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La grande année : 1968 N ous sommes donc au début de la saison 1968. C’est la quatrième saison de Jean chez les professionnels. Sept ans après avoir écrasé le cyclisme amateur, mon frère revient au plus haut niveau chez les professionnels. L’année 1968 sera riche en événements parfois dramatiques. Elle commence tristement dans la nuit de la Saint-Sylvestre, le prince du rugby français Guy Boniface est victime d’un accident mortel de la route. Au même moment au Luxembourg, l’idole du grand-duché, l’ange de la montagne Charly Gaul, est lui aussi victime d’un grave accident de la circulation. Il aura plus de chance que Guy Boniface, après plusieurs jours de coma, le grand champion luxembourgeois s’en sortira. Une année noire pour quelques grands symboles de la planète, politiques, sportifs ou légendaires comme Youri Gagarine, héros soviétique, premier homme à être allé dans l’espace : au mois d’avril, il est victime d’un accident d’aviation aux commandes d’un avion de chasse. Le dimanche 7 avril, le jour où Eddy Merckx remporte le Paris-Roubaix, Jim Clark, pilote de légende, l’homme aux trajectoires infaillibles, trouve la mort sur le circuit d’Hockhenheim en Allemagne dans une course de deuxième série, comme Jean Behra neuf ans plus tôt. Que s’est-il passé en ce dimanche d’avril 1968 sur le circuit d’Hockhenheim ? Mystère. Une chose est sûre, c’est qu’il n’y a pas eu erreur de pilotage de la part du grand pilote écossais, comme pour Ayrton Senna vingt ans plus tard. Le quatre de ce mois d’avril, le pasteur Martin Luther King, apôtre de la paix, est assassiné à Memphis ; le 6 juin, c’est au tour du sénateur Robert Kennedy en campagne électorale pour la présidentielle américaine, d’être assassiné à Los Angeles. Voilà l’actualité de cette année 1968, sans oublier 149 LE DESTIN DE DEUX FRÈRES en France, un mois de mai très agité et très chaud. Mais en dépit de ces événements, le sport cycliste continue à exister. Avec « Le retour de l’enfant prodige » comme le titrent certains journaux. « La fin de sept ans de malheur », titrent d’autres, au sujet de mon frère. La véritable saison commence Miroir-Sprint, 7 mai 1968 (photo H. Besson) 150 NOS CARRIÈRES CYCLISTES Paris-Tours 1968 – Jean Jourden mène devant Merckx par Paris-Nice, c’est une habitude depuis de très nombreuses années. Mon frère, qui a préparé méticuleusement cette course est évincé de l’équipe en dernière minute. Jean de Gribaldi a préféré prendre Joaquim Agostinho, sa nouvelle recrue. C’est au Brésil, durant le Tour de São Paulo, que le vicomte, ce dénicheur de talents, a découvert ce magnifique athlète quelques mois auparavant. Je ne rentrerai pas dans la polémique qui a fait que le patron a choisi le coureur portugais pour disputer Paris-Nice ; mon frère, écorché vif par les épreuves de la vie, en a vu d’autres. Il va préparer sa revanche. Elle ne tardera pas à venir. Pendant que se dispute la course au soleil, le frangin a rendez-vous chaque jour avec le derny1, piloté par l’ex-boute-en1. Derny : cyclomoteur utilisé autrefois pour l’entraînement des coureurs cyclistes sur la piste (compétitions de demi-fond) et sur la route pour les compétitions derrière entraîneur telle que Bordeaux-Paris (première fois utilisé en 1938). 151 LE DESTIN DE DEUX FRÈRES train des pelotons, André Le Dissez, surnommé « le Facteur », ancien équipier de Raymond Poulidor. De véritables séances de torture à bloc, à la limite de la rupture, c’est le prix à payer pour compenser le manque de compétition. À son sujet, voilà ce qu’écrivait Jean Bobet dans Miroir-Sprint de juin 1968 : « Poulidor ne marche pas ? Pensez donc, il n’a pas couru pendant une semaine, Pingeon est en perte de vitesse ? Pensez donc, il a eu un rhume en février, moi je réponds seulement qu’un certain Eddy Merckx, forfait dans la Flèche wallonne et Liège-BastogneLiège, s’est présenté au Tour de Romandie et qu’il a dominé tout le monde. Pardi, il s’entraîne, lui. Je n’ai pas encore parlé de Jean Jourden parce que précisément, le Normand est une exception à la règle du jour. Sans doute parce