ECOUTE-TOI MOURIR EN SECRET

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ECOUTE-TOI MOURIR EN SECRET
ECOUTE-TOI MOURIR EN SECRET
– mohamed rouabhi –
Au début des temps, il n’y avait pas de différence entre les
hommes et les animaux. Toutes ces créatures vivaient sur
terre, dans les mers ou dans les airs. Un homme pouvait se
transformer en un animal s’il le désirait et un animal pouvait
devenir un être humain. Il suffisait de le vouloir et nulle
chose n’était impossible à celui qui exprimait son désir car
tous parlaient la même langue.
En ce temps-là, les mots étaient magie et l’esprit possédait
des pouvoirs mystérieux. Un mot prononcé au hasard
pouvait avoir d’étranges conséquences. Il devenait
brusquement vivant et les désirs se réalisaient. Il suffisait
pour cela de les exprimer.
On ne peut pas donner d’explications à ces choses car les
mots contiennent un secret, et ce secret, personne encore
n’a pu le pénétrer.
Au début de notre monde, Il y avait des paysages comme aujourd’hui et
nous habitions l’un de ces paysages. Il y avait une montagne mais notre
montagne n’avait pas de nom. Les hommes qui passèrent par là dans le
temps passé, les hommes qui passèrent au pied de cette montagne dans le
temps passé, avaient oublié de lui inventer un nom.
Nous avons sans doute perdu son nom véritable au fil du temps passé ou bien
alors l’on avait jugé bon de ne pas la nommer du tout une seconde fois car
nous avions aussi une croyance qui disait que tout ce qui porte un nom qui
n’est pas le sien inspire la peur et la crainte. Le nom devient terreur pour celui
qui le prononce, épouvante pour celui qui l’entend.
Il prend vie sous l’apparence d’un démon et détruit tout autour de lui avant
de s’évanouir.
Nos arbres étaient innombrables. Ils poussaient selon un rite mystérieux
inconnu des hommes et bien connu de la nature. Aucun homme bienveillant
ne peut affirmer avec certitude combien d’arbres vivaient dans cette forêt.
On ne peut pas savoir non plus les noms de ces arbres car nul ne sait qui ils
sont : si c’est une légende qui les a rendu vivant ou s’ils sont parmi nous,
depuis des millénaires.
Le temps pour nous marche à côté de nous. Il s’arrête quand nous nous
arrêtons. Il se rafraîchit quand nous faisons une halte près de la rivière et il
devient feu et sang sous la colère et la tristesse quand nous célébrons nos
morts.
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Le temps pour nous marche devant nous quand nos mains ne sentent plus la
chaleur de nos chevaux, quand nos narines ne perçoivent plus le parfum de
nos femmes, quand nos yeux ne distinguent plus le lointain du néant, l’ambre
de la noirceur des cendres. Alors le temps marche devant nous, en effleurant
la cime des montagnes.
Vous n’avez compris que peu de chose à l’amour. Notre existence n’est
visible que par les yeux de celui qui donne matière à l’amour et si vous
accomplissez les gestes de l’amour, alors votre vie devient pierre et si vous
prononcez les mots de cet amour, votre esprit devient air et vous respirez et
vous ne deviendrez pas un fantôme car les fantômes sont les esprits délaissés
par le cœur des hommes qui abandonnent celui qui n’a eu que dédain et
dureté face à ceux qui comme lui sont des humains.
Notre histoire ne s’est accomplie que parce que nous voulions qu’elle
devienne une chose vivante et notre histoire vivante n’appartient qu’à ceux
qu’elle traverse de part en part, comme nos flèches le firent dans le temps
passé, quand nos guerriers terrassèrent les ours dans les montagnes, les bisons
dans les plaines.
Notre histoire nous traverse de part en part car elle entre par notre esprit et
s’échappe avec un cri d’oiseau à travers une faille qu’elle creuse dans notre
cœur et notre cœur, lui, s’éveille chaque matin et frappe à son tour notre
poitrine pour poursuivre son chemin hors de notre corps, quand notre corps
réclame lui aussi sa part d’histoire.
