Le théâtre musical au Québec : quel avenir

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Le théâtre musical au Québec : quel avenir
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PRATIQUES
FRANGES
AILLEURS
PORTRAITS
RELECTURE
CRÉATION
ENJEUX
MICHEL VAÏS
Les Entrées libres de Jeu
Le théâtre musical
au Québec : quel avenir ?
e
Les Parapluies de Cherbourg de
Jacques Demy et Michel Legrand,
mis en scène par René Richard Cyr
(Productions Libretto, 2001).
Entrée libre de Jeu a porté sur l’état des lieux et l’avenir du théâtre musical
Lscèneaau51Québec.
Elle a réuni, au Théâtre du Rideau Vert, le 4 juin 2007, le metteur en
René Richard Cyr, Estelle Esse, interprète et entraîneure, Charles Joron, producteur (président des Productions Libretto), et Robert Marien, qui se définit comme
« artiste pédagogue ».
Photo : Normand Blouin.
Sur la table, plusieurs questions. Quelles distinctions fautil faire entre comédie musicale, théâtre musical, opéra rock
et autres ? Faut-il œuvrer à la création d’un répertoire de
théâtre musical québécois ? Comment susciter l’écriture et la
création de nouvelles œuvres ? Quelle est l’importance de la
promotion et du tapage publicitaire dans le succès d’une
pièce de théâtre musical ? La réussite financière d’une comédie musicale dépend-elle du succès des chansons à la radio ? Est-ce qu’une version québécoise d’un succès américain,
français ou britannique a plus de chance de trouver son public qu’une création ? Comment expliquer la présence de
vedettes et d’humoristes connus – parfois non formés – par
rapport aux jeunes diplômés formés dans les écoles ? Le
théâtre musical est-il condamné au gigantisme, à l’adaptation
de grands sujets, ou y a-t-il aussi place pour des sujets plus
intimes ? Quel est le public visé ? Quelle est la durée de vie
idéale – et réaliste – des productions au Québec ? Le théâtre
musical est-il d’abord un divertissement, ou peut-il aussi être
considéré comme un art ? Pourquoi le théâtre musical n’estil pas subventionné ? Devrait-il l’être ? Le théâtre musical
devrait-il se cantonner à la saison estivale ? Quelles sont les
particularités de la mise en scène du théâtre musical par rapport au théâtre qui se passe de musique ? Les contraintes liées
au genre sont-elles plus nombreuses que les libertés ?
Le jeu des définitions
Robert Marien lance le débat en disant qu’à son avis l’expression « théâtre musical »
est la plus large et la plus englobante. Il s’agit toujours d’écrire du théâtre à plusieurs
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mains en y intégrant jeu, musique et danse, selon un dosage propre à chacun. René
Richard Cyr opine, tout en rappelant que, selon la tradition, on entend l’expression
« comédie musicale » comme équivalent du musical, c’est-à-dire un spectacle à grand
déploiement. Par ailleurs, on voit aussi des pièces de théâtre musical sans aucun numéro chorégraphié. Pour sa part, il entend par « comédie musicale » un ensemble de
numéros de production, comme à l’opéra quand on quitte le récitatif pour passer à
une aria. À son avis, la comédie musicale entraîne une mise en marché faisant appel
à des têtes d’affiche ou à la publicité pour attirer un grand public, ce dont le théâtre
musical peut se passer. Marien note d’ailleurs que,
pour éviter d’être assimilés à la comédie musicale,
certains producteurs parlent de « spectacle musical ».
Ce fut le cas de Notre-Dame de Paris et de Don
Juan. La version française du genre a pris cette appellation pour se distinguer des spectacles de type
Broadway. Pour Charles Joron, le théâtre musical est
plus proche du musical theatre américain, qui
englobe tout, de Kurt Weill à Mamma Mia !. Les
autres termes font référence à des sous-genres qui
sont utilisés pour des raisons de marketing. La comédie musicale vient de la tradition des films américains qui étaient projetés en France et qui étaient
généralement des comédies. L’opéra rock est né avec
Starmania : on a choisi une appellation qui ne faisait
pas ringard. Estelle Esse voit dans cette dernière
expression un genre où le texte est chanté. Tandis
que dans le théâtre musical, la trame dramatique est
plus présente et il y a des dialogues parlés.
