Comme dans un film - Au diable vauvert

Transcription

Comme dans un film - Au diable vauvert
Régis de Sá Moreira
Comme
dans un film
Du même auteur
Pas
de temps à perdre,
roman, Au diable vauvert, 2000
Zéro tués, roman, Au diable vauvert, 2002
Le Libraire, roman, Au diable vauvert, 2004
Mari et femme, roman, Au diable vauvert, 2008
La vie, roman, Au diable vauvert, 2012
ISBN : 979-10-307-0069-5
Aide à l’écriture du Centre National du Livre
© Éditions Au diable vauvert, 2016
Au diable vauvert
www.audiable.com
La Laune 30600 Vauvert
Catalogue sur demande
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lui : Je ne la connais pas encore.
elle : Je ne le connais pas encore.
lui : Je me réveille à Paris, en décembre 2005, sans
savoir que c’est aujourd’hui que je vais la rencontrer.
elle : S’il savait, peut-être qu’il resterait couché.
lui : Peut-être, oui.
elle : Au lieu de ça, il se lève, il se fait son petit thé
vert, nourrit son chat, se demande ce qu’il va faire
de sa journée.
lui : C’est samedi.
elle : Moi le samedi j’ai pas besoin de me
demander, je travaille, je vends des chaussures de
luxe pour faire des études de journalisme.
lui : Elle est en retard, elle sort de chez elle en
courant avec une tartine à la main et elle saute
dans un bus pour rejoindre son magasin.
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Comme dans un film
le chauffeur du bus : C’est un peu comme dans un
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film, quand on voit deux personnes commencer en
parallèle leur journée et qu’on se doute qu’elles ne
vont pas tarder à se rencontrer.
lui : Mais ce n’est pas dans son magasin que je la
rencontre, c’est pendant sa pause, elle sort fumer
une cigarette sur le trottoir, un peu à l’écart de la
devanture.
elle : Comme une conne, j’ai pas de feu.
lui : Par la suite, le nombre de fois où elle va se dire
« Si seulement j’avais eu un briquet. »
elle : Ou même des allumettes.
lui : Ou deux bâtons à frotter.
elle : Mais non, rien de tout ça, alors j’attends
de voir un passant qui fume et le passant qui
fume…
lui : C’est moi.
elle : C’est lui.
lui : C’est nous.
elle : Non, pas encore, c’est juste lui et moi pour
le moment. Je dis : vous auriez du feu m’sieur ?
lui : Je la regarde, je souris, je réponds oui.
elle : Je le regarde, je souris, je dis merci.
lui : C’est tellement con quand on y pense.
elle : C’est tellement bien aussi.
lui : C’est la vie.
elle : Oui, la vie.
lui : Je range mon briquet et je dis au revoir.
elle : Il repart. Il est timide ou maqué ou il manque
de suite dans les idées.
lui : Les trois en réalité, mais quelques mètres
plus loin je passe devant une boulangerie, j’entre
dedans, je regarde les gâteaux, je demande une
baguette et soudain je dis non, un éclair au
chocolat en fait.
elle : La boulangère le regarde surprise, je ne le
sais pas alors, c’est lui qui me le racontera après.
lui : Plus d’une fois.
elle : Comme on se raconte chaque seconde du
début.
lui : Chaque pensée.
elle : Chaque émotion.
la boulangère : Chaque petite miette.
lui : Je ressors de la boulangerie avec mon éclair au
chocolat et je repars en direction du magasin.
elle : De moi.
lui : D’elle.
elle : Il arrive et il me dit :
lui : J’espère que vous aimez les éclairs ?
elle : Je dis j’adore.
lui : Elle le prend, jette sa cigarette et croque
dedans en riant.
elle : Il me regarde sans parler, je lui en offre un bout.
lui : J’accepte, je croque l’autre extrémité.
elle : Il n’y a plus qu’un milieu d’éclair entre
nous.
