UN ITINÉRAIRE SPIRITUEL

Transcription

UN ITINÉRAIRE SPIRITUEL
Chapitre II
UN ITINÉRAIRE
SPIRITUEL
ON CONNAÎT LE MARBRE CÉLÈBRE , sculpté par le Bernin, dans
l’église Santa Maria della Vittoria, à Rome: Thérèse pâmée
sous le dard du chérubin. Beaucoup de ceux qui connaissent
peu notre sainte l’imaginent volontiers de cette manière,
ignorant que ce n’est pas la Thérèse définitive. Et, du coup, ils
sont portés à conclure que la vie chrétienne ordinaire – la leur
en particulier – n’a plus grand’chose à voir avec une
expérience spirituelle où l’on trouve tant de phénomènes
Transverbération de
Thérèse
Le Bernin, Rome (XVIIIe)
Photo D.R.
extraordinaires.
DES THÉOLOGIENS , des guides spirituels, ont été tentés de
leur emboîter le pas. Ils préconisent alors de s’en tenir à la
lecture du Chemin de Perfection, livre incomparable à coup
sûr comme pédagogie de l’oraison et de la vie d’oraison,
mais bien loin de contenir à lui seul tout le suc de
l’enseignement thérésien. D’autres déclareront sans
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ambages qu’ils préféreraient un profil spirituel plus dépouillé.
Libre à eux: il y en a pour tous les goûts parmi les saints! À
condition toutefois de ne pas rejeter comme inintéressant
tout ce qui, dans la vie de notre sainte, sort quelque peu de
l’ordinaire. On aurait alors envie de dire à ces interlocuteurs
pointilleux: «Au fond, avouez-le, si vous aviez été Dieu le
Père, vous auriez refait sainte Thérèse en élagant de sa vie
tout ce qui ne relève pas de l’expérience chrétienne
courante. Heureusement, vous n’êtes pas Dieu le Père!»
Nous rejoindrions volontiers quant à nous la réflexion d’un
maître des novices à propos de ses jeunes:«Tant qu’ils
exaltent la desnudez de saint Jean de la Croix au détriment
des descriptions de sainte Thérèse, c’est qu’ils n’ont pas
encore
pris
la
mesure
intégrale
de
la
vie
spirituelle selon le Carmel.»
CAR
NOS DEUX MAÎTRES
se complètent. Saint Jean de la
Croix, avec sa science de théologien et son talent de grand
poète, a donné une armature conceptuelle à l’expression de
l’expérience mystique. Mais sainte Thérèse de Jésus, on l’a
dit, a reçu grâce de décrire ce qui lui est arrivé. Et ceci, pour
être exceptionnel, se situe cependant, à part quelques
défaillances corporelles parmi lesquelles il faut ranger
l’extase, dans le droit fil de ce qu’est la vie chrétienne. Son
itinéraire spirituel – conduit par Dieu, on l’entend bien – ne
fait
rien
d’autre
que
témoigner
de
ce
qu’est
le
développement intégral de la grâce baptismale en une
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personne humaine quand celle-ci se dispose de son mieux à
laisser faire tout ce que Dieu veut faire en elle.
RETENONS
EN EFFET
d’emblée comment se situe Thérèse de
Jésus dans l’immense cortège de tous les saints. Certains de
ceux-ci ont été choisis pour des missions hors du commun. Le
cas de Jeanne d’Arc s’impose d’emblée à notre attention: il
n’est pas ordinaire de confier à une fille de dix-sept ans une
Thérèse,
Mère des spirituels
José de Mora (XVII e)
mission politique et militaire. Chez Thérèse, rien de cela sans
doute. Mais pas de voix non plus. Les paroles qu’elle entend
sont tout intérieures. Elle n’est pas non plus une voyante
comme Bernadette de Lourdes. Les visions dont elle parle
sont, elles aussi, en images ou intellectuelles; elle ne voit rien
des yeux du corps. Aucune révélation, aucun secret ne lui est
confié, comme aux bergers de Fatima, sur le déroulement
précis des événements à venir. Sans doute, il lui sera demandé
de donner naissance à une nouvelle famille religieuse. Toutefois,
il s’agira, non d’innover, mais seulement de revenir au charisme
primitif du Carmel dans toute sa pureté. «Mère des spirituels»,
lisons-nous, au socle de sa statue dans la basilique SaintPierre de Rome. Tout spirituel en effet, tout être en recherche
de Dieu peut se retrouver en elle comme on retrouve sa propre
image en un miroir. Il y reconnaîtra ses luttes, ses faiblesses,
ses erreurs, les grâces dont il a lui-même bénéficié. Et quand
l’itinéraire de la Madre s’orientera dans un sens plus
exceptionnel, il y retrouvera encore un miroir. Mais cette fois,
1. Dans un cours inédit.
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comme nous le verrons, un miroir grossissant, selon
l’expression du Père Tomás Alvarez 1.
JUSQU ’AUX
ENVIRONS DE LA QUARANTAINE,
en effet, la vie de
Thérèse ne se distingue en rien d’une vie chrétienne ordinaire.
Elle connaît comme chacun des hauts et des bas, des
relâchements et des reprises. Puis, à partir d’une date précise,
Dieu va prendre en mains les rênes de cette vie, l’Esprit va
l’empoigner en quelque sorte. L’itinéraire de Thérèse sera dès
lors un itinéraire exceptionnel, sans toutefois cesser d’être autre
chose que le développement plénier de l’état de grâce. De la
sorte,
ces
étapes
ultérieures seront encore autant de lumières sur la vie chrétienne.
Refaisons avec elle ce parcours, tel qu’il ressort de ses écrits.
LES
PREMIERS CHAPITRES
de la Vida sont consacrés à ces
quarante premières années de sa vie, celles qui ont précédé
sa conversion définitive. Elle les retrace brièvement comme
le récit des miséricordes divines à son égard.
