Des tombes et de l`encre 1915 (saison 2) 1

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Des tombes et de l`encre 1915 (saison 2) 1
Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
SOMMAIRE
NOMS des AUTEURS
Personnages
Pages
Laura ARFEUIL
Jules Delannoy, 45 ans, journaliste.
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Amélie CAUSSE
Marguerite Ryckewaert, 30 ans, tient un cabaret en Flandres.
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Driss OULHIYANE
Bernard Bouissou, 25 ans, caporal.
9
Léa CENTENO
Madeleine Pech, 26 ans, infirmière à Angers.
10
Ninon PUYO
Camille Puel, 19 ans.
11
Hugo GAILHOUSTE
Joseph Bru, 22 ans.
11
Morgane MOREL Emilienne Cabourdès, 70 ans, Hélène Cabourdès, 24 ans.
12
Flavie DURAT
Jules Delannoy, 45 ans, journaliste.
13
Lise KLEIBER
Henri Renault, 38 ans, lieutenant de l’Infanterie Territoriale ;
14
Jacques-Henri Desmarets, Capitaine 19è Dragons.
23
Marie DANEL
Camille Puel, 19 ans, Alice Bergaud, 23 ans, filles-mères.
15
Aline FLAN
Emilienne Bru-Peyre, 37 ans.
17
Lisa CROS
Valentine Delprat, 11 ans.
18
Benjamin BOUMEDIENNE Antoine Bru, 20 ans, caporal.
19
Shaynesse YAHIAOUI
Antoine Bru, 20 ans, caporal.
20
Maëva DALLEAU
Alice Bergaud, 23 ans.
21
Louis NOELL
Clément de Pémille, médecin, Marthe de Pémille, sa femme.
22
Elena CHAA
Anne Lefebvre, 31 ans.
23
Carline CHANET
Adrien Lefebvre, 31 ans, prisonnier.
25
Stessy DERIEPPE
Emilienne Bru-Peyre, 37 ans.
25
Laura MURAT
Hugonie Bru-Durand, 34 ans.
26
Léa VAISSIERE Louise Cabanes, 31 ans, institutrice, Madeleine Durand, 11 ans.
28
Emma DOUIEB Antoine Bru, 20 ans, caporal, Germain Allard, 38 ans, capitaine de
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gendarmerie.
Manon NONCKELYNCK
Yanis DUTREUX
Annabelle SALIBA
Julien GAY
Roxane MARTINEZ
Pauline Peyre , 17 ans.
Pauline Peyre, 17 ans.
Camille Puel, 19 ans.
Joseph Bru, 22 ans.
André Fabre, 35 ans, capitaine au 1er Régiment de
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35
Marche d’Afrique.
Thibault LANDAIS
Myriam MESTOURI
Lena SEGURA
Syriane IKHLEF
Chloé LESPERON
Joseph Bru, 22 ans.
Hélène Cabourdès, 24 ans, épicière.
Bernard Bouissou, 25 ans, caporal.
Louis Bru, 17 ans.
Louis Bru, 17 ans.
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37
39
39
42
Couverture de Lise KLEIBER, Syriane IKHLEF, Annabelle SALIBA.
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Pour résumer la saison 1, voici un extrait de la fin du premier roman :
Chloé TROCELLIER
Jules Delannoy, Rédacteur à l’Echo du Tarn
A Monsieur Marcel Bru,
3è Régiment d’Infanterie Territoriale,
Lundi 11 janvier 1915
Monsieur,
Comme promis lors de nos entretiens, je vous adresse ci-joint l’article
résultant de mon enquête sur les meurtres et agressions que vous connaissez,
dont celle de votre fils Antoine. Mon journal ne peut pas publier cet article,
qui selon les autorités, pourrait jeter l’opprobre sur nos valeureux soldats.
C’est évidemment regrettable, mais Joseph Bru étant toujours en fuite, il est
effectivement à souhaiter qu’il ignore que le caporal Antoine Bru, votre fils, et
l’adjudant Adrien Lefebvre, ont survécu à leurs blessures. Je sais pouvoir
compter sur votre compréhension.
Bien cordialement, Jules Delannoy
Samedi 9 janvier 1915
CHRONIQUE TARNAISE
Meurtres en héritage
Fait divers surprenant ces derniers mois : deux frères tarnais devenus
soldats s'improvisent meurtriers pour venger leur mère.
L'histoire débute en octobre 1913, lorsque Noémie Pages, 45 ans, étrangla
son mari Jean-Baptiste Bru, de vingt-huit ans son aîné. Une enquête eut alors
lieu et révéla que le meurtre survint suite à une discussion d'intérêt entre les
deux époux. On apprit également que l'ancien mari de Noémie Pages était
mort en 1892 de causes suspectes. Celle-ci avait épousé Jean-Baptiste Bru
seulement un an plus tard et certains la surnommèrent alors « la femme
héritage ».
C'est à la suite de ce meurtre que les jumeaux Léon et Joseph Bru, fils aînés
de Noémie Pages et Jean-Baptiste Bru, qui effectuaient leur service militaire,
décidèrent de venger leur mère et eux-mêmes, lésés sur le testament de leur
père. En effet, avant de mourir, Jean-Baptiste Bru avait eu le temps de rédiger
son testament, dans lequel il léguait à son fils aîné Marcel Bru, enfant d'un
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
premier mariage, sa ferme ainsi que l'essentiel de ses biens. Léon et Joseph,
eux, ne reçurent qu'un peu d'argent, tout comme les autres enfants de la
famille.
Les deux frères tinrent alors pour responsable Antoine Bru (fils de Marcel
Bru), leur neveu, et ne s'arrêtèrent pas là dans leur chasse à la vengeance…
Le 25 août 1914, le sous-lieutenant Henri de Pémille, 28 ans, fils du
médecin philanthrope ayant examiné le corps de Jean-Baptiste Bru en 1913,
meurt tué sur le front. Mais l'on ne peut pas établir si son décès a eu des
circonstances suspectes.
En revanche, le meurtre d'Émile Picarel, fils du juge de paix chargé de
l'affaire et glorieux lieutenant du 15è Régiment d'Infanterie, a bien lieu le 12
septembre 1914. Selon son ordonnance, le corps portait les traces suspectes
d'une tentative d'étranglement.
Mais ce ne fut pas tout ! Adrien Lefebvre, 30 ans, adjudant au 15è
Régiment d'Infanterie, fils du commissaire de police Germain Lefebvre ayant
mené l'enquête sur Noémie Pages en 1913, est gravement blessé le 1er
septembre 1914 puis sauvé in extremis !
Enfin, de son côté, le jeune Antoine Bru reçut de violentes menaces de la
part de ses oncles Léon et Joseph Bru. Il fut aussi atteint par un coup de feu
loin des lignes ennemies, le 30 novembre 1914, au cantonnement où il
approvisionnait l'escouade dont il était devenu caporal, grâce à son courage et
à son abnégation au combat. Heureusement, bien que grièvement blessé, il se
remet de ses blessures et nous avons pu l'interroger.
Mais quelle coïncidence que les fils de tous ceux qui avaient participé à
l'arrestation de Noémie Pages soient morts au même moment ! Pourquoi tous
ces soldats innocents et courageux sont-ils morts ou blessés ? Existe-t-il un
lien entre tous ces meurtres et la vengeance des fils de Noémie Pages, Léon et
Joseph Bru ?
À la suite de sa blessure, Adrien Lefebvre envoya une lettre à son père
Germain Lefebvre afin de lui expliquer les causes étranges de cette blessure. Il
avait été frappé d’un coup de crosse à l'arrière du crâne alors que l'ennemi
allemand était en face ! Une enquête fut ouverte et le commissaire de police
Germain Lefebvre comprit alors le lien existant entre les différents meurtres,
la blessure de son fils Adrien, les menaces qu'avait reçues Antoine Bru, d’une
part, et l'affaire Noémie Pages datant de 1913, d’autre part.
Tous ces crimes constituaient l'atroce vengeance des frères Léon et Joseph
Bru. Toutes ces jeunes et courageuses victimes s’étaient trouvées face à deux
horribles meurtriers en série se dissimulant dans des combats sans pitié !
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Quelle épreuve pour nos soldats et pour leurs familles, que les dangers de la
bataille se soient doublés des menaces de deux criminels dangereux et lâches !
Pour les besoins de l'enquête, Noémie Pages fut interrogée sur les
intentions de ses fils, depuis la prison pour femmes de Toulouse où elle est
détenue. Mais elle ne délivra aucune information à la police et déclara qu'elle
croyait ses fils innocents.
Cela n'empêcha pas les policiers de lancer une procédure d'arrestation à
l'encontre des deux frères Léon et Joseph Bru, déclarés uniques coupables de
l'agression d'Antoine Bru le 30 novembre 1914, selon la déposition de ce
dernier.
Léon Bru fut arrêté le 2 décembre 1914, jugé par le conseil de guerre le
lendemain, il fut par la suite exécuté. Néanmoins son frère Joseph a pris la
fuite et reste à ce jour introuvable malgré les recherches conjointes de la
police, de la gendarmerie et de toutes les autorités préfectorales du pays.
Mais jusqu'à quand Joseph Bru restera-t-il en liberté ? Et n'est-il pas
dangereux de laisser un meurtrier en série, désireux de vengeance, dans la
nature ?
Quelles seront les conséquences de cette fuite pour le jeune et vaillant
caporal Antoine Bru, et pour l'adjudant Adrien Lefebvre ? Malgré la
protection policière accordée à Antoine Bru et à Adrien Lefebvre le temps de
l'enquête, ceux-ci restent pour le moment en danger de mort.
Nous nous engageons donc à tenir nos lecteurs informés des suites que
cette ténébreuse affaire pourrait avoir.
Jules Delannoy
Commission de censure du Tarn :
Objet : Article démoralisant portant atteinte à l’honneur de l’armée et des
soldats.
Mesures préconisées : Cet article ne sera pas publié, nous recommandons
qu’une enquête soit diligentée sur son auteur pour ses agissements
antipatriotiques. La source de renseignements doit être découverte à tout prix.
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Saison 2 Des tombes et de l’encre 1915
Laura ARFEUIL
CHRONIQUE TARNAISE
Tentative de meurtre à Lavaur
Hier, vendredi 15 janvier, le Docteur Laurens, bien connu de la population
vauréenne, a été victime d’une agression qui a failli lui coûter la vie.
Il était environ 17h30, quand un homme vêtu d’un long manteau de couleur
sombre, et le visage dissimulé par une capuche, sortit précipitamment d’une
ruelle et se rua sur le Docteur qui quittait alors son cabinet. L’homme masqué
lui porta un coup au thorax à l’aide d’une arme blanche, ce qui le fit
s’écrouler. Pensant l’avoir tué, et vraisemblablement pris de panique à l’idée
d’être surpris, l’agresseur s’enfuit aussitôt.
Il ne s’aperçut cependant pas que la scène avait eu un témoin qui appela la
police. En quelques instants, le commissaire Lefebvre et les secours se
rendirent sur les lieux. Par bonheur, ils constatèrent que le Dr Laurens était
encore en vie et l’évacuèrent donc rapidement au centre hospitalier le plus
proche, le collège des Doctrinaires. Le chirurgien-major Estève put l’opérer
immédiatement. Actuellement le Dr Laurens n’est plus en danger.
Le commissaire s’empressa quant à lui d’interroger le témoin qui n’était
autre que la gouvernante du Docteur Laurens, Marie Cassagnol. Lors de son
témoignage, elle précisa qu’elle avait assisté à toute la scène depuis une
fenêtre de la maison. Elle souligna qu’elle avait pu identifier l’agresseur,
quand dans sa fuite le vent avait découvert sa tête. A sa grande surprise, elle a
ainsi pu reconnaître Joseph Bru, le fils de la meurtrière Noémie Pagès. Le
docteur Laurens, en 1913, avait contribué à établir la culpabilité de la femme
Bru dans le meurtre de son mari. Est-ce encore une tentative de meurtre du fils
pour venger sa mère ? Ceci reste à découvrir.
Le commissaire Lefebvre et son équipe ont lancé des recherches, Joseph
Bru, par ailleurs recherché comme déserteur, est maintenant le fugitif à
retrouver et arrêter au plus vite.
Jules Delannoy.
Lundi 25 janvier 1915
Mon cher Joseph,
Je reçois plus régulièrement les journaux ici dans ma prison, et j’ai appris
que tu as tenté de tuer le Docteur Laurens à Lavaur, puis que tu as été arrêté le
mardi suivant. Je suis atterrée que tu aies continué ces crimes. Il y a eu assez
de morts, Joseph ! Ton frère jumeau et toi, vous avez apparemment tué ou
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
tenté de tuer les fils des médecins et des magistrats qui m’ont arrêtée il y a
plus de deux ans ! Mais c’était normal que je sois arrêtée, j’ai tué ton père, tu
le sais, parce qu’il ne voulait rien vous laisser de la ferme, il voulait que
Marcel, son aîné, ait tout !
J’étais furieuse, mais je le regrette à présent. J’ai fait ton malheur et celui
de Léon, qui a été arrêté aux armées et exécuté, et toi tu as réussi à t’enfuir,
mais pour quoi faire ? Pour revenir ici dans le Midi, précisément à Lavaur où
tout le monde te connaît, et pour continuer à assassiner ce Docteur ? Tu étais
déjà recherché comme déserteur et criminel, à présent tu es en prison comme
moi, et tu vas certainement être condamné à mort ! Joseph, toi si intelligent et
si rusé, comment tu as pu gâcher ta vie pour me venger ?
