LE THEME DE L`OPPOSITION DANS ANTIGONE DE Jean ANOUILH
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LE THEME DE L`OPPOSITION DANS ANTIGONE DE Jean ANOUILH
MINISTERE DE L’EDUCATION NATIONALE ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE Université de Toamasina Faculté des Lettres et Sciences Humaines Département d’Etudes Françaises LE THEME DE L’OPPOSITION DANS ANTIGONE DE Jean ANOUILH Mémoire pour l’obtention du diplôme de maîtrise Option : Littérature Présenté par : OUBEIDI-LAH Moussa Niveau D : ETUDES FRANÇAISES Sous la direction de : ANDRIAMAMPIANINA Hanitra Sylvia, Maître de Conférences à l’Université de Toliara 0 Année Universitaire : 2007-2008 MINISTERE DE L’EDUCATION NATIONALE ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE Université de Toamasina Faculté des Lettres et Sciences Humaines Département d’Etudes Françaises LE THEME DE L’OPPOSITION DANS ANTIGONE DE Jean ANOUILH Mémoire pour l’obtention du diplôme de maîtrise Option : Littérature Présenté par : OUBEIDI-LAH Moussa Niveau D : ETUDES FRANÇAISES Sous la direction de : ANDRIAMAMPIANINA Hanitra Sylvia, Maître de Conférences à l’Université de Toliara 1 Année Universitaire : 2007-2008 REMERCIEMENTS Nous remercions Dieu de nous avoir donné la force pour réaliser ce mémoire. Aucun travail ne s’accomplit dans la solitude, et nous sommes conscient du fait que celui-ci a vu le jour grâce au concours de plusieurs personnes qui nous sont très chères. Tout d’abord, Monsieur IMAGNAMBY Abriol, enseignant chercheur à l’Université de Toamasina, Directeur du Département d’Études françaises, qui a accepté de nous recevoir comme étudiant dans son Département. Qu’il trouve ici notre profonde gratitude. Nous exprimons aussi notre vive reconnaissance à Madame ANDRIAMAMPIANINA Hanitra Sylvia, Maître de Conférences à l’Université de Toliara, qui a non seulement accepté de diriger ce travail jusqu’à sa réalisation, mais nous a également assisté en temps voulu, tant au niveau de la documentation qu’au niveau moral. Ses conseils, ses remarques et ses encouragements nous ont beaucoup aidé pour la réalisation de ce travail. Nous exprimons ici notre gratitude à tous les professeurs du Département d’ Etudes françaises et ceux d’autres Départements qui nous ont transmis, sans réserve, leurs connaissances. Nos sincères remerciements vont également à l’endroits de Madame Zaïnaba Aboudou domiciliée à Toamasina, qui nous a apporté son soutien moral et financier pendant l’élaboration de ce mémoire. Nous témoignons nos sincères remerciements à nos parents, plus particulièrement à Madame Echata Mzé Ali, Ahmed Bacar, Moussa Soilihi. Ils nous ont soutenu moralement et matériellement partout où besoin était. Qu’ils trouvent ici l’expression de notre profonde reconnaissance. Nous ne pouvons passer sous silence la contribution énorme de nos frères, Salim Abdallah et Adinane Abdou Mzé pour la réalisation de ce mémoire de Maitrise. Nous leur sommes reconnaissants. Une autre contribution de même nature nous a été apportée par mademoiselle RASOARIVONJY Léonie. Qu’elle trouve ici notre profonde gratitude. 2 INTRODUCTION GENERALE La présente étude porte sur la littérature française, en particulier sur le genre dramatique qui occupe une place importante dans les littératures européennes. Bien que ce genre ait comme fonction primaire de divertir, le rôle majeur du théâtre est d’enseigner, d’éduquer et de transmettre une morale. Toutefois, cette morale doit se dégager d’elle-même du processus, sans qu’il soit nécessaire de l’expliciter. Nous sommes surtout intrigué et fasciné par le théâtre du fait que, même s’il peut être perçu comme désuet, cet art dramatique conserve un atout indéniable qui est celui de concrétiser sa théorie par la représentation sur scène. C’est-à-dire que les représentations procurent au théâtre une certaine vivacité et facilitent la compréhension du texte. De surcroit, c’est un genre littéraire conçu pour la transmission directe d’un message au public. Il émeut facilement le spectateur en le touchant directement. Nous intéressant ainsi au théâtre, notre choix s’est porté sur Jean Anouilh, un dramaturge français notoire du XXème siècle, né le 23 juin 1910 à Bordeaux et mort en 1987. Il est un des rares témoins des deux guerres et du monde contemporain. Il a étudié la vie précaire offerte à l’homme. Il est en contact permanent avec des problèmes philosophiques touchant l’homme, notamment la liberté, le bonheur, les relations entre individus, l’opposition entre les lois divines et celles des humains. Il ne se contente pas de relater des évènements ou d’enseigner des théories, mais il a également vécu conformément aux idées qu’il défend. Cela montre l’intérêt qu’il porte à la vie quotidienne et à la condition humaine. Cet auteur a écrit plusieurs œuvres marquantes dont Antigone. Cette dernière qui fait l’objet de notre étude, a été écrite en 1942 et sa première représentation eut lieu en 1944. Depuis, elle est devenue l’une des œuvres les plus significatives du théâtre contemporain. Antigone, tragédie moderne, puise ses origines dans l’antiquité grecque, s’inspirant du dernier épisode de la légende d’Œdipe, racontée par Sophocle en trois tragédies : Œdipe Roi, Œdipe à Colone et enfin Antigone. Cette œuvre relate l’histoire d’Œdipe abandonné sur le mont Cithéron après qu’un oracle a annoncé qu’il tuerait Laïos, son père et épouserait Jocaste, sa mère. Recueilli et élevé par Polybos, roi de Corinthe, Œdipe prend connaissance, une fois adulte, de la 3 prédiction, mais croit qu’elle concerne ses parents adoptifs. Il s’enfuit alors et, sur son chemin, se querelle avec un voyageur qu’il tue : c’était son père Laïos. Arrivé à Thèbes, il affronte le Sphinx, créature monstrueuse qui dévorait les voyageurs .incapables de résoudre ses énigmes. Œdipe seul réussit à répondre et délivre ainsi Thèbes du fléau qui pesait sur elle. En récompense, il reçoit le royaume et Jocaste pour épouse. C’est l’accomplissement de l’oracle. Quatre enfants naissent de cette union incestueuse: Étéocle et Polynice, Ismène et Antigone. Des années plus tard, la peste ravage Thèbes. Pour s’en défaire, Œdipe consulte l’oracle et apprend qu’il doit trouver l’assassin de Laïos. Une enquête minutieuse lui révèle qu’il est lui-même le coupable : il a assassiné son père et épousé sa mère. Bouleversés par cette révélation, Jocaste se pend et Œdipe se crève les yeux et part mendier sur les routes où il disparaît mystérieusement. Les deux fils de l’inceste, Etéocle et Polynice s’entretuent pour le pouvoir. Devenu roi, Créon, leur oncle, offre un bel enterrement à l’aîné et donne l’ordre de laisser pourrir au soleil le corps de Polynice qui a monté une armée contre sa patrie, interdisant ainsi à quiconque de l’ensevelir, sous peine de mort. Pourtant Antigone, par piété fraternelle, outrepasse cet ordre. Elle est condamnée à être enterrée vivante et se pend dans son tombeau. L’inspiration mythologique que l’on constate dans la lecture d’Antigone est une donnée fondamentale du théâtre français de la première moitié du XXème siècle, et en particulier de l’entre-deux guerres. Le recours au mythe ou à la légende est un retour à l’antique. Pour cette raison, la lecture des pièces d’Anouilh apporte un enrichissement culturel. Mélangeant actualité et mythe antique où la philosophie est encore savamment employée, ce dramaturge emprunte le théâtre de l’absurde pour mieux présenter le non-sens de la vie. Dans l’atmosphère d’inquiétude des années 30, où le monde plongeait de plus en plus dans la détresse et dans l’absurdité, le mythe désacralisé et réactualisé véhicule des interrogations brûlantes. Animé par la volonté de faire réfléchir le public sur la folie des hommes et l’absurdité des guerres, ce dramaturge a découvert dans les mythes un très riche fond à exploiter. Sans omettre le fait que tant qu’on est en vie, notre existence n’est jamais à l’abri des litiges. On se heurte à des obstacles et le malaise se fait toujours sentir. On n’est 4 jamais satisfait car notre raison d’être ne le permet pas. Telle est l’absurdité humaine. En lisant Antigone, on se sent immédiatement concerné, dans ce sens où on s’aperçoit combien la vie est éphémère. C’est comme si tout était déjà prescrit et qu’il n’y avait pas moyen d’y remédier. De surcroît, Antigone, l’héroïne de l’œuvre, semble être l’incarnation par excellence de la quête de la pureté, de l’honneur et du véritable bonheur. Cette quête la pousse à rejeter la vie et à rechercher la mort. Cela lui permet de se purifier, de s’offrir la liberté et de commencer enfin une nouvelle vie dépourvue d’impureté. Cette pièce peut être considérée comme une approche parfaite et concrète des problèmes sociaux à savoir l’abus du pouvoir, l’ambition, l’organisation sociale et les rites y afférents, la ténacité et l’entêtement de chaque individu. Elle est consacrée à la pureté, à l’idéal, au refus de tout ce qui ne relève pas de la bonté et du droit chemin. Cette œuvre où Anouilh révèle l’état stationnaire de la société, constitue une marque de la pensée et du désordre de la vie moderne. Elle reflète à la fois le talent d’Anouilh et les problèmes psychologiques et significatifs existants dans les conceptions des individus sur la vie. Nous avons jugé utile de l’analyser pour étudier le thème de l’opposition que l’on retrouve dans la philosophie de l’absurde. Pour mieux montrer l’anarchie et l’absurdité de la vie, ce dramaturge oppose les points de vue de ses personnages sur des thèmes comme le bonheur, le pouvoir, la pureté ou la justice. D’où l’intitulé de notre travail : « Le thème de l’opposition dans Antigone de Jean Anouilh ». Nous tentons de répondre à la problématique : comment expliquer l’opposition qui existe entre la loi divine et la loi humaine dans Antigone de Jean Anouilh ? Comme nous recherchons cette idée de l’opposition dans les conceptions philosophiques, dans la psychologie des personnages qui se manifeste dans la parole et les comportements, l’approche psychanalytique nous semble adapté pour atteindre nos objectifs. La psychanalyse, telle que l’a conçue Sigmund Freud, est une théorie qui présente un procédé de traitement médical sur des personnes atteintes de maladies nerveuses. On peut aussi appliquer la psychanalyse à la littérature. Jean Belleminnoël est l’un des théoriciens qui prônent la psychanalyse littéraire. Dans son ouvrage 5 intitulé Psychanalyse et Littérature1, il affirme : « la littérature et la psychanalyse lisent l’homme dans son vécu quotidien aussi bien que dans son destin historique. » Cette approche consiste à révéler la signification des actes inconscients. Ainsi, il nous permettra de comprendre tout ce qui est flou dans les actes d’Antigone. .L’affirmation de Jacques Lacan à propos de l’inconscient défend aussi l’idée de Bellemin-Noël : « l’inconscient est structuré comme un langage 2». La psychanalyse littéraire nous permettra de déterminer les significations cachées dans les actes et paroles d’Antigone et de ses interlocuteurs. Elle nous permettra également de trouver le sens et la logique de ce qui est absurde et incertain. Dans le souci de mener à bien notre analyse, la présente étude se propose de diviser le travail en trois parties. La première a comme titre « opposition entre devoir familial et ordre royal ». Nous allons y décrire l’opposition psychologique et physiologique qui existe entre Antigone et ses interlocuteurs. Cette partie mettra en exergue l’attachement de l’héroïne à la pureté. Ce rapport d’opposition entre les personnages nous permettra d’entrer dans une deuxième partie qui s’intitule : « opposition entre l’homme et la femme » Il conviendra dans cette deuxième partie de sortir au clair les rapports entre l’homme et la femme. Elle exposera au premier plan l’opposition qui existe entre les deux êtres et leurs apports dans la société. La troisième partie qui porte le titre « Adaptation de la pièce dans la vie contemporaine » établira la liaison entre la situation décrite dans la pièce et ce qui se passe dans le monde contemporain. Cette partie, qui sort du cadre du thème de l’opposition, répond à notre souci de comprendre la réactualisation du mythe d’Antigone en l’adaptant à la situation actuelle. Une situation qui reflète les mêmes atrocités que celles qu’ont vécues les générations précédentes, en dépit des années de lumière que l’humanité a connue. 1 Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et Littérature, Presses Universitaires de France, Paris, 1978, p.13. 2 Jacques Lacan, Court traité de philosophie, Nathan, Paris, 1974, P.54. 6 PREMIERE PARTIE : OPPOSITION ENTRE DEVOIR FAMILIAL ET ORDRE ROYAL 7 INTRODUCTION Le terme consanguinité révèle le lien défini par le sang qui unit des individus appartenant à une même famille. C’est en vertu de ce lien de consanguinité que notre héroïne s’oppose à la volonté du roi Créon pour .accomplir son devoir familial. Elle rendra les honneurs à son frère Polynice au mépris de l’interdiction du roi. Mais par ce même désir de vouloir enterrer son frère, Antigone sera toute entière sous le signe de l’ambiguïté et de la fatalité. Tout au long de sa pièce, Anouilh s’est plu à jouer avec les mots et avec l’idée même de vérité. Dans le duel entre le devoir familial qui symbolise la pureté et la justice, incarnée par Antigone et l’ordre royal représenté par Créon, on pourrait s’interroger sur le message qu’Anouilh veut transmettre, autrement dit sur la signification de ce dialogue dans l’œuvre. Aussi, traitons-nous dans cette première partie de l’« Opposition entre devoir familial et ordre royal ». De là, nous pensons pouvoir éclaircir " la double opposition physiologique et psychologique.qui s’établit entre Antigone, notre héroïne, et les autres personnages de la pièce, à travers les deux chapitres suivants : « Opposition des personnages », chapitre qui démontre les contrastes physiologiques et psychologiques des personnages de la pièce ; « La conservation de la pureté » qui observe, la lutte que mène Antigone pour rester juste et pure. 8 Chapitre I : OPPOSITION DES PERSONNAGES I-1. Des personnages antinomiques Apparemment, l’Antigone de Sophocle diffère de celui de Jean Anouilh tant dans la composition que dans la psychologie des personnages. Le dernier porte un regard neuf sur l’Antigone antique. Il actualise le mythe d’Antigone dans le XXème siècle pris dans les étaux des deux guerres mondiales. Il s’ensuit que les thèmes que Sophocle avait mis en exergue sont atténués et laissent la place à des thématiques peignant ce début de siècle décadent. A la politique, la morale collective et la quête de soi, Antigone, l’héroïne, est cependant à l’antipode des autres personnages. Elle s’oppose presque à tous les personnages. Le Prologue nous éclaire sur le caractère foncier d’Antigone, tournant le dos à son entourage : « seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi » (p.9). Cela dit, Antigone s’oppose aux personnages aussi bien dans les idéologies que dans la beauté. Les personnages essaieront de la sauver de son sort cruel : la mort. Elle ne l’entend pas de cette oreille, car c’est un drame « il n’y a plus rien à tenter » (p.58).La mort reste son unique lot. Dans son œuvre, Jean Anouilh décrit l’héroïne comme une révoltée au sens camusien du terme. Antigone ne se reconnait pas dans ce monde. Elle ressent l’absurdité dans sa nudité. Elle essaie de se défaire de cette attitude. Elle s’oppose alors à tous les personnages, à commencer par sa sœur Ismène. L’opposition des deux sœurs s’inscrit principalement sur trois volets : physique, philosophique et intellectuel. Tout d’abord, la beauté sépare sœurs. L’une les deux belle et élégante, et l’autre laide et renfermée. Le Prologue nous donne un aperçu de la beauté des deux filles d’Œdipe. Antigone, « la maigre jeune fille noiraude et renfermée » (p.9), le « moineau » (p.74). L’héroïne n’est pas belle, tandis que sa sœur Ismène est décrite comme une « blonde » et « belle ». Le Prologue dit : « Ismène est bien plus belle qu’Antigone » (p.10). Cette beauté de la première est associée à son gout vestimentaire. « Dans sa nouvelle robe » (p.10), elle était éblouissante et élégante, alors qu’Antigone s’habille d’une manière très simple. Son mode vestimentaire n’est cependant pas mentionné dans l’œuvre, mais 9 il laisse paraitre, vu son tempérament triste et pessimiste, qu’elle s’habillait modestement. Voilà pourquoi, pour paraitre belle à Hémon, elle empruntait le parfum, le maquillage, et la robe d’Ismène, afin que son fiancé ait envie d’elle. On peut dire que la beauté d’Ismène est très raffinée d’où son élégance, alors que Antigone est différente. C’est dans cette perspective qu’Ismène déclare que sa sœur est belle mais pas comme tout le monde. Elle dit : « Pas belle comme nous, mais autrement. Tu sais bien que c’est sur toi que se retournent les petits voyous dans la rue ; que c’est toi que les petites filles regardent passer, soudain muettes sans pouvoir te quitter des yeux jusqu’à ce que tu aies tourné le coin »(p.31). « Pas belle comme nous » veut dire qu’Antigone n’est pas aussi belle que les femmes de son rang. Cette différence fait de cette héroïne une fille du peuple. Voilà pourquoi « les petits voyous » et les « petites filles » sont stupéfaits quand ils la voient passer dans la rue. Elle leur ressemble tant dans son mode vestimentaire que dans sa beauté. Elle est authentique. Elle est la représentation du petit peuple. En ce sens, elle s’oppose au monde de la bourgeoisie. C’est pourquoi, étouffé et accablé par ce système social, Hémon, à la surprise générale, est allé demander la main d’Antigone, alors présentée comme son antipode. Le Prologue nous donne l’effet de ce geste en ces termes : « personne n’a jamais compris pourquoi » (p.10). Ensuite, la conception de la vie oppose les deux sœurs. Dans cette pièce, Ismène est peinte comme l’heureuse et joyeuse, celle qui prend la vie dans son pouls et en jouit. « Elle bavarde et rit » (p.9), elle est une vraie épicurienne, elle aime la danse et les jeux (p.10). Alors qu’Antigone est décrite comme un être sombre. « Elle pense qu’elle va être Antigone tout à l’heure » (p.9) désigne l’insouciance et l’insensibilité de cette héroïne à l’ égard de la vie. Elle pense à la mort. Cette opposition en ce qui concerne la conception de la vie et de la mort entre les deux sœurs se précise quand Ismène dit qu’elle ne veut pas mourir. Mais Antigone réplique qu’elle aimerait aussi vivre. Elle s’entête à ne rien entendre. Elle est prête à perdre la vie pour réaliser son projet, alors que sa sœur n’est pas du tout prête à faire ce dernier saut, car elle se dit plus pondérée. 10 En effet, l’opposition entre Ismène et Antigone est également visible à travers la façon de penser. L’une raisonneuse, alors que l’autre est entêtée et déterminée. Apparemment, ce dialogue des deux sœurs, Antigone s’obstine à exécuter son projet, alors que sa sœur essaie de la faire changer d’avis. Cette dernière se distingue de sa sœur par son tempérament raisonneur. Nous trouvons tout au long du débat une reprise des expressions illustrant son attitude, a savoir « j’ai bien pensé », « j’ai bien réfléchi », « je suis plus pondérée ». Ces locutions traduisent le caractère intelligent d’Ismène, tandis qu’Antigone se borne à refuser la main tendue de sa sœur. Autrement dit, elle ne veut rien entendre à part les idées ce qu’elle veut entendre. Des expressions comme « il y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir », « moi, je ne veux pas comprendre un peu » (p.25) expriment l’entêtement et le caractère déterminé d’Antigone. Elle dit d’ailleurs ceci: « Comprendre….vous n’avez que ce mot là dans la bouche, tous depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu’on ne peut pas toucher à l’eau, à la belle eau fuyante et froide parce que cela tâche les robes. Il fallait comprendre qu’on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu’on a aux mendiants qu’on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu’à ce qu’on tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours comprendre. Moi je ne veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille. (Elle achève doucement). Si je deviens vieille. Pas maintenant. » (p.27) Dans ce passage, on peut constater l’idée anticonformiste d’Antigone. Elle veut faire bouger les choses, l’idéal politique de Créon ne l’intéresse pas. Ici Anouilh se sert de son héroïne pour dénoncer le système politique de son époque. Il est question de la première et de la deuxième guerre mondiale qui se sont produites en l’espace de vingt ans. Il fallait prendre le contre-pied de cette « habitude ». Le conformisme d’Ismène s’oppose à l’anticonformisme d’Antigone. C’est une lutte entre deux univers : l’univers des adultes représenté par Ismène et celui de l’enfance incarné par Antigone. Cette dernière avec ses vingt ans, refuse de vivre dans l’univers des adultes. Elle sent l’impureté et l’injustice que dégage cet univers. C’est 11 pourquoi, pour montrer la nudité du monde des adultes, elle adopte un ton ironique : « comme tu as tout pensé ! »(p.28). A priori, penser est une réflexion, une prise de recul devant la réalité. Aux yeux d’Antigone, l’univers des adultes n’est pas conforme cette attitude. C’est pour cela qu’elle dit que cet univers est hypocrite et mensonger. Selon elle, il faudrait changer cela et elle ressent les vibrations de ce « nouveau monde ». On peut dire que cette attitude d’Antigone s’apparente à la perspective bergsonienne où la société close et conservatrice doit laisser la place à la société ouverte où chaque individu exprime le tréfonds de son être. Antigone présente ce nouveau monde comme un royaume. Elle dit : « Si, je sais ce que je dis, mais c’est vous qui ne m’entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d’un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre » (p.100) A travers ce passage, Antigone évoque la distance qui la sépare de Créon. L’expression « je vous parle de très loin » la situe dans un royaume où Créon ne peut pas accéder. Comme elle est jeune, son langage ne peut pas être compris par un vieillard sceptique. Ici les termes « rides »et « ventre »expriment une vieillesse fondée sur l’expérience d’un passé perçu péjorativement par Antigone. Et le mot « sagesse » perd sa valeur méliorative puisqu’il représente ici la politique séculaire de Créon, rebelle à toute innovation des mœurs. C’est une politique à la fois sceptique et autocratique. Ici, Jean Anouilh a voulu mettre à nu les exactions et la folie des hommes. Ces derniers sont, au regard de cet auteur, l’incarnation de la destruction et du déséquilibre de la nature. C’est pourquoi il donne à l’héroïne de son œuvre, Antigone, un caractère d’enfant ; elle