Cela dit, René Richard Cyr trouve difficile d’étiqueter le genre, car ce théâtre est essentiellement bâtard et métissé, à l’image de notre monde. Et tout
comme l’opéra lorsqu’il est apparu, le théâtre musical se veut total : le public en a pour son argent. Ce
théâtre est-il donc l’opéra des pauvres ? Cyr estime
plutôt que c’est le « nouvel opéra ». Marien ajoute
que l’opéra fait appel à beaucoup de conventions et d’exigences précises, alors que le
théâtre musical se plaît à les mettre en question. Mais c’est le livret qui constitue la
base du théâtre musical. À partir de là, cet « art-éponge » puise dans les arts voisins,
et aussi, maintenant, dans les nouvelles technologies. Joron rappelle que ce métissage
vient du fait que le genre est né aux États-Unis, où l’on a regroupé notamment
l’opérette européenne et le vaudeville. Selon Marien, cette naissance même est un
accident : il rappelle que Bernstein avait raconté qu’un théâtre de danse de Broadway
ayant subi un incendie, on a associé son spectacle à celui de la salle voisine, où l’on
présentait de la comédie. Le succès, appuyé par l’utilisation de la langue vernaculaire,
a transformé l’expérience en recette. Il cite la définition américaine du théâtre musical : To act on pitch in rhythm, soit, jouer dans une tonalité donnée et avec rythme.
Par exemple, jouer un blues en fa mineur. En assurant une transposition, cela permet
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Notre-Dame de Paris de
Luc Plamondon et Richard
Cocciante, mise en scène
par Gilles Maheu (1998).
de s’éloigner du réalisme. La musique devient un complice du théâtre (a partner in
crime) et l’acteur, une triple menace (a triple threat), car on ne sait jamais quand il va
jouer, chanter ou danser. C’est ce qui rend le genre si intéressant !
Selon Cyr, le pouvoir rationnel des mots marié à celui, irrationnel, de la musique, est
à la source d’une grande richesse. Le théâtre musical qui lui plaît est celui dans lequel
la chanson ne répète pas ce que le dialogue vient de dire. Marien précise qu’il faut
passer d’un langage à l’autre sans voir la couture. On voit donc que le théâtre musical fait appel à des techniques propres, qui peuvent l’élever au-dessus du simple divertissement (lire : commercial), comme l’art du théâtre dans son ensemble, même si en
raison du nombre d’intervenants, ce genre coûte beaucoup plus cher. Parfois, souligne
Cyr, les musiques sont excellentes mais le livret est pauvre, sans compter que le librettiste et le parolier peuvent être deux personnes différentes. Et traduire des chansons
peut être très compliqué : il faut éviter de se promener dans des « acceeeents tooooniques, toujours déplaaaacés… ! » Même si le but du spectacle est commercial, cela
en soi est un art. Marien renchérit : la difficulté n’est pas tant de trouver des thèmes
ou d’écrire des chansons, mais de les lier. On a éliminé le récitatif, mais tout l’art de
la comédie musicale est là. C’est ce qui rend plus solide la mise en situation, et c’est
alors que la chanson arrive avec tout son sens. Cyr ajoute qu’il ne faut pas non plus
chercher de prétextes pour pousser des chansons.
Estelle Esse est d’accord : dans le théâtre musical, la chanson doit faire partie intégrante de la trame dramatique. Cela permet à l’interprète de jouer, de demeurer dans
le personnage en allant beaucoup plus loin que dans une chanson d’une minute et
demie. Pour elle, le théâtre musical peut même englober un tour de chant avec costumes, danse et beaucoup de théâtralité.
Formation
Qu’en est-il de la formation ? Estelle Esse explique qu’elle est d’abord une musicienne
qui a étudié le chant, puis le jeu théâtral dans des ateliers, comme l’ont fait tous ceux
de sa génération. Une école privée, l’ESTHEM (École supérieure de théâtre musical),
dirigée par Gina Bausson, a fermé ses portes après trois ans d’activité. Aujourd’hui, il existe cependant une formation complète au collège Lionel-Groulx à SainteThérèse1. Robert Marien y a travaillé au début, comme conseiller. Il avait étudié le
théâtre dans ce même collège où, comme à l’École nationale, on enseignait un peu le
chant, car le théâtre québécois des années 70-80 comportait beaucoup de chansons.
