cinéma inconnu de Parviz Kimiavi

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cinéma inconnu de Parviz Kimiavi
Le cinéma inconnu de Parviz Kimiavi
Mémoire de cinquième année
L’École Nationale Supérieure Beaux-arts de Paris
Écrit par
Maha KAYS
Dirigé par
Alain Bonfand
Novembre 2013
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Remerciements
J’aimerais adresser mes remerciements les plus sincères aux personnes qui ont aidé à la
réalisation de ce travail et notamment,
Monsieur Parviz Kimiavi, pour son témoignage, sa patience et sa générosité, sans lesquels ce
mémoire n’aurait pas existé.
Monsieur Alain Bonfand, qui m’a guidée dans mon travail
Monsieur Emmanuel Saulnier, pour son soutien continuel et sa générosité.
Monsieur Jacques Aumont, pour son retour.
Je remercie notamment mes proches,
Mon mari, Mahmoud Harb, pour son soutien tout au long de ce travail de recherche et de
rédaction ainsi que pour la correction linguistique et la relecture.
Mon frère, Ali Kays qui m’a fait découvrir Parviz Kimiavi à travers son film « Ô…Protecteur
des Gazelles ».
L’aide de chacun d’entre eux a été indispensable pour la réalisation de ce mémoire.
1
« Il peut bien s’y trouver encore des
choses précieuses mais plus personne ne
s’y retrouve ».W. Benjamin, Chronique
Berlinoise.1
Il n’y a, fort heureusement, pas de recette bien définie pour qu’un artiste puisse accéder aux
sphères supérieures de la gloire. Certains éléments qui varient au gré du marché de l’art et en
fonction de divers éléments ayant trait au contexte social, politique et économique ou aux valeurs
esthétiques dominantes sont, en revanche, susceptibles de favoriser le « succès » d’une œuvre
cinématographique, ne serait-ce qu’auprès des critiques et du public averti. Dans le cas précis du
cinéma iranien, ce sont les considérations politiques qui ont primé dans ce processus de
valorisation au détriment de l’évaluation esthétique ou créative proprement dite.
C’est ce que soutient le spécialiste du cinéma iranien Hamid Dabashi 2, dans sa « Lettre pour un
jeune cinéaste » 3 qu’il adresse à sa fille. L’analyse qu’il présente dans cet essai se fonde sur celle
du destin de la valeur développée par Baudrillard dans « La transparence du mal ». Dabashi fait
notamment référence à cette « quatrième particule dans la microphysique des simulacres », le
stade fractal ou irradié de la valeur où « il n’y a plus de référence du tout … il n’y a plus qu’une
sorte d’épidémie de la valeur, de dispersion aléatoire». 4 Une épidémie face à laquelle l’auteur
sonne le tocsin d’alarme pour mettre les jeunes générations en garde contre le risque de
considérer le cinéma iranien à travers une grille de lecture réductrice qui conduit à dissoudre la
singularité de chaque réalisateur et de chaque œuvre dans un grand ensemble amorphe.
À la lumière de cette analyse, l’on pourrait imaginer que le corps hétéroclite des œuvres
consacrées par ladite épidémie viendra barrer le chemin d’un jeune cinéaste dont les créations ne
pèsent pas lourd dans la balance de la valorisation conventionnelle. Dès lors, l’œuvre en question
ne jouira jamais d’une véritable renommée. Ceci, en soi, n’a rien d’improbable. Néanmoins,
l’analyse de Dabashi ne permet pas d’expliquer le fait qu’un cinéaste reconnu perde presque
complètement toute notoriété en quelques années, après avoir été primé, critiqué et placé au cœur
de la scène culturelle de son pays. Une telle évolution semble en effet quelque peu inhabituelle.
Son caractère inouï n’est que décuplé si l’œuvre cinématographique en question est tombée dans
l’oubli précisément à l’heure où elle commençait tout juste à s’approcher du paroxysme de sa
gloire. A un moment donné, comme par un maléfice, la transmission de l’œuvre s’est en quelque
sorte rompue. La période de la survie de l’œuvre d’art qui est « en principe éternelle dans les
générations suivantes »5 a été brutalement écourtée et la gloire a été perdue.
1
Benjamin W. Ecrits autobiographiques. Chronique Berlinoise. Éditions Titres. 2011. P.274
Professeur irano-américain d'études iraniennes et de littérature comparée à l'Université Columbia à New
York. Collègue et ami d'Edward Saïd, il poursuit sa réflexion critique dans le champ des études postcoloniales.