Pire encore, tu gâches l’avenir de ton plus jeune frère, Louis, qui est chez
votre demi-sœur Emilienne. Il n’a que dix-sept ans, il ne parle que de
s’engager pour laver l’honneur de la famille, et toi tu en rajoutes dans la
noirceur et le crime ? Tu dois bien réfléchir, Joseph, te repentir, recommander
ton âme à Notre Seigneur pour te sauver au moins dans l’autre vie. Prometsmoi que tu te repentiras avant de mourir, mon fils, sinon je resterai tourmentée
par le souvenir tellement vivace que j’ai de toi.
Je t’en prie, pour une fois, écoute ta mère. Je t’embrasse affectueusement.
Noémie Pagès-Bru.
Amélie CAUSSE
Mercredi 3 février 1915
Marguerite Ryckewaert regarde sa fille, assise sur le bord du lit en train de
lire.
« Ma fille, dit Marguerite, vient me retrouver dans la cuisine, je dois te parler.
- Je n'ai pas le temps, maman je veux finir mon roman.
- J'insiste, c’est important !
- Bon d'accord, j'arrive.
Elle saute du lit, descend rapidement les escaliers et s'assoit au fond de la
cuisine sur un tabouret en bois avec le livre à la main.
- J'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer, dit Marguerite en regardant sa fille
avec beaucoup de tristesse. Ton grand-père vient de mourir cette nuit, à cause
d'une infection. Je n'ai pas voulu te déranger à l'école. Je suis allée m’occuper
du corps, c’est Noémie la voisine qui est venue m’aider et qui est restée près
de lui.
La jeune fille se met à pleurer et court vers sa mère pour la serrer dans ses
bras.
- Ne t’inquiète pas maman chérie, je suis là, dit l'enfant.
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
- Ça va aller, il faut être courageuse dit Marguerite. On l'enterre dans deux
jours à Steenvoorde dans le caveau de la famille.
- D'accord Maman.
Elle se sert un verre d'eau et rejoint sa mère assise près de la table.
- Maman, j'ai quelque chose à te dire. Est-ce que tu as remarqué la souffrance
de ces jeunes soldats qui viennent au cabaret ?
- Oui ma fille, ça m'attriste beaucoup. Certains ont des troubles de
comportement ou ont eu des blessures graves.
- Maman, hier j'en ai vu un qui avait un air hagard et un gros bandage autour
de la tête, j'étais émue et effrayée.
- Je sais ma petite, la guerre entraîne beaucoup de malheur. Des soldats sont
tués, blessés, mutilés… D'autres deviennent fous face à la violence des
combats et aux situations qu'ils doivent affronter.
- Tu as raison, Maman. Vivement que cette guerre s'arrête et que tous les
jeunes soldats puissent retrouver leur famille.
- Mon enfant, j'ai un problème.
- Qu'est-ce qu’il y a, Maman ?
- Ça devient difficile de tenir le cabaret, je ne trouve plus de boisson ni de
nourriture à un prix intéressant. Certaines serveuses partent travailler à l'usine.
Tout cela devient de plus en plus compliqué.
- Maman, il faut continuer, les soldats qui ont leur cantonnement près d'ici
aiment ton cabaret, tu leur apportes de la joie, du bonheur.
- Je vais tenir grâce à toi, ma fille adorée. Je tiens à assurer ton avenir. Je te
promets, le cabaret ne fermera pas. »
Driss OULHIYANE
Mercredi 17 Février 1915
Chère Camille
Je commence peu à peu à croire que cette guerre ne va jamais cesser.
Chaque jour qui passe, je vois des soldats, des camarades, mourir, mourir pour
notre mère patrie ! A chaque pas, je vois des soldats, des corps à demi-enfouis,
parfois juste des membres, qui sont ensevelis sous une épaisse couche de
boue. Certains morts ne sont même pas signalés, et leurs familles vivent dans
l’espoir de les revoir un jour.
Je m’aperçois aussi que les nouveaux soldats sont de plus en plus jeunes.
Ils sont tous effrayés par l’atrocité de cette guerre, par toutes ces tueries pour
finir coincés dans des trous humides, tout comme moi lors de mes premiers
jours. Mais comme si cette maudite guerre ne suffisait pas, j’apprends que ma
fiancée Marianne est morte, il y a un mois de cela, emportée par la
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
tuberculose. Je n’ai même pas pu lui dire adieu ! Elle me manque tellement,
vous savez…
Mais en réalité si je vous ai adressé cette lettre, c’est pour vous demander
de devenir ma marraine de guerre afin que je puisse garder un contact humain.
Les lettres de ma fiancée m’ont beaucoup aidé à surmonter cette maudite
guerre, jusqu’à aujourd’hui. J’aimerais vraiment conserver une relation
humaine normale avec quelqu'un qui ne vit pas dans cette horreur froide et
boueuse. Je sais que comme moi, vous êtes blessée par le décès de la personne
que vous aimiez, que vous vouliez épouser... Nulle autre que vous ne peut
comprendre que ce que je ressens soit aussi intense, aussi douloureux en
émotions, et vous êtes la seule et unique personne sur qui je peux compter.
Je voulais aussi vous dire qu’Emile me manque beaucoup, je pense à lui
chaque jour qui passe. Répondez vite car mes forces diminueront chaque jour
qui passe dans l’attente de votre réponse.
Votre ami dévoué, Bernard Bouissou.
Léa CENTENO
Jeudi 25 février 1915
Mon cher Antoine,
Je t'écris pendant mon petit temps de pause car après je n'aurai plus la
possibilité de t'écrire. Tu sais combien nous sommes toutes occupées à
l’hôpital d’Angers, et je suis actuellement responsable de salle, ce qui ajoute à
mon travail habituel avec les blessés, l’organisation du service des infirmières
et des bénévoles. Nous soignons actuellement surtout des soldats qui viennent
de Champagne car il y a beaucoup de blessés.
Les soins sont meilleurs grâce à l'approvisionnement en médicaments, et
nous avons aussi plus de produits de nettoyage, de l'eau de Dakin nous
parvient enfin en quantités suffisantes. Nous ne connaissons plus, comme à
l’automne dernier où tu étais là, de grave pénurie de pansements.
L'organisation et l'hygiène s'améliorent grâce à la régularité du travail des
médecins, qui se relaient, et des volontaires et des infirmières qui sont venus
nous rejoindre pour nous aider. Donc la gangrène commence à disparaître et
chacun sait ce qu'il a à faire.
Moi, je vais bien et puis j'ai beaucoup de travail donc je ne m'ennuie pas,
sauf de toi. Je préfère te savoir debout, mais lorsque tu étais ici convalescent
tu étais loin des combats… Je pense à toi chaque seconde qui passe et tu me
manques énormément. J'attends avec impatience de tes nouvelles car par
moments je suis très inquiète. Es-tu en Champagne toi aussi ?
Evidemment les journaux ne nous apprennent pas grand chose…
10
Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
J'espère que tu vas bien et que ma lettre te fera plaisir. Je t'embrasse fort.
Madeleine Pech.
Ninon PUYO
Mercredi 3 mars 1915
Très cher Bernard,
Je vous écris cette lettre pour vous dire que j'accepte volontiers de devenir
votre marraine de guerre. Je suis heureuse d'entretenir une correspondance
avec vous tant que vous êtes au front, afin de vous soutenir moralement et
psychologiquement. Je tâcherai de vous faire parvenir les quelques lettres de
votre famille, des colis ou encore des photos. J'ai écrit à vos parents, et votre
mère m'a répondu très gentiment.
D'ailleurs je crois bien que cela me soutiendra moi aussi... Si vous le
permettez, j'aurais bien besoin de vous parler de ma vie... J'ai tenté de
solliciter l'intérêt de la famille de mon défunt fiancé, Emile Picarel, dont je
porte l'enfant. Mais ils ont refusé de me voir, ils n'ont pas répondu à mes
lettres. J'ai essayé de faire intervenir le Docteur Laurens, qui connaissait Emile
et qui me connaît bien aussi... tout cela sans succès. Les parents d'Emile ont
refusé de m'entendre, ont eu même des paroles blessantes envers moi.
C'est donc avec énormément de chagrin et d'angoisse que je vous apprends
qu'à cause de leur indifférence et même de leur mépris, mon enfant, l'enfant
d'Emile, ne sera pas reconnu, devra vivre sans père. Et moi aussi, j'ai la honte
d'être fille-mère et la douleur d'être toute seule, puisque mes propres parents
me versent une petite pension mais ne veulent plus me voir. J'ai tout juste de
quoi vivre dans une petite chambre, et je dois tout compter avec soin pour
avoir de quoi manger. Lorsque le bébé sera né, il faudra que je travaille, parce
que je n'aurai pas assez pour deux. Mais qui voudra m'embaucher ? Comment
faire avec un bébé à nourrir plusieurs fois par jour ? C'est bien du souci.
Pourtant, je ne veux pas vous accabler avec mes difficultés. Je suis très
vaillante et en bonne santé, je fais du repassage et un peu de raccommodage
pour une amie blanchisseuse, et mon bébé est très vigoureux : il bouge
beaucoup !
Je vous ferai parvenir une lettre si je reçois une quelconque réponse de la
part de la famille d'Emile.
Sincères salutations, Camille Puel.
Hugo GAILHOUSTE
Vendredi 12 mars 1915
Chère mère,
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Je me porte bien malgré le fait que je sois en prison. La prison, je vais
d'ailleurs bientôt en sortir. Pas pour me faire exécuter comme tu le penses
sûrement, mais pour aller combattre aux Dardanelles. Si le nom ne te dit rien,
c'est cet endroit en Turquie où les Alliés ont débarqué en avril dernier pour
tenter d'aider les Russes à se sortir du blocus et où ils sont pour le moment
bloqués eux aussi.
Si je vais là-bas c'est parce que je pense avoir une chance de survivre alors
qu'en France je suis condamné à mort. Même si mes chances de survie sont
très réduites il me reste une infime possibilité de survivre et je me dois de la
saisir. De plus si je ne meurs pas là-bas, ma peine de mort sera abolie comme
pour tous les condamnés à mort qui ont choisi le bataillon disciplinaire et qui
s’y battent avec courage. Tu sais que je ne manque pas de vaillance, je pourrai
certainement montrer ce dont je suis capable et je serai peut-être même décoré.
On raconte ici l’histoire d’un type, un tueur, qui est devenu caporal dans son
bataillon disciplinaire.
En fait il est vrai que ce choix du bataillon disciplinaire n'en est pas
vraiment un. Mais entre quelque chose de risqué et la mort, l’action risquée est
toujours mieux non ? Il est vrai que certains ont refusé de partir et ont préféré
rester en France malgré la peine de mort qui les attendait. Mais moi je ne
pense pas à la mort. Je pense plutôt à toutes les aventures que je vais pouvoir
vivre là-bas.
Dans ta dernière lettre tu t'inquiétais du sort de Louis. Ne te tracasse pas
pour lui, il s'est engagé dans l'armée et il se débrouille plutôt bien à
l’instruction, d’après ce que j'ai entendu dire. Ne t'inquiète ni pour lui ni pour
moi. Je risque de ne pas pouvoir t'écrire pendant un petit moment mais ne te
fais pas de mauvais sang, je t'écrirai dès que nous serons arrivés, dès que je le
pourrai.
Ton fils qui t'aime, Joseph Bru.
Morgane MOREL
Samedi 20 mars 1915
EMILIENNE CABOURDES.- Bonjour ma petite fille. Je voulais que l'on
parle de ta relation avec Joseph Bru. Tu ne vas pas nier maintenant que tu l’as
vu en janvier, juste avant qu’il tente de tuer le Docteur Laurens ? Je suis venue
l’autre jour à l’épicerie pendant qu’on te livrait, et le facteur a apporté ton
courrier. Il y avait une lettre de la prison de Toulouse, c’était de lui, non ?
HELENE CABOURDES.- Oui, grand- mère, et alors ?
EMILIENNE CABOURDES.- Eh bien cette relation me déplaît fortement.
HELENE CABOURDES.- Ah bon ? Et pourquoi ?
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
EMILIENNE CABOURDES.- Tu sais bien que je m'inquiète car cet homme
est un criminel et je ne veux pas qu'il t'arrive de mauvaises choses. Déjà gamin
il était sournois, et un peu trop intelligent et entêté pour son propre bien. De
plus je n'ai pas entendu de très bonnes choses à son sujet.
HELENE CABOURDES.- Comme quoi ? Je suis attachée à lui depuis
longtemps, et je ne veux pas rompre ma relation avec lui. Quels ragots est-ce
que tu vas encore me rapporter sur lui ?
EMILIENNE CABOURDES.- Eh bien par exemple rappelle-toi ses fourberies
quand il était plus jeune, la volonté qu’il avait constamment d'atteindre son
but, et à n'importe quel prix. Il y a eu aussi les histoires des terres qui n’étaient
pas pour lui, après que sa mère a tué son père, à ce qu’on dit.
HELENE CABOURDES.- Oui, et alors ? C'est son passé.
EMILIENNE CABOURDES.- Certes, c'est son passé ! Pourtant tu sais bien
qu’il a été arrêté non seulement pour la tentative de meurtre du Docteur
Laurens, mais aussi parce qu’il a assassiné d’autres soldats, des Français,
quand il était au front. Son frère jumeau, Léon, a été exécuté pour ça, et lui,
Joseph, il a déserté. Un criminel reste un criminel, et je ne veux pas que tu
subisses des violences de sa part, ou pire, que tu sois un jour obligée de le
suivre dans ses activités illégales ! Et comment tu comptes être heureuse avec
un criminel qui méprise les êtres humains ? Pense un peu à la vie que tu aurais
ici, toi, et peut-être tes enfants, avec un assassin !
HELENE CABOURDES.- Pour l'instant tout va bien, il est en prison, je ne
risque rien ! Et ce ne sont pas tes histoires.