symbolise la pureté et l’innocence. L’opposition d’Antigone aux personnages de l’œuvre se prolonge jusqu’à Hémon. En effet, Antigone s’oppose à Hémon. Le Prologue nous les décrit comme suit : il y a d’une part une Antigone solitaire, fermée et déterminée, tandis qu’Hémon est peint comme un hédoniste. Il aime la « danse » et les « jeux » (p.10). Il a la joie de vivre. Or, on constate que ces deux protagonistes vont s’aimer de telle sorte qu’ils boiront dans la même coupe le breuvage de la mort. D’après le Prologue, « personne n’a jamais compris » l’attirance d’Hémon pour Antigone. Ils sont fiancés. Hémon est le fils de Créon, le roi. Il menait une vie facile, heureuse et plate. Il devait 12 jouer le prince. C’est pourquoi on dit qu’il était l’égo de la sœur d’Antigone Ismène. Ils avaient les mêmes goûts pour la vie, et tout portait à croire qu’ils allaient se marier. Et pourtant, selon le Prologue, c’est la main d’Antigone, son antipode, qu’il choisit : « Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l’heureuse Ismène, c’est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé d’Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité aussi, car Ismène est bien plus belle qu’Antigone, et puis un soir, un soir de bal où il n’avait dansé qu’avec Ismène, un soir où Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone qui rêvait dans un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et lui a demandé d’être sa femme. Personne n’a jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit « oui » avec un petit sourire triste. » (p.10) C’est entre les expressions « personne n’a jamais compris pourquoi » d’une part, et « Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et lui dit oui » de l’autre que l’effet de contraste prend ses forces. Certes, cette demande d’Hémon échappe à tout le monde, mais Antigone n’en était pas surprise du tout. Elle n’en était même pas étonnée, puisqu’elle connaissait Hémon et ce qui l’attire. Cela peut signifier qu’Hémon docile est attiré par une Antigone révoltée. Il fallait que l’un prenne le contre-pied de l’autre pour pouvoir s’affirmer. Etant le fils du roi, Hémon avait des prérogatives lui permettant de goûter à la belle vie, alors que, au fond de lui, un autre idéal se dessine. En d’autres termes, la vie au château ne lui satisfaisait pas et il lui fallait manifester ce malaise. Il prend Antigone comme bouc émissaire pour manifester sa liberté. Pour affermir cela, Hémon déclare : « Crois-tu que je l’accepterai, votre vie ? Et tous les jours, depuis le matin jusqu’au soir, sans elle. Et votre bavardage, votre vide » (p.110). Dans ce passage, nous saisissons l’idée selon laquelle l’amour d’Hémon et d’Antigone est si fort que le premier ne pourrait vivre, dans ce bas monde, sans la seconde. Mais, surtout, il déteste le snobisme dont son milieu est l’incarnation. Selon 13 lui, c’est une vie figée, plate et sans importance. Nous voyons qu’au-delà de cette opposition, celle d’Hémon et d’Antigone, se croise deux destins dont la mort seule scellera le processus. Par cette union, Hémon manifeste aussi sa liberté. En d’autres termes, on le prend pour un adolescent qui n’a pas son mot à dire ; personne ne le prend au sérieux dans la famille. Alors, si son choix se porte sur Antigone, c’est pour dire qu’il est désormais assez grand pour décider de son destin. On peut dire qu’Hémon est attiré par le goût de la révolte et l’attitude tenace d’Antigone. Cela s’explique par le fait qu’Antigone est la seule fille de son rang à mettre à nu les pratiques absurdes de son milieu. Elle apparaît, aux yeux de son fiancé, Hémon, comme celle qui lui inspire la joie de vivre. Elle est authentique, tandis que le reste de la famille demeure des clichés sans importance, inauthentique. Créon nous donne un aperçu du caractère immature de son fils en ces termes : « Chacun de nous a un jour, plus ou moins triste, plus ou moins lointain, où il doit enfin accepter d’être un homme. Pour toi, c’est aujourd’hui… Et te voilà devant moi avec ces larmes au bord de tes yeux et ton cœur qui te fait mal mon petit garçon » (p.110). Hémon est considéré par son père comme un adolescent, alors qu’au fond de lui, il se sent homme. Créon explique à son fils ce que c’est qu’être un homme : cela consiste à assumer des responsabilités, affronter les obstacles de la vie et accepter, comme un ouvrier, sa propre tâche. Ici, Anouilh évoque cette notion de responsabilité pour réveiller en chacun de nous le sens des responsabilités. Or cela relève de la politique qui implique une maturité pour conduire les hommes. Créon incarne ce modèle d’homme politique. L’opposition d’Antigone avec les personnages de l’œuvre se prolonge jusqu’à Créon. Elle s’oppose à son oncle, le roi. C’est une opposition idéologique, politique et religieuse. Mais ce qui les distingue, c’est qu’ils ne sont pas d’accord sur la conception de la vie. Créon accepte les événements de la vie et ses imprévus, les situations délicates. Il prend la vie du bon côté. Cela lui parait nécessaire pour diriger son royaume. Il dit : 14 « Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d’un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela ne m’a pas paru honnête. J’ai dit oui. » (p.84). Dans ce sens, Créon, se comparant à un ouvrier qui accepte la tâche de chef d’état à bras ouvert, ne se pose pas de questions sur la nature de ses actes ; pour lui, l’important c’est de mener à terme sa mission, tandis que sa nièce pense le contraire, elle refuse tout ce qui entrave sa liberté. « Moi, je peux dire non encore à tout ce que je n’aime pas et je suis seule juge » (p.84) crie-t-elle devant un Créon décidé à lui épargner la vie. Ce dernier, cependant, lui fait une leçon de politique. Mais face à une Antigone bornée et têtue, Créon lui dit qu’il est trop facile de dire non, (p.88), de fuir ses responsabilités. La vie sociale et politique n’est pas la même chose. La vie relève de l’engagement, de la responsabilité et du pragmatisme. On peut dire que cette opposition entre Créon et Antigone est fondée sur le réalisme politique. Jean Anouilh a voulu mettre en exergue ce caractère tyrannique de la politique pour asseoir l’idée selon laquelle la politique ne consiste pas à dire « oui » ou « non », mais de prendre le genre humain comme une entité à part entière et d’assurer son épanouissement. I-2. Deux idéologies opposées La première rencontre d’Antigone et de Créon dans cette pièce, est également la scène où s’opposent leurs deux conceptions. Au lieu que l’entretien se déroule dans une atmosphère calme, entre l’oncle et la nièce, il prend une allure de lutte où deux antagonistes défendent chacun leur opinion. Le garde qui est là pour faire le compte-rendu de l’arrestation d’Antigone à son roi constitue un obstacle à leur communication. C’est ce qui oblige Créon à lui dire : «On vous demandera peut-être un rapport tout à l’heure. Pour le moment, laissez-moi seul avec elle. » (‘p.68). Si Créon ordonne au garde de partir, c’est pour se débarrasser d’un témoin, Car il pense qu’il peut discuter tranquillement avec Antigone et régler les choses à l’amiable. Il ne tarde pas à se rendre compte qu’Antigone ne reculera devant rien pour réaliser son projet. 15 L’ordre, une fois donné par le roi, le garde l’a tout de suite exécuté et a laissé les antagonistes face-à-face. Et voilà, maintenant, personne ne pourra les déranger. Créon et Antigone sont enfin seuls. Le dialogue peut donc commencer. En effet, même si cela touche effectivement la famille, le roi ne doit manifester aucune tendresse à l’égard d’Antigone. Il est contraint de jouer totalement son rôle de chef, parce qu’il doit donner l’exemple. En outre, l’orgueil et la fierté qu’éprouve Antigone pour son acte jugé absurde par Créon, empêchent toute communication réelle et lucide. Dépassé par cette intransigeance qu’il trouve obscure, le grand roi intervient en formulant des questions très courtes. Comme on peut le constater dans ses interventions lorsqu’il interroge Antigone : «Où –t-on-ils arrêtée? Qui garde le corps?» (p.64-65). Cela montre combien il est plus difficile pour Créon d’accepter cette terrible nouvelle, car bien qu’il ait été perçu comme un tyran, il a tout de même essayé vainement de sortir Antigone de cette impasse. Il savait que sa future bru court un danger, il a essayé de la sauver jusqu’au point de la supplier. Ces propos sont illustrés dans la phrase suivante lorsque Créon dit : « Alors, aies pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c’est assez payé pour que l’ordre règne dans Thèbes. Mon fils t’aime. Ne m’oblige pas à payer avec toi encore. J’ai assez payé. » (p.86) L’expression « aies pitié de moi » qui peut parfois signifié qu’une personne est a bout de ses forces, montre que Créon est incapable de continuer la lutte. Il supplie donc son adversaire de témoigner de la pitié à son égard. La proposition « j’ai assez payé » justifie cette idée de lassitude de la part de Créon. Ce qui nous permet de dire que Créon se déclare lui-même vaincu. A partir de cet instant, le combat de Créon acquiert un nouvel aspect, celui de l’égoïsme ; Cela rend encore l’ultime défaite plus certaine. Gouvernée par des forces externes, Antigone suivra les traces de son destin jusqu’au bout. Créon, désespéré, se rend compte qu’il n’y peut rien devant cette intransigeance de 16 l’héroïne. Il se rend à l’évidence, et il supplie Antigone de l’aider. Créon se sentant désobéi, pensait faire fusiller le coupable encore inconnu. Désorienté et confus, il cherche à comprendre et à se convaincre de ce qu’on vient de lui apprendre. Il demande à chaque fois à Antigone de confirmer les dires du garde, dont il semble se méfier. Antigone, elle, s’exprime avec calme, multipliant les détails qui prouvaient à tout moment sa culpabilité. C’est un personnage complexe et gouverné par d’autres forces internes, aussi bien qu’externes, qui se montre à la fois fière et enfantine. Le caractère précis de son récit révèle bien cette fierté : les phrases d’Antigone sont brèves par rapport à celles du garde qui se montre très bavard. De la même manière, sa logique est simple (la pelle ôtée, il ne lui reste que les mains), tout en étant provocatrice. Mais ses explications sont aussi nostalgiques car pour rendre les honneurs funèbres à son frère Polynice, elle s’est servie en souvenir de son frère, d’une pelle lui appartenant. Durant le dialogue de nos deux héros, Antigone apparaît comme une personne inattaquable. Bien qu’elle soit coupable, elle semble être totalement sûre d’elle-même et conserve une autonomie indéniable et une innocence d’enfant. Créon se croit le détenteur de tous les pouvoirs et c’est lui qui mène l’entrevue. Il parle plus qu’Antigone. Avec sa voix d’autocrate, il pense la dominer. Dans les rares moments où elle se prononce, elle avance des réponses courtes qui se réduisent en une syllabe comme lorsqu’elle réplique par des « oui » et des « non ». Créon fera tout pour épargner Antigone. C’est dans cette intention bien précise qu’il a dira : « Te faire mourir ! Tu t’es regardée, moineau ! Tu es trop maigre. Grossis un peu, plutôt, pour faire un gros garçon à Hémon. Thèbes en a besoin plus que de ta mort, je te l’assure. Tu vas rentrer chez toi tout de suite, faire ce que je t’ai dit et te taire. Je me charge du silence des autres. Allez, vas ! Et ne me foudroie pas comme cela du regard. Tu me prends pour une brute, c’est entendu, et tu dois penser que je suis décidément bien prosaïque. Mais je t’aime bien tout de même avec ton sale caractère. N’oublie pas que c’est moi qui t’ai fait cadeau de ta première poupée, il n’y a pas si longtemps. » (p.74) 17 Ces flatteries ont pour but d’amadouer Antigone pour qu’elle finisse par céder, car Créon est conscient qu’il est inutile d’user de la force pour essayer de convaincre l’héroïne. Mais en dépit des efforts déployés par son oncle, la jeune fille va se rebeller contre son opinion. Une fois que celui-ci bute sur cette opposition d’Antigone, il se rend compte qu’il a en face de lui la digne fille d’Œdipe. Et lorsque celle-ci lui affirme qu’elle n’aurait pas agi autrement si elle n’avait été qu’une pauvre servante, Créon refuse de la croire : « Les pauvres ont peur de la mort et se soumettent. » (p.72) Si Créon fait allusion aux pauvres, c’est uniquement parce que psychologiquement, ce sont les pauvres qui, se sentant inférieurs, sont obligés de se soumettre. Ce qui signifie que si Créon hésite pour tuer Antigone, c’est par ce qu’elle est de sang royal, donc riche. Ce qui prouve que la loi de Créon est une loi qui distingue les riches des pauvres, avant de les juger. Cet orgueil démesuré, ce goût de l’excès, cette théâtralité est dénoncée par l’ironie choquante des propos que Créon tient : « Et le plus simple après, c’est encore de se crever les yeux et d’aller mendier avec ses enfants sur les routes… » (p73) Pour provoquer Antigone, Créon lui rappelle ironiquement, et sans l’évoquer, Œdipe, le père de celle-ci, car il veut signifier par là que c’est ce lien de parenté qui fait qu’ils ont tous des comportements bizarres face au destin. En général, les rois ne s’attardent pas sur des problèmes personnels, alors qu’ici, on sent véritablement que Créon hésite. Il veut, malgré l’entêtement d’Antigone, la sauver. Cette hésitation est très visible dans les propos que Créon tient à sa future belle fille, en lui disant : 18 « Écoute-moi bien. J’ai le mauvais rôle, c’est entendu, et tu as le bon. Et tu le sens. Mais n’en profite tout de même pas trop, petite peste…si j’étais une bonne brute ordinaire de tyran, il y aurait déjà longtemps qu’on t’aurait arraché la langue, tiré les membres aux tenailles, ou jetée dans un trou. Mais tu vois dans mes yeux quelque chose qui hésite, tu vois que je te laisse parler au lieu d’appeler mes soldats ; alors tu nargues, tu attaques tant que tu peux. Où veux-tu en venir petite furie? » (p.80) Le caractère de Créon commence à se voir, c’est une personne machiavélique. Il sait qu’il a un mauvais rôle, mais il est difficile pour lui de faire le bien. Il est un roi autocrate qui a l’habitude d’être obéi. Nous remarquons qu’à travers ce passage Créon veut se montrer dur, mais en réalité, la situation est au dessus de ses forces. Il veut essayer de sauver sa bru, mais l’héroïne veut absolument mourir. Malgré l’effort de Créon de vouloir régler l’affaire à l’amiable, Antigone s’obstine à réaliser son projet en disant : «Vous savez bien que je recommencerai » (p 69) Cette phrase est le symbole de la désobéissance d’Antigone. Elle montre également le degré de résistance que l’héroïne compte opposer au royaume de Créon. Il s’intéresse ensuite à ce qui l’a poussé à commettre l’irréparable. Mais l’héroïne réplique en avançant sa pitié fraternelle et ce qu’elle estime être son devoir. Face à une telle hardiesse et une assurance aussi paisible et inébranlable, Créon comprend qu’il ne peut malheureusement rien faire. Il s’est finalement rendu compte qu’il n’est qu’un professionnel de la politique, s’attachant ardemment au bonheur terrestre. Ainsi, Créon veut manifestement apparaître comme un « prince sans histoire », comme un homme réaliste, et un aventurier, qui a une tâche à accomplir et qui fait son métier aussi bien qu’il peut. Cela est visible dans les propos qu’il adresse à Antigone : « J’ai résolu, avec moins d’ambition que ton père, de m’employer tout simplement à rendre l’ordre de ce monde un peu moins absurde, si c’est possible. »(p.66) 19 Il veut apparaître ensuite comme un homme sans complexe qui ne porte aucune malédiction. Il dit : « Moi, je m’appelle seulement Créon, une brute, je suis décidément bien prosaïque » (p.82) Dans ce passage, Créon se démarque foncièrement d’Œdipe. L’adverbe « seulement » est là pour montrer cette différence entre lui et Œdipe. Il s’identifie à une brute. Le terme « prosaïque » signifie ici que Créon est un homme sans histoire dont les sentiments ne sont ni nobles ni délicats. Il n’a donc pas les mêmes traits de caractères qu’Oedipe qui a une très grande force de caractère. A travers ce passage, Créon semble vouloir se séparer de la famille d’Oedipe. S’il annonce qu’il s’appelle seulement Créon, c’est pour laisser entendre qu’il n’a aucun lien avec Œdipe, ce qui signifie qu’il ne sera ni complexé ni maudit. Antigone est là pour lui rappeler, par son seul regard, ce qu’il n’a pas choisi d’être et qu’il ne pouvait sans doute pas de devenir : un héros, peut être, et cela se voit dans ses longues interventions qui ressemblent parfois à des monologues qui ont pour but de convaincre. Mais Antigone ne lui facilitera pas la tâche car en refusant de regagner sa chambre, elle va pour la deuxième fois s’opposer à la volonté de Créon. Et c’est à partir de là que le véritable affrontement va commencer. L’atmosphère devient cependant très paisible. Créon commence à s’apercevoir que la situation est au dessus de ses forces. Le regard et le silence d’Antigone l’étonnent et l’agacent. C’est pour cette raison que le dramaturge nous montre que la situation entre Créon et Antigone prend une allure délicate, qui commence par le regard : « Ils se regardent encore debout l’un en face de l’autre. »(p.75) Ce silence et ce regard témoignent de la confusion de Créon. Comme l’affirme Marie Blaise dans Psychanalyse et Littérature, « Tout acte ou geste est un trait de communication ». Cela nous permet de dire que le silence et le regard 20 d’Antigone expriment un certain mépris à l’ endroit de son interlocuteur. Et c’est par ce comportement que l’héroïne fonde sa provocation. Ainsi, Créon cherche à comprendre la raison de ce brusque silence. Il interroge celle-ci, mais n’obtient pas gain de cause. Cela est visible lorsqu’il interroge l’héroïne : « Tu iras refaire ce geste absurde ? Il y a une autre garde autour du corps de Polynice et, même si tu parviens à le recouvrir encore, on dégagera son cadavre, tu le sais bien. Que peux-tu donc, sinon t’ensanglanter encore les ongles et te faire prendre ? » (p.76) L’interrogation « tu iras refaire ce geste absurde ? » dénote l’étonnement de Créon sur l’obstination d’Antigone à vouloir réaliser son projet. Et si Créon ajoute l’expression « que peux-tu donc ? » c’est pour montrer à l’héroïne que son acte est vidé de toute signification. Il continue à multiplier les questions, car tout ce qu’il veut c’est qu’Antigone lui donne les raisons de ce comportement « absurde ». Mais les interrogations de Créon ne sont que des séries de questions auxquelles, en l’absence d’éclaircissement de la part d’Antigone, il est contraint d’apporter lui-même les réponses : « Tu te mettrais à hurler tout d’un coup finissant par lui faire admettre que tout cela est absurde » (p.86) Créon se trouve finalement tenaillé entre deux conceptions qui sont pour Anouilh inconciliables : la raison d’État et son antithèse qui est le devoir moral incarné par l’héroïne. Cette scène présente donc un double intérêt. Elle nous permet d’établir les faits tout en essayant de développer le portrait insensé et absurde d’une humanité commune représentée par les gardes dune part, et préparer le dialogue entre nos deux héros d’autre part. Dès qu’elle fut jouée en février 1944, la pièce d’Antigone a suscité des interrogations sur la signification qu’elle pouvait avoir à cette date. C’était la dernière année d’occupation de la France par l’Allemagne. Étant donné qu’il était difficile, 21 voire risqué, de dénoncer ouvertement cette occupation, les écrivains se voyaient obligés de trouver une autre façon de critiquer .Des dramaturges comme Giraudoux avec La guerre de Troie n’aura pas lieu, ou encore Cocteau avec La machine infernale, ont repris des mythes pour dévoiler, au XXème siècle, les injustices et montrer l’absurdité de la vie. Anouilh lui, en entreprenant la réécriture de l’Antigone de Sophocle, fait de l’héroïne, d’une manière indirecte, une figure de résistance contre ce gouvernement de la France occupée. Ainsi, cette pièce exaltait l’opposition à un pouvoir tyrannique, en même temps que le devoir de désobéissance. Elle faisait l’éloge des « résistants » dont Antigone devenait alors le porte-drapeau. Ces interprétations peuvent toutes être valides, mais si Anouilh a mis l’accent sur le dialogue du oui et du non, c’est pour nous montrer que le débat n’est pas uniquement engagé sur un terrain politique, mais il voulait avant tout montrer l’absurdité de la vie. C’est pourquoi on peut affirmer que le vrai débat s’engage sur un terrain philosophique et moral et fonde ses bases dans un espace politique. L’interdiction formulée par Créon concernant le sort de Polynice n’est ni partielle ni despotique. Elle demeure selon lui, purement politique. On peut cependant voir apparaître quelquefois, une forme opprimant, voire cynique dans les décisions prises par le roi. Mais cela est dû à la fermeté et au respect qu’il attribue à sa loi. Car, pour que la paix et l’ordre soient rétablis dans Thèbes, il fallait rassembler les esprits. C’est dans ce sens que Créon tente de donner l’explication suivante à Antigone : « Il s’est trouvé que j’ai eu besoin de faire un héros de l’un deux. Alors j’ai fait rechercher leurs cadavres au milieu des autres. On les a retrouvés embrassés pour la première fois de leur vie sans doute. Ils s’étaient embrochés mutuellement, et puis la charge de la cavalerie argiennes leurs avaient passé dessus. Ils étaient en bouillie, Antigone, méconnaissables .J’ai fait ramasser un corps, le moins abîmé des deux, pour mes funérailles nationales, et j’ai donné l’ordre de laisser pourrir l’autre là où il était. » (p.95) 22 Ainsi le maintien de l’ordre implique le calcul, le mensonge et le cynisme. Puisque la vie terrestre est la seule chose à laquelle Créon tient vraiment, il est donc prêt à tout faire pour instaurer l’ordre dans la cité. C’est pour cette raison que, revenir sur sa décision, est une chose inadmissible pour Créon. Il savait pertinemment que la condamnation d’Antigone fera de lui un tyran et engendrera par la suite pas mal de complications. Mais comme il le dit, la loi est faite pour tout le monde, et quiconque osera la violer est passible d’être puni. C’est pour cette raison que Créon interroge Antigone en lui rappelant le sort réservé à celui qui désobéira à son ordre « Tu savais le sort qui y était promis à celui, quel qu’il soit, qui oserait lui rendre les honneurs funèbres ? »(p.71) Pour Créon, la loi est appliquée seulement quand cela l’arrange. Puisque Antigone s’entête, Créon dira ironiquement à Antigone : « Tu as peut-être cru que d’être la fille d’Œdipe, la fille de l’orgueil d’Œdipe, c’est assez pour être au -dessus de la loi. » (p.71) Pour l’héroïne, la règle à laquelle elle obéit est supérieure aux décrets pris par le roi. Antigone a en elle une obligation intérieure, indépendante des circonstances qui la poussent à défier cet ordre royal et défendre avec fermeté la loi morale et l’honneur familial. Elle affirme d’ailleurs la liberté de la conscience lorsqu’elle déclare que « Je suis là pour dire non et pour mourir. » (p.102) C’est entre le « je suis là » qui exprime la force de sa présence et le «pour mourir» qui éclaire son destin que le caractère inéluctable d’Antigone prend toutes ses assises. Cette attitude est analogue à la déclaration faite par l’Antigone grecque où elle dit : « je ne suis pas née pour partager la haine, pour partager l’amour». Mais cet amour non partagé la conduit vers la mort. Cette affirmation montre qu’Antigone est déterminée à aller jusqu’au bout de sa mission. Il y a dans ces propos la certitude d’accomplir son destin. En dépit de l’opinion que l’on peut se faire après avoir lu la pièce, nous sommes convaincus qu’aucun de ces deux personnages n’a réellement raison. Ni 23 Créon ni Antigone n’ont eu le dernier mot. Chacun défendait avec fermeté son opinion, mais à la fin, ils se sont donné raison l’un l’autre. Créon a fini par partager la répugnance d’Antigone pour l’expérience et la maturité en disant à son page : «Tu es fou. Il faudrait ne jamais devenir grand. (L’heure sonne au loin, il murmure.) Cinq heures. » (p.131) Et Antigone, au moment de mourir, donne à son tour raison à son oncle en disant: « Je le comprends seulement maintenant combien c’était simple de vivre. »(p.125) Aucun d’eux (Créon qui représente la loi terrestre, Antigone qui incarne la justice morale et la loi divine) n’est donc porteur d’un message exclusif et définitif. Ce qui nous amène à déduire qu’Antigone n’est pas une pièce à thèse, et c’est intentionnellement que l’auteur nous laisse perplexes dans le dénouement. Rien n’est clair, rien n’est vrai ou tout est à la fois vrai et faux. Il n’y a que la mort qui gagne. C’est la description de la situation qui régnait au XXeme siècle qu’Anouilh nous présente ici, car la vie du siècle était dominée par l’absurdité de la vie. Ainsi les auteurs de cette époque centraient l’ensemble de leurs œuvres sur des thèmes tels que : l’injustice, l’opposition entre morale et politique, le bonheur et le destin. Autrement dit, loin d’être une question qui tranche sur l’opposition entre la loi du monde d’ici bas et la loi du monde d’en haut, cette pièce est un réquisitoire contre l’absurdité de la vie. A travers le duel entre Antigone et Créon, la communication est impossible. Les réponses sont toutes de travers. Cette interprétation de la communication reflète l’absurdité de la vie contemporaine. Dans ce souci d’incommunication, il y a une pièce de Camus dont le titre pourrait résumer celle d’Anouilh, c’est Le malentendu. « Les répliques sont toujours à côté » Ces deux pièces sont semblables et montrent une vie moderne submergée par l’absurdité. Dans une certaine mesure, cette 24 absurdité s’exprime dans les effets de contraste, mais parfois, elle se manifeste à travers un attachement naturel qui incite l’héroïne à conserver sa pureté. 