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L’adolescence
made in USA
Sexe, genre et conservatisme
dans les séries pour ados
Émilie Lemoine
L’ADOLESCENCE
MADE IN USA
Sexe, genre et conservatisme
dans les séries pour ados
Émilie Lemoine
L’ADOLESCENCE
MADE IN USA
Sexe, genre et conservatisme
dans les séries pour ados
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Mise en page :
Dépôt légal 3e trimestre 2016
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ISBN 978-2-7637-3024-0
PDF : 9782763730257
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www.pulaval.com
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TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos................................................................ 1
Introduction
« Teen Series »............................................................... 3
Identité sexuelle et télévisuelle............................................. 5
Sexualités, genre et corps.................................................... 7
Partie 1
« MOI FOOTBALLEUR TOI CHEERLEADER »
Chapitre 1
Des séries et des genres............................................... 13
Qu’est-ce que le genre ?....................................................... 13
Le mélange des genres…..................................................... 19
Chapitre 2
American Beauty.......................................................... 25
Signes extérieurs de féminité............................................... 25
Le poids des apparences ..................................................... 31
Truth or Dare ?.................................................................... 39
Chapitre 3
Boys don’t cry................................................................ 45
La masculinité des origines.................................................. 45
Les signes extérieurs de masculinité.................................... 47
À la recherche de la virilité perdue...................................... 51
Chapitre 4
Troubles dans le genre… et dans les teen series ?....... 57
Le genre : enjeu cinématographique et télévisuel ?.............. 57
La confusion des genres : entre clichés et mépris................. 59
Figures d’une résistance féministe ?..................................... 63
VII
L’adolescence made in USA. Sexe, genre et conservatisme dans les séries pour ados
Partie 2
SEXUALITÉ ADOLESCENTE : IDENTITÉ ET IDÉOLOGIE
Chapitre 5
Le ghetto hétéro............................................................ 73
Des rituels exclusivement masculins ................................... 74
Des douleurs exclusivement féminines ?.............................. 79
La virginité : la « perdre » ou la « garder »............................ 84
(Hyper)sexualisation dans les teen series ?.............................. 100
Chapitre 6
Homo... mais pas trop.................................................. 111
De l’importance d’être hétéro............................................. 112
L’ambigu ou l’adolescent homosexuel................................. 113
De l’homophobie et de l’insulte.......................................... 116
Homosexualité : « ce douloureux problème »...................... 118
Lesbiennes, les grandes absentes......................................... 120
Du côté des adultes.............................................................. 121
Le cryptogay et ses limites................................................... 123
Adolescents gays, entre conservatisme et subversion ?........ 126
Partie 3
CORPS ADOLESCENTS : L’IDENTITÉ DANS LA CHAIR
Chapitre 7
Sexe, hormones et puberté........................................... 133
Bienvenue dans l’âge pubère .............................................. 133
Les métamorphoses............................................................. 136
Corps sexuellement discriminés.......................................... 141
Chapitre 8
Des belles et des bêtes................................................. 147
Beauté et minceur obligatoires............................................ 147
Corps monstrueux ?............................................................. 154
VIII
Table des matières
Conclusion
Miroirs miroirs............................................................. 165
Une jeunesse modèle........................................................... 166
Drama teen ?....................................................................... 166
Hétérocentrisme.................................................................. 167
Corps à corps...................................................................... 168
Mauvais genre..................................................................... 169
Anges ou démons ?.............................................................. 171
Do not let your fire go out................................................... 173
Sources.......................................................................... 175
Bibliographie ................................................................ 185
IX
SÉRIES D’ADOS
Sexe, genre et conservatisme
XI
AVANT-PROPOS
« Kiss the past hello ». Le nom de l’exposition de Larry Clark,
qui fut présentée au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 2010,
a claqué dans l’air de la capitale comme un baiser vénéneux. Le
photographe controversé y proposait une compilation de son travail
et de ses photographies d’une adolescence américaine à la peau
intranquille, marquée par l’encre des tatouages, les aiguilles sales, les
langues, les sexes, la violence d’une existence qui semble jouer en
permanence avec sa propre fin. Le scandale fut au rendez-vous et
l’interdiction aux moins de dix-huit ans y participa autant qu’elle
servit également de publicité gratuite et efficace. Il n’en demeura pas
moins la sensation familière que la jeunesse et ses représentations ne
laissaient personne indifférent. On l’aurait voulue propre, habillée,
sobre et virginale alors qu’elle était crasseuse, nue, hagarde et quasi
pornographique. Mais pourquoi les jeunes de Tulsa ne pouvaient-ils
pas être à l’image de ceux des séries télévisées américaines ? Le fossé
entre le désespoir cru des adolescents de Clark et les sourires éclatants
des protégés d’Aaron Spelling semblait incommensurable.
