Ville créative, le revers d`une formule magique

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Ville créative, le revers d`une formule magique
1 Séminaire Doctoral « Territoires esthétiques »
4 mars 2014
Ville créative, le revers d’une formule magique
Par Hélène HATZFELD
La « ville créative » est censée remédier au manque d’attractivité que connaissent certaines
villes ou certains quartiers, notamment du fait de la désindustrialisation. Cette formule de
Richard Florida, qui rencontre beaucoup de succès auprès des responsables municipaux
dans de nombreux pays, pose cependant question : de quoi parle-t-on exactement ? Est-ce
une catégorie conceptuelle ? Ou un outil de programmation ? Ou encore un concept de
communication politique ? Cette expression au statut hybride est à la fois un objet de
recherche critique et un enjeu politique.
Cette notion s’est développée depuis une dizaine d’années, d’abord aux États-Unis dans le
contexte particulier du début du XXIe siècle comme remède au déclin des centres urbains
anciennement industriels. Au-delà de cet aspect conjoncturel, il est porté par la
transformation des modèles de croissance, tournés vers les services, et l’essor de la
« société de la connaissance ». L’ouverture des possibilités de production et de diffusion de
savoirs à une large échelle, la démocratisation de l’accès aux savoirs scientifiques et
techniques par le numérique rendent possibles de nombreuses pratiques artistiques ou
culturelles amateurs et l’accès à des métiers exigeant jusque-là des formations coûteuses
Ces évolutions s’accompagnent d’une interpénétration de plus en plus forte entre
industries et production culturelle : l’« économie de la création », dont la rentabilité est
fondée sur le culte de l’ « innovation », source du « nouveau produit ». Au-delà des grands
secteurs de production culturelle, l’essor est dû à un grand nombre de petites ou micro
entreprises sur le mode de l’articulation des compétences ou du « co-working »,
nécessitant un immobilier de petites surfaces à usage transitoire. Enfin, la notion de « ville
créative » prend racine dans un contexte de valorisation de modes de vie plus écologiques,
ludiques, de la « culture du libre ».
Un chercheur, un auteur à succès et un homme d’affaires
La thèse de Richard Florida repose sur l’idée que l'art est le vecteur du renouvellement des
villes parce qu’il confère une plus-value symbolique et économique aux quartiers délaissés
des centres-villes. Il propose donc aux villes les moyens de capter et d’activer les
2 ressources de ces quartiers pour en faire des moteurs de développement des villes. Florida
est ainsi à la fois un chercheur, un auteur à succès et un homme d’affaires grâce aux
sociétés qu’il a montées Catalyx et Creative Class Group.
« Ville créative » : une idée qui s’appuie sur des recherches antérieures
Son hypothèse consistant à faire le lien entre un espace géographique ou plus exactement
une catégorie de la population et l’innovation nécessaire au développement économique
se rattache à un courant en économie urbaine déjà bien exploré au XXe siècle par des
chercheurs américains, qu’il s’agisse de Thorstein Veblen1 , de l’École de Chicago, de Jane
Jacobs, de Lewis Mumford, mais aussi plus directement des travaux de l’Université de
Lund2 en Suède qu’un milieu urbain créatif – sur le plan artistique, de même qu’en ce qui
concerne la science et la technologie – est le produit de plusieurs facteurs qui sont réunis
dans un même espace géographique et dans un même espace-temps, et de l’enquête
menée dans les années 1980 par Ray et Anderson3 qui identifie une évolution radicale et
un profond changement de société fondé sur la présence des créatifs du secteur culturel .
Les présupposés de Florida
Tout d’abord, Florida affirme l’existence d’une classe créative, qu’on repèrerait à la
présence d’individus ayant un haut niveau d’étude et de qualification ; de professionnels
de la culture (écrivains, musiciens, peintres ; milieux de l’architecture, design, arts et
divertissements), à son mode de vie bohème et au nombre important de « gays ». En bref :
elle se définit principalement par le Talent, la Technologie et la Tolérance. Donc, c’est le
« capital humain » (et non financier) qui serait le facteur déterminant du développement
économique en milieu urbain.