25 Chapitre II : LA CONSERVATION DE LA PURETÉ II-1. L’intransigeance de la pureté Si l’on observe de près le comportement d’Antigone, sa manière d’être et sa vision du monde, on peut déduire à partir de là que vivre et rester pur sont des choses incompatibles. Anouilh s’est interrogé sur cette notion de pureté depuis qu’il écrit. En relisant, on se rend compte qu’il interpelle également le lecteur à le découvrir par lui-même. Telle qu’elle est présentée dans l’œuvre, l’héroïne préfère mourir plutôt que d’accepter à des choses impures, car selon elle, la vraie vie est celle de l’au-delà. Antigone est petite, maigre, noiraude et mal peignée, mais elle se montre ici sa beauté intérieure. Si elle n’est pas coquette comme sa sœur Ismène, si elle ne met pas de rouge à lèvres, c’est parce qu’elle est, elle-même, le symbole du naturel et de la pureté. Elle aurait voulu être un garçon comme elle le dit ici : «Une fille, oui. Ai-je assez pleuré d’être une fille» (p.31). Une fille peut parfois symboliser la faiblesse. Mais si Antigone dit qu’elle a assez pleuré d’être une fille, c’est parce que sa physionomie même l’empêche de mener à bien sa lutte. Elle aurait préféré être un garçon, bénéficié de la même force de caractère que les hommes, ainsi elle pourrait mieux s’opposer à Créon. Antigone a les mêmes traits de caractère que les autres héroïnes d’Anouilh, Thérèse ou Eurydice. Pour Giraudoux comme pour Anouilh, il y a des moments dans la vie où des êtres ne peuvent plus se dérober devant les exigences de leur nature profonde et où ils finissent par révéler leur identité. C’est ce que Giraudoux appelle dans Electre « se déclarer ». En attendant que l’heure de vérité sonne pour Antigone, voyons d’abord comment elle se présente devant nous. Deux principaux traits semblent la caractériser. Il y a d’abord l’amour passionné de la vie sous toutes ses formes. Cela se voit à travers la description qu’elle fait de la vie avec toutes les sensations qui s’y rattachent. Par exemple, toucher à l’eau : « la belle eau fuyante et froide », boire « quand on en a envie. », « Se lever la première le matin, rien que pour sentir l’air froid sur sa peau nue, et courir dans le vent ». Cette idée d’attachement à la vie se poursuit dans presque tous ses agissements, comme lorsqu’elle répond à sa sœur Ismène qui lui 26 demande : « Tu n’as donc pas envie de vivre, toi ? ».Et c’est avec sincérité qu’elle lui déclare de sa petite voix douce: «Moi aussi, j’aurais bien voulu ne pas mourir». (p.25) A travers ce passage, Antigone a préféré utiliser le mode conditionnel plutôt que l’indicatif. Cela signifie qu’elle souhaite vivre comme tout le monde. «J’aurais bien voulu vivre », expression qu’elle aurait dû utiliser pour affirmer son intention, est remplacée par le «j’aurais bien voulu ne pas mourir», pour mieux montrer la complexité du choix qu’elle doit prendre. Un choix purement moral et qui prend ses sources dans la préservation de l’honneur familial. L’analyse de cette .phrase nous fait comprendre que la conscience d’Antigone n’est pas libre, la morale l’oblige à agir contre l’ordre de Créon. Et c’est pour cette raison qu’elle avoue qu’elle aurait aimé vivre malgré cette obstination. Sa courte et brève scène avec Hémon suffit pour nous convaincre de sa forte sensualité et de son amour pour la vie. Vivre, pour elle, c’est être en accord avec la nature pure et sublime. Ce qui implique qu’elle voulait uniquement conserver intacte les joies et les illusions de l’enfance. Le deuxième trait s’avère paradoxal, car après avoir affiché ses envies de vivre, elle déclare par la suite qu’elle veut mourir. Ce rejet de la vie est dû aux imperfections de celle-ci et de son usure quotidienne. Elle défend la morale, et lorsque Créon ordonne de ne pas enterrer son frère Polynice, sa vraie identité apparaît, car la vie qu’elle aime est une vie douce et sans injustice. C’est pourquoi elle se révoltera contre cet ordre de Créon. Elle se montre intransigeante et tenace quand il s’agit de la pureté. Existentialiste, ivre d’une liberté sans limite, Antigone croira qu’elle a découvert son acte comme l’a fait Oreste dans Les Mouches de Jean Paul SARTRE. Mais pour bien comprendre le personnage d’Antigone, et le sens même de la pièce, il est indispensable de la voir évoluer à partir de la scène qui l’oppose à Créon. Dans cette scène, l’auteur confronte deux mondes différents : d’un côté, le monde réel représenté par Créon, et de l’autre, celui de l’idéal, incarné par Antigone. Anouilh s’est plu à peindre la nature sauvage qui joue un rôle essentiel dans la vision de 27 l’héroïne. Elle se sent joyeuse quand elle décrit le paysage naturel de l’aube. Elle affirme cela en ces termes : « C’est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes (…..) Je faisais un bruit énorme toute seule sur la route et j’étais gênée parce que je savais que ce n’étais pas moi qu’on attendait ». (p.15) Et un peu plus loin elle dit : « Et il n’y avait que moi dans toute cette campagne ». (p.15) Ces extraits montrent l’attachement de l’héroïne à la pureté, et le dégout qu’elle a de la vie. Car pour Antigone, il ne peut s’agir que d’une vie en accord avec la nature, et non de cette réalité misérable et médiocre que les adultes appellent « vie ». Malgré cette obstination face à la mort, Antigone accorde une importance capitale à la vie. On a pu remarquer dans la grande partie de cette scène, la crudité du style, ainsi que l’abondance des images renvoyant au corps ou à la nourriture. Le champ sémantique est vaste : « viande, bouillie, cuisine, ventre » jusqu’au bonheur qui est vu comme un « os » que les chiens lèchent comme tout ce qu’ils trouvent. Tout cela n’inspire que le dégoût et l’horreur. C’est de cette manière qu’Antigone décrit la vie des adultes. Or, s’il est de plus en plus difficile d’attribuer un sens moral à la révolte d’Antigone, elle peut être vue sous l’angle esthétique. Et même si Antigone est laide, pour elle ce n’est pas grave, car une fois que la tragédie est consommée, la laideur s’efface. Il en était ainsi pour son père. Elle le dit ici : 28 « Papa n’est devenu beau qu’après, quand il a été bien sûr, enfin, qu’il avait tué son père, que c’était bien avec sa mère qu’il avait couché, et que rien, plus rien ne pouvait le sauver. Alors, il s’est calmé tout d’un coup, il a eu comme un sourire, et il est devenu beau. C’était fini. Il n’a plus eu qu’à fermer les yeux pour ne plus vous voir ! Ah ! Vos têtes, vos pauvres têtes de candidats au bonheur ! C’est vous qui êtes laids, même les plus beaux. Vous avez tous quelque chose de laid au coin de l’œil ou de la bouche. Tu l’as bien dit tout à l’heure, Créon, la cuisine. Vous avez des têtes de cuisiniers. » (p.103) Cette conservation de la pureté semble être remplacée ici par la confrontation du beau et du laid. Le scepticisme et le pessimisme d’Anouilh, centrés sur le personnage de Créon, fait de cette révolte une dénonciation nihiliste des valeurs morales, par les moyens de l’art, c'est-à-dire le théâtre. Ainsi, Antigone représente la pureté d’où son attachement à la nature sauvage. Le refus de se confier à sa nourrice et son amour pour la nature ont en fait une seule et unique origine, son mépris pour la vie et pour le monde des adultes. Une telle volonté, déterminant toute une psychologie, ne peut s’inscrire que sur une ligne où se confondent le caractère et le destin de l’héroïne. Pour cette raison, elle refuse de vieillir, donc de se salir. A travers cette conception, on croit entendre le proverbe grec qui dit : « Ceux que les dieux aiment meurent jeunes. »3 La petite Antigone ira tout droit vers la mort, mais elle poursuivra sa quête jusqu’à la fin. Et cela constitue le plus court chemin de l’introduction au dénouement, deux points que l’auteur situe dès le début de sa pièce, prenant ainsi des risques considérables, puisque cela risque de perturber l’intérêt et le plaisir que les spectateurs ont pour le théâtre. Rappelons-nous les phrases d’ouvertures où l’idée de la mort de l’héroïne est évoquée d’emblée : 3 Paul Genistier, Anouilh, Seghers, Paris, 1969. p.69 29 « Voilà. Ces personnages vont vous jouer l’histoire d’Antigone. Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. (……)Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait aimé vivre. Mais il n’y a rien à faire. Elle s’appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout. » (p.9) Ainsi, dans cette tragédie, l’architecture se réduit à la ligne droite qui conduit inéluctablement Antigone à son supplice, envers et contre tous, y compris parfois elle-même. Plus tard, le spectateur s’apercevra que cette droite n’est que le prolongement du destin d’Œdipe, mais épuré, réduit à son expression la plus simple, la plus signifiante et peut être la plus abstraite. Créon dira d’ailleurs à l’héroïne dans une saisissante définition : « Tu es l’orgueil d’Œdipe. » (p.72) Antigone va reproduire la vie de son père, car elle est la première à vivre le complexe d’Œdipe après Œdipe lui-même. Elle va donc retrouver son père dans la mort, pour être belle comme lui et être près de lui. Oedipe avait ses raisons en choisissant Antigone pour le conduire. Antigone est restée fidèle aux idées de son père, une fois que celui-ci est mort. C’est peut être pour cette raison que la jeune fille se précipite vers la mort, fuyant cette laideur, pour enfin être belle comme son père. Contrairement à ce que croit Créon, qui dit que gouverner les hommes veut dire mêler les vérités d’un peu de mensonge utile, fléchir au temps, bref s’avilir par charité, l’héroïne pense que c’est la vérité et la justice qui devront être à la tête du fonctionnement de toute société. Cette dernière vague, représentée par Antigone, se heurte à des litiges constituant, pour elle, des obstacles qui brideront par la suite son espace d’épanouissement. Par conséquent, la vie devient insensée et déplaisante. C’est pour cela que la mort parait être une solution pour Antigone, plutôt que de vivre médiocrement. Une fois que la vie est dépourvue de pureté et demeure « sale », des pures âmes comme Antigone se sacrifieront pour la pureté. C’est dans cet angle de vision que l’héroïne déclare : 30 « Je vais être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite ou mourir. » (p.102) A travers cet extrait, l’intransigeance d’Antigone de vouloir enterrer son frère se précise d’avantage. Elle veut que tout soit pur ou elle abandonne la vie. Ici on voit clairement combien de fois Antigone est exigeante et devient incontestablement tenace. A travers ces deux conceptions opposant nos deux héros, faisant de Créon le réaliste et d’Antigone l’idéaliste, Victor Hugo intervient et s’interroge ainsi : « Le réel ou l’idéal ? Car depuis qu’il y a des hommes ces deux conceptions les séparent d’une manière dialectique. »4 Se trouvant ainsi dans cette deuxième catégorie, Antigone savait que la mort ne l’épargnerait pas. Mais elle préfère mourir plutôt que de céder aux compromis. La situation devient alors plus délicate pour Créon, car s’il accepte la déclaration de sa bru en se contentant du relatif, cela n’aura pas d’importance puisqu’ Antigone veut tout et dans l’immédiat. Elle proclame une révolte absolue. On peut constater cela à travers ce qu’elle dit à Créon : « Moi je veux tout toute de suite et que ce soit en entier ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste et me contenter d’un petit morceau, j’ai été bien sage. » (‘p. 101) Ce qui mérite d’être retenu dans cet extrait c’est qu’Antigone se révolte. Elle veut absolument que sa demande soit exhaussée sans condition ni jugement. Le verbe « vouloir », employé au mode indicatif, évoque l’intransigeance et le sentiment de l’absolu de l’héroïne. Ce qui signifie que la décision qu’elle prend est irréversible. Mais ce qui est inattendu et stupéfiant, c’est qu’elle exige à ce que sa demande soit exécutée dans un délai bien déterminé. Cela est rendu visible par l’emploi du terme: « toute de suite ».Ce qui signifie que sa revendication n’est pas négociable. Mais à travers ce propos, elle se présente comme une enfant capricieuse. 4 Cité par Etienne FROIS, Antigone Anouilh, Hatier, 1972, P.27. 31 Par ailleurs, nous constatons qu’Antigone inverse les rôles, car non seulement elle refuse de se soumettre, mais elle oblige Créon à trouver une solution rapide et satisfaisante pour elle, sinon elle dit non à la vie. Etre soumise à la loi de Créon, signifie, dire oui à des choses qu’elle n’a jamais acceptées. A cause de son idéalisme, Antigone n’arrive pas à dissocier sa beauté enfantine de celle de Créon qui est un vieux. Elle trouve dans la mort une porte pour acquérir sa liberté. Etienne Frois affirme cette idée de liberté d’Antigone en .ces termes: « Le grand mot est lâché : Antigone a été obligée de convenir que son acte privé de sens était la manifestation de sa liberté ».5 Ce désir absolu de vouloir enterrer son frère est incompris par tout son entourage, en l’occurrence Créon. Ce dernier n’a aucunement envie de la laisser mourir dans une histoire qu’il trouve insensée. On peut constater cela dans les propos tenus par Créon à l’endroit d’Antigone ; des propos qui manifestent de la compassion, de la charité : « Je ne veux pas te laisser mourir dans une histoire politique. Tu vaux mieux que cela. Parce que ton Polynice, cet ombre éploré et ce corps qui se décompose entre ces gardes et tout ce pathétique qui t’enflamme, ce n’est qu’une histoire politique. » (p.96) On remarque ici qu’il y a deux opinions qui s’opposent. D’un côté il y a Antigone qui a son opinion et qui veut la réaliser à tout prix, et de l’autre les membres de sa famille qui essaient de la sortir de cette impasse. On voit ici que tous les efforts déployés pour empêcher Antigone d’obéir à la fatalité resteront vains. Toutefois ce n’est pas une beauté de néant, car chacun de ses efforts purifiera la notion de destin chez l’héroïne. Mais pour Anouilh, Antigone est faite pour être morte. Son frère Polynice n’était qu’un prétexte, car quand elle a du y renoncer, elle a trouvé immédiatement autre chose. Cela est révélé par les paroles qu’Antigone adresse furieusement à sa sœur Ismène. 5 Etienne. FROIS, Antigone Anouilh, Hatier, Paris 1972. p.50. 32 « Tu as choisi la vie et moi la mort. Laisse-moi maintenant avec tes jérémiades. Il fallait y aller ce matin, à quatre pattes, devant la nuit. Il fallait aller gratter la terre par tes ongles pendant qu’ils étaient tous près et te faire empoigner par eux comme une voleuse » (p.105) Nous notons que malgré les interventions de presque tous les personnages de la pièce pour le bien d’Antigone, elle campe sur sa décision. II-2. Deux points de vue divergents sur la pureté Dans cette pièce, nous remarquons également que les deux conceptions de nos deux héros peuvent être comprises comme une forme de conflit de génération. Il y a d’une part, la vieille génération représentée par Créon, et d’autre part, celle incarnée par deux adolescents, notamment Hémon et Antigone. Le portrait de Créon repose essentiellement sur l’opposition entre sa vieillesse et la jeunesse passionnée d’Hémon. Ce contraste et l’aspect invraisemblable du suicide (même si on ne sait pas comment Hémon a pu s’introduire dans le tombeau à l’insu de tout le monde) créent un réel effet dramatique. On peut obtenir une sorte de tableau vivant qui pourrait être représenté sur scène par un pantomime. Ce qui apparait dans ce tableau ce sont les attitudes, comme on le constate ici : « Chacun se tait et écoute, car ce n’est pas la voix d’Antigone. C’est une plainte nouvelle qui sort des profondeurs du trou Tous regardent Créon, et lui qui a deviné le premier, lui qui sait déjà avant tous les autres, hurle soudain comme un fou » (p.127). A travers ce passage, nous nous trouvons face à un tableau des comportements figés des personnages ; cela suscite le rire, même si c’est un moment tragique. La mise en valeur du comportement de Créon et la vivacité du style, ajoutée à l’absence de liens entre les phrases renforcent le suspens. Mais en ce qui concerne le comportement gestuel des personnages, Anouilh l’a décrit d’une façon comique. On peut remarquer cela, lorsque le Messager décrit le comportement de Créon en entendant les plaintes d’Hémon : 33 « Enlevez les pierres ! Enlevez les pierres ! Les esclaves se jettent sur les blocs entassés, et, parmi eux, le roi suant, dont les mains saignent » (p.127). Désemparé, Créon se met à enlever les cailloux avec les esclaves. C’est à ce moment là que le tableau des couleurs se fige : « Aux fils de sa ceinture, des fils bleus, des fils verts, des fils rouges qui lui font comme un collier d’enfant et Hémon à genoux… », Ou lorsque Hémon, « se dresse les yeux noirs et […] regarde son père sans rien dire une minute » (p.127). A chaque moment réellement dramatique, le temps paraît s’arrêter pour montrer l’importance de la tragédie. Par ce tableau de couleur à la fois expressionniste et naïf, où le rouge domine, le dramaturge veut créer un choc visuel autant que dramatique. En lisant la pièce, certaines références littéraires comme celle d’Atala de Chateaubriand viennent à l’esprit. Le personnage principal de cette œuvre (Atala) a vécu la même situation que celle d’Antigone qu’Anouilh décrit ici. De plus, Atala s’est suicidée comme Antigone pour des raisons religieuses. Par ailleurs, l’opposition violente entre Hémon un adolescent et Créon un homme d’âge mur, qui tourne presque au duel (Hémon tire son épée), dresse un jeune homme, à peine sorti de l’enfance, contre un vieil homme tremblant qui est un obstacle à son bonheur et à son mariage. Cette situation qui nous rappelle le drame du Cid de Corneille, est également une figure qui sert à nous montrer le conflit de génération dans Antigone. Mais si dans la pièce de Corneille le fier jeune homme a réussi à obtenir ce qu’il voulait, dans celle de ce dramaturge moderne, il n’en sort malheureusement pas vainqueur. La leçon à tirer ici est donc différente. Il ne faut pas oublier qu’en 1942, au moment où l’auteur conçoit Antigone, dans un combat comme celui que menait la résistance, l’héroïsme est un héroïsme amer et désabusé, car dans une France gouvernée par un vieillard, les héros de l’ombre meurent pour une cause qui peut sembler désespérée. Cette situation peut-être comparée à celle de Créon et son fils 34 Hémon. Chacun incarnait une génération, donc une idéologie différente de celle de l’autre ; la confrontation devient alors inévitable. Mais l’affrontement entre ces deux générations ne se limite pas seulement à Hémon comme figure de résistance contre ce gouvernement cynique représenté par Créon, car à cette figure d’homme âgé, usé par le pouvoir, s’oppose celle d’une adolescente intransigeante qui refuse les compromis. Ce personnage principal n’accepte pas l’impureté. Antigone, encore très jeune, se sent abandonnée. C’est d’ailleurs une des raisons de sa révolte, elle voulait imposer sa présence et que sa liberté soit respectée. Pour ce faire, elle s’oppose à toute proposition allant à l’encontre de son opinion. Agée de seulement vingt ans, Antigone veut impérativement voir la réalisation de son projet. Sans cela, elle est prête à mourir plutôt que de sacrifier son idéal. Etre heureux pour Antigone se résume à être libre et faire ce que la conscience juge bon de faire. Sans cela, elle ne sait pas comment s’y prendre pour être heureuse. C’est dans cette optique qu’Antigone se manifeste devant Créon en l’interrogeant avec ironie : « Quel sera-t-il mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudrat-il qu’elle fasse, elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard » (p.80) Ce passage nous montre combien l’héroïne est pure, mentir pour elle est inadmissible, elle se demande si elle pourrait vivre dans cette vie pourrie et médiocre. En dépit de son jeune âge et de sa ténacité, Antigone respecte les lois morales. Et pour cette noble raison, elle n’accepte pas l’impureté. Si elle est interrompue, elle s’obstine à vouloir recommencer. Etienne Frois évoque ce courage et cette ténacité de l’héroïne en ces termes : 35 Créon espère étouffer l’affaire en faisant disparaître les trois gardes. Malheureusement, Antigone annonce qu’elle recommencera.6 On constate à travers cet extrait, le caractère responsable et intransigeant d’Antigone. Elle vit dans un monde impur, c’est pourquoi, elle veut y apporter une solution. Comme Anouilh l’a bien montré dans cette pièce, la vie de notre héroïne a été déjà tant tracée et rien ni personne (y compris le roi Créon) ne pourra arrêter le processus d’une machine infernale, une fois qu’elle est en marche. Elle sera donc contrainte d’accomplir son destin jusqu’au bout. Elle avait pour destin de mourir à l’âge nubile, donc de mourir vierge. Cette scène capitale pour la compréhension de ce que sont, pour Anouilh, la fatalité et le héros tragique est centrée sur le personnage d’Antigone. L’attitude de l’héroïne est inéluctable. résumer par Le nom d’Antigone est marqué par le destin. On peut le la phrase qui récapitule tout le drame centré sur ce personnage principal : « Il fallait qu’elle meurt ». Cette proposition est essentielle pour montrer la fatalité comme dénouement de son caractère inéluctable. D’où l’entêtement et l’obstination pour la mort. Cette image de la fatalité est également perçue lorsqu’Antigone ridiculise Créon : « Si, je sais que ce que je dis, mais c’est vous qui ne m’entendez plus. Je vous parle d’un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre (elle rit). Ah ! Je ris Créon parce que je te vois à quinze ans, tout d’un coup ! C’est le même air d’impuissance et de croire qu’on peut tout. La vie t’a seulement ajouté tous ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi » (p.100) 6 Etienne Frois, Antigone Anouilh, Hatier, Paris, 1972, p.45. 