Photo pleine page

Transcription

Photo pleine page
« Les Aventuriers du Bout du Monde, Cinéma Normandie,
10 h, tu y vas de ma part »
Première projection de presse de ma vie ! Doug Headline
précise : « L’attachée de presse est Agnès Goldman ». Attachée
de presse ? Qu’est-ce que c’est ?
Le matin dit, je me pointe avec une demi-heure d’avance
devant le Normandie. Il n’y a pas grand monde sur les ChampsÉlysées, personne devant le cinéma. Au bout d’un moment
apparaît une belle jeune femme, longs cheveux blonds dans le
dos ; elle regarde alentour, me voit poireauter et s’approche, l’air
soucieux.
-
Vous venez pour la projection ?
- Oui (tremblotante), je viens de la part de Doug Headline
pour Starfix
-
Attendez là !
J’attends. Les minutes passent, quelques personnes arrivent,
elles discutent entre elles, décontractées. Agnès commence à faire
entrer. Je la suis.
-
Vous êtes ?
-
Starfix
-
Votre nom ?
La colle ! Je n’ai pas réfléchi au problème ; le pseudonyme !
Les mâchoires bloquées, je murmure :
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La Fille de Starfix
-
Lili (c’est comme ça que m’appelle Doug)
Lili comment (sévère) ?
-
Euh… Hurt, Lili Hurt
- Vous n’êtes pas inscrite, personne ne m’a prévenue, bon,
entrez.
Ce nom d’emprunt n’est jamais apparu dans aucun magazine.
À cette époque, j’étais raide dingue de John Hurt, j’avais versé
toutes les larmes de l’univers en voyant Elephant Man ; c’était le
début de la vidéo, et je me passais en boucle « Le Cri du Sorcier»
de Jerzy Skolimowski, en accélérant pour regarder uniquement
les scènes avec John Hurt, notamment une où il sort du bain.
Me voilà dans la grande salle du cinéma Normandie, entourée
de gens qui se connaissent, je me demande comment je pourrais
bien faire partie de ce cénacle.
J’ai un carnet et un stylo à la main. Durant des années, je vais
prendre des notes pendant toutes les projections, parfois jusqu’à
remplir des pages entières de descriptions des séquences, des
dialogues, de mes réactions de spectatrice.
Les Aventuriers du Bout du Monde (High Road to China),
avec Tom Selleck échappé de la série télé Magnum, Bess
Amstrong, transfuge de Lace (La télésuite Nuits Secrètes), n’était
pas un très bon film, mais cela n’avait pas grande importance,
Doug me dit plus tard : « Écris quatre feuillets ». Feuillet ?
C’est quoi ? Je prends l’air détaché : « Tu peux me dire
exactement ce que ça représente ? » « 1500 signes, 25 lignes de 60
signes ». C’est noté, enregistré mon adjudant, je n’oublierai plus
ces instructions.
Je ne sais pas comment signer. Doug me prévient
mystérieusement: “Je t’ai trouvé un pseudo, non, non je ne te le
dis pas ! » J’avais une sacrée confiance en lui, il aurait aussi bien
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Starfix enfin
Les films s’enchaînent. Je vais tout voir. Je ne dors
pratiquement plus. Longtemps plus tard, je comprendrai qu’il
n’est pas nécessaire d’absorber trois films par jour, surtout s’ils
ne correspondent pas au journal dans lequel on écrit. Le plus
logique, c’est de s’informer auprès de son rédacteur en chef : si
je vais voir ce film, pourrai-je en parler dans Starfix ? Et si j’ai
envie de voir ce film, sans écrire à son sujet, puis-je quand même
y aller ? Dans ce cas de figure, autant en parler à l’attaché de
presse, lui dire clairement : je ne suis pas sûre de faire un papier,
il faut que je le voie pour en juger. Dans le monceau de films qui
sortaient, une trentaine par semaine, j’en absorbais bien au moins
deux par jour, à partir du moment où j’ai pu me consacrer à ce
boulot à plein temps.
J’emmagasine les entretiens sans réfléchir : Jim Jarmush pour
Permanent Vacation, Ludmila Tcherina pour Les Contes
d’Hoffman… Christophe était preneur. Ce que je proposais
collait avec Starfix.
Jarmush était un peu « underground » dans l’air du temps, la
sublime Tcherina m’a confié des dizaines de photos personnelles.
Certaines de ces photos sont parues dans Starfix, les autres j’ai
dû les rendre à cette merveilleuse danseuse-actrice-peintresculpteur-écrivain.