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lui : Je n’ai pas le cran de demander : à quelle heure
vous terminez ?
elle : Je suis obligée de dire : il faut que j’y
retourne.
lui : Il y a un blanc.
elle : Un énorme blanc.
lui : Un éléphant blanc.
elle : Un requin blanc.
lui : Je regarde son nez.
elle : Qui est grand, oui, je sais.
lui : C’est surtout qu’il y a une pointe de chocolat
au bout.
elle : Il aurait pu me le dire.
lui : Je demande : à quelle heure vous terminez ?
elle : Je dis 18h30, je souris, ou je souris d’abord
et je dis après, je ne sais plus.
lui : Non, elle dit d’abord, c’est après qu’elle
sourit.
elle : Et je retourne dans la boutique.
lui : J’accompagne ses fesses des yeux.
elle : Je le vois faire dans la vitrine.
lui : J’hésite à la suivre à l’intérieur, mais je me vois
mal essayer une paire de talons hauts.
elle : Ho ho ho.
lui : Mon humour la faisait rire au début.
elle : Et mon cul le faisait bander.
lui : Ne brûlons pas les étapes.
elle : Brûlons plutôt un cierge.
lui : À notre histoire.
elle : À notre histoire.
elle : À 18h30, je sors de la boutique et je ne vois
personne, je veux dire je ne le vois pas lui, parce
que des gens j’en vois oui.
lui : Des gens de toutes les couleurs
elle : Rouge, jaune, vert, bleu, doré même, Noël
approche, on se caille les miches mais ça brille de
partout.
lui : J’adorais quand elle disait « les miches ».
elle : Ce qui est drôle c’est que jusqu’à notre rencontre, je ne savais même pas ce que c’était, les miches.
lui : Venant d’elle, c’est plus que drôle.
elle : Si on m’avait demandé, j’aurais dit les mains
je crois, ou les orteils, ou au mieux les seins.
lui : Mais pas les fesses.
elle : Non, pas les fesses. Toujours est-il qu’à
18h33 il n’était toujours pas là et que je me suis dit
qu’il ne viendrait pas.
lui : Je suis arrivé à 33.
elle : Il est arrivé à 34.
lui : 33 et 30 secondes.
elle : Peut-être.
lui : On se les gelait, je lui ai proposé d’aller boire
un truc chaud dans un café.
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elle : J’ai dit ok et j’ai pris un truc froid.
lui : Une caïpirinha.
elle : Une cliente du magasin m’avait répété
quinze fois qu’au Brésil c’était l’été.
lui : Toutes ces choses qu’on apprend en vendant
des chaussures.
elle : Il a pris un vin chaud, ça empestait la cannelle,
quand je pense que j’ai réussi à l’embrasser quand
même.
lui : Pas tout de suite.
elle : Non mais bon, pas dix ans après non plus.
lui : Deux heures, peut-être. Le temps de boire deux
caïpirinhas, trois vins chauds, de ressortir dans le froid,
de dire si on allait au cinéma, d’acheter deux places
pour le premier film qui passait dans la première salle
qu’on trouvait et de s’asseoir ensemble au dernier rang.
le guichetier : Ils avaient l’air sympathique, je les
ai prévenus que c’était un navet et que la moitié des
gens sortaient avant la fin mais ils s’en foutaient.
elle : On a juste vu les bandes-annonces.
lui : On n’a pas dépassé le titre.
elle : Sa bouche collée à la mienne.
lui : Son nez, ses joues.
elle : Ses doigts sur mon visage.
lui : Ses cheveux, son cou.
elle : Ses mains sur mes seins.
lui : Son dos, son ventre.
elle : Sa langue dans ma bouche.
lui : Ma main entre ses jambes.
elle : Ma langue dans sa bouche.
lui : Sa main entre mes jambes.
elle : C’était le meilleur film du monde.
lui : Trente-six oscars.
elle : Vingt-quatre césars.
lui : Treize palmes d’or.
elle : Je ne sais même plus de quoi ça parlait.
lui : Je me souviens qu’il y avait des explosions.
elle : Ça m’a fait pareil le jour où je l’ai quitté, je
pleurais tellement que je n’ai rien vu du film, je ne
pouvais même pas lire les sous-titres, et jusqu’à la fin,
quand les lumières s’allument et que les gens s’en vont,
j’ai continué de pleurer pendant tout le générique.
lui : Quand les lumières se sont allumées, on s’est
regardé, on a gloussé, on s’est un peu rhabillés.
elle : J’ai dit que j’avais besoin de pisser.
lui : Elle a dit qu’elle devait aller aux toilettes.
elle : Pardon, j’ai dit que je devais aller aux toilettes.
lui : J’ai dit ah moi aussi tiens, comme si je n’y
avais pas pensé, alors que ma vessie était sur le
point d’exploser.
elle : On s’est retrouvés dans le hall du cinéma.
lui : J’avais les larmes aux yeux.
elle : Je lui ai demandé si tout allait bien.
lui : J’ai répondu c’est les néons, ça me fait pleurer.
elle : J’ai trouvé ça mignon et j’ai dit je comprends,
moi c’est les chats.
