Redéfinitions

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Redéfinitions
Redéfinitions
Rafaella Houlstan-Hasaerts.
Redéfinitions
Pour une propagation virale entre
art contextuel et professions de l’urbain:
Les Cas de Mexico city et Tijuana.
I.S.A.C.F. La Cambre
Année Académique 2006-20007.
Sous la direction d’ Emilio Lopez-Menchero.
A mes grands-parents.
Envers et contre ceux qui oseraient prétendre que la
curiosité est un vilain défaut.
Mexico city. Une des plus grandes villes du monde.
En plein milieu d’une journée quelconque, un homme se
promène arme au poing, tout en guêtant les réactions des passants
et des forces de l’ordre.
Dans la même ville, un autre homme sollicite la participation
d’un camionneur afin d’obstruer le trafic sur un axe extrêmement
conconru, et ce en pleine heure de pointe.
Tijuana...
Autre ville, autres pratiques: une femme conçoit une ligne de
baskets pour faciliter le passage de la frontière aux candidats
à l’émigration clandestine.
Ces hommes et ces femmes -des artistes en l’occurence- seraient-ils
atteints d’une douce folie?
Quels obscurs desseins poursuivent-ils en agissant de la sorte?
Mais plus que tout, quel intérêt peuvent présenter ces démarches
au sein de disciplines telles que l’architecture et l’urbanisme?
Contenus.
De la méthode.
Du besoin de redéfinitions et des possibles
contributions au débat.
Les professionnels de l’urbain en crise identitaire.
Psychanalyse d’un sujet.
Pour une propagation virale entre art contextuel et
professions de l’urbain. p.23
A la recherche d’imaginaires perdus.
Mexico city et Tijuana: exhausteurs d’imaginaires.
Avant de partir.
p.19
Du discours.
La ville générique. p.36
Où les masses quittent l’espace public et se retranchent au
sein de modules capsulaires.
La ville résistante. p.42
Où l’on s’aperçoit que les masses ne semblent pas si pressées
de déserter le domaine public.
Où l’occupation marginale transgresse les codes spatiaux
préétablis.
La ville écartelée. p.56
Où la ville affiche son lot quotidien de contradictions.
La ville syncrétique. p.80
Où l’on réinvente des processus d’intégration.
Séquences narratives. p.96
Ce que les cartes ne disent pas.
Corps arpenteurs et dérives urbaines.
Insertions. p.107
Mises à l’épreuve du réel.
La ville comme support de sa propre critique.
Interactions. p.151
Appels à participation.
Interférences et contaminations: médiums croisés.
Des tentatives de redéfinitions.
Art contextuel et professions de l’urbain. p.185
Mises en parallèle.
A propos de nos outils de compréhension de la ville. p.186
Pour une lecture de la ville à n dimensions.
Entrer dans la ville.
A propos de nos moyens de représentation de la ville. p.189
Pour des moyens de représentation plus diversifiés.
A propos de nos possibilités d’intervention
dans la ville. p.193
Le droit de se défaire de l’obligation du « faire ».
Vers des démarches plus réflexives.
Moins de matérialisation, plus d’expérimentation.
A toutes les échelles, à tous les niveaux.
Moins de technocratie, plus de participation.
Une vision positive.
« Si le monde était clair, l’art ne serait pas ».
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe.
Du besoin de redéfinitions et des possibles
contributions au débat.
Les professionnels de l’urbain en crise identitaire.
Psychanalyse d’un sujet.
Jamais au cours de l’histoire, l’être humain n’avait
vu sa faculté d’adaptation mise aussi rudement à l’épreuve. Au
risque de rebattre certains sentiers, force est de constater que
les processus de modernisation de nos sociétés, basés sur des
idéaux de progrès et de développement, ont engendré en Occident des mutations significatives; mutations qui n’ont fait
que s’intensifier au fil du temps et s’étendre inexorablement à
l’ensemble des continents. De nos jours, même le Robinson le
plus échoué sur l’île la plus prétendument déserte ne serait en
condition d’ignorer que le XXème siècle constitue à lui seul,
toutes choses confondues (mœurs, technologies, perceptions
de l’espace-temps, rapports culturels, communicationnels,
économiques, etc), une période d’intenses transformations
sociétales.
Mais s’il est devenu commun d’admettre le changement comme une condition sine qua non du processus de
modernisation, nombreuses sont les conséquences de l’évolution du monde qui scandalisent les masses. La vérité est
que la « modernité »1 ne s’accompagne plus, comme il y a
quelques années, d’une confiance absolue en des lendemains
radieux. En effet, l’image d’une modernisation porteuse de
progrès et de développement est de nos jours fortement mâtinée de scepticisme et les idéologies totalisantes provenant
d’un passé pourtant proche ne permettent plus de construire
1
Nous assistons depuis déjà une trentaine d’années à un changement des paradigmes qui ont
caractérisé la « modernité » industrielle. Ce changement des paradigmes induit une nouvelle forme
de vision du monde, qualifiée de post-moderne (voire de surmoderne). La post-modernité n’implique
nullement la fin du processus de modernisation en tant que tel,- mais plutôt un nouveau mode de
critique de celui-ci.
18 19
des discours d’avenir convaincants. Tout porte à croire que la
psychologie collective contemporaine se caractérise « par un
sentiment d’inquiétude, d’incertitude, de sensation diffuse et
généralisée de risque, plutôt que par l’optimisme »2, ce qui
n’aboutit que trop souvent à une attitude passive face à des
constats parfois alarmants, ou pire, à une nostalgie stérile et
idéalisante du passé.
La ville, de tous temps en étroite corrélation avec la
société qu’elle abrite, n’échappe pas à ces considérations. Pour
preuve, beaucoup se retrouvent démunis face aux insupportables dissonances de la condition urbaine contemporaine et
cela même lorsque ces dissonances sont dictées par une modernisation accrue de nos modes de vie3. Peut-être est-ce une
certaine pérennité du cadre bâti, ainsi que l’apparente immuabilité de la ville et de la représentation que nous nous en faisons, qui rendent si malaisée, voire inacceptable, l’élaboration
d’une nouvelle vision du cadre urbain.
Cet embarras n’épargne nullement les prétendus
spécialistes en la matière (urbanistes, architectes…), qui semblent éprouver de grandes difficultés, d’une part à comprendre les étonnantes mutations qu’ont subies les pôles urbains
durant ces dernières décennies et d’autre part, à trouver les
outils nécessaires pour les décrire et les gérer. En réalité, nous
assistons à ce que l’on pourrait qualifier d’une crise identitaire
des professions liées aux territoires urbains; crise dont le principal symptôme serait l’inadéquation de certains des instruments qui ont facilité la compréhension, la représentation et
la gestion des villes du siècle passé.
De façon générale, l’urbanisme du XXème siècle
a été guidé par une idée prégnante: l’idée de planification4,
elle-même sous-tendue par des critères qui lui sont propres,
tels que l’ordre, la rationalité, la fonctionnalité, le progrès ou
encore la prescription. Mais ces cadres de référence totalitaires
et globalisants qui ont constitué l’imaginaire aménageur de la
ville moderne sont aujourd’hui jugés insuffisants pour saisir
la réalité des nouveaux territoires urbanisés. A quoi ressemble la réalité urbaine contemporaine? La ville semble partout,
tant physiquement que dans les mentalités. La ville est devenue diffuse, elle ne possède plus de contours définis et ne
s’appréhende plus dans son opposition avec la nature. Elle
n’apparaît plus comme un organisme autogéré ou autosuffisant, elle bouge, grandit, mute au jour le jour, faisant fi de la
fixité qu’on lui a de tous temps attribuée. D’où une certaine
inadaptation de la notion de planification, de ses référents
théoriques (ordre, rationalité, fonctionnalité, prescription),
de ses outils de représentation (cartographie, statistiques) et
de ses implications spatiales (zonage fonctionnel, grands ensembles,…)
Au vu de ce constat, des redéfinitions s’imposent
et les quelques voix sortant naguère d’outre-tombe sont de
plus en plus nombreuses à s’élever pour tenter de revoir les
fondements mêmes des professions liées au territoire et à l’urbanisme. Les efforts en cours se concentrent notamment sur
la réévaluation même de la notion de « ville », à un niveau
que l’on pourrait qualifier de sémantique. Face à la rupture,
les plus hardis n’hésitent pas à clamer haut et fort que la
ville telle qu’on la connaissait n’existe plus. Même les plus
mitigés s’accordent à reconnaître que, malgré la capacité des
Philippe Genestier ; Les conséquences urbanistiques du post-progressisme in L’imaginaire aménageur
en mutation; Editions de l’Harmattan, Paris, 2004, p. 158.
3
Il est paradoxal de constater que les traductions spatiales et territoriales de nos modes de vie contemporains (zonings industriels, aires commerciales, parkings, « hubs » autoroutiers, banlieues à perte de
vue) sont vécues par nombre d’entre nous comme autant d’affronts à la condition humaine, tant d’un
point de vue social qu’esthétique.
4
2
André Corboz définit le concept de planification comme « la volonté de distribuer de manière optimale des personnes des biens et des services sur un territoire donné ; la réalisation de ces intentions
passe ensuite par une phase concrète qui dispose dans ce même territoire des constructions et des espaces afin de les rendre opérantes ». Cette définition possède l’avantage d’être large tout en soulignant
le caractère prescriptif et normatif du concept de planification. Voir André Corboz; L’urbanisme du
XXème siècle in Le territoire comme palimpseste et autres essais; Editions de l’Imprimeur, Besançon,
2001, p. 200.
20 21
villes à sédimenter les différentes couches de leur histoire, la
réalité urbaine contemporaine est bel et bien en train de vivre
un tournant décisif. La fin du XXème siècle a donc vu surgir toute une série de concepts nouveaux (« ville émergente »,
« ville générique », « cité diffuse », « ville globale », « métapole », etc)5, jugés plus aptes à traduire les conditions urbaines
naissantes.
Parallèlement, les outils de représentation et d’intervention (pour ne pas dire de planification) évoluent pour
laisser place à des diagrammes et des programmations plus
ouverts, plus fluides ainsi qu’à des conceptions plus réflexives, plus participatives et plus flexibles de l’espace urbain. Les
acteurs de la question urbaine sont d’ailleurs de plus en plus
nombreux et leurs compétences de plus en plus décloisonnées,
ce qui implique l’émergence « de savoir-faire nouveaux, transversaux, qui entrecroisent ou intègrent des approches différentes »6.
Ces nouvelles perspectives, certes salutaires, interfèrent pourtant de façon ambigüe sur le rôle des urbanistes et
des architectes « faiseurs de villes » qui ne sont pas sans ressentir le caractère équivoque de leur position. Equilibristes de
fortune sur le terrain qui leur était autrefois réservé de façon
exclusive, ils se doivent aujourd’hui de réévaluer leurs métiers,
d’aller plus loin dans leurs pratiques, de modifier leurs attitudes et cela sans tomber dans l’abattement ou sans recourir à
des discours passéistes inféconds.
« Redéfinitions », sorte de remise en question, s’inscrit dans la recherche de nouvelles pistes de réflexion, de nouveaux champs de créativité et d’action pour les professionnels
Ces vocables désignent les nouveaux territoires où se déploie la vie urbaine et s’emploient à indiquer
le déclin d’une certaine ville (la ville du quartier, la ville du centre unique, la ville au contour net, la
ville de l’harmonie classique, la ville minérale et dense, la ville de l’unité formelle) au profit d’une
autre ville qui serait plus distendue, plus fragmentée, plus chaotique, plus polycentrique, plus
indifférenciée…
6
Yves Chalas; L’imaginaire aménageur en mutation; Editions de l’Harmattan, Paris, 2004, p. 14.
5
de l’urbain, au sein d’un territoire à (ré)investir: la ville contemporaine.
Pour une propagation virale entre art contextuel et
professions de l’urbain.
A la recherche d’imaginaires perdus.
Comme nous l’avons déjà esquissé, il semblerait que
la réévaluation des métiers de l’urbain ne puisse passer outre
le dépassement de certains cadres de références, désormais jugés insuffisants. Et s’il ne s’agit nullement de jeter aux orties
les enseignements antérieurs de la discipline urbanistique, il
reste néanmoins intéressant d’opter pour une ouverture du
débat. La réalité urbaine, dans sa complexité, avec ses nombreux paradoxes, ne peut plus être représentée uniquement
avec les mots et les images du passé, car ils ne contiennent
plus les mêmes significations. Une partie du problème réside
dans le fait que –pour décrire le monde d’aujourd’hui, nous
usons d’un langage qui fut établi pour le monde d’hier-7; et la
ville du passé semble mieux répondre à notre nature, pour la
seule raison qu’elle correspond à notre langage. Selon André
Corboz, le constat est simple: nous manquons de métaphores
pour lire le territoire. Or, l’urbanisme tel qu’il a été longtemps
pratiqué depuis l’essor de la cartographie, de la géographie et
des sciences humaines, s’est occupé d’objectiver le territoire,
de le quantifier, de le découper, en n’insistant pas suffisamment sur les éléments d’interconnexion entre l’espace réel
(fait de données « tangibles », mesurables) et l’espace imaginaire qui conditionne notre expérience des villes.
Pour saisir le phénomène urbain dans toute son am7
Antoine de Saint-Exuspéry; Terre des Hommes; Editions Gallimard, Paris, 1939, p.58.
22 23
pleur, il serait intéressant de superposer à une cartographie
physique de la ville (et à l’ensemble de facteurs qui la déterminent), une sorte de « cartographie psychique », qui reprendrait les données engendrées par le subconscient de ceux qui
la vivent8. Car s’il est vrai que le territoire en général et la ville
en particulier peuvent s’exprimer en termes statistiques, ceuxci ne sauraient en aucun cas se réduire au quantitatif : « il n’y
a pas de territoire sans imaginaire du territoire »9. De même,
malgré les données dites « objectives » qui la constituent, la
réalité de la ville ne peut pas être appréhendée en toute impartialité, elle ne peut être qu’interprétée. En d’autres termes, « le
réel doit être fictionné pour être pensé »10.
En poussant la réflexion un peu plus avant, il paraît
incongru (et ce tout particulièrement dans les disciplines qui
s’attachent à comprendre et à modeler l’espace), de dissocier
« action et imaginaire, pratiques et représentations »11: il n’y
a pas d’intervention possible sur le territoire sans imaginaire
du territoire ou encore, le réel doit être fictionné pour être
façonné.
Pas étonnant donc que les architectes, urbanistes et
décideurs de la question publique fassent régulièrement appel aux récits, aux interprétations et aux fictions des habitants
d’un quartier ou d’une ville, dans le but d’en comprendre les
mécanismes intrinsèques, au-delà des statistiques. Dans le
même ordre d’idées, il devient courant de solliciter la collaboration d’artistes, soit pour repérer, révéler, déceler, rendre
visible les mille et une facettes cachées de la ville contemporaine, soit carrément pour (re)définir, qualifier ou fabriquer
l’espace public. La complicité qui lie architectes, urbanistes,
pouvoirs publics et artistes n’est pas innocente : elle relève de
cette difficulté déjà mentionnée à (re)présenter la ville, à en
pénétrer les interstices et à en décoder les fables. L’artiste, en
n’étant pas toujours soumis aux exigences d’une description
exclusivement réaliste, de l’analyse pure ou de l’intervention
construite, peut se permettre une approche floue, singulière,
syncrétique ou décalée de la ville, de l’espace. L’art se présente comme un territoire de possibles, de visibilité, de débats,
comme un instrument, une caisse de résonance ou même
comme le préambule d’actions extra artistiques et permet plus
de souplesse dans l’interprétation et le façonnement de cet
organisme en perpétuelle mutation qu’est la ville contemporaine.
