renée : la couturière

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renée : la couturière
Chroniques d’une boutique montréalaise
♥♣
RENÉE : LA COUTURIÈRE
J’étais à la recherche d’une couturière. Elle se présenta un lundi matin. Petite, costaude, l’allure
de quelqu’un qui est de passage, les yeux vifs, lumineux, qui tranchaient avec cet air triste d’une
journée de pluie. Elle voulait quitter son travail, faire autre chose. Elle savait coudre, son mari
taillait le cuir. Elle devait quitter l’atmosphère glauque de l’atelier enfumé où elle travaillait. Le
patron y fumait avec acharnement de mauvais cigares, de l’ouverture à la fermeture. Il cachait
inutilement un verre ou une bière sous le comptoir : il sifflait la bière, calait son verre, tirait sur
son cigare et laissait la fumée se répandre comme un gaz toxique.
Arrivée chez elle, elle avait l’impression, tant ses vêtements étaient imprégnés de cette odeur
acre, de sortir d’une buvette de la Havane. Il fallait qu’elle quitte cet endroit infect. Son allure de
voyageuse en transit me fit hésiter. Elle insista : elle devait, mais ne pouvait laisser son emploi.
Récemment arrivée du Liban, elle n’aurait pas de chômage et il fallait qu’elle se défausse de
la migraine des fins de mois. Immigrante, elle avait promis de trouver un travail, promis de le
garder, de n’être pas à la charge de la société.
Elle s’était enfuie de la guerre au Liban, guerre qui n’en finissait plus, qui ruinait tout le pays.
Une décennie après le départ précipité de mon père, elle empruntait le même parcours. Au
Liban, elle travaillait dans un laboratoire. Elle aimait coudre, elle avait le sens du vêtement,
elle prendrait le travail que j’aurais à lui offrir : je ne le regretterais pas. J’ai pris ses coordonnées,
question de me donner un temps de réflexion, car les similitudes entre son histoire, la mienne
et celle de mon père me portaient à acquiescer sur le champ. Avant la fermeture, elle appela.
Avais-je pris une décision, elle pourrait commencer demain, son travail actuel était pire que
la guerre... : « Entre demain, je verrai. » Elle coupa court. J’ai pensé que l’émotion débordait,
qu’elle ne voulait pas mouiller la ligne.
Le lendemain, elle se présenta avant l’ouverture. Propre, bien mise, le sourire solaire et la voix
chantante. C’était une autre femme. Au cours de la semaine, elle installa sa machine à coudre
au sous-sol, se fit un atelier de fortune. Elle demanda que l’on fasse poser quatre boîtiers de
néons, elle apporta de chez-elle une lampe pour la table. Elle parlait à voix basse, gênée, timide
comme les femmes de la montagne. Quand j’arrêtais à sa table pour prendre un café, j’étais sur
la route d’Aley, de Bhamdoun et de Zahlé. Je faisais halte, avec mon père, pour un gâteau ou
une crème glacée.
À la fin de la semaine, elle s’enquit de ses conditions de salaire, de son horaire : elle voulait
des jours fixes pour que la clientèle soit satisfaite, qu’elle ne s’imagine pas que la couturière
Renée : la couturière (2/3)
avait remis le travail en retard. Le matin je rentrais avant l’ouverture, certaine de la retrouver,
heureuse de partager des souvenirs. Elle était ma carte postale matinale, je n’attendais pas le
postier pour recevoir des nouvelles du pays, j’attendais Renée. Je me promenais avec elle dans
le village, allais jusqu’au four, allumé dès cinq heures du matin. L’odeur du pain traversait la
petite route, le seul four alimentait toute sa famille, tout son village. Mon mari me dit qu’à
l’époque, Pom, au seuil de Westmount, déversait une même odeur de farine et de levure jusqu’à
la rue Saint-Jacques à l’amorce de Saint-Henri. On se perdait dans des sentiers de souvenirs,
dans des routes d’odeur, des bruits d’enfance. On m’avait déjà, dans la famille, appelée fellah,
la paysanne, celle qui descendait de la côte pour puiser son eau au puits du village.
Le premier hiver, elle n’entra que le mercredi et le samedi. Elle arrivait transie, le regard gelé,
la voix hésitante. Prostrée par le froid, elle versait dans une morosité polaire : elle s’ennuyait de
son père, de ses soeurs. Seule la persistante mésentente avec sa mère pourrait l’inciter à passer
ici une autre année. Il lui fallait choisir son hiver. Dès que le nom de son père était prononcé,
sa voix faiblissait, son regard versait dans une telle tristesse que Renée disparaissait, entrait
dans un autre monde et quittait le pays. Durant la journée, elle parlait à peine. Quelques mots,
comme si la parole n’avait pas de résonance, la langue française, pas de sens. Elle se cachait
pour parler arabe, à voix basse, uniquement au sous-sol, de petits mots, gutturaux, presque
inaudibles. Je l’y obligeai, voulant une copine arabe, pas une muette, pas une sans voix.