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lui : J’ai pensé merde, sans rien laisser paraître.
elle : J’ai pensé zut, il a un chat peut-être.
lui : J’ai proposé d’aller dîner et elle a dit qu’elle
devait rentrer.
elle : Je crevais de faim mais j’avais un exam le
lundi matin.
lui : Je me suis demandé quel âge elle avait.
elle : J’avais 22 ans.
lui : J’en avais 28.
le guichetier : Moi 42, putain.
lui : Je l’ai raccompagnée en bas de chez elle, en
marchant je me souviens qu’on a parlé de l’hiver.
elle : Je me suis demandé, si on avait été au Brésil,
si on aurait parlé de l’été.
lui : Je lui ai dit que l’hiver était ma saison préférée.
elle : Comment ne suis-je pas partie en courant ?
lui : Non seulement elle n’est pas partie, elle a dit
qu’elle aussi.
elle : Non.
lui : Si.
elle : Non.
un type qui marchait près d’eux ce soir-là : Si, si,
elle l’a dit.
elle : On est arrivés en bas de chez moi et je l’ai
embrassé une dernière fois, sur le pas de ma porte,
comme dans les films américains.
lui : Ça commence comme ça, on fait comme
dans les films… et puis on oublie que c’était pour
faire comme dans les films, on croit qu’on est dans
la vie, et on finit par vivre dans un film américain.
elle : Ce serait tellement bien.
le même type : Surtout dans Chantons sous la pluie !
lui : Si la vie durait deux heures, je veux bien, mais
sur la longueur ça ne peut que tourner au vinaigre.
elle : Ou au film suédois.
lui : Mieux vaut la vie à mon avis.
elle : « Mieux vaut la vie à mon avis. »
lui : Ben quoi ?
elle : Ce qu’il faut pas entendre parfois.
lui : Entrée dans son immeuble, elle hésite entre
l’escalier ou l’ascenseur et décide de prendre
l’escalier. Elle sourit toute seule, elle s’arrête de
temps en temps sur une marche, elle serre la rampe,
un souvenir, une image, un frisson la parcourt, et
puis elle repart, elle arrive au sixième, c’est haut,
oui, chez elle, elle ouvre la porte de sa chambre de
bonne et c’est petit aussi, tout petit, elle balance ses
chaussures, elle se jette sur son mini frigo, elle sort
des cœurs de palmier, elle les engouffre, elle met
de l’eau à bouillir, elle ouvre un paquet de nouilles
chinoises, elle va se regarder dans sa minuscule
salle de bains, et elle se plaît bien.
son reflet dans la glace : Pense à ton examen.
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elle : Il arrive chez lui en sautant partout, il est
heureux, il a mal aux couilles mais il est heureux, si
heureux qu’entré dans son appartement, il se dépêche
de nourrir son chat avant d’ouvrir un sac de voyage
pour y mettre toutes les affaires que sa copine a laissées
chez lui. Un ou deux livres, des petits vêtements, une
crème de jour, une plaquette de pilules, trois dvd, il y
prend presque plaisir, comme quand on nettoie une
surface sale et qu’on la voit devenir propre, la fille ne
va rien comprendre, la fille n’a rien demandé, il ne va
rien lui expliquer, ça n’allait plus entre eux et il vient
de trouver dans ma bouche le courage de la quitter.
