Ce siècle sera ludique ou ne sera pas

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Ce siècle sera ludique ou ne sera pas
Ce siècle sera ludique ou ne sera pas. Sociologues, managers,
publicitaires et ONG énoncent la même prophétie. Le jeu, considéré
hier comme addictif, futile ou violent, dévoile aujourd’hui ses vertus.
Le partage, le rêve, la liberté… Il vous emmène dans un autre monde.
Dossier réalisé par AMÉLIE MOUGEY
pierre-emmanuel rastoin pour « terra eco »
U
n auteur de jeux de société n’est
pas prédestiné à la notoriété. Avant
1995, date de la première édition
des Colons de Catane, Klaus Teuber
travaillait paisiblement dans le
laboratoire dentaire de son père.
Vingt ans plus tard, des dizaines
de millions de joueurs s’affrontent
en 25 langues autour du jeu qu’il
a créé. « Bizarrement, je tâtonne
encore pour comprendre les raisons de ce succès »,
confie l’auteur allemand. Car plus qu’une combinaison adroite de cartes et de pions, Catane est
le symbole d’un tournant, le basculement du jeu
dans l’âge adulte. « Dès 1981, le Trivial Pursuit avait
ouvert la voie, précise Marine Granger, directrice
du Centre national du jeu. Il a décomplexé toute une
génération qui jusque-là jugeait le jeu futile. » Dans
le métro, votre voisin déplace des formes colorées
sur son smartphone sans une once de culpabilité
(Lire p. 39). Comme lui, combien sommes-nous à
jouer ? La Fédération française de l’industrie jouetpuériculture répond en chiffre d’affaires : en 2012,
le marché français des peluches, puzzles, poupées et
jeux de société pesait plus de 3 milliards d’euros. En
y ajoutant le jeu vidéo, première industrie culturelle
au monde, on double le score. « Le jeu est anticyclique.
En période de crise il se porte bien », constate Bruno
Faidutti, auteur de jeux de société depuis trente ans
(Lire entretien p. 46).
Sous la lampe billard d’un bar à jeux parisien, une
joueuse trépigne. Les dés ne sont pas de son côté.
Elle attend depuis trois tours que sorte le chiffre qui
lui permettra de piocher une carte « bois ». Sans
elle, impossible de construire la route qui mène à
l’implantation d’une colonie, elle-même vouée à
devenir une ville. Son but est simple : bâtir plus
gros et plus vite que ses voisins. Adeptes d’une
consommation raisonnée, ce scénario vous laisse
pantois ? Klaus Teuber y devine au contraire l’une
des clés du succès : « L’utilisation des ressources est
une question universelle. » Mais dans la pioche, la
quantité de matières premières dépasse de loin les
besoins des joueurs. Cette profusion trahit la fiction.
Après une heure d’exploitation effrénée, argile,
blé, bois, laine et minerai regagneront leur boîte
en carton.« Le jeu est condamné à ne rien fonder,
ni produire », écrivait Roger Caillois, le maître de
la sociologie du jeu, en 1958. Un demi-siècle plus
tard, l’engouement pour le ludique n’est plus si
désintéressé.
« Capter l’attention »
Olivier Mauco, chercheur en sciences politiques au
Centre national de la recherche scientifique, a fait
de la gamification – entendez la transposition des
principes du jeu dans d’autres domaines, comme
le commerce ou l’éducation – son nouveau métier.
Pour sensibiliser, motiver ou former, il conçoit
des serious games, ou « méthodes ludiques » en
bon français. Sans dévoiler le contenu de ses créations, il cite en vrac les valeurs du jeu qu’il entend
diffuser : « Egalité des chances, prime au mérite et à
l’action, reconnaissance de l’autre… » Mais la vertu
principale est ailleurs : « La force du jeu, c’est de
capter l’attention. »
Des experts en marketing l’ont compris. Les versions
promotionnelles de Catane en témoignent. Dans
une édition conçue avec la marque de whisky Glen
Grant, des distilleries ont remplacé les colonies.