Cette classe de personnes s’identifierait davantage au lieu où elle habite qu’à l’emploi
qu’elle occupe, donc elle se concentrerait de façon privilégiée dans certains quartiers (soit
existante soit à susciter) parce que ces individus cherchent la diversité et la tolérance des
modes de vie. Enfin, selon Florida, cette classe attire les entreprises : il convient donc que
les villes s’adaptent à ses besoins afin de l’attirer.
Les critiques théoriques de la thèse de Florida
La notion de ville créative et les présupposés qui l’inspirent font l’objet de fortes critiques.
On peut notamment retenir celles d’Elsa Vivant4. Elle déconstruit la notion de « ville
1
Thorstein Veblen, The Theory of the Leisure Class, New York, Macmillan, 1899, Dover publications inc, 1994.
Les chercheurs, en s’appuyant notamment sur l’étude de Florence au XIIIe et XVe siècles, Vienne entre les
années 1880 et 1927, New York durant les années 1950 et 1960, montrent qu’un milieu urbain créatif – sur le
plan artistique, scientifique et technologique – est le produit de plusieurs facteurs qui sont réunis dans un
même espace-temps.
3
Paul H. Ray, Sherry Ruth Anderson, L'émergence des Créatifs Culturels, Editions Yves Michel, 2001
4
Elsa Vivant, Qu’est-ce que la ville créative ? , Coll. La ville en Débat, PUF, 2009
2
3 créative » en montrant que ce n’est qu’un autre nom de la gentrification. Selon E. Vivant, la
« classe créative » est une partie d’une petite bourgeoisie intellectuelle en quête d’emplois
et de d’habitat. Elle est Instrumentalisée par les élus et les promoteurs immobiliers
Elsa Vivant interroge d’abord la pertinence de la notion de classe créative socialement et
économiquement : en quoi est-elle une classe, alors qu’elle est constituée de professions
très diverses et aux modes de vie qui ne leur sont pas spécifiques ? E. Vivant affirme au
contraire qu’il y a instrumentalisation de la culture et des artistes et création d’une
image par les élus, promoteurs, acteurs culturels, qui transforment les artistes à la fois en
argument immobilier et en instrument de la mise en scène d'un marché artistique central
promu comme un espace de création d'avant-garde). Dans cette logique, les artistes sont
un outil de la compétition entre villes pour attirer les entreprises (emplois, taxes) et les
catégories aisées (consommateurs, logements chers).
La deuxième critique d’Elsa Vivant porte sur les « quartiers créatifs ». Ce sont, pour Florida,
des quartiers centraux, en fonction de sa thèse de l’hypercentralité des activités et de la
classe créative. Mais la chercheuse lui oppose la spécificité de la situation américaine
(Soho) mais l’existence de très nombreuses contradictions, y compris aux USA (Silicon
Valley, périphéries urbaines).
La troisième critique traite de la pertinence du raisonnement qui établit un lien de type
déterministe entre tolérance, diversité et attractivité économique. E. Vivant suggère qu’il
faut renverser la relation et dire que « les villes qui croissent sur le plan économique
attirent une diversité de populations, puisqu’on y trouve de nombreux emplois ». Elle
ajoute que la relation définie par Florida est de toute façon aléatoire.
Des applications controversées
La thèse de la « ville créative » de Richard Florida séduit de nombreuses villes dans le
monde. En France, s’en réclamant par exemple :
- L’opération de réhabilitation de l'entrepôt Siegmuller à Strasbourg, qui doit regrouper
des entreprises du secteur de la communication, une école, un co-working, et des espaces
pour des artistes, dans le quartier de la presqu’île André Malraux.
- Plaine Commune Développement à Saint-Denis : l’opération associe des sociétés du
secteur de l'image, des acteurs culturels et la Maison des Sciences de l'Homme.
- L'île de Nantes refuse la spécialisation de son Quartier de la Création et défend un modèle
de développement fondé sur le foisonnement. La programmation mise en œuvre par la
SAMOA associe des entreprises culturelles de toute taille, des artistes, et des
établissements supérieurs.
Si les thèses de Florida donnent lieu à des applications stéréotypées et « clés en mains », il
est intéressant de regarder ce que donnent des applications plus pragmatiques, partant de
l’existant pour lui donner sens et développer les ressources potentielles.