que tenu éloigné des compétitions pendant de nombreux mois, il a su apprécier le rôle de l’entraînement. Jourden est le coureur français qui a rendezvous chaque semaine avec son derny. Tenu à l’écart de Paris-Nice, il a bien failli gagner le critérium national. » En effet, une semaine après l’arrivée de Paris-Nice, le critérium national se dispute sur le circuit de Rouen les Essarts. Mon frère Jean est revanchard, son évincement de l’équipe pour ParisNice le motive, et puis cette épreuve se déroule en terre conquise. C’est sur ces routes qu’à l’âge de 10 ans il a appris à faire du vélo, à cinq kilomètres de l’endroit où on avait construit notre cabane dix ans plus tôt. Devant un public entièrement acquis à sa cause, parmi cette foule, certains l’ont connu en culottes courtes. Il n’a pas le droit de les décevoir. Il est prêt moralement et physiquement à affronter ses rivaux. En choisissant d’ouvrir les hostilités dès les premiers coups de pédale, Bernard Guyot a non seulement condamné en quelques minutes Anquetil, Letort et Guimard à des rôles de figuration, mais il a modifié du même coup la nature profonde de l’épreuve pour en faire un test d ’endurance, de résistance et de courage. Vingt-deux rescapés seulement ont échappé au massacre, seuls trois hommes réussissent à sauter dans la roue de Bernard Guyot : Raymond Poulidor, Charly Grosskost et mon frère. Quelques kilomètres plus loin, seul Roger Pingeon, vainqueur quelques mois auparavant du Tour de France, rejoint le noyau de l’échappée décisive. Derrière la quintette majeure, 152 NOS CARRIÈRES CYCLISTES © Miroir du cyclisme la course s’effiloche rapidement, ressemblant bientôt à une épreuve contre la montre par équipe. Bernard Guyot, Poulidor, Pingeon et Grosskost se relaient régulièrement afin de faire triompher leur course commune. En revanche, mon frère, invité à prendre le relais, décline l’offre sur les conseils de son directeur sportif Louis Caput. Celui-ci justifia aussitôt son attitude en ces termes : « Les quatre autres ont couru Paris-Nice, ils seront meilleurs sur la distance, alors j’ai dit à Jean de rester dans les roues, cela rééquilibrera les chances. » En ce mois de mars 1968, sur le circuit de Rouen les Essarts, lorsque Jacques Anquetil se présente arc-bouté sur son guidon et le visage tendu devant les tribunes d’arrivée aux termes du 17e tour, soit après 122 kilomètres de course, il précède encore les cinq fuyards de trois cents mètres environ, mais sait qu’il va être repris. Une profonde rumeur monte dans la côte du Nouveau-Monde. Dans les gradins, le public normand manifeste son enthousiasme avec fracas. Le crack normand, en monstre de fierté qu’il est, qualité Dans la côte du Nouveau-Monde, ultime coude-à-coude Poulidor-Jourden 153 © Miroir du cyclisme LE DESTIN DE DEUX FRÈRES Toujours ce coude-à-coude Poulidor-Jourden que possèdent tous les grands champions, desserre alors ses courroies de cale-pieds, oblique aussitôt sur la gauche et disparaît à l’intérieur du stand du circuit automobile. Quelques minutes plus tard, sa voiture démarre en direction de La Neuville-Chantd’Oisel ; cette initiative lui épargne l’humiliation d’être rejoint par les cinq échappés, dont son rival Raymond Poulidor, et cela devant son public. L’échappé ne compte rien moins qu’un tour d’avance, soit sept kilomètres deux cents. Cela indique suffisamment que ce jour-là, les supporters normands ont assisté à une 154 NOS CARRIÈRES CYCLISTES course hors série. Dans le dernier tour de cette course, mon frère attaque Poulidor, il le surprend et possède quelques longueurs d’avance, mais le Limousin revient à la hargne dans les derniers mètres et saute mon frère sur la ligne d’arrivée, l’empêchant ainsi de remporter une victoire prometteuse. Poulidor est donc vainqueur, Jean termine deuxième. Une semaine plus tard se dispute la Ronde des Flandres, surnommée le Tour des Flandres. Le parcours est très bosselé et semé de pavés. Il s’agit peut-être d’une course plus dure que Paris-Roubaix et la sélection est inévitable. Un groupe d’une vingtaine de coureurs se forme et parmi ces vingt, Jean est un des