Le risque d`inondation et son évolution sur la rivière Châteauguay
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Le risque d`inondation et son évolution sur la rivière Châteauguay
186 Le risque d’inondation et son évolution sur la rivière Châteauguay M.-C. Bouillon, F.P. Brissette et C. Marche Résumé : Cet article présente les premiers résultats d’un projet de 3 ans visant à étudier, comprendre et caractériser l’évolution du risque d’inondation au Québec. Dans le cadre de cette étude, le risque d’inondation est défini comme le produit du risque hydrologique d’un événement donné et des dommages résultant pour le même événement. Il importe donc d’évaluer les variations historiques des deux composantes du risque d’inondation. Ces deux composantes ont été étudiées pour un tronçon de 32 km de la rivière Châteauguay, entre la frontière canado-américaine et la ville d’Ormstown. À partir des données de deux stations hydrométriques, les fonctions de répartition des débits de la loi log-Pearson type III ont été calculées. Suite à l’établissement des fonctions de répartition, le calcul du risque d’inondation est défini par une méthodologie en trois étapes. La première consiste à relier les débits avec les niveaux d’eau à l’aide d’un simulateur d’écoulement. Les niveaux d’eau calculés sont par la suite utilisés en conjonction avec un logiciel qui définit la zone inondable et calcule les dommages engendrés aux propriétés. La dernière étape consiste à établir le risque global d’inondation qui tient compte de la fonction de répartition complète. Pour tous les sites choisis le long du tronçon à l’étude, le risque global d’inondation a augmenté au cours des 60 dernières années. Lorsque le risque global est normalisé par l’ensemble des populations, on observe que l’évolution du risque diffère grandement d’un site à l’autre. Pour l’un des sites à l’étude, le risque global normalisé a augmenté d’un ordre de magnitude au cours de la période étudiée. Les résultats montrent aussi que plus de 75% du risque global est dû aux crues ayant une période de retour de 4 ans et moins. Mots clés : inondation, risque, dommages, modèle numérique, prévisions hydrauliques. Abstract: This article presents the first results of a three-year study that aimed at studying, understanding, and characterizing the evolution of flood risk in Quebec. In this study, flood risk is defined as the product of the return period of an event and the damages caused by this event. It is therefore important that both these components of the flood risk be assessed historically. The two components have been evaluated for a 32 km reach of the Châteauguay River located between the Canadian–American border and Ormstown, Quebec. A flood frequency analysis was undertaken on historical flow data for two gauging stations on the river and the data fitted with a log-Pearson type III distribution. The flood risk was then established using a three-step methodology. The first step was to establish flood levels over a range of discharges using a hydraulic model. Then the computed water levels were processed to define the flooded area and determine the property damage. The last step established the global flood risk, taking into account the complete flood distribution function. The results show that over the last 60 years, the global flood risk has increased for all of the study sites along the reach of interest. When the global flood risk is standardized based on population, the evolution of the risk differs greatly between study sites. For one site, the standardized global flood risk has increased by one order of magnitude over the period studied. The results also demonstrate that 75% of the global flood risk is due to floods having a return period of 4 years or less. Key words: flood, risk, damages, numerical modelling, flood forecasting. [Journal translation] Bouillon et al. 196 Reçu le 23 juin 1998. Révision acceptée le 23 octobre 1998. M.-C. Bouillon et C. Marche1. École Polytechnique de Montréal, Département des génies civil, géologique et des mines, C. P. 6079, succursale Centre-ville, Montréal, QC H3C 3A7, Canada. F.P. Brissette. École de Technologie Supérieure, Université du Québec, Département de génie de la construction, 1100, rue Notre-Dame Ouest, Montréal, QC H3C 1K3, Canada. Les commentaires sur le contenu de cet article doivent être envoyés au directeur scientifique de la revue avant le 31 août 1999 (Voir l’adresse au verso du plat supérieur). 