Mais la particularité du théâtre musical n’est pas vraiment reconnue. Estelle Esse, qui
a enseigné pendant cinq ans le chant à de futurs acteurs, est d’avis que l’on peut commencer par le chant ou par le jeu. Elle se demande cependant si les finissants peuvent
tous trouver du travail. Robert Marien souligne que la connaissance ne fait pas
l’artiste. Celui-ci doit exister bien avant d’étudier. La technique lui donne les moyens
de répondre à davantage de demandes. Il a vu des metteurs en scène se satisfaire de
ce que ses interprètes pouvaient leur donner, tandis que d’autres peuvent aller plus
loin avec des comédiens ayant plus de ressources.
1. Voir, dans ce dossier, l’article de Gilles Marsolais, « La formation en théâtre musical ».
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Est-ce que le metteur en scène peut
alors engager des adjoints pour
combler les carences des interprètes, comme on le fait pour une
pièce en alexandrins quand les comédiens n’ont pas assez pratiqué
cet art ? Selon Estelle Esse et Robert
Marien, on ne peut pas développer
une voix sur un registre plus étendu
pendant des répétitions. Charles
Joron ajoute que ç’a été essayé,
mais ça n’a pas marché : le coaching ne peut pas faire de miracles !
René Richard Cyr estime que cela
peut aider à développer la confiance entre un interprète et le metteur en scène. Joron réplique que
l’on peut se passer dans une production de quelqu’un qui est « fier
de fausser ». Marien précise que les
entraîneurs ne sont pas là pour apprendre à chanter ou à donner du
talent à ceux qui n’en ont pas, mais
pour leur permettre de se dépasser,
et d’appuyer le metteur en scène.
Cela n’empêche pas, cependant,
l’interprète d’« aller au garage »
pour travailler un passage difficile
avec le directeur musical ou le pianiste de répétition. Estelle Esse utilise, pour contourner les difficultés, des techniques
différentes selon que les interprètes ont reçu ou non une formation en chant.
Marien note que chaque interprète aborde son rôle par le langage qu’il maîtrise, par
exemple par le texte, l’écriture ou les mots, sans la partition. En revanche, le chanteur
a tendance à aborder l’interprétation de son rôle par la beauté des notes de musique
et le danseur, par l’illustration esthétique du texte. Au fond, le tout est de tisser ces
trois langages en un seul pour qu’il devienne celui de l’œuvre : c’est là le travail de
l’entraîneur. Il faut faire sentir à l’interprète que l’œuvre vient d’être écrite pour lui
ou pour elle et qu’il faut se l’approprier.
L’interprète a-t-il plus de liberté ici que dans le théâtre sans musique ? Marien explique que la musique et la chorégraphie peuvent constituer de véritables carcans,
mais c’est dans l’interstice entre le rythme imposé et le texte que se situe tout l’art du
théâtre musical. Sans parler de la musique préenregistrée, qui est figée alors qu’il s’agit toujours d’un spectacle vivant. Voilà pourquoi il faut à cet art aux infinies possibilités une formation spécifique. Cyr ajoute que de cette contrainte naissent justement
une grande liberté et, en même temps, une obligation de recherche. Le temps entre les
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Don Juan de Félix Gray,
mis en scène par Gilles
Maheu (Groupe Spectacles
Gillett, 2004). Sur la photo :
Jean-François Breau (Don
Juan) et Robert Marien
(Don Carlos) (reprise).
Photo : Olivier SamsonArcand.
mots est élastique, mais il n’y a pas que le mot qui soit inspirant et signifiant. La
musique doit l’être aussi, car elle propage autant de sens et d’émotion que le mot.
Marien résume en affirmant que l’entraîneur aide donc l’interprète à choisir parmi
toutes ces possibilités.