EMILIENNE CABOURDES.- Je t'ai donné mon avis. Maintenant à toi de
faire ton choix mais réfléchis bien à ce que je t'ai dit.
Flavie DURAT
Samedi 27 mars 1915
Le développement de l'arsenal de Castres
Comme le savent les Tarnais, la guerre est partout. Partout, même à Castres.
Aujourd'hui nous allons évoquer l'usine de production d'armes où notre
équipe s'est rendue. Située dans la ville de Castres, l'usine fut créée en 1910
mais ce n'est qu'en 1913 que l'usine connaît un essor fulgurant. La production
d'armes a été multipliée par 10, soit 350 000 armes produites en plus depuis
l'avant-guerre chaque mois, pour la victoire de nos armées.
Pour mieux comprendre le phénomène, nous avons rencontré le patron de
l'usine : Jean Tarbin, qui nous a accordé un entretien et qui a accepté de
répondre à nos questions :
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
- Avec cet essor de votre usine, pensez-vous en toute honnêteté que la
guerre est une bonne chose pour le développement ?
- « Non je ne pense pas que la guerre soit une bonne chose, des jeunes
soldats meurent chaque jour pour défendre notre pays. Vous savez, des
garçons de ma famille sont en ce moment même sur le front. Et puis même si
l'usine est pour moi une nouvelle source de revenus, la guerre cessera un jour.
J'ai pleinement conscience que cette mobilisation n'est que temporaire. »
- L'armée exerce-t-elle une pression pour que le rendement soit efficace ?
- « Oui, le ministère de l'armement se montre exigeant, les besoins ont
triplé et il nous arrive d'avoir du mal à satisfaire les demandes dans les temps.
Mais en règle générale nous y parvenons tout de même. Les obus et les
munitions sont les plus demandés. »
- Vous arrive-t-il de récupérer des obus ennemis défectueux ?
- « Oui, très souvent, des équipes courageuses risquent leur vie pour
rapporter ces obus teutons, qui sont ensuite triés sur le terrain de Melou par
des réservistes et des ouvriers étrangers. Puis on récupère la poudre, les fusées,
les matériaux. On fabrique alors des obus neufs dans nos ateliers, avec tout le
savoir-faire de nos ouvriers. Je précise que nous améliorons considérablement
ces munitions, spécialement pour les modèles les plus modernes de nos
canons. Ces opérations sont une bonne chose car elles permettent non
seulement de réduire nos coûts de production mais aussi d'éviter que ces obus
soient récupérés par l'armée allemande sur le champ de bataille. »
L'essor des usines d'armement est donc considérable, il est dû en particulier
aux munitionnettes et à l'ensemble du personnel qui, à leur manière, se battent
pour la victoire de notre pays. On ne peut que saluer ces hommes et ces
femmes qui se dévouent pour un travail ardu afin de favoriser la victoire.
Jules Delannoy.
Lise KLEIBER
Vendredi 24 avril 1915
Madame Bru,
Je me nomme Henri Renault. J’appartiens au 3ème régiment d’Infanterie
territoriale, tout comme votre époux, Marcel Bru.
En tant que compagnon d’armes de ce dernier, j’estime que c’est à moi
qu’incombe la lourde tâche et l’immense peine de vous annoncer le décès de
votre mari ce 22 avril à Ypres, en Belgique.
Il me semble important de vous assurer que le soldat Marcel Bru a expiré
en héros. En effet, il a toujours fait preuve d’une vaillance et d’une
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
bienveillance exemplaires. Votre époux a rempli son devoir de patriote de
façon tout à fait admirable, soyez-en sûre.
Je juge qu’il est également de mon devoir de vous relater les circonstances
dans lesquelles votre conjoint s’est éteint, aussi éprouvant cela soit-il.
Il devait être vers cinq heures du matin, et Marcel Bru et moi-même
venions d’être envoyés en première ligne afin d’y apporter le ravitaillement.
C’est alors qu’un brouillard jaune verdâtre s’est abattu sur nous, s’insinuant
sournoisement dans nos poumons et nous étouffant traîtreusement. Je ne
saurais décrire l’horreur de la situation, Madame, la panique qui s’est emparée
de nous tandis que nos braves camarades étaient pris de violentes nausées, de
vertiges et s’effondraient, haletants et suffocants. Des coups de feu étaient tirés
à l’aveuglette, car l’épaisse purée de pois qui nous entourait obstruait notre
vue. Nos supérieurs ont hurlé des ordres, mais nous n’entendions pas, trop
pressés de fuir les tranchées et de nous soustraire à l’épouvantable et mortel
brouillard asphyxiant. Et les cris sont tout de suite devenus des cris de douleur.
Dans notre fuite éperdue, j’ai vu avec horreur votre mari, mon ami, s’écrouler.
J’ai essayé d’hurler son nom pendant de longues secondes, toussant à m’en
arracher la gorge, mais je sentais la fumée s’immiscer dans mes yeux, dans
mes poumons, malgré le mouchoir épais plaqué sur mon visage, et je ne dois
mon salut qu’à un brusque éclair de lucidité instinctif. Mais c'est certainement
le lendemain qui a été le plus pénible, lorsque nous, survivants lestés du deuil
de nos camarades, avons dû enterrer les corps de nos frères d'armes ayant
succombé à la perversité de l'ennemi.
Je vous promets, Madame, que Marcel Bru a été enterré dignement, dans le
cimetière de Pilkem, un petit hameau situé près d’Ypres. J'ignore si vous êtes
croyante, mais si cela peut vous être d'un quelconque réconfort, je peux
témoigner de la présence d'un aumônier, entouré de tous ses camarades de la
section, lors des humbles mais honorables funérailles de votre conjoint.
Madame, votre époux laisse derrière lui une famille qu’il m’a à maintes
reprises décrite comme charmante, et c’est vers vous, votre fils et vos parents
que se tournent toutes mes prières.
Je vous prie enfin, Madame, de bien vouloir accepter mes sincères
condoléances ainsi que ma sympathie la plus respectueuse.
Henri Renault, lieutenant, 3ème régiment d’Infanterie territoriale.
Marie DANEL
Jeudi 29 avril 1915
CAMILLE PUEL : Ah ma chère Alice, comment va votre petit garçon ?
ALICE BERGAUD : Il se porte bien, et vous, la petite Félicie ?
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
CAMILLE : Elle va bien.
ALICE : Vous ne paraissez pas en très bonne forme mon amie.
CAMILLE : Ah… Si vous saviez…
ALICE : Parlez donc et dites-moi vos soucis en ce moment.
CAMILLE : Je ne sais pas par quoi commencer… Il y a tellement de choses.
ALICE : Dites-moi tout. Peu importe l’ordre.
CAMILLE : Eh bien… je suis fatiguée. Ma fille pleure sans arrêt depuis
qu’elle est née il y a deux jours, et elle a besoin de beaucoup d’attention. Je ne
dors plus très bien depuis septembre, depuis que mon tendre Emile est parti
rejoindre le Tout-Puissant, et j’ai beaucoup trop de problèmes à résoudre pour
penser à me reposer.
ALICE : Il est vrai que je vous entends bouger la nuit dans votre lit.
CAMILLE : Je me sens si seule, sans père pour élever ma fille, sans aide… Je
suis considérée comme une paria dans Lavaur ! J’ai mis au monde un enfant
sans être mariée. Même les infirmières ne m’adressent presque pas la parole.
ALICE : Ne vous en faites pas, les gens changent. Ils verront bien quelle brave
et courageuse fille vous êtes.
CAMILLE : Je n’en suis pas si sûre…
ALICE : Mais si voyons ! Et puis quand les hommes reviendront du front,
vous pourrez trouver un mari qui s’occupera de vous et de votre bébé.
CAMILLE : Jamais ils ne voudront de moi… J’ai décidé de me débrouiller
toute seule. Je dois travailler. J’ai entendu dire que madame Bru-Peyre, qui
avait son fils Gaston et son demi-frère Louis pour l’aider, se retrouve seule
pour tenir sa ferme depuis qu’ils sont partis combattre. Il paraît qu’elle veut
employer quelqu’un.
ALICE : Oui, c’est exact, j’en ai entendu parler.
CAMILLE : Madame Emilienne est sage et réfléchie. J’ai l’intention de lui
proposer mon aide.
ALICE : C’est vrai que madame Peyre est réfléchie… Mais faites attention,
cette famille apporte le malheur… On parle encore du meurtre du grand-père,
et des jumeaux Joseph et Léon qui ont commis des crimes paraît-il… Je vous
propose que vous restiez avec moi. On trouvera de quoi manger et vous serez
moins seules, votre fille et vous.
CAMILLE : Je vous remercie pour votre proposition qui me va droit au cœur
mais que je me dois de refuser. Ma mauvaise réputation déteindra sur vous et
votre petit garçon… Je ne pourrai pas le supporter… Quant aux crimes dans la
famille de Madame Peyre, elle n’est pas concernée ! C’est une calomnie, c’est
juste le destin qui a été tragique pour son père, et pour ses demi-frères, il me
semble… Dire que cette famille porte malheur est une sottise, non ? Est-ce
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
que la guerre ne nous a pas porté malheur à toutes les deux en tuant nos
fiancés ?
ALICE : Je vous aurai prévenue et malgré votre choix je ne peux que vous
soutenir en tant qu’amie. Mais vous savez, l’un des frères d’Emilienne,
Joseph, a commis des meurtres, paraît-il, et il est toujours en fuite. Est-ce que
ce ne serait pas dangereux pour vous s’il venait chez Emilienne, sa demisœur ?
CAMILLE : Oui, je l’admets, mais j’ai besoin d’avoir de quoi vivre pour
deux. Et puis je rendrai service à Emilienne, et peut-être à vous aussi en cas de
besoin… Vous êtes mon amie et ça m’est vraiment bénéfique.
ALICE : Faites comme il vous plaît mais prenez garde tout de même…
D’autres catastrophes pourraient arriver… Cet homme, dans cette famille, est
si mal intentionné…
CAMILLE : Oui je le sais, mais je prends le risque. J’ai confiance en madame
Emilienne, c’est vraiment une femme de cœur.
ALICE : Si cela vous permet de dormir…
Aline FLAN
Lundi 3 mai 1915
Mon cher époux,
Je t'écris aujourd'hui avec une grande inquiétude suite aux événements qui
ont eu lieu ces jours passés. Les nouvelles que j'ai à t'annoncer ne sont pas
joyeuses.
Je te parle tout d'abord de notre fils Gaston, je pense que tu ne dois pas
rester dans l'ignorance, et tu dois savoir qu’il a été mobilisé. Je te mentirais si
je te disais que je ne m'attendais pas à ça. Et pourtant, j'en parle encore
aujourd'hui avec énormément de tristesse. De plus je viens d'apprendre que la
demande de Louis de devancer l’appel a été acceptée, le voilà parti lui aussi, et
il a à peine dix-sept ans !
Je devine bien que les circonstances dans lesquelles vous vivez sont très
dures et je suis de tout cœur avec vous. Je ne vous oublie pas.
Je vais t'apprendre aussi que Pauline, notre chère fille, est partie travailler à
Castres dans une usine d'armements. Je sais bien qu'elle est courageuse, mais
je ne peux m'empêcher d'avoir peur pour elle également, on ne sait pas ce qui
peut se passer. Avec tous ces départs, je me retrouve donc toute seule à la
ferme, avec beaucoup trop de travail. Il y a bien Marie, vraiment vaillante à 14
ans, mais nous n’arriverons pas à faire les foins ni les moissons à nous deux.
J'espère donc que tu auras une permission au plus vite, j'avais pensé aussi que
si tu n'en as pas j'embaucherais sûrement un prisonnier pour m'aider.
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
J'allais aussi oublier de te dire que dans les prochains jours je compte
embaucher une jeune femme de 19 ans, Camille Puel, qui vient de donner
naissance à une petite fille. Son fiancé est mort au front en septembre 1914
avant d’avoir pu l’épouser, et elle se retrouve seule avec son bébé. La famille
de son fiancé ne veut pas l’aider, vraiment je ne comprends pas qu’on puisse
laisser ainsi dans la misère et la honte une mère et son enfant. C’est une jeune
femme agréable et courageuse, on voit qu’elle est prête à travailler dur, elle ne
sera pas de trop pour la basse-cour et le potager. Elle logera dans la chambre
au-dessus de la réserve, Marie et moi avons juste fini de la nettoyer, et j’ai
ressorti pour la petite le berceau en bois que tu avais fabriqué pour Gaston… Il
faut bien que les femmes s’entraident quand les temps sont si durs !
Je voulais te faire part de ces événements récents pour que tu en sois
informé, non pas pour que tu t'inquiètes à ton tour, surtout que cela ne
changera rien. Quant à moi, je pense fort à toi, j'espère que tu vas bien ou que
du moins tu résistes à la souffrance. J'aimerais te dire à très bientôt...
Ton épouse aimante, Emilienne Bru-Peyre
Lisa CROS
Samedi 8 mai 1915
Rédaction :
Aujourd’hui, il y a beaucoup d’hommes de notre ville, nos pères, nos
frères, nos voisins, nos amis sur le front. Les femmes comme ma mère
travaillent d’arrache-pied dans les usines ou dans les champs pour subvenir
aux besoins de leurs familles. Les gens sont tristes et malheureux depuis le
début de cette guerre et ce sentiment continue.
On apprend presque chaque semaine la mort de personnes que l’on connaît.
Je croise les doigts pour que ça ne soit pas un de nos proches. C’est horrible,
insupportable. Je me souviens du jour où on nous a annoncé la mort de Papa.