Ce rapport privilégié qui existe entre les artistes et le
milieu urbain peut être expliqué par certains glissements qui
se sont opérés au cours du XXème siècle dans le statut même
de concepteur, dans la notion d’œuvre et dans son acception
publique. Au niveau idéologique, une grande partie des courants artistiques contemporains se caractérise par la prééminence donnée au « contexte » (et à la position que le concepteur occupe dans celui-ci) par rapport au style, à la technique
ou même à la forme d’expression artistique adoptés. Un peu
comme si, malgré son caractère hautement hétérogène et protéiforme, une grande partie de la création contemporaine se
chargeait de (re)lire, à sa manière, la réalité.
L’art dit « contextuel »12 est d’ailleurs fortement
conditionné par les « circonstances » de la vie quotidienne
et par les moyens de décrypter ou de pénétrer ces circonstances. L’œuvre « contextuelle » nous permet donc de nouvelles
Cette superposition a été définie par Guy Debord via la notion de « psychogéographie », terme qui
se définit comme « l’action directe du milieu géographique sur l’affectivité ».Voir Guy-Ernest Debord;
Internationale Situationiste; Librairie Arthème Fayard, Paris, 1997, p.13.
9
André Corboz; Le territoire comme palimpseste in Le territoire comme palimpseste et autres essais;
Editions de l’Imprimeur, Besançon, 2001, p.222.
10
Jacques Rancière; Le partage du sensible. Esthétique et politique ; La Fabrique éditions, Paris, 2000,
p. 61.
11
Yves Chalas; L’imaginaire aménageur en mutation; Editions de l’Harmattan, Paris, 2004, p. 16.
12
Les définitions d’un art dit « contextuel » restent fort vagues. Paul Ardenne, dans son essai sur
le sujet, entend par art contextuel « l’ensemble des formes d’expression artistique qui diffèrent de
l’œuvre d’art au sens traditionnel : art d’intervention et art engagé de caractère activiste (happenings
en espace public, « manœuvres »), art investissant l’espace urbain ou le paysage (performance de rue,
art paysager en situation), esthétiques dites participatives ou actives dans le champ de l’économie, des
médias ou du spectacle…». Selon l’auteur, l’art contextuel met à bonne distance représentations (l’art
classique), détournements (l’art duchampien), perspective autocritique où l’art se dissèque de façon
tautologique (l’art conceptuel) et fait valoir le potentiel critique et esthétique de pratiques artistiques
8
24 25
formes de compréhension de notre milieu, et –pourquoi pasd’action sur celui-ci.
D’un point de vue pratique, l’artiste contemporain
semble d’ailleurs puiser les outils mêmes de sa conception dans
son contexte environnant: -s’il s’agit d’un art lié à un contexte politique, l’artiste descend dans l’arène, il investit la rue,
l’usine, le bureau. Un art en relation avec l’économie? L’artiste
devient business man. Un art habité par un souci d’animation
sociale? L’artiste devient alors producteur d’évènements-13.
Il va sans dire que cette approche de la création convertit le
milieu urbain, formidable concentré de la pluralité des contextes, en l’environnement le plus propice à la réunion d’une
série de conjonctures qu’expérimentent nos sociétés, qu’elles
soient politiques, économiques, sociales ou encore culturelles,
médiatiques, écologiques, philosophiques, esthétiques, …
Simultanément à cette nouvelle « contextualité » de
l’art, on assiste à un nomadisme de l’artiste et de l’œuvre. En
sortant du carcan de l’atelier, l’artiste découvre des terrains
de jeux et de création autrement plus vastes, arpente des espaces jusque là inexplorés… L’œuvre d’art connaît également
ce sort libérateur : en quittant l’espace sacro-saint du musée,
la blanche froideur des galeries, l’œuvre est susceptible de se
trouver partout. Autrement dit, tout lieu, quel qu’il soit, peut
devenir le réceptacle de l’art. Dans cette nouvelle configuration artistique, que l’on pourrait qualifier de « cinétique », le
milieu urbain est également un espace privilégié tant comme
source d’inspiration que comme chantier artistique. -Se déplacer dans la ville, tel est donc l’un des nouveaux paris de
l’artiste moderne-14.
Sillonner physiquement le milieu urbain, en ouvrant
l’œil (et le bon), et les oreilles également, afin de déceler les
dimensions in-vues ou in-ouïes de la réalité, les incorporer à
la démarche artistique, les digérer pour ensuite les restituer
dans des œuvres qui sont peut-être des carnets de voyage mais
qui peuvent prendre toutes les formes possibles et imaginables: de nouvelles générations d’artistes-piétons sortent de
leurs ateliers pour expérimenter cet extraordinaire laboratoire
qu’est la ville. Et ces déambulateurs sont prêts non seulement
à représenter la ville mais également à s’y immiscer, à en pénétrer les espaces « infra minces », les flux et les pauses pour
mieux les révéler. Voyageant à contre-courant, cartographiant
les amnésies de la métropole, leur démarche va à l’encontre
d’une quelconque maîtrise du territoire pour adopter «une
heuristique de la fluidité »15.
Et si de nombreux artistes ont fait de la ville leur
terrain de prédilection, pourquoi ne pas profiter de leurs expérimentations et avancer dans cette quête d’imaginaires qui
occupe les quelques professionnels du territoire soucieux de
comprendre et façonner la ville autrement. L’heure n’est donc
plus au vase clos, au travail en circuit fermé. L’extrême fin
du XXème siècle se caractérise par une vision syncrétique des
manifestations humaines, quelles qu’elles soient. A la solitude
d’une interprétation unilatérale et autoréférentielle, nous préférerons l’hybridité d’un « échangisme interdisciplinaire ».
Le pari consistera d’utiliser à dessein « la contamination comme aliment »16; dans le cas qui nous occupe, une
propagation virale entre art contextuel et professions de l’urbain.
plus portées à la présentation qu’à la représentation. Notre définition personnelle embrassera un
champ plus large et comprendra toute pratique artistique dont le point de départ entretient une
étroite relation au contexte environnant et plus particulièrement, au contexte urbain.
13
Paul Ardenne; Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de
participation; Editions Flammarion, Paris, 2002, p.16.
14
Ibid, p. 95.
15
Thiery Davila; Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXème siècle;
Editions du Regard, Paris, 2002, p. 150.
16
Paul Ardenne; Vers une culture de la prospérité virale in L’art dans son moment politique, écrits de
circonstance; Collection Essais, Editions La Lettre Volée, Bruxelles, 1999, p.56.
26 27
Mexico city et Tijuana: exhausteurs d’imaginaires.
Beaucoup de métropoles contemporaines auraient
pu faire l’objet d’une étude plus poussée dans le but d’étayer
les hypothèses émises au préalable. Cependant, le choix devait
porter sur des villes qui possèdent non seulement un contexte
urbain complexe, mais également une actualité artistique inspirée de celui-ci. Au-delà des considérations purement subjectives et éminemment personnelles qui ont orienté cette étude
vers les villes de Mexico et Tijuana, il se fait que la scène artistique mexicaine des dix dernières années offre une kyrielle
d’exemples de créateurs qui s’immiscent d’une manière ou
d’une autre dans le tissu urbain. Serait-ce le fruit du hasard?
Peut-être. Mais peut-être pas.
La présence de ces artistes dans les contextes urbains
de Mexico et Tijuana s’explique en partie par l’évolution des
enjeux prônés par l’art mexicain. Si durant la majeure partie du XXème siècle, les artistes autochtones ont été motivés, voire conditionnés par la construction d’une identité
« nationale »17, les années ’90 on vu apparaître des créateurs (de
nationalités variées par ailleurs) qui, tout en restant captivés
par un contexte local riche, affichent une attirance prononcée
pour les sujets de la globalisation et tentent de comprendre
les conséquences du passage de la modernité sur la ville contemporaine. De par leurs rapports ambigus face aux processus
de modernisation, Mexico city et Tijuana constituent des cas
d’études locaux liés de très près à des phénomènes globaux,
entre paradigmes et particularismes.
Mais plus que tout, cette profusion d’artistes « contextuels » est à mettre en parallèle avec l’obscure fascination
17
Voir notamment les courants artistiques du « Mexicanisme ».
qu’exercent Mexico et Tijuana sur quiconque tente de les approcher: mélange d’incompréhension notoire et d’inéluctable magnétisme, d’horreur et de séduction outrageusement
postmodernes, ces villes se situent aux limites les plus reculées
du sens commun. « Bienvenue au Big Bang ! » scande dramatiquement l’écrivain Juan Villoro en référence à Mexico
city « …en 1950, la ville de Mexico comptait 2,9 millions
d’habitants, en 1970, 11,8 et après l’an 2000 sa population
atteindra un nombre qui ressemble à un appel au secours
avant l’apocalypse : 30 millions! La seule chose qui mitige
l’horreur, c’est que les statistiques mexicaines sont aussi peu
fiables que les balances des marchands ambulants. Nous ne
saurons jamais combien nous sommes ; la ville est, au sens
strict du terme, incalculable »18. Avec une superficie (estimée)
à plus de 1500 km², la ville de Mexico doit à ses dimensions
titanesques -de représenter à elle seule la ville de toutes les
villes, de résumer et de radicaliser une pluralité de contextes et
de situations urbaines actuelles-19. Elle est, par essence, le laboratoire idéal pour éveiller les sensibilités aux paradigmes de
l’urbanité contemporaine, car elle rassemble en son énorme
sein, le pire autant que le meilleur. Car si Mexico échappe à
l’entendement, si la fracture sociale y est plus profonde que
partout ailleurs, que les pics de pollution y menacent la race
humaine, que la disparition du liquide vital hante les habitants et que la violence y fait rage, des millions de personnes
continuent à y habiter et les nombreux dysfonctionnements
de la ville n’empêchent nullement les nouveaux arrivants de
s’y installer. Qui plus est, elle inspire une quantité honorable
de créateurs (du terroir ou expatriés volontaires) qui se comJuan Villorro; La ciudad es el cielo del metro in México DF. Lecturas para paseantes (Une antologie
sous la direction de Rubén Gallo); Editions Turner, Madrid, 2004, p. 137.
19
Thiery Davila; Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXème siècle;
Editions du Regard, Paris, 2002, p. 84.
18
28 29
plaisent à parcourir ses rues, réactivant ainsi l’archétype du
flâneur baudelairien, revisitant les dérives du Situationnisme
ou inventant de nouvelles logiques d’intervention…
Porte d’entrée et de sortie entre le Nord et le Sud, la
légendaire Tijuana suscite également l’intérêt d’une pléthore de
jeunes créateurs. Au sein même de la ville, collectifs et artistes
solos s’interrogent inlassablement sur les conditions urbaines
ou plutôt territoriales de cette zone transfrontalière. Tijuana
ne semble d’ailleurs pas exister en tant que telle, ou plutôt,
il existe autant de Tijuana que de points de vue différents.
« Tijuana –dit Richard Rodríguez- c’est un parc industriel
dans les périphéries de Minneapolis, c’est un quartier de Tokyo, c’est un marché taiwanais…Tijuana c’est Disney Land à
Calcutta ». Si l’on en croit ses habitants, il existerait dans cette
ville une nette propension à la « tijuanologie », dictée par l’incompréhension qui résulte de ses innombrables facettes…
La vérité est que Tijuana et Mexico se soustraient
souvent aux tentatives les plus sérieuses d’objectivation, de
définition géographique et statistique. Elles sont, par définition, complexes, mutantes et incontrôlables. D’où la nécessité
de les fictionner, de les imaginer, de les réinventer sans cesse.
D’où leur intérêt dans le cadre de ce travail.
Avant de partir…
Ce travail est avant tout une recherche. Plus qu’un
écrit à vocation théorique, il s’agit d’un carnet de notes, d’un
« log book » fait d’allers-retours, d’hésitations, de longueurs,
de répétitions voire même de contradictions.
Cette recherche se veut une (modeste) contribution
au débat qui argue le besoin de redéfinitions des conditions
urbaines contemporaines et par là même, de notre rôle en
tant que « professionnels de l’urbain ».
L’angle de vue adopté est celui de la ville contemporaine non pas uniquement comme un ensemble de dispositifs
matériels (même si ces dispositifs sont évidemment à prendre
en considération) mais plutôt dans son rapport étroit avec
l’idée de contemporanéité, de société contemporaine, d’imaginaire contemporain. Au vu des transformations sociétales,
des changements de paradigmes, quelles nouvelles interactions se tissent entre urbain et société? De par son lien étroit
au réel mais également à ses imaginaires et ses symboles, l’art
contextuel peut-il nous aider à revoir nos outils de compréhension, nos moyens de représentation et nos possibilités d’intervention de et dans la ville ?
Ce sont ces trois notions (compréhension, représentation et intervention) que nous garderons en mémoire durant ce parcours qui nous conduira vers une lecture tantôt du
fond (du discours), tantôt de la forme (de la méthode) d’œuvres contextuelles ayant pour cadre Mexico city et Tijuana.
30 31
« Personne ne sait mieux que toi, sage Kublai, qu’il ne faut
jamais confondre la ville avec le discours qui la décrit.
Et pourtant, entre la ville et le discours, il y a toujours un
rapport… »
Italo Calvino, Les villes invisibles.
33
Du discours.
Discourir sur la ville contemporaine c’est avant tout
énoncer la volonté de la comprendre. Cette détermination
peut sembler quelque peu utopique, voire arrogante et cela
pour plusieurs raisons. On pourrait en isoler au moins deux.
La première est que la notion de contemporanéité est en soi
difficile à définir ou à dater et que les caractères intrinsèques
des villes d’aujourd’hui ne sont pas sans rapports avec ceux
des villes du passé. La deuxième est que dans ce vaste monde,
l’urbanité contemporaine ne possède évidemment pas les mêmes caractères partout, les particularités locales étant, nous le
verrons par la suite, de puissants moteurs de configuration.
Cependant, la ville contemporaine propose des thèmes et des questions qui, selon diverses modalités, se retrouvent simultanément un peu partout et peuvent faire l’objet de
réflexions plus générales. Le premier caractère commun que
l’on pourrait mettre en avant est la sensation de confusion qui
se dégage de l’urbanité nouvelle. Si la ville du passé (la ville
moderne par exemple) bénéficiait d’un ordre plus spécifique,
d’une espèce de protection contre l’imprévu, la ville contemporaine ne semble pas régie par des critères clairement identifiables (ce qui ne veut pas dire qu’elle en soit dépourvue mais
plutôt qu’on ne les cerne pas vraiment). Cette indéfinition est
à la base même de nos difficultés à décrire la ville et donc à la
déchiffrer.
« La ville contemporaine –nous dit Bernardo Secchi- semble opposer une fière résistance à la description surtout si elle se présente selon les formes codifiées de l’urba-
34 35
nisme moderne»1. A partir de la seconde moitié du XXème
siècle, surtout dans ses dernières décennies, les productions
artistiques (l’art contextuel en tête) ont cherché à décrire les
signes de cette urbanité, dans ses dimensions spatiales, sociales, temporelles, etc. Quel est le résultat de ces descriptions?