« Je ne dors que trois heures par nuit, m’a confié Ludmila, j’ai le
temps de créer. » Elle m’avait prié de ne pas décrire l’endroit où elle
vivait, pour ne pas risquer attaque ou cambriolage. À présent, elle
danse pour les anges, alors je peux rompre ce silence : son
appartement immense avançait sur les quais de l’Alma comme un
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La Fille de Starfix
navire. Dès qu’on entrait, on se croyait dans un palais, les plafonds
très hauts, du rouge partout, des couloirs, coins et recoins, petites
chambres, grands espaces, pièces secrètes. Des petits meubles
précieux au détour des corridors, bourrés d’objets dont elle allait me
faire l’honneur.
Son gigantesque salon sur deux niveaux était empli de ses
sculptures, les murs de ses peintures, dont certaines évoquaient
les bleus de Leonor Fini, d’autres un peu érotiques, du
fantastique, des oiseaux, des anges, des danseurs... Ludmila
Tcherina était une belle brune à la taille fine comme une poupée,
ses cheveux noirs coiffés en chignon bas, en danseuse. Elle était
lisse et délicate, le visage poudré, la démarche gracieuse. Elle m’a
ouvert les portes de son domaine, dans ses tiroirs elle piochait
des photos, des diapos, elle me prêtait tout ce que je voulais sans
même avoir à le lui demander. Elle me faisait confiance, c’était
une Reine.
Elle m’a emmené dans sa « Chambre de Création », une pièce
pleine de trésors, livres, toiles, bazar de peintre, sur un lit trônait
une poupée en dentelles, des tissus chatoyants sur les fauteuils,
des livres, des dessins… Pour moi, c’était un rêve éveillé, je
voyais pour la première fois de ma vie (la dernière sans doute, car
ça ne s’est reproduit nulle part et chez personne d’autre qu’elle)
la maison idéale, toute en trésors d’une vie et en créations de
toutes sortes. Du fouillis et de la place pour s’adonner à tous les
arts possibles… Que des belles choses, vécues à la bohème, une
roulotte de luxe, l’art gipsy ultime… J’espère, en prenant de l’âge,
ne jamais oublier ce que j’ai vu ce jour-là. Un peu plus d’une
heure plus tard, j’ai quitté Ludmila Tcherina sur un nuage, elle
m’avait raconté énormément de sa vie artistique, son séjour à
Hollywood, ses chorégraphies des Amants de Teruel « copiées
par le Thriller de Michael Jackson… » Une Fée, un royaume
unique.
Quand Christophe a vu le tas de photos qu’elle m’avait
confiées, il est devenu dingue ! « Tu es comme une petite souris,
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La Fille de Starfix
toi, tu fouines partout, tu n’arrêtes pas ! Quand je vois ce que tu
m’apportes, ces photos sublimes, je ne peux que publier ! »
Il a fait des doubles de tout et m’a offert trois pages pour
l’interview et la critique des Contes d’Hoffman, une merveille.
Starfix, c’était du rêve : le fantastique côtoyait le gore,
l’aventure n’empêchait pas la féerie, les zombies faisaient bon
ménage avec les gangsters, le baroque avec le réalisme, le péplum
avec la science-fiction.
Il est impossible de raconter dans l’ordre chronologique tout
ce qui s’est passé depuis ma première visite à Starfix, mes débuts
à Métal Hurlant, mon implication totale enfin dans Starfix. Je
n’avais pas le temps de tenir un journal, et si je suivais
scrupuleusement mes agendas, ce serait fastidieux, il faudrait que
ce soit présenté comme un « journal », mais je suis saturée des :
« Journal de » Bridget, de Socquette, de Gardien de but, de ma
mère l’oie, mon oncle d’Amérique, l’oncle Benjamin ! En plus j’ai
remarqué qu’en lisant ce genre d’ouvrages, on ne prête aucune
attention à la date ou à l’heure, alors à quoi bon ?
Prenez mes souvenirs comme ils me viennent !
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Pour le public, le Festival de Cannes, « Festival International
du Film », ça ressemble à une fête ininterrompue, avec des
convives affublés de robes du soir et de smoking. Voilà ce qu’on
nous montre à la télévision : des vedettes, des « célébrités », des
notables cannois et niçois enrubannés, grimpant un escalier rouge,
entourés de cerbères et de photographes. Plus ça va d’ailleurs, plus
il y a de gros lards de la sécurité, bientôt des barbelés électrifiés,
pour séparer les abrutis (nazes de la télé-réalité, mannequins de
marques de beauté, boeufs « notables » ayant grappillé des
invitations), du vrai peuple, celui qui paye pour aller au cinéma.
Étant enfant, je voyais, dans les magazines de cinéma que
lisaient Maman et ma grande sœur, les photos des stars glissant sur
le tapis rouge du premier Palais des Festivals, sur la Croisette, les
dents éclatantes de blancheur, les cheveux brillants, les starlettes
sur la plage de l’hôtel Carlton, les belles voitures américaines...
