DISCOURS DE MME SIMONE VEIL - Fondation pour la Mémoire de

Transcription

DISCOURS DE MME SIMONE VEIL - Fondation pour la Mémoire de
DISCOURS
DE
MADAME SIMONE VEIL
Présidente de la
FONDATION POUR LA MEMOIRE DE LA SHOAH
Amsterdam, le 26 janvier 2006
Lecture
“Never Again Auschwitz”
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Merci, Monsieur le Rabbin, merci, Mesdames et Messieurs les membres
du Conseil du Comité Auschwitz des Pays-Bas de m’honorer par ce prix
dédié à la mémoire d’Annetje Fels Kupferschmidt. C’est avec une grande
émotion que je reçois ce prix ; et permettez-moi de vous dire, Monsieur
le Rabbin, combien j’ai été touchée par l’éloge que vous venez de
prononcer à mon égard.
Je souhaite également exprimer mes vifs remerciements aux membres
des trois organisations qui m’ont invitée aujourd’hui à Amsterdam : le
Comité d’Auschwitz des Pays-Bas, le Fonds néerlandais de Pensions et
d’Allocations, et le Centre d’Etudes sur l’Holocauste et les Génocides que
j’ai eu d’ailleurs l’honneur d’inaugurer ici à Amsterdam, en septembre
2003, et dont je me réjouis de constater qu’il est devenu un institut
incontournable en matière de recherche sur la Shoah et les Génocides.
Cette conférence annuelle « Auschwitz plus jamais » que vous coorganisez depuis trois ans est à elle seule une initiative importante pour
la mémoire de la Shoah aux Pays-Bas, non seulement pour rappeler le
souvenir des six millions d’hommes, femmes et enfants assassinés dans
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toute l’Europe par les nazis, mais aussi pour réfléchir à la prévention
d’autres Génocides.
A cet égard, permettez-moi de rendre hommage à Annetje FelsKupferschmidt, la fondatrice du Comité Auschwitz des Pays-Bas, pour le
combat qu'elle a mené toute sa vie contre le silence et l'oubli, et ce, dès
son retour de déportation. Toute sa vie, en effet, ancienne résistante et
déportée en tant que juive, elle a œuvré pour rappeler l’histoire et les
conditions de l’extermination des Juifs des Pays Bas ; pour faire savoir au
monde ce qui s'était passé à Auschwitz, et pour replacer la Shoah dans
l’histoire de l’humanité et au cœur du débat moral et politique de notre
temps.
Je voudrais aussi rappeler le sort de votre communauté, qui a perdu les
trois quart de ses membres, plus de 100 000 hommes, femmes et
enfants, pendant la Shoah. Et pourtant, il s’agissait d’une communauté
parfaitement intégrée, installée sur le sol hollandais depuis des siècles, et
qui avait contribué de manière significative à la richesse intellectuelle du
pays et à son esprit de tolérance. Sur ce sol où la liberté de penser avait
droit de cité, nombreux ont été les juifs qui ont trouvé refuge après avoir
fui l’inquisition espagnole et portugaise ; pendant des siècles, c’est ici que
trouvèrent refuge tous ceux qui étaient pourchassés en raison de leur
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religion ou de leurs opinions.
Mais cette terre d’accueil où les juifs ont été si heureux est devenue,
comme le reste de l’Europe, une terre de malheur. Dès 1940, les juifs
subissent des spoliations des humiliations, des persécutions. En 1941, ils
sont enfermés dans un ghetto à Amsterdam, ils doivent ensuite porter
l’étoile jaune, et avant la fin de l’année 1941, les premières déportations
commencent, d’abord vers Mauthausen, puis, après la construction du
camp de Westerborg, principalement vers Sobibor, où trente quatre mille
juifs néerlandais furent exterminés dès leur arrivée, et Auschwitz, où
furent déportés 60 000 juifs néerlandais.