3
Dabashi H. Masters & Masterpieces of Iranian Cinema. Mage Publishers. 2007.
4
Baudrillard J. La transparence du mal, Essai sur les phénomènes extrêmes. Éditions Galilée. 1990. P.13
5
Benjamin W. Œuvres I. la tâche du traducteur .Éditions Folio essais, Gallimard. 2000. P.247
2
2
Ainsi, tout semblait prédisposer le cinéaste iranien Parviz Kimiavii à être placé sous les feux de
la rampe et à y demeurer longtemps. Son origine iranienne, ses études à Paris où il a tutoyé des
grands noms du cinéma français, son parcours qui lui a permis d’observer de près le régime du
Shah ainsi que la naissance du règne des mollahs, la censure qui s’est toujours abattue, dans son
pays d’origine, sur plusieurs de ses films primés par ailleurs à l’international, son exil volontaire
du fait de ses désaccords voilés avec le pouvoir khomeyniste constituent autant de « traits
séduisants » ou de facteurs qui auraient dus, en principe, susciter un intérêt durable à l’égard de
son œuvre. Kimiavi aurait même dû profiter de l’épidémie ambiante que dénonce Dabashi. Son
parcours est en effet truffé de ces éléments profondément politiques qui, depuis les années
quatre-vingts, ont lourdement pesé dans la balance utilisée sur la scène internationale pour
valoriser le cinéma iranien. Et peut-être que ces considérations ont-elles contribué à déblayer le
chemin de la gloire sur lequel il a rapidement évolué pendant les années soixante-dix.
Néanmoins, son ascension s’est retrouvée brutalement interrompue et son œuvre a été en quelque
sorte condamnée à un tel oubli qu’elle en devenue aujourd’hui presque introuvable et qu’elle
risque la destruction totale faute de stockage et d’entretien de ses supports physiquesii.
Pour quelles raisons le cinéma de Parviz Kimiavi a-t-il sombré dans cet anonymat? Est-ce
vraiment une question de valeur ? Quel rôle les conditions politiques et sociologiques des années
soixante-dix et quatre-vingts ont-elles joué en la matière? Les mutations des modes de
production et de diffusion cinématographiques ainsi que des formes, des instruments et des
modalités de la censure entre l’époque du Shah et le temps des mollahs auraient-ils contribué à
précipiter l’œuvre de Kimiavi dans cet oubli? Ou bien, est-ce plutôt des facteurs liés à son
parcours personnel et notamment à son exil, ou à l’essence même de son cinéma, aux thèmes
qu’il a traités, à son esthétique et son langage cinématographiques, qui ont contribué
paradoxalement à éclipser l’œuvre du cinéaste?
Dans la suite de ce mémoire, nous nous proposons de tenter, dans la mesure du possible, de
répondre à ces interrogations. Pour ce faire, il serait utile de commencer par présenter brièvement
l’évolution du cinéma iranien au cours des années soixante et soixante-dix en insistant sur ses
interactions avec le contexte politique et sociologique. Nous exposerons également les facteurs
qui ont mené à la naissance de la nouvelle vague iranienne ainsi que les caractéristiques de cette
mouvance à la fondation et au développement de laquelle Kimiavi a activement contribué. Nous
essayerons par la suite d’analyser le monde cinématographique de Kimiavi en examinant
certaines de ses œuvres que nous replacerons dans leur contexte politique. Notre analyse suivra
deux axes. Le premier axe est celui de la thématique. Il se rapporte aux thèmes de prédilection de
Kimiavi, à savoir les êtres marginaux et la destruction qu’apporte l’intrusion d’un étranger à la
société iranienne et à ses traditions. Le second axe est essentiellement historique. Il se rattache à
la rupture qu’a produite la révolution de février 1979, aussi bien dans la société iranienne que
dans la vie personnelle de Parviz Kimiavi. Nous tenterons de mettre en avant l’interaction entre
ces deux axes et plus précisément de souligner l’évolution du cinéma de Kimiavi avant et après
3
le changement de régime à Téhéran. Nous conclurons ce travail en essayant de dégager, à la
lumière de notre présentation analytique de l’interaction entre la thématique du cinéaste et
l’histoire mouvementée de son pays d’origine, les éléments qui pourraient avoir été à l’origine de
la déconstruction de sa célébrité.
4
L’oubli
Pendant plus d’un demi-siècle, l’Iran a changé profondément. Ce pays a vu la chute d’un régime,
la naissance d’un autre, la naissance d’un cinéma, sa mort, sa résurrection et sa gloire. Des
générations se sont succédées et se sont transmises leur histoire.