Nous semblions redécouvrir que la jeunesse américaine avait
plusieurs visages et que chacun d’eux s’était imprimé avec force dans
notre imaginaire. Tantôt choquante, avec le visage ravagé des Kids
de notre réalisateur-photographe, tantôt malsaine et fascinante quand
Gus Van Sant décide d’évoquer le carnage de Columbine dans son
film Elephant, tantôt culte et identificatoire lorsque Salinger nous invite
à suivre les pas d’Holden à travers New York, l’adolescence made in
USA ne laisse jamais indifférent, puisqu’elle semble devenir l’objet de
tous nos fantasmes1, quels qu’ils soient.
1.
Pensez à Lolita de Nabokov (Paris, 1955 ; New York, 1958) ; à American Beauty de
Sam Mendes (1999).
1
Introduction
« TEEN SERIES »
A
u même titre que la photographie, la littérature ou le cinéma,
les teen drama ont imposé leurs représentations adolescentes.
Moins flatteuses, souvent méprisées, réduites à des brushings,
des histoires de cœur que l’on juge niaises et sans intérêt, des mauvais
acteurs, des Brandon, des Kelly… ces séries télévisées pour adolescents
rencontrent pourtant un succès phénoménal et mondial. Et cet empire
que les teen series ont su bâtir sur les jeunes (et moins jeunes) téléspectateurs du monde entier n’est ni le fruit du hasard ni celui d’une
déconnexion totale de la réalité. Elles nous offrent un matériel formidable, permettant d’appréhender une époque, une société ou même
– n’ayons pas peur des mots – une culture. Comment l’adolescence
y est-elle construite, élaborée, représentée, imagée, déformée, idéalisée,
caricaturée ?
Comment ces figures adolescentes sont-elles devenues des armes
de séduction massive auprès de la jeunesse et quels modèles proposentelles, notamment en matière de sexualité ? Car le sexe est évidemment
au cœur de ces feuilletons pour ados. Entre les puceaux incandescents
à la Dawson et les gossip girls décadentes de l’Upper East Side,
s’entrechoquent nombre de données sociologiques, historiques,
culturelles et politiques, qu’il est urgent d’analyser, en y intégrant
notamment des problématiques d’égalité des sexes, mais aussi de
sexualités et de genre. À travers les premières saisons d’une dizaine
de teen series américaines – Beverly Hills 90210, My So-Called Life, Buffy
The Vampire Slayer, Dawson’s Creek, Freaks and Geeks, Smallville, The O.C.,
One Tree Hill, Gossip Girl, Glee et Huge –, notre étude se propose d’observer et d’analyser la construction des adolescents et des adolescentes
made in USA pendant deux décennies. De 1990 à 2010, notre regard
tentera de déconstruire les mythes, de défaire les stéréotypes, de
3
L’adolescence made in USA. Sexe, genre et conservatisme dans les séries pour ados
dénouer les passions et de démasquer les idéologies afin de comprendre
pourquoi les représentations de l’adolescence, de sa sexualité et du
genre peuvent constituer un enjeu si crucial au sein de la société
américaine, dont le puritanisme et le tout-sexe sont souvent pointés
du doigt.