Le Seigneur lui a, de fait, octroyé un certain nombre de
grâces initiales précieuses, la nature étant en général la première
forme que Dieu donne aux faveurs qu’il accorde. Mais déjà le
milieu où elle a vu le jour constitue une grâce. Thérèse est née
dans une famille profondément chrétienne. La foi, elle l’a reçue
sur les genoux de sa mère. Il est remarquable qu’elle ne
connaîtra jamais de tentation ou d’épreuve du côté de cette
vertu. Bien plus, le monde invisible, les anges, les saints, mais
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aussi les démons, ont pour sa psychologie autant de consistance
que ce qu’elle voit et touche. Le surnaturel fait partie de son
univers au même titre que son environnement géographique
ou humain.
D’ AUTRE
PART,
elle est dotée d’emblée de qualités
naturelles qui s’épanouiront tout au long de son existence et
dont elle fera preuve à un degré hors du commun, génial peuton-dire. Tout d’abord, elle possède un sens aigu de l’absolu,
Ange adorateur
attribué à Arthur Legoust
(XVIIe)
Photo D.R.
qui remet toute chose à sa place. «Todo es nada.» Tout n’est
rien: en comparaison de l’Infini, les valeurs finies, en bonne
mathématique, comptent pour zéro. Ceci vaut en particulier
lorsqu’il s’agit du temps. «Para siempre, siempre», pour
toujours, toujours, aimait-elle à répéter, petite, avec son frère
Rodrigo, en évoquant la vie éternelle. Si l’on en est convaincu,
que peut avoir comme prix le temps qui passe?… «Todo se
pasa, Dios no se muda.» Tout passe, Dieu ne change pas.
CES RÉFLEXIONS peuvent apparaître clairement à la cervelle
d’une petite fille de sept ou huit ans. Elles peuvent même
suggérer que le plus juste prix pour acheter cette félicité
éternelle, c’est d’aller au plus vite se faire couper la tête chez
les Maures. Encore faut-il avoir le courage de mettre le projet
à exécution. Combien de velléitaires voient clair sans passer à
l’acte! Tel n’est pas le cas de Thérèse. L’un des traits les plus
marquants de sa nature est un courage exceptionnel. Toute sa
vie elle en témoignera. Lors de la fondation du Carmel de
Salamanque, un mur en construction s’était effondré. On se
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remit à l’œuvre, le mur fut remonté et… il croula une seconde
fois. Maître d’œuvre, maçons, religieuses étaient d’avis qu’il
fallait abandonner la partie, les uns pour des raisons
techniques, les autres persuadés que le démon avait part à
l’affaire, ou que, du moins, telle n’était pas la volonté de Dieu.
La Madre survint, ordonna de reprendre la tâche une troisième
fois et… le mur tint bon. Toute la nature de Thérèse est dans
cette persévérance, cette ténacité qui vient à bout de tous les
obstacles. «La paciencia todo lo alcanza.» La patience
obtient tout.
AJOUTONS QU ’AU COURAGE et à la patience s’adjoignaient
Thérèse rencontre Jean
de la Croix à Duruelo
Gravure du Couvent de
l’Incarnation, Avila
chez elle un don peu commun de persuasion. Elle a été
– à tort – jugée sévèrement, injustement condamnée,
calomniée, vilipendée: par des gens qui ne l’avaient pas
approchée. Car on ne résistait pas à son contact. Le bon
évêque d’Avila, don Alvaro de Mendoza, ne voulait pas
entendre parler de moniales sans revenus. Une heure de
conversation avec Teresa suffit à le retourner et à en faire
un allié inconditionnel pour toute sa vie. Jean de Yepès, le
futur Jean de la Croix, dont la personnalité ne se laissait
pourtant pas manœuvrer facilement, était-il décidé à entrer
à
la
Chartreuse, Teresa le convainquit que le Seigneur serait
mieux servi si lui, Jean, restait au sein de son Ordre. Et ainsi
de suite. Elle est douée d’un tel capital de séduction, dont
elle jouera parfois consciemment pour la gloire de son
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Époux divin, qu’on la suit, de confiance. Rien d’étonnant
dès lors qu’elle conçoive l’oraison – on le verra – comme un
temps où l’on fait la conversation, où l’on tient compagnie à
Celui dont on se sait aimé. Les choses, pour elle, sont
simples: il lui suffit de transposer a lo divino ce qu’elle sait
si bien faire au naturel.
C’EST QU’EN MÊME TEMPS, elle est riche de tous les dons du
cœur. «On me subornerait avec une sardine», écrira-t-elle
dans une lettre 2. «Avais-je le droit d’être ingrate? 3 »
demandera-t-elle à un de ses confesseurs qui lui enjoignait de
prendre ses distances par rapport à une amitié. De fait, sa
correspondance fera souvent état des dettes de reconnaissance contractées à l’égard de tel ou tel. «Vous ne saurez
jamais tout ce que nous lui devons 4 », écrit-elle à Maria de
San
José,
prieure de Séville, à propos du Père Garcia de Toledo.
TOUTE
CETTE RICHESSE
de dons naturels n’allait pas sans
dangers. Elle pouvait devenir un piège, une occasion de
tentations. Des tentations, elle en a eues aussi, comme tout le
monde. Et c’est par là aussi que nous pouvons nous retrouver
en elle.
VERS L’ ÂGE
DE QUINZE ANS ,
elle commence à découvrir
2. Lettre 248. Septembre 1578.
3. Vida 24, 5.
4. Lettre 385. 8 Novembre 1581.
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qu’elle est belle et qu’autour d’elle on le reconnaît. Elle en est
heureuse, ce qui, après tout, est indice de santé. Mais elle se
reprochera plus tard d’avoir fait de ce pouvoir d’attraction le
pôle de ses préoccupations d’alors. Stimulée par une parente
à qui elle emboîte le pas, elle se met à soigner ses mains, ses
cheveux, à accorder beaucoup d’importance à son paraître.
Une idylle s’amorce avec l’un de ses cousins. Les lectures de
roman de chevalerie n’étaient peut-être pas étrangers à la
naissance de cette amourette. Tout ceci inquiète son père,
qui se décide à mettre la demoiselle en cage, c’est-à-dire au
couvent des Augustines de Nuestra Señora de Gracias,
proche des remparts de la ville. On y accueillait des jeunes
filles de sa condition pour y parfaire leur éducation. La grande
faculté d’adaptation de Thérèse fera qu’au bout d’une
semaine, elle s’y trouvera mieux que dans la maison
paternelle. Elle y subira l’influence bénéfique de la maîtresse
des jeunes pensionnaires, Maria de Briceño, et reviendra,
selon son propre témoignage, à la «verdad de cuando niña»,
la vérité de son enfance; elle y percevra de nouveau que
«tout n’est rien» et que, pour elle, le meilleur moyen d’éviter
la perdition sera d’embrasser la vie religieuse.