36 A travers cet extrait, Antigone veut montrer à Créon qu’elle est libre, c’est pour cela qu’elle se moque ouvertement de lui avec autant d’aisance. Psychologiquement, Antigone est morte, bien que son corps et sa conscience vivent encore. Anouilh n’a pas hésité à magnifier ce fait, en transcendant la mort en confusion volontaire des temps. Le procédé n’est pas nouveau, il fut utilisé dans Vol de nuit, un roman où Saint-Exupéry nous montre le pilote Fabien qui accepte la mort avant l’accident fatal. Antigone est une héroïne pour la postérité : Aussi fallait-il qu’elle meurt. La laisser vivre, l’aurait condamnée non seulement à la banalité du compromis, ce qu’elle a toujours refusé, mais aussi probablement à l’oubli. La métaphore utilisée ici, à propos de la mort d’Antigone, est celle du Christ, rédempteur : « Nous allons tous porter cette plaie au côté, pendant des siècles »7. C’est un clin d’œil du dramaturge qui nous rappelle que le mythe repris ici, même vieux de plusieurs siècles, est toujours vivant et que sa puissance symbolique est presque aussi grande que celle de la vie du Christ. Et on assiste ici à l’évidence du parallèle qui signifie que si le Christ triomphe de la mort, par sa mort sur la croix, notre héroïne, Antigone, triomphe de la mort par sa mort acceptée, car les problèmes qu’affronte Antigone sont de la même nature ; elle veut défendre ce qui est bien au mépris de ce qui est injuste. Et même si elle n’arrive pas à les résoudre, ils sont la preuve d’une inquiétude et d’une insatisfaction. De la même manière, Anouilh a voulu montrer que malgré cette divergence idéologique, les deux personnages aiment la vie. Quand le dramaturge avait décrit la jeune fille avec son appétit de vivre avant qu’elle ne se pose une question de trop, de la même manière, il nous apprend par la même occasion qu’avant de devenir roi de Thèbes, Créon était un artiste, capable d’apprécier la musique. Ces deux personnages antagonistes trouvent ici un point commun autre que leur lien filial. 7 Carmen Tercero, Antigone Anouilh, Nathan, Paris, 1998, p.77. 37 Or, puisque Créon est un homme d’âge mur, il est réaliste. Cela veut dire que Créon appartient à ceux qui acceptent la vie telle qu’elle est, avec tous les compromis qui s’y rattachent. Mais de l’autre côté, il y a Antigone, une adolescente, qui incarne donc la nouvelle génération, celle qui rejette la vie dans sa forme banale. Ce conflit va s’aggraver, lorsque Créon veut imposer son opinion à Antigone, car l’affrontement ne s’opère pas seulement au niveau de l’idéologie, mais également au niveau de l’âge. Il veut donc se faire passer pour celui qui a de l’expérience. Il tentera en vain d’inculquer une leçon de morale sur la conception de la vie et du bonheur à la jeune fille mais Créon sera confronté à un deuxième problème car Antigone refuse de changer d’avis. Il essayera de lui expliquer comment fonctionne la vie et ce qu’il faut faire pour être heureux. Antigone réplique d’une manière ironique en l’interrogeant sur ce qu’il faudra qu’elle fasse, elle aussi, pour être heureuse : « Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-elle qu’elle fasse, elle aussi, jour après jour pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui nourrir, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ? » (p.99) A travers cet extrait, nous avons remarqué que malgré les tentatives de Créon essayant d’inculquer sa politique à Antigone, cette dernière s’obstine dans son refus et se révolte avec toute la force de sa jeunesse. Créon qui est sceptique fera tout son possible pour prouver à Antigone que les honneurs funèbres n’ont de sens. Il lui démontrera en vain toutes les failles pour que celle-ci abandonne cette idée. Cela est illustré par les propos suivants : « Tu y crois vraiment toi à cet enterrement dans les règles ? A cet ombre de ton frère condamnée à errer toujours si on ne jette pas sur le cadavre un peu de terre avec la formule du prêtre ? Tu leur as déjà entendu la réciter, aux Prêtres de Thèbes, la formule ? Tu as vu les pauvres têtes d’employés fatigués écourtant les gestes, avalant les mots, bâclant ce mort pour en prendre un autre avant le repas de midi ? » (p.76) 38 A travers ces propos, on peut dire que dans ce conflit de génération, les rôles sont un peu inversés, car d’une manière générale, ce sont les hommes d’âges mûrs comme Créon qui devront croire à l’importance qu’on accorde aux enterrements et non les jeunes. Mais c’est là que le dramaturge fait apparaître la force de son message, qui est celui du désordre et de l’absurdité de la vie moderne, car les auteurs contemporains, pour dénoncer le désordre de leur temps, ont souvent recours aux thèmes de l’antiquité. Et c’est dans cette perspective que Carmen Tercero affirme dans son ouvrage sur L’Antigone de J. Anouilh : « Le mythe repris au XXe siècle, n’est pas un rappel à l’ordre mais c’est plutôt un rappel au désordre »8. On constate à travers ces propos que si les auteurs reprennent les thèmes antiques, c’est pour montrer que le monde n’évolue pas, car en dépit des années de lumière que l’humanité a connues, elle continue de sombrer dans l’absurdité. C’est la raison pour laquelle Anouilh a repris le mythe au XXème siècle. Parmi les idées que le dramaturge traite, il y a un conflit de générations qui puise ses sources dans un conflit d’idéologies. Ce conflit de génération peut être expliqué par le caractère déterminé de la jeune fille, d’un côté, et de l’autre côté, la triste profession de foi d’un vieillard qui ne songe qu’à chauffer ses os au soleil, et à grignoter sur un banc la maigre part de vie qui lui reste. Cette situation conflictuelle pèse encore lourd quand on s’aperçoit qu’aux interrogations passionnées d’Antigone sur le sens de l’existence, Créon ne répond que par des consolations d’ordre presque uniquement matériel. A cette opposition d’idée, sur laquelle Antigone prend le dessus, Créon se trouve sans force. Il se retrouvera sa force à la fin de la tragédie. Mais, sa vie sera dépourvue de toute illusion sur le monde, sur les autres et sur lui-même. On peut constater ce courage dans le dialogue qu’il a eu avec son petit page. En particulier, 8 Carmen Tercero, Antigone Anouilh, Nathan, Paris, 1990, p.80 39 lorsque l’heure sonne au loin et que Créon demande ce qu’ils ont à cette heure là. Le page réplique en lui rappelant qu’ils avaient conseil. Créon dira ensuite : « Eh bien, si nous avons conseil, petit, nous allons y aller » (p.13) Ce passage nous éclaire sur la personnalité de Créon. Bien décidé à accomplir son travail, il ne reculera devant rien. Il a dit « oui », et il fera cette « sale besogne » jusqu’à sa mort. Profondément sceptique, Créon fait parfois penser au Philinte de Molière, dont on a pu écrire qu’il est le vrai Misanthrope puisqu’il ne croit en rien. Et s’il s’obstine à faire son travail et à assurer son rôle de roi, nous l’avons vu, « c’est parce qu’il faut le faire ». Cette obstination absurde de Créon dans l’accomplissement de son rôle, est comparable à la manifestation machinale et mécanique du Becket d’Anouilh. Celui-ci ne répondra au roi qui lui demande ce qu’il veut qu’en lui disant : « Il faut seulement faire, absurdement, ce dont on a été chargé jusqu’au bout »9. Cette phrase de Becket traduit bien la philosophie de l’absurde que prônait Anouilh. Les adverbes « seulement » et « absurdement » dans la phrase expriment ce travail mécanique des gardes dans cette pièce. C’est un travail qu’ils font se sans la raison intervienne ; ils obéissent aux ordres sans chercher à savoir si c’est bien ou mal. Dans presque toutes ses œuvres, le Voyageur sans bagage, La sauvage, Eurydice ou encore Antigone l’absurdité et l’indifférence règnent. Mêlant antiquité et vie moderne, ce dramaturge fait sortir de ces thèmes une certaine originalité qui prend ses racines dans l’absurdité. 9 J. Anouilh, Becket ou l’honneur de Dieu, Table Ronde, Paris, 1959, p.131 40 Dans cette pièce, le pessimisme de l’auteur est incarné par Créon qui ne croit pas qu’on puisse changer le monde. Antigone est présentée ici comme celle qui combat le gouvernement tyrannique de Créon au profit de la loi divine. L’enjeu politique et moral est remplacé ici par l’importance de deux modes de vie qui s’opposent. D’après nos analyses, la conception de la vie des deux héros est diamétralement opposée. Créon est réaliste, alors qu’Antigone est idéaliste ; dans le même ordre d’idée, Créon est pessimiste, tandis qu’Antigone est optimiste. Mais ce qui est désespérant dans cette pièce d’Anouilh, et plus particulièrement dans la scène qui oppose Créon et Antigone, c’est cette primauté de l’absurde. Ce pessimisme mis en évidence par Anouilh à travers la confrontation des deux personnages montre que tout est privé de signification. 41 CONCLUSION Les axes de lecture de cette pièce nous ont permis de saisir les relations établies entre Antigone et les autres personnages. Antigone va être en conflit idéologique avec Créon qui refuse de rendre les honneurs funèbres à Polynice, frère de l’héroïne. La conscience morale d’Antigone l’obligera à enterrer son frère car selon elle, les âmes de tous ceux qui ne sont pas enterrés errent sans jamais trouver de repos. Par cet acte moral, elle a violé la loi de Créon, et elle sera emmurée vivante. Ainsi, Anouilh cherche à ne pas occulter cette part de réalité visant à exhiber l’absurdité humaine mêlée à l’égoïsme et à l’autocratie qui régnait au XXème siècle. Cette absurdité se reconnaît dans l’image stérile et menaçante qui se dégage des œuvres de cette époque, caractéristique d’un désordre latent du tissu social. C’est ainsi que la femme cherche à s’émanciper du pouvoir phallocratique tendant à faire du sexe féminin un simple objet. Dans les pages qui suivent nous verrons l’opposition entre l’homme et la femme. 42 DEUXIEME PARTIE : OPPOSITION ENTRE LA FEMME ET L’HOMME 43 INTRODUCTION Les auteurs du XXeme siècle n’ont pas cessé de révéler et de dénoncer le désordre qui régnait dans ce siècle. Il en est de même d’Anouilh. Dans cette pièce, Antigone, Anouilh met en exergue l’absurdité de la vie. Il démontre les abus commis par l’homme exerçant un pouvoir politique. Pour bien mener notre analyse, nous avons choisi l’intitulée : « opposition entre la femme et l’homme » pour la deuxième partie de cette étude. Nous avons intitulé ainsi notre travail pour faire comprendre au lecteur le message du dramaturge. De ce fait, les chapitres qui composent cette partie montreront les oppositions qui existent entre l’homme et la femme et leur rapport dans la société. Le premier chapitre que nous appelons « apparence et fonction de la femme» portera sur sa féminité ainsi que son rôle. Le deuxième chapitre « pouvoir et fonction de l’homme » nous donnera l’occasion de voir comment se manifeste l’arrogance de l’homme exerçant le pouvoir. 44 Chapitre I : APPARENCE ET FONCTION DE LA FEMME I-1.La féminité Au premier sens du terme, « féminité » désigne ce qui est propre à la femme. Ainsi, par définition nous avons « La féminité est un ensemble de qualités propres à la femme ou considérées comme telles »10. Ces qualités font sa valeur ou peuvent constituer ses défauts. Mais psychologiquement, on peut juger un homme ou une femme à partir de son caractère. Certains caractères tels que la beauté ou la laideur sont naturels. D’autres sont par contre acquis : la bonté ou la méchanceté. Nous pouvons entrevoir à travers l’héroïne quelques traits qui montrent sa féminité. I-1-1. Aspect physique Lorsqu’on parle de la femme, son corps vient immédiatement à l’esprit, car il constitue son aspect extérieur. L’apparence physique est donc la partie visible et concrète qu’offre ou non un sentiment de goût et d’admiration à l’égard d’autrui. Chez Antigone, la singularité est frappante. Elle s’attache aux couleurs et au bien-être de sa personne. Comme on peut facilement le voir, l’héroïne diffère des autres personnages féminins, en l’occurrence sa sœur Ismène. Cette dernière est de loin différente grâce à sa beauté physique. Jeune et belle, elle possède une sensibilité féminine très remarquable. Le Prologue l’atteste en ces termes : « Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité aussi, car Ismène est bien plus belle qu’Antigone ». (p.10) Par rapport à la beauté physique de sa sœur, Antigone possède une beauté morale qui influe sur la richesse de sa vie intérieure. La féminité fait de l’héroïne une personne moralement solide. Le désir de sincérité conduit à l’affirmation d’une liberté 10 Dictionnaire universel francophone, Hachette, Paris, 1997, p.504. 45 prête au sacrifice. Le goût du sacrifice se traduit par l’obsession de la pureté morale qui embrase sa jeunesse. C’est la raison pour la quelle elle est rêveuse : « Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouvé Antigone qui rêvait dans un coin, comme en ce moment […] et lui a demandé d’être sa femme. Personne n’a jamais compris pourquoi ». (p.10) Le prologue annonce qu’Ismène était plus belle qu’Antigone ce jour là. Le terme « éblouissante » montre cette beauté physique d’Ismène. Mais il nous apprend par la suite qu’Hémon est allé demander la main d’Antigone. Cela nous permet de dire que la beauté d’Antigone est mystique, cachée, et que seules quelques rares personnes comme Hémon possèdent le dont de la percevoir. C’est ainsi, que des personnes qui ne sont pas du sang royal la regardent avec admiration. Cela s’explique à travers les propos d’Ismène s’adressant à sa sœur : « Tu sais bien que c’est sur toi que se tournent les petits voyous dans la rue que c’est toi que les petites filles regardent passer, soudain muettes sans pouvoir te quitter des yeux jusqu’à ce tu aies tourné le coin » (p.31) Antigone possède une féminité discrète à peine perceptible : sa beauté est liée à son caractère naturel. I-1-2. Affectivité D’une manière générale, la femme est un être doté d’une sensibilité et d’une affection considérable. Elle est donc capable de mettre sa vie en danger pour une chose à laquelle elle tient affectueusement. On peut constater cela à travers plusieurs exemples tels que celui de Tristan et Iseult. Cette dernière savait que son attachement à Tristan risque de mettre sa vie en péril, mais elle n’a pas hésité à se sacrifier rien que pour rester au côté de celui qu’elle aime. Chez Antigone, la dimension affective dans le cadre familial joue un grand rôle. Elle avait pitié de son frère. Pour cela, elle ne pouvait pas voir le cadavre de son frère pourrir sous le soleil. Carmen Tercero évoque cette pitié et cette affection d’Antigone à l’égard de son frère en ces termes : 46 « Les deux frères s’entre-tuent au combat et c’est leur oncle, Créon qui, devenu roi, sauve la ville. Il rétablit l’ordre en rendant les honneurs funéraires à Etéocle, mais ordonne de laisser pourrir au soleil le corps de Polynice, interdisant à quiconque de l’ensevelir, sous peine de mort. Pourtant Antigone, par pitié fraternelle, outrepasse cet ordre »11. On constate ici que l’affection de la femme peut atteindre une dimension considérable. Une fois qu’elle s’attache profondément à une chose, elle ne recule devant rien. C’est le cas de l’affection d’Antigone à l’égard de son frère. Antigone a violé la loi de Créon sans craindre la mort. C’est pourquoi elle affiche un comportement révolté, qu’elle ne regrette pas d’ailleurs, puisqu’elle se livre à tous les grands défis. Elle manifeste cela Créon lorsqu’elle dit : « Il faut que j’aille enterrer mon frère que ces hommes ont découverts ». (p.76) Ici apparait l’émotivité de la femme. Ses états d’âme peuvent parfois se révéler comme une obligation ou un devoir. Le verbe « falloir » traduit la valeur de cette tension affectueuse et le souci d’accomplir son devoir familial : « je le devais (….) c’était mon frère » (p.70). Malgré cet entêtement et le mépris qu’elle a à l’égard de l’interdiction de Créon, Antigone lutte pour son droit contre l’orgueil politique de son oncle. L’affection de la femme peut parfois l’obliger à faire ce qui est au-delà de notre imagination. Bien sûr, en tant qu’être humain, Antigone aura quelque fois des traits qui montrent qu’elle est un peu faible. Cela n’a rien d’étonnant puisque chaque individu a sa faiblesse tout comme il a sa force : Antigone lutte aussi par orgueil contre le pragmatisme politique de Créon. L’homme possède aussi des états d’âme, mais ils sont plus développés chez la femme : 11 Carmen Tercero, Antigone J.Anouilh, Nathan, Paris, 1990, p.62. 47 « Les états d’âme désignent la situation dans laquelle une personne se trouve. Ils sont provoqués par la sensibilité, l’émotion ou l’enthousiasme»12 Nous constatons ici, chez Antigone, un caractère cassant, dur et exigeant. En dépit de cette exigence, Antigone a tout de même peur de son devenir, même si elle s’obstine dans sa volonté où s’affirme sa liberté. Mais elle refuse de comprendre. Toutefois, dans ses paroles et ses gestes on peut constater quelques signes de peur ou d’angoisse. En effet, l’angoisse est synonyme d’inquiétude : c’est un trait caractéristique de la femme. Si l’héroïne est angoissée, cela confirme alors sa féminité. L’angoisse est un sentiment qui se manifeste en cas de problème majeur et provoque souvent une sensation pénible. André Malraux l’affirme : « Etrange sensation que l’angoisse, on sent au rythme de son cœur qu’on respire mal. »13 Cette sensation étrange apparaît aussi chez Antigone, malgré son caractère cassant et déterminé. Mais parfois cette angoisse peut avoir une apparence puérile ; on constat cela à travers les paroles qu’elle adresse à sa nourrice. Elle dit : « Seulement ta main comme cela sur ma joue (elle reste un moment les yeux fermés). Voilà, je n’ai plus peur. Ni du méchant ogre, ni du marchand de sable, ni de TaouTaou qui passe et emmène les enfants…. » (P.35) L’angoisse et la peur sont perceptibles à travers ce passage, mais elles ont une dimension enfantine. Antigone ne veut que la compagnie de sa nourrice. L’adverbe : « seulement » traduit une image restrictive, car elle a perdu sa mère dans son enfance. La présence de la nourrice lui rappelle la liaison mère fille, lui tenant compagnie pour faire face à un monde cruel et accomplir ce qu’elle croit être son devoir dans un monde dont l’image suscite la peur et l’angoisse. Se tournant vers sa mère (la nourrice), Antigone cherche en quelque sorte un refuge. Cet acte 12 Dictionnaire universel francophone, Hachette, Paris, 1997. P.497 13 Cf,in Le petit ROBERT, Paul Robert, Paris, 1984, p.1170. 48 est propre à l’enfant, car chez l’enfant, être dans les bras de sa mère lui donne la chaleur maternelle, tranquillité et surtout protection. I-1-3. Le langage Le langage est un moyen de communication utilisé par les êtres humains pour entretenir des relations entre eux. C’est ce langage verbal qui diffère l’homme de l’animal. Ce dernier, privé de langage, ne pourra pas comprendre ce que l’homme lui dit sans faire des gestes. Les animaux ont une autre manière pour se communiquer. Le langage a une place privilégiée pour l’homme, car il lui permet, non seulement de s’entendre et de s’investir dans la société, mais aussi de véhiculer toute une civilisation, une culture et une histoire. Il est vrai qu’avant, la femme n’avait pas son mot à dire, surtout quand elle est en face d’un homme, mais dans cette pièce d’Anouilh, le langage de l’héroïne a un effet dramatique quand elle veut se mesurer à l’homme. On peut constater ce comportement surtout quand Ismène la supplie de renoncer à son projet. En guise de réponse, elle manifeste son insatisfaction d’être une fille : « Une fille, oui .Ai-je assez pleuré d’être une fille ! »(p.31) Antigone veut se comporter ici comme un individu victime de l’autoritarisme d’un parent contre qui elle veut affirmer sa liberté. A entendre les paroles d’Antigone, on en déduit que l’acte pour lequel elle avait bravé la mort était vide de signification. Le statut attribué à la femme à son époque ne lui convenait pas : elle voulait acquérir une autre identité. Nous retrouvons Simone de Beauvoir pour qui « On ne naît pas 14 femme, on le devient » . Ici, par l’acte qu’elle commet, Antigone refoule l’ancien statut attribué à la femme de son époque et cherche une nouvelle manière de s’imposer et de s’offrir une nouvelle image de la féminité. A travers son langage, on constate également qu’Antigone veut trouver sa place dans la société. C’est pour cette raison qu’elle cherche une certaine indépendance à l’égard de la tutelle de son oncle Créon : 14 Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Gallimard, Paris, 1976, p.13 49 « Moi je ne suis pas obligée de faire ce que je ne veux pas ! Vous n’auriez pas voulu non plus, peut être refusé une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l’auriez pas voulu ? ». (p.85) Ces propos d’Antigone expriment son autonomie. L’expression « Moi je ne suis pas obligée de faire ce je ne veux » dénote une certaine liberté, une autonomie. Elle refuse l’injustice commise par son oncle. Plus d’une fois, l’héroïne répète le mot « comprendre » : elle refuse le comportement de Créon qui lui demande de comprendre, même s’il n’y a rien à comprendre. Elle affirme donc qu’il y a des moments où il ne faut pas « réfléchir ni comprendre » « Comprendre (…) toujours comprendre (…). Je comprendrai quand je serai vieille (…) si je serais vieille. Pas maintenant ». (p.27) Un peu plus loin. « Je ne veux pas comprendre. C’est bon pour vous. Moi je suis là pour autre chose que pour comprendre ». (p.89) Il est évident qu’à travers ces deux extraits, Antigone rejette toute idée qui ne rejoint pas la sienne. Cette résistance est exprimée par l’abondance de la négation dans ses propos : « Je ne veux pas comprendre ». (p.89), « Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voulais pas ». (p.85) Ou encore, « Eh, bien, tant pis pour vous. Moi, je n’ai pas dit « oui ». (p.84) Cette négation exprime le refus : dire « non » signifie désobéir à l’ordre pour affirmer sa différence : « moi, je me distingue de vous », en affirmant cela, c’est comme si elle appartient à un autre monde. Cette déclaration traduit la différence qui existe entre elle et Créon. Elle insinue que sa raison d’être est distincte de celle de son oncle. Ils ne peuvent donc pas se comprendre. 