Je n’ai pas voulu le croire mais quand j’ai regardé Maman, j’ai compris. Elle
avait les yeux remplis de larmes. Je me suis blottie dans ses bras et là j’ai su
que notre vie ne serait plus jamais pareille. Cela a été terrible, comment vivre
sans Papa, sans le voir, sans l’entendre ? Quand j’y pense j’ai la gorge nouée.
D’ailleurs, je n’aime pas parler de ce moment. Il a fallu pourtant continuer car
même si c’est dur il faut qu’on soit fortes pour ceux qui se battent, il faut aussi
qu’on se soutienne entre femmes, entre amies, comme on le fait avec
Madeleine Durand et Marie Peyre. Toutes les deux ont leur père au front, nous
pensons à eux et prions pour qu’ils restent en bonne santé.
Oui, avec mes amies on parle quelquefois de la vie dans les tranchées qui
doit être très dure, avec la souffrance, le froid, les ennemis, le manque de
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
nourriture… Je me demande souvent ce que la population pourrait faire pour
soutenir les soldats.
Tout d’abord, on fait régulièrement appel aux dons. Que chacun donne ce
qu’il peut comme de l’argent pour que les soldats blessés soient soignés et
nourris dans de bonnes conditions. La population pourrait faire plus de colis
de vêtements chauds, de nourriture pour ceux qui sont sur le front, ce qui peutêtre les aiderait à tenir.
Ensuite, le plus important à mes yeux : il ne faut pas oublier de leur écrire,
de leur donner de nos nouvelles, leur expliquer ce que l’on fait. A mon avis
c’est ce qui leur permet d’oublier pendant un instant où ils sont.
J’encourage tout le monde à faire ça, même s’il me tarde que la guerre soit
finie, que l’on retrouve nos familles et nos habitudes, du moins ce qu’il en
reste.
Valentine Delprat.
Benjamin BOUMEDIENNE
Dimanche 9 mai 1915
Chère Madeleine,
Je t'écris ces quelques mots alors que je viens d'apprendre une terrible
nouvelle. Mon père est mort.
Lors d'un ravitaillement juste avant un assaut, il a été gazé par les Boches
avec son camarade, Henri Renault. Ce dernier avait été témoin de mon
agression du 30 novembre dernier, qui nous a permis de nous rencontrer, toi et
moi, à l’hôpital d’Angers. C'était pour mon père un très bon camarade, il l’a
beaucoup soutenu et l'aura accompagné dans ses derniers moments. Je crois
qu'il a été touché beaucoup plus légèrement et qu'il se remet. C'est lui qui a
écrit à ma mère : il a même réussi à donner une vraie sépulture à mon père.
Je suis dévasté par cette tragique perte. Savoir que mon père était à l'arrière
du front, qu'il creusait des tombes au début de la guerre, et malgré cela qu'il
restait digne et courageux, me poussait à lutter tous les jours contre la mort.
Mon quotidien au front va être insoutenable, je pouvais m'évader de cet enfer
en m'imaginant mon retour à la maison, mes retrouvailles avec mes parents,
les longues promenades le long des berges du Dadou et au marché de
Graulhet.
Mais la vie continue et pour ma mère qui est sans doute terriblement triste
aujourd'hui, je dois penser à ma survie. Je prépare une lettre pour elle. Ici, en
Champagne, les combats au front sont très rudes. A chaque frappe d'artillerie
la mort plane, comme après lors de l’assaut. Beaucoup de mes camarades du
15ème régiment d'infanterie sont marqués dans leur chair et pour ceux qui ne
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
sont pas touchés physiquement, nous resterons à jamais marqués dans nos
esprits. Les conditions de vie dans les tranchées sont pénibles, parfois presque
inhumaines, nous vivons dans le froid, le gel nous paralyse. Les rats partagent
les tranchées avec nous et ne semblent pas effrayés par notre présence. La
nourriture est une denrée rare dès que le ravitaillement tarde à arriver. Nous
sommes souvent affamés, après plusieurs jours en première ligne, et cela rend
chaque jour encore plus difficile. Le plus terrible, c'est quand nous marchons à
côté des corps sans vie de nos compagnons, avant qu'ils soient dégagés dans
une fosse commune ou dans le parapet d'une tranchée.
C'est ce qui me répugne le plus car ils n'ont même pas droit à un lieu décent
pour reposer en paix, après s’être sacrifiés pour leur pays.
Ma tendre Madeleine, je suis désolé de la tristesse du contenu de ma lettre,
je t'avoue que pouvoir raconter mon quotidien à quelqu'un d'extérieur me
soulage.
J'attends de pouvoir te lire avec impatience, pour trouver du réconfort à
travers tes mots. Et j'espère que ta lettre sera plus gaie que la mienne !
Je t’embrasse de tout mon cœur, Antoine Bru.
PS : Cette lettre ne passerait pas la censure ! Elle te sera remise ou envoyée
par un de mes camarades du 15ème régiment d’infanterie, Jean, qui a quitté le
front car il a été blessé par une balle qu'il a reçue au bras.
Shaynesse YAHIAOUI
Lundi 10 mai 1915
Ma chère mère,
A l'annonce de la triste nouvelle de la mort de Papa je m'empresse de
t'écrire cette lettre pour essayer tant bien que mal de te réconforter, comme si
j'étais près de toi, à essuyer tes larmes qui ne doivent cesser de couler sur tes
belles joues. J'aurais aimé être à tes côtés pour te prendre dans mes bras...
Hélas je suis au front. En parlant de ça je m'en éloigne de plus en plus à cause
ou grâce à mes activités. Et c’est tant mieux car le front ce n'est pas la joie. Je
compte aussi m'engager dans l'aviation, c'est moins dangereux et avant tout
cela reste une passion et un rêve d'enfant, vu que l'occasion se présente autant
la saisir. J'ai été affecté pour plusieurs semaines dans une mission d'enquête,
ce qui fait que je ne suis plus directement exposé aux combats mais j'essayerai
de prendre de tes nouvelles et de te donner des miennes.
Ma tendre mère tu as beaucoup de qualités, tu es une mère merveilleuse...
Et surtout avec énormément de courage, tu n'as jamais baissé les bras face à
toutes les épreuves. Même si celle-ci est très dure, reste forte, dis-toi qu'il est
certainement serein là-haut, tu sais comme il était généreux et prêt à se
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
sacrifier. Et tu sais aussi combien il nous aimait. Dis-toi cela quand tu ne vas
pas bien, repense à tous les moments heureux que tu as eus avec lui.
Tu me manques beaucoup, ton absence se fait sentir de plus en plus, je
pense à toi chaque jour. Tu es loin même très loin de mes yeux, mais tellement
près du cœur. Ne sois pas trop triste... Prends soin de toi. Je t'embrasse
tendrement.
Ton fils qui t’aime, Antoine Bru.
Maëva DALLEAU
Jeudi 20 mai 1915
Ma chère Camille,
Te portes-tu bien ? Et ta petite fille ? Je n'ai pas de nouvelle de toi et je
m'en inquiète un peu. Je t'écris aussi pour t'en donner de mon petit Henri et de
moi. Il m'est arrivé une chose merveilleuse. Alors que j'étais dans mon meublé
misérable et que je venais de finir de nourrir le petit Henri quelqu'un a toqué à
la porte. Je me suis empressée d'aller ouvrir et quelle a été ma surprise en
découvrant le docteur de Pémille devant ma porte ! Je l’ai fait entrer et l'ai
invité à s'asseoir sur l'une des deux seules chaises que je possède. Je me suis
excusée et je suis tout de suite allée chercher Henri dans la chambre.
Le docteur de Pémille m’a demandé si Henri et moi étions en bonne santé,
c’est un homme charmant, vraiment. Puis il a commencé à parler de son fils
Henri et j’ai senti les larmes couler le long de ma joue en repensant à l'homme
que j'aimais et qui m'a quittée si brutalement. Le docteur s'en est rendu compte
et il s'est excusé. Nous étions plutôt gênés tous les deux. Soudain il a abordé le
sujet pour lequel il était venu, et qui m’a rendue vraiment heureuse : sa femme
et lui voulaient que je fasse les démarches administratives pour que mon petit
garçon soit reconnu comme le fils d’Henri de Pémille.
Ils m'ont d'ailleurs beaucoup aidée par la suite pour les démarches, sa
femme et lui. Il m'a aussi proposé de vivre dans une aile de leur maison pour
que le petit Henri et moi-même soyons mieux installés qu'ici. Il m'a ensuite
donné de l'argent et lorsque j'ai refusé il m'a dit qu'il n'était pas question qu'il
reprenne cet argent. Ils veulent tous les deux, sa femme et lui, que le petit
Henri ait de bonnes conditions de vie. Il m’a dit qu’ils veulent le voir grandir
en bonne santé toute sa vie, étant donné que son défunt père était leur fils
unique.
Nous nous sommes installés chez eux il y a quelques jours et mon enfant a
été reconnu fils de Henri de Pémille. Je sais que sans l'aide des parents de mon
cher disparu je n'aurais pas réussi à obtenir cela pour mon enfant et je leur en
suis infiniment reconnaissante. J'ai beaucoup d'espoir que grâce à eux l'avenir
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
pour mon fils et moi soit meilleur. J'espère que toi aussi ta jolie petite fille a
été reconnue et que la famille de ton fiancé défunt s’est enfin décidée à te
tendre la main, autant que les de Pémille m'ont aidée. Réponds-moi vite,
j'attends de tes nouvelles.
Avec toute mon amitié, Alice Bergaud
Louis NOELL
Mardi 25 mai 1915
- MARTHE DE PEMILLE : Je pense que nous avons bien fait, Clément, de
recueillir chez nous Alice et son fils. Pense à l’avenir de cet enfant qui vient
de prendre ton nom, mais qui a aussi le prénom de son père. Notre fils, lui qui
est mort en héros, pourra de là-haut être fier de notre décision mais aussi de
celles que prendra son enfant, notre petit.
- CLEMENT DE PEMILLE : C'est vrai que j'ai été réticent vu les conditions
dans lesquelles il est né… Henri n’avait pas épousé Alice, ne nous avait même
pas parlé d’elle… Mais aujourd'hui je sais, cet enfant doit porter fièrement
notre nom ! Il a notre sang et il est né de l'amour de notre fils, c'est tout ce qui
nous reste de lui… Alors, oui, prenons-en soin ! C'est ce qu'il voudrait.
- MARTHE DE PEMILLE : Oui je vais pouvoir lui donner tout mon amour, le
cajoler, le serrer dans mes bras mais aussi l'éduquer et lui raconter qui était son
père, ce héros qui a donné sa vie pour notre liberté ! Nous pourrons aider sa
pauvre mère, elle qui a perdu son fiancé, ils s'aimaient tant ! J’ai lu ses lettres,
tu sais, elle a bien voulu me les montrer…
- CLEMENT DE PEMILLE : Oui, Alice me l’a proposé aussi, mais je n’en ai
lu qu’une ou deux, c’était gênant tout de même. Elle a l’air très sincère dans le
souvenir qu’elle garde d’Henri. Certes, elle a perdu l’homme qu’elle aimait
avant les fiançailles, et pourtant elle a eu un enfant de lui. Elle semble vouloir
se consacrer à cet enfant. Et j’ai bien vu quand je suis allé la voir qu’elle était
vraiment soulagée que je lui propose d’entrer dans notre famille. Mais elle est
jeune, est-ce qu’on peut croire qu’elle sera fidèle à notre fils ? Est-ce qu’elle
sera capable de vivre seule toute sa vie, condamnée à vieillir seule ? Je me
demande si on peut lui souhaiter un tel avenir.
-- MARTHE DE PEMILLE : Comment peux-tu douter de cette pauvre fille ?
Elle est si gentille et si aimante à l'égard d’Henri, elle vénère son souvenir.
Elle est très pieuse aussi. Et elle ne sera pas la seule veuve que cette guerre
condamne à la solitude ! De plus elle vit chez nous, nous serons avec elle,
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
avec son fils… Pourra-t-elle se regarder en face si elle venait à aimer un autre
homme ? Non, vraiment, je t’assure qu’elle n'en fera rien.
- CLEMENT DE PEMILLE : Je l'espère Marthe ! J’espère qu’elle restera avec
nous. Nous aurions dû l’accueillir plus tôt, pendant sa grossesse, surtout que
ses parents ne l’aidaient que de loin, et au minimum.
- MARTHE DE PEMILLE : On ne peut pas revenir là-dessus, tu sais bien.
Rappelle-toi comme la mort d’Henri nous a anéantis… Il faut penser au petit
maintenant. C’est ce que fait Alice d’ailleurs. Je ne crois pas qu’elle serait
capable d’aimer un autre homme que son père. Non, elle aime trop cet enfant !
Et puis, pensons plutôt à être heureux maintenant. Tu sais bien que l’avenir…
- CLEMENT DE PEMILLE : Oui, tu as raison. Comme toujours…
Lise KLEIBER
Rapport adressé au Haut-Commissariat des Armées,
rédigé le vingt-six mai mille neuf cent quinze, à Terdeghem, dans le NordPas-de-Calais.
Je soussigné Jacques-Henri Desmarets, capitaine au 19ème Régiment de
Dragons, 16ème Corps, en charge de l’enquête concernant la fréquence des
échecs de tirs d’obus auprès du 54ème Régiment d’Artillerie de Campagne,
rapporte ce qui suit.