Que peuvent nous dire ces œuvres sur les résultats du passage
de la contemporanéité sur les villes?
Cette première partie ne cherche pas à établir un discours arrêté sur la ville contemporaine mais s’attache plutôt à
discerner la pluralité des discours présente dans le travail de
certains artistes. Loin de prôner une quelconque exhaustivité,
il s’agit, au travers de lectures croisées, de tenter de comprendre le fond d’un échantillon d’œuvres triées sur le volet et de
proposer quelques figures, de dévoiler certains visages de la
ville contemporaine.
La ville générique.
Où les masses quittent la scène publique et se retranchent
au sein de modules capsulaires.
Dans sa série de photographies aériennes ‘Photos for
Spiral City’, l’artiste Melanie Smith exhibe le magma sans fin
d’une ville qui s’étend sous ses yeux à perte de vue… Au-delà
de l’aspect spectaculaire qui émane de la reproduction argentique de cette gigantesque masse urbaine, deux constats s’imposent au spectateur: d’une part l’absence totale de présence
humaine et d’autre part, la carence de points de repères, de
ponctuations, de symboles forts d’urbanité. Un peu comme si
la ville, cette ville, était constituée d’éléments presque identiques répétés à l’infini.
1
Bernardo Secchi; Première leçon d’urbanisme; Editions Paranthèses, Marseille, 2006, p.69.
36 37
Melanie Smith, de la série ‘Photos for Spiral City’, Mexico DF, 2000-2004.
Mais quelle est cette ville? Où sommes-nous? Nous
sommes à Mexico city mais nous pourrions fort bien être
ailleurs… Cette sensation d’indifférenciation et de déshumanisation du cadre urbain atteint son paroxysme dans une série
de toiles homonyme: ‘Paintings for Spiral City’. Dans celle-ci,
la ville n’y est plus qu’abstraction, à peine un flou artistique
réunissant taches, formes et couleurs.
En réalité, Melanie Smith met en images les constats
qui ont conduit Rem Koolhaas à rédiger un essai désormais
célèbre intitulé « La ville générique ». « La ville générique
–explique Koolhaas- est la ville libérée de la captivité du centre, du costume étroit de l’identité. Elle est assez grande pour
tout le monde. Lorsqu’elle devient trop petite, elle s’agrandit.
Lorsqu’elle devient trop vieille, elle s’autodétruit et se rénove.
La ville générique est fractale, une répétition sans fin d’un
même module structurel. Elle est pareillement intéressante
(ou inintéressante) partout. La sensation qui y règne est un
calme irréel, dû à l’évacuation de l’espace public, comme
après un exercice d’alerte à l’incendie »2.
Tout se passe comme si l’urbanité contemporaine
favorisait la création d’espaces « inoffensifs, insignifiants
et neutralisants »3, des espaces qui « dissipent la menace du
contact ». Cet état de fait est symptomatique de nos sociétés
où les individus ont peur de s’exposer à l’autre, de courir le
risque de la rencontre. Les sources de cette « chute de l’homme public » sont à renvoyer à deux grandes transformations:
d’abord le règne de l’urbanisme fonctionnaliste, ensuite l’évolution d’une société marquée par le repli sur les sphères du
privé.
Cette tendance à l’évacuation de l’espace public
peut-être traduite par le terme d’encapsulation4, c’est-à-dire le
retranchement de la société à l’intérieur d’une série de « capsules » isolées, délimitées, scellées. Le parangon de ce phénomène serait l’ « architecture capsulaire », favorisée notamment
par une réduction du besoin de communication avec l’extérieur et par une exigence accrue d’évoluer dans des environnements protégés. Par conséquent, des lieux tels que les centres
commerciaux, les parcs à thèmes, les hôtels ou les aéroports
constituent les nouveaux atriums d’une société capsulaire, à la
fois imperméables au monde extérieur et connectables entre
eux. La ville générique est donc celle où les masses quittent la
scène publique (la rue, la place), pour se retrouver au sein de
modules capsulaires.
Dans un mouvement analogue à cette désertion de
l’« agora », on remarque également une nette propension à
l’encapsulation au niveau de l’habitat individuel. A travers
une autre série de photographies représentant Mexico city,
(mais prises frontalement depuis la rue cette fois), Claudia
Fernández nous fait croire à une ville constituée exclusivement de façades hermétiques. En mettant l’accent sur des
éléments tels que des portes d’entrées et de garages fermées,
des fenêtres closes aux rideaux tirés, des grillages, clôtures,
barreaux et autres combos sécuritaires, l’artiste convertit de
simples immeubles en tours imprenables, de banales résidences en bunkers fortifiés… Par esprit de contradiction, ces
symboles de dissuasion nous incitent à sonder l’hermétisme
des façades, dans l’espoir ingénu de déceler « la beauté occulte
dans la propriété d’autrui ». Mais cette tentative de vision
Rem Koolhaas; La ville générique in S,M,L,XL; 010 Publishers, Rotterdam, 1995, p.1250.
Voir Richard Sennet; La ville à vue d’œil; Editions Plon, 1990. Note: les expressions entre guillemet
qui suivent sont également extraites de cet ouvrage.
4
2
3
Voir Lieven De Cauter; The capsular civilization. On the city in the age of fear; NAI Publishers,
Rotterdam, 2004.
38 39
échographique ne peut que rester sans succès, car l’essentiel
de la vie se déroule à l’intérieur de la zone sécurisée; l’accès
(même visuel) étant réservé aux personnes autorisées. L’habitat contemporain devient à la fois refuge et forteresse5, régi
par un individualisme croissant, et, ce qui est bien pire, par
une écologie de la peur.
D’une certaine façon, on remarque que les vues
frontales de Claudia Fernández font écho aux vues plongeantes de Melanie Smith: à l’instar des ‘Photos for Spiral city’, la
série ‘La belleza oculta en la propiedad ajena’ nous propose
une ambiance où règne un calme engourdissant, un cadre de
rues désertes où l’homme semble absent… La ville contemporaine serait-elle donc résolument générique? Serait-elle vouée
à l’impersonnalité, l’homogénéité, l’infinie croissance ainsi
qu’à la privatisation et à l’évacuation du domaine public?
Certaines zones de Mexico city semblent effectivement illustrer à merveille les théories de Koolhaas, tant en
termes architecturaux qu’urbanistiques. En effet, des pans entiers de la ville ont été démolis pour faire place à de nouveaux
quartiers, de nouveaux immeubles, qui à leur tour ont été
détruits quelques années plus tard, effaçant ainsi une grande
partie du caractère de la ville et de ses particularités historiques. De même, les ouvrages publics entamés durant le XXème siècle pour faire face à l’incroyable expansion de la ville
et à une pression démographique croissante –infrastructures
viaires, anneaux périphériques, réseau métropolitain- ont
contraint Mexico au transport routier et contribué à la mort
de la « rue comme espace public » et donc de la ville comme
théâtre. Claudia Fernández, de la série ‘La belleza oculta en la propiedad ajena’, Mexico D.F., 1997-2000.
Les nouvelles formes d’enclaves résidentielles, telles les « Gated Communities » constituent les archétypes d’une architecture capsulaire, dominée par un souci de conservation identitaire et à fortiori,
par la peur de l’autre.
5
40 41
La ville résistante.
Où l’on s’aperçoit que les masses ne semblent pas si
pressées d’abandonner la scène publique.
Pourtant, toute la ville de Mexico ne correspond
pas au modèle décrit par Koolhaas et mis en images par Melanie Smith ou Claudia Fernández, loin s’en faut. Du reste,
dans certains quartiers de Mexico, la notion d’abandon du
domaine public ressemble plus à une mauvaise blague qu’à
un destin inéluctable… L’exemple le plus marquant est certainement celui du Centre historique, confluent de tous les flux
mais également lieu d’arrêt des masses. Et nous ne nous référons pas ici aux nouvelles masses6, celles qui envahissent les
centres des villes anciennes, armées d’appareils photos; nous
parlons des foules hétéroclites constituées de ces hommes et
femmes qui habitent Mexico. Car si les touristes sont bel et
bien présents dans le centre, ils ne sont sûrement pas les seuls
à activer cet espace hypersaturé, impur et hétérogène, cette
source inépuisable de sensations variées…
Le « Centro histórico » constitue d’ailleurs le terrain
de prédilection de l’artiste belge Francis Alÿs, qui arpente ses
places et ses rues, répertoriant minutieusement une kyrielle de
micro-situations urbaines. Dans une série de photographies
intitulées ‘Zócalo’, Alÿs nous dévoile une pratique de l’espace
public peu visible aux yeux de l’observateur lambda. Sur la
place principale, un groupe de personnes s’arrête pour profiter de l’ombre que projette au sol l’imposant mât du drapeau
mexicain. Si l’on dépasse le côté anecdotique des clichés qui
assimilent comiquement la place à un cadran solaire humain,
on remarque également que l’espace de l’ombre devient un
Parallèlement à l’évacuation du domaine public (et donc à une dé-théâtralisation de la ville), Lieven
De Cauter observe l’apparition de « nouvelles masses », qui, depuis quelques années, ont pris d’assaut
les centres historiques. Ces « nouvelles masses », si elles rendent à la ville son statut de scène, sont
cependant loin de reformuler les bases d’une nouvelle vie publique, de nouvelles formes de sociabilité.
Le décor y est faux, recyclé, réévalué: il est en effet soumis aux diktats du divertissement commercial
et du tourisme spectaculaire, qui n’est consommable qu’au travers de l’artifice.
6
43
lieu de rendez-vous, un temps de pause improvisé dans un
parcours déterminé, un prétexte à se tailler une bavette avec
le voisin de circonstance. Cette œuvre d’Alÿs révèle les possibilités non-exploitées des lieux de réunion communautaires,
où se créent des occasions inédites de complicité et de prise
de conscience de l’autre.
Evidemment le Zócalo est et a toujours été un point
de ralliement, un espace de rencontre. De tous temps, il a
accueilli sittings et commerçants, foules oisives et destins personnels. Eminemment public et politique, il fait partie de ces
lieux que l’expansion de la mégalopole réduit de jour en jour
mais qui tardent cependant à être abandonnés par les masses. « Etre dans le Zócalo –nous dit Carlo Monsiváis- c’est se
sentir heureux et fièrement d’ici, soit, à l’ère postmoderne,
citoyen du monde en un sens nouveau. Dépôt de nostalgies,
siège des protestations, fondement de (certains) pouvoirs, le
Zócalo est l’espace auquel on ne saurait renoncer. Pour l’immense majorité des Mexicains, le travail et la vie quotidienne
se déroulent loin du Zócalo, à la différence de leur vie symbolique. Le Zócalo est ce qui nous reste de la représentation
concrète et mythique d’un Mexique antérieur à la mondialisation, avec son va-et-vient d’ambitions, de prouesses populaires, de demandes légitimes, d’excentricités, de tutoiement des
hiérarchies, de querelles, de souvenirs, de duels, de victoires.
Le Zócalo, grâce à son accessibilité, à la diversité de ses usages,
à sa réactivation continue du grégarisme, est démocratique
au sens le plus transparent du terme. Le Zócalo est ce qui,
en admettant progressivement toutes les agitations réelles et
allégoriques, n’exclut jamais aucun de ses spectateurs»7.
page précédente:Francis Alÿs, ‘Zócalo’, Mexico DF, 1999.
page actuelle: Francis Alÿs, de la série ‘El centro histórico de la Ciudad de México’, Mexico DF,
1990-2007.
Carlos Monsiváis in Le centre historique de la ville de Mexico (Catalogue publié à l’occasion de
l’exposition « Francis Alÿs. La cour des miracles » au Musée des Beaux-Arts de Nantes); Turner
Publicaciones, Espagne, 2005, pp. 33-36.
7
44 45
Où l’occupation marginale transgresse les barrières de
l’établi.
Monsiváis nous livre-t-il un ultime sursaut lyrique
à propos d’un cimetière de symboles, juste avant la disparition inéluctable de l’urbanité telle que nous la connaissons?
Pas sûr. Car les espaces de nostalgie sont souvent le réceptacle
d’occupations marginales et résiduelles, qui à leur tour transforment et rénovent les notions d’urbanité… Ce qui est sûr,
en revanche, c’est que ces espaces contredisent une marche
uniforme vers une modernité accrue, vers un état de contemporanéité absolu. Les processus de modernisation sont loin
d’être homogènes et auraient plutôt tendance, selon le degré
de « résistance » de chaque société, de chaque ville, à creuser
des fossés entre d’une part, un courant dominant et, d’autre
part ce qui subsiste du passé, ce qui résiste, ce qui se désiste.
Certains récits photographiques d’Alÿs mettent en
scène des animaux (poules, cochons,…) qui mènent une vie
paisible au gré des rues du centre. Etonnant paradoxe que ce
télescopage de cultures proprement rurales dans une réalité
urbaine. En ce siècle où l’urbain semble partout, tant physiquement que dans les mentalités, quoi de plus étrange que de
se retrouver confrontés à ces présences animales au sein d’une
mégapole contemporaine. De façon pragmatique, ce phénomène peut être expliqué par un double mouvement. Le premier mouvement est l’exode rural qui a envahi Mexico durant
la seconde moitié du XXème siècle, occasionnant une transposition de modes de vie paysans au sein même de la ville. Le
second est celui de l’englobement de villages avoisinants par la
mégapole, mouvement qui a engendré une difficulté palpable
47
pour d’anciens villageois « engloutis » de s’acclimater aux cultures urbaines.
Mais Alÿs estime que ce lapsus « urbain-rural » témoigne moins d’une négation de modes de vie préjugés « urbains » que d’une liberté prise par tout un chacun par rapport
à des carcans imposés… Il associe la tolérance vis-à-vis de la
présence animale dans la ville à un des symptômes de la réserve de la mégapole à entrer dans le carcan imposé de la modernité. En effet, les villes européennes moyenâgeuses, tout
urbaines qu’elles étaient, n’abritaient-elles pas une quantité
incroyable d’animaux, avant que ceux-ci ne soient éradiqués
de la cité moderne aux conceptions hygiénistes?
Une autre présence animale récurrente dans l’œuvre
d’Alÿs est celle des chiens errants. Dans une ville où 21 millions d’hommes partagent leur territoire avec près d’un million de chiens vagabonds, l’élément canin devient une redondance digne d’intérêt. A travers une série de photographies
intitulée ‘Sleepers’, Alÿs dévoile des hommes et des chiens
dormant à même le sol dans les rues du centre de la capitale.
Humanisation de la bête ou « bestialisation » de l’homme?
L’homme en marge de la société contemporaine serait-il relégué au rang de l’animal? Où d’une certaine façon en acquiertil la liberté? Sans tomber dans une immorale esthétisation de
la précarité, cette confrontation entre l’homme errant et son
alter ego canin ne met-elle pas en exergue un certain idéal de
liberté: liberté d’errer sans but, de se poser, d’user de l’espace
à sa guise? Ces photographies ne sont-elles pas le témoignage
d’un refus silencieux de l’ordre civique?
Quoi qu’il en soit, l’œuvre d’Alÿs révèle le centre
Francis Alÿs, de la série ‘El centro histórico de la Ciudad de México’, Mexico DF, 1990-2007.