plus ardents à mener la bagarre. On y retrouve le futur vainqueur Walter Godefroot, Eddy Merckx, Rik Van Looy, Rudy Altig, Felice Gimondi, Gianni Motta, Jan Janssen, Raymond Poulidor, Lucien Aimar… On peut dire que le gotha du cyclisme international est hautement représenté. La course se déroule à un rythme effréné et à cinq kilomètres de l’arrivée, mon frère attaque. Il attaque et s’en va seul pour la victoire mais est rejoint à 1 500 mètres de l’arrivée. Une semaine après ce Tour des Flandres, nous sommes le dimanche 7 avril 1968, c’est Paris-Roubaix, la reine des classiques. Il se produit la même course que précédemment sur les routes belges. Le frangin est dans une échappée finale où les meilleurs coureurs du monde sont réunis. Jean termine parmi les premiers Français de ce Paris-Roubaix où on assiste à la victoire du champion du monde en titre Eddy Merckx, qui règle Herman Van Springel, son équipier belge, de quelques longueurs sur la piste du vélodrome de Roubaix. Arrive le début du mois de mai. Jean, toujours en super condition, fait le Trophée des grimpeurs, appelé également la Polymultipliée, qui se déroule à Chanteloup-les-Vignes dans les Yvelines. Cette année-là, la course comprend tout d’abord une course en ligne puis deux tours contre la montre sur le circuit de Chanteloup. Dans la course en ligne, Jean règle Julio Jiménez, le grand grimpeur espagnol ! Il faut savoir que la côte de Chanteloup-les-Vignes est une côte qui monte à 14 ou 15 % et est répétée dix-sept fois. Battre un grimpeur comme le roi de la 155 LE DESTIN DE DEUX FRÈRES montagne du Tour de France, Julio Jiménez, c’est une référence. Poulidor termine en place d’honneur sur la course en ligne et l’emporte sur le contre-la-montre, deux tours devant mon frère. Au classement général final de cette course, mon frère l’emporte. Cette épreuve fut la dernière retransmission télévisée de Robert Chapatte, grand commentateur de l’Ortf. En effet, nous étions bientôt en mai 1968 avec les événements que l’on connaît, et Robert Chapatte, qui a pris position politiquement, est mis à l’écart pendant trois bonnes années, tout comme Roger Couderc d’ailleurs, grand commentateur du rugby, ou Thierry Rolland. La plupart des grands journalistes qui avaient pris une certaine position ont été mis à l’index. S’ensuivent les Quatre Jours de Dunkerque, qui devaient être annulés à cause des événements de mai 1968, mais, la course ayant lieu bien loin au nord de Paris, l’épreuve est maintenue. Le plateau est beaucoup plus international que pour la Polymultipliée. Jean remporte cette épreuve après cinq jours de lutte sur les pavés du Nord. La décision se fait dans l’étape du mont Cassel, une sorte de Polymultipliée au petit pied. Il connaît une belle frayeur, dérape et tombe sur les pavés. Durant deux tours, il doit utiliser le vélo de Jacques Cadiou, pas vraiment adapté à sa taille. Après avoir récupéré son vélo, il porte une attaque dans l’ultime côte, et se détache avec Joseph Huysmans et Henry Wagtmans, qui remporte l’étape. Il se montre excellent dans le contre-la-montre, cette spécialité déterminante dans toutes les courses par étapes. Au classement général, il est le grand vainqueur. Le Championnat de France, qui devait avoir lieu en juin 1968, est reporté au mois de septembre mais le tour de France, qui devait être annulé, a bien lieu à l’heure et à la date prévue, les événements étant terminés. Nous assistons là au dernier Tour de France qui va se dérouler par équipe régionale et nationale. Mon frère fait remarquer dans la presse qu’un an plus tôt, il n’a même pas eu la chance d’avoir une place, un strapontin dans le Tour de France. En 1968, on lui offre l’orchestre puisqu’il est capitaine de l’équipe de France. Quatre leaders sont définis dans l’équipe de France cette année-là. Raymond Poulidor, vain156 NOS CARRIÈRES CYCLISTES L’équipe de France du Tour 1968 égalera-t-elle celle du Tour 1967 ? Son directeur Marcel Bidot, l’espère fermement et avec lui Poulidor, Pingeon, Jourden et Bernard Guyot (de g. à dr.) Le Miroir des sports, jeudi 27 juin 1968 (photo J. Papon) 157 LE DESTIN DE DEUX