Il ne se dit pas que c’est un peu rapide, il se dit que
c’est la vie, que je suis un cadeau de la vie, que c’est
un signe que l’hiver soit aussi ma saison préférée…
J’ai dit ça, oui, sur le coup, je l’ai même pensé je crois,
et d’une certaine façon c’est vrai, c’est ma quatrième
saison préférée.
lui : Elle est seule depuis six mois, ce n’est pas que les
autres ne s’intéressent pas à elle, c’est qu’elle s’intéresse
tellement à elle qu’il n’y a plus tellement de place pour
un autre, homme, femme, enfant, chien, chat, mais
au bout de six mois, même elle commence à se lasser
d’elle-même, elle a besoin d’un petit coup de pouce,
de cœur, de bite, d’un être qui s’intéresse à ce qu’elle
pense, à ce qu’elle mange, à ce qu’elle chie. Et elle vient
d’en trouver un… Dans l’état où elle m’a laissé, je
donnerais ma vie pour ça, connaître la composition de
son caca, sa recette de la vinaigrette, ses considérations
sur l’hiver, l’automne, le printemps et l’été.
elle : Quand il n’y a plus aucun signe de sa copine
chez lui, quand tout est propre, il met son sac sur
l’épaule et lui téléphone pour passer chez elle. Il est
tard, elle doit penser qu’il lui fait une surprise, elle
ne va pas être déçue. Il sonne, elle ouvre, il entre,
sa copine veut l’embrasser, il l’évite, elle le regarde,
il dit : « Je t’ai rapporté tes affaires, je suis désolé,
je préfère qu’on arrête là, on vaut mieux que ça toi
et moi. » La grande phrase : on vaut mieux que ça.
Elle essaie de l’enlacer, il la rejette, il a gravement
mal aux couilles pourtant, ça le rend irritable, il
devient dur, froid, cassant, sa copine commence à
pleurer, il en profite pour se lever, ouvrir la porte,
s’en aller. Une fois dehors, il respire l’air de sa saison
préférée, il s’en remplit les poumons, comme si
c’était moi qu’il inspirait.
lui : Elle allume le chauffage, prépare ses nouilles,
commence à réviser, assise sur son matelas,
entourée de montagnes de livres. Elle a du mal
à se concentrer, elle se demande où on va faire
l’amour pour la première fois, elle a envie de
tout préparer, de choisir le moment, la musique,
de prévoir les lumières, les positions, elle se dit
que ça va être bon, elle l’a senti tout à l’heure
au cinéma et elle a raison, elle ne se doute pas
comme elle a raison.
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elle : De nouveau chez lui, il n’en peut plus, il va
dans la salle de bains, son chat le suit, il se poste
face à son lavabo, baisse son pantalon, son caleçon,
ferme les yeux, retourne dans le cinéma, serre sa
queue, donne trois grands coups, ma main entre
ses jambes, deux petits coups, ma langue dans sa
bouche, s’accroche au lavabo, ouvre les yeux, voit
son chat dans le miroir, et jouit.
lui : Elle ne fait pas dans les coups d’un soir, c’est
pas son truc, elle a besoin qu’on lui lèche le cerveau
avant de passer au reste, elle sent que c’est bien parti,
qu’elle a la tête toute mouillée, elle n’arrive pas à
réviser, elle ne fait que penser à moi, à mes mains,
mes yeux, ma voix, à mon envie d’elle qui lui donne
envie de moi, pour qu’elle en moi et elle en elle se
rejoignent, ne fassent qu’une, irradient tout.
son chat : Miaou.
elle : Une semaine passe.
lui : Six cent mille secondes.
elle : Partout où je vais son visage m’accompagne,
son image plane sur tout, comme Dieu dans les
nuages.
dieu : Coucou…
lui : Je passe mon temps à dire son prénom, à
l’écrire, à le crier.
elle : En sept jours, nous avons dormi sept fois
ensemble.
lui : Couché, vingt-huit.
elle : La première fois.
lui : La première fois c’est chez elle.
elle : Au début, il a du mal.
lui : Du mal à bander, oui.
elle : Il est tendu.
lui : Y a des livres partout.
elle : Je n’ai pas d’étagères, je les empile tous
contre les murs.
lui : J’ai peur qu’ils s’écroulent sur nous.
elle : Je rigole pour essayer de le détendre.
lui : Je lis les titres pour essayer de me distraire.
elle : À l’envers, c’est pas facile.
lui : Cent ans de solitude, Une vie, Harry Potter and
the Half-Blood Prince… Ça ne marche pas du tout.
elle : Il reste tout mou.
lui : Comment c’est possible ?
elle : Ça arrive à tout le monde.
lui : Mais ça tombe sur moi.
harry potter : C’est un peu comme dans un film,
quand quelque chose commence de façon catastrophique mais qu’on soupçonne qu’ensuite ça va
être tout l’inverse.
lui : Sauf qu’on ne le soupçonne pas, nous.
elle : Il y a un froid.
lui : Un gros froid.