J’imagine encore les crans roux des cheveux de Rita
Hayworth, le sourire endormi et canaille de Robert Mitchum, les
poses sensuellement candides de Marilyn, les pommettes de
Belinda Lee, la rose devant les lèvres de Sophia Loren, la
flamboyance de la belle des belles, Elizabeth Taylor, ma déesse
couronnée de diamants… Des images de l’Olympe.
Pour un journaliste, Cannes c’est une tout autre histoire.
Pour obtenir l’autorisation d’y aller, il faut d’abord lécher les
bottes de la grande responsable de cette foire aux gogos. À la fin
des années 80 c’était encore Louisette Fargette, une dame d’un
certain âge, d’un âge certain, qui recevait les candidats dans un
bureau entre les métros Réaumur et Bourse.
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Sélections et parapluies
Cette année 1985, nous avions tous beaucoup travaillé pour le
numéro 27 spécial Cannes de Starfix. Il y en avait pour tous les goûts.
Pour ma part, j’avais, avant Cannes, rencontré à Paris Claude
Chabrol pour Poulet au vinaigre, bon petit polar provincial
comme il savait les tourner avec Jean Poiret, l’adorable Youssef
Chahine pour Adieu Bonaparte, super film assez barré, très drôle,
avec Patrice Chéreau et Michel Piccoli. Chahine a tourné des
films passionnants, jamais ennuyeux, je l’ai revu plus tard pour
Le Sixième Jour, une comédie sur le Choléra, je ne plaisante
même pas, avec Dalida, la chanteuse égyptienne qui roulait les
« R » en chantant.
Youssef Chahine était égyptien, il parlait plusieurs langues, sa
mère était grecque, on a bavassé un peu dans cette langue. Il m’a
rappelée pour me dire : « Vous avez oublié votre parapluie chez
moi, on se verra à Cannes. » Palpitant, c’est sûr, pour moi ce sont
des souvenirs humains que j’aime beaucoup me rappeler. Les
parapluies sont les invités permanents de Cannes en ce mois de
mai souvent torrentiel.
Le parapluie m’a joué un sale tour à la projection de Onimaru,
une version japonaise des Hauts de Hurlevent. C’était ennuyeux
au possible, interminable, Heathcliff vociférait des mots d’amour
gutturaux à une Cathy bridée, je n’en pouvais plus.
Malheureusement, les rangs de fauteuils étant en espaliers, mon
pébroc avait roulé sous le rang de devant. Impossible de le
récupérer. J’ai subi les vagissements des amoureux maudits
jusqu’au bout avant que la lumière ne s’allume et que je puisse
récupérer cet imbécile de parapluie. Dehors, il neigeait presque !
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Belles rencontres
Si vous cherchez des critiques acerbes sur les acteurs que j’ai
rencontrés, ce n’est pas du côté de Dolph, de VanDamme,
d’Arnold, de Stallone, de Bruce Willis ou de Carl Weathers, de
Mel Gibson, de Kevin Costner ou de Michael J. Fox qu’il faut
vous tourner.
Michael J. Fox est venu à Paris pour la sortie de « La Manière
Forte », un petit polar très sympathique avec James Woods. Je suis
allée le voir pour Starfix à l’hôtel Plaza Athénée. La plupart des
acteurs Américains descendent là quand ils viennent à Paris. J’ai
été accueillie dans sa suite par sa jeune femme et lui. Ils venaient
tout juste de se marier et tous les deux considéraient leur voyage à
Paris comme un prolongement de leur lune de miel. Si ma
mémoire ne me joue pas des tours, je crois même qu’ils avaient
avec eux leur premier bébé. Pourquoi tous ces détails ? Parce que
cet homme, qui m’avait fait rire et émue dans Retour vers le Futur,
un des films que je regarde le plus souvent avec ses deux suites, a
pris la peine de nous installer, lui et moi, sur la terrasse, il a
commandé un en cas, il a fait servir des tas de petits trucs et m’a
encouragée à goûter à tout. Il était d’une telle gentillesse, d’une telle
attention que j’en étais sidérée. Je savais que sa femme était là à
côté, qu’ils avaient envie tous les deux de se retrouver ensemble,
de profiter de leur bonheur, et pourtant, Michael J. Fox prenait le
temps de me parler, de se préoccuper de mon bien-être, il ne se
pressait pas, ne guettait pas l’arrivée de l’inévitable attaché de
presse, qui trop tôt, viendrait interrompre cette délicieuse
rencontre. Cette interview demeure pour moi la plus émouvante,
grâce à la personnalité de Michael J. Fox.
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