LA
TENTATION DE DISSIPATION
ne sera pas terminée pour
autant. Devenue religieuse, Thérèse demeure tout aussi
séduisante; et même si ce pouvoir lui sert à enseigner les
voies de l’oraison et à entraîner au bien, il est beaucoup de
personnes qui préfèrent apprendre à prier près d’une jeune
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maîtresse si aimable, plutôt que sous la direction d’un vieux
sage à l’aspect rébarbatif, fût-il un maître. Et elle, elle prend
plaisir à ce magistère, qu’elle envisage comme un ministère.
Ce sont alors de longues et fréquentes séances de parloir,
honnêtes sans aucun doute, mais où son cœur risque de
s’affadir en oubliant l’unique Ami. Plusieurs avertissements
lui sont donnés qui demeurent sans effet. Il faudra la mort de
son père et sa confession au Père Vicente Barron pour que
les choses changent. Encore connaîtra-t-elle, même après
sa conversion définitive, des amitiés qui, tout honnêtes
qu’elle soient, n’en tiennent pas moins encore trop de place.
THÉRÈSE
JUGERA
Thérèse entre à
l’Incarnation
Photo D.R.
plus tard très sévèrement son attitude
d’alors. Y a-t-il lieu de partager sa sévérité? Aux yeux du
moraliste il n’y a sans doute rien dans tout cela qui mérite
d’être taxé de péché grave. Si toutefois elle se juge
sévèrement, c’est qu’elle perçoit dans une vive lumière
l’existence en elle d’une dynamique du mal, dont la
croissance,
non
freinée ou, pire encore, cultivée, l’eût conduite à sa perte. La
vision de l’enfer lui permettra d’apprécier à sa juste grandeur
le danger qu’elle a couru et dont elle a été sauvée.
PLUS
SUBTILE
et, de ce fait, plus insidieuse, sera la
tentation sous l’apparence du bien, dont elle parle en divers
passages et notamment au chapitre
VIII
de la Vida. Au
couvent de l’Incarnation, l’oraison n’était pas de règle.
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Entendons l’oraison au sens d’une prière silencieuse, durant
un temps déterminé et selon des règles précises, bref
comme un exercice spirituel spécifique. Toutefois certaines
sœurs s’y adonnaient. Thérèse pratiquait l’oraison depuis sa
jeunesse religieuse. Lors de sa maladie, la lecture du
Troisième Abécédaire de Francisco de Osuna lui avait fourni
une méthode qui lui convenait. Elle faisait donc oraison, mais
succombait toujours à la tentation du parloir. Et elle se
sentait tiraillée, écartelée entre le désir d’un plus qu’elle
éprouvait très fort à l’oraison et le poids de ce qu’elle
appellera ses «misérables habitudes». Profitant de ce
malaise, le tentateur se fera insinuant: «Allons! un peu
d’humilité. L’oraison est le lot de ceux et celles qui sont
appelés à de grandes choses. Quant à toi, contente-toi
d’observer les pratiques de règle et ne t’engage pas dans
le surérogatoire.» Et c’est ainsi que, sous couvert d’humilité,
elle en vint pendant un an ou dix-huit mois à cesser de faire
oraison; tout en continuant, au parloir, d’en prôner les
avantages! À la mort de son père, la confession qu’elle fit
au Père Vicente Barron, directeur spirituel du défunt, la remit
sur le chemin de l’oraison que, désormais, elle
n’abandonnera plus.
N OUS
N’AVONS PAS DE PEINE
à nous retrouver dans les
tentations de Thérèse. Nous pouvons aussi nous
reconnaître dans les tâtonnements qu’elle a éprouvés, les
fausses routes sur lesquelles elle s’est engagée, faute de
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conseiller spirituel à la hauteur. Elle a connu des gens
trop peu exigeants. Ils lui disaient que telle infidélité était
broutille, qu’elle n’avait pas à s’en préoccuper; alors qu’elle
sentait bien, elle, qu’il s’agissait d’une pente savonneuse.
Plus tard, elle connaîtra l’inverse: un directeur trop zélé
voudra obtenir d’elle tout et tout de suite en matière de
perfection, ce qui aura pour effet de la décourager. Quand
elle recommandera les directeurs spirituels savants et
expérimentés, elle parlera… d’expérience!
D’ AUTRE
PART,
toutes les manières de prier, toutes les
pratiques de dévotion ne conviennent pas à toutes les âmes.
Au début de sa vie religieuse, Thérèse a été soumise à des
méthodes d’oraison très contraignantes, qui lui faisaient l’effet
d’un carcan. Francisco de Osuna, on l’a vu, l’en libéra. Plus
tard, elle sera tentée par les tenants du no pensar nada, ces
maîtres qui préconisaient l’élimination de toute représentation
particulière, de toute image intérieure, pour arriver à mimer en
quelque sorte cette suspension de l’activité mentale que Dieu
peut donner dans certaines formes d’oraison surnaturelle. Ces
tenants du vide mental l’auront égarée au point de lui suggérer
le rejet de tout regard sur l’Humanité du Seigneur, en
s’appuyant sur la parole de Jésus: «Il vous est bon que je m’en
aille.» «Je ne puis souffrir cela», dira Thérèse à deux reprises.
Et la vivacité de sa réaction témoigne de la conscience du
danger auquel elle a été exposée.
AINSI DONC,
JUSQUE VERS L’ÂGE DE QUARANTE ANS,
Thérèse a
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connu les combats et les problèmes qui sont ceux du chrétien
ordinaire. Une progression en dents de scie, pourrait-on dire.
Notons cependant qu’arrivée au seuil de sa conversion définitive,
elle est une religieuse exemplaire, déjà affermie dans la vertu.