Car les séries adolescentes américaines ne sont évidemment pas
à l’abri des lourdeurs idéologiques et nous aurions presque tendance
à affirmer que leur genre l’impose. Directement dérivées des teen movies,
elles ont finalement exporté, à une plus grande échelle, mais avec la
même volonté édificatrice, les messages de ces derniers, se faisant
simultanément une place de choix dans la culture populaire
américaine. Le teen drama est en quelque sorte le dernier-né d’une
tradition télévisuelle aux États-Unis, celle qui consiste à montrer la
jeunesse devenue cette bête curieuse du XXe siècle : le « century of the
child2 ». En effet, la télévision d’après-guerre s’est donné pour mission
de proposer des émissions familiales afin de cimenter les foyers de
l’Amérique, et les professionnels du petit écran ont rapidement réalisé
que les enfants, en plus d’être des individus à part entière, étaient aussi
une masse de téléspectateurs/consommateurs potentiels : la séduction
des innocents3 a pu dès lors commencer… Relayées par le cinéma, les
icônes apparaissent et les films cultes se multiplient. De Mickey Rooney
à James Dean, de Rebel Without a Cause à American Graffiti, en passant
par le motard chef de bande Marlon Brando (jeans et Perfecto) dans
The Wild One, la jeunesse mâle s’impose dans l’imaginaire collectif et
ses représentations influent sur le réel, tout autant que le réel peut
parfois se jouer d’elles. Le teen drama vient nous prouver que l’entreprise
de séduction n’a jamais cessé. Quand la série Beverly Hills 90210
débarque dans les années 1990 – en devenant une émission quasi
culte, d’abord auprès des jeunes Américains, puis parmi la jeunesse
mondiale – on peut sans doute voir l’avènement du genre – celui
d’intrigues dramatiques consacrées aux adolescents et destinées à
2.
Spigel, 2001, p. 189.
3.
Ibid., p. 185. Titre du chapitre « Seducing the innocent : Childhood and television in postwar America ».
4
Introduction
eux – et d’une ère nouvelle pour la « télévision adolescente » : celle du
succès et de la popularité poussée à son paroxysme.
IDENTITÉ SEXUELLE ET TÉLÉVISUELLE
À grande échelle, celle de la télévision, média de masse par
excellence, les représentations de l’adolescence vont avoir une ampleur
et une portée extraordinaires, alors même qu’elles se veulent
témoignages plus ou moins fidèles de l’ordinaire. Cet âge adolescent
dont les séries prétendent être le reflet reste ce laboratoire formidable
où se constituent et s’affirment les identités, qu’elles soient sexuelles,
sociales ou ethniques. Toutes ces questions identitaires vont se
transposer à la télévision, et il est particulièrement intéressant de voir
de quelle manière. Comment montre-t-on les problèmes liés au(x)
sexe(s) ? Y a-t-il une perpétuation de certains modèles, pour ne pas
dire stéréotypes ? Dans son ouvrage La culture des sentiments. L’expérience
télévisuelle des adolescents (1999), où elle étudie le phénomène Hélène et les
garçons et la relation des petites admiratrices avec leur série préférée,
Dominique Pasquier s’étonne ainsi du fait que ces séries soient
finalement faites par des garçons, mais pour les filles (dans ce cas par
des hommes pour des fillettes). On suppose, à raison, que les
problématiques relatives à la sexualité et aux questions de genre vont
nécessairement se poser. Il n’y a qu’à observer l’environnement
conservateur et pour le moins misogyne dans lequel évoluaient Hélène,
Nicolas, Johanna et leurs amis, ravis – presque béats – d’évoluer dans
un monde clos où l’unique but de la jeune étudiante n’est évidemment
pas d’étudier ou de découvrir le monde, mais plutôt d’aller embrasser
les lèvres pudibondes de son bien-aimé.
La domination masculine en matière de production et de
scénario n’est, pour les séries de notre corpus, ni totale ni
nécessairement source de positions misogynes et caricaturales. Ces
dernières ne sont après tout pas l’apanage des hommes, et sont souvent
simplement inscrites dans une société, à l’image des États-Unis et de
nombreux pays, où le pouvoir patriarcal est encore prégnant. On se
doute qu’aux prises avec sa jeunesse et l’enjeu idéologique fort qu’elle
constitue, la télévision américaine va elle aussi poser un certain nombre
5
L’adolescence made in USA. Sexe, genre et conservatisme dans les séries pour ados
de problèmes. Brandon, Dawson, Clark, Nathan, Luke, Seth, Ryan4…
autant de prénoms masculins pour autant de héros blancs, hétérosexuels et pour la plupart issus de la classe moyenne. L’omniprésence
du personnage principal, jeune, blanc, hétérosexuel et socialement
acceptable semble parfois être une obsession américaine. La « culture
de l’homme blanc, chrétien, bien portant, hétérosexuel, et de classe
moyenne5 » aurait-elle envahi grand et petit écran en toute impunité ?