Patrouille du conte de LouisDominique Lavigne, d’après le
roman de Pierre Gripari, sur la
musique de Mario Vigneault,
mis en scène par Ghyslain Filion
(Option-Théâtre du collège LionelGroulx, 2007). Sur la photo :
Tommy Chouinard, Éliane
Michaud, Stéphanie St-Pierre,
Jean-Sébastien Bonneau et
Geneviève Hébert. Photo :
Devant toutes ces exigences du théâtre musical, comment expliquer que l’on engage
parfois des interprètes sans formation, comme des humoristes ou des vedettes de Star
Académie, d’abord pour leur nom ? Cyr réplique que c’est, à l’évidence, pour vendre
des billets, et il y en a beaucoup à vendre ! Il s’estime cependant chanceux d’avoir
trouvé en Charles Joron quelqu’un qui, avec les Parapluies de Cherbourg, l’Homme
de la Mancha et Frères de sang, acceptait qu’il aille chercher celui ou celle qui pouvait le mieux interpréter un rôle donné, sans tenir compte du fait que cette personne
jouait ou non dans tel téléroman à succès. Les deux tenaient aussi à un petit orchestre
vivant plutôt que des enregistrements, afin que chaque élément de la pièce puisse
évoluer en même temps. Cyr sait pourtant que certains metteurs en scène doivent
faire des concessions parce que le théâtre musical coûte cher, si l’on pense aux musiciens et aux techniciens en coulisse, aux entraîneurs et aux chorégraphes, sans
compter les micros sans fil… Cela dit, il ajoute que Joron a failli perdre sa chemise
parfois, et que ces pièces ont été données dans de petites salles et non au Centre Bell.
De même, les chansons à la radio avant la sortie du spectacle sont surtout utiles pour
Pierre-Henry Reney.
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les grosses productions. Joron renchérit : cela ne l’intéresse pas de vendre des billets
à l’avance pour que les spectateurs se rendent compte ensuite que le spectacle est
moins bon que ce à quoi ils s’attendaient. Il s’agit donc d’un risque financier calculé.
Un petit spectacle musical a un budget supérieur à celui d’un spectacle au TNM ou
chez Duceppe. Or, ces salles vont bien chercher des vedettes pour vendre leurs billets.
Questions d’argent
Estelle Esse trouve la différence énorme entre un orchestre vivant et une musique
enregistrée, autant pour les interprètes que pour le public. À son avis, il y a moyen
de faire de très belles choses à petite échelle. Robert Marien, qui a déjà chanté avec
vingt-cinq musiciens dans les Misérables, ou même soixante, a trouvé le même genre
d’orchestration avec cinq musiciens dans Broadway-Montréal. Selon lui, il y a une
différence entre le « théâtre » musical pratiqué par René Richard Cyr et les spectacles
où la chanson constitue le principal moteur de l’action. Là, il y a forcément des
chanteurs qui sont limités sur le plan du jeu, et donc la mise en scène s’en ressent, et
l’on fait bouger les danseurs à leur place. Il s’agit de choix artistiques, parfois aussi
économiques. Certains veulent avant tout produire un mur de son qui « rentre dans
le corps » des spectateurs. Leur culture est dans le volume. Charles Joron croit que la
question est surtout d’ordre économique. Il connaît des compositeurs au grand ego,
qui veulent un orchestre symphonique.
Quelle proportion du budget du théâtre musical sert à la promotion et à la publicité ?
Selon Joron, elle se situe entre 15 et 30 %, comme au théâtre : ce sont les lois du
Frères de sang de Willy
Russell, mis en scène
par René Richard Cyr
(Productions Libretto,
2004). Photo : Yves
Renaud.
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Muguette Nucléaire, écrite et
mise en scène par Marc Drouin,
sur la musique de Robert Léger
marché. Faire du bruit pour attirer
le public peut dépendre des noms
que l’on met à l’affiche, de la publicité, d’une chanson connue qui
passe à la radio… Et cela devient un
enjeu de marketing, parce que la
plupart des spectacles sont le fait de
producteurs privés. Si l’argent ne
rentre pas, il n’y aura pas d’autres
productions. Selon Marien, ce qui
compte le plus ensuite, c’est la notoriété que le spectacle pourra acquérir, à partir de la rumeur. Mais il
y a un risque : plus on fait de bruit,
plus grandes sont les attentes, et la
bulle peut nous éclater en pleine figure ! Il cite en exemple Gala, de
Jean-Pierre Ferland, qui fut un
four, et Jeanne la Pucelle, qui s’est
vite essoufflée une fois arrivée sur
Broadway. René Richard Cyr cite en revanche The Drowsy Chaperon, qui a débuté
petit à Toronto pour devenir plus tard une grosse production sur Broadway.
(le Petit Théâtre Musical, 2006).