Mais quand le jeu se dit sérieux, ses clients le sont
aussi. Selon une étude réalisée par Ben Sawyer en
2009 (1), l’éducation est le premier secteur
friand de serious games. Viennent ensuite la
Conquérante redoutable au Risk, AMÉLIE MOUGEY ne
regardait le jeu que par la petite lorgnette. Pour Terra eco, elle
s’est glissée dans les bars à jeux et ludothèques d’Ile-de-France
pour découvrir de nouvelles règles, plus solidaires. Au passage,
elle a fait la paix avec le Monopoly.
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L’imposture du Monopoly
« On a introduit du pétrole pour faire passer notre
message clé : une croissance infinie dans un monde aux
ressources finies est impossible », explique le chercheur,
également inventeur de la version détournée. Dans
Catan Oil Springs (2) l’apparition d’or noir bouscule
les règles. « D’un côté, elle permet de transformer les villes
en mégalopoles, de l’autre, elle introduit un choix. » Soit
le joueur utilise le pétrole pour accélérer la construction, soit il s’engage à ne pas exploiter ses puits et
prétend au titre de champion de l’environnement.
En France, les institutions publiques elles-mêmes se
prennent au jeu. Pour « mettre l’homme et ses besoins
au cœur des politiques publiques », le ministère du
Développement durable a élaboré son propre jeu de
sept familles. Depuis le mois de mars, élus, services
et collectivités territoriales sont incités à s’affronter.
En fin de partie, ils sauront si la carte « avancer vers
l’autonomie alimentaire » l’emporte sur « l’aménagement de lieux propices à la rencontre ». A l’ère
ludique, ainsi se créent les politiques publiques. Et
en attendant de changer nos sociétés, le jeu nous les
raconte. « Selon les époques, le jeu colle plus ou moins
à la réalité, nuance Marine Granger. A peine sorti
de la guerre on trouvait déjà des jeux dans lesquels
En 2012, le marché français des
jeux de société, jeux vidéo et
jouets pesait 6 milliards d’euros.
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s’échangeaient des tickets de rationnement. Avec la fin
des Trente Glorieuses, l’heroic fantasy (le merveilleux
héroïque, ndlr) a pris le dessus. » Aujourd’hui, les
genres se mélangent. « De nombreux jeux vidéo
s’inspirent de CNN, constate Olivier Mauco. Les
relations internationales et la lutte contre le terrorisme
sont devenus des thèmes classiques, sans oublier GTA V
qui se déroule sur fond de crise financière. »
« Le jeu avec une ligne éditoriale date de 1840, rappelle
Marine Granger. Mais à l’époque, chaque jeu était
destiné à une catégorie sociale. » Aujourd’hui, sur
écran ou plateau, le jeu se moque de votre catégorie
socioprofessionnelle. Du chef d’entreprise à l’ado
accro aux jeux vidéo, 18 millions de joueurs ont
acheté Les Colons de Catane. A ceux-ci s’ajoutent les
utilisateurs de tablettes et smartphones sur lesquels
le jeu se décline. « Le fonctionnement égalitaire est
peut-être un autre ingrédient du succès, reprend Klaus
Teuber. Puisqu’il s’agit de construire et non de détruire,
tout le monde reste dans la partie. » Tout l’inverse
du Monopoly, souvent décrié pour être le héraut
masqué du capitalisme. C’est mal le connaître. Dans
« Monopoly, histoire d’une imposture », paru dans
la revue Jeux sur un plateau – aujourd’hui disparue –
l’auteur de jeu Dominique Ehrhard rétablit la vérité.
Le jeu n’a pas été inventé en 1933 par l’Américain
Charles Darrow, mais trente ans plus tôt par Lizzie
J. Magie, une institutrice aux penchants socialistes.
Lutter contre l’esprit de compétition
« A l’origine, le jeu – baptisé Landlord’s game – servait
de contre-exemple en montrant comment les profits tirés
de la propriété foncière conduisent inéluctablement à
la victoire d’un seul et à la faillite de tous les autres »,
explique Dominique Ehrhard. Dans les milieux semiclandestins de la côte est, Landlord’s game devient une
arme idéologique. Un siècle plus tard, de nouveaux
joueurs reprennent le flambeau de la lutte contre l’esprit de compétition. « Les jeux qui consistent à prendre
le dessus sur un adversaire, ça ne nous intéresse pas »,
tranche Nicolas Bestard, coordinateur de l’association
Envie enjeux à Millau (Aveyron). Dans cette structure
dédiée à la prévention de la violence et des conflits,
on joue beaucoup sans jamais s’affronter. Ce tour de
denis esnault
santé, puis les gouvernements et les ONG.