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elle : Un froid de canard.
lui : Un froid d’ours blanc.
elle : Je dis c’est pas grave.
lui : Je sais.
elle : Je dis on a tout le temps.
lui : Je sais.
elle : Je dis on n’est pas des machines.
lui : Et là, je ne sais pas ce qui se passe, je me dresse
d’un seul coup.
elle : C’est peut-être le mot « machine ».
lui : C’est ce qu’on se dira, en tout cas.
elle : Tout en riant.
lui : Tout en baisant.
elle : Après ça, je l’appelle Machine chaque
fois qu’on commence à faire l’amour. Machine,
Machine, Machine…
lui : Fatalement, je l’appelle Machin.
elle : Et ça devient notre petit secret de couple à nous.
lui : Qu’elle soit Machin, et moi Machine, ça ne
nous paraît pas bizarre.
elle : Au contraire, ça ouvre les possibles.
lui : Plus tard, quand d’autres gens diront machine
ou machin dans une phrase, on se regardera avec
un petit sourire.
le mari de sa sœur : Je croyais qu’ils se foutaient de
ma gueule.
elle : Encore plus tard on s’évitera du regard, on
changera carrément de pièce pour ne plus se voir.
sa mère :
C’était compliqué pour les déjeuners du
dimanche.
lui : Et puis on oubliera…
elle : Mais au début c’est la grande machinerie.
lui : On machine tout à deux.
elle : On machine partout ensemble.
lui : On ne peut plus machiner l’un sans l’autre.
elle : Je sais que ça va trop vite, comme disent les
magazines, mais je me fous des magazines, je n’en
ai plus besoin, j’ai une vie à la place.
le kiosquier en bas de chez elle : Oui mais bon si
tout le monde fait pareil…
elle : Et dans ma vie rien ne va trop vite.
lui : À part le temps.
elle : À part le temps, c’est vrai.
lui : Surtout le dimanche, quand on ne travaille ni
l’un ni l’autre.
elle : Ni beaucoup d’autres gens.
lui : Oui, mais on parle de nous là.
elle : Oui mais quand même.
lui : Ni l’un ni l’autre ni beaucoup d’autres gens,
le dimanche nous allons au cinéma, nous nous
promenons, nous mangeons des crêpes et des
gaufres.
elle : Des sushis et des sashimis.
lui : Des tacos et des nachos.
elle : Des couscous et des tajines.
lui : Le tour du monde à Paris.
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un pizzaiolo du quartier :
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Sans passer par l’Italie.
elle : Quand on a froid, on rentre et quand on
rentre, on baise.
lui : C’est peu dire.
elle : On surbaise ?
lui : Mouais.
elle : On métabaise ?
lui : Pas mal.
elle : Bref, on fait l’amour et c’est bon, c’est trop
bon, c’est trop trop bon.
lui : Je me rappelle contre le mur.
les voisins d’à côté : Nous aussi…
elle : Il colle son genou entre mes jambes.
lui : Elle s’adosse au mur.
elle : Je me laisse glisser.
lui : Elle s’accroupit.
elle : Je défais sa ceinture, baisse son pantalon.
lui : Je ferme les yeux.
elle : Je l’engloutis.
lui : Je la remonte.
elle : Il me plaque au mur.
lui : Je l’embrasse.
elle : Je l’embrasse.
lui : Je me laisse descendre.
elle : Il s’agenouille.
lui : Je soulève sa jupe, baisse sa culotte.
elle : Je ferme les yeux.
lui : Je la dévore.
elle : Je le remonte.
lui : Je la regarde.
elle : J’écarte les jambes.
lui : Ma queue cogne contre sa chatte.
elle : Je prends sa bite dans ma main, je me
l’enfonce dans le vagin.
les voisins du dessus : Y a des enfants, merde !
lui : On baise contre le mur.
elle : Yeux dans les yeux.
lui : C’est pas long.
elle : Mais c’est bon.
lui : Putain oui, c’est bon.
les voisins du dessous : Ils peuvent pas faire ça à
la cave ?
elle : Au début, je me souvenais de chaque
fois qu’on faisait l’amour, j’étais capable de les
distinguer, d’y repenser comme à des événements
différents.
lui : Je me rappelle sur le lavabo.
elle : J’avais l’impression qu’il voyageait en moi,
qu’il me parcourait, me découvrait.
lui : Contre le frigo.
elle : Parfois, je tremblais de tout mon corps.
lui : Sur le lino.
elle : D’autres fois je pleurais.
lui : Devant la télé.
elle : Ou bien je m’endormais.
lui : Et dans le lit aussi.