48 49
historique de Mexico comme un espace de possibles, à la fois
anachronique et actuel, où les discrètes transgressions des
uns rencontrent la voix collective d’une foule qui se refuse
à quitter le navire… Mais les centres historiques, de par leur
occupation traditionnelle en tant que scènes publiques, sontils les seuls à pouvoir accueillir en leur sein des vestiges d’urbanité voire d’en proposer d’autres? Les hubs autoroutiers, les
parkings de supermarchés et autres « non-lieux » de la ville
contemporaine peuvent-ils également inciter de nouvelles
pratiques sociales et urbaines? En guise de réponse, tirons les
enseignements de l’anecdote suivante. Une femme se promène sur les plages de Tijuana et en jetant un œil sur le paysage
familier que lui inspire la barrière de sécurité qui sépare le
Mexique des Etats-Unis, elle assiste au spectacle étrange d’un
jeune couple s’embrassant goulûment à travers les pans métalliques de la clôture. Elle, la jeune fille, se tient debout du côté
mexicain. Lui est aux Etats-Unis. Au-delà du gain de temps
évident de ne pas traverser la frontière pour un « simple »
baiser, l’observatrice s’interroge sur les termes dans lesquels ils
ont fixé le lieu de cette rencontre. Se sont-ils donné rendezvous « à la barrière de sécurité » ou encore à « au trou dans la
barrière de sécurité »? Comment une séparation physique et
mentale d’aussi grande envergure peut-elle devenir un lieu de
retrouvailles? Un lieu tout court? Plus que tout, se seraientils embrassés de la même manière s’ils s’étaient retrouvés du
même côté de la frontière?
Cette anecdote ainsi que les exemples précédents rejoignent d’une certaine façon la pensée de Michel de Certeau,
qui estime que la foule sans qualité est loin d’être obéissante
Francis Alÿs, de la série ‘Sleepers/Durmientes’, Mexico DF, 1997-2007.
50 51
et passive, mais pratique sans cesse des écarts aux régimes
dominants, que ce soit par plaisir ou nécessité. « La raison
technicienne- dit-il- croit savoir comment organiser au mieux
les choses et les gens, assignant à chacun une place, un rôle,
des produits à consommer. Mais l’homme ordinaire se soustrait en silence à cette conformation. Il invente le quotidien
grâce aux arts de faire, ruses subtiles, tactiques de résistance
par lesquelles il détourne les objets et les codes, se réapproprie
l’espace et l’usage à sa façon »8.
D’ailleurs, les espaces transfrontaliers ne sont-ils
pas par excellence les points d’intersection entre une série de
macro et micro relations, à la fois les espaces de l’administration du pouvoir et des résistances à celui-ci? Le poste frontalier de San Ysidro, principale porte d’entrée et de sortie entre
Tijuana et San Diego, est un lieu hautement formel, occupé
par des mécanismes très stricts de vigilance, contrôle et sécurité. C’est aussi un lieu de gestion intense des flux de mobilité,
où sont canalisées chaque jour plusieurs milliers de personnes
et où le temps d’attente peut atteindre 50 minutes en journée
et plus d’une heure et demie aux heures de pointe. Les différentes mobilités qui transitent à travers le Port d’entrée de San
Ysidro sont séparées en bandes différenciées et se divisent en
plusieurs sous-mobilités: piétons, automobilistes, cyclistes et
transports publics.
Cet endroit aux apparences hautement technocratiques a pourtant donné naissance à une économie souterraine,
via la formation de micros entreprises, destinées à faciliter la
mobilité. En 2000, un habitant de Tijuana plus entrepreneur
que les autres a lancé un commerce de location de bicyclettes
Voir Michel de Certeau; L’invention du quotidien. Tome I : Arts de faire; Editions Gallimard, Paris,
1990 (nouvelle édition, établie et présentée par Luce Giard).
8
au point frontière. En effet, la bande réservée aux cyclistes
étant la plus rapide, ce mécanisme permet aux piétons qui le
désirent de diminuer leur temps d’attente en louant un vélo.
Ce vélo sera ensuite récupéré du côté américain et ramené à
Tijuana par le biais d’un mécanisme identique.
Les « maleteros » (porteurs), groupement important
de commerçants informels, jouent également un rôle clé dans
cette assistance à la mobilité: ils facilitent le flux circulaire de
transport de biens de consommation et de bagages. En s’infiltrant dans le milieu des maleteros, l’artiste Mark Bradford a
cartographié non pas d’évidentes trajectoires verticales entre
Tijuana et San Diego, mais bien les interconnexions circulaires qui résultent des échanges économiques informels qui
pénètrent et circulent autour de la frontière. Ces observations
mettent en évidence l’ingéniosité et la nécessité de ces systèmes et ont donné lieu à un projet de collaboration entre
l’artiste et des groupes de « maleteros », dont nous reparlerons
par la suite.
La série ‘Ambulantes’ de Francis Alÿs résulte également d’un intérêt particulier porté à un groupe faisant partie
intégrante de l’économie informelle de la ville de Mexico: les
vendeurs ambulants. ‘Ambulantes’ fait l’inventaire d’une série
de structures mobiles, -voiturettes, conteneurs, chariots-, qui
sont portés, poussés, tirés en rue sans nécessité d’un véhicule
motorisé. Cette œuvre, ou plutôt cette séquence narrative,
fait référence aux récits de l’économie souterraine et à leur
présence significative dans les villes latino-américaines: le vendeur ambulant, en n’ayant pas accès aux chaînes de distribution, transport et commercialisation de l’économie formelle,
52 53
se doit de survivre aux marges de celle-ci, fabriquant ses propres infrastructures, au-delà de l’économie établie.
Entendons-nous bien. Il ne s’agit nullement d’idéaliser sans retenue ces pratiques marginales, et ce malgré les
possibilités d’inventivité subtiles qu’elles mettent en lumière.
Car si les formes de résistances qui ont été exposées jusqu’à
présent expriment de façon originale le simple refus d’occuper l’espace « comme convenu », elles ne sont que trop souvent liées à un état de pauvreté, qui pousse l’homme à trouver
des solutions de survie… En réalité, il s’agit surtout de tenter de comprendre l’impact des processus de modernisation
sur la ville contemporaine. De ce point de vue, le choix de
Mexico city et Tijuana comme cas d’étude n’est pas innocent.
Les villes du tiers-monde (et par conséquent les villes latinoaméricaines) ont ceci d’intéressant qu’elles révèlent avec plus
de violence les failles du projet de « modernisation ». Ce qui
ne veut nullement dire que ces failles (et donc ces résistances)
n’existent pas ailleurs, dans les villes du premier monde par
exemple. Elles y sont juste moins visibles.
Proposer Mexico city et Tijuana comme cas d’étude
relève donc d’une volonté de saisir les logiques globales de la
ville contemporaine tout autant que ses dissonances locales.
Cette volonté est à mettre en parallèle avec le principe de « micropolitique », énoncé par Gilles Deleuze et Félix
Guattari, principe qui souligne les rapports toujours plus intenses, au fur et à mesure que s’impose la modernité, entre le
« molaire » d’un coté (le dur, l’établi, l’idéologie dominante)
et le moléculaire de l’autre (l’impondérable, le contreprojet,
ce qui résiste au niveau local)9. A travers leur pensée, Deleuze
Francis Alÿs, de la série ‘Ambulantes’, Mexico DF, 1992-2007.
9
Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari; Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2; Editions de
Minuit, Paris, 1980.
54 55
et Guattari mettent en évidence le rôle capital joué par les
minorités et par tout ce qui relève du « mineur » dans le développement de nos sociétés. D’où l’intérêt de révéler les formes
de résistance qui naissent au sein de la ville contemporaine,
à l’heure où le globalitarisme social, culturel, économique et
technologique semble induire un inévitable appauvrissement
de la subjectivité individuelle et collective et par conséquent,
de l’occupation spatiale.
La ville écartelée.
Où la ville affiche son lot quotidien de contradictions.
Certes, la ville tend à devenir générique, indifférenciée, homogène et s’éparpille sur le territoire sous la forme de
périphéries anonymes et sans caractère… Et pourtant, la ville
contemporaine est également le lieu par excellence des sensations sans cesse renouvelées, où l’urbain est poussé à l’extrême
de sa saturation spatiale et symbolique.
Certes, on remarque une tendance à la désertion du
domaine public et au retranchement des masses dans des cellules capsulaires… Et pourtant, certains espaces opposent à
cette tendance une farouche résistance, affichant une densité
élevée ainsi qu’une étonnante intensité et diversité d’utilisation.
Certes, la globalisation égalise et homogénéise tout
sur son passage, codifie les comportements et implique de sérieux risques d’appauvrissement de la diversité culturelle et
spatiale. Et pourtant, s’il ouvre l’œil, le spectateur avisé peut
recenser une pléthore d’occupations marginales et résiduelles
au sein des espaces urbains.
Cette tendance à la schizophrénie que semblent afficher les villes contemporaines, tant au niveau de leurs acteurs
sociaux qu’en termes spatiaux, est à la base de cette troisième
lecture qui continue sur la lancée de la confrontation.
Quelle est l’incidence du paradoxe global-local sur
les villes contemporaines en termes économiques, sociaux,
culturels, spatiaux et temporels? Du point de vue économique, l’implacable intégration des villes contemporaines au
capitalisme global, loin de se révéler homogénéisante, n’a
fait qu’accentuer les inégalités sociales. L’histoire récente du
Mexique s’est caractérisée par une volonté (au niveau politique du moins) d’accéder aux réseaux économiques mondiaux.
Durant les années 80, le pays s’est efforcé de moderniser ses
réseaux de production et de communication, ainsi que de favoriser l’investissement étranger. La signature de l’ALENA10
en 1994 constitue le point culminant de cette volonté de libéralisation des marchés… Malgré l’importante crise économique qui a suivi la signature de ce traité, l’entrée du Mexique
dans l’économie planétaire a pourtant permis, entre autres,
de placer Mexico city au rang de « ville globale »11. Toutefois,
ce statut a également entraîné au sein de la capitale un coût
social considérable: la tant désirée restructuration économique s’est accompagnée d’une accentuation notoire de la dualisation de la structure socioprofessionnelle de la population,
de l’institutionnalisation du marché du travail informel, de
l’accroissement corrélatif des inégalités sociales et, par conséquent, d’une polarisation socio-spatiale. Le contraste entre la
haute noblesse d’entreprise vivant dans les quartiers huppés et
le sous-prolétariat des bas quartiers déshérités s’est donc accru
10
L’ALÉNA ou Accord de libre-échange nord-américain (en anglais, NAFTA et TLCAN en espagnol)
est un traité créant une zone de libre-échange entre les trois pays d’Amérique du Nord : le Mexique,
les États-Unis et le Canada.
11
Voir Saskia Sassen; The global city: New York, London, Tokyo; Editions Descartes & Cie, Paris,1996.
56 57
de façon directement proportionnelle à l’entrée du Mexique
dans le réseau global de l’économie marchande.
Etonnant contraste que celui qui existe entre les anthropologies de la marginalité présentes dans certaines œuvres
d’Alÿs et l’anthropologie de l’extrême richesse révélée par la
série ‘Ricas y Famosas’ de Daniela Rossell. Dans ces photographies, l’artiste met en évidence le style de vie des millionnaires
de la capitale mexicaine, en les montrant dans leurs espaces
privés c’est-à-dire dans leurs énormes villas ou dans leurs penthouses surplombant la ville, vêtues d’habits griffés, entourées
de leurs collections d’œuvres d’art, de meubles somptueux et
autres objets baroques. Loin de centrer son regard ethnographique sur la vie quotidienne des moins nantis, sur la pauvreté
urbaine ou sur des scènes populaires, l’artiste s’est focalisée sur
les us et coutumes de femmes et de jeunes filles appartenant à
la minorité la plus puissante du Mexique: les ultra-riches. La
sortie du livre reprenant les photographies acidulées de ‘Ricas
y Famosas’ a d’ailleurs causé un tollé généralisé parmi le public mexicain. Si certains critiques bien pensants ont surtout
attaqué les qualités plastiques et esthétiques de l’œuvre, en la
cataloguant de « summum du kitsch ou d’apologie du mauvais goût », le malaise semblait se situer ailleurs, c’est-à-dire,
dans les sujets eux-mêmes. En effet, ces femmes n’étaient pas
seulement riches et connues, comme le précise le titre. Elles
étaient avant tout les épouses et les filles des principaux hommes politiques du PRI12, ainsi que des magnats des entreprises
mexicaines. A savoir, précisément les individus tenus responsables de la crise économique qui a frappé le pays en 1994,
ainsi que du maintien voire de l’accroissement des inégalités
12
Le PRI (Partido Revolucionario Institucional) est un des principaux partis mexicains, qui a conservé
un pouvoir hégémonique pendant plus de 70 ans (de 1929 à 2000).
59
60 61
Daniela Rossell, de la série ‘Ricas y Famosas’, Mexico DF, 1991-2004.
Francis Alÿs, de la série ‘Mendigos’, Mexico DF, 2002-2004.
62 63
Daniela Rossell, de la série ‘Ricas y Famosas’, Mexico DF, 1991-2004.
Claudia Fernández, de la série ‘La belleza oculta en la propiedad ajena’, Mexico D.F., 1997-2000.
sociales au Mexique. En montrant ces femmes insouciantes,
oisives, vaines et superficielles dans un environnement hermétique aux réalités de la « rue », l’artiste ne pouvait qu’enflammer la critique. La publication de ce recueil de photographies, prise par certains comme une provocation ouverte et
écoeurante, a mis en avant les tensions intenses qui existent au
Mexique entre la classe dominante et le commun des mortels.
Dans une ville où plus de 50% de la population vit de l’économie informelle, en dessous du seuil de pauvreté et au sein
de quartiers défavorisés ou de bidonvilles, le spectacle offert
par Daniela Rossell, au-delà de ces qualités plastiques, est un
travail de divulgation dont on n’a que trop souvent ignoré la
véritable teneur critique.
Moins sulfurique mais tout aussi polémique s’est révélée l’installation ‘Century 21’, réalisée durant la deuxième
version d’inSite13 par l’artiste Marcos Ramirez ERRE. ‘Century 21’, loin d’évoquer une quelconque merveille futuriste de
science-fiction, montrait une baraque faite de tôles ondulées,
de pneus et de planches, semblable à l’architecture précaire
des bidonvilles. Le tout se trouvait en plein centre de Tijuana
au sein d’un espace symbolique, au caractère moderniste et
propret: l’esplanade du CECUT14, siège de la culture officielle. L’artiste, converti pour l’occasion en Cassandre, désirait
réaliser une œuvre présageant un futur urbain fait, non pas
de formidables progrès, mais d’insoutenables disparités. Originaire de la région, Marcos Ramirez ERRE a toujours été
sensible aux paradoxes de sa ville natale, extrême et inégale.
Théâtre de nombreuses contradictions, Tijuana constitue en
quelque sorte une forme paradigmatique de la ville écartelée.
13
Le programme artistique binational inSite, organisé successivement en 1992, 1994, 1997, 2000,
et 2005 travaille sur les logiques urbaines et frontalières tant dans ses conditions régionales que
globales. En organisant des rencontres artistiques et des expositions collectives entre Tijuana et son
pendant américain, San Diego, ils tentent d’interpréter la désorientation sémantique de ce territoire
en donnant voix à une pléthore d’artistes qui à leur tour donnent sens et non sens au phénomènes
urbains et frontaliers.