D’un bout à l’autre des Etats-Unis, le professeur Erik Assadourian, éminent spécialiste du
développement durable, enchaîne les conférences
pour porter la parole de l’institut Worldwatch,
organisation qui analyse les questions environnementales en faits et chiffres. Sa démonstration
terminée, il invite l’auditoire à taquiner les dés sur
le plateau de Catan Oil Springs, une autre variante
du best-seller allemand.
EN SAVOIR PLUS
Le jeu de carte
de la cohésion sociale
www.developpement-durable.gouv.
fr/Le-jeu-de-cartes-la-cohesion.html
Le projet Transforming
cultures de l’Institut
Worldwatch
passe-passe a pour
baguette magique le
jeu coopératif. Pratiqué
depuis des décennies au
Québec ou au Danemark, il promeut l’alliance des
joueurs pour relever des défis. Dans Pandémie, un
des modèles du genre, le jeu lui-même devient l’ennemi. « Au début, ce type de jeu n’était pratiqué que
par les éducateurs ou dans les milieux alternatifs »,
souligne Nicolas Bestard. Désormais, les leaders du
secteurs, Asmodée ou Hasbro, en proposent une
dizaine de modèles. « C’est une goutte d’eau, mais
quelque chose émerge », veut croire le militant. Sur
les étagères des magasins spécialisés, Atlantis Rising
ou Le Verger font des pieds de nez à la sacro-sainte
compétition prônée par les modèles voisins. Depuis
que le jeu Andor a remporté son As d’or au Salon
du jeu de Cannes, le jeu coopératif toise ceux qui le
suspectaient hier encore de n’être qu’une « réussite
déguisée ». Dans Les Colons de Catane, pas de pitié.
Si, le temps d’un troc, votre voisin devient votre
allié, vous gardez en tête de ne jamais trop l’avantager. Pour Marine Granger qu’importe qu’on soit
adversaire ou allié, « l’essentiel c’est de jouer ». Selon
cette passionnée, cartes et dés agissent comme des
catalyseurs de convivialité : « Deux inconnus qui se
retrouvent autour d’un plateau de jeu se tutoient avant
la fin du troisième tour. » Faites l’expérience. Jusqu’ici
personne ne l’a démenti. —
(1) Citée par Olivier Mauco : www.bit.ly/1hqgKeX
(2) Dont le nom d'origine, Climate Catan, a été abandonné pour ne pas froisser les sceptiques du marché américain.
LA DÉFERLANTE CANDY CRUSH
Candy Crush Saga, c’est Tetris, en
– encore – plus addictif. Pour certains
psychiatres américains, l’application la
plus téléchargée au monde relèverait
même de « l’épidémie ». Ses créateurs
estiment à 300 000 le nombre de
joueurs ayant succombé à l’alignement
de bonbons. Sur smartphones, tablettes
et Facebook, ils poursuivent la même
partie. Avec plus de 450 niveaux et la
création de nouveaux paliers chaque
http://blogs.worldwatch.org/
transformingcultures
GTA IV, l’envers
du rêve
américain
Olivier Mauco
(L>P, 2013)
www.gameinsociety.
com
Le site du Centre national du jeu
www.cnjeu.fr
Le site des Colons de Catane
www.catan.com
Le site de Jeux de traverse,
boutique de jeux coopératifs
www.jeux-de-traverse.com
Une liste de règles de jeux
coopératifs
www.bit.ly/1birYuX
La Fédération française des
industries jouet-puériculture
www.fjp.fr
Le site de Dominique Ehrhard
www.dominique-ehrhard.fr
semaine, Candy Crush Saga promet du
jeu à l’infini. Gratuite, l’application n’en
rapporterait pas moins 645 000 euros
par jour. La recette ? Le freemium, ce
système qui ne fait payer que les bonus,
et une pointe d’accoutumance. —
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