Pour ma part, je me souviens avec tristesse des quelques néerlandaises
que j’ai rencontrées à Auschwitz. Elles étaient assez isolées car personne
ne parlait leur langue ; aussi, les conditions de leur déportation étaientelles particulièrement difficiles.
Et puisque nous commémorons demain la date anniversaire de l’arrivée
de l’Armée rouge dans le camp d’Auschwitz, je souhaite rappeler
comment nous, les déportés, avons vécu ce que l’on a appelé « la
libération», ne serait-ce que pour mieux mesurer le chemin accompli
dans la mémoire européenne depuis 1945. Je dis européenne, mais je
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pourrais dire mondiale, puisque l’Assemblée générale de l’ONU a,
comme vous le savez, adopté en novembre dernier une résolution pour
que le 27 janvier soit reconnu par les nations, même par celles qui n’ont
pas été directement concernées par la Shoah, comme la « journée
internationale de commémoration en mémoire des victimes de
l’Holocauste. »
Je souhaite rappeler que la libération des camps n’a rien eu à l’époque de
libérateur. La machine de mort qu’était Auschwitz avait assassiné un
million et demi de juifs, et le 27 janvier 1945, quand les premiers soldats
soviétiques sont entrés dans le camp d’Auschwitz, ils n’y ont trouvé,
incrédules et terrifiés, que quelques milliers de malades et de mourants
qui avaient, par miracle, échappé aux nazis.
Je n’y étais plus, car le 18 janvier 1945, comme quelques dizaines de
milliers de déportés à Auschwitz-Birkenau encore vivants, nous avons été
obligés de prendre la route dans ce qu’on a nommé par la suite les
« marches de la mort ».
Après avoir marché pendant plusieurs jours dans le froid et la neige, si
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affaiblis qu’un grand nombre d’entre nous tombaient en chemin, nous
avons été emmenés dans des wagons à ciel ouvert, vers l’Allemagne, vers
des camps à l’Ouest, - Dora, Mauthausen, Buchenwald, et pour ma part,
à Bergen-Belsen, où se trouvait Anne Frank. La situation était terrible.
La faim, et la soif étaient telles qu’il y eut des cas de cannibalisme. Les
allemands n’avaient plus besoin de chambre à gaz. Tout le monde
mourrait de soif, de faim, du typhus. Et chaque fois que je repense à ces
moments, je me révolte encore sur les conditions dans lesquelles on a
laissé mourir ceux qui par miracle étaient encore vivants.
Je me souviens de l’arrivée des soldats anglais à Bergen-Belsen. Bien
sûr , nous étions heureux, mais que signifiait même ce mot ? La
libération tant attendue , tant espérée, venait tellement tard : tant de
souffrances, tant de morts autour de nous, ma mère, mon père, mon
frère : nous, qui nous étions tant battus pour survivre, nous avions le
sentiment d’avoir perdu toute envie de vivre.
Puis, ce fut le retour : pour la plupart d’entre nous, nous n’avions plus de
famille, plus de parents, plus de foyer. Je pense encore plus
douloureusement, aujourd’hui, à tous ceux qui avaient été déportés
depuis les ghettos polonais vers les camps d’extermination, et qui,
rescapés, sont arrivés en France ou dans d’autres pays d’Europe ; leur
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détresse était encore plus terrible.
Ce retour a été, je le répète, terrible : nous étions seuls, enfermés dans
notre solitude, d’autant plus que ce que nous avions vécu, personne ne
voulait le savoir. Ce que nous avions à raconter, personne ne voulait en
partager le fardeau.
Dans l’Europe libérée du nazisme, qui se souciait vraiment des
survivants juifs d’Auschwitz ? Nous n’étions pas des résistants, nous
n’étions pas des combattants, pourtant certains étaient de vrais héros, et
pour l’histoire qui commençait déjà à s’écrire, pour la mémoire blessée
qui forgeait ses premiers mythes réparateurs, nous étions des témoins
indésirables.