14
Centre Culturel de Tijuana.
64 65
Marcos Ramirez ERRE, documentation de l’installation ‘Century 21’, inSite94, Tijuana, 1994.
Située au principal carrefour du continent américain, entre
le premier et le tiers monde, elle se dessine dans l’imaginaire
collectif tant comme l’icône du passage que de l’infranchissable barrière.
L’identité de Tijuana –à la fois transitoire et insulaire- peut être expliquée par ce que Félix Guattari nomme
« un double mouvement »15: c’est-à-dire d’une part « un nomadisme de travail et une pression des populations du tiersmonde vers les pays riches » assorti à « la fixation des populations dans les espaces nationaux causée par un contrôle
renforcé aux frontières et aux aéroports et par une politique
de limitation de l’immigration ».
Tijuana est le fruit même de ce double mouvement.
Ville de passage, elle demeure un point de prédilection des
candidats à l’émigration clandestine et le lieu de transit de
milliers de « commuters » qui, en toute légalité, traversent
chaque jour « de l’autre côté », que ce soit pour travailler, se
récréer ou simplement faire des courses. Mais Tijuana est également un territoire barricadé. Telle une énorme balafre dans
le paysage urbain, le mur qui sépare le Mexique des EtatsUnis est une composante omniprésente dans la ville, tant de
façon physique que symbolique. De plus, l’implémentation
de l’opération « gatekeeper »16 et la présence renforcée de la
Border Patrol » ont entraîné la sédentarisation forcée d’allochtones au sein de la ville. Des populations entières venues des
quatre coins du Mexique et d’Amérique Centrale en quête de
l’American Dream, se retrouvent ironiquement arrêtées aux
portes mêmes du rêve. A ces populations viennent s’ajouter
celles constituées par les déportés latino-américains expulsés
des Etats-Unis et qui atterrissent majoritairement à Tijuana.
Toutes ces personnes « de passage », même lorsqu’elles vivent
dans l’attente de (re)passer la frontière, permettent à Tijuana
de battre tous les records du continent américain en termes de
taux d’accroissement de population.
Selon Raúl Cardenas, fondateur du collectif multidisciplinaire Torolab, Tijuana est « la ville où le provisoire
devient permanent ». Cette contradiction engendre un cruel
manque de logements dans la ville: les gens de passage étant
parfois contraints de prendre racine. Partant de cette problématique d’un espace à la fois transitoire et sédentaire, Torolab
a développé une série de projet sous la dénomination ‘Arquitectura de emergencia’. L’un de ces projets ‘(SOS) Unidad de
supervivencia 701’ est une unité d’habitation contenue dans
un sac à dos démontable qui offre les conditions élémentaires
de survivance. Une fois déployée, elle reproduit les dimensions d’un panneau publicitaire de façon à se fondre dans le
paysage urbain. L’unité peut également être porteuse d’un
message: le nomade a donc la possibilité de communiquer,
pour trouver de l’emploi par exemple.
Tijuana: espace poreux ou espace cloisonné? Tout
semble indiquer qu’aujourd’hui, la mobilité constitue un des
premiers facteurs de ségrégation. Le degré de mobilité distingue ceux qui sont en bas et ceux qui sont en haut de la
société, c’est-à-dire la liberté de choisir l’endroit où ils veulent
être. Ainsi s’opposent ceux qui peuvent voyager librement et
ceux qui sont contraints d’abandonner leurs lieux de vie ou
qui se retrouvent cloisonnés par l’impossibilité de se mouvoir.
Zygmut Bauman rappelle qu’il y a des « différences profondes
15
Félix Guattari; Pratiques écosophiques et restauration de la cité subjective in Quaderns n° 238,Barcelone, juillet 2003, p.51.
16
En 1994, suite à la crise économique mexicaine, le gouvernement américain s’est vu dans la
crainte d’un accroissement de l’émigration clandestine. Les U.S.A. ont donc lancé le programme
« Gatekeeper », qui a pour mission de renforcer la surveillance des routes traditionnelles de migration
afin de combattre le passage illégal de la frontière. Si le programme a obtenu des résultats probants, il
a également fait augmenter de 500% le nombre de morts depuis son instauration. En effet, privés de
leurs routes habituelles, les migrants entreprennent de passer « de l’autre côté » dans des zones peu
surveillées (montagnes, déserts), aux conditions climatiques et topographiques peu hospitalières.
66 67
entre les deux mondes situés aux deux bords, supérieurs et
inférieurs de la hiérarchie de la mobilité »17. « Pour les uns,
l’espace n’est plus une contrainte, il peut être traversé que ce
soit dans sa forme réelle ou virtuelle ». Pour les autres, « cloués
à la localité, qui ne peuvent se déplacer », l’espace est bien réel
et les enferme.
Si pour une grande quantité de ses habitants, Tijuana peut être vécue comme une enclave, pour d’autres, capables de se mobiliser, la présence de la frontière constitue un
attrait indéniable. Pour ces derniers, la ville s’étend dans une
débauche spatiale autrement plus large que celle impliquée
par ses frontières physiques et son territoire national. En effet,
pour les commuters par exemple, Tijuana n’est pas une identité urbaine autonome mais un organisme bicéphale, qui ne
peut être pensé sans son alter ego américain, San Diego. Ces
deux villes frontalières font d’ailleurs à leur tour partie d’un
territoire conceptuel qui dépasse largement leurs limites urbaines et s’étend du Sud au Nord, d’Ensenada à Los Angeles.
Disparités évidentes donc entre ceux qui vivent
dans une réduction de la contrainte spatiale et ceux qui y sont
cantonnés. Si dans son film ‘From the Other Side’ Chantal
Ackerman nous livre les images d’un adolescent cherchant
désespérément à rejoindre les siens de l’autre côté mêlés à
des travellings sans fin d’un mur infranchissable et surveillé à
l’extrême, d’autres artistes en revanche s’intéressent à la frontière comme espace poreux, comme zone liminale: l’endroit
même où les continents « respirent ». Le pantalon transfrontalier ‘Pantalones transfronterizos’, a été spécialement conçu
par le collectif Torolab pour une population qui se déplace
Torolab, ‘Arquitectura de emergencia’, Tijuana, 2002.
Voir Zigmunt Bauman; Le coût humain de la mondialisation; Hachette, Paris, 1999. Note: les
expressions entre guillemet qui suivent sont également extraites de cet ouvrage.
17
68 69
de façon continue entre deux pays dans un mouvement régional. Ce pantalon incorpore un certain nombre de poches
de sécurité, intérieures et retournables, dont les dimensions
s’adaptent à différents formats administratifs: dans le cas où
le porteur est mexicain, elles peuvent contenir un passeport
et un visa laser. Si ce dernier est américain, elles permettent
de garder la carte de crédit ou d’identité. Par la suite, ces pantalons ont été utilisés dans un autre projet ‘La región de los
pantalones transfronterizos’. Pour réaliser celui-ci, Torolab
a sélectionné cinq personnes (de San Diego et Tijuana) en
leur demandant de porter le pantalon transfrontalier, de se
munir d’un téléphone portable avec GPS intégré et de vaquer à leurs activités habituelles. Le collectif a donc pu suivre
les déplacements des participants au sein de la région, dans
leurs itinérance d’un pays à l’autre, retraçant la piste de leurs
mouvements et générant des patrons de vies quotidiennes.
Postérieurement, ces suivis ont été mis sur support vidéo et
reportés sur une maquette topographique, créant ainsi de
nouvelles cartographies de mouvements transfrontaliers. Ces
cartographies nous montrent à quel point l’espace se défait
de la contrainte des périmètres politiques pour devenir perméable.
Tijuana et San Diego sont d’ailleurs des villes conurbées: vingt-cinq minutes seulement séparent
leurs centres respectifs. ‘You are aqui’, un « panneau publicitaire » installé par Arturo Cuenca au-dessus du
« Puente México » situé entre Tijuana et San Diego nous
montre via une image satellite la façon dont s’unissent
ces deux villes en un seul et même continuum urbain.
Chantal Ackerman, stills du documentaire ‘From the other side’, Aguas Prietas-San Diego, 2002.
70 71
73
74 75
Torolab, documentation de l’action ‘La región de los pantalones transfronterizos’, entre Ensaenada et
Los Angeles, 2004-2005.
Arturo Cuenca, documentation de l’installation ‘You Are Aqui’, inSite 2000, Tijuana, 2000.
Selon Cuenca « le microcosme San Diego-Tijuana atteint une valeur iconique et symbolique du
village global: la structure de ces deux viles contredit le discours politique de la frontière»18.
Pourtant (et ceci pour continuer dans un esprit de
contradiction), rarement dans l’histoire deux cultures, deux
sociétés, deux économies si radicalement opposées n’avaient
occupé un même territoire géographique. Dans ‘Traffic’, Steven Soderbergh met en évidence les dichotomies flagrantes
qui existent entre ces deux villes. De part et d’autre de la
frontière fleurissent notamment deux urbanismes totalement
différents: celui de San Diego est un urbanisme traditionnel
basé sur le contrôle, qui définit la forme de son accroissement.
Celui de Tijuana, en revanche, se manifeste par des implantations nomades, irrégulières ou illégales qui envahissent sa
périphérie. Tandis que San Diego se fait appeler « the best
city in America », les mexicains voient Tijuana comme un hybride décadent, un monde transitoire séparé du reste du pays.
Tandis qu’aux Etats-Unis, on perçoit San Diego comme une
pittoresque ville du bord de mer, comme un site agréable pour
s’octroyer une retraite bien méritée, Tijuana est vue comme
un paysage transitoire, sans réelle identité…
Proximité géographique mais éloignement sémantique donc… Même si leurs centres respectifs se trouvent à une
vingtaine de minutes de distance, le contraste qu’il y a entre
les deux villes en termes socioéconomiques et politiques rendent cette distance infinie. Dans ‘Picturing Paradise’, l’artiste
Valeska Soares a installé deux grandes plaques réfléchissantes
en acier inoxydable sur la palissade qui sépare le « Border Field
18
Arturo Cuenca, You Are Aquí in Fugitive sites/Sitios fugivos (Catalogue récapitulatif d’inSite 20002001 commissariat de Susan Buck-Morss, Ivo Mesquita , Osvaldo Sánchez et Sally Yard); édité par
Osvaldo Sánchez et Cecilia Garza, San Diego/Tijuana, 2002, p.92.
76 77
Steven Soderbergh, stills du film ‘Traffic’, Tijuana-San Diego, 2004.
State Park » (San Diego) des « Playas de Tijuana ». Les miroirs
faussaient la vision de part et d’autre de la frontière, en donnant l’impression que l’espace d’un pays s’étendait sur l’autre.
En s’approchant, le spectateur se retrouvait face à son reflet
et à une citation tirée des Villes Invisibles d’Italo Calvino, annihilant ainsi l’illusion d’ouverture et de continuité. Car ce
que l’on voit en réalité n’est que l’image du côté de la frontière
où l’on se trouve, reflétée depuis un espace impossible d’accès.
La ville Invisible de Calvino qui correspond au projet n’est
autre que Valadre, construite sur un lac qui lui renvoie son
image, son double, son alter ego. Le parallèle établi avec Valadre exprime de manière directe les rapports conflictuels entre
San Diego et Tijuana. “Les deux Valadre vivent l’une pour
l’autre, elles se regardent dans les yeux: mais elles ne s’aiment
pas»19... Cependant, ces apparentes oppositions engendrent
également des images de juxtapositions, comme celles qui
apparaissent lorsque « les centres commerciaux et les maisons préfabriquées de San Diego commencent à occuper les
coins de rue de Tijuana et quand, dans certaines zones de San
Diego, commencent à apparaître des quartiers apparemment
chaotiques. Il semble inévitable que les deux villes se contiennent l’une l’autre. Dans chaque ville du premier monde existe
une ville du tiers-monde et chaque ville du tiers-monde est une
réplique de la première »20: « il n’existe ou n’arrive rien dans
l’une que l’autre Valadre ne répète, car la ville fut construite
de telle manière qu’en tous ses points elle soit réfléchie par
son miroir (…) le miroir, tantôt grandit la valeur des choses,
tantôt la nie. Tout ce qui paraît avoir de la valeur au-dessus du
miroir ne résiste pas à la réflexion »21.
Italo Calvino; Les villes invisibles; Editions du Seuil, Paris, 1974, p.67.
Teddy Cruz, Viajes de ida y vuelta: Crónicas desde el límite in inSite_05: Conversaciones. Zonas
liminales, flujos en curso/Extranjeros, habitantes y cosmopólitas (Recueil de conversations à l’occasion
d’inSite_05); édité par Sally Yard, San Diego/Tijuana, 2005, p. 30.
21
Italo Calvino; op.cit. pp. 66-67.
19
20
78 79
Valeska Soares, documentation de l’installation ‘Picturing Paradise’, inSite 2000-2001, Tijuana-San
Diego, 2001.
La ville syncrétique.
Où l’on réinvente des processus d’intégration.
On remarque qu’une lecture contradictoire de l’urbanité, si elle insiste à juste titre sur les antinomies de la ville
contemporaine, ne peut se borner à un simple jeu rhétorique
qui opposerait une réalité à son contraire, dans le but illusoire
de rechercher la vérité. Il s’agirait plutôt d’une logique du « à
la fois », car ces phénomènes antinomiques sont toujours concomitants (la ville contemporaine peut-être à la fois homogénéisante et diversifiée, à la fois ségrégationniste et accueillante,
à la fois définie spatialement et déterritorialisée, etc). Qui plus
est, entre chaque extrême, une myriade de phénomènes voit le
jour. Ni unidimensionnelle ni dialectique, l’urbanité contemporaine serait plutôt syncrétique. Et même s’il ne faut pas exagérer les fantasmes intégrationnistes d’une hybridation sans
chocs ni heurts (les frontières ainsi que les inégalités existent
et apportent chaque jour leur lot de cruauté), il est évident
que les images, les idées, les significations exilées provenant de
certaines structures stables se rencontrent et s’ « infectent » les
unes les autres.
Par exemple, une des antinomies à revoir selon un
point de vue syncrétique est celui qui oppose les villes du premier monde aux villes du tiers monde. Si entre dominants
et dominés, les inégalités persistent, le manichéisme de ces
oppositions peut être quelque peu nuancé. Dans un monde
globalisé, les mouvements de pénétration sont loin d’être unilatéraux. Si infiltration du premier monde vers le tiers monde
il y a, le contraire est tout aussi vrai. Lorsque Marcos Ramirez
ERRE place à quelques pas de la frontière, un cheval de Troie
81
à double tête, l’une d’elles regardant vers le Mexique, l’autre
vers les Etats-Unis, il évite le stéréotype de la pénétration unidirectionnelle du nord vers le sud (impérialisme et capitalisme
barbare) ou du sud vers le nord (émigration illégale). « Nous
savons déjà quelles sont leurs intentions à notre égard et eux
connaissent les nôtres envers eux » affirme ERRE.
L’infiltration des Etats-Unis en territoire mexicain se
traduit notamment par l’implantation des industries « maquiladoras »22, par les produits de consommation vendus ainsi que
par la présence des touristes américains (paradis des familles
middle class en quête d’exotisme mais surtout des moins de
21 ans qui recherchent frénétiquement l’abandon éthylique).