1 Auteur correspondant (tél. : (514) 340-4711, poste 4801; téléc. : (514) 340-2989; e-mail : [email protected]). Can. J. Civ. Eng. 26: 186–196 (1999) Plusieurs crues majeures ont marqué l’actualité québécoise ces dernières années. Exceptionnelles par l’ampleur de leurs dommages et pour la période où elles sont survenues (Saguenay et Côte-Nord) (Morazain 1997) ou répétitives (Rivières Chaudière et Châteauguay), les crues nous rappellent que le contrôle exercé par l’homme sur les rivières n’est pas absolu. L’impression générale, tant dans la population que chez certains spécialistes en ressources hydriques serait que la situation tend à s’aggraver depuis les dernières années, entraînant des coûts croissants de reconstruction ou d’indemnisation. Mais cette impression pourrait aussi provenir du simple fait de l’efficacité de notre société de l’information, de l’image, © 1999 CNRC Canada Bouillon et al. qui nous tient de mieux en mieux informé de toutes les catastrophes. Le but de cet article est de présenter l’état du risque d’inondation sur un secteur précis de la rivière Châteauguay. On se concentre sur le risque d’inondation qui touche les propriétés privées et leurs contenus. Les dommages causés aux infrastructures comme les routes, les ponts, ainsi que les pertes industrielles et agricoles nécessitent une évaluation cas par cas et n’ont pas été considérés. Les dommages sont évalués en eau libre et excluent les conséquences des glaces, sur lesquelles les interventions locales ont beaucoup d’effet. L’état du risque d’inondation résume les résultats d’un projet de recherche mené en 1998 à l’École Polytechnique de Montréal en collaboration avec les municipalités concernées. Il vise trois objectifs : (i) définir le risque d’inondation et les méthodes nécessaires à son évaluation sur un terrain précis; (ii) établir à plusieurs moments de l’histoire récente de ce territoire, la valeur concrète de ce risque et le fardeau qu’il représente sur la communauté locale; (iii) discuter de l’évolution de ce risque au cours des années et de celle des charges financières qu’il impliquerait sur chaque citoyen si la communauté locale seule devait prendre les coûts à sa charge. Les trois objectifs sont abordés successivement ci-dessous et les analyses effectuées conduisent à deux conclusions simples. (i) Le risque global d’inondation augmente avec le temps dans les cinq sites étudiés. (ii) Lorsqu’il est réparti sur l’ensemble des populations locales touchées, il évolue différemment dans les zones rurales ou urbaines. Ces conclusions ne sont applicables que localement. Elles devront être confirmées ou précisées lorsque l’analyse d’un plus grand nombre de sites et de rivières sera complétée. Le terme « risque » fait partie du vocabulaire courant, mais ses nombreuses utilisations montrent que le sens qui lui est attribué diffère selon le contexte dans lequel il est employé. Pour la suite de ce texte, la définition du risque qui figure dans les normes canadiennes sera retenue. « Le risque est une mesure de la probabilité et de la sévérité d’un effet défavorable pour la santé, pour les biens ou pour l’environnement. Le risque est souvent estimé par l’espérance mathématique des conséquences de l’occurrence d’un événement défavorable sur une période de temps déterminée (e.g., risque = probabilité × conséquences). Néanmoins, une interprétation plus globale du risque incorpore la probabilité et les conséquences sous une forme non multipliée. » (Canadian Standard Association 1991) Simonovic (1996) a repris la notion de risque proposée par Niwa (1989) et l’applique à la gestion des ressources hydriques. « Le risque est défini comme étant la chance de certaines occurrences défavorables qui affectent les objectifs du projet. Il est le degré de l’exposition à ces événements négatifs, et leurs conséquences probables. Donc, le risque est caractérisé par un vecteur à trois éléments : (i) l’événement qui cause le risque ou l’occurrence risquée (danger, défaillance); (ii) la probabilité de ce risque (quantification de l’incertitude); et (iii) la sévérité du risque (une mesure des conséquences). » 187 Le risque particulier à une inondation est donc évalué par une formule simple du type : [1] Ri = piDi pi étant la probabilité d’occurrence d’une crue d’amplitude i et Di étant le montant des dommages matériels imputable à la crue d’amplitude i. Le risque global d’inondation est calculé à partir des risques particuliers de différentes inondations. La formule suivante permet d’obtenir ce risque : [2] R = ∑ Ri i La probabilité d’occurrence d’une crue d’amplitude donnée (de débit local donné) est habituellement définie par les études hydrologiques. Elle est égale à l’inverse de la période de récurrence ou de retour de la crue. On voit donc que le risque global d’inondation d’un territoire peut changer, soit parce que la période de retour des crues change, soit parce que les dommages rattachés à chaque crue changent. À titre d’exemple, les dommages peuvent changer suite