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le voisin de l’immeuble d’en face : Ah quand même !
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elle : Il suffit que ça s’arrête pour que ça recommence.
lui : Les voisins disent que ça ne peut pas durer.
elle : Les voisins ont raison mais on ne les entend pas.
lui : On ne veut pas les entendre.
elle : On métabaise.
lui : Sa chatte a envahi mon esprit.
elle : Sa queue a balayé le mien.
lui : Elle me dit qu’elle n’a jamais connu ça.
elle : Je ne mens pas, je n’ai jamais connu ça.
un de ses ex : J’ai fait ce que j’ai pu…
lui : Moi si, mais c’est différent cette fois, je veux
dire, elle est différente, je l’aime je crois.
une de ses ex : Moi aussi, il croyait.
elle : Il me le dit :
lui : « Je t’aime. »
elle : Il pense que je dors, il me le murmure à
l’oreille.
lui : Et puis je m’endors.
elle : Dès qu’il s’est endormi, je lui murmure
« moi aussi ».
lui : Je ne l’entends pas, je dors.
le réveil sur la table de nuit : Tic tac, tic tac, tic tac.
elle : Le lendemain.
lui : Le lendemain.
elle : Il faut qu’on avance ou on n’y arrivera jamais.
lui : Le lendemain, un an a passé.
elle : On l’a pas vu, le petit fumier.
lui : Un an d’amour.
elle : Un an de sexe.
lui : Un an de bonheur.
elle : C’est un peu comme dans un film, quand
on entend une chanson pourrie qui commence et
qu’on voit un couple faire plein de trucs chouettes
ensemble.
lui : Courir sous la pluie.
elle : Choisir des couleurs de peinture dans un
magasin de bricolage.
lui : Lire ensemble au parc.
elle : Repeindre l’appartement en s’envoyant des
petits coups de pinceaux.
lui : Fumer à l’aube sur le toit.
elle : Se fâcher à cause d’un gros coup de rouleau.
lui : Boire de la vodka dans le métro.
elle : Baiser par terre dans la peinture.
lui : Un an de bouffe, de tabac, d’herbe, d’alcool.
elle : Un an de cinéma, de promenades, de rires,
de paroles.
lui : Un an de lectures, de siestes, de voyages.
elle : De voyages ?...
lui : On est allés en Bourgogne, une fois.
elle : Ah.
lui : Chez mes parents.
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Comme dans un film
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elle : Jusqu’à ce que la chanson s’arrête.
lui : Un an a passé et c’est lundi.
elle : Pas de bol.
lui : C’est la vie.
elle : Lundi matin.
lui : Il est sept heures et demie.
elle : Debout les morts.
lui : Ce que je détestais quand elle disait ça.
elle : On vit ensemble chez lui, chez moi c’était
trop petit.
lui : On a repeint le salon pour que j’oublie le
temps d’avant.
elle : Le temps béni où il vivait entre ses dvd et
son chat.
lui : Elle est allergique.
elle : Il a dû faire un choix.
lui : Mon chat vit chez ma sœur et elle vit chez
moi.
elle : Tout est gris, j’adore.
lui : Les toilettes sont dans la salle de bains et au
bout d’un mois elle pisse pendant que je suis sous
la douche.
elle : Au bout d’un an, je chie.
lui : Le soir, je pète pendant qu’elle se lave les dents.
elle : Le matin, je proute pendant qu’il se rase la
barbe.
lui : On ne fait plus qu’un.
elle : On ne dit plus qu’on.
lui : Si l’un de nous deux s’avise de dire nous,
l’autre se demande de qui il parle.
elle : Des Parisiens ?... Des Français ?... Des
Terriens ?
lui : Tout est gris et c’est lundi.