Sur la photo : Fred-Éric Salvail (le
Narrateur), Pascale Montreuil
(Muguette Nucléaire), Maxime
Desbiens-Tremblay (Tit-Loup) et
Kevin Houle (Tit-Rat). Photo : Crila.
Y a-t-il place pour des subventions au théâtre musical ? Cyr estime que les impératifs
commerciaux et les grosses machines nécessaires font en sorte qu’il existe là une possible rentabilité. Voilà pourquoi les pairs et les organismes de soutien de l’État considèrent le genre avec suspicion. Mais n’était-ce pas le cas au début pour le Cirque du
Soleil ? Ne peut-on pas imaginer un soutien pour aider au démarrage d’une industrie
solide ? Joron rappelle que l’expérience a été tentée avec I de Marc Drouin et François
Dompierre. La SODEC et la ministre de la Culture de l’époque, Louise Beaudoin,
avaient appuyé un programme triennal de 300 000 $ par an pour permettre à Luc
Plamondon de produire plusieurs spectacles. Or, I s’est planté et, le lendemain, le plan
triennal a sauté.
Toujours selon Joron, si le théâtre public fonctionnait de la même manière, plusieurs
compagnies fermeraient, car elles ne connaissent pas toujours de bonnes saisons. Il
est certain que les enjeux sont plus importants en théâtre musical, même si les chances
de réussite sont les mêmes que dans le théâtre en général. Sur cinq pièces en une saison, une compagnie de théâtre peut au mieux connaître un grand succès. C’est pareil
en matière de disque ou de cinéma : un seul succès permet de compenser pour trois
ou quatre productions qui suscitent un accueil plus tiède. Le problème au Québec,
c’est que l’argent disponible pour les subventions est si rare qu’aucun secteur – que
ce soit la musique, le théâtre conventionnel, la télévision… – n’accepte de voir un
nouveau joueur réclamer ses trois millions par année.
Selon René Richard Cyr, le Rideau Vert se bat contre ce système. On le subventionne
pour ses productions régulières, mais, pour la revue de fin d’année et le théâtre
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Robert Marien (Jean
Valjean) dans les Misérables
(Cameron Mackintosh,
1991), présentés au Théâtre
Mogador, à Paris. Photo :
coll. Robert Marien.
musical, il doit se tourner vers des partenaires privés. Il se demande pourquoi, dans
la mesure où ces spectacles ont un vrai rayonnement populaire. Il ne s’agit pas seulement d’une grille économique ; il détecte des jugements de valeur quant à ce qui, sur
le plan artistique, est « subventionnable » ou pas.
Y a-t-il place pour un répertoire de théâtre musical, dans la mesure où certains spectacles ont vraiment bien marché par le passé ? Robert Marien estime qu’il faudrait
soutenir dix projets en même temps pour en voir naître quelques-uns, qui pourraient
ensuite entrer dans un répertoire. Il connaît beaucoup de bons projets qui n’ont
jamais été réalisés. Joron dit qu’à cause de la nature composite des pièces musicales,
il faudrait demander à deux ou trois personnes de travailler pendant deux ans sur
une première mouture – qu’il faudra sans doute récrire –, sans même savoir si cela
aboutira. Or le seul moyen de savoir si cette mouture est bonne ou non, c’est de
trouver quelqu’un d’assez « cave » pour mettre de l’argent sur des ateliers… Le
processus est très long, et l’on ne peut pas savoir à la simple lecture si cela marchera
ou non. En outre, ici, l’écriture pour ce genre n’est pas valorisée comme aux ÉtatsUnis, par exemple. À ce sombre tableau, Cyr ajoute que les artistes qui seraient
intéressés malgré tout ne sauraient même pas à quelle porte frapper. Et s’ils trouvent
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une porte ouverte, on leur imposera des conditions : il faudrait telle chanteuse, tel
interprète, tel partenaire privé exigeant une visibilité, et ainsi de suite.
Par ailleurs, Marien pense que le Centre des auteurs dramatiques (CEAD) devrait
ouvrir une section consacrée au théâtre musical. Joron diagnostique une décroissance
du nombre de productions musicales depuis cinq ans, alors qu’on a déjà vu huit spectacles en une seule saison. À son avis, le milieu traditionnel du théâtre fait preuve de
dédain pour ce genre. Selon Cyr, la faute est plutôt aux organismes subventionnaires,
car ils contrôlent les finances. Si Juste pour rire n’était pas là, il n’y aurait pas de
théâtre musical au Québec. Voilà pourquoi, plutôt que de monter des créations, on
joue plus sûr en revisitant des classiques ou encore on engage des figures de proue.