Mais où sont donc passés les contre-modèles, les figures rebelles, les
incarnations déviant 6 d’une route tracée par des boyscouts tout-puissants ?
On verra que nos séries américaines ne sombrent jamais totalement
dans une peinture monochrome et offrent des éléments perturbateurs,
hauts en couleur.
Si la sexualité peut apparaître comme une problématique
centrale chez les adolescents, elle est aussi, de fait, un enjeu idéologique
puissant pour nos séries. L’âge de la puberté et de la construction des
identités, sexuelles notamment, ne saurait s’épargner des
questionnements et des prises de position autour du genre et de ces
corps qui changent. La toute-puissante hétérosexualité inspire la
plupart de nos intrigues, entretenant dans le même temps un culte du
corps parfait et une répartition des genres absolument réductrice et
caricaturale : le sculptural capitaine de l’équipe de football américain
d’un côté et la sémillante et toujours mince cheerleader de l’autre. Les
ados du ghetto « hétérosexuel, culturel et politique7 » auraient-ils donc
toujours raison des autres figures possibles ? Pas totalement. Les
échappées existent, qu’elles mettent en scène des corps différents
(obèses, transgenres…) ou qu’elles fassent intervenir des personnages
gays ou bisexuels. Il est important d’analyser de quelle manière et
jusqu’à quel point ces trouble-fête font face aux omnipotents modèles.
Car les problématiques sexuelles restent complexes, fréquemment
4.
Prénoms de quelques-uns des personnages principaux dans les séries que nous
nous proposons d’étudier.
5.
Guilbert, 2004, p. 82.
6.
Nous pensons ici légitimement à Outsiders. Études de sociologie de la déviance (1985),
dans lequel Howard Becker définit la déviance « comme la transgression d’une norme
acceptée d’un commun accord » (p. 32).
7.
Bourcier, 2001, p. 35.
6
Introduction
sous-tendues par le projet ou l’objectif d’une édification morale ou
un conservatisme pur et dur, en particulier lorsqu’il s’agit d’aborder
les sujets sensibles que sont par exemple la virginité féminine et l’avortement.
SEXUALITÉS, GENRE ET CORPS
« Masculinité », « féminité », « hétérosexualité », « homosexualité », « fille », « garçon », « transgenre », « efféminé », « manqué », etc. :
les concepts et autres notions catégorisantes sont fréquemment utilisés
comme les outils interchangeables d’une même boîte, dont la principale utilité réside en un partage identitaire binaire, clair et rassurant :
les filles féminines et hétérosexuelles d’un côté, et les garçons masculins et hétérosexuels de l’autre, mais aussi les hétérosexuels d’un côté
et les homosexuels de l’autre. Dans nos séries télévisées, les thématiques
de genre, de sexualité(s) et du/des corps s’entremêlent et bien souvent
se confondent. Ce mélange illustre d’une part le fait que ces notions
néanmoins distinctes se nourrissent l’une de l’autre, et d’autre part le
fait que cette confusion est à la fois une erreur épistémologique (identité genrée = orientation sexuelle = sexe physique/corps), mais qu’en
outre, elle trahit un caractère idéologique qu’il conviendra de distinguer, de déconstruire et de traiter de manière critique.
Nous nous attacherons donc à aborder dans un premier temps
les problématiques liées au genre et à observer dans quelle mesure la
répartition masculin/féminin est respectée à la lettre ou au contraire
remise en question. Dans un second temps, nous nous plongerons au
cœur de la sexualité adolescente en analysant toutes ses formes
d’expression, qu’elles se traduisent par l’omnipotente norme
hétérosexuelle ou qu’elles passent par la thématique de l’homosexualité,
masculine essentiellement. Enfin, dans un troisième temps, il nous a
semblé essentiel de nous intéresser aux corps adolescents, à la manière
dont ils sont représentés dans les teen series et à l’importance qu’ils
peuvent avoir quant à l’existence de la jeunesse.
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