Il n’est d’ailleurs pas rare de voir à Tijuana des affiches publicitaires bilingues anglais-espagnol... De même, au fur et à
mesure que les populations du sud voyagent vers le nord23 à la
recherche de nouvelles opportunités, celles-ci commencent à
altérer les schémas socioculturels de villes comme San Diego
et Los Angeles.
Dans une installation vidéo dénommée ‘Osmosis
y exceso’, Aernout Mik nous montre un portrait de Tijuana
définie par les flux transitoires et les interdépendances avec
son voisin nord-américain. En mettant en évidence la récupération de voitures américaines dans la région de Tijuana et
en confrontant ces images avec celles d’un « tourisme pharmaceutique »24 professé par les « gringos », Mik explore les routes
d’échanges économiques et de circulation entre les deux pays
et révèle la ville contemporaine comme un conduit de réseaux
interconnectés localement, qui se rencontrant dans un système autrement plus vaste, appréhendable à l’échelle globale.
page précédente:Marcos Ramirez ERRE, documentation de l’installation ‘Toy and Horse’, inSite
1997, Tijuana, 1997.
page actuelle: Aernout Mik, stills de la vidéo ‘Osmosis y exceso’, inSite 2005, Tijuana, 2005.
22
Une maquiladora, ou son abréviation maquila, est l’équivalent latino-américain des zones de
traitement pour l’exportation. Ce terme désigne une usine qui bénéficie d’une exonération des droits
de douane pour pouvoir produire à un moindre coût des marchandises assemblées, transformées,
réparées ou élaborées à partir de composants importés; la majeure partie de ces marchandises est
ensuite exportée. Elles attirent les investisseurs pour main d’œuvre bon marché (la quasi totalité des
employés sont des femmes sous-payées), le peu de régulation du travail les normes environnementales
peu exigeantes et bien sûr la faible taxation dont elles bénéficient.
82 83
Dans le même ordre d’idées, l’artiste canadien Ken
Lum a réalisé une série de photographies commentées qui met
en évidence une double pénétration culturelle et économique.
Un de ses diptyques montre d’une part une femme de San
Diego en conversation téléphonique avec (?), qui s’adonne à
la tâche de choisir un restaurant pour le repas du soir : mexicain ou chinois? D’autre part, il photographie à Tijuana un
petit vendeur ambulant de l’économie informelle qui propose
à ses clients des produits emblématiques de la consommation
globale: Coca-cola, Marlboro, M&M’s… Reconfigurations
culturelles et économiques donc, au fur et à mesure que les
flux multidirectionnels opèrent dans la réalité de l’urbanité
contemporaine.
Ces reconfigurations sont également perceptibles
dans les logiques spatiales de Tijuana et de San Diego. D’un
côté de la frontière, à San Diego, la présence accentuée d’une
population immigrée provenant des quatre coins du Mexique
et d’Amérique Latine transforme sensiblement le tissu urbain.
En effet, ces populations insèrent à l’urbanité leur propre sensibilité de l’espace et du paysage. Dans certains quartiers, des
familles multi générationnelles façonnent leurs programmes
et prennent le contrôle de leurs micro-économies pour maintenir le niveau de vie du foyer. Ces situations génèrent de nouvelles utilisations du sol: les rues sans issue, parkings, terrains
vagues et autres espaces interstitiels commencent à être appropriés par la communauté pour des usages provisoires, hybrides
et multiples.
De l’autre côté de la frontière, à Tijuana, certains
quartiers se sont construits en récupérant des maisons préfa23
Des études récentes prévoient que dans dix ans les latino-américains constitueront la majorité de la
population de l’état de Californie.
24
Se procurer une voiture bon marché à Tijuana est une opération des plus aisées : des milliers de
voitures américaines de seconde voire de troisième main sont vendues à bas prix dans la ville. D’un
autre côté, les produits pharmaceutiques étant moitié moins chers au Mexique, les habitants de San
Diego ont pris l’habitude de venir se fournir en médicaments à Tijuana.
84 85
Ken Lum, de la série ‘Tijuana-San Diego’, inSite 97, Tijuana -San Diego, 1997.
briquées provenant de San Diego. Ces infrastructures traversent la frontière pour être ensuite déposées sur des portiques
métalliques: une ville récupère les fragments de l’autre et les
recombine pour créer de nouveaux scénarios, de nouvelles
opportunités. Ce processus de recyclage convertit Tijuana en
une espèce de home depot pour San Diego, rendant accessibles des matériaux et des systèmes aux mains créatives de ses
habitants. Mais ce processus de récupération ne s’arrête pas
là… ‘Ruido Blanco’, une installation vidéo du collectif Torolab, met à la lumière ce processus complexe où les déchets
des uns deviennent les ressources des autres. Pneus de voitures réutilisés dans la construction de murs de contention,
portes de garage reconverties en toitures, palettes où arrivent
les matières premières des maquiladoras réadaptées en parois
étanches: les habitants continuent à transformer et à améliorer
des systèmes innovateurs de recyclage.
L’identité culturelle de Tijuana est d’ailleurs marquée
par ces logiques de reconfiguration. En son sein, de nombreux
artistes « recyclent » les symboles de l’identity thinking global
à la lumière des symboliques locales. C’est le cas notamment
du collectif Nortec, phénomène musical qui réunit bien entendu des musiciens mais également des graphistes, vidéastes,
artistes et même des architectes dans une recherche active de
fusion des expressions les plus évidentes de la culture mexicaine avec celles de la culture mondiale.
Hybridation étrange des rythmes syncopés de la musique Norteña25 avec une musique techno « internationale »,
le style nortec s’est imposé à Tijuana puis sur la scène internationale comme un des modes de fusion entre folklorique
25
Sous l’appellation « música norteña », « grupera » ou « de banda » se retrouvent des genres
musicaux originaires du nord du Mexique, caractérisés par l’utilisation du tuba, de la trompette et de
l’accordéon.
86 87
page actuelle: Torolab, stills de l’installation vidéo ‘Ruido Blanco’, Tijuana, 2002.
pages suivantes:Colectivo Nortec, logotypes et documentation d’un concert, Tijuana, 2000-2007.
et électronique. Mais ce qui est intéressant ce n’est pas tant
de mettre en évidence l’originalité ou le caractère innovant
du nortec comme genre musical mais de comprendre la façon
dont il s’est constitué. Intéressés initialement par une musique
électronique occidentale, pure et minimaliste, les premiers intégrants du collectif ont ensuite découvert d’autres sonorités,
provenant également de l’Occident, mais qui fusionnaient musique électro et rythmes latinos, telle la bossa nova par exemple. D’un coup, la musique Norteña, jusque là ignorée par ces
jeunes dj’s, s’est chargée d’un intérêt nouveau. Ces sonorités
avec lesquelles ils avaient toujours vécu tout en les dénigrant
ont refait surface dans leur univers musical. Aujourd’hui, le
style nortec est revendiqué à Tijuana non seulement comme
genre musical de référence mais également comme esthétique
graphique voire même comme identité culturelle et urbaine.
Dans une logique similaire, ce nouveau produit identitaire a
ensuite été réexporté sur la scène musicale internationale de
l’électronique, dont seul le futur sera en mesure de nous révéler comment et par qui il sera récupéré et remodelé.
Quid du paradoxe global-local donc? Dans un monde où se redistribuent sans cesse les notions de proche et de
lointain, d’endogène et d’exogène, il y a lieu de se demander
si le local et le global posent des questions d’échelle (correspondant à une logique d’emboîtements du micro au macro)
ou plutôt des questions de superpositions (corrélatives à une
logique de reconfigurations mutuelles).
Selon Elie During26, le local et le global ne fonctionnent nullement comme des poupées russes. Le tout (le global)
n’englobe pas la partie (le local, le localisable) et en retour, ce
26
Voir Elie During; Invention du local, épuisement des lieux in Airs de Paris (Catalogue de l’exposition homonyme, commissariat de Christine Macel et Daniel Birnbaum), Editions du Centre
Pompidou, Paris, 2007, p. 206-211.
niveau intérieur ne se borne pas à résister au pouvoir global
et à sa vocation homogénéisante en lui opposant une puissance de fragmentation et de dispersion infinie. Tout se passe
comme si local et global se trouvaient sur le même plan…
Dans cette vision, le global active le local tout autant que le
contraire dans un syncrétisme qui pourrait être défini par un
mot valise en vogue en ce moment: le « glocal ».
Dans une logique « glocale », les formations spatiales, identitaires, sociales, économiques et culturelles de la ville
ne s’organisent pas uniquement au plan mondial: elles s’affirment localement dans un monde globalisé. Le concept de
«glocalisation» a donc le mérite de restituer à ces deux termes
(global et local) leur réalité syncrétique: les processus globaux
créent des pratiques locales, qui a leur tour sont récupérées
par des logiques globalisantes et ainsi de suite. La contemporanéité produit donc une ville en éternelle redéfinition, qui se
configure et se reconfigure à l’infini.
90 91
« La méthode réside pour l’essentiel dans l’ensemble de moyens
que le problème exige du chercheur pour être résolu».
André Corboz, La recherche: trois apologues.
93
De la méthode.
Dans la première partie, nous avons parlé des discours colportés par l’art contextuel à Mexico et Tijuana pour
tenter de proposer, de façon plus générale, certaines figures
ou visages de la ville contemporaine… Contrairement à l’opinion communément admise, la ville contemporaine n’est pas
une ville défigurée, mais bien une ville continuellement refigurée, voire même à refigurer. Refigurer la ville, à cet égard,
présuppose que les outils soient redéfinis, de même que la
méthode.
Dans cette deuxième partie, nous décoderons plus
en profondeur la forme que prennent ces démarches artistiques, qu’elles soient de l’ordre de la représentation, de la
présentation, de l’intervention. En effet, nous le verrons, les
démarches artistiques contextuelles utilisent des médiums
extrêmement différenciés et agissent sur des registres pour le
moins variés car l’étonnante complexité des territoires urbanisés semble nécessiter des approches multiples, recyclables,
sans cesse renouvelées. Selon Thierry Davila, l’artiste contextuel « se défait de la logique de la transcription cartographique de la ville, de sa définition claire, distincte et exhaustive,
au profit d’une approche brouillée et flottante, complexe et
labile, éclectique et disponible, optique et tactique de l’espace, qui exprime toute la corporéité, toute la chair de celui-ci,
c’est-à-dire sa capacité de mouvement, de mutation »1. C’est
dans cette perspective que nous aborderons la question de la
méthode ou plutôt de l’heuristique adoptée par les artistes contextuels, dans le but d’établir par la suite des parallèles avec les
Thiery Davila; L’arpenteur comme photogéomètre et sismographe du territoire in Marcher, créer.
Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXème siècle; Editions du Regard, Paris, 2002,
p. 151.
1
94 95
méthodes des professions de l’urbain.
Séquences narratives.
Ce que les cartes ne disent pas.
La cartographie est certainement l’outil le plus paradigmatique de représentation de la ville, tant en termes figuratifs que conceptuels. Mais si le formidable pouvoir d’abstraction de la carte est nécessaire à une certaine vision d’ensemble,
il n’est nullement suffisant pour figurer ou concevoir l’espace.
La limite de la carte se situe dans le fait qu’elle ne prend en
compte que l’espace matériel et non l’espace perceptif, relatif, relationnel, occurrentiel ou imaginaire. La complexité de
la ville contemporaine, telle que nous l’avons soulignée, ne
peut nullement être réduite à sa plasticité apparente, et encore
moins à une plasticité réduite à deux dimensions.
Dans les séries photographiques de Francis Alÿs, par
exemple, l’urbain est un espace occurrentiel2, c’est-à-dire, un
lieu de possibles, éminemment social. Alÿs conçoit la ville selon sa capacité à inscrire des textes, des séquences narratives:
en quelques mots, des actions quotidiennes. Il ne s’agit pas
pour lui de décrire la ville uniquement comme la totalité des
dispositifs matériels dont les plans et les cartes nous donnent
une représentation, mais de la ville « textualisée » par l’appropriation. Alÿs nous livre des lectures de «la ville comme théâtre d’agencements miniaturisés ». Or, la logique de la carte
est une logique totalisante, globalisante, qui n’a que faire des
micro-récits, des observations minutieuses.
Et si l’artiste se constitue en observateur minutieux
de ce qui se passe dans la ville, il est loin d’adopter une attiPar espace « ocurrentiel », nous entendons l’espace où les choses se passent, où des faits se présentent,
l’espace vécu en somme, support d’activités et de circonstances diverses.
2
tude passive. Car l’observation et la description ne peuvent
être détachées d’une intention, d’un point de vue. Revenons
un instant sur la série ‘Ricas y Famosas’ de Daniela Rossell
et comparons-la aux séries des ‘Ambulantes’, des ‘Sleepers’ et
des ‘Mendigos’ d’ Alÿs. Dans ‘Ricas y Famosas’, les sujets sont
photographiés au sein d’espaces protégés et dans une position
dominante par rapport à la ville. Dans ‘Ambulantes’, l’artiste
est dans la rue et photographie perpendiculairement des sujets
en action, à hauteur d’yeux, dans une relation d’égalité. Dans
‘Sleepers’’, l’artiste est également dans la rue mais il dépose
sa caméra à même le sol, au niveau de sujets qui occupent le
plancher des vaches. Dans ‘Mendigos’, Alÿs adopte une vue
plongeante sur ses sujets qui semblent cette fois dominés par
la ville. L’espace occurrentiel n’est donc nullement planaire
comme le voudrait la logique cartographique, mais bien stratifié selon des dialectiques socio-spatiales. De plus, cet espace
est loin d’être neutre. Des termes qui semblent désigner une
simple structuration de l’espace physique (haut/bas, droite/
gauche, dedans/dehors) renferment en fait les différences et
les oppositions sociales de l’espace occurrentiel. Entre les sujets sans feu ni lieux d’ Alÿs et les sujets occupant les hauts
lieux de Rossell, tout semble indiquer que l’espace occurrentiel est constitué de strates, sortes de transcriptions au sol des
hiérarchies sociales ou des activités humaines et que ces strates sont non seulement accolées mais aussi superposées, depuis les profondeurs souterraines des réseaux métropolitains
jusqu’aux sommets des grattes-ciels.
Diversifier les points de vue, c’est donc proposer des
représentations plus en accord avec la complexité de l’original
96 97
(la ville). La notion de point de vue est également à mettre en
parallèle avec la position du corps de l’artiste dans l’espace. Le
corps d’ Alÿs, par exemple, est avant tout un corps arpenteur:
il utilise la notion du déplacement comme la base même d’un
art que l’on pourrait qualifier d’interstitiel, c’est-à-dire, qui
occupe les intervalles, les espaces urbains inframinces. Nombre de ses œuvres peuvent être interprétées comme une occupation discrète de l’espace public, qui à la fois en détournent
l’usage et servent de révélateurs. Rejetant en bloc les significations virtuelles de l’urbaniste cartographe pour rencontrer les
significations ocurrentielles que livre la découverte de la ville
par le parcours perceptif, Alÿs produit des œuvres qui sont le
résultat de « flâneries » ou de « pèlerinages » à travers la mégapole…
Corps arpenteurs et dérives urbaines.