à des modifications au lit de la rivière et à un changement de la relation niveau–débit à la station hydrométrique ou en fonction d’une modification de l’utilisation du territoire inondé. Pour évaluer le risque global d’inondation sur un territoire, il faut, si l’on retient la définition [2] procéder en quatre étapes. La première étape consiste à déterminer l’historique des débits de crue sur le cours d’eau, la fonction de répartition des débits de crue et les probabilités associées aux inondations à l’étude. Depuis toujours, la rivière Châteauguay subit des crues importantes aux conséquences notables. La figure 1 présente le bassin versant, quelques municipalités et la localisation de la rivière Châteauguay. Certaines des crues qui se sont produites depuis une cinquantaine d’années ont été répertoriées afin d’obtenir une séquence historique intéressante. Dans le cadre de ce projet, nous avons analysé les données disponibles pour chaque événement et avons retenu cinq inondations intéressantes et documentées. Les événements de mars 1944 et d’avril 1971 correspondent aux inondations qui ont causé le plus de dommages dans la région d’Huntingdon, selon les responsables de la Municipalité Régionale de Comté (MRC) Le Haut-St-Laurent (Daoust 1997). L’inondation d’avril 1963 est aussi dans la mémoire des gens, car Howick, une ville en aval d’Huntingdon, a été coupée du reste du monde pendant une semaine. La station météorologique de St-Paul-de-Châteauguay le confirme en ayant enregistré les plus hauts débits à ces dates. L’événement de novembre 1996 a surpris la population et les météorologues, car les stations hydrologiques ont enregistré la plus grande quantité de pluie tombée dans la même journée depuis le début des mesures. Finalement, en janvier 1996, le temps s’est tellement adouci que la fonte des neiges a provoqué de fortes inondations sur la rivière Châteauguay. Les débits de la rivière Châteauguay et de ses affluents ont été estimés à partir des débits enregistrés en aval de Huntingdon à St-Paul-de-Châteauguay (no de station du Ministère de l’Environnement et de la Faune (MEF) 030901) pour les événements précédents 1971 et à Mercier (no de station du MEF 030905) pour les événements les plus récents. © 1999 CNRC Canada 188 Can. J. Civ. Eng. Vol. 26, 1999 Fig. 1. Schéma du bassin versant et situation géographique (source : Ministère de l’Environnement et de la Faune 1981b., p. 6.) Les deux stations sont assez voisines l’une de l’autre et procurent une année de données concomitantes. Les écarts entre ces données concomitantes sont quelquefois appréciables, mais les tests d’homogénéité effectués permettent de considérer la série des données comme unique. Les débits journaliers maximums annuels enregistrés entre 1971 et 1990 à la station 030905 à Mercier ont servi à pro- duire la fonction de répartition de la loi log-Pearson type III (El-Jabi et Rousselle 1990). L’analyse de fréquence utilise la méthode des moments. La figure 2 présente l’ajustement de la loi log-Pearson type III. Cette courbe donne les périodes de retour des débits des cinq événements historiques et elle fournit les débits de périodes de retour spécifiques comme 20 et 100 ans utilisés aussi dans la recherche. © 1999 CNRC Canada Bouillon et al. 189 Fig. 2. Ajustement de la loi log-Pearson type III sur la rivière Châteauguay à la station hydrométrique n o 030905. Tableau 1. Probabilités associées aux inondations à l’étude. Date de l’événement Avril 1971 Novembre 1996 Avril 1963, janvier 1996 Mars 1944 Période de retour (années) Probabilité de dépassement Intervalle (années) Probabilité qu’un événement survienne dans l’intervalle 1 2 3 4 20 100 400 ∞ 1,0000 0,5000 0,3333 0,2500 0,0500 0,0100 0,0025 0,0000 1–2 2–3 3–4 4–20 20–100 100–400 400–∞ 0,5000 0,1667 0,0833 0,2000 0,0400 0,0075 0,0025 L’étude statistique des crues a été basée sur les débits maximums enregistrés chaque année sans égard à l’époque de l’année où ce débit était enregistré. Il était logique en effet d’utiliser une étude statistique non saisonnière, puisque l’étude de risque devait être réalisée sans égard à la saison. Ce facteur pourrait expliquer en partie la qualité d’ajustement visible sur la figure 2. L’inverse de la période de retour d’un événement fournit la probabilité que cet événement ou un événement plus rare se produise. Pour trouver la probabilité d’un événement dont la période de récurrence se situerait entre T1 et T2, il faut soustraire à la probabilité que l’événement se produise en T1 la probabilité que l’événement se produise en T2. Un exemple de ces calculs est donné au tableau 1. Pour couvrir le risque global d’inondation, la somme des probabilités est 1. De plus, les dommages encourus sont considérés nuls lors