Même le procès de Nuremberg dont nous venons de célébrer le
soixantième anniversaire, avait peu pris en compte la dimension de la
Shoah dans les crimes contre l’humanité, qui pour la première fois de
l’histoire, étaient jugés. Il s’agissait de créer un nouveau concept pour
juger les crimes de masses, avec bien sûr les victimes juives, mais cellesci n’étaient pas au cœur des débats.
Il a fallu attendre le procès d’Eichmann en 1961, pour que l’on commence
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à prendre en compte la spécificité des crimes commis par les nazis.
D’ailleurs, même les historiens, pendant des décennies, ont mis très
longtemps à prendre en compte nos témoignages, et chaque fois que j’y
pense, j’éprouve le même sentiment de colère. Mais nous étions, pour
eux, des victimes, et nos témoignages étaient donc subjectifs et partiaux.
Pendant de longues années, la Shoah n’intéressait personne.
Le lent et difficile travail de mémoire qui s’est enfin accompli depuis, l’a
arrachée à l’indifférence, comme il nous a rendu notre place. Quel
renversement ainsi aujourd’hui, où nous ne cessons d’être sollicités, où
partout on nous demande de témoigner, parce qu’après nous, plus
personne ne sera là pour rappeler ce que nous avons vu, ce que nous
avons entendu, ce que nous avons vécu.
Lentement, Auschwitz est peu à peu devenu le symbole du Mal absolu, la
Shoah, le critère d’inhumanité auquel se réfère aujourd’hui la conscience
moderne, chaque fois qu’elle craint de s’égarer. Cela a pris du temps. La
portée universelle du génocide juif a été retenue. Cette maturation était
nécessaire : elle a bouleversé la réflexion sur la modernité, révolutionné
la pensée politique jusque dans ses fondements, entraîné les progrès du
droit international.
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Mais si le Génocide des juifs, la Shoah, est aujourd’hui reconnue dans sa
spécificité comme le paradigme du mal absolu, combien de personnes
ignorent encore que les tziganes, furent aussi eux aussi, persécutés,
exterminés, que 40% d’entre eux périrent pendant la seconde guerre
mondiale ? Je me souviens bien du camp tzigane à Auschwitz, de ces
familles entassées. Nous les envions alors, parce qu’ils étaient en famille.
Nous pensions qu’ils n’avaient rien à craindre. Mais en une nuit, ils
furent tous exterminés.
Les communautés Sinti et Roma, pour reprendre les termes dans
lesquels elles préfèrent se désigner, ont rencontré de grandes difficultés
pour faire reconnaître les persécutions dont elles furent l’objet ;
longtemps, le statut même de victime leur était dénié ; les survivants
tziganes
étaient
d’ailleurs
largement
été
exclus
des
politiques
d’indemnisation mises sur pied par la République d’Allemagne Fédérale
après la guerre. Encore aujourd’hui, sujettes à tant de discriminations,
ces communautés rencontrent des difficultés pour retrouver les noms de
leurs victimes, pour recueillir des témoignages, et plus généralement,
pour transmettre leur mémoire.
J’ai parlé des Juifs, des Tziganes, mais il me faut à présent rappeler que
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l’Holocauste dépasse de loin les seuls Juifs et Tziganes. Reflétant l’image
d’un dénuement absolu, d’un processus de déshumanisation mené à son
terme, l’Holocauste inspire une réflexion inépuisable sur la conscience et
la dignité des hommes.
Et c’est cette même réflexion que l’on retrouve à propos d’autres
Génocides, je pense en particulier à celui commis au Rwanda. J’ai eu
l’occasion de rencontrer une jeune femme rescapée du Génocide dont fut
victime une grande partie de sa famille, et nous avons constaté combien
avaient été similaires nos épreuves, l’humiliation subie, la misère des
corps, la détresse des âmes, le sentiment qu’on nous déniait toute
humanité. Mais aussi, par la suite, l’incompréhension voire l’indifférence
manifestée à notre égard, comme si nos souffrances étaient trop lourdes
pour être partagées, même auprès de nos proches.