On en est encore aux balbutiements, avec les pionniers du genre. À cet égard, Luc
Plamondon peut être comparé à Gratien Gélinas pour le théâtre ! Marien regrette que
les expériences, isolées, n’aient pu profiter aux autres et qu’on répète les erreurs du
passé. Il faudrait une structure, un lieu pour organiser des échanges. Cyr dit avoir
trois projets sur la table, mais il ne sait pas où s’adresser pour les réaliser, à moins de
répondre à des impératifs commerciaux qu’il refuse de satisfaire.
Lolita de Dominic Champagne
(Théâtre Il va sans dire, 1995).
Sur la photo : Roger La Rue, Céline
Bonnier et Estelle Esse. Photo :
Yves Médam.
Ces productions ne peuvent-elles pas être réalisées de façon plus artisanale, modeste,
comme au Théâtre de la Marjolaine à l’époque de Louis-Georges Carrier ? C’était
aussi le cas de l’Homme de la Mancha, tout récemment. Joron et Cyr répliquent qu’il
y avait pourtant là une distribution
d’une douzaine de personnes et cinq
techniciens, sans compter le librettiste, le
compositeur et le parolier… On semble
craindre que le genre puisse devenir une
industrie et rapporter beaucoup d’argent, alors que, selon Cyr, personne ne
peut s’enrichir au théâtre au Québec. Il
se voit mal vendre les produits dérivés
d’une pièce. Mais tous trois s’entendent
pour dire que, pour certains spectacles
musicaux, la vente de disques, de t-shirts
et autres peut rapporter beaucoup. Ce
qui inquiète Marien dans les produits
dérivés, c’est que, comme le nom l’indique, ils arrivent normalement après le
spectacle. Seulement, dans le cas des
disques, qui passent à la radio, ils précèdent souvent le spectacle. Si bien que
connaître les chansons par cœur devient
une condition préalable pour bien comprendre et apprécier le show. Il trouve
cela préoccupant. Joron déclare que,
dans ce cas, c’est le spectacle qui devient
le produit dérivé du disque !
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Et la relève ?
Dans la salle, Christian Saint-Pierre, un des
coresponsables de ce dossier dans Jeu, précise qu’il y a longtemps que la revue voulait
se pencher sur le théâtre musical et que c’est
un fâcheux hasard si le dossier paraît dans
un creux. Ayant l’impression que la discussion prend une tangente négative et que les
participants baissent les bras quant à la situation, il se demande quel genre de message
ils ont envie de lancer aux jeunes débutant
dans le métier, qui aspirent à créer un répertoire pour faire des choses qui n’existent pas
encore, à fonder de nouvelles compagnies.
(Applaudissements des jeunes dans la salle.)
René Richard Cyr répond qu’ils devraient
s’orienter vers les petits spectacles. En
théâtre, il dirait le contraire : arrêtez de former de petites compagnies et investissez les
grandes, car elles sont à vous aussi. Mais en
théâtre musical, de tels lieux n’existent pas
encore. Alors, mettez-vous à trois avec une
violoncelliste et écrivez quelque chose, à l’image de ce que faisait Marc Drouin dans
les années 80, avec Muguette Nucléaire et Pied de poule. À son avis, les artistes
baissent les bras devant l’industrialisation du genre. Lui renonce à ses projets parce
qu’il s’agit d’œuvres à grand déploiement.
Marien raconte que, lorsqu’on lui a demandé de conseiller des écoles de théâtre musical, il a vu la possibilité de faire en sorte qu’elles aient le même impact que les écoles
de théâtre ont eu sur la dramaturgie québécoise. Une partie du mouvement du jeune
théâtre qui en est issu, et dont il a fait partie pendant les années 70, comme le Grand
Cirque Ordinaire par exemple, comprenait aussi des chansons. Il était fait avec les
moyens du bord et l’on payait pour la musique s’il restait de l’argent. Pour sa part,
Marien a aussi composé pour la Rallonge, l’Organisation Ô, la Manufacture. Il reste
encore dans Broue des reliquats de ses compositions originales, sous forme de liens
sonores entre des sketches.
