s’organise. Elle prend sa source dans les conditions objectives passées, dans la subjectivation, le calcul stratégique que les jeunes effectuent. Cette bifurcation par ailleurs tient à la rencontre avec des teuffeurs et à la fréquentation de Free parties qui offrent un nouvel univers à des jeunes en quête d’autre chose (Grossetti et al, 2010). Il faut ainsi tenir compte de la carrière zonarde et des interactions qui s’organisent dans leur présent (Becker, 1985). L’engagement massif dans la Zone requiert des apprentissages, une implication subjective et affective évidente et des passages rituels. Par les interactions in-groups empreintes d’une forte charge affective, par la forme familiale même du groupe, une socialisation conversion se met en place. Elle est par la suite entretenue par des interactions dénigrantes de type étiquetage venant des out-groups qui poussent les jeunes à réaffirmer par un retournement stigmatique leur identité zonarde et rendent donc plus déviant leur mode de vie. Néanmoins, l’âge avançant, des fins de carrières zonardes se dessinent allant de la réintégration à la société légitime à la poursuite d’une vie marginale de traveller et c’est à ce moment là que les trajectoires passées manifestent leur pouvoir en limitant le champ des possibles. L’association des théories de la socialisation et de la carrière nous paraît intéressante dans l’analyse des itinéraires biographiques zonards. Elle permet de dépasser les approches trop déterministes tout en tenant compte des empreintes laissées par les instances de socialisations et donc et de ne pas non plus s’enfermer dans une seule analyse du présent qui laisserait entendre que tous les individus sont susceptibles du fait de rencontres avec des pairs de verser dans la déviance zonarde. Néanmoins, épistémologiquement en tension, cette conjugaison théorique mérite bien évidemment de nouvelle investigation pour affiner la façon dont les logiques synchronique et diachronique, intégrative, interactionnelle et éthique s’enchevêtrent. 20 Bibliographie ASTIER, Isabelle. 2010. Sociologie du social et de l'intervention sociale : Domaines et approches. Paris, Armand Colin. BECKER, Howard. Saul. (1985). Outsider. Paris, Métailié. BERGER, Peter et Thomas LUCKMANN. 2008. La construction sociale de la réalité. Lassai-leschateaux, Armand colin BOURDIEU, Pierre. 1982. Les rites comme actes d'institution . 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Edinburgh, San francisco : Scotland and AK Press . 7 Voir Kreis, E. (2009). La puissance de l’ombres : la théorie du complot dans les textes. Paris: CNRS. 8 L’expérience sociale est définie par F. Dubet (1994) comme la "transcription", au niveau de l'acteur, des logiques du système social : intégration, stratégique et subjectivation. 3 22