Notre montagne, nos arbres, nos corps et notre temps, se sont perdus dans le
vacarme et le feu de vos guerres. Nous aurions aimé vous parler de nous et
de nos flèches, vous montrer nos cheveux et les mains rouges de nos femmes.
Nous aurions aimé voir vos visages dans la clarté de la lune, parmi les nôtres,
au cœur de nos histoires ou dans l’eau de nos rivières et de nos lacs.
Mais vous n’avez pas pris le temps
Et du secret, vous n’en avez extrait
Que l’écume.
Et je suis devenu sang
Et je suis devenu feu.
Je suis le feu.
Je suis le feu maintenant.
Je rampe désormais au cœur de votre terre.
Je suis le miracle dans le ciel.
Je suis le feu et votre monde est ma pâture.
Je peux tout prendre en une nuit et même la nuit je peux la prendre
l’éclairer
et en faire le jour
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Et même le jour je peux le prendre et tout brûler et l’obscurcir
et en faire la nuit et le rendre impropre à toute vie pendant des siècles.
Je suis le feu et tu ne me vois pas
et je te brûle
Et tu as mal
Et tu ne vois toujours pas mon visage quand tu regardes ta douleur en face
Et tes yeux finissent aussi dans la bouche des flammes invisibles et secrètes.
Je suis le feu et j’ai brûlé votre race toute entière pendant dix mille ans
Et votre race toute entière est devenue poudre
Et a séché la mer.
Je suis le feu et des tréfonds de l’univers, je disperse le temps et la lumière
Et les débris de vos vies s’accumulent à l’horizon
Et vous ne comprenez toujours pas pourquoi je suis loin de vous.
Et je suis devenu le feu.
Et je suis devenu le sang
Je suis le sang.
Je suis le sang maintenant qui coule dans le ventre de ta mère.
Je suis le sang qui tapisse le fond de ta gorge
Et qui t’empêche de parler
Qui t’empêche de parler la langue du pays des Indiens Kiowas.
Je suis le sang piétiné dans la fuite par le sabot de ce cheval blessé.
Je suis le sang qui s’écaille et qui tombe par petites tuiles
Et qui peint sur le sol des morceaux de vies séchées.
Je suis le sang qui n’a pas encore vu le jour.
Je suis le sang dans ta main qui écrit mon nom et le tien.
Je suis le sang dans ces lèvres qui te font aimer
Et qui parlent secrètement à ton sang
Et nos deux sangs se confondent dans une même nuit.
Je suis ton sang quelque part dans un bocal
Et qui attend de se mêler à la vie de quelqu’un d’autre qui deviendra ce
frère que tu ne verras jamais.
Je suis le sang sur le couteau de cet homme
Et je vois soudain ma vie s’écouler entre tes doigts
Ma vie.
Quelle vie.
Quelle vie pour nous ?
Qu’avons-nous fait de notre terre ?
Nous ne savons rien, rien de notre terre.
Nous ne savons rien de ce que nous brûlons de notre terre.
Je me suis fatigué à marcher sur vos traces.
J’ai laissé derrière moi mes colères et mes couteaux, j’ai frotté mes mains à
ceux de vos semblables et j’ai égaré dans la haine des vents ceux de mes
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amis qui étaient mes frères, des frères que les nuages ont abandonnés dans
une pluie de cendres.
J’ai mangé à la table des morts. Vous ne m’avez pas vu marcher près de
vous et vos mots m’ont blessé et je me suis perdu en suivant vos pas dans la
boue.
Où êtes-vous ?
Qu’êtes-vous devenus à force d’avoir oublié de vous aimer vous-même ?
Sur quelle montagne vous êtes-vous assis
pour tenir votre fin au fil de vos yeux ?
Je ne vais pas m’allonger, ombre du ciel sur les traces de vos défaites,
Je prierai pour ton âme.
Car bientôt tu ne seras plus :
Ecoute,
Ecoute-toi
Mourir en secret.
Drancy – juin 2006
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