d’une crue normale annuelle. Une étude détaillée, période par période, des récurrences de crues sur le territoire permet alors de juger de l’évolution temporelle du risque hydrologique. En d’autres termes, elle renseigne sur la probabilité d’occurrence d’une crue donnée et montre si au fil des années, cette probabilité a changé. Cette probabilité pourrait changer si l’on constatait des modifications climatiques sensibles, une urbanisation notoire ou un contrôle du ruissellement sur le territoire. La méthode pourrait donc servir à long terme pour vérifier l’efficacité des politiques de gestion du territoire à ce chapitre. La deuxième étape consiste à relier le débit d’inondation au niveau d’eau atteint par la rivière dans le secteur à l’étude. Cette étape est confiée à un simulateur numérique d’écoulement comprenant un modèle unidimensionnel non permanent dérivé de DAMBRK (Fread 1984). La partie de la rivière Châteauguay située entre la frontière américaine et l’ancien barrage à Ormstown correspond au tronçon confié au simulateur. Sur ces 32 km, le débit observé tient compte du débit à la frontière américaine et de ceux des cinq cours d’eau principaux qui se jettent dans la rivière. Des sections du lit du cours d’eau définissent la rivière en milieu rural et en milieu urbain. Les sections sont déduites à partir de cartes topographiques à l’échelle 1 : 10 000 avec des courbes à équidistance de 2,5 m en zone rurale et des cartes du risque d’inondation 1 : 2000 avec des courbes à équidistance de 0,5 m en zone urbaine. Le modèle a besoin des coefficients de Manning, des coefficients de © 1999 CNRC Canada 190 contraction et de tous les paramètres habituellement nécessaires aux calculs numériques. Sa calibration est assurée à partir des trois calculs réalisés pour le débit moyen, le débit de crue 1/20 ans et le débit de crue 1/100 ans. Pour ces deux dernières crues, les ajustements se sont fait sur les limites d’inondation de récurrence 20 et 100 ans cartographiées par les autorités responsables et ne peuvent pas être véritablement considérés comme des calibrations précises. Les inondations historiques de 2, 3, 4, 20, 100 et 400 ans de récurrence ont été reproduites avec le simulateur. Pour chacune des six inondations historiques, les débits estimés ont été introduits dans le logiciel, et la simulation a fourni le niveau des eaux et leurs vitesses à toutes les sections et aux temps demandés. La troisième étape consiste à établir pour chaque crue, la zone inondable ainsi que l’ensemble des propriétés et des infrastructures se trouvant dans la zone inondable (Hydrocosme Inc. 1996). Un nouveau logiciel spécifiquement développé pour ce travail par Hydro-Québec, DOMINO (dommage d’inondation, Sobek Technologies Inc. 1998), définit la zone inondée et évalue les dommages aux propriétés lors des inondations. Après lui avoir transmis les données nécessaires à la reproduction du terrain et des bâtiments de la municipalité, il calcule la zone inondée à partir des résultats hydrauliques. Le logiciel recherche ensuite les bâtiments touchés et évalue le coût des dommages reliés au scénario d’inondation simulé. Les données économiques de chaque propriété sont celles fournies par les rôles d’évaluation foncière de chaque municipalité. Pour un matricule donné, la valeur du bâtiment comprend tous les biens immeubles sauf la valeur du terrain qui est mentionnée à part. On retrouve la valeur des commerces, des résidences, des garages, des cabanons, des bâtiments de fermes, etc. Le coût des dommages est évalué à partir de critères de pondération des impacts fournis à DOMINO. Dans le cadre de ce projet, les critères correspondent à ceux d’une norme généralisée maintenant (American Society of Civil Engineering 1988) qui définit la loi de pondération des dommages des inondations selon les principes actuariels. Les résultats des six scénarios d’inondations étudiés par le simulateur ont donc été introduits dans DOMINO afin qu’il évalue le coût des dommages pour chacune des six inondations historiques et à chaque époque. La quatrième étape conduit finalement à l’établissement du risque global d’inondation. Elle consiste à calculer en premier lieu le risque particulier de chaque inondation, à chaque époque, avec [1]. Puis, [2] permet de calculer la valeur du risque global d’inondation à différents moments de l’histoire et pour chaque site. Le risque global d’inondation pour une année spécifique tient compte des événements qui peuvent survenir pour des périodes de retour de 2, 3, 4, 20, 100 et 400 ans. C’est sur ces résultats qu’ont été établies les principales conclusions de cette étude. Le risque global d’inondation, calculé selon la méthode précédente, donne une image instantanée de la