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#4 - Sport / Le Sport – 12 octobre 2006 www.edit-revue.com MUHAMMAD ALI : UN BOXEUR À L'ÉCRAN par Chung-Leng Tran « Ali bumaye! »1 8e round, Georges Foreman continue à ruer de coups Muhammad Ali qui encaisse, retranché dans les cordes. Il ne reste plus que trente secondes avant le gong et la fin du round. Ali comprend que Foreman est à bout de force et que le moment est venu d’en finir. Il décoche une série de combinaisons qui fait mouche en envoyant au tapis le colosse qu’on disait imbattable. Épuisé et sonné, Foreman ne se relèvera pas. Ali peut alors exulter et lever un poing rageur vers tous ceux qui le croyaient fini. Comme dix ans auparavant, Ali a déjoué les prognostics et remporté la ceinture de champion du monde des poids lourds. Cela s’est passé le 30 octobre 1974, au stade Tata Raphaël de Kinshasa, au Zaïre, à une heure très avancée de la nuit (ceci pour permettre une retransmission télévisée en direct aux Etats-Unis). Ce combat, appelé « The Rumble in the Jungle » par Don King, le promoteur, qui a obtenu de Mobutu, le dictateur du Zaïre, la somme de 10 millions de dollars promise aux deux boxeurs, est l’une des plus belles pages de la boxe et assoit définitivement Muhammad Ali comme l’un des plus grands champions, si ce n’est le plus grand. Muhammad Ali était un boxeur atypique. Très talentueux, il combattait la garde basse, les bras le long de son corps, et faisait confiance à ses excellents réflexes pour esquiver et parer les attaques de ses adversaires. En plus de cela, il avait un très bon jeu de jambes pour un poids lourd et portait des coups d’une très grande rapidité. Pour Muhammad Ali, le combat commençait bien avant de monter sur le ring. Dès la conférence de presse, il n’hésitait pas à défier son adversaire grâce à sa verve. Grand improvisateur et jamais avare de déclarations fracassantes ou de jeux de mots, il régalait les journalistes à qui il racontait parfois n’importe quoi, déclenchant l’hilarité de l’équipe qui l’encadrait. À côté de lui, les autres boxeurs paraissaient bien ternes. Considéré comme une grande gueule, il ne s’est pas attiré que des sympathies auprès du public dont une large partie souhaitait à ses débuts professionnels le voir au tapis pour qu’il ravale ses paroles prétentieuses. Il boxait autant avec les mots qu’avec ses poings et était indéniablement passé maître dans les deux domaines, mais s’il n’y avait que cela, Muhammad Ali ne serait qu’une icône du sport américain, comme l’est Michael Jordan pour le basket. Ce qui fait aussi l’intérêt du personnage réside dans ses multiples prises de position "extra-sportives" : sa conversion à l’islam et son changement de nom (il abandonne celui de Cassius Clay pour Muhammad Ali), ses revendications au droit à l’égalité pour la population noire d’Amérique, son refus d’être enrôlé dans l’armée pour la guerre du Vietnam qui lui a valu un long purgatoire pugilistique (sa licence lui a été retirée et son titre de champion du monde destitué)… « Float like a butterfly, sting like a bee »2 Trois films prennent comme point final – « Ali » (2001)de Michael Mann et « Muhammad Ali The Greatest » (1964/1974) de William Klein – ou central – « When We Were Kings » (1996) de Leon Gast et Taylor Hackford – le combat devenu légendaire entre Georges Foreman et Muhammad Ali. Une fiction et deux films documentaires, trois approches différentes d’un même personnage. Tandis que le film de Leon Gast et Taylor Hackford se concentre quasi exclusivement sur le combat Ali-Foreman en 1974, ceux de William Klein et de Michael Mann couvrent une décennie : 1964 (année où Ali affronte Sonny Liston, alors champion du monde des poids lourds, et le bat) – 1974 (année de la reconquête de la ceinture de champion du monde). « When we were kings » est considéré comme un très bon documentaire sur Muhammad Ali3. Il est vrai que ce film montre bien plus que le combat en soi entre Ali et Foreman, s’attardant sur les préparatifs et les coulisses, notamment le concert qui a précédé le combat. On y voit des scènes 1 Ali, tue-le en lingala, langue africaine essentiellement parlée en République démocratique du Congo et en République du Congo. 2 Vole comme un papillon, pique comme une abeille. 3 Le film a reçu l’oscar du meilleur film documentaire en 1997 et a été salué par la critique à sa sortie. #4 - Sport / Le Sport – 12 octobre 2006 de répétition avec en vedette James Brown et BB King. Les interviews présentes dans le film apportent un éclairage sur le combat, sur Muhammad Ali et son lot d’anecdotes plus ou moins intéressantes. On apprend entre autres comment Ali a tactiquement géré son combat. Alors que tout le monde s’attendait à ce qu’il « danse » autour de Foreman en esquivant ses coups, Ali a préféré rester dans les cordes, en position de défense, les bras protégeant les côtes et les gants le visage, et laisser Georges Foreman venir lui décocher ses coups les plus puissants dans le dessein de l’épuiser. Le reste de l’histoire est connu. En dehors des