Plaise au ciel qu’il n’y eût jamais dans les couvents que des
Teresa de Ahumada arrivées à ce stade. Néammoins, nous nous
retrouvons tout à fait dans ce miroir que nous offre sa vie en cette
première étape. Il nous renvoie notre propre image. Mais ce
même miroir ne va pas tarder à devenir un miroir grossissant.
Ecce Homo qui convertit
définitivement Thérèse
Incarnation, Avila
NOUS
SOMMES EN
1554
OU
1555. Voici bientôt vingt ans
que Thérèse est moniale à l’Incarnation. Son âme, nous ditelle, est déjà lasse de sa médiocrité. Mais ses mauvaises
habitudes ne la laissent pas en repos. Elle va recevoir la
grâce d’une conversion définitive devant un Ecce Homo tout
sanglant comme les aiment les Espagnols. Elle mesure d’un
coup combien elle a été aimée, par Celui qui a versé son
sang pour elle. Et elle ressent intérieurement que son désir
de contenter le Maître en tout se trouve cette fois exaucé.
LE
CONTENTER EN TOUT.
C’est-à-dire ne plus rien lui
refuser de propos délibéré, à froid en quelque sorte. Fût-ce
dans le domaine d’une simple imperfection. Sans doute
Thérèse continuera-t-elle à se confesser et elle aura des
choses à dire. Mais il s’agira de fragilités, de mouvements
qui lui échappent, témoignant de sa condition pécheresse,
mais désavoués sitôt que posés. Ce que Thérèse de Lisieux
dit avoir vécu depuis l’âge de quatre ans («Je n’ai jamais rien
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refusé au Bon Dieu»), Thérèse d’Avila aura mis quarante
ans à y atteindre!
ENCORE
CELA NE S ’EST- IL PAS FAIT EN UN INSTANT
par un coup de baguette magique. Le chapitre
IX
et comme
de la Vida,
où elle rapporte l’événement, relate aussi la lecture qu’elle
fit, à l’époque, des Confessions de saint Augustin et y voit
un facteur déterminant. La jeunesse désordonnée du grand
docteur est un miroir de sa propre vie, et dans l’amour
miséricordieux qui le convertit Thérèse reconnaît la
miséricorde divine à son propre égard.
À
PARTIR DE LÀ CEPENDANT,
les choses vont se précipiter.
«Ce que j’ai raconté jusqu’à présent, dit-elle, c’est, me
semble-t-il, ma vie. Ce que je vais dire maintenant, c’est la vie
de Dieu en moi 5.» Le Seigneur va prendre en quelque sorte
les rênes de son existence. Il va lui accorder de nombreuses
faveurs dites surnaturelles. Entendons par là que ces grâces
sont hors de portée de l’effort humain, même avec le
concours ordinaire de la grâce. Dieu les donne quand il veut,
comme il veut. Elles ne sont pas essentielles à la sainteté.
GARDONS - NOUS
POUR AUTANT
de les mépriser. Ou de
penser qu’elles n’ont aucun intérêt pour nous. Ce sont des
grâces
5. Vida 23, 1.
57
prophétiques, ce qu’on appelle des charismes destinés à
l’utilité du peuple fidèle. Et elles jouent par rapport à la vie
chrétienne ordinaire le rôle de miroir grossissant. Qu’est-ce
à dire? Simplement ceci que Dieu fait éprouver de manière
quasi-expérimentale et avec une intensité extraordinaire les
réalités de la foi que le commun des fidèles vit à l’obscur ou
sur un mode psychologiquement mineur. Autrement dit, le
bénéficiaire de ces grâces devient le témoin brûlé et brûlant
qui nous dit: «Ces réalités ne sont pas un leurre. Je les ai
touchées du doigt.» Dans la même ligne, André Frossard
pouvait écrire après sa conversion: «Dieu existe, je l’ai
rencontré.»
THÉRÈSE
SAIT DEPUIS LONGTEMPS
que Dieu existe et son
désir le plus ardent est de vivre en état d’union constante
avec lui. Or voici que maintenant elle s’éprouve dans
l’oraison comme saisie, captée. Jeune religieuse, elle avait
déjà connu parfois des formes d’oraison surnaturelle.
Maintenant ces grâces deviennent pour elle, si l’on peut dire,
monnaie courante. Elle constate que le recueillement n’est
pas le produit de son effort, mais lui est donné. Sa volonté est
fixée en Dieu sans rien désirer d’autre que cette présence.
Parfois aussi son intelligence s’arrête de discourir et parfois
même son imagination de trotter. Tout ceci cependant
n’empêche pas qu’elle garde conscience d’elle-même, du
temps,
de
l’environnement. Ce sont là les formes diverses de ce que les
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spécialistes
appellent
oraison
de
quiétude
ou
de
recueillement surnaturel. Elle en perçoit encore mal les
modalités dans le récit de sa Vie. Elle y verra plus clair au
moment de la rédaction du Château.
MAIS IL ARRIVE en outre qu’elle s’éprouve comme saisie par
le tréfonds de son être au point que l’activité psychique soit
totalement suspendue. Et, dès lors, elle perd conscience de
son moi et de tout ce qui l’environne. Ceci relève de l’oraison
dite d’union, laquelle suspendant l’activité psychique, est, par
nature, extatique. Passe encore si ces choses se passent
lentement, progressivement. Elle pourra mettre ses états sur
le compte d’une quelconque défaillance physique – ce qui, du
reste, ne trompe personne. Mais il arrive que cette saisie se
produise à l’improviste, n’importe où, pour sa plus grande
confusion. Le ravissement – c’est ainsi qu’il faut l’appeler – lui
fait l’impression d’être emportée dans les bras d’un géant,
tirée hors d’elle-même, sans savoir ce qui va se passer, si
même elle ne va pas mourir.
BIEN
ENTENDU,
autour d’elle on jase. Elle ne tarde pas à
défrayer la chronique du petit monde d’Avila. Ses confesseurs,
perplexes, sont dépassés par les événements ou, par
prudence, la mènent durement. Mais voici que les choses se
corsent. Dans ces moments d’oraison, ou dans la vie courante,
6. Vida 19, 9.
7. Jean 21, 22.
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elle entend des paroles. Intérieurement, notons-le bien. La
première fois que cela lui arrive – elle en parle au chapitre
XIX
de la Vida – elle se demande pourquoi le Seigneur lui accorde
toutes ces faveurs, alors que d’autres le mériteraient bien plus.