Le mouvement et la déambulation constituent
donc une alternative pour produire des représentations qui
défient la rigidité de la carte. Nombreux artistes contextuels
mobilisent leur corps pour lire le territoire: « ce n’est pas la
ville qui est texte; c’est le fait de la parcourir qui la constitue
comme texte. Aucun texte urbain n’existe hors de sa lecture
et il y a au moins deux attitudes à adopter en la matière: soit
photographier du regard et transformer l’objet plastique en
images instantanées, soit le parcourir des yeux et y inscrire
un itinéraire»3. Les séries ‘Photos for Spiral City’ de Melanie
Smith, ‘La belleza oculta en la propiedad ajena’ de Claudia
Fernández ou encore ‘Mendigos’, ‘Sleepers’, ‘Centro’ ou
‘Zocalo’ de Francis Alÿs, nous montrent de quelle manière
De haut en bas:Daniela Rossell, de la série ‘Ricas y Famosas’, Mexico DF, 1991-2004.
Francis Alÿs, de la série ‘Ambulantes’, Mexico DF, 1992-2007.
Francis Alÿs, de la série ‘Sleepers/Durmientes’, Mexico DF, 1997-2007.
Francis Alÿs, de la série ‘Mendigos’, Mexico DF, 2002-2004.
3
Voir Alain Renier; Parcours et textualisation de l’espace in Espace et représenation; Editions de La
Villette, Paris, 1988, p.22.
98 99
le corps arpenteur est nécessaire à la production de clichés
qui s’instaurent en séquences narratives. Que l’artiste utilise
la marche (Alÿs, Fernández) ou l’hélicoptère (Smith), c’est
avant tout son déplacement qui permet l’œuvre. En poussant
cette réflexion un peu plus avant, on ne saurait négliger un
rapprochement de la notion de corps arpenteur avec le Situationnisme, et surtout avec les procédés de la dérive. La nature
circonstancielle de la marche (ou de la mise en mouvement du
corps en général) dans la dérive permet que chacun se laisse «
aller aux sollicitations du terrain et aux rencontres qui y correspondent »4.
Mais la dérive est avant tout un montage d’ambiances singulières liées à la diversité des décors urbains traversés,
un assemblage producteur d’accélérations et de ruptures. Elle
crée une psychocartographie de la ville, nettement plus en accord avec la perception de celui qui la vit. Dans une œuvre
intitulée ‘dfm ep’, Natalia et Yvan Monroy revisitent les postulats de la dérive situationniste en la mixant aux techniques
du “bootleg” (sorte de diffusion illégale qui ne demande pas
de droits d’auteurs) pour offrir des cartes sonores de Mexico.
Nous l’avons vu, Mexico city est quotidiennement envahie par
une multitude de marchés ambulants. Durant plus d’un mois,
le couple s’est donné la tâche de chercher chaque mercredi
un marché différent et de les relier à travers des promenades
sonores qui permettent de prêter l’oreille à des bruits dont on
découvre qu’ils peuvent être des sons, des sons ready-made.
Marcher devient le moyen privilégié pour écouter la ville, y
prêter attention parce que se déplacer c’est aussi une façon de
se mettre à entendre. De ces promenades sonores enregistrées
4
Guy-Ernest Debord; Internationale Situationiste; Librairie Arthème Fayard, Paris, 1997, p. 52.
100 101
Natalia et Yvan Monroy, extraits d’un texte de la dérive sonore ‘dfm ep’, Mexico DF, 2005.
dans divers points de Mexico city, Natalia Monroy réalise a
posteriori des tracks musicaux qui représentent chacun des
lieux parcourus accompagnés d’un texte d’Ivan qui se base sur
son expérience personnelle des lieux. Chaque univers sonore
est donc illustré par un vécu. Le résultat de ces œuvres entre le
son et l’écrit télescope plusieurs niveaux de compréhension et
de sensibilité. Les bruits de la mégapole (qui rythment la temporalité), les distances à parcourir (qui relient cette temporalité
à l’espace), la conjoncture sociale (qui se cadre dans l’univers
psycho-affectif de l’auteur) se traduisent en une succession de
décors, en un enchaînement de visions et d’ambiances, en une
sorte de collage urbain réalisé par le promeneur avec l’énergie
de son corps, l’acuité de ses sens (vue, ouïe) et le pouvoir évocateur des lieux sur sa mémoire.
La dérive permet également de confronter en une
seule démarche un ensemble de réalités diverses, contradictoires ou syncrétiques. Elle est de ce point de vue là éminemment
proche des procédés cinématographiques... Dans ‘Amores Perros’, premier long métrage du réalisateur mexicain Alejandro
González Iñárritu, le spectateur est confronté à trois histoires qui s’entrelacent. Mexico D.F. en est le cadre principal et
les personnages n’ont en commun que le fait hasardeux de se
trouver au même endroit de cette ville, au même moment.
D’ailleurs à l’instant même où l’histoire de l’un se « cogne » à
l’histoire de l’autre, elle se poursuit dans l’oubli du spectateur
pour laisser place à la suivante. Le film est donc une succession de d’histoires fluides et de ruptures spatio-temporelles (1.
flux, 2. accident/rencontre, 3. flux, etc.). Le réalisateur inclut
à la fois la matérialité de la ville, ses rues, ses flux, ses tempo-
102 103
Alejandro González Iñárritu, stills du film ‘Amores Perros’, Mexico DF, 2000.
ralités, ses inégalités socio-spatiales ainsi que le vécu de ses
habitants ponctué par la précarité économique, la corruption
de la police et surtout la violence, brutale et douloureuse de la
vie urbaine.
Dans une esthétique similaire, Hans Fjellestad nous
parachute dans l’univers de Tijuana avec un film on ne peut
plus syncopé: ‘Frontier Live’. Le film révèle le kaléidoscope
urbain de la ville et identifie les combinaisons et les contradictions qui la définissent, tisse des histoires de vénération
de véhicules, de courses automobiles, de traitement des eaux
usées, de vie nocturne rythmée par la musique électronique
du groupe Nortec. Simultanément à ces chocs d’ambiance, il
documente l’intéressant mélange d’une esthétique mexicaine
sophistiquée avec le kitsch « Norteño », sous l’égide de la vie
frontalière.
Intéressé également par Tijuana en tant que zone
frontalière, Glen Wilson nous livre des séquences qui constituent des regards fugaces sur les rythmes mesurés des individus qui vivent, travaillent et se meuvent entre les enchaînements temporels des paysages urbains et naturels de la région.
‘Intersticio 2001: El proyecto nómada’ consiste en une série
de séquences filmées dans la région de Los Angeles/San Diego/Tijuana. A travers cette œuvre, l’artiste met en avant la
pression nomadique et instaure l’idée d’un territoire conceptuel traversant, autrement plus vaste que celui délimité par
les frontières nationales. « Ce projet –explique Wilson- part
d’un processus ouvert et autogénérateur pour naviguer sur les
frontières du nationalisme, du régionalisme, du localisme et
du langage, afin d’essayer de suivre un corps nomade collectif
105
chargé de la polysémie de la région »5. Les films ont ensuite
été projetés à Tijuana, San Diego et Los Angeles, insérant ces
dérives supranationales dans un contexte local.
Insertions.
Mises à l’épreuve du réel.
En se déplaçant, les artistes prennent la ville non pas
comme décor déjà constitué et intouchable mais comme un
terrain d’intrusion, un espace de circulation. Ils activent les
espaces urbains, les mettent à l’épreuve. La question de l’insertion de l’œuvre au sein des processus de la ville part d’une
volonté de réévaluer la notion de société, la vider de tout caractère abstrait. Plus qu’un façonnier de la forme, l’artiste se
change en acteur: il s’agit donc moins d’imposer des formes
que d’interagir avec le texte que constitue la ville, texte par
nature inachevé et qui offre toujours matière à discussion.
L’expérimentation « en live » devient donc une façon d’interagir avec l’histoire immédiate de la ville. En plein
milieu de la crise économique et financière de 1994-1995,
Francis Alÿs a remarqué que le troc était redevenu un mode
de transaction privilégié. Face à la dévaluation de la monnaie nationale et à la période d’abstinence consumériste qui a
suivi, les habitants de Mexico ont réagi de manières diverses:
dans les annonces des journaux, il était possible de trouver des
offres de troc des plus variées, comprenant notamment des
échanges de travaux contre d’autres services. Ces indices de la
réémergence d’économies « sans argent » ont attiré l’attention
d’ Alÿs: la créativité du procédé avait de nombreuses implications au niveau collectif car l’opération du troc suppose des
page précédente:Hans Fjellestad, stills du film ‘Frontier Live’, Tijuana, 2002.
page actuelle: Glen Wilson, stills de l’installation vidéo ‘Intersticio 2001: El proyecto nómada’,
inSite 2000-2001, région Los Angeles-San Diego-Tijuana, 2001.
5
Voir Glen Wilson; Intersticio 2001, El proyecto nómada in Fugitive sites/Sitios fugivos (Catalogue
récapitulatif d’inSite 2000-2001 commissariat de Susan Buck-Morss, Ivo Mesquita , Osvaldo Sánchez
et Sally Yard); édité par Osvaldo Sánchez et Cecilia Garza, San Diego/Tijuana, 2002, p.65.
106 107
valeurs partagées, c’est-à-dire, l’existence d’une communauté
qui reconnaît un code intuitif d’équivalences.
Dans ‘Trueque’, Alÿs a mis à l’épreuve la disponibilité de ces échanges. Armé d’un appareil photographique,
il s’est dirigé vers la sortie d’une station de métro. Durant
toute une journée, l’artiste s’est occupé d’échanger des objets
successifs avec les usagers. Alÿs a d’abord commencé par proposer d’échanger ses propres lunettes de soleil et par la suite,
de nombreux objets ont circulé entre ses mains: un jouet en
forme de tapir, une cruche, une peluche, des sandales, un chapeau, une lampe de poche, un sandwich pour finir par un
paquet de cacahouètes.
Cette oeuvre présentée sous la forme d’un dépliant
touristique a ceci d’intéressant qu’elle interroge une pratique
existante, la teste, la pénètre. « Le rôle de l’artiste -commente
Thierry Davila- n’est plus celui de l’omnipotens creator réputé
capable de contrôler l’ensemble de la création qu’il domine:
il se résume à un rôle d’orientation, de redistribution de la
circulation, ou encore d’insertion délibérée dans le flux que
l’action inventée déplacera. Ainsi ‘Trueque’ dévie un certain
nombre de trajets, ceux des passants qui échangent les objets,
déviation à partir de laquelle il propose une nouvelle pousse,
un nouveau flux, ceux des objets échangés. De cette bifurcation, l’artiste aura été moins le créateur que l’initiateur: il aura
été celui qui constate les effets de ce qu’il a déclenché »6.
Cette double logique qui comprend d’une part
l’émission d’une hypothèse et d’autre part sa vérification par
l’action concrète, se retrouve dans une autre œuvre d’Alÿs
intitulée ‘Los siete niveles de la basura’. D’après une légende
Francis Alÿs, documentation de l’action‘Trueque’, Mexico DF, 1995.
6
Voir Thierry Davila ; Fables/Insertions in Francis Alÿs (Catalogue de l’exposition homonyme,
commissariat de Thierry Davila et Maurice Fréruchet); Musée Picasso d’Antibes, éditions du Seuil,
Paris, 2001, p. 43.
108 109
urbaine, les déchets de Mexico city passent par sept filtres
entre le moment où ils sont jetés dans la rue jusqu’à arriver à
leur destination finale: une décharge publique en dehors de la
ville. Sept filtres, sept moments donc où ces déchets sont triés
par un réseau complexe d’éboueurs qui tentent de découvrir
tout objet susceptible d’avoir de la valeur.
En voulant tester l’efficacité de ce système de recyclage informel, Alÿs a abandonné sept petites sculptures en
bronze représentant des escargots et ceci dans des sacs poubelles de sept quartiers différents de Mexico. A partir de ce
moment, l’artiste a parcouru des mois durant tous les marchés aux puces de la ville, dans le but illusoire de les retrouver.
Cette opération insensée a cependant porté ses fruits: deux
des objets ont émergé des entrailles du monde des déchets
pour faire cure de jouvence au sein de marchés de seconde
main.
Alÿs pourrait être considéré comme un sismographe
des processus cachés de la ville: cette action au résultat en apparence improbable, a permis contre toute attente de rendre
visible des mécanismes peu perceptibles à l’oeil nu… Dans le
même ordre d’idées, l’action dénommée ‘Visible’ de l’artiste
Rubens Mano tentait de révéler ou de délimiter la nature des
flux de la frontière Tijuana-San Diego. Son projet consistait
en la création et l’insertion d’un signe à l’intérieur des courants de commuters (personnes qui traversent tous les jours
d’un côté à l’autre de la frontière pour assister aux cours, au
travail ou se rendre à leur domicile). ‘Visible’ comprenait la
distribution gratuite de pins accompagnés d’une brève missive. Ces pins pouvaient ensuite être arborés, dissimulés ou
Francis Alÿs, documentation de l’action‘Los siete niveles de la basura’, Mexico DF, 1995.
110 111
échangés, faisant de chaque personne qui la recevait ou la retransmettait un agent constitutif d’un réseau d’alliance.
Selon Mano ce sont « les flux déterminés par les territoires géopolitiques du Mexique et des Etats-Unis, principalement ceux relatifs aux contacts entre structures culturelles
différentes » qui ont constitué la base de sa proposition. « Les
intentions du projet –ajoute l’artiste- étaient liés aux degrés
de perméabilité qui existent entre ces flux et les territoires
à l’intérieur desquels ils s’insèrent. Dénommé ‘Visible’ pour
des raisons pratiques (le mot possède la même signification
en espagnol et en anglais), le projet proposait la visualisation
ou la construction d’un réseau d’agents capables de montrer la
présence d’un éventuel flux social subliminal. Le but n’était
pas de revendiquer ou de qualifier cette visibilité, ni de proposer une image à priori de ce réseau mais bien d’évoquer
l’existence d’un champ de sociabilité ou d’appartenance non
manifeste »7.
L’action a ensuite été documentée sur un site Internet où les possesseurs des pins et les personnes intriguées par
la présence de ces objets dans le territoire pouvaient relater
leurs opinions. Les garanties du succès du processus étaient
inconnues mais ce risque était pris en compte par les postulats
de base de l’action. En effet, le résultat n’était pas escompté
d’avance et d’ailleurs, si les pins ont eu une efficacité au niveau
de l’utilisation et de la demande (une grande quantité de personnes se sont renseignées auprès des organisateurs de l’action
sur la possibilité de les acquérir), le forum du site Internet n’a
enregistré que très peu de commentaires. Les pins sont donc
devenus un signe de reconnaissance, une marque silencieuse,
Voir Rubens Mano; Propuesta in Farsites/Sitios distantes, inSite_05 (Catalogue de l’exposition
homonyme, commissariat d’Adriano Pedrosa); San Diego Museum of Art, Centro Cultural Tijuana
et inSite_05, édité par Adriano Pedrosa et Julie Dunn, San Diego/Tijuana, 2005, p.97.
7
112 113
Rubens Mano, documentation de l’action ‘Visible’, inSite 2005, région de Tijuana-San Diego, 2005.
tacite et sous-entendue d’appartenance à un territoire transfrontalier, plus qu’un médium de discussion ou un vecteur de
sociabilité.
Tel un chimiste ajoutant un colorant à un fluide
pour en connaître le parcours, l’artiste, en insérant ses pratiques au tissu urbain, dévoile des flux, des processus. Mais son
rôle ne se borne nullement à éprouver les fonctionnements
de la ville. Il en révèle également les dysfonctionnements, les
failles et les brèches. Dès lors l’artiste devient une figure impliquée, une personnalité dont l’action est à la fois activiste et
critique.