situation, valable au moment où se situe l’évaluation hydrologique du cours d’eau et l’évaluation économique des impacts. À chaque Can. J. Civ. Eng. Vol. 26, 1999 époque, un risque d’inondation peut donc être calculé, et l’ensemble des valeurs produites permet d’analyser l’évolution historique du risque. Le travail a été fait pour cinq secteurs situés dans les municipalités de Huntingdon (deux secteurs), Hinchinbrooke, Godmanchester et Ormstown. Les acquis majeurs sont résumés ci-dessous. Localisation des zones étudiées La rivière Châteauguay prend sa source dans le lac Upper Chateaugay, situé dans l’état de New York aux États-Unis. Après un parcours de 53 km dans ce pays, elle pénètre au Québec par la MRC Le Haut Saint-Laurent, traverse la MRC Beauharnois-Salaberry puis la MRC Le Roussillon pour se jeter dans le fleuve Saint-Laurent à Châteauguay. Elle coule sur 68 km au Québec (Ministère de l’Environnement et de la Faune 1981a). La rivière Châteauguay draine un bassin hydrographique de 2543 km2 dont plus de 43% est situé aux États-Unis. La figure 1 donne le schéma du bassin versant et son réseau hydrométrique. Le bassin de la Châteauguay est marqué par deux ensembles physiographiques : les Basses-Terres du Saint-Laurent et les Appalaches. Les Basses-Terres sont une plaine uniforme formée des meilleures terres arables du Québec. Elles occupent presque toute la partie québécoise du bassin, à des altitudes inférieures à 30 m le long des rives du Saint-Laurent, augmentant graduellement de pente vers le sud-est pour atteindre le plateau appalachien. Une colline s’élève au-delà de 335 m au-dessus du niveau de la mer près de la frontière américaine et constitue le point culminant du côté québécois. (Ministère de l’Environnement et de la Faune 1981b). Du côté américain, le relief très varié des Appalaches, plus spécifiquement celui des monts Adirondaks, domine le bassin. En fait, le relief passe de vallonné à montagneux au fur et à mesure qu’on se dirige vers le sud, pour atteindre en général des sommets d’environ 900 m. La figure 3 montre le profil en long de la rivière. Dans le cadre de cette recherche, seule la partie de la rivière Châteauguay située entre la frontière américaine et l’ancien barrage d’Ormstown est étudiée afin d’identifier ses risques d’inondations. La figure 4 présente les cinq sites à l’étude. Les sites 1 et 2 sont situés à Huntingdon, le site 4 est situé à Ormstown et les sites 3 et 5 sont en milieu rural, soit à Hinchinbrooke et à Godmanchester. Résultats obtenus sur le risque hydrologique Le caractère stable du risque hydrologique sur le bassin versant de la rivière Châteauguay a été démontré dans un autre article issu des travaux réalisés dans le cadre du même projet. Les résultats de l’analyse sont concluants. Ils montrent qu’aucune tendance à la hausse ou à la baisse n’est observée dans le risque hydrologique évalué sur plus de 60 années de données (Awadallah et al. 1998). Le risque hydrologique ne peut donc être retenu comme facteur d’explication aux variations actuellement perçues dans le risque d’inondation. Exemples de définition de zone d’inondation et d’identification des propriétés touchées En ce qui a trait à l’évaluation des dommages, DOMINO fournit pour chaque écoulement simulé la carte des zones © 1999 CNRC Canada Bouillon et al. 191 Fig. 3. Profil en long de la rivière Châteauguay. Fig. 4. Localisation des sites étudiés. © 1999 CNRC Canada 192 Can. J. Civ. Eng. Vol. 26, 1999 Fig. 5. Zones inondées et propriétés touchées lors de l’inondation d’avril 1963 sur le site 1 (Huntingdon). inondées et l’emplacement des unités d’évaluation. Il liste dans un rapport détaillé les unités d’évaluation inondées, la profondeur d’inondation à chaque unité et les dommages estimés encourus durant l’événement. Comme exemple, la figure 5 illustre la zone maximale inondée et les propriétés touchées sur le site 1 (Huntingdon) lors de l’inondation du 1er avril 1963 et la figure 6 montre l’extension de l’inondation du 10 novembre 1996 sur le site 2 (Huntingdon). Évaluation des dommages L’évaluation des dommages aux propriétés causés par chaque inondation est fournie dans un rapport détaillé à la fin de chaque simulation. Par exemple, le tableau 2 donne le rapport des dommages causés par l’inondation du 1er avril 1963 sur le site 1 (Huntingdon) correspondant à la figure 5 présentée précédemment. Les matricules ont été supprimés pour assurer la confidentialité des informations sur les résidents touchés. On retrouve d’autres informations pertinentes qui ont été tronquées ici telles les adresses, les positions Easting et Northing, les profondeurs et les vitesses moyennes d’écoulement ainsi que les facteurs de pondération. En plus de fournir les dommages