J’ai pu constater, lors d’une offensive qui s’est déroulée à Eecke il y a de
cela trois jours, que le problème de défectuosité des obus utilisés est bien
moins négligeable que ce qu’il paraît. En effet, les cinquante-deux canons, de
divers calibres, 90 mm Rimaillot ou notre fameux 75 mm, utilisés pendant
l’affrontement susdit ont tiré environ cent mille obus, et sur ces cent mille
obus, seule la moitié a explosé correctement, c’est-à-dire à l’impact ou au ras
du sol pour ce qui est des obus fusants. Le front ennemi n’a donc pas été
convenablement disloqué, et cet imprévu a semé la confusion dans nos rangs,
entraînant le trépas d’un grand nombre de nos hommes, et ce du fait de notre
propre artillerie. Ce ne fut pas l’unique fois où les tirs d’obus se révélèrent
inefficaces, et l’incident funeste se réitéra à plusieurs reprises, à chaque fois
davantage meurtrier pour nous que pour les Allemands, qui semblent, eux,
bénéficier d’obus de bien meilleure qualité que les nôtres.
Je projette donc de mener mes recherches à la source même du problème
évoqué ci-dessus, et ai concentré mon attention sur les stocks provenant des
usines Renault, mais aussi des Arsenaux du Sud-Ouest, d’où proviennent
certains des obus imparfaits. Je me propose de vous fournir un nouveau
rapport dans les quinze jours à venir.
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Jacques-Henri Desmarets, capitaine au 19ème Régiment de Dragons, 16ème
Corps d’Armée.
Elena CHAA
Jeudi 27 mai 1915
Mon cher et tendre Adrien.
Je m'inquiète terriblement à ton sujet, je n'ai plus de nouvelles de ta part
depuis déjà deux mois. Je souhaite de tout cœur qu'il ne te soit rien arrivé de
grave. Cette guerre est plus longue que ce que j'imaginais. L’attente d’une
lettre, dans l’angoisse de recevoir une funeste nouvelle, me devient
insupportable. Tu sais chaque semaine je lis de terribles annonces dans le
journal. J'espère qu'il ne t'est rien arrivé, je m'imagine les pires malheurs
depuis ta grave blessure de l'automne dernier. Je ne veux pas que la chose se
renouvelle. Tu as, je pense, éprouvé suffisamment de douleurs physiques et
morales. Je crains que cette guerre t'épuise.
J'ai du mal à imaginer tout ce que tu endures avec courage… Je me fais
énormément de souci, il y a eu déjà de nombreux morts, blessés et disparus, à
l’automne c’était chaque semaine des dizaines dans les villages voisins. Tous
les jours je voyais des femmes pleurer en apprenant la mort de leur époux. Je
n'ose imaginer le pire pour toi. Je m'accroche à l'espoir, tu vas t'en sortir et
revenir parmi nous.
Jules parle souvent de toi, tu lui manques beaucoup. Il grandit bien. C'est
un enfant dégourdi. Il te ressemble tant, les mêmes yeux, ce même doux
regard. Il est le seul qui me donne le sourire depuis que tu es parti.
De mon côté tout n'est pas rose, les prix augmentent considérablement. Je
n'enseigne plus à l'école de Graulhet. En effet je n'étais que remplaçante d'un
instituteur parti sur le front, jusqu'à ce qu'une institutrice soit nommée. C'était
prévu mais je ne te cache pas ma déception, je m'étais beaucoup attachée aux
enfants.
Donc maintenant, je travaille dans une maroquinerie, je dois travailler dans
un lieu où il y a des besoins de main d'œuvre importants, j'y fabrique des
ceinturons et des besaces pour les soldats. J'aimerais changer de poste, car ce
métier ne me réjouit pas tellement. Je préfèrerais travailler en tant que
secrétaire du directeur par exemple. Si j'avais le choix... Tout cela représente
parfaitement la France de l'arrière, nous n'avons plus vraiment le choix. Nous
devons faire notre part sans nous plaindre, puisque vous faites la vôtre. Nous,
les femmes, et même les enfants, nous sommes mobilisés afin de subvenir aux
besoins des soldats. Nous unissons nos forces pour que cette guerre cesse au
plus vite.
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Pour le moment j'arrive à nous entretenir Jules et moi, mais pour combien
de temps ? J'espère que je ne t'ai pas inquiété dans cette lettre, tu sais que je
suis courageuse, et énergique.
Les journées sont de plus en plus longues en ton absence, mais je garde
espoir, tu seras bientôt de retour parmi nous. J'attends impatiemment de tes
nouvelles. Jules t'embrasse fort.
Doux baisers de ton épouse, Anne Lefebvre.
Carline CHANET
Vendredi 11 juin 1915
Ma chère femme,
Je t'écris aujourd'hui mais pas pour de joyeuses nouvelles
malheureusement. Par peur que cette lettre si importante n'arrive pas jusqu'à
toi et qu'elle soit censurée, je ne veux pas trop t'en dévoiler, même si je pense
qu'elle te sera transmise par la Croix Rouge.
Tu dois savoir que lors d'une offensive il y a de ça deux mois j'ai été fait
prisonnier en Champagne… Je suis en ce moment dans un camp rudimentaire
en Allemagne, à Weilheim pas très loin de Münich, heureusement pour moi je
ne suis pas seul, Ernest Fabre qui est de Castres est avec moi...
Je sais que tu vas te faire beaucoup de souci mais je vais bien, les autres
prisonniers sont plutôt sympathiques, je ne suis pas maltraité, mon seul
véritable problème est la nourriture boche, elle est infecte... Tes petits plats me
manquent ainsi que la charmante boulangerie de notre village, avec cette
odeur de pain frais chaque matin… J’en rêve ! Au lieu de cela, nous avons
leur mauvais pain noir qu’ils nomment si bien « KK »… J'aimerais tant être
près de toi et de notre fils, vous me manquez...
Depuis que je suis parti j'ai perdu beaucoup de poids et cela ne s'arrange
pas depuis que je suis ici. Serait-il possible que tu m'envoies des colis avec des
provisions, un peu de nourriture et du linge propre... ? Ça me ferait grand
plaisir, je reprendrais espoir. J'espère que ce sera possible et que ce colis
arrivera vite !
Je t'imagine, lisant cette lettre, les larmes aux yeux, mais ne te fais pas trop
de souci. La guerre est dure mais je ne suis plus au combat. Ici la vie est un
peu difficile, on nous fait travailler dur, dans des fermes ou à l’usine. Pourtant
j'espère que la guerre sera bientôt finie et que je pourrai à nouveau vous serrer
dans mes bras.
Je t'embrasse bien fort, Adrien Lefebvre.
25
Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Stessy DERIEPPE
Vendredi 18 juin 1915
Mon cher neveu, cher Antoine,
Si je t'écris cette lettre, c'est pour te donner des nouvelles de ta pauvre et
triste mère... Elle ne se remet toujours pas de la mort de ton pauvre père en
avril... Quand je vais la voir, elle tremble de peur. La mort de Marcel l'a
beaucoup affligée... Il a été gazé lors d'un ravitaillement, tu le sais sûrement.
Et ce qui m'a surtout étonnée, c'est qu'il a été gazé avec un de ses camarades
qui s'appelle Henri Renault et qui comme par hasard avait été témoin de ton
agression en novembre dernier. Mais lui, Henri Renault, a été moins
gravement atteint et semble se remettre.
Sinon, ne t'inquiète surtout pas pour ta très chère mère. Je lui rends visite
au moins trois fois par semaine, quand j'ai le temps. Car avec la ferme, on a un
peu du mal. Mais avec l'aide de Camille Puel, ça va beaucoup mieux. C’est
une jeune fille-mère à qui j’ai donné asile. Elle était fiancée à Emile Picarel,
un lieutenant qui est mort en septembre 1914. Peut-être que tu le connaissais,
il était au 15ème Régiment d’Infanterie pour lequel tu faisais des missions de
liaison à ce moment-là, d’après ce que ton père m’avait écrit. Enfin, la famille
de ce pauvre garçon n’a pas voulu aider Camille, alors qu’en temps de guerre
et avec tous les malheurs que nous avons, il faut se serrer les coudes ! Elle est
gentille et travailleuse, et sa petite Félicie est un beau bébé.
Parfois quelques voisins viennent aider ! Mais nous ne sommes pas les
seuls car Hélène, ta mère, depuis le début de la guerre et votre départ, celui de
Marcel et le tien, a aussi eu du mal à s'occuper de sa ferme. Tu sais qu’elle a
toujours été très craintive, mais elle avait pris les choses en main comme elle
pouvait. Gaston et Louis ont travaillé chez elle comme ici. Mais maintenant, je
ne sais pas comment on va arriver à faire les foins, et les moissons ensuite !
Les journaux ont parlé de permissions pour les paysans, pour ces gros travaux
justement. Est-ce que tu vas en avoir une ?
J'espère que la guerre se terminera bientôt, pour que tu puisses venir auprès
de ta mère. Depuis le décès de Marcel, elle a du mal à manger, à dormir, et
surtout à sortir de la maison pour le travail... Mais un jour après l’autre, ça va
mieux petit à petit, elle s’occupe de la basse-cour à présent.
Prends bien soin de toi et s'il te plaît Antoine : reviens nous vivant !
Je t'embrasse très fort ! Emilienne Bru-Peyre.
Laura MURAT
Jeudi 8 juillet 1915
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Hugonie Durand est assise sur le porche de sa maison, son visage est
décomposé. On décèle dans ses yeux rouges, une tristesse immense.
Recroquevillée sur elle-même, une seule pensée l’obsède : elle vient
d’apprendre la mort de son mari, Baptiste Durand. Voulant se changer les
idées, elle rentre pour s’occuper de Désiré, le plus jeune de ses enfants. Elle
jette un bref coup d’œil à l’horloge qui indique précisément 17h12.
« Madeleine ne va pas tarder à revenir de l’école » pense-t-elle. En
attendant, elle se préoccupe du dîner de ce soir. Malheureusement, les temps
sont durs. Mais elle arrive quand même à trouver des restes, et il y a les
légumes qu’elle a rapportés du jardin le matin.
Quelques instants plus tard, sa fille rentre à la maison. La voix un peu
voilée, la mère essaie de discuter normalement avec Madeleine. Et pour éviter
que son cœur se serre à la pensée de son cher époux, elle questionne sa fille
sur sa journée, des choses habituelles…
- Au fait ! Pour le repas de ce soir, ce sera soupe aux légumes et au lard,
annonce-t-elle d’un coup.
- C’est parfait, dit la jeune fille en souriant. Et pour le pain …
Désiré marche d’un pas hésitant jusqu’à sa mère puis tousse à plusieurs
reprises. Le pauvre petit est tombé malade depuis peu. Sa mère lui dit :
- Alors, mon petit garçon ? Tu as mal à la gorge ? Je sais… Mais par les
temps qui courent, il est devenu difficile de trouver des médicaments. De plus,
les pharmacies parviennent à peine à fournir tout ce qu’il faut pour les soldats
blessés… Je vais te faire une tisane de thym.
Hugonie attend un bref moment pour reposer son regard sur Madeleine,
puis lui dit :
- Et pour te répondre, j’ai envoyé Paul récupérer du pain chez le boulanger.
Cela dit, Désiré repart comme il est arrivé, pour aller jouer non loin avec des
petits bonhommes en bois.
Soudain, Madeleine sursaute. Elle ouvre de grands yeux et demande,
soucieuse :
- Maman… J’ai entendu dire que Tante Emilienne veut embaucher un
prisonnier alsacien parce que Gaston a été mobilisé et que Louis Bru s’est
engagé. Est-ce que c’est vrai ?
- Hélas, oui. Gaston est parti en février. Quant à Louis, le plus jeune de mes
demi-frères … Il s’est engagé en mai au 15ème Régiment d’Infanterie d’Albi,
confirme la mère en poussant un long soupir. Pour moi, Louis n’est pas prêt
pour partir se battre. A dix-sept ans, on a encore la vie devant soi et ce n’est
pas la peine d’aller la risquer au front ! Par ailleurs, suffisamment de nos
hommes partent sans savoir s’ils vont rentrer un jour…
27
Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Brusquement, un sanglot la secoue. « Est-ce que c’est le bon moment ? »
s’interroge Hugonie. Elle se dit que si elle ne le fait pas maintenant, elle ne le
fera jamais. En même temps, Madeleine n’a que onze ans et elle ne veut pas
risquer de la brusquer… Non, il le faut !
La mère invite sa fille à venir s’asseoir près d’elle :
- Mon ange, viens par ici s’il te plaît.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Je dois te dire… Hugonie s’interrompt subitement, prend une grande
inspiration puis parle d’une voix plus douce. Ma petite Madeleine, il faut
qu’on parle de quelque chose d’important. J’ai pour toi une funeste nouvelle.
Je dois t’annoncer que… ton père nous a quittées. Il est mort. Ils nous l’ont
tué… au front, il y a quatre semaines, le 10 juin. Alfred est venu de la mairie
m’apporter le papier…
- Quoi ? Non, non, non ! C’est impossible… implore la jeune fille dont les
joues commencent à ruisseler de larmes, comme celles de sa mère.
Paul rentre un peu plus tard. Il voit Madeleine et sa mère en pleurs, ainsi
que son petit frère, qui a tout entendu. Désiré est immobile, il fixe avec
insistance le jouet dans sa main. C’est vrai… Leur père ne reviendra pas
comme il l’a promis. Il ne sera plus là pour sculpter ses soldats en bois...
Bouleversé, Désiré laisse tomber son jouet par terre pour ensuite fondre en
larmes. Paul s’avance vers lui, le prend dans ses bras et lui tapote la tête avec
tendresse pour le calmer. Son père est mort… Cela, il le sait déjà : sa mère le
lui a dit avant qu’il parte acheter du pain.
Enfin, la soirée s’achève ; après une journée emplie de chagrin, la fatigue
se fait sentir. Et c’est avec le cœur lourd qu’ils vont tous se coucher.