Et pourtant, pour les rescapés, témoigner est un besoin essentiel, voire
une nécessité morale, un devoir envers ceux que l’on a vu mourir. On
retrouve ces sentiments chez beaucoup de rescapés, qui s’attachent
surtout à ce qu’on n’oublie pas et qu’on en tire la leçon : je pense ici en
particulier à une jeune femme, Maly Chhuor, qui a échappé à la folie
meurtrière de Pol Pot et de ses partisans, et que j’ai accompagnée dans sa
démarche pour publier son témoignage.
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Pour ma part, après la guerre, j’ai surmonté la haine et le désir de
vengeance parce qu’aucune vengeance n’était à la mesure de la
monstrueuse barbarie de l’Holocauste. Rien ne me rendrait mes parents
et mon frère morts en déportation. C’est pourquoi j’ai toujours pensé que
seule la réconciliation pouvait mettre fin aux guerres fratricides, à
condition d’être fondée sur des institutions démocratiques, sur la
reconnaissance des faits, et sur le refus de l’oubli. L’affirmation de ces
valeurs m’a guidée tout au long de ma vie, comme jeune magistrate,
comme ministre, comme première présidente du Parlement européen,
aujourd’hui comme membre du Conseil Constitutionnel et, bien sûr,
comme Présidente de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.
Pendant la seconde guerre mondiale, toute l’Europe avait sombré,
entraînée par le nazisme. L’idée même du rapprochement entre les
Européens était fondée sur la conviction que nous ne nous relèverions
qu’ensemble, en prenant appui les uns sur les autres. Il n’y avait là ni
naïveté
lénifiante,
ni
intention
d’exonérer
les
Etats
de
leurs
responsabilité. Ce n’était pas de pardon qu’il s’agissait, ni d’oubli, mais
d’une réconciliation lucide et courageuse, aussi utopique qu’elle était
réaliste, d’autant plus nécessaire qu’elle se savait surgir du plus profond
désespoir. Il fallait briser l’engrenage : la réconciliation entre les peuples
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européens serait le pivot de la construction d’une Europe pacifiée. Il
fallait faire un pari, et s’y tenir malgré les obstacles. Construire des
ponts, tisser des liens, bâtir un cadre dans lequel les passions de haine
seraient neutralisées. Prendre nos souffrances, nos épreuves, nos
blessures comme socle d’une nouvelle entreprise commune. L’amitié
viendrait plus tard. Tel était le pari, lucide et acharné, de la construction
européenne que, comme d’autres, j’envisageais.
A côté de l’action de ceux qui comme Simon Wiesenthal ou en France
celle de Serge Klarsfeld, ont oeuvré pour que justice soit rendue au nom
de la non prescription des « crimes commis contre l’humanité », il fallait
aussi travailler avec la nouvelle génération en place en Allemagne et en
Europe, construire ensemble des remparts, des institutions justes, à la
fois solides et souples, capables de résister aux bourrasques de l’histoire.
Mais le travail est loin d’être achevé. Il faut sans cesse le poursuivre, le
consolider, car une défaillance est toujours possible. C’est pourquoi, il
faut sans cesse veiller à ce que l’Europe soit exemplairement
démocratique, exemplairement respectueuse des droits de l’homme.
Tirant les leçons des expériences totalitaires du passé, l’Europe se doit
d’offrir à tous ses citoyens, le plus de liberté possible dans un souci de
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coexistence solidaire et pacifiée, en multipliant les échanges, dans tous
les domaines. Comme l’ont rappelé récemment les conditions posées à
l’adhésion des nouveaux pays entrants, les droits des minorités
nationales doivent être respectés, la liberté religieuse et la liberté
d’opinion garanties, pour prévenir les menaces de conflits internes.
La démocratie repose sur la confiance dans les individus citoyens
décidant ensemble de leur avenir commun, à partir de valeurs partagées.