elle : Le réveil sonne pour la troisième fois, j’ouvre
les yeux, il est déjà parti.
lui : J’ai fait exprès de ne pas faire de bruit et je
suis parti en avance pour marcher avant de prendre
le métro. J’aime le matin, quel que soit le jour, je
regarde les gens et j’ai l’impression qu’ils vont tous
quelque part, que l’espoir est permis, qu’on peut
croire à la vie.
une affiche dans la rue : « La vie. La vraie. »
elle : Je me lève mollement, j’ai mal à la tête, je
passe aux toilettes, je me mets de l’eau sur le visage
et je vais dans la cuisine me faire un café.
lui : Je ne suis pas malheureux de rater ça.
elle : Je travaille chez nous, heureusement.
lui : Chez moi, anciennement.
elle : Fini les chaussures, j’ai écrit deux ou trois
piges pour un site internet et comme ils ont
remarqué que je ne faisais aucune faute, ils m’en
donnent des tonnes à corriger.
lui : J’essaie de la convaincre que ça reste du
journalisme.
elle : Je sais bien qu’il ment.
lui : Je sais que je mens pas bien.
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Comme dans un film
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elle : Je bois mon café les yeux dans le vide, face
à une carte postale de Nouvelle-Calédonie sur le
réfrigérateur.
lui : Les enfants de ma sœur.
le mari de sa sœur : Et de son mari.
elle : On voit une longue plage, je ferme les yeux,
j’essaie d’entrer dedans et je me cogne le front
contre le frigo.
mary poppins : C’est toute une technique.
lui : J’ai envie de faire le reste du chemin à pied,
j’arriverai en retard, tant pis.
elle : Moi aussi je fais le reste du chemin à pied,
de la cuisine au salon, et pour la première fois le
sentiment que peut-être on commence à se faire
chier me traverse l’esprit.
lui : Le sentiment s’échappe de l’appartement,
descend les escaliers, fonce dans la rue et me
rattrape quelques kilomètres plus loin, juste avant
que j’arrive au boulot... On commencerait pas à se
faire chier ? je me dis.
elle : Mais c’est trop dur à accepter, c’est impossible, ça n’est pas nous, pas maintenant, pas ici.
lui : Ce n’est qu’un sentiment qui passe et nous
traverse.
elle : Mais qui pond des petits œufs peut-être.
lui : Des petits œufs dans nos petits esprits.
elle : En attendant, on continue.
lui : Bite, chatte, langue, seins, cul.
elle : Mais le cœur n’y est plus.
lui : Et quand le cœur n’y est plus.
elle : Meurt le cul.
lui : À moins que ce soit l’inverse.
des jeunes dans la rue : Grave.
d’autres jeunes dans la rue d’à côté : Trop pas.
un éducateur social : C’est le début d’un débat !
lui : Un samedi, je lui demande si elle veut aller se
promener.
elle : Je réponds non, il fait froid, j’ai envie de
rester tranquille chez nous, à boire du thé, à écouter
de la musique, à lire.
lui : Elle ajoute que je peux y aller, moi, si je veux.
elle : Dans ma tête, je me dis pourvu qu’il y aille.
lui : Je réponds non, que je préfère passer la journée
avec elle.
elle : Je dis t’es sûr ?
lui : Je commence à me demander si elle n’a pas
envie que je m’en aille en fait.
elle : Je prends un air innocent.
lui : Je lui demande si elle veut un peu de temps
pour elle.
elle : Je rougis, je crois, et puis je dis oui,
excuse-moi chéri, juste un moment.
lui : Je réponds pas de problème, chérie.
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Comme dans un film
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elle : Parce qu’on s’appelle chéri et chérie maintenant.
lui : C’est-à-dire qu’on s’appelle pareil.
elle : C’est moins compliqué que Machin et
Machine.
lui : Et c’est moins risqué.
elle : Il répond pas de problème mais je vois bien
qu’il devient froid.
lui : J’attrape mon écharpe et mon manteau.
elle : Je dis t’es sûr ? ça t’embête pas ?
lui : Je dis mais non voyons.
elle : Il m’embrasse et il sort.
lui : Je me dirige vers l’ascenseur, je change d’avis,
je prends les escaliers.
la gardienne : Attention, le samedi ça glisse !
elle : Je colle mon dos à la porte et je soupire toute
une semaine en un seul soupir.