50 En dépit de ce comportement de femme courageuse, Antigone manifeste parfois des traits qui montrent sa féminité. Elle essaie d’éviter de pleurer ou de s’apitoyer sur son sort. Cela se voit par exemple à travers les deux interventions suivantes : « Quand tu pleure comme cela, je redeviens petite ». (p.21) Elle dit ensuite : « Ne nous mettons maintenant ». (p.30) pas à pleurnicher ensemble Dans ces deux passages, le terme « pleure» attire l’attention. Ce mot est lié à la féminité, dans la mesure où le sexe féminin est un être sensible et compatissant. C’est pourquoi elle insiste sur ce mot qui lui rappelle la faiblesse féminine. Lors de son altercation avec Créon, on a pu remarquer qu’au niveau de son langage, Antigone alterne le tutoiement au vouvoiement. Le tutoiement montre qu’on s’adresse à quelqu’un qu’on connait, on utilise les pronoms personnels « tu » ou « te »et le vouvoiement pour quelqu’un qu’on ne connait pas ou que l’on respecte à cause de son âge. On emploie les pronoms« vous » ou le « vôtre ».Dans le discours d’Antigone, nous avons donc constaté une alternance entre ces deux types de langage. Elle s’adresse à Créon dans un premier temps, avec une pureté et une innocence puérile. Elle a recours au vouvoiement pour signifier le décalage d’âge qu’il y a entre eux : « Vous êtes le roi, vous pouvez tout, mais cela vous ne pouvez pas ». (p.79) Antigone parle poliment à Créon. Elle refuse l’acte de Créon, même si elle reconnait son autorité : « Vous pouvez tout ». Cela sous-entend l’ordre, le devoir et la responsabilité. C’est pourquoi elle lui témoigne du respect et de la révérence. Sa parole paraît plutôt polie et témoigne de la déférence à l’égard de son oncle. De surcroît, on a pu voir dans le comportement de l’héroïne ; au début de son entrevue avec Créon, une expression de politesse à l’endroit de son interlocuteur. Elle était docile tout en étant sûre d’elle. Ils se conduisaient comme deux personnes différentes : « Le grand et le petit ». Se considérant comme une femme adolescente, 51 elle reconnaît en même temps qu’elle est une personne soumise. Voilà pourquoi Antigone semble s’incliner devant Créon, qui n’est pas seulement le roi, mais aussi son oncle. Cela est visible lorsqu’elle dit : « Vous êtes le roi, vous pouvez tout ». (p.79) Cependant, Antigone est une femme adolescente qui s’initie à la vie d’adulte, elle se permet déjà de manifester son mécontentement par l’emploi de la conjonction « mais » qui exprime son refus ou sa méfiance à l’égard des propos de son oncle « roi », envers qui elle doit en principe obéissance et respect. Elle est de ceux pour qui la différence n’exclut pas le droit de s’exprimer. Face à la toute puissance du roi, Antigone continue néanmoins à réclamer ses droits. Parvenu à son paroxysme, cet affrontement fait apparaitre sa personnalité par le changement brusque de ton. Elle a décidé de tutoyer le roi. Et pour ridiculiser Créon, elle s’exclame avec un ton ironique : « Ah ! Je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d’un coup ! C’est le même air d’impuissance et de croire que l’on peut tout. La vie t’a seulement ajouté tous ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi ». (p.101) Trois situations sont donc caractéristiques du drame : L’interjection « Ah », le « rire », et la minimisation de Créon, « Je te vois à quinze ans ». Ces trois situations sont significatives dans cet affrontement. Pendant que le débat prend de l’ampleur, Antigone essaie de défendre jusqu’au bout son idée pour garder intact son choix. L’interjection « ah » manifeste une certaine aisance de sa part. Cela implique une certaine préfiguration de la victoire. Et pour montrer son caractère sûr d’ellemême, Antigone se permet de se moquer ouvertement de Créon par le « rire « je ris Créon ». Le rire n’est pas vraiment une manifestation de joie. C’est la manifestation du désir de provoquer Créon. Ironique, il incarne le mépris d’un jeune à l’égard de quelqu’un de beaucoup plus âgé : « je te vois à quinze ans ». Cette remarque devient intéressante dans la mesure où Créon est pris pour un homme simple et jeune comme elle. 52 Cette lutte acharnée à laquelle Antigone se livre contre l’oppression masculine en la personne de Créon nous fait penser à la camerounaise Calixte Beyala15qui attribue une image forte à la femme. Ses romans constituent des brûlots contre toute forme phallocratique. I-2. Fonction de la femme dans la société I-2-1.La femme: source de reproduction humaine La femme est un être humain extrêmement complexe. Elle renferme en elle seule une multitude de fonctions que l’homme n’est pas capable d’assumer. Elle a la faculté de pouvoir reproduire l’espèce humaine, mais aussi de bien le protéger et surtout d’assurer la survie de sa progéniture. Ce pouvoir permettant de protéger l’enfant se retrouve chez notre héroïne : « Il aurait eu une maman toute petite et mal peignée mais plus sûre que toutes les vraies mères du monde avec leurs vraies poitrines et leurs grands tabliers… ». (p.42) Cette façon d’agir d’Antigone est la même pour toutes les mères. La femme n’est pas seulement capable de produire une vie, mais elle est également capable d’assurer avec une beaucoup de fierté et de bonté la survie de sa progéniture. La perpétuité de l’espèce humaine se fait par la femme. Sans elle, le monde ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. En effet, en tant que mère, la femme joue un rôle indéniable dans la vie sociale. Dans le cas de cette pièce moderne de J. Anouilh, cette liaison entre mère et enfant est très visible dans la relation qu’Antigone entretient avec sa nourrice. Aux yeux d’Antigone, la nourrice est l’image de sa mère et vice-versa. C’est pourquoi on retrouve des expressions évoquant le souci et l’inquiétude d’une mère envers sa fille : 15 Jacques CHEVRIER, Littérature francophone d’Afrique noire, Edisud, 2001, p.95. 53 « Je me lève quand il fait encore noir, je vais à ta chambre pour voir si tu ne t’es pas découverte en dormant… ». (p.14) Ces paroles sont celles d’une mère soucieuse du devenir de son enfant. La nourrice s’occupe d’Antigone comme sa propre fille. C’est la raison pour laquelle Antigone ressent une tendresse émotive à l’égard de la nourrice. On retrouve ce besoin protecteur des mères dans la vie actuelle. Dans ce monde bien truffé de méchanceté et d’attentat, le cœur d’une mère est inquiet. Les enlèvements des enfants qui se propagent un peu partout dans le monde, et toutes les actions atroces que l’on vit actuellement ne peuvent que renforcer l’inquiétude de la femme mère. Nous constatons que la sécurité et le bien être des enfants sont avant tout assurés par les mères. L’amour qu’elles ont pour leurs progénitures les pousse à vouloir tout contrôler et même à vérifier les moindres détails de leurs actes. C’est dans ce sens que la nourrice déclare à sa « petite colombe » :« Il va falloir te laver les pieds avant de te remettre au lit ». (p.15) Ce passage nous renvoie également à la valeur de l’amour maternel à l’égard de son enfant avec le souci de le protéger à tout prix. Antigone, elle aussi, manifeste de l’amour à l’égard de sa nourrice, comme tout enfant le fait à l’endroit de sa mère. « Ne pleure pas, s’il te plait, nounou. (Elle l’embrasse). Allons, ma vieille bonne pomme rouge. Tu sais quand je te frottais pour que tu brilles ? Ma vieille pomme toute ridée. […]. Quand tu pleures comme cela, je redeviens petite… ». (p.21) A la question posée par la nourrice sur la raison de la sortie d’Antigone, cette dernière veut la rassurer qu’elle aime son fiancé. Pour cela, elle se sert d’un effet de contraste imagé en termes de « vieille pomme toute ridée » (la nourrice) opposée à sa toute jeunesse : « je redeviens petite ».Ici se retrouve le souci de sécurité de l’enfant reposant sur la confiance de sa nourrice qu’elle aime d’ailleurs beaucoup. Bien qu’elle soit petite, Antigone laisse entendre son refus du statut inferieur de la femme, alors qu’elle peut assumer des tâches sociales. De cette manière, elle montre que la femme est en mesure de se maitriser dans la société. 54 I-2-2.La femme : pilier de la société Dans la vie sociale ou religieuse, la femme occupe également une place importante. L’histoire nous a laissé bien des preuves de la contribution du sexe féminin et ont montré son importance dans la société. Au niveau de la religion, par exemple, le rôle de la vierge Marie assigne à la femme une existence mystique. D’abord, Dieu a fait mettre Jésus dans le ventre de la vierge Marie pour que celui-ci soit propre et pur. Ensuite, il est mort pour le bien être de l’humanité, et quand il était revenu, il a fait sa première révélation à une femme, en la personne de Marie Madeleine. Cela montre le poids qu’à la femme dans l’existence humaine Cette pureté de la femme se trouve également incarnée par Antigone qui, plus soucieuse de la justice, refuse la condition d’infériorité imposée à la femme. Défendant la pureté et la morale, Antigone fait appel à sa conscience pour se soucier de la liberté face au pouvoir injuste de Créon, au nom du sentiment de la dignité humaine. Pour s’opposer à l’accablement de son oncle qui lui raconte l’histoire de ses frères, elle lui répond par la narration de ses souvenirs d’enfance : « Une fois, je m’étais cachée derrière une porte, c’était le matin, nous venions de nous lever, et eux, ils rentraient. Polynice m’a vu, il était tout pâle, les yeux brillants et si beaux dans son vêtement du soir ! Il m’a dit : « tiens, tu es là, toi ? » Et il m’a donné une grande fleur de papier qu’il avait rapportée de sa nuit. » (p.92) Se constituant ainsi, la femme joue également le rôle d’une épouse au service des besoins de l’homme. C’est pourquoi Jean Anouilh la considère dans sa docilité envers l’époux dont elle s’occupe au foyer d’une manière sacré : une bonne partie de sa vie est consacrée au service de son mari. Et dans cette pièce, l’attitude de la femme épouse, peut être perçue à travers le comportement de la reine Eurydice. Voici comment le Prologue décrit son comportement : « La vieille dame qui tricote, à côté de la nourrice, qui a élevé les deux petites, c’est Eurydice, la femme de Créon, Elle tricotera pendant toute la tragédie… […]. Elle est bonne, digne, aimante. » (p.12). 55 Ces paroles montrent le côté docile de la femme auprès de son époux. Eurydice ne fait rien de déplaisant, elle suit les instructions de son mari, et assure son rôle de femme auprès de Créon. Car comme il se doit, les femmes, si elles sont biens traitées et considérées comme telles, se soumettent et se mettent au service de leurs conjoints. Parallèlement à cela, cette qualité d’épouse se retrouve chez Antigone. Elle avoue à son futur époux qu’elle serait une bonne femme. Et malgré son côté dur et délicat, elle voulait offrir à Hémon, son futur mari, un moment de bonheur, comme le ferait toute femme docile et qui cherche à satisfaire son époux. L’intention d’Antigone plus soucieuse de devenir femme d’Hémon se découvre ici : « Mais, j’étais venus chez toi pour que tu me prenne hier soir, pour que je sois ta femme avant. […] je voulais être ta femme quand même, parce que je t’aime comme cela, moi, très fort… ». (p.46) Antigone révèle ici son aveu de femme consciente de sa place auprès d’Hémon. Même si elle est têtue, elle ne doit pas ignorer son rôle envers son élu, car cela ternirait son image de femme. Toutefois, puisque l’on montre les multiples fonctions de la femme, on ne pouvait mettre à l’écart celles d’une sœur. La femme peut également contribuer à la vie sociale par le biais du devoir familial où s’exprime la convivialité mise en exergue dans la relation entre frère et sœur. Cette liaison fraternelle conduit Antigone à outrepasser l’ordre établi. Nous voyons ici comment cette liaison fraternelle entre Polynice et Antigone est évoquée : « Il faut que j’aille enterrer mon frère que ces hommes ont découvert ». (p.76) La liaison qui les unissait est très forte qu’elle considère l’acte d’enterrer son frère comme une obligation ou un devoir. Mais ce qui prime dans cette relation, c’est surtout les souvenirs d’enfance qu’Antigone retient de son frère Polynice. Ils entretenaient une liaison très forte qu’Antigone ne peut pas supporter que le cadavre 56 de son frère soit la proie des chacals : Elle l’aimait et se souvenait des bonnes actions qu’il lui a faites quand elle était toute petite, en l’occurrence, la fleur de papier que Polynice lui a offerte : « Polynice m’a vue, il était tout pâle,(….) Il m’a dit : Tiens, tu es là, toi ? Et il m’a donné une grande fleur de papier qu’il avait rapportée de sa nuit ». (p.92) Cette parole et ce geste de Polynice à l’égard de sa sœur montrent évidemment une certaine affection envers elle. Antigone garde en mémoire ce geste affectueux qui lui rappelle son frère. A travers cette liaison de frère et sœur, se manifeste aussi l’honneur familial. Chez les Grecs, la famille est une chose sacrée, comme dans toutes les sociétés d’ailleurs. Antigone voulait protéger l’honneur familial. En héros cornélien, il lui était donc légitime de mourir pour l’honneur familial. Cette idée d’honneur familial se retrouve également dans le Cid de Corneille où Rodrigue était contraint d’aller se mesurer avec le père de sa bien aimée pour défendre l’honneur de sa famille, au même titre qu’Antigone lutte pour l’honneur de son frère défunt. Par contre, Chimène, pour qui, les sentiments priment, ne peut pas s’empêcher d’exprimer ce qu’elle ressent en prononçant la fameuse litote : « Va je ne te hais point ». Une expression qui traduit l’amour profond que Chimène a pour Rodrigue, même si ce dernier est l’assassin de son père. Bien sûr, l’honneur de la famille compte beaucoup, mais le rôle de chaque membre de la famille est aussi important. Antigone se montre affectueuse et fière d’être au service de son frère. Elle affirme cela en ces termes : « Si mon frère vivant était rentré harasser d’une longue chasse, je lui aurais enlevé ses chaussures, je lui aurais fait à manger, je lui aurais préparé son lit… Polynice aujourd’hui a achevé sa chasse. Il rentre à la maison où mon père et ma mère, et Etéocle aussi l’attendent. Il a droit au repos. » (p.70) Antigone nous donne des informations au sujet du comportement qu’elle aurait pour son frère. Elle montre le rôle qu’elle aurait eu auprès de son frère, un rôle 57 important dont elle aurait été fière d’accomplir. Au XIXe siècle, George Sand devient le symbole de « la femme émancipée ».On lit dans ses romans une dénonciation de l’abus de l’homme sur la femme. Une dénonciation de la prison du mariage. Vient ensuite le XXe siècle, où on voit la fameuse œuvre de Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe qui donne un fondement théorique aux revendications féminines. Elle veut tout simplement montrer que si la femme accepte le rôle que le monde lui attribue, c’est à dire rester au foyer et ne pouvoir s’exprimer qu’à la cuisine, personne ne changera cette mauvaise manière à sa place. Alors, il faut affronter tout cela pour trouver sa véritable place. C’est dans cette optique que Simone de Beauvoir dira : « On ne naît pas femme, on le devient ».16 En analysant cette locution de Simone de Beauvoir, on comprend que cela veut dire que la femme doit s’affirmer et imposer sa présence dans la société. Or, si nous faisons l’analogie de ce devenir avec l’acte d’Antigone, on s’apercevrait que selon les propos de Simone de Beauvoir, Antigone en commettant cet acte est en train de devenir une femme, car cette dernière a secoué les mœurs de son époque pour trouver et imposer son nouveau statut. Cela est similaire au devenir évoqué ici. Ce dernier sous-entend donner un nouveau statut à la femme jugée égale à l’homme. Actuellement, la femme a sa place dans presque tous les continents. En Europe par exemple, nous voyons des femmes occuper des fonctions qu’elles ne pouvaient pas occuper auparavant. A l’heure actuelle, Il y a des femmes ministres, députés, sénateurs. Entre autres exemples, Angela Merkel, Ségolène Royale. Tout cela montre que la femme exerce les mêmes fonctions que l’homme, ce qui veut dire que sa participation économique au niveau de la société est semblable à celle de l’homme. Sur le plan social et intellectuel, la femme a aussi sa part. Dans la société et surtout dans la société traditionnelle, la femme n’avait pas une place qui lui permettait d’imposer et d’affirmer sa présence, car il était interdit aux femmes d’effectuer certains actes dévolus aux hommes. Par exemple, aller à la chasse ou à la guerre, participer à des réunions. C’était la tâche des hommes ; c’est dans cette perspective que la camerounaise Calixte Beyala, suite à cette image de la femme 16 Simone de Beauvoir, Deuxième sexe, Gallimard, Paris, 1976, p.13 58 traditionnelle assujettie aux conventions de la société, entend bien substituer la figure de la femme combattante, décidée à partir en guerre comme les hommes, et contre la société dont elles constituent les piliers. Cela veut dire que la femme, tant opprimée et laissée toujours au second plan, doit à présent lutter pour obtenir un nouveau statut. Elle doit faire face à la société confrontée à tous les problèmes pour qu’enfin elle puisse acquérir son statut. En outre, intellectuellement, on juge que par rapport à l’homme, la femme est tout aussi intelligente. Elle fait presque toutes les choses que l’homme faisait tout seul auparavant. Elle exerce encore des activités que ce dernier n’est pas en mesure d’accomplir, l’accouchement par exemple. Par ailleurs, les femmes sont capables de se sacrifier, ou d’être sacrifiée pour la religion et pour le bien être de l’humanité. Antigone n’est pas la première femme qui s’est sacrifiée pour une cause religieuse ou morale. Atala, elle aussi, est morte pour des fins spirituelles comme Antigone. Elle s’est suicidée, elle aussi, comme l’héroïne d’Anouilh. Atala.de Chateaubriand relate presque la même histoire qu’Antigone du point de vue de la religion et de la morale. Sur ce même ordre d’idée, nous pouvons dire que lors de la guerre de Troie17on a sacrifié une femme, même si ce n’est pas dans le même but qu’ici. Sacrifier des femmes pour l’humanité était un cas courant dans l’antiquité grecque. Exemple, le sacrifice d’Iphigénie, la fille d’Agamemnon. Ayant était irrité par les Troyens, les grecs sont entrés en guerre contre Troie. Mais le dieu du vent ne voyait pas cette entreprise du bon œil. Les grecs lui donnèrent alors en sacrifice la fille de leur chef. Le dieu approuve ce geste en calmant le vent. Ils partirent alors pour Troie. 17 Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Larousse, Paris, 1993, p15. 59 Cela montre combien de fois la femme joue le rôle d’héroïne dans plusieurs circonstances de la vie. Dans l’antiquité, comme dans le monde actuel, elle exerce une fonction indéniable, sans laquelle l’humanité manquerait d’une chose irremplaçable. Alors que la femme assure sa fonction sociale de reproductrice, l’homme, lui, agit sur le plan sociopolitique. 60 Chapitre II : POUVOIR ET FONCTION SOCIALE DE L’HOMME II-1. L’homme et le pouvoir L’homme s’est toujours considéré comme supérieur à la femme. Animé par la passion de domination, sa puissance s’exerce en politique ou au sein de la société. Hiérarchisée, la société accorde peu de place à l’émancipation de la femme. Dans cette pièce moderne, ce complexe de supériorité de l’homme se manifeste surtout au niveau du pouvoir sociopolitique. En effet, de Laïos à Créon, en passant par Etéocle et Polynice, ce comportement égoïste laisse partout ses marques. En fait, il ne faut pas ignorer que tout le drame de cette famille grecque de l’antiquité repose tout d’abord sur le crime de pédophilie de Laïos père d’Œdipe. « Celui-ci a enlevé le jeune Chrysype, fils du roi Pélops chez qui Laïos était réfugié. Chrysype s’est suicidé de honte.18 Toute la base du mythe est totalement occultée dans l’édifice patriarcal. La psychanalyse freudienne a pour but de protéger le père à tout prix. » Mais on ne retiendra, dans cette immense histoire d’Antigone, que le meurtre du père par le fils et non le crime originel du père pédophile qui a déclenché la destruction de plusieurs générations. C’est certes un péché, mais aussi un crime d’avoir abuser de ses facultés pour profiter d’un adolescent. Ce cas d’abus de pouvoir peut être comparé aux agissements des hommes d’Etat du monde actuel. En Afrique, en Asie, en Europe comme en Amérique, nous n’avons que des exemples de paix violées. Les hommes établissent les lois, les transgressent ensuite pour des intérêts personnels. En Afrique, on peut constater plusieurs cas de ce drame de l’existence humaine. Au Zimbabwe, la ténacité et l’égoïsme de l’homme se manifestent. Le fait que Robert Mougabé ait refusé de céder le trône, même en sachant que des certaines de citoyens périssent par sa seule présence au pouvoir constitue une preuve pour montrer l’égoïsme de l’homme. Il reformule son opinion en ces 18 Htt//mael monnier, consulté le10janvier 2009, à 10heures. 