à chaque unité d’évaluation, le rapport indique le nombre de personnes susceptibles d’être sinistrées, le nombre de bâtiments touchés, le total des dommages aux bâtiments et le total des dommages aux contenus des bâtiments pour le site en entier. Pour l’étude, le montant des dommages utilisés dans [1] correspond à la somme du coût des dommages aux bâtiments et du coût au contenu des bâtiments. Le tableau 3 présente le rapport d’analyse des impacts causés par l’inondation du 10 novembre 1996 sur le site 2 (Huntingdon) et correspond à la zone inondée de la figure 6. Les calculs d’inondation et d’impacts économiques définis et illustrés ci-dessus peuvent être répétés en variant le contexte et les prémisses de calculs, pour établir d’une part l’évolution historique du risque global d’inondation et d’autre part la progression de ce risque en fonction de la période de retour. Les données économiques des propriétés telles qu’elles apparaissent dans les rôles d’évaluation foncière des municipalités concernées sont disponibles et publiques. Les rôles utilisés dans cette recherche sont ceux de 1997 pour chaque municipalité concernée. Le rôle de 1997 a été utilisé pour estimer les dommages et les risques à toutes les époques et les rendre comparables en dollars constants. Évolution historique du risque global d’inondation Les années 1963, 1971 et 1996 ont été l’occasion d’événements exceptionnels et sont utilisées pour décrire l’évolution historique du risque d’inondation. Les probabilités de leurs crue sont similaires et les périodes de retour varient de 2 à 4 ans. On peut donc qualifier ces événements de presque courants hydrologiquement. Les données ont été triées tout d’abord sur la date de construction apparente pour obtenir l’ensemble des construc© 1999 CNRC Canada Bouillon et al. 193 Fig. 6. Zones inondées et propriétés touchées lors de l’inondation de novembre 1996 sur le site 2 (Huntingdon). tions existantes en 1963, 1971 et 1996. L’hypothèse de base sous-jacente à ce tri est qu’une unité dont la date de construction apparente est 1942, par exemple, n’existait pas avant 1942 ou avait avant 1942, une valeur négligeable. Les calculs ont été faits en regroupant les sites par municipalité, et le tableau 4 montre l’évolution du nombre total d’unités d’évaluation à Huntingdon, à Hinchinbrooke et à Ormstown entre 1963 et 1996. Les données sur le nombre d’unités d’évaluation sur le site 5 (Godmanchester) n’étaient pas disponibles. Pour chacune des 3 années et pour chacun des sites, la zone inondable et les coûts des dommages associés à chaque inondation de récurrence 2, 3, 4, 20, 100 et 400 ans sont évalués en introduisant successivement les rôles d’évaluations appropriés dans le logiciel d’évaluation des impacts. [2] permet ensuite de calculer la valeur du risque global d’inondation à différents moments de l’histoire, soit en 1963, 1971 et 1996. La figure 7 montre une représentation de l’évolution historique du risque global d’inondation aux sites retenus. L’analyse montre tout d’abord que le risque est différent d’un site à l’autre, mais qu’il est en progression partout. Sur les deux sites d’Huntingdon, il a évolué de façon similaire et a plus que doublé depuis 1960. Mais à Ormstown, la progression est beaucoup plus rapide, et le risque actuel est environ 40 fois plus élevé qu’en 1960. En milieu rural, la progression semble se stabiliser à Godmanchester, et les risques à Hinchinbrooke augmentent mais ils restent négligeables. Rappelons que durant la même période, il a été démontré que le risque hydrologique n’avait pas changé (Awadallah et al. 1998) et que la progression historique constatée ne peut être que le résultat d’un changement dans l’occupation du territoire ou dans la valeur des propriétés touchées. Évolution historique du risque global d’inondation normalisé Parallèlement à l’augmentation du risque global d’inondation dans chaque municipalité, s’opère une variation de la population sur laquelle le fardeau économique pourrait peser si les dommages étaient à la charge de la communauté locale. Le risque global a donc été divisé, année par année, par le nombre total de propriétés pour étudier l’évolution historique du fardeau individuel local. Cette opération conduit au © 1999 CNRC Canada 194 Can. J. Civ. Eng. Vol. 26, 1999 Tableau 2. Rapport d’analyse des impacts causés par l’inondation du 1er avril 1963 sur le site 1 (Huntingdon). Région : RICHELIEU Site : st01 Rivière : Chateauguay Calculs du : 1998/02/17 - 20h:45 Temps d’analyse : 3600 Variante d’analyse : 8 Temps de référence : 0 Variante de référence : 3 Impact sur les occupants : 22 personnes Impact aux bâtiments : 61 620 $ sur 31 bâtiments Impact au contenu des bâtiments : 168 790 $ Municipalité Code