air guitar pedalo

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air guitar pedalo
Les bienheureux inventeurs du Air Guitar Pédalo
A l'époque, fin 70-début 80, j'étais photographe sur la scène internationale punk-rock et
Antonioni m'avait contacté pour la photo de plateau d'un clip des Cramps, Surfin' bird, qu'il
tournerait au Heartbreak de Sète (cette salle lui rappelait le tournage de Blow up, à Michelangelo).
C'était vers le mois de janvier 81 si je me souviens bien. Il avait fait embaucher une centaine de
figurants dont Fabrice et Michel, alias Fafoul et Mich-mich', qu'on disait inséparables et dont je
devins un ami proche.
Michel-celui qui bascule en arrière, à droite sur mon cliché-, il jouait dans l'orchestre symphonique
de Lausanne; le plus jeune spécialiste au monde de trompette naturelle, sans pistons. Plutôt
rétrograde comme type, il détestait le rock, n'écoutait que du Malher et vouait un culte absolu à Jean
Yanne. Le jeans et le T-shirt aux deux Flying V croisées, fournis par Jenny la costumière au sourire
enjoleur, le transformèrent et il joua le jeu mieux que personne. Fabrice, le blondinet à lunettes alors
soudeur à Balaruc, écoutait les Stray Cats, Dead Kennedys et Bijou en boucle quand je les ai
connus; il prit pas mal son pied sur le clip des Cramps. En 77, il avait été champion d'Europe de
pétarou à bandana mais ça c'est une autre histoire...On s'était sacrément marré en les shootant dans
la séquence où ils devaient balancer des chaises du parterre vers la scène sous les jets de Kro et les
bouteilles volantes...
Le lendemain soir du tournage, encore pris dans les brumes pourpres de la grosse soirée chez
Maryse et Lulu qui avait suivi, Michel proposa cash à Fabrice de faire le tour de la Méditérranée en
pédalo-tandem. Fafoul, qui avait l'habitude de pirouettes verbales bien décalées, lui répondit en se
grattant le flanc:
«-Tu sais Mich-mich', la puce...eh ben la puce, elle rend le chien guitariste...» et puis, sans rire :
«-Bon, OK pour le pédalo mec, tope-la!».
*
Six mois plus tard, alors que les deux copains croisaient au tempo de Built for speed des
Cats au large d'Ithaque, une île antique au nord-ouest de la Grèce, Fafoul brisa ainsi une longue
plage de silence :
«-Hé, Mich-mich'?.. Bali et Balo sont sur un pédalo. Bali tombe à l'eau. Qui a les ch'veux les plus
courts?»
Le fana de Malher, à la énième blagouze douteuse de son copédaleur, soupira de lassitude en
basculant brusquement la tête en arrière. Le hic, c'est que le siège, pas costaud, fit un grand CRAC
et Mich-mich', qui ne savait pas nager, se retrouva à la flotte illico. Fafoul plongea direct, laissant le
pédalo-tandem dériver, et rattrapa son poto in extremis avant qu'il coule à jamais. Rétabli par l'effort
titanesque de Fafoul sur le bord du rafiot à pédales, Mich-mich', qui dégurgitait des trombes d'eau
salée, le souffle court, arriva à articuler :
«-Rôôôh nom de dieu, c'que j'ai faim!» puis Fafoul, bien essouflé mais comme subitement pris de
transe, se mit à gueuler pour réponse :
«-MIRACLE! MIAM MIAM! »
C'était pas une blague cette fois, ni un mirage : il montrait du doigt une partie du pont de je ne sais
quel vaisseau-fantôme échoué qui dérivait tout près comme un radeau de la Méduse déserté et sur
lequel on distinguait une bouteille d'ouzo et une demi-pizza au gouda. Pendant que Fafoul' pédalait
comme un dératé pour récupérer les victuailles, Mich-mich' ravivé, assis sur la coque bombée de la
roue à eau et faisant bien gaffe de pas glisser, reprit sans prévenir sa position de rockeur à bascule
du tournage des Cramps, tout en miaulant Fever à tue-tête. Fafoul', après une bonne rasade d'ouzo,
tendit la bouteille à son pote en lui disant, la bouche pleine de pizza au gouda :
«Putain mec, tu sais qu'ça m'donne une idée, ton truc de guitare invisible?!»
*
Et c'est ainsi, mes amis, que naquit au large de l'île d'Ithaque, par un de ces longs jours
d'août sous l'azur grec dégagé, le concept de Air Guitar Pédalo, popularisé plus tard en Air Guitar
tout court. Fafoul' et Mich-mich', au retour de leur Pédalo Tour 81, déposèrent le brevet à la Sacem
et au concours Lépine, qu'ils remportèrent haut la main. Il fallut attendre la génération des postgrunges fatigués de porter leur Gibson pour peanuts pour que leur invention fasse des ptits et le tour
du monde. Ils vécurent alors une longue et heureuse retraite anticipée par un gros paquet de kopecks
et ne perdirent jamais leur passion pour le pédalo-tandem, pour le plus grand bonheur de tous les
photographes qui prirent ma suite.
Jean Doubibop (remerciement à Charles Caunant et Vincent M.)