Est-ce vraiment un cliché de dire qu’un être qui a dû subir les conséquences des conditions
historiques, politiques et sociologiques de son pays, est l’enfant de ce milieu ? N’est-il pas vrai
que la vie de cet être, s’est vu modelée en quelques sortes par l’Histoire ?
Kimiavi a vécu pendant un moment très particulier de l’histoire de son pays. Il a vu et a
contribué à la naissance du cinéma iranien moderne dont il a côtoyé les plus grands noms. Son
langage cinématographique qui oscille entre le réalisme, le surréalisme, l’avant-gardisme et le
fantastique, le choix de ses personnages vivant à la marge, à la marge de la vie, de la raison, de
la société, de la folie et du transcendantalisme vers le divin, ses thèmes dénonciateurs de
l’injustice et de la médiocrité, son opposition au régime et son entêtement à vouloir toujours
produire et mettre à l’écran sa vision sans faire de concession contre son gré, bref son cinéma en
tant que tel, ont contribué à marginaliser le cinéaste. Ce cinéma n’a pas convenu à tous les goûts.
Il était accessible via la télévision mais nullement simple à déchiffrer.
Il n’empêche que le cinéaste a pu produire la plus grande partie de son œuvre en bénéficiant du
système. Ainsi, il disposait de moyens techniques et financiers et n’a pas manqué d’innovation
et de créativité, ce dont témoignent ses films. C’est à travers ce système qu’il a pu obtenir une
notoriété directe auprès du grand public (la télévision, les salles de cinéma) et auprès des
critiques (les festivals).
Avant la chute de la monarchie, le réalisateur a développé une aptitude pour contourner la
censure, mais avec le soulèvement populaire le Shah qui a été vite transformé par les mollahs en
une révolution islamique, Kimiavi s’est trouvé depuis son exil volontaire, exilé du cinéma.
Il le fut encore plus quand son dernier film d’avant la révolution, « Ok Mister » a été censuré par
les deux régimes. D’une part, le réalisateur n’a pas pu le soumettre à des festivals vu que son
pays était en crise et que le milieu cinématographique international ne manifestait guère d’intérêt
à l’égard des films iraniens. D’autre part, le régime Khomeyniste a brutalement censuré la
diffusion à l’intérieur du pays des œuvres des cinéastes d’avant 1979. Subséquemment, le
réalisateur a perdu sa visibilité à l’intérieur et à l’extérieur de l’Iran.
Pendant son exil parisien, entre 1979 et 1991, le cinéma iranien souffrait. Les moyens pour
financer les films étaient presque inexistants dans un pays en guerre pendant huit ans. La
production cinématographique a été brutalement et violement censurée par le nouveau régime.
Mais contrairement à Kimiavi, d’autres réalisateurs iraniens n’ont pas cessé de produire malgré
l’oppression. La vie a continué difficilement en Iran mais les réalisateurs ont continué à produire,
parfois clandestinement. Les films ont été envoyé à titre officiel (par le régime, la fondation
Fârâbî) ou bien à titre personnel (par les cinéastes) et primés dans des festivals internationaux.
Des réseaux de diffusion se sont créés pendant que Kimiavi n’était plus actif. Ainsi des gens
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comme Mamad Haghighat, une figure de la scène cinématographique parisienne, célèbre auprès
des spectateurs cinéphiles qui fréquentaient une salle donnée du Quartier latin, est devenu le
représentant de la république islamique d’Iran au festival de Cannes. Il fallait que Kimiavi
établisse et entretienne des relations avec des personnes aussi bien placées pour qu’il accède aux
sphères supérieures du marché culturel international. Et il fallait encore que Kimiavi s’occupe de
la concurrence avec des cinéastes produisant des chefs-d’œuvre. Mais la distance et l’exil ont
compliqué d’avantages les choses.
Loin de son pays, de son entourage et de ses contacts, le cinéaste s’est vu solitaire. En l’absence
de financement en France et le contrôle de tous les étapes de la production par les mollahs, les
moyens de Kimiavi étaient limités par rapport aux années qui ont précédé la révolution.
S’il voulait que ses films soient produits par les institutions islamiques, Kimiavi devait suivre
leurs règles. Il a donc bénéficié de l’arrivée de Khâtâmî le réformiste à la présidence et de sa
politique modérée pour réaliser son premier film après la révolution, « L’Iran est ma patrie » en
1999.