Courage civique, tolérance, respect de l’autre, ces valeurs de l’Europe
sont celles que l’histoire du nazisme a montrées comme les plus
nécessaires aux heures les plus sombres. Ce sont elles qui, dans les cœurs
et les esprits, dans les gestes et les actes de quelques uns, ont sauvé
l’honneur quand des nations entières sombraient. Ici même à
Amsterdam, au cœur des déportations, des manifestations de solidarité,
parfois sévèrement réprimées, ont ainsi eu lieu à plusieurs reprises. Les
Eglises ont joué un grand rôle pour aider les juifs. Des organisations de
résistance comme Vrij Nederland leur ont fourni des faux papiers et mis
à leur disposition des lieux pour se cacher. La commune néerlandaise de
Nieuwlande est, avec celle du Chambon-sur-Lignon en France, les deux
seules communes à s'être vues décerner la Médaille des Justes, l’Institut
Yad Vashem ne la décernant habituellement qu’à des personnes
individuelles nommément désignées.
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C’est aussi une leçon de l’expérience du nazisme : les institutions doivent
être le plus fiables possible et la démocratie doit être garantie contre les
passions individuelles et collectives, grâce à toutes sortes de mécanismes
de protection et de contre-pouvoir. Si ces verrous sautent, il n’y a que le
courage personnel, le sens moral, la dignité des individus, qui peuvent
alors sauver les valeurs humanistes, nous empêcher d’être entraînés vers
les idéologies de haine et les catastrophes qu’elles engendrent, jusqu’à ce
que nous puissions reconstruire ces institutions démocratiques et
solides.
ς ς ς ς ς ς
Je voudrais à présent aborder, après la digue que constitue pour moi, la
construction d’une Europe solide et démocratique, ce qui, à mes yeux ,
constitue un second rempart : je veux parler du rôle de l’histoire, de
l’éducation et de la transmission de la Shoah.
L’Europe doit connaître et assumer tout son passé commun, ses zones
d’ombre et de lumière ; chaque Etat-membre doit connaître et assumer
ses failles et ses fautes, être au clair avec son propre passé pour l’être
aussi avec ses voisins. Pour tout peuple, ce travail de mémoire est
exigeant, souvent difficile, parfois douloureux. Mais c’est lui qui rend
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possible une réconciliation durable entre nations si longtemps ennemies.
Sur ce terrain, l’ensemble des Etats européens n’ont pas avancé au même
pas. En France comme aux Pays-Bas, le mythe de nations résistantes
s’est d’abord construit, qui a longtemps masqué les responsabilités
réelles dans la déportation des juifs. La prise de conscience de ces
responsabilités s’est faite peu à peu, avec le sentiment de culpabilité
collective qu’elle a entraîné, et qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Bien des
problèmes subsistent encore, mais nos deux pays peuvent aujourd’hui
regarder en face ces pages sombres de leur histoire. Je crois qu’à l’échelle
de l’Europe, un mouvement est en place afin que chaque nation, chaque
peuple, accomplisse avec courage et dignité ce nécessaire travail sur son
propre passé, condition d’une coexistence pacifiée et durable. Les choses
n’avancent pas au même rythme partout.
Soixante ans après la seconde guerre mondiale et la Shoah, les
Européens peuvent regarder en arrière et avec fierté le chemin accompli
pour se réconcilier. Mais il reste encore du chemin à parcourir. Je ne
reviendrai pas ici sur la blessure qu’a constitué pour moi les
déchirements en ex-Yougoslavie, le rejet de l’autre et la haine qui ont
ensanglanté encore une fois le cœur de notre continent, face à notre
impuissance à l’endiguer.
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Aussi, gardons-nous de penser que dans nos pays les occasions de haine
et de conflit ont disparu. Je souhaite en effet m’interroger sur des
événements récents, qui doivent aussi nous faire réfléchir. Comment ne
pas être préoccupé par le « non » exprimé en France et aux Pays-Bas à
l’occasion du référendum sur la constitution européenne, par le climat
d’intolérance dans lequel s’est déroulé l’assassinat de Théo Van Gogh ?