Léa VAISSIERE
Vendredi 9 juillet 1915
Madeleine Durand, d'ordinaire souriante, avait aujourd'hui perdu son
sourire. Elle avait l'air effondrée. Alors voyant qu'elle n'allait pas bien, sa
maîtresse décida de lui parler durant la récréation.
LOUISE CABANES, LA MAÎTRESSE.- Qu'est ce qui se passe Madeleine, je
vois bien que tu es triste ?
MADELEINE. - Ma maman a reçu une lettre officielle et... (Les larmes lui
montent aux yeux.) et elle m'a dit que papa a été tué à la guerre.
LA MAITRESSE.- Viens t'asseoir ici près de moi. Tu vois, je sais ce que tu vis
et je pense être bien placée pour te dire qu'il faut relever la tête.
MADELEINE.- Oui mais c'est dur. C'est injuste, pourquoi lui ?
LA MAÎTRESSE.- Tu sais je me suis posé la même question. Mon mari a été
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
tué lui aussi, en octobre dernier. Et je me suis rendue à l'évidence, la guerre en
elle-même est injuste. Mais c’est le devoir de nos hommes de défendre la
patrie. Et je pense que quand tu as vécu une telle épreuve et que tu t'en es
sortie tu peux subir n'importe quelle épreuve. Sois en sûre, tu t'en sortiras, et
même tu seras plus forte. Mais laisse-toi du temps… Peut-être que cette guerre
qui tue tant d'hommes décuplera les forces des femmes qui doivent surmonter
tant de douleur et de solitude...
MADELEINE.- Je ne pourrai plus jamais le serrer dans mes bras, ni rire avec
lui, ni lui dire « je t'aime ».
LA MAÎTRESSE. -Même s'il n'est plus là pour t'entendre, il est parti en
sachant que tu l'aimais. Il sera toujours là, dans ton souvenir, dans ton cœur,
comme pour veiller sur toi quoi qu'il advienne. Il ne faut pas que tu te
renfermes sur toi-même. Si tu veux parler sache que je suis là et que je serai
toujours là pour te soutenir.
Madeleine sortit de la salle et alla rejoindre ses camarades, gardant cet air
triste et abattu.
Emma DOUIEB
Le caporal Antoine Bru âgé de vingt ans est affecté dans la Somme en juin
après les offensives de février en Champagne.
Sous les ordres de Germain Allard, capitaine de gendarmerie âgé de trentehuit ans, il doit mener une enquête sur la trop grande quantité d’obus
défectueux.
Mardi 13 juillet 1915
C’est en fin de matinée que le capitaine Allard et moi, nous nous sommes
rendus près de V*** dans le véhicule de la gendarmerie, pour mener notre
inspection des stocks d’obus.
Nous nous sommes répartis alors de cette manière : nous nous placions l’un à
l’opposé de l’autre sur une même allée puis nous nous rejoignions petit à petit
en son milieu. C’est au bout de trois allées vérifiées que le capitaine m’a
interpellé :
GERMAIN ALLARD.- Bru ! Il y a un souci avec celui-ci, venez voir.
ANTOINE BRU.- Qu’y a-t-il capitaine ?
GERMAIN ALLARD.- Cet obus me parait étrange, regardez de plus près. Ici.
Vous voyez ?
ANTOINE BRU.- Non, je ne vois rien.
GERMAIN ALLARD.- Rapprochez-vous alors.
29
Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
ANTOINE BRU.- Mais on dirait une marque de fabrication allemande, qu’on
distingue encore, à peine effacée ! Vous avez raison il me semble que
quelqu’un a tenté de dissimulé la marque d’origine.
GERMAIN ALLARD.- Je ne crois pas que ceci soit normal. Nous ferions bien
d’examiner avec minutie les autres obus. Au travail jeune homme.
ANTOINE BRU.- Oui capitaine.
Une fois notre travail achevé nous nous sommes rejoints pour discuter des
anomalies que nous avions pu trouver.
ANTOINE BRU.- Capitaine ! Il semblerait que l’obus que vous m’avez
montré ne soit pas le seul dans cet état-là. J’en ai noté de semblables dans une
vingtaine de caisses.
GERMAIN ALLARD.- Moi de même, j’en ai trouvé une dizaine portant le
même défaut. Ils n’ont pas été démontés comme ils l’auraient dû, ils semblent
devoir être réutilisés sans modification.
ANTOINE BRU.- Au contraire je ne pense pas que ce soit un défaut mon
capitaine. Je pense que ceci est parfaitement voulu mais que ça n’a pas été
bien camouflé. C’est criminel et antipatriotique !
GERMAIN ALLARD.- Qu’entendez-vous par « camoufler » ?
ANTOINE BRU.- Vous voyez les marques d’origine ? Elles sont limées en
partie, et recouvertes de peinture de mauvaise qualité, ce qui fait qu’elle s’est
écaillée à cause de l’humidité. Il y a eu de fortes averses ces derniers jours.
Mais on voit encore un K, ici. Et le même sur celui-ci.
GERMAIN ALLARD.- Les obus allemands sont fournis par les usines
Krupp… Mais… Mais pourquoi diable modifier autant d’obus ?
ANTOINE BRU.- Sûrement pour les réutiliser contre nos adversaires !
GERMAIN ALLARD.- Expliquez-vous, je ne vois pas où vous voulez en
venir.
ANTOINE BRU.- Que savez-vous de ces obus ?
GERMAIN ALLARD.- D’après cette marque sur le fond, ce sont
certainement d’anciens obus allemands non éclatés. Mais je ne vois pas en
quoi cela répond à ma question.
ANTOINE BRU.- Si ce sont bien d’anciens obus non éclatés et que l’on prend
en considération le fait qu’on a tenté d’effacer leurs marques d’origine, alors
je ne vois plus qu’une seule réponse à tout cela. Vous voyez maintenant où je
veux en venir ?
GERMAIN ALLARD.- Vous pensez qu’il s’agit d’un trafic d’armes ?
ANTOINE BRU.- Oui capitaine.
GERMAIN ALLARD.- Nous devons alors en faire part au plus vite à mes
supérieurs. Et faites en sorte que la presse n’ait pas vent de cette affaire. N’en
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
parlez pas non plus à votre officier supérieur, l’enquête doit identifier le
fournisseur de l’armée qui n’a pas fait démonter ces obus, et traduire ce
profiteur devant une cour martiale, nom de nom !
ANTOINE BRU.- Très bien capitaine.
Manon NONCKELYNCK
Dimanche 8 août 1915
Mon cher journal,
Cette semaine a été l’une des plus dures, avec l’époque des récoltes, les
femmes comme ma mère sont un peu démunies face à la charge de travail qui
s’accumule.
Tous les jours de cette longue semaine, j’ai travaillé à l’usine d’armement,
je n’ai même pas eu le droit de m’arrêter dans la journée pour avaler une petite
boule de pain et le soir, je suis vraiment épuisée.
L’autre jour, c’était mercredi il me semble, je travaillais à l’usine et je
m’efforçais de garder un peu de courage, nous étions toutes en train de
travailler à la chaîne, quand un officier de gendarmerie est venu chercher une
femme qui se trouvait en face de moi ; je ne la connaissais pas, il l’a prise à
part, et je l’ai vue se mettre à pleurer. Quand elle est revenue elle avait encore
une larme qui lui coulait sur la joue. D’après ce que l’on m’a dit cette femme
venait d’apprendre le décès de son mari. Personne ne saura jamais ce qui est
arrivé à ce pauvre homme, car les informations sont toutes les mêmes : « tué à
l’ennemi ». Cette pauvre femme m’a fait beaucoup de peine, elle n’a même
pas eu le droit de s’arrêter ce jour-là, et comme tout le monde elle a fini son
travail à la tombée de la nuit. Pauvre femme, j’espère qu’elle s’en remettra.
Le jour d’avant, des hommes sont venus nous faire passer des tests : ils
nous ont fait porter des charges extrêmement lourdes. A la fin de cette longue
matinée, mes mains me brûlaient comme jamais elles ne l’avaient fait
auparavant. J’ai l’impression de beaucoup me plaindre, mais je ne devrais pas.
Quand je pense aux hommes partis au front, comme mon père ou mon cher
Lucien, Dieu sait s’ils ont du courage ! Je préfère encore passer mes journées à
l’usine même s’il faut travailler comme des forcenées. La vie dans les
tranchées doit être bien difficile.
Encore ce n’est pas cette semaine qui a été la plus dure mais la semaine
d’avant. Mon temps à l’usine je l’ai passé debout à saisir les obus, les porter
sur la partie supérieure et une fois sur l’engin en place, j’ai vérifié les
dimensions de chaque obus puis il m’a fallu relever la cloche, enlever l’engin
et le déposer sur ma gauche, sachant que chaque obus pèse sept kilos, j’en ai
encore mal aux bras. Cela, je l’ai fait pendant une semaine complète et surtout
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
pendant des heures. Maintenant, ce travail a été réduit à deux fois par semaine,
c’est un soulagement.
En ce moment je n’ai pas trop le temps d’écrire à mon grand désespoir. Ça
me manque vraiment car c’est un bon moyen de s’évader un petit moment.
Mais je suis si fatiguée le soir, je n’ai en tête que de m’allonger et dormir…
Pauline Peyre.
Yanis DUTREUX
Dimanche 15 août 1915
Mon cher Lucien,
Je t’écris cette lettre pour que tu aies des nouvelles de moi et que tu saches
dans quelles conditions je vis désormais. Depuis le mois de mai je travaille à
l'usine d'armement à Castres, les conditions de vie sont très dures. Nous
travaillons beaucoup, dans des locaux sans chauffage, assises ou plus souvent
debout toute la journée, à voir passer les munitions à contrôler. Et il y a les
contremaîtres qui nous asticotent en nous rabaissant dès qu’ils le peuvent.
Certaines n'en peuvent plus, nous ne dormons que très peu. Je suis logée avec
d'autres ouvrières chez une logeuse à Castres dans des dortoirs, nous
produisons des obus et des cartouches onze heures par jour, et on ne nous paie
que deux francs par jour, même pas la moitié du salaire d’un homme !
La logeuse, Madame Morel, ou « la Morue » comme on l’appelle, nous
nourrit assez peu et mal, le pain n'est pas toujours correct, soit il est dur soit il
est tout émietté. D’ailleurs nous n'en avons qu'un faible morceau, un quart
d'une miche de pain pour le dîner, si l'on peut appeler cela un dîner. Elle
économise sur tout pour faire son bénéfice. La viande que nous avons aussi est
en toutes petites portions, donc en faible quantité, pas toujours de bonne
qualité, et son vin est coupé. Et bien sûr il n'y a qu'une seule pomme de terre
par personne dans la soupe du soir… Cela ne nous suffit pas vraiment pour
nous nourrir convenablement. En plus il y a très peu de légumes, que dirait ma
mère si elle le savait, elle qui n’a de cesse d’améliorer sa soupe tous les jours
avec les légumes frais du jardin ! Beaucoup d'entre nous crient famine, mais si
on veut manger davantage, il faut payer les suppléments, et au prix que la
Morue fixe... Moi je ne me plains pas trop, ma mère m’envoie des colis de
fromage, et aussi de noisettes, de pruneaux et de viande séchée. Et puis je
pense à toi. La dernière fois que j’ai vu ta petite sœur, elle m’a dit que ta
famille t’envoie aussi des colis, j’espère que tu as bien de quoi manger.
C’est très dur pour moi d’être loin de toi, Lucien, car chaque homme
auquel je tiens s'éloigne de moi : mon frère Gaston, mon père, mon cousin
Antoine, Louis… Je pense à vous tous avec l'angoisse qu'un jour l’un d'entre
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
vous ne revienne pas, et mon oncle Baptiste est mort en juin…. Cette peur,
cette angoisse, je ne peux la partager avec personne, même pas avec ma très
chère mère. Je ne veux pas qu'elle s’inquiète pour moi, ni toi mon cher et
tendre Lucien, car je crois encore au jour où nous nous retrouverons et serons
enfin réunis. J'ai encore la foi et l'espoir en ce jour, et je l’attends avec ferveur.
Figure-toi que par accident, pendant ma pause, j'ai assisté à une scène où
un gendarme est venu parler au patron. Je me trouvais dans l'atelier juste à
côté de la vitre du bureau où ils étaient, le bureau du comptable. Ils ne m'ont
pas remarquée, j’ai donc entendu une partie de la conversation entre le
gendarme et le patron de l'usine. Et je soupçonne le patron d’être gravement
impliqué dans un trafic, et pas n'importe quel trafic, le gendarme lui parlait
d’obus de 75… ! Mon Lucien, mon cher Lucien, le gendarme posait des
questions directement et indirectement sur ce sujet, j’ai entendu les mots
« détournement », « escroquerie »…
Je ne suis plus sûre de continuer de travailler en confiance après avoir
entendu ce que j’ai entendu ce jour-là, la conversation a duré près de trois
quarts d’heure, peut-être un peu plus, je n'en suis plus sûre. Quand le
gendarme est reparti, le patron s’est précipité sur son téléphone dans son
bureau, mais là je n’entendais plus rien. Cela a d'autant plus éveillé ma
curiosité, je me pose beaucoup de questions…
Mais sache que je t'aime et que tu me manques, je t’embrasse.
Pauline Peyre.
Annabelle SALIBA
Mercredi 1er septembre 1915
Cher Bernard,
Je vous écris aujourd’hui comme à mon habitude pour prendre de vos
nouvelles, savoir comment vous vous portez. J’imagine que ce n’est pas
toujours facile, les échos qui me parviennent de cette guerre sont horribles
c’est pourquoi mes pensées vont vers vous…
Ici les journées sont dures, elles commencent tôt le matin et s’achèvent tard
le soir, le travail ne manque pas. Mais il y a quelques semaines heureusement,
Emilienne a embauché un prisonnier alsacien, Eugène Weiss, pour nous aider
à la ferme. Au début on était méfiantes, il avait un regard dur et un air
renfrogné mais on s’est rendu compte de son importance car il était difficile
pour nous de tout faire… Il mène le cheval d’Emilienne avec facilité, il est
robuste et connaît le travail de la ferme. Nous n’aurions pas pu finir les
moissons à temps sans lui, et sa force sera précieuse pour labourer et semer à
l’automne.