munic. matricule Code utilisation Nb. étages Élévation terrain Valeur bâtiment Valeur terrain Dommages bâtiments Dommages contenu Huntingdon Huntingdon Huntingdon Huntingdon Huntingdon Huntingdon 69055 69055 69055 69055 69055 69055 9999-99-9999 9999-99-9999 9999-99-9999 9999-99-9999 9999-99-9999 9999-99-9999 1000 5330 1000 1000 1000 1000 2 2 1 2 2 2 48,72 47,44 48,38 48,09 48,15 48,51 41 200 168 000 59 900 49 100 64 000 37 300 12 000 68 700 16 400 4 200 6 400 3 400 0 33 600 0 0 0 0 4 120 16 800 5 990 4 910 6 400 3 730 (c) (c) (c) (c) (c) (c) Note : (c) centre de gravité. Tableau 3. Rapport d’analyse des impacts causés par l’inondation du 10 novembre 1996 sur le site 2 (Huntingdon). Région : RICHELIEU Site : st03 Rivière : Chateauguay Calculs du : 1998/02/87 - 17h:03 Temps d’analyse : 3600 Variante d’analyse : 4 Temps de référence : 0 Variante de référence : 3 Impact sur les occupants : 0 personnes Impact aux bâtiments : 0 $ sur 18 bâtiments Impact au contenu des bâtiments : 359 990 $ Municipalité Code munic. Matricule Code utilisation Nb. étages Élévation terrain Valeur bâtiment Valeur terrain Dommages bâtiments Dommages contenu Huntingdon Huntingdon Huntingdon Huntingdon Huntingdon Huntingdon 69055 69055 69055 69055 69055 69055 9999-99-9999 9999-99-9999 9999-99-9999 9999-99-9999 9999-99-9999 9999-99-9999 1000 1990 4832 1000 1000 2420 1 0 1 1 2 1 48,77 48,90 48,87 48,50 48,50 48,93 59 800 3 600 1 303 100 55 200 39 900 1 275 000 10 700 3 900 36 900 6 200 6 200 68 900 0 0 0 0 0 0 5 980 360 130 310 5 520 3 990 127 500 (c) (c) (c) (c) (c) (c) Note : (c) centre de gravité. risque global d’inondation normalisé. D’une façon concrète, un risque global d’inondation normalisé de 200 $ signifie pour le contribuable local qu’à long terme, il lui en coûterait 200 $ par année pour participer au dédommagement des propriétaires affectés sur le territoire, si la facture était répartie localement. L’évolution historique du risque global d’inondation normalisé dépend donc de celle du risque global calculé pour le site et du nombre de propriétés recensées sur le site à chaque moment. Le marché immobilier joue donc un rôle dans cette estimation. La figure 8 montre les résultats obtenus à ce chapitre. En 1963, vivre à Huntingdon supposait que l’on acceptait un risque de l’ordre de 500 $ relié aux inondations sur les deux sites. La situation a peu changé et le risque y est stable ou tend à diminuer avec les années. Il est donc sous contrôle. À Hinchinbrooke il était négligeable et il l’est resté. Mais à Ormstown, il était presque inexistant dans les années © 1999 CNRC Canada Bouillon et al. 195 Tableau 4. Nombre d’unités d’évaluation par époque. Année Huntingdon Hinchinbrooke Ormstown 1963 1971 1996 544 882 1230 602 788 995 328 402 568 Fig. 9. Variation du risque d’inondation en fonction de la période de retour. Fig. 7. Progression historique du risque global d’inondation. Fig. 10. Progression du risque cumulé d’inondation en fonction de la période de retour. Fig. 8. Progression historique du risque global d’inondation par propriété. 60 et est devenu majeur en 1996. La tendance est très nette et conduira dans les années prochaines à une situation alarmante si rien n’est changé. Le risque global d’inondation normalisé n’a pas été calculé pour Godmanchester, puisque l’information du nombre de propriétés à chaque époque n’était pas disponible. Progression du risque d’inondation en fonction de la période de retour L’évolution du risque en fonction de la période de retour est présentée à la figure 9 pour les cinq sites analysés. La première conclusion apparaissant à la lecture de ce graphique est que la crue de 2 ans donc quasi normale engendre déjà des risques élevés sur tous les sites à l’exception de celui d’Hinchinbrooke. On trouve ici une explication immédiate au fait que cette région fait la nouvelle chaque printemps ou à chaque pluie un peu exceptionnelle. Le risque progresse très rapidement avec la période de retour sur tous les sites touchés et est maximal lors des crues de récurrence 4 ans. Il faut se rappeler que cette notion de risque aide à décider de l’ampleur et de la rentabilité des travaux qu’il est normal de faire pour améliorer la situation. La figure 9 montre que les moindres travaux qui pourraient améliorer le passage des crues courantes seraient efficaces presque à chaque année et sans doute très régulièrement tous les 5 ans. C’est aussi ce que démontre la figure 10 sur laquelle on a cumulé le risque en fonction de la période de retour. Pour quatre des cinq sites étudiés, on constate que l’efficacité des correctifs serait maximisée s’ils étaient conçus pour régler les problèmes courants soit ceux revenant régulièrement tous les 4 ans. Il faut mentionner pour finir