Christian Saint-Pierre demande à Estelle Esse de parler de la création de Lolita, une
forme de théâtre musical où, dans un esprit de troupe, on a inventé un monde avec
peu de moyens. Elle répond qu’il y avait là, au départ, la volonté d’un auteur-metteur
en scène rassembleur, Dominic Champagne. Toute la troupe lui a fait confiance au
point d’accepter de passer des heures à travailler pour des cachets très modestes. Le
compositeur Pierre Benoît participait aussi constamment, comme tous les autres, à
l’élaboration du spectacle. Marien note que la formule cabaret est également une
sorte de théâtre musical pauvre. D’ailleurs, les finissants américains des écoles de
théâtre musical gardent la main en jouant périodiquement dans des spectacles de
cabaret.
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Dans la salle, Mélissa Lussier dit avoir étudié le théâtre musical au collège LionelGroulx. Vu tout le talent qui existe ici et le nombre de créations qui se font au
Québec, elle se demande s’il ne faudrait pas trouver des moyens de baisser les prix
des places avec un système d’achat de billets de dernière minute à prix réduit comme
à Broadway (TKTS). Elle trouve que le théâtre musical manque de vitrine. Ainsi, les
jeunes finissants en théâtre musical n’ont pas le droit de se produire aux Auditions
du Quat’Sous, car ils sont considérés comme des chanteurs ; ils ne peuvent pas non
plus se trouver d’agent en tant que comédiens. Comment montrer ce qu’on peut faire
si l’on ne peut pas passer en audition ? René Richard Cyr répond que c’est en produisant des spectacles. Quant à la Vitrine culturelle de Montréal, elle va justement
ouvrir ses portes à l’automne 2007 à la Place des Arts, rue Sainte-Catherine, au cœur
du nouveau Quartier des spectacles. Il y aura là un guichet unique pour les théâtres
avec des places à rabais. Charles Joron précise qu’à New York le théâtre musical
s’étend sur treize rues, de la 42e à la 55e, tandis qu’à Montréal tout reste à faire : il
faut partir de zéro et s’imposer.
Quatre Souffles, spectacle de
la jeune compagnie FollieShow,
présenté au Lion d’Or en septembre 2004. Sur la photo :
Claudine Jolicœur, Tania Langlois,
Marie-Ève Grondin et Ève
Lafantaisie. Photo : Fanie Roberts.
Autre étudiante de la première promotion musicale à Lionel-Groulx, Marie-Ève
Godin se demande si la durée de la formation est suffisante pour les comédienschanteurs-danseurs, mais aussi s’il ne faudrait pas former des librettistes et si l’École
nationale ne devrait pas enseigner le chant dans la perspective du théâtre musical. Le
jeune étudiant veut bien tout faire, mais chacun a ses limites – il n’y a pas de Superman – et, parfois, la qualité des spectacles laisse à désirer. Marien revient sur l’idée
d’un regroupement comme le CEAD où se rencontreraient compositeurs, librettistes,
paroliers et autres. Cyr ajoute cependant qu’il faut foncer sans attendre : la persévérance sera le plus grand gage de réussite. Quant à l’école de formation, elle n’est
pas là pour enseigner, mais d’abord pour enflammer le jeune artiste. Que la formation dure un mois, trois ans comme à Lionel-Groulx ou douze ans, l’école n’est qu’un
incubateur où l’artiste prend ce qui lui convient en se fichant du reste. Et Marien note
qu’à la American Musical Dramatic Academy, le programme ne dure que deux ans
avant que les finissants puissent se retrouver sur les planches de Broadway. Estelle
Esse conclut en rappelant que l’école permet à chacun de découvrir ses forces et
qu’ensuite, comme tous les participants s’entendent pour le dire, la formation constitue le travail d’une vie.
Grâce à la présence de nombreux étudiants et jeunes finissants en théâtre musical, on
a constaté au Théâtre du Rideau Vert un enthousiasme et une ferveur assez rares.
Certains en ont profité pour faire la promotion de spectacles à venir en 2007, ou pour
discuter ensemble de projets, entre auteurs et comédiens, metteurs en scène et chanteurs. Quant aux membres de la rédaction de Jeu, ils étaient heureux d’avoir pu enfin
susciter une telle rencontre à l’occasion de ce dossier dont nous caressions le projet
depuis fort longtemps. j
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