61 mots : « Le Zimbabwe m’appartient ». Pour lui, tout ira bien, même si la vie de ses citoyens se trouve menacée ou compromise. Ce sentiment d’égoïsme incarné par l’abus de pouvoir est présent dans cette pièce. En effet, une fois qu’Œdipe a renoncé au pouvoir, les deux fils Etéocle et Polynice se sont arrangé pour se le partager. Mais l’aîné, Etéocle, une fois qu’il a régné, a refusé de céder le trône à Polynice. Il savait que cela engendrerait des conséquences qui ne seraient pas forcements bons, mais ce qui prime, c’est d’abord ses propres intérêts. Carmen Tercero relate ce sentiment d’égoïsme et d’abus de pouvoir en ces termes: « Les deux fils, Etéocle et Polynice, restent à Thèbes pour se partager le pouvoir : ils décident de régner chacun une année à tour de rôle. Cependant, au bout d’un an, Etéocle, qui a régné en premier, refuse de rendre le trône et chasse son frère. Celui-ci se réfugie auprès d’Adraste, le roi d’Argos et, avec six autres chefs, décide d’assiéger les sept portes de Thèbes ».19 A travers ce passage, nous remarquons que c’est un cas similaire à ce qui se passe actuellement au Zimbabwe avec Robert Mougabé. Cela prouve que l’homme réagit toujours d’une manière excessive, surtout quand il s’agit de faire des manœuvres pour s’accaparer du pouvoir ou d’en abuser une fois qu’il est sur le trône. Il en est de même pour Créon qui n’hésitait pas à se salir les mains pour rester à la tête du pouvoir. Il est donc prêt à sacrifier la vie de plusieurs personnes ou de mentir quand cela s’avère nécessaire pour préserver son autorité. Il admet : « Gouverner les hommes veut dire mêler la vérité d’un peut de mensonge utile, fléchir au temps, inventer des légendes, bref s’avilir par charité ».20 Ces propos machiavéliques relèvent la manière d’être de Créon envers le pouvoir. C’est un personnage complexé et trop sceptique. Ce scepticisme ajouté à I’ 19 Carmen Tercero, Antigone J. Anouilh, Nathan, Paris, 1998, p.9 20 Etienne Frois, Antigone, J. Anouilh, Hatier, Paris, 1979, p.42. 62 orgueil fait qu’il devient un homme fermé qui veut être le détenteur de tous les pouvoirs. Il veut que sa parole devienne une loi que tout le monde doit respecter. Cela est démontré dans les interventions suivantes : « Qui a osé ? Qui a été assez fou pour braver ma loi ? (p.53) Un peu plus loin il ajoute : « Votre garde est doublée. Renvoyez la relève. Voila l’ordre. Je ne veux que vous près du cadavre. Et pas un mot. Vous êtes coupable de négligence, vous serez punis de toute façon, mais si tu parles, si le bruit court dans la ville qu’on a recouvert le cadavre de Polynice, vous mourrez tous les trois ». (p.55) Ces deux extraits montrent le caractère autoritaire de Créon. Il est maintenant facile de comprendre pourquoi il s’attache à la vie. Plus d’une fois, Créon bafoue la loi, notamment les normes de la vie familiale. Cela a d’ailleurs provoqué la révolte d’Antigone. La première chose qu’il a fait en tant que roi, c’était de violer la loi morale. En effet, la première décision de Créon était de laisser pourrir au soleil le corps de Polynice, oubliant que, selon la loi divine, tous ceux qui ne bénéficient pas des honneurs funèbres ne connaissent pas de repos. Cela est illustré par la déclaration de l’héroïne à l’endroit de Créon : « Je le devais tout de même. Ceux qu’on n’enterrent pas errent éternellement sans jamais trouver de repos ». (p.70) Dans cette perspective, Antigone s’investit ici à défendre la loi divine, à l’encontre du scepticisme de Créon qui ne s’attache qu’à ce qu’il voit. En refusant à Polynice les droits funéraires, Créon passe pour un transgresseur de la loi morale. Cela montre que l’homme une fois au pouvoir fait tout pour asseoir son autorité. Le fait que Créon viole la loi divine en est une preuve largement suffisante. Il y a aussi le fait qu’il s’est trahi lui-même. Après avoir enterré Etéocle, il a proclamé qu’il punira de mort celui ou celle qui tentera d’enterrer Polynice. Antigone outrepasse cet ordre au mépris de l’interdiction de Créon. Mais au lieu que celui-ci se conduise comme un défenseur de la loi, Créon tentera d’étouffer l’affaire pour 63 sauver sa bru. Car dans la vie de tous les jours, les gens pensent que la famille doit primer. Cela montre que Créon a violé la loi pour ses intérêts personnels. On peut le sentir dans les propos de Créon adressés à Antigone « Alors, écoute : tu vas rentrer chez toi, te coucher, dire que tu es malade, que tu n’es pas sortie depuis hier. Ta nourrice dira comme toi. Je ferai disparaître ces trois gardes ». (p.69) Ici on constate que Créon n’est pas en mesure de respecter la loi qu’il a lui même établie. La brutalité et l’égoïsme de l’homme ressurgissent. Alors que si c’était une autre personne qui avait outrepassé cette loi, cette dernière aurait été appliquée, mais comme il s’agit de sa future bru, l’appliquer irait à l’encontre de ses intérêts. D’où cette tentative de Créon de vouloir étouffer l’affaire. II-2. Fonction de l’homme dans la société L’homme occupe une place prépondérante dans la société. Le fonctionnement d’un peuple dépend, dans la plupart des cas, de sa façon d’agir, sa compétence et sa vision. Cette utilité de l’homme au niveau de la société s’observe également dans la famille, là où sa place est aussi fondamentale. Il apparaît comme le chef, il assure la satisfaction des besoins familiaux. Dès qu’il atteint l’âge adulte, l’homme est appelé à exercer une fonction qui lui permettra d’obtenir un salaire et de subvenir à ses propres besoins, ainsi qu’à ceux de ses proches. Le travail chez l’homme se révèle comme une source vitale, car si la femme symbolise l’affection et la pitié, l’homme représente le monde du travail. Dans la présente pièce, Anouilh s’est plu à peindre un monde du travail assuré par des hommes. Aucune femme n’est représentée dans le secteur actif. De Créon jusqu’aux gardes anonymes, à l’exception du jeune Hémon, chaque homme exerce un métier qu’il prend au sérieux. Si le jeune Hémon échappe à cette classification, c’est seulement parce qu’il attend son tour pour remplacer son père à la tête du royaume. Cet attachement au travail pousse parfois ces personnages à en avoir une conscience aiguë. L’intervention du garde Jonas est là pour montrer cette 64 exagération et l’importance que l’homme donne au monde du travail. Il ira jusqu’à citer les moindres détails inutiles: « …On était là, on parlait, on battait la semelle,…On ne dormait pas chef, ça on peut vous le jurer tous les trois qu’on ne dormait pas ! D’ailleurs, avec le froid qu’il faisait…Tout d’ un coup, moi je regarde le cadavre…On était à deux pas, mais moi, je le regardais de temps en temps tout de même…Je suis comme ça, moi, chef, je suis méticuleux. C’est pour cela que mes supérieurs disent : Avec Jonas on est tranquille (…). C’est moi qui l’ai vu le premier chef ! Les autres vous le diront, c’est moi qui ai donné le premier l’alarme ». (p.52) Dans cet extrait, Anouilh semble décrire la condition des ouvriers. Les gardes sont présentés comme des ouvriers qui sont contraints d’exécuter la tâche qu’on leur a assignée. Les expressions comme « on ne dormait pas », « on peut vous le jurer tous les trois », « méticuleux », « mes supérieurs » traduisent la fidélité au travail des gardes. Cet auteur nous donne un aperçu des conditions de travail du début du siècle dernier. On exerçait le travail, dans la plupart des cas, sans l’intervention de la raison. Les hommes étaient incapables de réfléchir aux questions éthico politiques de leur société. Ce trait de caractère des gardes pousse, en ce sens, la pièce vers l’absurde. Anouilh décrira le portrait physique de ces ouvriers à travers les propos d’Ismène : « Et là, il y aura les gardes avec les têtes d’imbéciles, congestionnées sur leurs cols raides, leurs grosses mains lavées, leur regard de bœuf, qu’on sent qu’on pourra toujours crier, essayer de leur faire comprendre qu’ils vont comme des nègres et qu’ils feront tout ce qu’on leur a dit scrupuleusement, sans savoir, si c’est bien ou mal. » (p.28) Ce langage grossier exprime un comportement lié à la rigueur du travail. Il est une source de production. Et que, par ce travail, il contribue à beaucoup de choses. Il y a bien des choses qui ne peuvent avoir de sens sans cette contribution de l’homme En prenant le cas de la famille, par exemple, l’homme occupe le premier rôle pour qu’elle fonctionne. En tant que chef, l’homme doit subvenir aux besoins 65 familiaux, notamment la nourriture, les vêtements et les soins. Bref, la charge de la famille lui incombe. Pour cette raison, la famille lui doit du respect, du soutien sur la base de la compréhension des décisions qu’il aura à prendre. Suite à ses différends avec Antigone, Ismène dira qu’en dépit de cette horrible décision de Créon, elle le comprend un peu quand même : « D’abord c’est horrible, bien sûr, et j’ai pitié moi aussi de mon frère, mais je comprends un peu notre oncle ». (p.26) Cet extrait montre le total respect que la famille doit accorder à l’homme qui agit pour son intérêt. La famille lui doit une certaine obéissance. Ce même respect se retrouve également entre Créon et sa femme Eurydice. Celle-ci reste au palais et attend son époux. Elle n’exerce aucun métier à part tricoter, un métier sans rémunération. Elle vit par l’intermédiaire de son mari. Elle ne vit donc que pour lui obéir. Elle suit ses instructions à la lettre. Elle apparaît au niveau de la société comme une femme digne de ce nom. Pour montrer cette obéissance envers son mari, le Prologue annonce : « La vieille dame qui tricote, à côté de la nourrice qui a élevé les deux petites, c’est Eurydice, la femme de Créon. Elle tricotera pendant toute la tragédie jusqu’à ce que son tour vienne de se lever et de mourir. Elle est bonne, digne, aimante ». (p.12) Ce passage montre également la différence fondamentale qui existait entre l’homme et la femme au niveau du secteur actif, ainsi que l’importance que l’homme accorde au travail. Parallèlement à cela, l’homme fournit une part considérable des besoins économiques. Par son travail, l’homme fait que la société avance comme il se doit. Bien sûr, les femmes contribuent, pour une large part, aux activités réalisées par les hommes. Dans l’antiquité, le développement économique était assuré par les communautés marchandes et industrielles. Dès lors, L’homme a toujours symbolisé l’activité de production. C’est pour cette raison que, si on parle de ceux qui ont contribué à la promotion de l’économie, l’homme apparaît toujours au premier plan. Cela se voit d’ailleurs dans les portraits d’homme qui figurent sur les pièces de monnaies de l’antiquité. Cela signifie qu’ils étaient les piliers du pays en question. 66 Pour ne prendre que l’exemple des monnaies européennes, on pourrait voir cela à travers la monnaie française ou belge de l’époque : En 1816, le portrait de Louis XVIII, roi de France a représenté la monnaie de cette époque. En 1834, c’était Louis Philipe I qui était représenté sur les pièces de monnaie de son époque.21 Vient ensuite la Belgique : le franc redevient monnaie légale à la place du florin néerlandais, après la proclamation de l’indépendance en 1830. Et comme Léopold Premier était le roi des belges, puisqu’ il était le promoteur de cette indépendance, la pièce du franc belge affichait son portrait. Tous ces exemples constituent des marques de la production de l’homme dans le monde du travail. Il a donc une très large avance par rapport à la femme dans ce domaine. Ce qui explique la rareté des portraits féminins sur les pièces de monnaie antiques. Et c’est pour cette raison également que dans la pièce d’Antigone, une pièce antique, même si elle a été repris par Anouilh au XXe siècle, la femme n’a pas une très grande place dans le secteur économique. Dans la pièce de Sophocle, tout dépend de l’homme. D’où, l’acharnement des gardes et de Créon dans ce qu’ils estiment être leurs devoirs. 21 Dictionnaire Petit Larousse, Larousse, Paris, 2003, p.772 67 CONCLUSION De part l’analyse que nous avons menée sur ce volet, nous pouvons déduire que même si Anouilh n’a pas développé ici un aspect qui montre l’utilité de la femme au niveau du pouvoir, elle demeure un des piliers de la société actuelle. Et si dans cette pièce le rôle de la femme n’est pas visible dans le secteur actif, c’est uniquement parce que c’est une pièce antique. A cette époque là, on considérait que la femme n’était pas faite pour un travail de ce genre. Manifestement, l’œuvre d’Anouilh a donné de quoi réfléchir. Elle décrit savamment une vie pénible, submergée par l’absurdité des guerres. Cette description est à la fois une attaque sévère entre les gouvernements et une exhortation à l’endroit du peuple pour qu’il se rendre compte de cette situation agaçante. 68 TROISIEME PARTIE : ADAPTATION DE LA PIECE AU MONDE CONTEMPORAIN 69 INTRODUCTION La Grèce antique, par l’intermédiaire de ses poètes et de ses dramaturges, a transmis à la France un grand nombre de mythes dont Antigone. Enseignés dans les écoles, repris par les écrivains, ils ont fini par se fondre dans le patrimoine national et font partie intégrante de la littérature française. En renouant avec le tragique, les dramaturges contemporains ont voulu poser des problèmes ou exprimer les sentiments de leurs époques. Les mythes d’autrefois sont devenus un prétexte pour annoncer des idées neuves, d’où la reprise de celui d’Antigone au XXeme siècle par J. Anouilh. Pour mener à bien notre étude, nous avons choisi l’intitulé : « Adaptation de la pièce au monde contemporain », pour la troisième partie de notre travail. Les chapitres qui composent cette partie montreront le pourquoi de cette reprise du mythe au XXème. Le premier chapitre s’intitule : « Réactualisation du mythe d’Antigone ».Il analysera le style utilisé par Anouilh ainsi que la structure de la pièce. Le deuxième chapitre, « La cruauté des personnages », nous donnera l’occasion d’étudier l’autocratie de Créon et l’indifférence des gardes face à la situation tragique d’Antigone. 70 Chapitre I : REACTUALISATION DU MYTHE D’ANTIGONE I-1.Langue et style L’expression, le langage et le style utilisés par Anouilh sont bien différents de ceux qui sont utilisés dans la pièce antique. Nous constatons en effet que l’Antigone de Sophocle est écrite en vers, preuve de la noblesse du style. Par contre la pièce de J. Anouilh est écrite en prose, c’est une œuvre exprimée en langage simple, il utilise un registre de langue familier, sinon vulgaire. Cette différence suit une certaine logique. Cela s’explique par l’intention que l’un et l’autre assignent au mythe : la poésie grecque laisse entrevoir des héros animés par des sentiments nobles et grands, soucieux des valeurs éthiques, notamment la vertu, le courage, la justice et la sagesse. Les dramaturges modernes mettent en scène des personnages préoccupés par leur époque et parlent notre langage. Antigone représente ainsi la passion de l’absolu, c’est bien grâce au sentiment qui l’identifie à son modèle grec. Le langage utilisé par Anouilh dans cette pièce moderne fait plutôt apparaître des traits de la vie réelle. On sent qu’elle est plus proche de nous lorsque la nourrice déclare: « Il va falloir te laver les pieds avant de te remettre au lit » (p.15). Ce propos de la nourrice montre la valeur que la mère partage avec sa fille. La locution « il va falloir te laver les pieds avant de te remettre au lit » qui peut être perçu comme une imposition d’une mère à sa fille, laisse entendre aussi le souci d’une mère qui s’’inquiéte pour le bien être de son enfant. Cette nourrice a un langage réaliste lorsqu’elle ajoute par exemple: « Mon Dieu, cette petite, elle n’est pas assez coquette ! Toujours avec la même robe et mal peignée. Les garçons ne verront qu’Ismène avec ses bouclettes et ses rubans et ils me la laisseront sur les bras » (p.18). Plus d’une fois, son expression s’avère familier puisqu’elle renvoie au monde réel. La vulgarité de l’expression de la nourrice repose sur les mots et les gestes d’attendrissement à l’endroit d’Antigone : Un garçon que tu ne peux pas dire à la famille : « Voilà, c’est lui que j’aime, je veux l’épouser. C’est ça, hein, c’est ça ? Réponds donc, fanfaronne ! » (p.15). 71 Ces interventions de la nourrice montrent bel et bien le style simple d’Anouilh, lequel est plus proche de la réalité, plus proche de nous. Et c’est un des éléments qui rendent la lecture de la pièce plus amusante et plus agréable. Ce même langage se retrouve également chez presque tous les personnages de l’œuvre. Les gardes eux mêmes emploient un langage imagé, truculent et souvent très grossier, qui correspond à leurs personnages : « On ne dormait pas, chef, ça on peut vous le jurer tous les trois qu’on ne dormait pas » (p.52). Le langage des gardes s’avère tellement familier qu’on peut facilement imaginer ce qu’ils représentent réellement pour comprendre leur conception de la vie. Leur façon de parler, déplacé, atteint son paroxysme, surtout lorsqu’ils ont emmené Antigone, un des gardes dit : « Ecoutez-moi, je vais vous dire : on va d’abord chez la Tordue, on se les cale comme il faut, et après on va au palais » (p.56). Ces propos montrent l’indifférence et la cruauté des gardes à l’égard de cette situation tragique : ils ne pensent qu’à leur distraction. Tout ce pittoresque rend le dialogue vivant. Il en est autrement du style particulier d’Ismène dont le langage est d’ailleurs loin d’être correct lorsqu’elle s’adresse à sa sœur: « Je réfléchies plus que toi. Toi, c’est ce qui se passe par la tête tout de suite, est tan pis si c’est une bêtise. » (p. 25) De cet entretien d’Ismène et d’Antigone, on se demande ce que pourrait penser un grammairien de la structure de ces phrases écrites en registre familier. Les propos qui s’ensuivent est une longue tirade énoncée avec plus de force que de logique et de clarté, évoquant la fureur de la foule déchaînée contre les deux sœurs : « Ils nous crachèrent à la figure. Et il faudra avancer dans leur haine sur la charrette avec leur odeur et leur rire jusqu’au supplice. Et là il y aura les gardes avec leurs têtes d’imbéciles, congestionnées sur leurs cols raides, leurs grosses mains lavées, leur regard de bœuf, qu’on sent qu’on pourra toujours crier, essayer de leur faire comprendre, qu’ils vont comme des nègres et qu’ils feront72 tout ce qu’on leur dit scrupuleusement, sans savoir si c’est bien ou mal… » (p.28). Ce passage soulève certaines questions, tant du point de vue sémantique que Syntaxique. La puissance expressive de ce texte riche en images fait trembler Ismène, saisie de panique. On dirait même qu’Anouilh est préoccupé du mouvement tragique de la vie, exprimé par le dynamisme de la phrase et de sa véhémence. Du côté d’Antigone, cela se voit également : sa colère et son comportement justifient parfois son opiniâtreté. A la fin de son altercation avec Créon, elle apparaît comme une furie en proie à une véritable transe, crachant avec violence son mépris : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n’est pas trop exigeant ». (p.101) Déchaînée, elle n’est plus l’enfant fragile ni apeurée. Ne pouvant plus contrôler son expression, elle commence à montrer son dégout de la leçon politique que Créon lui fait. Créon lui même, maître de lui au début, perd peu à peu toute mesure et toute dignité. Si Anouilh emprunte plus d’une fois des formules de Sophocle, son style s’avère néanmoins différent : sa familiarité est perçue à travers soit par ses incorrections, soit par sa crudité ou sa violence. Il n’en comporte pas moins des morceaux ayant trait à une véritable anthologie. : Ces morceaux montrent la vision du monde se dégageant des récits des principaux personnages. C’est ici qu’on peut parler de la poésie de Jean Anouilh: il utilise des images et des comparaisons qui viennent renforcer les idées et les sentiments exprimés. A côté d’un dialogue vif et resserré, en marge des cris, nous assistons à de vastes tableaux ornés de pointes sèches burinées dont les caractères et les vertus sont subordonnés à la structure de l’action accomplie sous forme d’intrigue. Ses variations imaginatives résultant d’une psychologie simplifiée là où l’anxiété appelle le pathétique. C’est donc un art burlesque où le pathétique est parfois teinté de cruauté. On retrouve cela dans la description que fait Créon de l’enterrement selon les rites : «Tu as vu les pauvres têtes d’employés fatigués, écourtant les gestes, avalant les mots, bâclant ce mort pour en prendre un autre avant le repas de midi. (p.77) 73 Un peu plus loin il ajoute « Et tu risques la mort maintenant parce que j’ai refusé à ton frère ce passeport, ce bredouillage en série sur sa dépouille, cette pantomime dont tu aurais été la première à avoir honte et mal si on l’avait jouée ». (p.77) La force expressive des verbes et des substantifs de ces deux passages « écourtant », « avalant », « bâclant », « prendre » ; « passeport », « bredouillage », « dérisoire », suggère irrésistiblement l’idée d’un cérémonial absurde : le langage utilisé dans cette scène nous rappelle l’enterrement de la mère de Meursault que Camus a si admirablement décrit dans l’Etranger. L’attitude d’indifférence de Meursault devant la mort exprime un fait caractéristique de l’absurde où le tragique est circonscrit dans un monde clos. Cela est remarquable dans la première apparition d’Antigone à l’aube. Ses souliers à la main, Antigone qui revient de sa mission raconte à sa nourrice sa promenade. L’évocation de la nature qu’elle décrit montre qu’elle est éprise de pittoresque. La personnification des choses de la nature abonde : « C’était beau. Tout étais gris (…) Le jardin dormait encore. Je l’ai surpris, nourrice. Je l’ai vu sans qu’il s’en doute. C’est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes (…) Dans les champs, c’était tout mouillé et cela attendait. Tout attendait. Je faisais un bruit énorme toute seule sur la route et j’étais gênée parce que je savais bien que ce n’était pas moi qu’on attendait ». (p. 14-15) Ces propos montrent l’admiration qu’Antigone éprouve à l’égard de la nature. L’expression « c’est beau » qui peut signifier qu’une personne apprécie de façon méliorative une chose exprime l’admiration et l’attachement de l’héroïne à la nature. Elle est donc attirée par la magnificence de la vie, mais ce qu’elle considère comme son devoir l’empêche de vivre pour jouir davantage. Pour rassurer sa nourrice qui est saisie de panique et dont les larmes commencent à couler, elle la calme en ces termes : « Ne laisse pas couler tes larmes dans toutes les petites rigoles pour des bêtises comme cela, pour rien. » (p.21) 74 Ce ton suggère d’ailleurs le contexte familier qui l’unit à sa nourrice. On retrouve ce même langage à la fin de la pièce, lors de la mort d’Antigone où il est facile d’imaginer