De même, l’explosion de violence qui a éclaté en France dans certaines
banlieues, à l’automne dernier, montre combien nos sociétés sont encore
loin d'avoir intégré l’ensemble de leurs membres. Nous vivons
aujourd’hui dans des sociétés dans lesquelles la cohabitation entre les
différentes populations est difficile, peut-être plus encore que par le
passé, et nous avons tous du mal à répondre à ces difficultés. Assurer un
climat de cohésion est devenu aujourd’hui l’un des défis de nos sociétés,
est nous aurions intérêt à y réfléchir ensemble.
La défaillance dans le processus d’intégration est doublement néfaste.
Elle génère de la haine, du racisme et de l’antisémitisme et elle alimente
les préjugés récurrents dont l’extrême droite tire sa substance.
En France, comme ailleurs, il faut sans attendre s'employer à y remédier.
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Mais il faut aussi, parallèlement, redoubler de vigilance. L’antisémitisme
commence dans le langage ordinaire, il commence dans le simple graffiti,
il commence dans la caricature ou la raillerie. Puis, il se propage, avec
une vitesse inégalée grâce aux nouvelles technologies. Il se poursuit dans
l’insulte, et finit par l’agression. On ne peut laisser faire, et je le dis avec
une certaine fierté, la France, le gouvernement français, le Président de
la République ont su réagir et condamner fermement les actes
antisémites, qui sont d’ailleurs désormais en diminution.
Mais il n’en reste pas moins que dans certaines écoles, parler de la Shoah
est parfois difficile, et nous avons vu des enseignants en France renoncer
à traiter de ce sujet dans les quartiers dits sensibles, d’autant plus que s’y
développe ce qu’on a appelé une « concurrence des victimes ».
Le mouvement de la mémoire, liée à la Shoah,
sert aujourd’hui de
référence pour d’autres revendications mémorielles : la reconnaissance
des torts engendrés par l’esclavage, et ceux engendrés par la
colonisation.
A cet égard, nous savons combien chacun a besoin d’avoir une identité
propre, et il me paraît, en effet, important que le colonialisme et
l’esclavage, ces pages de nos histoires nationales, soient enseignées en
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tenant compte de ceux qui en ont été victimes, et en respectant les
sensibilités qui ont longtemps dû taire leurs souffrances. En même
temps, j’ai la conviction profonde qu’il ne faut pas encourager les jeunes
générations vers des processus de victimisation qui affaiblissement, au
lieu de donner la force d’affronter les difficultés et de les résoudre.
Je voudrais ajouter que si je suis tout à fait convaincue de l’importance
d’enseigner
ces
l’instrumentalisation
pages
qui
d’histoire,
peut
être
je
faite
suis
de
ces
indignée
par
revendications
mémorielles ; quand je vois que certaines revendications, pour renforcer
leur légitimité, considèrent nécessaire de banaliser la Shoah, de la
relativiser, de la déformer, voire de la nier, je suis vraiment inquiète : je
me demande si notre société n’est pas en train de confondre tous les
combats, toutes les causes avec les dérives qui en découleront.
Je sais qu’aux Pays-Bas, cette question ne se pose pas dans ces termes.
Votre Centre d’Etudes de la Shoah et des Génocides en est un exemple
puisqu’il conduit des recherches tant sur la Shoah que sur les autres
Génocides du XX ème siècle. De même, vos travaux pour présenter la
Shoah en liaison avec les autres Génocides dans les manuels scolaires
sont tout à fait intéressants, car ils prennent en compte de façon
spécifique la diversité des Génocides, en en montrant les points
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communs et les différences.
Pour ma part, je suis donc convaincue, que la connaissance de l’histoire
de la Shoah, des engrenages, et des contextes historiques et politiques
qui y ont conduit, doivent être intégrée aux enseignements dans nos
écoles et nos universités . La Fondation pour la Mémoire de la Shoah,
que j’ai l’honneur de présider, y consacre une part importante de son
activité, à côté de l’aide médico-sociale aux anciens déportés. Elle
soutient également la réhabilitation des lieux de mémoire comme les
camps de Drancy, Rivesaltes, Gurs, les Mille, et a permis la restauration
de la Judenrampe à Auschwitz, la rampe d’arrivée à Auschwitz jusqu’au
printemps 1944, avant qu’une extension ne soit construite, menant
directement à l’intérieur du camp.