La voix intérieure lui dit: «Ne t’occupe pas de cela, sers-moi! 6 »
Ce qui est, à peine démarquée, la réponse de Jésus à Pierre à
propos de Jean 7. Ces paroles arrivent au moment où elle s’y
attend le moins, elles ne sont donc pas, selon toute
vraisemblance, une réponse qu’elle se ferait à elle-même. Du
reste, la plupart du temps, elles sont des paroles de l’Écriture
et,
on
le
verra,
singulièrement de saint Paul. Enfin, elles opèrent d’emblée ce
qu’elles signifient. Quand Thérèse entend: «Ne crains pas…»,
fût-elle dans une période d’angoisse ou d’extrême tourment, la
voici de nouveau apaisée, confiante, capable de tout affronter.
Ces divers critères lui permettent de reconnaître qu’elle n’est
pas le jouet de son imagination, mais que ces faveurs lui sont
données. Toutefois, données par qui? Pour elle, pas de doute,
c’est le Seigneur qui agit. Mais son entourage pense encore
aux Maddalena de la Cruz, ou autres nonnes illuminées, ou
simulatrices, et n’écarte pas l’hypothèse d’une illusion
démoniaque. D’autant qu’à cette époque, l’Inquisition ne
badine pas! Elle va, durant cette période, souffrir mille morts de
ces incertitudes et des doutes de son entourage, malgré les
assurances que lui donneront la rencontre avec saint François
de Borgia et un peu plus tard les relations avec saint Pierre
d’Alcantara.
60
LES
DOUTES VONT ÊTRE TRANCHÉS
lorsque, en 1560,
l’Humanité sainte de Jésus se manifeste à elle. C’est d’abord
la perception d’une présence, «à son côté droit», sans rien
voir ni des yeux du corps, ni de ceux de l’âme. Mais très vite,
le Seigneur va se montrer par ce qu’elle appellera les visions
en images: ses mains, sa silhouette, son visage, comme s’il
voulait l’apprivoiser, l’accoutumer à cette présence si
gratifiante, mais aussi terrifiante dans sa majesté. Pendant
une douzaine d’années, Jésus va se faire ainsi son
compagnon de route. Il va lui prodiguer fréquemment ces
visions tout intérieures – il ne faut pas les confondre avec des
apparitions – par lesquelles il lui fera percevoir les mystères
de sa vie et de sa passion. Ce sont des images très furtives,
mais d’un éclat incomparable, qui s’impriment fortement en
elle et éveillent en son âme ferveur, action de grâce,
confusion pour ses péchés, et surtout courage. Elle pénètre
ainsi, à une profondeur insoupçonnable jusque là pour elle, le
sens des mystères de la vie du Seigneur et, finalement, de
tout ce qu’enseigne l’Église de son temps: «de la Trinité à la
puissance de l’eau bénite», comme le dira plaisamment l’un
de ses meilleurs commentateurs.
SANS DOUTE, POUR LA GRATIFIER DE CES VISIONS, le Seigneur
se sert-il de l’arsenal d’images, de représentations, de
conceptions qu’elle porte en elle. Ainsi, par exemple, fera-telle peindre un Christ à la colonne conforme à ce qu’elle a
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perçu intérieurement. Ce Christ ressemble comme un frère à
tous les Christ espagnols qu’elle pouvait avoir sous les yeux.
Ces visions sont suscités à partir du terreau de la culture et
du tempérament qui sont les siens. Rien d’étonnant à cela.
IL
EN VA DE MÊME
de ce qu’elle appelle les visions
intellectuelles. Il ne s’agit plus ici de représentations internes
d’ordre visuel, mais plutôt de compréhension, de pénétration
par
l’intelligence. Lorsqu’on est aux prises avec une question
difficile, il arrive qu’on en aperçoive la solution par une
illumination interne qui fait qu’on s’exclame:«Vu!» Cette
expérience courante nous permet de nous faire une idée de ce
que Thérèse vit lorsque, par exemple, elle relate qu’il lui fut
donné de voir intellectuellement comment toutes les choses
ont leur consistance en Dieu; comment les Trois Personnes
divines sont trois personnes distinctes communiant en une
seule Nature; comment le tréfonds de l’âme, le mas hondon est
le lieu où la Trinité sainte fait sa demeure. Visions qu’elle relate
dans la Vida ou dans les notes prises sur le chaud, jour après
jour, et qui constitueront les Mercedes.
EN QUOI POUVONS -NOUS nous sentir concernés? Ces grâces
d’oraison et ces visions ne sont pas phénomènes courants. Ils
ne sont pas non plus la sainteté. Nous aurions donc tort
d’envier ceux et celles qui en sont les bénéficiaires. D’autant
plus que ces personnes connaissent généralement épreuves
62
et défis à proportion même des faveurs dont elles sont
gratifiées. On connaît l’anecdote, probablement inauthentique,
de Jésus s’adressant à Thérèse: «Thérèse, c’est ainsi que je
traite mes amis. – Oui, Seigneur, et c’est pourquoi vous en
avez si peu!» Le mot traduit bien la réalité. Toutefois, si ces
grâces ne sont pas la sainteté, elles ont souvent chez le sujet
un
effet
de
stimulation. «Boisson enivrante pour mission impossible»
a-t-on pu dire. Mais surtout, leur but essentiel est d’instruire et
d’édifier le peuple de Dieu. Grâces charismatiques, disent les
théologiens, prophétiques disent d’autres, en ce sens que le
prophète du Nouveau Testament, maintenant que la
Révélation est close, a pour mission de mettre en relief pour
telle époque, ou telle portion du peuple fidèle, un aspect
particulier de ce que Dieu nous a dit en son Fils.