interviews, le reste du film est composé d’images d’archives. C’est d’un point de vue formel, visuel que le film peut décevoir. « When We Were Kings » articule des images d’archives de manière efficace, la construction du film est pertinente (le montage alterne des moments clés du combat avec des anecdotes ou des commentaires extérieurs qui permettent de mieux le suivre), mais la forme reste malheureusement assez classique. Le tout est certes efficace et plutôt fluide, mais n’apporte rien de neuf au genre documentaire. William Klein a commencé à suivre Muhammad Ali alors qu’il s’appelait encore Cassius Clay presque par hasard. Souhaitant au départ réaliser un film sur le match entre Sonny Liston – champion du monde des poids lourds et ex-taulard – et Floyd Patterson – champion olympique de boxe –, Klein a dû se reporter sur Cassius Clay après la sévère défaite de Patterson infligée par Liston. Il a eu la chance de pouvoir suivre Muhammad Ali sur une longue période et d’être le témoin privilégié de sa carrière mouvementée. Armé de sa petite caméra Eclair 16mm, Klein a pu se faufiler partout et filmer librement (à l’exception du second combat entre Ali et Liston ainsi que celui entre Ali et Foreman pour lesquels il n’a pas eu l’autorisation de filmer). Malgré des moyens limités, il réalise un film au montage dynamique, nerveux à l’image de l’insaisissable boxeur. Amateur d’expérimentations visuelles, Klein n’hésite pas à utiliser des photographies dans lesquelles il zoome, "dézoome" ou à les faire succéder dans le montage pour « planter le décor » et faire sentir l’ambiance d’une ville où va se dérouler un combat. Il n’hésite pas non plus à filmer les gens qu’il interroge de très près au grand angle comme lorsqu’il photographie. Visuellement, le film présente un style direct et vif, l’improvisation dont fait preuve William Klein y contribuant beaucoup. « Muhammad Ali The Greatest » dégage une grande fraîcheur et montre avec justesse le bouillonnement populaire qu’il y avait autour du champion de boxe. Fasciné par la destinée de Muhammad Ali, Michael Mann lui consacre un film de fiction avec Will Smith dans le rôle du boxeur. À la qualité du jeu d’acteur vient s’ajouter la performance physique qui est d’incarner un sportif et plus encore : son style. Il ne s’agit donc pas uniquement pour Will Smith de prendre quelques kilos de muscles, mais aussi de s’approcher tant faire se peut de la manière de boxer de Muhammad Ali, ou du moins de faire illusion à l’écran.. Si « jouer » un grand sportif est un défi pour un acteur, filmer le sport l’est tout autant pour le réalisateur. Michael Mann a pour habitude de se documenter fortement sur le sujet de ses films et « Ali » ne déroge pas à la règle. Les combats livrés par Muhammad Ali sont très fidèlement transposés dans le film. Les gestes, les esquives, les chorégraphies volontaires ou pas des boxeurs sont présents dans les scènes de boxe. Michael Mann alterne les plans moyens à l’extérieur du ring, jouant sur la présence des cordes dans le cadre pour découper l’image, et les plans proches sur le ring où le spectateur se retrouve au centre de l’action et des coups. Dans certains plans, la blancheur du ring contraste avec le noir du plafond parsemé de lumières. Le réalisme et la fidélité, la volonté d’être au plus près du déroulement des combats n’excluent pas celle d’une esthétisation du ring et de la boxe. Michael Mann joue de l’alternance des plans bruts au steady-cam là où le boxeur reçoit les coups et des plans plus larges, fluides et empreints d’une certaine élégance. Plus largement, Michael Mann établit des va-et-vient entre des scènes publiques et des scènes privées dans la vie de Muhammad Ali en les imbriquant. Le film relie le boxeur à la musique noire de son époque, insistant ainsi sur le fait que la boxe de Muhammad Ali est très musicale, très rythmique. Il était le poids lourd au jeu de jambes le plus léger de sa catégorie, lui qui disait de lui-même qu’il était si rapide et dansait sur le ring. Tout en évitant une dramatisation excessive et une héroïsation du personnage, le cinéaste brosse avant tout le portrait, admiratif, d’un homme complexe, qui a mené bien plus que des combats de boxe, qui s’est souvent retrouvé isolé et seul, mais n’a jamais rompu devant l’adversité. Muhammad Ali, le mythe sportif, devient par l’intermédiaire de ces trois films un vrai personnage de cinéma. Lui, boxeur fantasque, grand « comédien », s’impose à l’écran par son talent et son charisme. Will Smith, l’acteur qui l’incarne dans « Ali », est vrai de mimétisme et juste de sobriété dans son jeu. Le personnage réel et celui de fiction finissent par se contaminer et se confondre, ou #4 - Sport / Le Sport – 12 octobre 2006 tout au moins se rejoindre (le boxeur jouant à l’acteur et l’acteur au boxeur). De par son rapport aux médias, sa façon originale de boxer et son implication dans la société de son époque, Muhammad Ali est le premier grand boxeur moderne et en quelque sorte l’emblème du sport le plus représenté par le cinéma.