Lionel-Edouard Martin - Vers la muette

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Lionel-Edouard Martin - Vers la muette
Vers la muette, Lionel-Edouard Martin – Editions Arléa
Article paru dans LE MAGAZINE DES LIVRES, n°25, juillet/août 2010
Les origines d’un homme
Par Marc Villemain
S’il est un écrivain dont on peut dire qu’il creuse son sillon,
dans l’acception la plus pleine du terme, c’est bien LionelEdouard Martin. Ce pourquoi je l’ai toujours plus ou moins
accointé à Richard Millet, André Blanchard, Pierre Michon et
quelques autres, tous écrivains parce que terriens, tous poètes
parce qu’hommes d’un sol qu’ils n’ont de cesse d’enraciner,
autant d’ailleurs pour l’enfouir toujours plus profond en eux
que pour l’exhausser et le régénérer ailleurs. Et quand bien
même il se sait, lui, ce gars du Poitou, et « définitivement »,
de ces « gens de vagues bastions, de mauvaises barcasses et
de chèvres lentes » ; et quand bien même cette « vieille terre,
maculée de grisaille, ne vous tend d’autres perchoirs que les
canons sciés de ses branchages. »
Lionel-Edouard Martin est de ces écrivains qui n’ont jamais
eu besoin d’une histoire pour écrire. Et quant à savoir ce
qu’ils pensent de ce moderne roman où le lecteur est tenu en otage parfois autant qu’en
haleine, ma foi, je n’y mettrais pas ma main à couper. Il ne s’agit pas en effet de créer un
nouveau monde, mais de perpétuellement apprendre à habiter l’ancien, celui d’où l’on vient,
où nos premiers pas ont moulé leurs empreintes, et qui meurt bien sûr, qui meurt comme ceux
de là-bas, de Montmorillon ou d’ailleurs – « quand il faut bien, porteur de tant d’années,
qu’on trébuche et s’affaisse sous leur poids, ou à l’improviste, au cours d’une conversation
devant quelque boutique ou dans son verger, levant le bras pour une poignée de cerises. »
L’histoire n’est jamais dans le vaste monde, mais nichée en soi. Le traverser, ce monde,
comme a pu ou peut le faire Lionel-Edouard Martin, ne nourrit guère son horizon d’écrivain
qu’à l’extrême marge de son dessein, tout au plus lui permet de varier un peu le décor. Et s’il
part, il y a moins d’objets usuels dans ses valises que de lui-même, moins de guides
touristiques que de traités des origines.
Le miracle, c’est qu’on ne trouvera jamais chez lui la moindre complaisance ruraliste, jamais
le moindre éloge d’une terre sans vices ni mensonges. La terre chérie trouve toujours chez lui
sa sublimation dans un humanisme renaissant, et c’est cet humanisme peut-être qui le rend si
curieux de ce qu’il n’est pas ou ne peut être : urbain, moderne, cosmopolite. Et pourtant. S’il
sait mieux que quiconque redonner souffle, vie et allant à ce que la langue française a de plus
désirable et de plus immémorial, on le voit ici se connecter à l’univers, manœuvrer
l’ordinateur et tripoter les sms avec une évidence qui n’est sans doute que le pendant de sa
profonde indifférence au support. Car tout n’est jamais question que de langue et de langage,
de chair et de matière. Aussi, s’il dresse ici une scène pittoresque, enjouée, souvent
drolatique, mais parfois grave, si nous n’avons aucun mal à l’imaginer, là-bas, sur ces terres
haïtiennes auxquelles il a rendu tout récemment le plus beau des hommages (Le Tremblement
– Haïti 12 janvier 2010, également chez Arléa), c’est au fond et toujours de cette « bonne
chair francophone » qu’on se délecte. De lui, c’est en tout cas ce que je retiens toujours. Plus
encore peut-être dans ce livre-ci, son « histoire », pour le coup, m’ayant peut-être un peu
moins séduit, et peu importe, j’y reviens, quand, de toute façon, tout n’est jamais qu’un
prétexte supplémentaire à dire l’impérieux du langage et à lui clamer son amour. J’aime chez
Martin cet incessant et souverain retour aux dernières choses de la vie, ou aux premières peutêtre, allez savoir, à sa vieille tante Guite par exemple, grâce à laquelle, dans « cette église
Notre-Dame où, avec d’autres choristes, elle piaillait la messe à la tribune », il s’imprégna de
« ce grégorien qui, sur les partitions grumeleuses de neumes, étirait les mots comme de la
pâte à tarte », communiant avec ces vieilles qui « ressortaient de la messe soûles comme des
grives de ces paroles qui leur prenaient le sang, leur tambourinaient dans les mâchoires et
tout le corps, transformant leur vieille chair en de longues phrases psalmodiées. » Cette
pauvre tante, oui, « pauvre diable, sans doute, la petite retraite, sans flambeaux ni pétards. Et
bête, la vieille chatte pour laquelle on se prive, achetant des boîtes, cuisant pour elle chaque
vendredi que Dieu fait le chinchard qu’on désarête, tandis qu’on mange soi-même une
sardine fraîche avec des haricots. » Alors il peut bien, après, nous rapporter ses aventures en
Haïti, avec les tordants Jean-Bernard et Lucian, il peut bien nous faire nous esclaffer à la
verve de leurs dialogues charnus, spirituels et souvent vinifiés, il peut, même, nous rendre de
sa mère, qui chaque matin lui téléphone parce que « seule mon absence alors la touche », un
de ces portraits que seul un fils sans doute peut brosser, c’est à cela que l’on revient toujours,
et qui suffit amplement à le lire et à le faire lire : à l’obsession d’une langue qu’il écluse
comme d’autres les gargotes, tandis que nous prenons au passage une bien belle leçon de
style, et de vie.
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