REGARDONS-Y D’UN PEU PLUS PRÈS. Thérèse se sent captée,
saisie dans l’oraison. Il ne nous est peut-être pas arrivé de
sentir cette saisie. Mais la foi nous enseigne et nous fait croire
que, dans l’oraison, lorsque nous mettons en œuvre les vertus
théologales de foi, d’espérance et de charité, un lien de
connaissance et d’amour s’établit entre les Personnes divines
et nous-mêmes. Ce lien, Thérèse l’éprouve comme une
étreinte. Nous ne le ressentons pas, mais la réalité que nous
tenons dans la foi est bien là. Thérèse en témoigne auprès de
nous comme d’une réalité vécue et ressentie. Ceux qui lisent
son texte et sont eux-mêmes assoiffés de Dieu s’y retrouvent
à coup sûr.
63
DE MÊME, nous savons par la foi que l’Écriture est parole de
Dieu pour nous. Quand nous l’écoutons en Église ou tout au
moins en communion avec l’Église dans la lectio divina nous
savons que les paroles inspirées nous sont adressées. Cette
lecture ou cette écoute se font souvent sans doute dans un
climat marqué d’une certaine aridité. La foi nue et elle seule
nous fait reconnaître le Dieu désireux de communiquer avec
nous. Les paroles intérieures perçues par Thérèse et le
retentissement qu’elles provoquent en elle viennent témoigner
que l’Écriture est plus précisément pour nous «Dieu qui nous
parle». Notre foi s’en trouve confortée.
EN
OUTRE,
auquel d’entre nous n’est-il pas arrivé que tel
verset, lu des dizaines de fois et connu par cœur, se révèle
un jour à nous comme chargé d’une signification très riche,
très personnelle, comme faite sur mesure pour nous, éclairant
notre vie ou tel aspect de la situation dans laquelle
présentement, nous nous trouvons? Et ce qui se dit d’un
verset de l’Écriture peut s’appliquer tout autant à tel détail
d’une scène évangélique que l’on voit avec des yeux
nouveaux. Nous ne prétendons pas qu’il y ait là l’équivalent
des paroles intérieures de Thérèse ou de ce qu’elle appelle
vision en images. Mais nous pensons qu’il s’agit de grâces
que Dieu nous donne dans la même ligne et pour lesquelles
8. Vida 29, 13.
64
les paroles et les visions de Thérèse jouent le rôle de
révélateur ou, si l’on préfère, de miroir grossissant.
GARDONS- NOUS
DONC DE DEMEURER INDIFFÉRENTS
à ces
grâces données à Thérèse, sous prétexte qu’elles ne sont
pas – ce qui est vrai – la sainteté. Mais nous aurions
également tort de jeter sur elles un regard d’envie. Car ces
grâces sont significatives d’une mission que Dieu accorde à
ceux et à celles qu’il choisit pour cela.
AVANT
DE POURSUIVRE NOTRE PARCOURS
avec Thérèse,
arrêtons-nous à deux d’entre elles qui sont chargées de
signification particulière: la transverbération et la vision de
l’enfer.
C’EST
AU CHAPITRE XXIX
du récit de sa Vie
8
que Thérèse
nous parle de la première. Elle nous dit du reste que cette
grâce lui fut accordée plusieurs fois. Nous sommes
vraisemblablement en 1562. Les faveurs dont la sainte est
comblée, oraisons surnaturelles puis visions, ont, comme il est
aisé de le comprendre, un profond retentissement affectif en elle.
Si elle est ravie , c’est à tous les sens du terme, et les visions
intérieures de Jésus et de sa tendresse éveillent en elle de
véritables transports d’amour. Un amour qui est à la fois
jouissance intense et douleur non moins intense, avec
9. Faveurs de Dieu. Salamanque 1571. M.A. p. 543.
10. Vida 29, 13.
65
prédominance tantôt d’un aspect, tantôt de l’autre. La vision
du chérubin plongeant en son cœur un dard enflammé constitue
l’expérience paroxystique de cet amour à la fois délectable et
torturant. Délectable, parce qu’il naît de la présence et de
l’amour du Bien-Aimé. Douloureux aussi, car son amour à elle
aspire à une union totale et surtout plus durable, qui s’avère
impossible tant que l’on se trouve ici-bas. Thérèse décrira cette
souffrance quand elle relatera l’extase de douleur qu’elle a
éprouvée à Salamanque, le soir de Pâques 1571, en écoutant
la novice Isabel de Jésus chanter: «Que mes yeux Te voient,
ô bon Jésus! 9 » De même, pour ce qui est de la joie, elle
retrouvera tout son sens de l’humour pour supplier le Seigneur
«d’en donner un avant-goût à ceux qui supposeraient que je
mens!
10
»
L’AMOUR
ÉPROUVÉ AVEC UNE TELLE INTENSITÉ
envahit tout
l’être et retentit jusque dans la chair elle-même. Au point
qu’on s’est demandé si cette blessure d’amour n’avait pas
laissé de traces physiologiques. Des études savantes ont été
entreprises sur le cœur de Thérèse pour savoir si elle n’avait
pas fait, à cette occasion, un infarctus du myocarde. Quoi
qu’il en soit, retenons la blessure d’amour comme le point
culminant, au moins pour le retentissement éprouvé, des
grâces reçues par elle.
11. Vive Flamme Strophe 2, nos 6, 7.
12. Vida 32, 1-4.
66
IL
EST À REMARQUER QUE
THÉRÈSE
DE
L ISIEUX, si peu
coutumière qu’elle ait été de manifestations extraordinaires,
a connu, elle aussi, dans le chœur du carmel en juin 1895,
quelques jours après son acte d’offrande à l’Amour
Miséricordieux, une blessure d’amour qui présente des
analogies avec la transverbération de la Madre. Jean de la
Croix, dans la Vive Flamme a fait, lui aussi, la description de
cette grâce 11. Parlait-il d’expérience personnelle? Nous ne le
savons pas. En tous cas, il y apporte un éclairage utile en
enseignant qu’il s’agit là d’une faveur exceptionnelle, que
Dieu accorde en particulier à ceux qui ont dans l’Église un
rôle de fondateur ou de docteur. «Boisson enivrante, disionsnous,
pour
mission impossible.»
C’EST
À PEU PRÈS
à la même époque, 1562, que se situe
la célèbre vision de l’enfer, longuement décrite au chapitre
XXXII
de la Vida 12. Vision d’épouvante? Oui et non. Suivons
plutôt le texte.