FRÈRES queur du tour en puissance, Roger Pingeon vainqueur l’année précédente, Bernard Guyot, la jeune étoile montante du cyclisme français et mon frère, révélation (et confirmation à la fois de par son passé et son expérience) de cette saison 1968. Départ à Vittel du premier Tour où sont instaurés les contrôles antidopage, suite à la mort de Tom Simpson, un an auparavant, sur les pentes du mont Ventoux. Le tour traverse la Bretagne, la Normandie. Jean arrive chez lui à Rouen, il est accueilli par Jacques Anquetil qui l’encourage, qui ne fait plus le Tour depuis deux ans et son abandon dans le Tour 1966. Mon frère est toujours bien placé dans l’équipe de France. Arrive la première étape des Pyrénées. Jean est dans une bonne échappée et se retrouve à quelques secondes du maillot jaune à l’arrivée à Pau au classement général. Le lendemain, c’est la grande étape des Pyrénées : Pau-Bagnères-de-Bigorre, les coureurs passent le col du Tourmalet, l’Aubisque et l’Aspin. Dans le Tourmalet, mon frangin fait jeu égal avec les meilleurs. Il est bien, il est souple, aérien. Le col de Tourmalet franchi, il est dans le peloton de tête avec les meilleurs. Ils s’engagent dans la descente et alors qu’il ne montrait jusque-là aucun signe de fatigue, il se met à tituber sur son vélo. C’est le malaise, il tombe sur le bas-côté, tout le monde panique en pensant au drame de Tom Simpson, mais heureusement pour Jean, cela est beaucoup moins dramatique. Il est victime d’une déshydratation et d’une légère insolation qui met malheureusement un terme à son Tour de France. Alors qu’il était peut-être en passe de prendre le maillot jaune, vu le rapprochement la veille au classement général, il finit le Tour sur un lit d’hôpital à Luchon. Après l’abandon, on lui impose trois semaines de repos puis il reprend le rythme des compétitions. Après le Tour de France, il fait le Grand Prix de Plouay qu’il emporte haut la main. Il remporte diverses courses en Bretagne (Prix de Ploërdut, Prix de Fay-de-Bretagne) et est sélectionné pour les championnats du monde qui se déroule sur le circuit d’Imola en Italie. Il représente donc l’équipe de France avec notamment Poulidor, Lucien Aimar… 158 NOS CARRIÈRES CYCLISTES Huit jours avant ce Championnat du monde, une course est organisée par Jean Bobet et la Radio Télé Luxembourg : Paris-Luxembourg en trois étapes. Mon frère prépare donc le Championnat du monde avec cette course. Mais il y a un autre favori pour le Championnat du monde, un certain Eddy Merckx, vainqueur au printemps de Paris-Roubaix, vainqueur de diverses courses telle que Milan-San Remo. Jean avait Eddy Merckx à l’œil dans ce Paris-Luxembourg : « Je prépare le Championnat du monde en surveillant Eddy Merckx, si Merckx gagne, je vais essayer de faire deuxième. » Manque de pot, Merckx fait une contre-performance. Il finit sixième de cette course et mon frère, dans la roue d’Eddy Merckx, fait septième. Ensuite, c’est donc le Championnat du monde à Imola. Jean fait deuxième Français et huitième coureur de ce Championnat du monde à Imola, remporté par Vittorio Adorni. La saison 1968 approche de sa fin, marquée par le critérium des As, qui, cette année-là, a délaissé Longchamp pour se courir en banlieue du Havre et derrière engins motorisés. Jean finit aux places d’honneur de cette course, remportée par Jacques Anquetil. Entre-temps il a battu le record du tour derrière Derny. Cette saison s’achève avec de belles places d’honneur et quelques victoires, peut-être un peu plus secondaires, mais à la fin de l’année la récompense est là. Mon frère remporte le Challenge Sedis qui récompense le meilleur coureur professionnel sur l’ensemble de l’année, le coureur le plus régulier depuis le mois de mars. C’est une récompense assez prestigieuse, vu le palmarès de ce trophée. Ont gagné par exemple Poulidor en 1964 ; Anquetil en 1965 ; Poulidor encore en 1966 ; Bernard Guyot en 1967 ; Jean donc en 1968 ; Poulidor à nouveau en 1969 ; Aimar en 1970 ; Cyrille Guimard en 1971. Jean est ici en bonne compagnie. O 159 © Miroir des sports LE DESTIN DE DEUX FRÈRES Poulidor, Anquetil et Jourden 160