J’aimais mon père comme elle, le sien. Je me souvenais, comme si c’était hier, de son arrivée à
l’aéroport de Mirabel. À 76 ans, il avait réussi à traverser la ville jusqu’à l’aéroport de Beyrouth.
Il avait tenté de nous rejoindre, nous ses filles, de toutes les façons, mais les communications
fonctionnaient comme l’eau et les égouts.
Heureusement, un cousin nous avait avisées à temps de son arrivée. À l’aéroport, mon père
avait surgi du groupe, livide, échevelé, cherchant du regard un visage connu. Un seul sac à la
main, à peine quelques souvenirs du Liban et de la Palestine. Le goût encore, dans la bouche,
des sardines en boîtes, ce regard rapide vers l’arrière comme si un sniper venait de le toucher.
Je pouvais en parler à Renée. Elle écoutait comme s’il s’agissait de son propre père, comme si
elle l’avait connu. Elle était discrète et complice. Parfois je chantonnais des airs arabes. Elle riait
: « Elles ont vieilli, tes chansons. Personne ne chante plus ça ! » Pas grave, mais il manquait
l’atmosphère, la parade, les trompettes, les majorettes, les pétards qui éclatent, les hommes qui
dansent et claquent des doigts.
Tous les jours, Renée remettait en question sa venue au pays. Son mari taillait le cuir et dessinait
des sacs qu’il vendait à des grossistes. Il venait de la guerre, avait l’imaginaire opulent et le sens
pratique qui gelait au moindre froid. Il acheta de vieilles machines à coudre, loua un petit local,
prit un associé et se lança en déficit. Ses sacs révélaient un imaginaire généreux et baroque. Le
prix ? « Quelle question ! Ce sac est fantastique, incroyable, unique ! » Têtu comme un âne,
fier, il ne voulait pas travailler à produire les sacs copiés par les grossistes à partir des collections
européennes. Intransigeant, il les traitait de copistes, de duplicateurs et d’escrocs. Tout pour se
faire un nom, décrocher des contrats et remplir son carnet de commandes.
Il pouvait passer une semaine à ratisser la ville à la recherche de boutons. Mais toujours, selon
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ses critères, la qualité était nulle, le produit insignifiant, le prix ahurissant ! ! ! Dans quelle galère
s’était-il embarqué ? Pour éponger les déficits, Renée prenait tous les contrats qui passaient, sollicitait son père, maugréait et rêvait d’un voyage. Elle irait avec moi à la mer, n’importe quelle
plage, même une plage américaine. On courrait sur la plage, on prendrait du soleil, de bons
cafés, on parlerait de Beyrouth, de ses soeurs, de son père.
Elle avait autant de difficulté à se séparer du souvenir de son père que du souvenir de son pays.
La seule cliente qui la faisait rigoler, pouffer de rire, oublier son mari, son pays, sa mère, ses
soeurs, ses cousins et ses cousines s’appelait Maude. Haute comme trois pommes, vive, délurée,
toujours à la dernière minute, elle ne pouvait pas voir Renée sans lui crier, avant même d’avoir
acheté quoi que ce soit : « René, c’est urgent. Comprends-tu : URGENT ! Il me le faut mercredi
matin au plus tard, non, non, demain matin. Je sais, le délai est court, mais que veux-tu. » Elle
avait l’impression que l’avenir de cette cliente tenait dans un bout de fil, relevait d’un coup de
fer à repasser, de quelques centimètres de plus ou de moins. Elle était une sinistrée, n’avait rien à
se mettre, devait se présenter à un rendez-vous capital, rencontrer une personne très importante.
Oui ! Il fallait raccourcir la robe ! Oui, raccourcir la jupe ! Un peu plus, quelques centimètres.
Comment, impossible ? Renée disait n’avoir même plus assez de tissu pour faire un ourlet. Elle
pouffait de rire.
Elle me répétait toujours que je ne devais pas promettre l’impossible. « Le tissu, je vais le
trouver où, tu penses ! » « Ce genre de boutons, c’est impossible à dénicher. » Mais elle trouvait.
Comment n’aurait-elle pas pu retrouver le fil d’Ariane, elle qui avait fui la guerre, quitté sa
famille, ses amis ? Quand une cliente entrait catastrophée, ébranlant les colonnes du temple,
déchirant son chemisier, Renée me faisait un clin d’oeil : oui, elle le ferait, oui, c’était possible.
Quel pays ! Se faire tant de mauvais sang pour une jupe, pour une robe, un tailleur. Quel pays,
pour croire que ciel tombe sur la tête de l’Amérique pour quelques centimètres de tissus.
Elle repartit pour le Liban dès que la situation se fut le moindrement rétablie. Quelques bombes
par mois, ça ne vaut pas l’exil. Puis, il y avait le soleil, son père, ses cousins, ses cousines,
ses amies. Elle reviendrait, en vacances. Elle reviendrait, j’en étais certaine, un de ces hivers
glaciaux... Histoire d’être sûre de ne jamais plus croire en l’exil. En 2006, de jeunes Libanaises
de retour au Québec, après un été de guerre insensée, affirmaient, elles, ne plus croire au retour
au pays natal. Pleure, ô pays bien-aimé.

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