«LONGTEMPS
APRÈS QUE LE
SEIGNEUR m’eût déjà accordé
nombre des faveurs dont j’ai parlé…» Voici huit ans que
Thérèse a connu sa conversion définitive devant le Christ aux
plaies; six ans qu’elle entend des paroles intérieures; deux
ans que Jésus s’est manifesté à elle. Thérèse se sent donc,
malgré son indignité, en amitié avec le Seigneur. La vision de
l’enfer n’a donc rien d’un: «Gare à toi! Voilà ce qui t’attend si
tu ne changes pas.»
67
«J E
COMPRIS QUE LE
SEIGNEUR voulait me montrer la place
que les démons m’avaient préparée en enfer.» On notera que
ce sont les démons qui cherchent à attirer en enfer. Le
Seigneur, lui, n’est pas celui qui damne, mais celui qui sauve.
SUIT UNE
DESCRIPTION
très colorée de cette place qui l’attendait.
Cette mise en scène, elle l’a vue en conformité avec l’imagerie
courante dans la prédication de son temps, mais aussi en rapport
avec son tempérament personnel. Pour elle, qui était d’une
exigence minutieuse en matière de propreté, tout est ici sale,
malodorant, repoussant. Et pour cette femme indépendante par
nature et toute éprise de liberté, l’enfer consiste à être «enfermée
dans une sorte de four ou de placard, très à l’étroit».
MAIS
CECI N’EST QUE L’EXTÉRIEUR.
Plus théologique est la
vision des peines intérieures auxquelles elle est soumise. «C’est
peu de dire qu’on vous arrache l’âme… alors qu’ici l’âme se
déchire elle-même.» L’essentiel de la peine du dam consiste
en effet en ce que le maudit se voit et se sent fait pour Dieu alors
qu’il ne veut pas de ce Dieu qu’il hait. Écartèlement indicible.
THÉRÈSE
RAPPORTE ENSUITE
qu’elle a vu le châtiment d’un
certain nombre de vices. Mais comme elle voyait sans
éprouver, c’était moins terrible. L’essentiel de cette
expérience, en effet, a consisté pour elle à vivre sa place en
enfer.
68
EST- CE
À DIRE
qu’il y aurait quelque part, pour elle comme
pour chacun de nous, un placard avec une étiquette à notre
nom, qui nous attendrait pour le cas où nous refuserions le don
de Dieu? Le sens théologique de cette grâce est, nous semblet-il, plus profond. Nous dirions volontiers que Thérèse a vécu ce
qu’eût été l’aboutissement de cette dynamique du mal qu’elle
portait en elle, comme chacun d’entre nous, si par grâce elle
n’en avait été délivrée. Ceci nous paraît d’une grande
importance. Nous avons chacun notre manière très personnelle
de dire non comme de dire oui. Notre propension au refus de
Dieu se trouve inscrite en nous au point de faire corps avec
nous. Elle dépend quelquefois de notre physiologie. Si l’on est
hypotendu, par exemple, on ne pourra pas fournir une grosse
somme de travail. Ceci n’est pas coupable. Mais sur cette
donnée physiologique peuvent venir se greffer des habitudes de
paresse par exemple. Ou bien une frustration dans la petite
enfance peut être génératrice d’angoisse, de peur que tout nous
manque et induire des comportements, plus ou moins
coupables, eux, d’un égoïsme féroce, etc. Les mal-aimés dans
leur
petite
enfance auront peut-être du mal à se libérer d’attitudes
hargneuses, revanchardes; à moins qu’ils n’aient perdu toute
confiance en eux-mêmes et sombrent dans la pusillanimité…
etc. Nous portons tous ainsi un mélange inextricable de misères
et de blessures et des connivences plus ou moins coupables
avec elles. Or cette dynamique, si on la laisse se développer ou,
69
pire encore, si on la cultive, peut nous conduire au refus endurci
de ce qu’est le Dieu-Amour. Ce qui est proprement l’enfer.
MAIS POURSUIVONS notre lecture. Ce sont les fruits de cette
vision qui nous en donneront le sens. Thérèse en note deux
dans le texte cité. Et tout d’abord la conviction que les peines
de ce monde ne sont rien; «que la plupart du temps nous
nous plaignons pour des riens.» La voilà donc affermie dans
son courage. En second lieu, elle ressent une immense
Couvent de l’Incarnation
Photo D.R.
reconnaissance pour ce Dieu qui, «me semble-t-il à présent,
m’a délivrée de si terribles et si perpétuels tourments».
RIEN DONC D’UNE PEUR paralysante ou d’une mise en garde
angoissante. Mais la joie et la reconnaissance d’être délivrée
d’un si grand péril; la découverte aussi du caractère précieux
d’un salut qui nous arrache à un tel mal; la mesure exacte
70
jusqu’alors insoupçonnée, de l’étendue du salut.
CE
TEXTE SEMBLE DONC
particulièrement éclairant malgré
l’aspect terrifiant qu’il présente au premier abord. Car
l’expérience tend à prouver que quiconque se met
sérieusement en quête de Dieu, se trouve un jour ou l’autre
confronté à son propre enfer. N’est-ce pas ce qu’enseigne
saint Jean de la Croix dans la nuit passive de l’esprit? L’amour
de Dieu infusé dans l’âme met dans une lumière crue,
insupportable, toute la misère et le péché de l’homme, tout ce
qui en lui est opposition à Dieu, refus de son amour. Cette
grâce, pour exceptionnelle qu’elle ait été chez Thérèse,
demeure dans la ligne de sa vocation de prophète et de
docteur, chargée d’éclairer par son témoignage, la vie ordinaire
du chrétien.
MAIS LA VISION DE L’ENFER va produire chez notre sainte un
fruit qui n’est pas mentionné dans le passage cité. Le désir
d’arracher les âmes à cette perte qui les menace, et dont elle
perçoit maintenant toute l’horreur, l’amène à se demander ce
qu’elle pourrait faire dans ce but. Le grand couvent de
l’Incarnation dans lequel elle vit est un bon couvent sans doute.