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Ma petite Félicie demandait constamment ma présence mais j’étais bien
obligée de travailler, vous pensez, surtout en période de moisson ! Et je ne
souhaitais pas non plus décevoir Emilienne qui m’avait offert son hospitalité.
Alors chaque journée c’était la même et implacable routine, je me levais le
matin vers cinq heures, nourrissais ma petite, puis j'allais m'occuper des bêtes,
je ramassais les œufs au poulailler et les légumes au jardin. Ensuite je
travaillais au potager puis courais sous le soleil pesant pour aller aux champs.
Ainsi nous avons moissonné tous les jours jusqu’à la tombée de la nuit,
interrompus quelques rares fois par Marie, la plus jeune fille d'Emilienne, qui
m’appelait pour donner la tétée à ma fille. Quelle brave petite cette Marie !
C’est elle qui s’était proposé de rester à la maison pour s’occuper de Félicie,
elle est vraiment adorable...
En tout cas, le principal est fait : la récolte est moissonnée et les gerbes ont
été rentrées à l’abri avant ce terrible orage qu’il y a eu le 16 août. Quelle
délivrance ! Il ne nous reste plus qu’à cueillir les pommes, les poires, faire les
vendanges et la récolte des noix. La venue de cet Eugène Weiss a vraiment été
un soulagement pour nous toutes, même s'il reste énormément de travail ! Il
est aussi allé aider chez Hugonie, la sœur d’Emilienne qui a perdu son mari
tué en juin. Elle veut s’en tenir au potager et à la basse-cour mais il l’a aidée à
construire un appentis pour des oies et des canards.
Vivement que cette guerre cesse pour tout le monde… Prenez soin de vous,
je vous souhaite bon courage mon ami, et j’attends de vos nouvelles avec
impatience.
Camille Puel
Bien affectueusement, Camille Puel.
Julien GAY
Dimanche 19 septembre 1915
Cher Louis,
Je viens de passer plusieurs jours dans un hôpital militaire du camp
retranché de Salonique, en Grèce, pour me faire soigner. J’ai une blessure à la
jambe. Elle était profonde, mais dans une semaine ou deux je serai
complètement guéri.
Comme un camarade à qui on a coupé la main va partir pour la France, je
lui confierai cette lettre pour toi, j’espère qu’il pourra te la faire passer là où tu
es. Comme dans la Somme je suppose, ici les conditions du front sont atroces,
la différence c’est qu’ici le soleil brille si intensément que nous avons
l'impression de fondre sur place. Les tranchées sont sèches et le terrain
caillouteux ; les cadavres pourrissent un peu partout : l'odeur est
34
Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
insupportable. On est coincés au bord de la mer, les Turcs tiennent les collines,
et nous on s’accroche là où on peut. Mais il faut que je te raconte ce fameux
jour où non seulement j’ai été blessé, mais où j’ai aussi sauvé mon capitaine.
Depuis deux semaines les tirs des Turcs s'intensifiaient, des obus énormes,
qu’on a pris l’habitude d’appeler « Marmites », éclataient autour de nous. Et à
chaque nouvel impact, des camarades mouraient ou étaient enterrés vivants, et
nous priions à chaque détonation pour que ne sonne pas notre heure. Il y a
deux jours, lors d'un nouvel assaut pour cette maudite crête de Sebulba ou je
ne sais pas quoi, nous nous sommes précipités dans la zone de combat : le « no
man's land » comme l’appellent nos voisins et camarades de tranchée, les
Angliches et les Zélandais.
Partout des cadavres jonchaient le sol ; c'est alors que j'ai vu une
mitrailleuse tirer dangereusement près de mon capitaine. Quand ce dernier a
reçu une balle dans le flanc gauche et une autre dans le bras, ni une ni deux,
j’ai couru vers lui avec une seule idée en tête, le ramener dans la tranchée pour
le faire soigner à l’infirmerie. Ça s’est mis à exploser de tous les côtés, les
artilleurs d’en face nous avaient bien repérés, forcément. Malgré tout ça, j’ai
pris mon capitaine sous le bras et en le traînant, parfois en le portant sur mon
dos, j’ai réussi à l'amener à destination. La tranchée était bombardée, en partie
effondrée, alors j’ai continué vers le poste de secours. A quelques centaines de
mètres de l’infirmerie, une balle de fusil de précision m'a éraflé la jambe, ce
qui m’a laissé une profonde entaille. Mais des brancardiers qui arrivaient
derrière moi m’ont dépassé, ils ont déposé leur bonhomme et puis ils m’ont
rejoint et ils ont chargé le capitaine. J’ai marché encore jusqu’à l’infirmerie,
puis je me suis écroulé de douleur et de fatigue.
Je me suis réveillé il y a quatre heures, je t'écris pour te dire que je me
rétablis doucement, j'espère te revoir bientôt.
Prends bien soin de toi. Ton frère Joseph Bru.
Roxane MARTINEZ
Le 24 septembre 1915
Rapport n°264 : Joseph Bru
Joseph Bru est avant tout un soldat exceptionnel. Il m'a sauvé, moi, son
capitaine, d’une mort probable, il s'est montré d'un courage peu commun. Le
17 septembre 1915, lors du troisième assaut dans la matinée sur la crête de
Sedhul Bahr, nous nous sommes trouvés pris dans les tirs d’une mitrailleuse.
J'ai été blessé au bras et au flanc gauches, je perdais beaucoup de sang. Le
soldat Joseph Bru qui se trouvait quelques mètres derrière sur ma droite, s’est
précipité vers moi.
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Tout de suite il m'a fait un pansement serré avec, pour bandage, un seul
bout de tissu, et m'a soulevé en m’exhortant à marcher. J'étais moi-même
étonné de sa détermination, je me suis efforcé alors de l'aider à me porter
malgré ma souffrance croissante, sous le feu nourri de l’ennemi. Cet homme
est aussi doté d'une puissance mentale étonnante ; il ne cessait par ses paroles
de m’encourager, et il est arrivé à me convaincre que nous allions nous en
sortir. En plus de cela, Joseph Bru n'a pas hésité une seule seconde à venir me
chercher sous la pluie constante d'obus déchirant le ciel. J'ai eu de la chance de
tomber sur un soldat aussi énergique et rapide que lui, j'ai eu l'impression que
notre marche a duré des heures, mais il marchait, m’entraînait, m’a même
porté sur son dos sans ralentir son allure. J'étais étonné de voir qu'il parvenait
à me soutenir sur son dos car il n'est pas d'une carrure très impressionnante.
En tout cas, si je suis aujourd’hui en vie, c'est grâce à ce soldat extraordinaire
qui a su me secourir et me conduire jusqu’au poste de secours.
Pourtant, on ne peut pas dire qu'il est un personnage remarquable, j'ai su
par la suite que c'était un criminel. Mais il y a tout de même du bon en lui et il
l'a prouvé. La guerre peut changer les personnes et nous voyons à quel point
grâce à cet homme.
Au combat, il est exceptionnellement résistant et tout aussi déterminé, le
premier ennemi qui l'approche est immédiatement tué, il n'hésite pas, et c'est
tant mieux. Au combat Joseph Bru est un bon élément. Il y en a d'autres certes,
de rudes gaillards dans ce bataillon de marche de la Légion, cependant il est
l'un des meilleurs, aucun n'égale son courage et sa témérité. En outre, il
pourrait exploiter ses autres qualités comme l'efficacité par exemple. On
pourrait l'employer de façon très intéressante, pendant les opérations spéciales
notamment. Je suis sûr qu'il réussirait des missions délicates et provoquerait
de gros dommages dans les troupes adverses en tant que nettoyeur de
tranchées ou grenadier voltigeur. Pour cela nous n’avons pas besoin d’enfants
de chœurs... Il pourrait même monter en grade s'il le désirait.
J’ajoute que pendant son sauvetage héroïque, il a reçu une balle dans la
jambe, heureusement assez près du poste de secours, nous avons pu nous
soutenir mutuellement et deux brancardiers nous ont aidés à atteindre
l'infirmerie. Mais je crains qu'il en ait pour plusieurs semaines avant qu'il ne se
rétablisse complètement. J'espère qu'il s'en remettra rapidement afin que je
puisse le retrouver dans mon bataillon dès mon retour au front.
Je recommande donc le soldat Joseph Bru pour une décoration.
Capitaine André Fabre,
1er Régiment de Marche d’Afrique.
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Thibault LANDAIS
Samedi 25 septembre 1915
Ma chère Hélène,
J'ai énormément de choses à te raconter, de bonnes et de mauvaises
nouvelles.
Tout d'abord, j'espère que toi tu vas bien, qu'il ne t'est rien arrivé de mal. Tu
me manques énormément et en particulier ta tendresse.
Pour ma part, lors du combat de la semaine dernière contre les Turcs, un
obus projeté en direction de nos tranchées s'est écrasé à environ dix mètres de
moi, les cailloux et la terre projetés au moment du choc m'ont ouvert une
arcade sourcilière, en plus de ça je portais sur mon dos mon capitaine qui était
entre la vie et la mort. Grâce à moi il est resté en vie et on m’a dit que pour
cela je serai récompensé. Sans m’en apercevoir, j'ai reçu une balle dans la
cuisse gauche lorsque je suis arrivé tout près de l'infirmerie pour y déposer
mon capitaine, cela m’a valu plusieurs jours de soins, mais c’est vraiment bien
d’être au repos à dormir enfin !
Au front c’est de plus en plus dur, si tu avais vu le combat et ensuite le long
moment où le capitaine était sur mon dos, la fatigue m'abrutissait ainsi que la
souffrance morale et physique, il y avait des explosions, un vacarme infernal,
mais je me suis accroché : il fallait avancer, coûte que coûte, atteindre
l’infirmerie... Mon capitaine s’en est sorti, sa blessure à la hanche et une autre
blessure au bras guérissent, il est venu me voir il y a deux jours. Il a dit que les
missions deviennent beaucoup plus dangereuses chaque jour, et qu’on a bien
besoin de soldats comme moi ! Grâce au sauvetage de mon capitaine je vais
sûrement être décoré, figure-toi ! Mais malheureusement comme je suis
condamné à un bataillon disciplinaire, je vais sans doute être chargé de
missions spéciales.
En ce moment même tout va bien je vais beaucoup mieux physiquement.
Mentalement, bien que tout le monde ici me prenne pour un héros, je pense à
toi et tu me manques énormément. Je voulais aussi te dire que je survivrai à
tout, tu sais comme je suis capable de surmonter n’importe quoi. Dis-toi que je
serai un jour à tes côtés. Je t'aime.
Joseph Bru.
Myriam MESTOURI
Dimanche 3 octobre 1915
Mon tendre bien-aimé,
J’ai reçu ta lettre me rapportant ton exploit. Je suis tout ébaubie face à la
bravoure dont tu as fait preuve. Peu de soldats auraient eu la force de sauver
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
un homme, un camarade, un compagnon, qui n’était autre que ton capitaine
que la mort menaçait. Ton héroïsme est encore plus marqué par le fait que tu
avais une jambe invalide à la fin. Ton dévouement à ta patrie m’émeut et un
élan de fierté m’exalte lorsque je pense à toi.
Je ne puis être que joyeuse devant une telle prouesse, tout en éprouvant de
la crainte. En effet, te savoir là-bas, aux Dardanelles, m’inquiète. Je crains
pour ta vie et ne désire que le meilleur pour toi. De plus tes actes passés ne se
sont toujours pas effacés de la mémoire des habitants et à leurs yeux tu n’es
qu’un assassin et qui plus est un ancien déserteur. Ils ne connaissent pas
encore ton côté héroïque qui te vaut cette décoration. Seule moi puis savoir ta
vraie valeur, car je suis la seule personne à qui tu as pu la montrer. Alors je
t’en conjure, ne te montre pas imprudent et hardi au risque d’être détruit par
un de tes exploits, à cause de tes élans de bravoure.
Ah! Tu ne sais pas combien il me serait difficile de ne plus pouvoir te voir,
te toucher, sentir ton souffle contre mes oreilles où tu murmures quelques
gentils et doux mots. Comment te dire que tu me manques et que j’ai peur
pour toi, tout en te montrant la confiance que je t’accorde ?
Je t’implore avec la plus grande instance, d’être vigilant car ta perte me
serait insupportable et insurmontable. S’il te plaît fais le pour moi, pour nous.
Ah ! Qu’il m’est difficile de te savoir si loin et côtoyant la mort tous les jours
quand je me sens si proche ! Je t’imagine tout le temps à côté de moi, voyant
les mêmes choses, respirant le même air, je n’ai cessé de vouloir t’entendre, de
profiter de la douceur de ton visage et de tes caresses.
Mais malgré ton arrestation et ton envoi aux Dardanelles, la vie continue,
peut-être moins joyeuse, mais je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur mon sort
car le travail à l’épicerie me prend tout mon temps. De plus, nos stocks ne
cessent de s’amenuiser et mon patron ne finit pas d’imaginer de nouveaux
moyens de réapprovisionnement. Nous ne manquons pas de teintures
D.Richards, de Potion du Prieuré, d’Hennextré et des pilules Foster mais c’est
plutôt de la nourriture qu’il nous faudrait. Tous les jours, mon patron parcourt
les fermes tout autour de Lavaur pour trouver des œufs frais, ou de la farine.