4 Les universités peuvent-elles être des facteurs de dynamisation urbaine et
économique ?
Les villes par leur apport de connaissances, de cultures, de créations, peuvent-elles être des
acteurs de la construction d'une culture de l'innovation et des savoirs sur les
territoires ?5 Un exemple emblématique peut être donné avec Amiens « ville apprenante »
(aux deux sens du terme). La Citadelle, anciennement propriété de l'armée et marquant la
coupure entre le centre et le nord de la ville, fait l'objet d'une vaste opération de
reconversion visant à en faire une nouvelle centralité de la ville, appuyée sur l'installation
du pôle sciences humaines de l'Université. Le projet, confié à Renzo Piano Building
Workshop crée une place publique au cœur de la Citadelle, bordée par des programmes
universitaires susceptibles d'accueillir le public, mais également de s'ouvrir à de nouveaux
usages et acteurs. En bordure de la place : aménagement d’interfaces qui permettent de
favoriser le développement d'usages mixtes ouverts sur la ville (commerces, activités
culturelles, associatives...).
Silicon Sentier à Paris constitue un exemple plus problématique. Dans le lieu créé par un
ensemble de start up du web (la Cantine), le rôle des laboratoires de recherche
universitaires dans ces rapprochements est rendu très difficile par le manque d’ouverture
de la culture universitaire sur la ville, sur la production de connaissance par les amateurs,
qui entretient une très forte coupure entre savants-sachants et amateurs ignorants.
Peut-on attirer la classe créative par des aménagements urbains ?
La troisième hypothèse de Florida selon laquelle, pour attirer la « classe créative », il faut
des aménagements urbains (des espaces publics de qualité, avoir la possibilité d’utiliser le
vélo, de s'inscrire dans des circuits courts pour l’alimentation, de disposer d'un café ou
d'une offre culturelle à proximité du lieu de travail) inspire de nombreuses villes. Mais sontelles capables de dépasser « l’effet vitrine » dans le cadre de la concurrence entre villes,
passant par des réalisations architecturales iconiques et le recours à de grandes signatures
internationales ? L’exemple de la Cité du design de Saint-Etienne (Finn Geipel et Giulia
Andi de l'agence LIN) est discuté.
Les conséquences sur les métiers et procédures de l’aménagement
L'aménageur devient développeur territorial et parallèlement, des économistes sont
intégrés aux équipes d’aménagement. L’aménageur est aussi appelé à jouer un rôle dans
les processus d'innovation eux-mêmes. Le concept de living lab, fortement valorisé
notamment du fait du potentiel que représente la ville pour le déploiement de services
5
Cf. séminaire Universités et Territoires animé par le PUCA. Les exemples donnés sont empruntés à cette
source.
http://www.club-villeamenagement.org/_upload/ressources/productions/colloques/7emes_entretiens_rennes_2013/synthes_ate
lier_a_ville_creative_7es_entretiens_cva.pdf.
5 numériques, consiste à faire de la ville un territoire d'expérimentations et d'innovation
permanente, où les innovations sont mises au contact des habitants dans leur quotidien.
L'aménageur va donc de plus en plus être mobilisé pour accompagner ces processus
d'innovation dans la ville, jouant un rôle d'assistance à maîtrise d’ouvrage pour les
collectivités. Cela implique une évolution des équipes, de leurs compétences, et de leurs
réseaux de collaborations sur les territoires.
Enfin, les applications de la thèse de Florida conduisent à une contradiction entre les
attentes des micro-entrepreneurs et les intérêts des promoteurs immobiliers. Alors que le
micro entrepreneurs préfèrent de petites surfaces aisément modulables et facilitant la mise
en commun, on observe une standardisation de la production d'immobilier d'activité
(plateaux de bureaux indivisibles, privatisation des espaces....), déconnectée d'une part
significative des besoins des acteurs productifs.
Séduisante par son apparente évidence et son côté flatteur, la notion de ville créative
mérite cependant une attention critique. Elle repose en effet sur des présupposés non
démontrés et s’avère être souvent un outil de communication politique dans le contexte
de concurrence économique entre villes.