Mais nous savons que la connaissance de la Shoah n’immunise pas
contre la répétition de telles atrocités. La Shoah a eu lieu sur un fond
d’antisémitisme dont les racines sont anciennes. Nous le voyons
aujourd’hui, dans nos pays, il s’exprime à nouveau, et je ne parle pas ici
de
l’antisémitisme
ouvertement
proclamé
par
des
dirigeants,
représentants d’un islamisme radical, chefs d’Etat ou leaders de factions.
Envers ceux-ci, seules comptent la fermeté des pays démocratiques, et la
réprobation claire de tels propos avec les conséquences politiques qui
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doivent suivre. L’Europe doit prendre des positions fortes et claires face à
de tels propos. Ne nous leurrons pas. Lorsque Israël est menacé par une
bombe nucléaire, c’est le monde entier qui est menacé. Il est nécessaire
que nos gouvernements sachent faire preuve de la plus grande fermeté et
prendre les mesures nécessaires pour enrayer le terrorisme.
Dans nos pays, nous ne pouvons pas tolérer que l’antisémitisme continue
de se développer, qu’il soit l’alibi des mécontents. Le sentiment antiisraélien ou antisémite ne peut être la réponse face au sentiment d’une
mondialisation non maîtrisée et d’une modernité non assumée.
Mesdames, Messieurs, nous connaissons aujourd’hui les méfaits
engendrés par les idéologies qui ont semé la désolation au siècle passé. Il
faut du courage, je le sais bien, pour renverser les affabulations sur
lesquelles se construisent les idéologies de haine. Mais, prenons garde,
elles se répandent d’autant plus facilement qu'elles se passent de la
vérité, qu'elles opèrent des simplifications afin de s'adresser à tous.
Aujourd’hui, il convient de mettre à bas toutes ces idéologies qui sont
nourries de la haine de l’autre. Les nouvelles générations sont aussi
vulnérables que celles du passé ; nous les avions crues immunisées par
les leçons de leurs aînés et les leçons de l’histoire. En réalité, à chaque
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époque, de nouvelles sirènes endorment les consciences et attirent vers
elles les esprits les plus désorientés et malheureux.
Je souhaite, pour conclure, m’adresser plus particulièrement aux jeunes
générations, aux étudiants présents ce soir, parmi vous et les appeler à la
plus grande vigilance.
Nous sommes réunis, aujourd’hui, non seulement pour rappeler
l’histoire de la Shoah, mais pour lutter contre l’intolérance, les
discriminations, contre tous les racismes. Nous sommes réunis pour
rappeler quelques vérités élémentaires mais fondamentales et qui ne
doivent jamais tolérer aucune compromission. Nous sommes venus ici
rappeler que ce qui nous rassemble est plus fort que ce qui nous divise,
pour choisir l’union des valeurs communes plutôt que l’affrontement des
passions contraires. Nous sommes venus rappeler qu’un continent qui a
été brisé, humilié, par une barbarie jamais égalée, peut se retrouver
autour de quelques principes : la démocratie, le respect de la dignité
humaine, les droits fondamentaux de la personne humaine.
Construire un monde dans lequel un nouvel Auschwitz ne soit plus
possible dépend de chacun d’entre nous. Cela passe par l’éducation, un
travail de chacun sur soi, et par une attention permanente portée à
l’autre. Quand nous reconnaissons en l’autre quelque chose qui nous est
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commun, cela s’appelle la fraternité. Cela s’appelle l’humanité. Il nous
appartient de veiller à ce que nos gouvernements et nos Institutions
démocratiques en soient les garants.
Merci à tous ceux qui sont réunis aujourd’hui de nous donner ensemble
l’occasion de le dire, le courage d’y croire, et la volonté de lutter.