Il souffre pourtant de deux carences que Thérèse perçoit
nettement. La clôture tout d’abord n’y est pas stricte. Ceci,
parce que le monastère est trop pauvre. Les sœurs y
manquent parfois du nécessaire et les responsables sont trop
heureuses de voir l’une ou l’autre s’en aller momentanément,
appelée hors couvent par sa famille ou ses amis: à des fins
71
d’édification sans doute mais auxquelles il n’est pas défendu
d’ajouter des raisons d’ordre… économique. Et puis le grand
nombre de moniales nuit à une vie vraiment fraternelle.
Lorsqu’elle se demande, donc, ce qu’elle pourrait faire pour
sauver les âmes, Thérèse ne voit spontanément d’autre
moyen que de revenir, elle et quelques compagnes, à
l’observance stricte de la Règle primitive du Mont-Carmel: en
rétablissant une étroite clôture, l’abstinence complète et les
austérités du début dans une petite communauté.
CETTE RÈGLE
AVAIT ÉTÉ DONNÉE
en 1209 ou aux environs
par saint Albert, patriarche latin de Jérusalem – résidant à
Saint-Jean d’Acre depuis la défaite de Tibériade en 1187 –
Thérèse fondatrice
aux ermites réunis sur le mont Carmel dans le culte de la
Vierge Marie et selon l’idéal exprimé par la figure du prophète
Élie. Modifiée par le pape Innocent IV qui, lors de leur
passage en Occident, avait imposé à ces religieux le statut de
Mendiants, les assimilant aux Franciscains et aux
Dominicains, elle avait été mitigée au siècle suivant sur
l’abstinence et la clôture, en raison du malheur des temps:
guerre de Cent Ans, peste noire. Cette règle était destinée à
des hommes. Mais sous le généralat du bienheureux Jean
Soreth et avec le concours, entre autres, de la bienheureuse
Françoise d’Amboise, duchesse de Bretagne avant de
devenir
Carmélite,
couvents de femmes avaient fait leur apparition à la fin du
les
XV e
siècle. L’Incarnation, où vivait Thérèse, avait été fondée le
72
jour même de son baptème, le 4 avril 1515. On y observait
cette règle mitigée. Le dessein de Thérèse était de revenir à
l’observance primitive.
ET
C ’ EST AINSI
que les grâces mystiques les plus
spectaculaires vont aboutir à faire de notre contemplative
une femme d’action. En novembre 1562, au plus fort de
son compagnonnage avec Jésus, elle fonde le premier
couvent de la réforme, Saint-Joseph d’Avila. Elle y reste
cinq ans: «les cinq années les plus tranquilles de ma vie»,
écrira-t-elle. Puis, après la visite du Père Général JeanBaptiste Rossi et sur son invitation, elle entreprend l’œuvre
des fondations: Medina del Campo, Malagon, Valladolid,
Tolède, Pastrana, Salamanque, Alba de Tormès vont se
Carte des fondations
73
succéder de 1567 à 1571. Sans compter les couvents
d’hommes dont elle sera l’instigatrice. Elle parcourt les
routes, négocie, connaît mille aventures et devient, selon
son expression, une femme d’affaires. Ceci ne va pas sans
problèmes pour une personne qui continue de recevoir à
profusion des grâces d’oraison accompagnées de visions,
en images ou intellectuelles. Car ces grâces ont non
seulement pour effet de l’instruire, mais en outre ont sur elle
un impact affectif très fort. Gratifiantes ou douloureuses,
elles avivent en elle le désir de l’au-delà jusqu’à un degré
de tension parfois insoutenable. Pendant plusieurs années
notre sainte va se trouver écartelée d’une part entre le désir
de rejoindre le Bien-Aimé par delà la mort et, d’autre part,
la nécessité de gérer les affaires auxquelles elle est
confrontée pour le service de ce même Bien-Aimé. Les
choses iront pourtant en s’unifiant, comme on le verra
ultérieurement, Thérèse comprenant que le fin mot de l’union
consiste à travailler de concert avec le Seigneur, instant
après instant. Mais ceci sera le fruit de la grâce suprême
du mariage spirituel. Cette grâce, elle la recevra pendant
son priorat à l’Incarnation, de 1571 à 1574. Elle y est
nommée d’autorité par le Provincial, au mépris du droit des
sœurs d’élire leur prieure et, en conséquence, très mal
accueillie. Très vite cependant, elle arrivera à se
concilier les bonnes grâces de tout le monde. Avec l’aide
13. Fondations 5, 2.
74
de Jean de la Croix, qu’elle a fait venir comme confesseur,
e
l
l
e
parvient à mettre dans la maison de meilleures conditions
d’existence, une atmosphère de paix et une observance
plus stricte. Puis, son priorat terminé, l’aventure des
fondations va reprendre. Jésus et Thérèse travaillent cette
fois de concert, sans tension intérieure pour celle-ci, mais
dans la plénitude de ses moyens, de son génie doit-on
dire, totalement mis à la disposition de son Époux divin.
Ségovie, Beas de Segura, Caravaca, Séville sont les jalons
de ce parcours, avant la grande tourmente qui secouera son
œuvre, de 1576 à 1580. Puis, la paix revenue, ce seront
les fondations de Palencia, Villanueva de la Xara, Soria,
Burgos. Tout ceci sera conté, avec une verve étonnante
dans le récit des Fondations.
THÉRÈSE
AURA FAIT,
comme elle le dit, «le petit peu qui
dépend d’elle». Et là encore nous pouvons nous retrouver
dans son itinéraire. Sans doute, ce petit peu est celui d’une
femme exceptionnellement douée. Alors, miroir grossissant
encore? À coup sûr. Mais ce récit des Fondations que nous
citions à l’instant nous livre un enseignement précieux. Au
chapitre V, notre auteur répète une fois encore un principe
qu’elle a souvent proclamé: «Il ne s’agit pas de beaucoup
Mort de Thérèse
Peinture madrilène ( XVIIe)
Photo D.R.
penser, mais de beaucoup aimer 13 ». Beaucoup aimer,
qu’est-ce à dire sinon faire ce que le Seigneur commande,
dût-on pour cela renoncer au bien qui paraît le plus précieux,
75
Coiffe de Thérèse
Docteur de l’Église
Salamanque