lui : Dans la rue il fait froid mais le soleil brille,
la première chose qui me vient à l’idée c’est de
l’appeler pour le lui dire.
elle : Heureusement, il n’en fait rien.
lui : J’ai oublié mon téléphone dans la salle de
bains.
elle : Je fais chauffer de l’eau pour le thé et je mets
les Quatre Saisons de Vivaldi que je ne peux jamais
écouter sans l’entendre râler par-dessus.
lui : Je me dirige vers un bistro, histoire de boire
un café chaud.
elle : J’enfile un bas de jogging, j’augmente le son
de la chaîne, je retourne dans le lit avec ma tasse
de thé.
lui : Le bistro est plein, les habitués du samedi,
enfin j’imagine vu que c’est la première fois que
j’y vais.
elle : Le thé me brûle les lèvres, c’est merveilleux,
je prends un livre au hasard sur la pile de la table
de nuit.
lui : Je commande un double café avec des tartines
beurrées et j’attrape un journal de la veille sur le
comptoir.
elle : Je me laisse emporter par le livre, les quatre
saisons, le thé, tout ça en bas de jogging dans mon lit.
lui : J’ouvre le journal à la fin et je regarde son
horoscope avant de lire le mien.
les astres : « Profitez d’aujourd’hui, demain sera
moins bien. »
elle : Mes yeux s’arrêtent sur une phrase du livre et
sans m’en rendre compte, je glisse ma main entre
mes jambes.
john steinbeck : « Il y a dans la réalité un trou par
lequel nous pouvons regarder si nous le voulons. »
lui : J’ai envie d’aller aux toilettes, je me dis que
celles du café doivent être dégueus et que je ferais
mieux d’attendre d’être rentré.
elle : Je me caresse doucement en continuant de
lire, et même de boire mon thé.
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Comme dans un film
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lui : Je termine de manger mes tartines avant de
quitter le bistro pour aller faire un tour au parc.
elle : L’espace d’une seconde, j’ai envie qu’il soit
là, dans le lit, avec moi.
lui : L’espace d’une seconde, je doute que ça
suffirait.
elle : Je le remplace par un assemblage de
Robert Pattinson, Jake Gyllenhaall et Leonardo
DiCaprio.
docteur frankenstein : Faut se méfier des mélanges.
lui : J’entre dans le parc et je fourre mes mains au
fond de mes poches pour marcher en sifflotant.
elle : Je gémis.
lui : Je passe devant un banc où on s’était embrassés
au début, je me rappelle, à l’époque, on ne pouvait
pas passer une minute l’un sans l’autre.
elle : Mes yeux n’arrivent plus à lire.
lui : Je m’assois sur le banc d’en face.
elle : Mon corps se tend.
lui : Un pigeon me chie dessus.
elle : Je jouis.
lui : Je jure en me nettoyant.
elle : Je sens qu’il va bientôt revenir.
lui : Je sens qu’il est temps que je rentre.
elle : Je vais me rafraîchir dans la salle de bains.
lui : Je dépasse un jogger en marchant.
le jogger : Pas pour cette année le marathon, en
fait…
elle : Je retourne me coucher et je m’endors.
lui : Peut-être qu’on devrait se mettre au sport ?
elle : Tout ça c’est avant qu’on s’engueule.
lui : Qu’on se traite de tous les noms.
elle : Qu’on s’envoie des trucs dans la gueule.
lui : Qu’on démolisse le salon.
elle : Notre première crise a lieu un jour férié.
lui : Où on ne fait rien.
elle : Le 8 mai.
un ancien combattant : Quatre ans de tranchées
pour ça !
son dernier pote : Mais non, nous c’est le onze
novembre...
elle : Je lis le dos d’un paquet de gâteaux dans le
canapé tout en réfléchissant à la prochaine couleur
de vernis que je vais m’acheter.
lui : On est tellement désœuvrés qu’on laisse les
infos passer à la télé.
elle : Chirac fait ses adieux sur les Champs-Élysées.
lui : Sarkozy prend le soleil sur un yacht.
elle : Je regarde ce qui passe sur les autre chaînes.
lui : Soudain ça m’exaspère de nous voir
traîner dans l’appartement comme des singes
en captivité et je lui lance un reproche sorti de
nulle part.
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