Mais toujours fidèle à sa vision, et après vingtŔet-un ans d’absence, Kimiavi est retourné avec un
film sur la censure qui était lui-même censuré et que très peu de gens ont eu l’opportunité de
visionner, dans le cadre du festival FAJR uniquement.
Dans un pays où la production cinématographique, le marché culturel et l’accès aux festivals
sont monopolisés par le régime islamique, la valeur du cinéma iranien peut être mise en question.
L’image qu’on a de ce cinéma, n’est-elle pas le produit de la politique du régime ? Le langage
cinématographique du cinéma iranien n’est-il pas - partiellement au moins - le fruit des
compromis faits par les cinéastes pour éviter l’exclusion totale? A-t-on jamais vu un film iranien
projeté et primé dans des festivals internationaux qui critiquait frontalement le régime, qui
touchait aux sujets jugés sensibles ou bien qui remettait en questions le régime ?
Malheureusement, ce n’est pas le cas, à part les quelques rares exemples, comme les films de
Jaafar Panahi, qui ont systématiquement étaient interdits en Iran, clandestinement envoyés à
l’extérieur du pays pour enfin être primés dans les festivals les plus prestigieux du monde. Mais
suite à cette situation, le régime a décidé d’étouffer la carrière de Panahi en lui imposant une
interdiction de filmer pendant vingt ans, espérant ainsi d’empêcher la moindre possibilité
d’expression libre.
En ayant recours à des scènes de paysages, des personnages de femmes qui évoluent presque
toujours dans un espace public pour éviter les questions liées au voile111, au symbolisme et au
langage poétique, les réalisateurs iraniens étaient certes en train de créer un langage qui est le
leur culturellement mais aussi étaient en train de contourner la censure et l’oppression. Les
caractéristiques même du cinéma iranien sont affectées en quelques sortes par la politique du
régime islamique. Les cinéastes contemporains eux, se sont adaptés aux codes et interdits du
régime, en échange d’un prix. Pour survivre et faire vivre leurs films, ces réalisateurs étaient en
111
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N’étant pas normal qu’une femme porte le voile quand elle est seule, dans un espace privée.
quelque sorte astreints au compromis au point où, ils ont finis par créer une image « conforme »
et « homogène ». Comme s’ils ont trouvé le juste équilibre, entre le régime et la scène
internationale, une formule magique qui sera/est conforme aux valeurs du marché…
Le parcours de Kimiavi était différent de celui des cinéastes iraniens contemporains. Les
conditions étaient différentes. Peut-on reproché à Kimiavi de ne pas faire de compromis ?
Au fil des années, Kimiavi s’est vu petit à petit exilé du cinéma et son œuvre s’est marginalisée,
ressemblant ainsi à ses personnages. Est-il vraiment une coïncidence que le dernier film du
cinéaste soit un documentaire ? La fiction n’était plus possible après ces années? Dans ce
documentaire où le réel gagne de l’ampleur, la fiction n’a presque plus de place. Le miracle qu’a
vu le vieux Darvish Khan dans « le jardin de pierres » s’est transformé en un météore dans « Le
vieil homme est son jardin de pierres» 112. Après ces années très dures, la matérialité du combat
pour vivre était plus forte que les convictions spirituelles.
Après 35 ans de carrière, Kimiavi réalise « Le vieil homme et son jardin pierres ». À 65 ans, le
cinéaste retourne dans son jardin, là où son cinéma se trouvait, seul, sans équipe, sans
autorisation de tournage pour arracher des témoignages dans la clandestinité. Les gens se
souviennent-ils toujours de Darvish Khan, de son jardin et de ses pierres ?
Dans la dernière scène du film, la caméra du cinéaste longe le jardin de pierres, en quittant le
village en voiture. On entend la voix de Parviz Kimiavi : « Pierres du soleil, pierres des mois,
pierres des années, pourtant personne ne connaît le secret du jardin et du vieil homme. Il est làbas… dans sa solitude. »
112
Réalisé en 2004. Kimiavi réussit à le faire projeter dans plusieurs festivals de films en Italie et en France et sera
primé. Meilleur documentaire Infinity film festival (Alba- Italie). Meilleur réalisateur Eco film festival (PalermoItalie). Mention spécial du jury au F.I.P.A (Biarritz – France)
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Photographies
Les collines de Geytarieh
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Ô protecteur des Gazelles
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P… comme Pélican
Les Mongols
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Le jardin de pierres
Ok…Mister
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La tranchée
L’Iran est ma patrie
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Le vieil homme est son jardin de pierres
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