Maintenant il a quelques habitudes, et approvisionne la boutique en faisant des
échanges, un fromage en échange de dentifrice Bénédictins, de la farine en
échange de vin de Chapoteaut. Mais on ne peut pas dire que cela nous remplit
la caisse. Alors parfois, il lui arrive d’aller au marché noir et d’en revenir avec
un mois de provisions. Mais tu t’imagines bien que nous ne pouvons pas vivre
juste en achetant et troquant, il nous faut donc augmenter les prix. Tout
devient plus cher, malgré la taxation et réquisition de l’Etat et je ne parle pas
que de l’épicerie. Enfin, tout cela est bien difficile, et la dernière idée de mon
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
patron est de renflouer son épicerie avec ses propres fabrications. Tous les
jours, il apporte des légumes, des fruits de son potager ainsi que quelques
gâteaux et brioches que sa femme prépare somptueusement, une fois il a
même rapporté un de ses poulets. Il fait des conserves. Ah ! C’est bien
difficile tout cela.
Mais la joie de te voir purgé de tes peines me permet d’espérer et si je puis
le dire, de vivre. Il me tarde de te revoir pour te montrer toute mon affection et
ma passion. Et quand tu me reviendras j’espère que notre union achèvera les
temps difficiles pour commencer des temps plus joyeux. Le secret de notre
amour n’aura plus besoin d’être sous clé. Et c’est dans le bonheur, la sérénité,
la pureté et la douceur que nous deux, êtres aimants et aimés, croquerons la
vie.
Je ne te cache pas mon malaise lié à la dissimulation de notre liaison et
j’espère que ton acte valeureux sera le premier d’une longue liste. En effet, je
crains que ta vaillance ne te fasse pas gracier de tes erreurs passées et que pour
te faire amnistier il faille réaliser de nombreuses actions d’éclat. Te dire cela
me fait froid dans le dos et augmente mon anxiété : sois prudent tout de
même ! Tu sais comme moi que c’est le seul moyen pour jouir d’un futur
merveilleux. En attendant que tu reçoives cette lettre, je te laisse et t’embrasse
passionnément.
Avec tout mon amour, Hélène Cabourdès.
Lena SEGURA
Dimanche 3 octobre 1915
Ma chère et douce Camille,
Je tiens tout d'abord à vous adresser mes plus sincères excuses pour
l'irrégularité de mes lettres, ce dernier mois. Septembre a été un mois des plus
épuisants. Les combats en Champagne sont terribles. Aucune nuit n'a été assez
calme pour que nous puissions dormir.
Le froid qui augmente nous engourdit, les rats et les poux nous envahissent
et la saleté nous ramène sans cesse à la réalité car la vérité n'égare personne.
C'est triste et en même temps impressionnant à croire.
Mais surtout Camille, surtout, l'idée que vous êtes si loin me décourage par
moments. Pourtant vos lettres me sont précieuses, je les relis souvent, car
grâce à elles, malgré la boue et le canon, je me sens encore un homme à vos
yeux. J'ai si peur que tous ces assauts successifs me déshumanisent
complètement. J'espère que tout cela finira un jour, et que vous me verrez
enfin, que votre regard me ramènera à l'homme que je peux être, si je survis.
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Ma santé est bonne, puisse la vôtre être encore meilleure, ainsi que celle de
votre petite Félicie. En attendant à nouveau de vos lettres si vivantes.
Meilleurs baisers, Bernard Bouissou.
Syriane IKHLEF
Lundi 25 octobre 1915
Ma très chère Sophie,
J'espère que tu te portes bien car tu me manques tellement. Je t'écris parce
qu'il s'est passé quelque chose d'atroce il y a huit jours. La veille, vers 20
heures, mes camarades et moi avons reçu l'ordre de lancer une attaque sur la
tranchée de nos ennemis à environ un kilomètre de là où nous étions. Nous
sommes arrivés au bord d'un talus, et l'ennemi était derrière à nous attendre.
Nous étions proches de notre destination quand nous avons été pris en
embuscade et ils nous ont canardés comme des lapins.
C'était la panique dans le bataillon. Après quelques mètres, nous avions
déjà perdu le quart de nos hommes. Nous nous sommes jetés à terre, mais il
fallait courir, tirer et surtout avancer ; et l'ennemi se cachait derrière chaque
bosse, dans chaque trou d'obus. Malheureusement, j'ai reçu une balle dans la
jambe droite. Mes deux compagnons, Jean et Eugène, ont réussi à me tirer et à
me mettre en lieu sûr dès que l'ordre de repli a été donné. J'ai été conduit dans
l'hôpital le plus proche car ma plaie s'est beaucoup infectée.
À ce jour, je vais mieux. Heureusement l’os n’est pas touché. D'après les
médecins, je vais me remettre d'ici une semaine ou deux. Donc ne t'inquiète
pas pour moi. Je t'aime, prends soin de toi ma bien-aimée.
Ton fiancé qui t'aime, Louis Bru.
Dimanche 31 octobre 1915
LOUISE CABANES : Sophie ! Sophie Cassagnol ! Oui, c’est bien toi ?
Bonjour !
SOPHIE CASSAGNOL : Ah ! Bonjour Madame, comment allez-vous ? Vous
êtes en noir, je suppose que…
LOUISE CABANES : Oui, mon mari… Enfin, il a été tué, l’an passé, en
octobre. Mais, et toi ? Te voilà devenue grande et belle, une vraie dame ! C’est
un plaisir de te voir ! Qu’est-ce que tu deviens ?
SOPHIE CASSAGNOL : Je suis à l’Ecole Normale à Albi, vous savez, j’ai
toujours voulu devenir institutrice. C’est grâce à vous d’ailleurs…
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
LOUISE CABANES : Ah, c’est bien, tu as continué à étudier, c’est très bien,
je suis vraiment contente ! Quand j’en avais parlé à ta mère, tu te souviens,
c’était pas facile pour elle d’envisager que tu continues l’école…
SOPHIE CASSAGNOL : Oui, c’est vrai. Mais ma sœur Amélie m’a soutenue,
elle est couturière, et mon père l’aime vraiment beaucoup, elle a su lui
parler… Je crois qu’il est très fier maintenant que je sois à l’Ecole Normale.
LOUISE CABANES : Et ta mère ?
SOPHIE CASSAGNOL : Elle est contente quand je reviens à Graulhet et que
je remets mes sabots pour l’aider au jardin ou à la basse-cour. Elle avait peur
que je devienne trop orgueilleuse, que je méprise les paysans…
LOUISE CABANES : C’est souvent comme ça, la vieille bataille entre les
intellectuels et les manuels… Mais tu sais bien que nous sommes tous
dépendants les uns des autres…
SOPHIE CASSAGNOL : Je me demande une chose. Comment vous faites,
avec vos élèves, pour leur parler de la guerre ? A l’Ecole Normale on nous
répète qu’il faut former la morale des enfants, leur montrer ce qui est bien et
ce qui est mal… Mais avec tous les morts de la guerre, avec les difficultés et le
chagrin de ceux qui ont perdu un père, un oncle, comment leur dire que la
guerre est un devoir patriotique ou quelque chose de bien ?
LOUISE CABANES : Je ne dis jamais que la guerre est quelque chose de
bien. Ce n’est pas possible, Sophie. Avec tous ces morts, ces blessés mutilés,
les familles démunies… Je dis qu’il faut finir cette guerre et que la paix
viendra.
SOPHIE CASSAGNOL : Vous êtes pacifiste, non ?
LOUISE CABANES : Comment tu le sais ?
SOPHIE CASSAGNOL : Je sais pas, je l’ai toujours senti. Vous avez toujours
évité de nous parler des héros qui doivent se sacrifier pour l’Alsace et la
Lorraine. Vous ne disiez pas tout-à-fait ce qu’il y avait dans notre livre, en
vérité.
LOUISE CABANES : Ah, tu es trop perspicace pour que je puisse te cacher
l’essentiel, hein ? Mais tu sais, il ne faut pas dire qu’on est pacifiste
actuellement, ça peut conduire à des poursuites… Non, je dis aux élèves que
leurs pères sont courageux, qu’ils pensent à eux et à leur avenir, mais qu’il
faudra un jour faire la paix aussi. Je les fais réfléchir aux qualités d’un héros, à
sa générosité, mais aussi à ce que c’est qu’être un humain, à la nécessité
d’accepter ses failles parfois. J’essaie de les amener à s’engager, dans la
mesure de leurs moyens, pour le bien commun. Ils peuvent écrire aux soldats,
participer aux collectes pour les blessés… Mais, et toi, Sophie, qu’est-ce que
tu en penses du pacifisme ?
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
SOPHIE CASSAGNOL : Moi je voudrais que la guerre s’arrête ! Comme tout
le monde bien sûr, mais mon fiancé, Louis Bru, s’est engagé, il a devancé la
mobilisation… Et j’avoue que j’ai peur pour lui. Quand je vais voir les blessés
à l’hôpital d’Albi après mes cours, certains parlent un peu, ou bien ils crient en
dormant. Ils ont vécu des choses si terribles… C’est effrayant de penser que la
guerre dure depuis plus d’un an et qu’elle semble devoir continuer.
LOUISE CABANES : Oui, tu as raison, cette guerre est affreuse, nous
devrions tous agir pour qu’elle s’arrête. Mais on ne peut guère demander
gentiment aux Allemands de rentrer chez eux, et je ne crois pas que les
généraux de notre armée soient décidés à arrêter les combats. Je fais comme
toi, je vais voir les blessés aux Doctrinaires, à Lavaur, quand je peux, pour
aider. Mais je suis contente que tu deviennes un jour institutrice.
SOPHIE CASSAGNOL : Je pense souvent à vous. De vous voir comme ça,
c’est si triste…
LOUISE CABANES : Ne t’inquiète pas pour moi. Mon mari n’a pas eu de
chance, et moi non plus par conséquent. Mais je veux tenir, continuer
d’instruire les enfants, et croire que la paix reviendra. Et toi, pour ton fiancé,
essaie de rester optimiste. Il est toujours temps de faire face au malheur quand
il arrive, mais tant qu’il t’épargne, tiens bon, sois forte, essaie de rester gaie et
de croire, comme moi, que l’humanité peut s’améliorer.
SOPHIE CASSAGNOL : Je vous remercie Madame Cabanes, vos paroles sont
toujours réconfortantes, vous savez. Elles sont précieuses pour moi.
LOUISE CABANES : Tant mieux, Sophie. Reviens me voir quand tu pourras,
nous pourrons parler encore, et je suis sûre que tu accompliras de vraies belles
choses dans ta vie.
Chloé LESPERON
Lundi 15 novembre 1915
Ma tendre fiancée,
Je tenais à t'écrire une lettre pour te donner de mes nouvelles. La dernière
fois que je t'ai écrit, j'étais à l’hôpital car je m'étais blessé mais heureusement
je me suis remis de cette blessure assez rapidement. Par conséquent je vais
pouvoir regagner la zone de combat. Je repars demain très tôt de l’hôpital, je
pars sereinement car je n'ai pas peur d'affronter le danger.
J'espère que tout va bien se passer. J'ai repris des forces pour combattre et
je suis vraiment déterminé à me surpasser. Il est peu probable que je puisse te
donner de mes nouvelles dans les jours qui vont suivre car je pense que nous
serons en première ligne, et que nous n'aurons pas la possibilité de prendre du
temps pour donner de nos nouvelles à nos proches. Mais dès que j'en aurai
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
l'opportunité je le ferai. Ne t'inquiète surtout pas pour moi.
Cela fait maintenant plusieurs mois que je suis parti. Tu me manques
beaucoup. Mais peu importe le nombre de jours et de semaines qui nous
séparent de mon retour puisque nous finirons par nous retrouver. Prends soin
de toi surtout, et prie pour moi.
J’espère que de ton côté tout va bien même si je me doute que ça ne doit
pas être très facile à vivre pour toi d’être entre l’Ecole Normale et Graulhet où
on a aussi besoin de toi le dimanche. Je pense fort à toi.
Je t'aime. Louis Bru.
A SUIVRE…
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
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Des tombes et de l’encre 1915 (saison 2)
Saison 1
Entre Lavaur et Graulhet dans le Tarn, un meurtre a lieu en octobre 1913.
Toute la famille et les témoins de cette affaire, que nous avons réinventés,
se trouvent impliqués dans la tourmente de la guerre quelques mois plus tard.
D’août 1914 à janvier 1915, deux frères jumeaux cherchent à venger leur
mère, des femmes et des jeunes filles s’inquiètent pour leurs hommes au front,
ceux-ci connaissent les marches, les combats, les premières tranchées, et la vie
à l’arrière exige de grands efforts pour surmonter les difficultés et les deuils…
Saison 2
Joseph Bru tente de poursuivre sa vengeance, mais est arrêté et affecté dans
un bataillon disciplinaire : il va combattre dans les Dardanelles. Les jeunes
femmes enceintes ont leurs bébés, les solidarités s’éveillent. Mais des trafics
s’organisent aussi, et nos personnages s’efforcent de tenir : les uns au front, les
autres à Lavaur, à Graulhet, à l’usine d’armement de Castres…
Ce deuxième volet de la série « Des tombes et de l’encre » a été
composé, entre octobre 2014 et janvier 2015, par 34 élèves de 2°1,
2°2 et 2°3, suivant l’enseignement d’exploration « Littérature et
société » au lycée Las Cases de Lavaur, avec leurs professeurs,
Françoise Burellier et Nicolas Rostaing.
Nous remercions vivement les Archives départementales du Tarn,
grâce à qui, depuis plusieurs années,
nous imaginons des fictions à partir de faits réels…
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