son horreur à l’égard de la mort. Ecoutant les propos du garde : « ils allaient vous murer dans le trou. », elle répond avec frayeur : « Je vais mourir tout à l’heure » (…..) « Tu crois qu’on a mal pour mourir ? » « Comment vont-ils me faire mourir ? »Cette intuition émotive traduit son vif sentiment d’isolement et de frayeur face à la mort qui l’attend. Et pour s’arracher à sa solitude qui atteint également Créon, Antigone a cherché un refuge dans l’amour. C’est pour cela qu’elle a voulu envoyer une lettre à Hémon par le biais du garde, mais ce dernier ne l’a jamais transmis. De là s’explique l’effet dramatique où s’exprime le contraste entre le sentiment d’Antigone et le refus du garde de remettre la lettre à Hémon. Le garde est un confident indigne qui a rompu le dialogue intime. Cette scène exprime le pessimisme d’Anouilh à cause de l’impossibilité du dialogue entre les deux personnages. Cela conduit inévitablement à une situation où la destinée s’accomplit dans une mort inutile ou dans l’attente de la mort, expression d’un triste apaisement. Ce passage met en exergue le style d’Anouilh, un style plus proche de la vie quotidienne. Il renvoie également au thème de l’enfance, avec sa curieuse vision des fils multicolores de sa ceinture, comportant l’image d’une toile naïve qui vient en quelque sorte prolonger le monde de l’enfance. Cela nous donne l’impression d’une vie de conflit que le temps ne parvient pas à régler. I-2. Le rôle du temps et la structure de la pièce Force est de constater que la narration des faits ne respecte pas une chronologie rigoureuse. Nous connaissons l’interdiction de Créon grâce à la conversation entre les deux sœurs. En réalité, nous ne savons pas précisément combien de temps s’est écoulé entre le moment du délit et celui où Créon en prend connaissance. Mais nous savons en revanche que, entre ces derniers instants et la scène qui conduit à l’arrestation, Antigone a eu le temps de retourner au lieu où se trouve le cadavre de Polynice. Enfin, entre le moment où les gardes viennent la chercher et celui où le messager fait le récit de sa mort, pour le spectateur, peu de temps a passé. Resserrer le temps de cette manière crée une intensité dans le drame. Carmen Tercero affirme cela en ces termes : 75 « Le théâtre, art de l’illusion, ne cherche pas la vérité mais la vraisemblance : resserrer ainsi le temps de l’action autour de quelques moments clés, crée une plus grande intensité dramatique ».22 Toutefois, ces quelques moments resserrés forment une seule journée d’environ douze heures ; dès l’aube jusqu’à cinq heures du soir, heure à laquelle sonne la cloche, indiquant à Créon et au Page qu’il est l’heure du conseil. Ce tour d’horloge a une seule et unique valeur, celle qui fait de la tragédie une machine infernale, une sorte de cercle vicieux auquel on ne peut échapper. Le temps apparaît ici avec une vitesse considérable. C’est pour cette raison d’ailleurs que les actions sont serrées entre elles. On peut constater cela à travers les deux interventions suivantes dont la première est celle du Prologue et la deuxième’ celle du chœur : « Elle sent qu’elle s’éloigne à une vitesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme… » (p.10) Ou encore: « Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à dérouler tout seul. C’est ce qui est commode dans la tragédie. » (p.56) On s’aperçoit à travers ces passages que le temps est accéléré et que la tragédie prend de plus en plus d’espace. Les propos tenus ci-dessus par le chœur attestent cette vitesse vertigineuse du temps. Même si il y a des moments où on voit quelques notions de temps, la pièce est presque dépourvue de caractérisation temporelle. On peut cependant voir apparaître quelques notions temporelles. Dans cette pièce, un élément lié au temps a une haute valeur symbolique : le soleil. Les références qui y sont faites sont nombreuses. Perçu positivement, il renvoie à la chaleur de l’été, saison où l’héroïne dira à sa nourrice : 22 Carmen Tercero, Antigone Anouilh, Nathan, Paris, 1998, P.86 76 « Il ne fait pas froid, je t’assure, c’est déjà l’été ». (p.22) Mais cette valeur symbolique n’est pas toujours positive. Antigone annonce à son fiancé Hémon qu’elle aurait protégé leur petit garçon de « l’angoisse du plein soleil immobile ». Cela signifie que la valeur attribuée au soleil est péjorative. De plus, c’est le soleil qui accélère la décomposition du cadavre de Polynice et rend sa présence insupportable, même à Créon : « Le soir, quand le vent vient de la mer, on la sent déjà du Palais. Cela soulève le cœur ». (p.82) Dans ce passage, le soleil n’est plus perçu comme l’élément régulateur de la vie, car le soleil évoqué ici est celui de Midi où la chaleur accablante frappe comme la fatalité écrasante, conduisant l’homme vers son inexorable destin de mortel. Midi est le point culminant de la journée, de même que l’été est la saison de la maturité et que la tragédie est le point d’orgue d’une existence héroïque. Or, on sait qu’Antigone n’est heureuse que lorsque tout est « gris » et que le monde est encore « sans couleur » .Elle ne peut d’ailleurs se résoudre à quitter l’enfance qui est l’aube de la vie, ni la jeunesse qui en est le printemps. Aussi la maturité signifie t- elle à ses yeux une mort lente, l’impureté et la dégradation. Cette vision symbolique du soleil nous renvoie à la description faite par Albert Camus dans l’Etranger. Cet auteur le peint comme un élément qu’il incite au drame. La volonté de choquer a conduit Anouilh, à la suite de Jean Giraudoux, à exploiter l’anachronisme. Tout d’abord, dans le texte lui même, on ne saurait ne pas être surpris par la présence du « café » que la nourrice apporte à Antigone, ou du « Tricot » d’Eurydice, ou encore de la « cigarette » qu’avait allumée Polynice, sachant que l’action s’est passée dans la Grèce antique. En plus, lors de la première représentation théâtrale de l’œuvre en 1944, mise en scène par André Barsacq, la pièce fut jouée par des acteurs en costume de soirée .Le roi et tous les membres de la famille royale portaient le Frac, alors qu’Antigone et sa sœur étaient vêtues d’une longue robe noire et blanche. Les gardes étaient habillés en smoking ciré de couleur noire. L’objectif était non 77 seulement de donner au spectacle une unité et une certaine majesté, mais aussi de souligner, par ces costumes semblables à des uniformes, l’allusion à un État policier. A cela s’ajoute un caractère novateur. La présence de ces anachronismes a une triple signification : tout d’abord, montrer que les héros mythiques sont dans le monde des humains. En suite par cette modernisation du mythe, créer une certaine complicité avec le spectateur d’aujourd’hui. Et, c’est l’essentiel, renforcer ce qui constitue le message même de l’œuvre : le triomphe de l’absurde. La structure de la pièce d’Anouilh offre également des traits qui nous renvoient à la vie réelle et à l’actualité. Les évènements viennent d’eux-mêmes : il n’y a dans ce monde controversé ni rupture, ni lieu d’action bien déterminé. Mais tout semble exprimer l’idée que le temps est un devenir divinisé et que des hommes agissent dans une discontinuité dynamique et aveugle. Les actes ne sont plus rattachés à une cause noble, à un idéal. C’est pourquoi Antigone se réfère plutôt à des interdits d’ordre religieux. Elle ne représente plus qu’elle-même, au même titre que Créon. C’est la raison pour laquelle Etienne Frois s’interroge ainsi : « Pourquoi les personnages agissent-ils ? Pourquoi parlentils ? Pour rien »23. On ne saurait, certes, imaginer une vision plus pessimiste que celle de ces personnages raidis dans un individualisme forcené et muré dans l’orgueil de leur inefficacité. Chez Corneille, les héros, en s’affirmant, affirmaient la valeur de la patrie, le devoir, la liberté par exemple face aux sentiments ignobles. Ici, il ne reste aucune valeur, aucun espoir, aucun amour, aucune foi. C’est le principe même de la tragédie qui est mis en exergue. Pour la répartition de la pièce, en voulant respecter la structure de la pièce grecque, Anouilh n’a indiqué aucune division dans son œuvre. On peut toutefois distinguer trois grandes phases, non en fonction d’un changement de décor, mais selon que se trouve au centre de l’action l’un ou l’autre des protagonistes. Anouilh a choisi de procéder de la sorte sans doute pour rapprocher sa pièce du monde actuel. Dans un premier temps, si l’on met à part la longue tirade du Prologue, Antigone est montrée dans son univers quotidien, elle en a fini avec son passé. Dans un deuxième temps, elle s’oppose au pouvoir de Créon, et dans un 23 Etienne FROIS, Antigone Anouilh, Hatier, Paris, 1972, P.50. 78 troisième le destin s’abat sur Créon. Dans la scène où figurent Antigone et les siens, on s’aperçoit qu’elle fait irruption à l’aube, sachant qu’elle a déjà enfreint la loi de Créon. Vient ensuite l’étape où les deux sœurs, Antigone et Ismène, se réfèrent à une discussion de la veille. Antigone et sa nourrice évoquent l’enfance de la fille (passé lointain). On voit apparaitre ensuite la discussion entre Hémon et Antigone. Ils s’expliquent sur ce qui les a opposés la veille, où Antigone nie l’existence possible d’un avenir prometteur. Ismène, stupéfaite, a été avisée par sa sœur Antigone que le délit a déjà eu lieu. Dans toutes ces scènes, le passé plus ou moins proche est le moment d’angoisse. Le futur est par contre celui de la mort qui, sans être clairement évoquée, est déjà présente. Ces scènes forment à elles seules toute une composition. Le schéma suivant fait ressortir le thème de la fatalité. Moments évoqués 3 L’enfance 2 La veille La veille 4 (L’avenir impossible) (L’enfance) 1 5 L’instant présent L’instant présent La suite de la scène montre qu’Antigone résiste au pouvoir de Créon. En effet, on voit apparaitre le garde Jonas qui tente de rendre compte à Créon de l’état où se trouve le cadavre, sans pour autant indiquer le moment de l’acte. Il s’ensuit une rupture entre les deux personnages. Cette rupture s’accentue par le mécanisme tragique exprimé par le chœur : « Et voilà. Maintenant, le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. » (p.56) 79 Le ressort exprime le mouvement cyclique de la vie que traduit l’action dramatique. Cette action se déroule dans un temps circulaire, expression d’un univers clos où l’homme se trouve enfermé par l’étreinte de la fatalité. Le drame où Antigone se débat rappelle le second délit qui a eu lieu à midi. Une fois au palais, l’altercation qui oppose Antigone et Créon concerne le « passé » sordide des frères d’Antigone. Et son avenir avec Hémon situe le point marquant de la tragédie, où les deux personnages se heurtent (le présent). Vient ensuite la scène tragique où Ismène veut accompagner Antigone dans sa mort : « Si vous la faites mourir, il faudra me faire mourir avec elle ». (p.104) Quelques heures seulement se sont écoulées depuis le début de la pièce. Il y a pourtant un blanc dans l’emploi du temps de l’héroïne, entre le moment où elle a annoncé à Ismène qu’elle a enfreint la loi et celui où nous apprenons qu’elle a recommencé « en plein jour ». Le chœur intervient pour évoquer le destin qui s’abat sur Créon qui est à présent tout seul au palais. Il conclut sur cette indifférence des gardes qui continuent d’agir comme si tout était normal. Mais la conception d’Anouilh est en réalité un peu problématique. Se rattachant à une tradition, insistant sur le caractère inéluctable de la fatalité, il veut nous présenter une tragédie contemporaine, vécue par des hommes de notre temps. Cette tragédie traite des thèmes bien différents des thèmes antiques. Tel qu’il a présenté la pièce, Anouilh veut d’abord attribuer à ses personnages le même rôle qu’assumaient ceux de la tragédie grecque. Toujours est-il qu’il veut faire en sorte que sa pièce soit le reflet de l’actualité. Comme dans la tragédie classique, c’est le messager qui vient annoncer la mort d’Antigone et d’Hémon. C’est ce que décrit le Prologue : « Ce garçon pâle, là bas, au fond, qui rêve adosser au mur, solitaire, c’est le messager ». (p.12) Ce caractère pâle du messager détermine les qualités, « un peu pâles » des deux amants que Créon fera coucher l’un près de l’autre. Cela nous rappelle la mort 80 de Roméo et Juliette, personnages créés par Shakespeare. Mais le fait que l’héroïne est condamnée à mort dans la tombe des Labdacides, nous fait penser au phénomène actuel de la peine de mort. C’est une pratique qui, sans le dire explicitement, n’est pas vue d’un bon œil par le dramaturge. Le rôle du messager est très secondaire puisqu’il ne participe pas directement à la tragédie. Une règle fondamentale de la tragédie classique est respectée : la mort des personnages à l’instar d’autres violences n’est pas montrée sur scène. Le procédé du « récit » est courant dans la tragédie classique, et le modèle le plus célèbre est peut-être celui de Théramène, racontant la mort d’Hippolyte, tué par un monstre, à la fin de Phèdre de Racine. Cette narration a un rôle dramatique. Elle est le lieu d’une concentration et même d’une accélération du temps de l’action. En effet, entre le moment où Antigone est emmenée par les gardes et celui où le Messager entre en scène, il ne se passe, pour le spectateur, que quelques secondes. Mais, comme la narration est faite au passé, on pourrait avoir l’impression que l’exécution s’est effectivement déroulée dans les coulisses ! En attribuant au messager cette fonction narrative, Anouilh voulait donner à la pièce une certaine vivacité. Cette perspective l’attache à l’actualité et au monde réel pour la rendre vivante aux époques qui vont suivre. C’est pour cette raison que la conclusion du chœur insiste sur l’indifférence des gardes et sur le fait que la vie continue en dépit de cette tragédie. Le chœur insiste sur cette indifférence : « Eux, tout çà, cela leur est égal. Ce n’est pas leurs oignons. Ils continuent à jouer aux cartes… ». (p.133) Ce passage montre un exemple parfait de la vie réelle. Si Anouilh achève la pièce d’Antigone dans cette indifférence des gardes, c’est uniquement pour deux raisons majeurs : il veut d’abord mettre l’accent sur l’absurdité de la vie et la gratuité des sacrifices comme actes accomplis, et donner ensuite à son texte une perspective réelle de la vie, de manière à ce que le lecteur puisse découvrir par luimême le fond de cette tragédie, car telle qu’elle a été présentée, la pièce a bien des aspets qui sont bien plus proches de nous et de la vie contemporaine. 81 La narration repose sur la supposée objectivité du Messager en tant que témoin de la scène. Les pronoms sujets sont à la troisième personne : « Il » représente Créon. Mais il y a aussi les anonymes, « tout », « chacun » et l’impersonnel « on » souvent répété. En fait, cet effet de distanciation contribue à mettre en valeur les actes de Créon. Tout autour de sa personne, se trouvent ceux qui semblent observer ses créations. Or, c’est l’un des seuls moments où il réagit plus en père qu’en roi. Son sang froid habituel s’effondre lorsqu’il comprend le drame qui se joue. Il « hurle soudain comme un fou », puis il est vu en « roi suant, dont les mains saignent », « ses cheveux sont blancs ». Ce qui peut surprendre chez cet homme si robuste, c’est le fait qu’il supplie son fils, alors que lui-même avait rejeté les supplications de ce dernier. Il semble en fait que l’accélération du temps évoquée plus haut s’applique également à la vie de Créon : la vieillesse s’abat tout à coup sur lui, faisant de lui ce roi désabusé. La relation qui existe entre la pièce et la vie actuelle n’est pas seulement visible dans la réactualisation d’Antigone, elle s'observe également dans les comportements de chaque personnage de la pièce. 82 Chapitre II : LA CRUAUTE DES PERSONNAGES II-1. L’autoritarisme de Créon et l’indifférence des gardes face à la tragédie. On comprend mal que la pièce d’Anouilh, conçue dans l’année la plus noire de l’occupation allemande et représentée dans les derniers mois, ait connu un vif succès et suscité des réactions passionnées. Nombreux sont ceux qui ont perçu, dans le monde des gardes, une image de l’armée de l’occupation de l’époque. Et dans l’affrontement Créon-Antigone, on l’image d’un gouvernement autoritaire et cynique face à un camp de Résistance révolté et intransigeant incarné par Antigone. Tout cela montre le caractère historique de la pièce. En effet, la peinture qu’Anouilh fait de Créon rappelle souvent le gouvernement cynique et autoritaire dirigé par Vichy pendant l’occupation allemande. La première apparition de Créon montre un homme sûr de lui et de son pouvoir. Lorsque le garde lui annonce pour la première fois que le corps de Polynice est déjà recouvert d’un peu de terre, surpris, Créon intervient essentiellement à travers des interrogations : « Qui a osé ? Qui a été assez fou pour braver ma loi ? As-tu relevé des traces ? « (p.53) Ces propos révèlent le caractère d’un homme orgueilleux et autoritaire. Les interrogations et les menaces abondent dans ses phrases d’un homme habitué à être obéi. Dans cette autorité qui dépasse parfois les bornes, on constate Créon dirige le pouvoir avec une main de fer. Cela est au fait qu’il n’a confiance en personne. En effet, son autoritarisme de despote ne saurait être que l’arrogance d’un roi désabusé et menacé. Le fait de recouvrir d’une motte de terre le corps de Polynice suffit à Créon pour croire à une conjuration montée contre lui. Il soupçonne les amis étrangers de Polynice. Mais Créon suspecte aussi qu’il y a des complices au sein de sa propre garde. Par conséquent, il ne peut régner qu’en imposant la terreur et le secret : « A qui avez-vous déjà parlé de cette affaire ? ». « Et pas un mot, (…) Si le bruit court dans la ville qu’on a recouvert le cadavre de Polynice, vous mourrez tous les trois ». (p.55) 83 Ce passage montre que Créon désire que l’évènement demeure secret. La locution « pas un mot » qui peut signifier qu’une personne impose le silence ou la menace montre ici que Créon veut dissimuler l’évènement par le biais de la terreur. A travers la menace qu’il profère à l’encontre de ses trois gardes « si le bruit court dans la ville qu’on a recouvert le cadavre de Polynice, vous mourrez tous les trois », il manifeste son désir de vouloir étouffer l’affaire. L’Etat décrit ici s’avère être un Etat policier où le pouvoir des ministres et des assemblées est nié au profit des allégations des auxiliaires qui s’adressent à Créon comme à leur « Chef ».La rapidité avec laquelle Créon envisage le peloton d’exécution pour l’enfant embrigadé laisse entrevoir la passion de domination par la force au préjudice de la force du droit. En attribuant cette image à Créon, Anouilh voulait dénoncer les méfaits des atrocités effectués par les hommes d’Etat, il actualise un peu l’évènement. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a repris le mythe au XXe siècle. Le pouvoir politique remis en cause est un pouvoir autocratique imposé par Créon. Cette même situation se retrouve partout dans le monde. George Bush se sentait fort, bien plus que d’autres pays, il s’est entêté de faire le débarquement en Irak au mépris des interdictions de l’ONU. La loi démocratique est à présent changée en une loi autocratique ou autoritaire. La même sentence chez Anouilh se profile au contraire sur un fond purement machiavélique. Pour Machiavel, la conquête et l’exercice du pouvoir doivent obligatoirement se faire par l’usage de la violence. L’ordre de Créon est établi sur des bases mensongères car pour lui, la fin justifie les moyens. Dans un ton méprisant, Créon dit à Antigone : 84 « Tu penses que je ne pouvais tout de même pas m’offrir le luxe d’une crapule dans les deux camps. Mais je vais te dire quelque chose à toi, quelque chose que je sais seul, quelque chose d’effroyable : Etéocle, ce prix de vente, ne valait pas plus cher que Polynice. Le bon fils avait essayé, lui aussi, de faire assassiner son père, le prince loyal avait décidé, lui aussi de vendre Thèbes au plus offrant. Oui, crois-tu que c’est drôle ? (…) Seulement, il s’est trouvé que j’ai eu besoin de faire un héros de l’un d’eux. Alors, j’ai fait rechercher leurs cadavres au milieu des autres. (…) Ils étaient en bouillie, Antigone, méconnaissable. J’ai ramassé un des corps, le moins abimé des deux, pour mes funérailles nationales et j’ai donné l’ordre de laisser pourrir l’autre là où il était. Je ne sais même pas lequel. Et je t’assure que cela m’est égal ». (p.95) Ce passage montre que la loi en vigueur est une loi autocratique. L’autorité de Créon a dépassé les bornes. Pour lui, il n’y a qu’une seule loi qui mérite d’être suivie, c’est sa parole. En plus, on s’aperçoit que pour Créon, gouverner veut dire systématiquement mentir, trahir et se salir les mains, bref s’avilir. Certes, voir dans cet extrait là un simple jugement sur la politique serait reposant. Il nous rappelle qu’on ne peut faire de la politique qu’en se salissant les mains une fois qu’on est à la tête d’un gouvernement. Mais Créon ne ressemble pas à Hoederer. Le leader communiste de Sartre qui cherche par tous les moyens à prendre le pouvoir. Il est allé jusqu’à reprocher à la pureté son inefficacité : « C’est une idée de Kafir ou de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, serrer les cadres contre le corps, porter des gants. Moi j’ai les mains sales ».24 Cela montre dans quelle saleté les hommes d’Etat se trouvent une fois qu’ils ont le plein pouvoir. Ainsi, Anouilh dépeint avec une certaine aisance ce pouvoir 24 Paul Genistier, Anouilh, SEGHERS, Paris 1969, p.67. 