que les risques évalués sont relatifs à un nombre très limité de sites, alors que les travaux effectués devraient diminuer les dommages sur le territoire complet. Pour décider de l’ampleur des travaux à accomplir et à financer sur une période donnée, il faudrait donc ajouter le risque calculé sur chaque site et ce pour chaque période de retour. © 1999 CNRC Canada 196 Can. J. Civ. Eng. Vol. 26, 1999 gents à toute la population et ne font que des perdants. Le risque d’inondation peut et doit être géré. Les inondations récurrentes sur le territoire québécois ont fait couler beaucoup d’encre dernièrement et ont souvent été gratuitement associées à des variations climatiques. Les résultats présentés dans cet article indiquent que sur le tronçon de la rivière Châteauguay à l’étude, si le risque hydrologique est resté constant au cours des 60 dernières années, le risque global d’inondation a lui augmenté sur tous les sites étudiés. Cette augmentation ne peut résulter que d’une modification au lit de la rivière ou à l’utilisation du territoire dans la zone inondable. Le fait que 75% du risque global d’inondation soit dû à des crues ayant des périodes de retour de 4 ans et moins est troublant. Les dommages dus aux crues deviennent donc des événements presque normaux plutôt qu’exceptionnels. En contrepartie, toutes mesures visant à alléger les crues courantes auront des effets importants sur la diminution du risque global d’inondation. La recherche démontre que cette augmentation est strictement obtenue par l’empiétement des riverains dans la zone inondable. Les cartes du risque d’inondation produites conjointement par le ministère de l’Environnement et de la Faune du Québec et par Environnement Canada datent de septembre 1996 pour le territoire à l’étude et elles ne couvrent que la zone urbaine de Huntingdon, de Godmanchester et d’Ormstown. Il est certain qu’avant cette date, les dirigeants des municipalités n’avaient aucun outil technique ni légal pour limiter le développement résidentiel et commercial dans ces zones. La méthodologie développée pour les fins du présent projet pourrait servir d’aide aux autorités responsables afin de s’assurer que tout nouveau projet d’aménagement ne résulte en aucune augmentation du risque global d’inondation sur les rivières concernées. Elle pourrait aussi servir à l’évaluation de mesures visant à diminuer les dommages reliés aux crues sur les rivières. Lorsque répartis sur l’ensemble de la population, les coûts de ces mesures correctrices pourraient être amortis rapidement surtout si la distribution du risque d’inondation est fortement répartie sur les crues courantes comme c’est le cas sur le tronçon à l’étude dans le présent article. Actuellement, les gouvernements provincial et fédéral dédommagent en partie les citoyens touchés par les inondations. Dans le cas d’un transfert de ces coûts aux municipalités, Huntingdon et Ormstown devraient hausser considérablement les taxes pour dédommager eux-mêmes les citoyens victimes des inondations. Il serait très difficile, voir même impossible pour les municipalités concernées d’indemniser les citoyens touchés en plus de supporter la reconstruction de certaines infrastructures telles qu’une partie des routes et des ponts existants sur leurs territoires. Les inondations de juillet 1996 au Saguenay et celles de mars et d’avril 1998 survenues sur beaucoup de rivières du Québec ont fait des dommages importants. Le coût des dommages d’inondation atteint maintenant plusieurs centaines de millions de dollars par année au Québec. Certaines pertes demeurent malgré tout impossibles à indemniser et ne sont pas incluses dans les mesures de dédommagement des victimes. Au bout du compte, les inondations coûtent énergies et ar- Les auteurs remercient les intervenants contactés dans les municipalités concernées, à la MRC Le Haut-St-Laurent ainsi qu’au ministère de l’Environnement et de la Faune du Québec. Que ce soit en partageant leurs connaissances sur la région à l’étude où en mettant leurs bases de données à la disposition du projet, ces personnes ont rendu cette étude possible et ses résultats concrets. Les auteurs remercient également Hydro-Québec et Sobek Technologies Inc. pour l’accès obtenu au logiciel DOMINO. Ce projet est financé par le Fond pour la Formation de Chercheurs et d’Aide à la Recherche (FCAR) du gouvernement du Québec. Les auteurs tiennent à remercier tous ceux qui, par leurs commentaires et suggestions, ont grandement contribué à la mise en forme de cet article et Monsieur Gaston Patenaude pour la réalisation des figures. American Society of Civil Engineering (ASCE). 1988. Evaluation procedures for hydrologic safety of dams. 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