85 cynique de Créon. Il s’agit au fond d’un « anarchiste bourgeois » au pouvoir. Il veut affirmer son autorité en faisant fi du peuple. Ces types de gouvernements existent jusqu’aujourd’hui. Chaque jour, des lois sont bafouées. Si l’on veut concilier la description de la pièce et ce qui se passe actuellement, nous pouvons dire que dans bien des cas, on peut percevoir des évènements qui sont semblables. Par exemple, les guerres tribales ou les guerres entre deux religions peuvent être comparées à la lutte fratricide d’Étéocle et de Polynice. Ce gout du pouvoir et cette absurdité qu’Anouilh a si agréablement décrit dans Antigone existe encore dans la vie contemporaine. A cause de ce pouvoir autocratique, avec Créon, les ministres et les conseillers ne sont là que pour la figuration. Les gardes sont réduits au statut de policiers qui n’ont pas le droit de réfléchir ni de poser des questions. Ce sont des policiers qui obéissent aveuglement à Créon. Ils suivent les ordres bêtement sans juger si c’est mal ou bien. Anouilh les a privés de leurs facultés intellectuelles. Ismène l’a bien décrit en disant : «Il aura les gardes avec leurs têtes d’imbéciles(….) qu’on sent qu’on pourra toujours crier essayer de leur faire comprendre, qu’ils vont comme des nègres et qu’ils feront tout ce qu’on leur a dit scrupuleusement, sans savoir si c’est bien ou mal… » (p.28) Ce passage montre la stupidité et surtout la coopération absurde des grades aux actes de Créon. L’expression « ils feront ce qu’on leur a dit scrupuleusement, sans savoir si c’est bien ou mal » qui peut désigner des personnes qui obéissent sans poser de question, traduit ici la stupidité et la soumission aveugle des gardes. Même si l’ordre qu’on a leurs donné est injuste, ils obéissent quand même. Pour se valoriser, le garde essaie désespéramment de faire son rapport, qu’il a apparemment longtemps répété. Idiot qu’il est, le garde ne comprend pas le sens des paroles de Créon et répond presque systématiquement à côté. Au « Qu’est-ce que c’est ? » de Créon, il se pressa de répondre sans comprendre « C’est le piquet de chef ». (p.64) 86 C’est un personnage stupide et borné qui n’existe que par sa fonction et par le groupe qui le protège. Il emploie d’ailleurs toujours l’indéfini « on » à la place de « nous », désignant la communauté des gardes. Ce caractère donne lieu à un comique de répétition : à chacune de ses répliques, le garde appelle Créon« chef », ce qui, en outre, ne peut qu’agacer celuici. Il répond aussi systématiquement à la place d’Antigone, alors que Créon interroge celle-ci : « Qu’allais-tu faire près du cadavre de ton frère ? ». (p.65) Le garde ne peut s’empêcher de répondre en disant. « Ce qu’elle faisait chef ? C’est pour ça qu’on vous l’amène. Elle grattait la terre avec ses mains. Elle essaie de le recouvrir encore une fois ». (p.65) Ce passage ne fait que renforcer la conscience limitée des gardes. Ils ne vivent que pour obéir à Créon, ils sont donc incapables de réfléchir ou de distinguer le bien du mal. Leurs interventions suscitent parfois le rire, c’est d’ailleurs une des fonctions qu’Anouilh leur a assigné. Le comique de la scène repose aussi sur le langage très populaire, voire vulgaire. Le plus long récit du garde au moment où il voulait faire son rapport à son roi, en est une parfaite illustration. Des expressions caricaturalement populaires sont abondantes : «le temps que je me la cale à la joue », ou « je lui courais dessus ». Quelquefois, la négation est même omise : « Pas loin, je voyais plus ». Les réalités évoquées sont prosaïques : la décomposition du corps et l’odeur qui s’en dégage, une chique, et la comparaison employée est loin d’être poétique « tremblait comme de la gélatine ». Nous sommes ici à l’opposé du style noble de la tragédie et de l’unité des registres préconisé dans le genre dramatique. C’est de cette manière qu’Anouilh a mis en valeur le sens même de la tragédie : le garde incarnant de façon exemplaire cette réalité à laquelle Antigone veut et doit échapper. Pour montrer la stupidité des gardes et l’autocratie de Créon, nous pouvons ainsi nous référer au dialogue d’Antigone et du garde avant que la première ne rende l’âme. En effet, Antigone, seule face à la mort, cherche à échapper à son angoisse. Aussi veut-elle s’intéresser à ce que cache son « dernier visage d’homme ». Mais pour le garde qui ne connait que le règlement, l’héroïne n’existe qu’en tant que 87 criminelle dont il faut se méfier. C’est pourquoi il s’obstine à ne pas répondre à une question pourtant simple : « Tu aimes tes enfants ? » « Cela ne vous regarde pas ». (p.116) Pour le garde, il n’y a que les ordres qui comptent, qu’Antigone soit innocente ou non, cela l’importe peu, il est là pour faire son travail et il tâchera de le faire comme il faut. Entre une Antigone qui cherche à connaître le visage de son dernier contact dans le monde, et un garde qui cherche surtout à l’éviter, la communication ne peut que demeurer impossible. Antigone devra donc se contenter d’écouter les récriminations du garde. Pour garder le contact, elle jouera alors au jeu de la politesse : « Il y a longtemps que vous êtes garde ? » (p.116) A cette interrogation d’Antigone, le garde saisira la perche qu’on lui tend et devient volubile, mais il ne peut débiter que des platitudes. Ainsi, lorsqu’Antigone l’interroge sur la mort, il profite de cette occasion pour se rappeler de ses souvenirs d’ancien combattant. Lorsqu’Antigone lui demandera si cela fait mal de mourir, il fait allusion à la guerre, puisque c’est tout ce qu’il sait : « Pendant la guerre, ceux qui étaient touchés au ventre, ils avaient mal. Moi, je n’ai jamais été blessé. Et, d’un sens, ça m’a nui pour l’avancement ». (p.119) Ce passage traduit le non-sens de la vie, et l’indifférence des gardes. Incapable de voir ou de sentir le déclin, la chute d’Antigone, il cherche tout d’abord à souligner qu’il ne bénéficie pas d’avancement car il n’a pas eu de blessure au combat. Cette réponse semble par ailleurs s’écarter de l’attente de la jeune fille car le garde ne parle que de souffrance physique. Même l’évocation du futur tombeau d’Antigone ne parviendra pas à l’éloigner de son univers quotidien. Il est, au contraire, prêt à reprendre son monologue stupide. Cette attitude tout à fait déplacée au regard tragique de la situation crée indiscutablement un effet comique. Néanmoins, par rapport aux scènes « comiques » précédentes, l’évolution est nette. Ici, deux registres de langue s’opposent, ils reflètent deux visions du monde. D’une part, le registre vulgaire du 88 garde(les phrases sont souvent nominales et les expressions familières) atteint son paroxysme de brutalité et de cynisme, au moment où il annonce à Antigone la mort qui l’attend. D’autre part, nous avons le registre noble d’Antigone, qui culmine avec cette image très poétique qu’Anouilh a repris de Sophocle : « O tombeau ! O lit nuptial! O ma demeure souterraine ! » (p.120) Ces deux registres se heurtent et le décalage entre la situation de l’héroïne et les propos du garde choque autant qu’il fait sourire. Mais le message le plus important d’Anouilh n’est pas seulement de mettre l’accent sur le comportement indifférent des gardes, mais aussi de montrer que tout cela est dû à l’autoritarisme du gouvernement de Créon. En tant qu’autocrate, Créon est plus que satisfait de cette situation car il veut que ses ordres soient exécutés. Et comme les gardes ne réfléchissent pas, ils ne cherchent pas à savoir si un ordre est juste ou non avant de l’exécuter. Ainsi, il réduit les gardes, les ministres en individus dépourvus de leurs facultés intellectuelles. Pour comparer la manière de gouverner les hommes et les bêtes, il dira qu’il est plus simple de régner sur des bêtes, plutôt que sur des hommes. Suite à cette intervention de Créon, Antigone réplique ironiquement en ces termes : « Quel rêve, hein, pour un roi, des bêtes ! Ce serait si simple ». (p.89) Ce comportement de Créon montre de l’égoïsme, de l’autocratie et du cynisme. Tout ce qu’il souhaite, c’est d’être seul à prendre les décisions sans recevoir aucune critique. Il veut être le seul maitre à bord. Ce comportement stupide des gardes ressemble un peu à celui des Policiers des gouvernements actuels. Ceux-ci utilisent rarement leurs intelligences. Ils se contentent d’obéir aux ordres de leurs chefs sans savoir si c’est bien ou mal. En Afrique, par exemple, nous assistons à des cas semblables tous les jours. Les soldats de Robert Mugabe au Zimbabwe obéissent aux ordres de ce dernier sans penser aux conséquences. Ils tuent et sont à l’origine de la mort de plusieurs centaines d’innocents. Ce qui est important pour eux, c’est leur travail et leurs intérêts. Ils ont les mêmes comportements absurdes que les gardes de Créon. 89 II-2. La révolte d’Antigone. Par définition, le mot révolte « désigne un soulèvement contre l’autorité établie, une rébellion, ou un refus d’obéissance ».25 Dans cette pièce moderne, nous avons remarqué une manifestation de révolte à travers le personnage principal. En effet, Antigone a une idée qu’elle croit juste, qui est celle d’enterrer son frère. Considérant cela comme son devoir, elle ira jusqu’au bout pour réaliser son idée. « Il faut que j’aille enterrer mon frère que ces hommes ont découverts » (p.76) Ici s’affirme sa détermination de vouloir exécuter son projet. Elle est pure et ne pourra pas vivre dans l’impureté. Sa révolte est ainsi fixée : « moi je peux dire non encore à tout ce que je n’aime pas et je suis seule juge ». Il s’agit là d’un conflit dramatique où elle reconnait l’absurdité de son acte, mais elle a une volonté tenace où s’affirme sa liberté. Elle refuse tout compromis, alors que c’est la raison même de sa révolte : « Moi je veux tout, tout de suite et que ce soit en entier ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage ». (p.72) A travers cette intervention d’Antigone, on remarque l’ampleur et la détermination de sa révolte. L’expression « Moi, je veux tout, tout de suite et que ce soit en entier » qui peut signifier qu’une déclaration est irréversible, exprime ici que sa demande n’est pas négociable. Elle veut que sa demande soit exécutée scrupuleusement. Créon croira d’abord que cette stratégie est liée uniquement au sentiment fraternel. Il procède aussi à une nouvelle tactique par laquelle il tente de détruire l’image que l’héroïne accorde à sa liaison avec Polynice. Créon cherche à discréditer Polynice dans le but de lui faire comprendre que ce dernier ne mérite pas qu’elle se sacrifie pour lui. Il dira alors de Polynice : 25 Dictionnaire Larousse, Larousse, paris, 2003, p.891. 90 « Un petit fêtard imbécile, un carnassier dur et sans âme, une petite brute tout juste bonne à aller plus vite que les autres avec ses voitures, à dépenser plus d’argent dans les bars ». (p.93) Avec cette mauvaise image de Polynice, Créon estime pouvoir soumettre son interlocutrice. Mais il s’est vite rendu compte qu’Antigone a une autre raison qui la pousse à outrepasser cet ordre. Il veut comprendre pourquoi elle s’obstine à faire ce geste absurde, si ce n’est pas pour son frère : « Pourquoi fais-tu ce geste, alors ? Pour les autres, pour ceux qui y croient ? Pour les dresser contre moi ? » (p.78) Mais Antigone lui révèle que c’est plutôt une affaire personnelle : « Pour personne. Pour moi ». (p.77) Antigone déclare enfin que tout ce qu’elle a fait, tout cet acharnement n’est pour personne d’autre que pour elle-même. La révolte a donc atteint son dernier degré et personne ne pourra l’arrêter. La jeunesse d’Antigone favorise le désir de se révolter pour défendre son statut social d’une part, et pour s’élever au dessus de la fatalité, de l’autre. De plus, c’est entre le « C’est absurde » (p.78) des deux personnages et la réplique d’Antigone, (Pour personne. Pour moi) (p.78) que se situe le point culminant de la scène qui oppose Antigone et Créon. Le dernier prend conscience des raisons qui ont poussé l’héroïne à agir. Libre, et consciente qu’elle va tout droit à la mort, elle trouve sa victoire dans sa volonté de vaincre l’étreinte de la vie. Elle est toute puissante, invincible. Rien ne peut la contraindre, car pour que la contrainte soit rendue effective, il faut savoir la soumettre. Or, les injures et menaces de Créon qui taxe Antigone de « petite furie » ou de « petite peste » ne font que réveiller son amour propre. De même les tortures que Créon est en droit de lui infliger ne peuvent l’intimider. Ce qu’elle vient de découvrir, c’est qu’elle n’est plus une enfant qui doit justifier ses actes, mais une adulte qui n’a de compte à rendre à personne. C’est dans cette optique qu’elle se permet de parler avec aisance à Créon : 91 « Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous avez dit « Oui ». Je n’ai plus rien à apprendre de vous. Pas vous. Vous êtes là à boire mes paroles ». (p.84) Antigone manifeste ici son indépendance, prête à réaliser son objectif. Ne pouvant plus se dissocier de cette idée de révolte, elle ne veut rien entendre ni comprendre des propos de Créon. Elle est bien déterminée à défendre ses idées quand elle dit à Créon : « Je ne veux pas comprendre. C’est bon pour vous. Moi je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et mourir ». (p.88) A travers ce passage, nous remarquons que la position d’Antigone est claire. Elle n’envisage pas de changer d’avis. C’est entre la négation « je ne veux pas comprendre », et l’affirmation « je suis là pour vous dire non » que se situe sa détermination. Créon s’aperçoit enfin que pour défendre ses idées, Antigone ne fera aucune concession. Elle est prête à renoncer à la vie pour cette noble cause. 92 CONCLUSION La description interne des personnages, leurs représentations dans le monde contemporain, ainsi que le style utilisé par Anouilh dans cette pièce nous permet de mettre en évidence une image globalisante au-delà du mythe lui-même. Les compositions structurales internes de la pièce entretiennent des relations d’homologie avec la situation de la vie actuelle. En effet, même s’il s’agit d’un thème antique, il couvre .toute la situation qui régnait au XXeme siècle. Anouilh cherche par là à mettre en lumière ce caractère historique. Le héros antique, prisonnier de son destin, faisait tristement écho à l’individu du monde actuel, menacé par la guerre et la montée des périls. Aussi la description de cette situation se révèle une dénonciation des mauvaises actions des dirigeants du XXeme siècle, une époque où régnaient les guerres d’une part, constituant une leçon de morale pour les générations à venir de l’autre. 93 CONCLUSION GENERALE Nous avons rencontré dans l’œuvre de Jean Anouilh intitulée Antigone une situation tragique qui reflète à la fois la mythologie et la réalité. L’explication mythologique nous a appris qu’Antigone, l’héroïne, jouait un rôle tragique, celui d’un intermédiaire entre l’humain et la divinité. Dans l’antiquité grecque, le monde divin était en conflit avec celui des humains. Cette confrontation était souvent à l’origine des familles maudites. Antigone en fait partie puisqu’elle est née de la liaison incestueuse entre Oedipe et Jocaste. A partir de la coexistence de ces deux mondes, c'est-à-dire le monde des humains et celui des dieux, Anouilh a su opposer le devoir familial, une morale incarnée par Antigone, à la loi politique représentée par son oncle Créon. Intransigeante et révoltée, Antigone s’oppose à la loi de Créon qu’elle qualifie d’injuste et d’immorale. Déterminée à défendre les lois non écrites, l’héroïne laissera apparaitre un complexe intérieur qui la contraint à rester indifférente face à cette situation injuste. Ces attitudes font d’elle une femme modeste et pure, caractères qui se reflètent dans sa parole, ses gestes et ses jugements. Ainsi, le dramaturge a restitué les portraits psychologiques et physiologiques des personnages pour mieux montrer les contrastes existant entre eux, car chaque personnage possède un côté qui prend le contrepied de son prochain ; on remarque assez vite cette opposition. Si Antigone s’est faite moralement rebelle, c’est pour mieux s’opposer à la cruauté de la vie et à l’autocratie de Créon. Dans sa lutte, elle n’a pas eu recours à la force, mais elle s’est servie du langage pour dominer la pensée des autres personnages. En fait, ce thème de l’opposition entre gouvernement et peuple reflète aussi la situation d’aujourd’hui. Les dirigeants des pays et leurs peuples entretiennent des rapports d’incompréhension et d’incompatibilité. Ils apparaissent comme les deux côtés d’une même pièce de monnaie. La vision pessimiste qui émerge de la compréhension de cette pièce traite de la situation d’aujourd’hui. Elle détermine le lecteur à se situer aux antipodes des régimes cyniques comme celui de Créon, et de rêver de les abolir. 94 En réalité, cette pièce d’Anouilh représente l’activité mimétique du mythe ayant pour champs d’action la praxis humaine dans ce qu’elle a de vécu. C’est un mythe qui est l’imitation de l’action dont la structure est subordonnée aux les caractères et aux vertus des personnages. Ce caractère mythique est constitutif d’une intrigue qui se joue dans un espace intellectuel contribuant à l’évolution de l’histoire et à la vie contemporaine. Mélangeant actualité et mythe antique, ce dramaturge veut montrer l’absurdité de la vie et dénoncer les abus des gouvernements de son époque. La révolte d’Antigone contre la domination de Créon est une satire qu’Anouilh adresse aux dirigeants du XXème siècle. En dépit de son caractère dur et tenace, Antigone représente l’amour et le respect. Ce thème de l’amour contribue à l’intelligence du drame qui part d’une position clé : une nouveauté sans recours à la violence. L’engagement de l’héroïne a beaucoup d’intérêt, non seulement pour elle-même, mais aussi pour toute l’humanité. Face à un monde en péril à cause des guerres qui éclatent ici et là, Antigone rappelle encore l’existence de la fraternité, où elle n’apporte pas seulement de l’aide, mais également de l’amour fraternel. Elle représente le respect entre les hommes, en dépit des différences de vie qui sont remarquables entre nous. Compte tenu de tout ce que nous avons constaté dans l’étude de ce personnage principal, nous pouvons dire que J. Anouilh a essayé de réactualiser un problème qui touche l’humanité depuis son origine : c’est le souci de survie, étant donné que la mort reste inévitable. Certes, l’attitude d’Antigone manifeste le pessimisme de l’auteur en ce qui concerne le destin de l’homme, mais ce personnage révèle cependant certaines choses qui sont en rapport avec la vie actuelle. Aussi, Anouilh souhaite que les dirigeants actuels effectuent des réformes sans faire appel aux armes. Nous ajoutons qu’il nous appartient de révéler la noble mission de ce dramaturge. Il est grand temps d’assainir les sociétés dont les mots d’ordre seront l’amour, l’égalité, la morale et la justice. 95 BIBLIOGRAPHIE I. ŒUVRE DE BASE : ANOUILH Jean, Antigone, Table Ronde, Paris, 1944, 133p. II. OEUVRES DE L’AUTEUR : Eurydice, Table Ronde, Paris, 1941,196p. Roméo et Jeannette, Table Ronde, Paris, 1945,178p Médée, Table Ronde, Paris, 1949,148p. Le Voyageur sans bagage, Table Ronde, Paris, 1958,224p. Becket ou l’honneur de Dieu, Table Ronde, Paris, 1959. L’Alouette, Table Ronde, Paris, 1963,180p. III. OUVRAGES GENERAUX : Bible des Peuples, Société Biblique Catholique Internationale, Paris, 2004,1754p. Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Larousse, Paris, 1993,221p. Dictionnaire Petit Larousse, Larousse, Paris, 2003, 1820p. Le Petit Robert, Paris 1984, 2174p. IV. OUVRAGES THEORIQUES : BELLEMIN-Noël Jean, Psychanalyse et Littérature, Presses Universitaires de France, Paris, 1983, 127p CHEVRIER Jacques, Littérature francophone d’Afrique noire, Edisud, Paris, 2001, 202p. 96 FROIS Etienne, Antigone J. Anouilh, Hatier, Paris, 1972,80p. GENISTIER Paul, Anouilh, Seghers, Paris, 1969, 196p. KOWZAN Tadeusz, Sémiologie du théâtre, Nathan, Paris, 1992, 203p. LAMBREAUX Raymond, Antigone J. Anouilh, Table Ronde, Paris, 1964,95p. JOUBERT Louis Jean, Anthologie Littérature francophone, Nathan, Paris, 1992, 448p. SABBAH Hélène, Littérature 2nde Texte et Méthode, Hatier, Paris, 1996,448p. TERCERO Carmen, Antigone J.Anouilh, Nathan, Paris, 1990, 110p. TOMICHE et KARL ZIEGER, La recherche en Littérature générale et comparée en France, Presses Universitaires de Valencienne, Paris, 2007, p.158. V. OEUVRES THEATRALES : CAMUS Albert, Le Malentendu, Gallimard, Paris, 1966, 102p. COCTEAU Jean, La machine infernale, Grasset, Paris, 1934,191p. CORNEILLE Pierre, Le Cid, Hatier, Paris, 1666,127p. GIRAUDOUX Jean, Electre, Grasset, Paris, 1937, 180p. GIRAUDOUX Jean, La guerre de Troie n’aura pas lieu, Larousse, Paris, 1969, 146p. VI. ŒUVRES ROMANESQUES BEAUVOIR Simone de, Le deuxième Sexe, Gallimard, Paris, 1976,663p. CAMUS Albert, L’Etranger, Gallimard, Paris 1942. CHATEAUBRIAND Réné, Atala, Larousse, 1801. 127p SARTRE Jean-Paul, Les mouches, Gallimard, Paris, 1943, 190p. 97 TABLE DES MATIERES REMERCIEMENTS INTRODUCTION GENERALE.................................................................................... 3 PREMIERE PARTIE : OPPOSITION ENTRE OPPOSITION ENTRE DEVOIR FAMILIAL ET ORDRE ROYAL Chapitre I : OPPOSITION DES PERSONNAGES................................................... 9 I-1. Des personnages antinomiques ................................................................. 9 I-2. Deux idéologies opposées........................................................................ 15 Chapitre II : LA CONSERVATION DE LA PURETÉ ........................................... 26 II-1. L’intransigeance de la pureté................................................................... 26 II-2. Deux points de vue divergents sur la pureté............................................ 33 DEUXIEME PARTIE : OPPOSITION ENTRE LA FEMME ET L’HOMME Chapitre I : APPARENCE ET FONCTION DE LA FEMME ................................... 45 I-1.La féminité ................................................................................................. 45 I-1-1. Aspect physique ................................................................................. 45 I-1-2. Affectivité ........................................................................................... 46 I-1-3. Le langage ......................................................................................... 49 I-2. Fonction de la femme dans la société ...................................................... 53 I-2-1.La femme: source de reproduction humaine ....................................... 53 I-2-2.La femme : pilier de la société............................................................. 55 Chapitre II : POUVOIR ET FONCTION SOCIALE DE L’HOMME ...................... 61 II-1. L’homme et le pouvoir ............................................................................. 61 II-2. Fonction de l’homme dans la société ...................................................... 64 TROISIEME PARTIE : ADAPTATION DE LA PIECE AU MONDE CONTEMPORAIN Chapitre I : REACTUALISATION DU MYTHE D’ANTIGONE ................................ 71 I-1.Langue et style .......................................................................................... 71 I-2. Le rôle du temps et la structure de la pièce .............................................. 75 Chapitre II : LA CRUAUTE DES PERSONNAGES ............................................ 83 II-1. L’autoritarisme de Créon et l’indifférence des gardes face à la tragédie. 83 II-2. La révolte d’Antigone. .............................................................................. 90 CONCLUSION GENERALE ..................................................................................... 94 BIBLIOGRAPHIE ...................................................................................................... 96 98