Les oeuvres de Jonathan Hernández par exemple,
offrent un commentaire ironique aux problèmes qu’expérimentent les habitants de Mexico city au quotidien. Dans la
série de photographies ‘Credencial sordomudos’, l’artiste documente un des désastres urbains qui affecte profondément le
fonctionnement de Mexico: la lourdeur de la bureaucratie. Se
faisant passer pour un étudiant sourd-muet, Hernández s’est
rendu aux bureaux administratifs de la UNAM (l’université
autonome de Mexico) dans le but d’obtenir une carte d’étudiant. Muni d’une pancarte suspendue à son cou demandant
la possibilité pour les étudiants sourds-muets de régulariser
leur inscription, l’artiste a intégré les méandres de la bureaucratie de la plus grande université du monde. Le résultat de
cette performance a été documenté à travers une série de polaroïds et de papiers sur lesquels les fonctionnaires expliquaient
au faux sourd-muet la marche à suivre. La série montre l’artiste attrapé dans un labyrinthe administratif, payant des droits
d’inscriptions, demandant des attestations, des tampons,
114 115
Jonathan Hernández, documentation de l’action ‘Credencial Sordomudos’, Mexico DF, 1995.
116 117
118 119
120 121
attendant son tour dans d’interminables files, armé d’une
infinie patience. Les petits papiers explicatifs délivrés par les
fonctionnaires, écrits dans un espagnol faisant parfois honte
à la langue de Cervantès, truffés de fautes d’orthographe, témoignent également du caractère kafkaïen du dédale de la
UNAM. Dans cette expérimentation non dénuée d’humour,
Hernández nous présente une radiographie des problèmes
colossaux qu’expérimente ce centre universitaire. Construit
selon les idéaux de Le Corbusier et appelé à une fonctionnalité sans failles, la UNAM a cessé aujourd’hui d’être une
grandiloquente utopie moderniste pour se convertir en un
gigantesque cauchemar post-moderne…
Nettement moins humoristique mais tout aussi révélatrice est la démarche de Teresa Margolles, artiste à la tête
du groupe SEMEFO (acronyme de Servicio Médico Forense,
le «Service de médecine légale»), qui travaille depuis une dizaine d’années au sein de la morgue principale de Mexico
city.
Cuauthémoc Medina, critique d’art mexicain, nous
explique l’une des œuvres de Margolles -‘Lengua’- en ces termes: « Un jour du printemps 2000, le cadavre d’un jeune
punk est arrivé à la morgue de Mexico: une autre victime de
la guerre sans fin du trafic de la drogue et du gangstérisme
qui sévit dans les bidonvilles de la plus grande mégapole de
l’hémisphère occidental. Reposant paisiblement sur la table
d’examen en inox de la morgue, le corps svelte de l’homme
témoignait d’une histoire de privations et de mépris. Cet héroïnomane avait le corps couvert de tatouages et de piercings
de toutes sortes. Malgré la mode de leur dissémination dans la
société courante, ces deux formes de «défigurement ornemental» peuvent être perçues comme une «humiliation honorable» qui exprime le ressentiment d’une personne face à l’ordre
social ou métaphysique.
Nous savons tous que, quoiqu’en dise l’adage, la
mort n’est pas égalitaire. Les taxonomies sociales sont réinscrites non seulement dans les causes de la mort, mais aussi dans
le destin de nos restes, la qualité de nos rites et monuments
funéraires, et la part d’attention publique consacrée à notre
disparition. Ainsi, malgré le fait que le corps du punk ait été
officiellement identifié et réclamé par sa famille, il risquait
de subir l’ultime exclusion: être envoyé à la fosse commune,
ou pire encore, finir comme spécimen dans l’amphithéâtre
d’une faculté de médecine, pour être dépouillé (même) de ses
propriétés charnelles. Non seulement le défunt n’avait pas eu
droit à l’éducation, à l’aide sociale, à un emploi satisfaisant,
ou à quelque forme d’avenir, mais encore ses restes étaient-ils
condamnés à l’oubli bureaucratique parce que sa mère n’avait
pas les moyens d’acheter même un modeste cercueil pour l’enterrement ou la crémation. Évidemment, ceci rendait encore
plus absurde l’examen post-mortem de cet homme. Dans un
pays où plus de quatre-vingt-dix pour cent des crimes ne sont
jamais résolus à cause de l’inefficacité et de la corruption du
système judiciaire, la plupart -et certainement cette mort-cirestent impunis. Par conséquent, pourquoi faire l’autopsie
d’un cadavre si une telle enquête ne conduit pas à la poursuite
des meurtriers, ou si elle n’est pas requise pour l’identification
légale?
La beauté inerte de cet homme et son cas désastreux
122 123
ont attiré l’attention de Teresa Margolles. Sans hésiter, Margolles a fait une troublante proposition. Elle était prête à offrir
un cercueil à la mère pour lui permettre de rendre hommage à
son fils, en échange d’une partie de son cadavre qu’elle exposerait comme readymade. L’artiste a même laissé entendre qu’elle
aimerait acquérir la langue ou le pénis de l’homme, parce qu’ils
avaient tous deux des piercings, et «parlaient» donc métaphoriquement de son mépris des normes sociales. Ces parties du
corps allaient exprimer ses revendications de contemporanéité
marginale et mondiale, en un mot, son identité sub-culturelle. Il serait certainement facile de suggérer que la langue
et le pénis sont des organes sexuels échangeables et que, en
les marchandant, Margolles attirait implicitement l’attention
sur la castration symbolique que représentent le meurtre du
jeune homme et le fait de le réduire au silence. Mais son offre
n’a pas semblé offenser les parents et amis de l’homme qui
acceptèrent d’échanger sa langue contre un cercueil en métal,
poussés par les circonstances et leur conviction de commémorer le défunt, en quelque sorte. À vrai dire, il s’agissait d’une
très bonne affaire pour Margolles: elle possédait déjà non pas
un, mais deux cercueils, qu’elle avait achetés auparavant afin
de récupérer discrètement de la morgue une série de moulages
de corps pour une sculpture précédente. Ainsi, ironiquement,
le cercueil qu’elle a échangé a fait deux voyages aller-retour
au service médico-légal: d’abord, pour faire sortir clandestinement des « œuvres d’art » impliquant la violation des règles
de l’institution, et plus tard, dans le contexte d’un troc gênant
sur le plan éthique, qui fournissait un organe humain destiné
à être exposé comme de l’art contemporain…
124 125
Teresa Margolles, ‘Lengua’, Mexico DF, 2000.
Indécent? Tout bien réfléchi, l’élément le plus perturbateur de l’art mortuaire de Teresa Margolles ne réside nullement dans ses images ou ses objets mais bien dans les conditions institutionnelles qui permettent sa création. Une œuvre
telle que ‘Lengua’ décrit ponctuellement la négligence avec
laquelle sont traités les restes humains et par extension, la crise
institutionnelle que vit le système judiciaire dans son ensemble. Qu’une artiste comme Margolles puisse fouiner dans les
dépôts de la morgue et prendre des photographies, utiliser et
déplacer des cadavres suggère l’existence d’une administration
extrêmement tolérante. Sa pratique artistique doit son existence au laxisme des services policiers de Mexico. Ses œuvres
exposent avec une énorme franchise la situation déplorable de
cet appareil étatique. Si son art occupe un espace de tolérance,
c’est grâce à la complicité et l’inefficacité institutionnelle »8.
Car si l’art mortuaire peut sembler discutable d’un
point de vue étique voire esthétique, les oeuvres de Margolles
ont ceci de troublant qu’elles sont hyper signifiantes car hyper réelles. Le dégoût qu’elles inspirent est lié à une sensation
de découverte de vérités crues et innommables. La ville de
Mexico y apparaît comme le théâtre de rudes violences et le
siège d’un inqualifiable laisser-fairisme étatique face à la barbarie.
Alÿs, qui se plaît également à mettre le doigt sur les
failles du système, n’a pas hésité à transgresser la loi afin de
nous livrer une œuvre pour le moins surprenante: ‘Reenacment’. En novembre 2000, Francis Alÿs s’est rendu au marché noir dans le but avoué d’acheter une Berreta 9mm. Après
l’avoir chargée en bonne et due forme, il est allé se promener
Cuauhtémoc Medina; SEMEFO: La morgue in Mexico DF. Lecturas para paseantes (Une antologie
sous la direction de Rubén Gallo); Editions Turner, Madrid, 2004, p. 341.
8
126 127
Francis Alÿs, documentation d’une action et de son remake (‘Reenacment’), Mexico DF, 2000.
en plein centre de la ville de Mexico, arborant ostensiblement
l’arme à sa main droite. Suivi de loin par le cinéaste Rafael
Ortega qui filmait la scène, l’artiste armé a déambulé pendant plus d’une dizaine de minutes sans que personne ne s’en
formalise, avant d’être intercepté par une patrouille de police.
Il semblerait donc que le fait qu’une personne armée se promène en plein jour dans un des quartiers les plus densément
peuplés de la ville ne constitue pas un motif suffisant pour
altérer la vie des habitants de la mégapole… Par la suite Alÿs
a répété la scène face caméra, avec les mêmes policiers qui
l’avaient détenu, afin de comparer l’action réelle et sa répétition conceptuelle.
Ce qui trouble dans l’œuvre d’Alÿs, c’est de constater
qu’un homme armé (et par conséquent supposé dangereux)
puisse se balader sous l’œil permissif des passants, réussisse à
convaincre les policiers qui l’arrêtent de le laisser libre (alors
qu’il se trouve illégalement en possession d’une arme à feu) et
qui plus est, arrive à les persuader de l’aider à réaliser le remake
de l’œuvre! A l’heure où le contrôle étatique et policier semble
plus que jamais porter atteinte aux libertés individuelles, Alÿs
démontre en un tournemain que ces systèmes de surveillance
accrue sont loin d’être efficaces à tous les niveaux.
Continuant sur la lancée de la radicalité, on pourrait
également citer certaines œuvres de l’artiste espagnol Santiago
Sierra, qui paraphrasent les problèmes de nature technocratique de la ville de Mexico, la décadence urbaine, les déplorables conditions de vie du prolétariat et le potentiel de violence
des masses insatisfaites... En débarquant à Mexico city, Sierra
s’est empressé de dialoguer avec les structures de l’anomie so-
ciale en faisant référence à toute une série de tensions matérielles et de dysfonctionnements urbains. Dans ‘Piso impregnado con 50 kg de asfalto’, Sierra a convaincu un concierge
mécontent de vandaliser avec cinquante kilos de goudron le
bâtiment fraîchement construit qu’il était chargé de surveiller.
Peu de temps après, dans ‘Puente Peatonal obstruido con cinta
de embalaje’, l’artiste a bloqué l’accès à un pont piétonnier
en utilisant du papier adhésif, pour occuper ensuite une rue
avec d’énormes caisses en carton, altérant ainsi le parcours des
piétons. A noter que les caisses de ‘15 hexaedros de 250 cm
cada uno’, conçues initialement comme obstacles au passage,
se sont immédiatement converties en refuges informels pour
sans abris.
Finalement, dans un mouvement encore plus spectaculaire, Sierra a fait bloquer le ring de Mexico city par un
camion, provoquant de la sorte un épouvantable embouteillage (‘Obstrucción de una vía con un trailer’). En obstruant, perturbant, freinant et arrêtant les flux, Sierra fait référence aux
courants de la contre-culture urbaine de Mexico city, où il
n’est pas rare que des personnes bloquent des rues entières,
pour manifester ou vendre des marchandises. Mais l’artiste
met surtout à nu le caractère devenu normatif de la mobilité et s’insurge contre la primauté donnée à la circulation
dans nos sociétés... Ces actions « terroristes » de sabotage et
d’entrave montrent à quel point la ville n’est pas une réalité
donnée mais un terrain malléable, un chantier où l’artiste
installe une œuvre qui y prend rang d’outil visuel. L’œuvre
ne se limite pas toujours à démontrer de façon abstraite des
dysfonctionnements, elle peut être matériellement critique…
128 129
130 131
Santiago Sierra, documentation de l’action ‘Piso impregnado con 50 kg de asfalto’, Mexico DF, 1996.
Santiago Sierra, documentation de l’action ‘Puente Peatonal obstruido con cinta de embalaje’, Mexico
DF, 1996.
132 133
Santiago Sierra, documentation de l’installation ‘15 hexaedros de 250 cm cada uno’, Mexico DF, 1996.
Santiago Sierra, documentation de l’action ‘Obstrucción de una vía con un trailer’, México DF, 1998.
La ville comme support de sa propre critique.
Remémorons-nous un instant l’installation ‘Century
21’ de Marcos Ramirez ERRE. Cette construction branlante
rappelant les baraquements des bidonvilles des villes du tiers
monde se trouvait érigée sur la place principale de Tijuana,
reluisant monument moderniste. En télescopant ces deux types d’architectures diamétralement opposés, l’artiste forçait le
spectateur à remettre en cause un lieu symbolique aux caractéristiques connues et à le confronter sans hypocrisie à une réalité toute autre. Le spectacle proposé n’était pas sans rapport
avec ces images bien connues de Sao Paulo ou de Lagos, où
des quartiers huppés jouxtent des favelas, séparés uniquement
par des murs cache-misère. Paraphrasant les inégalités sociospatiales au sein des villes contemporaines, l’œuvre se servait
du tissu urbain pour y insérer sa propre critique.
En parasitant un espace symbolique (la place du
CECUT), l’installation ‘Century 21’ introduisait un léger décalage de sens et forçait le passant à la réflexion. Si l’œuvre a
mobilisé les esprits, c’est parce qu’elle agissait dans un environnement connu du spectateur mais transgressait l’évidence,
l’usage et l’habitude.
L’art rejoint donc d’autres disciplines (la politique,
les savoirs) qui « construisent des fictions, c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports
entre ce que l’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce
qu’on peut faire »9.
Avec ‘Toy and Horse’, anti-monument fragile et
éphémère placé à quelques mètres du poste frontalier de San
Ysidro, ERRE se réapproprie un symbole pour en reformuler
Jacques Rancière; Le Partage du sensible. Esthétique et politique; La Fabrique éditions, Paris, 2000,
p. 61.
9
134 135
De haut en bas:Marcos Ramirez ERRE, documentation de l’installation ‘Century 21’, inSite 94, Tijuana, 1994.
Marcos Ramirez ERRE, documentation de l’installation ‘Toy and Horse’, inSite 97, Tijuana, 1997.
le sens. Figure mythique, le cheval de Troie est l’emblème par
excellence de l’intrusion unilatérale par l’artifice et la ruse.
Or l’énorme sculpture de ERRE est, contre toute
attente, translucide… De plus elle ne possède pas une mais
bien deux têtes. Ces détournements sont les signes d’une pénétration bidirectionnelle entre le Nord et le Sud et la mise en
évidence de la connaissance mutuelle des intentions des uns
envers les autres.
Implanté à un endroit stratégique et emblématique,
‘Toy and Horse’ a fortement intrigué les personnes qui traversent chaque jour la ligne de démarcation. Le cheval a également fomenté une quantité honorable de discussions au sein
de la presse locale. Malgré l’utilisation d’un médium somme
toute assez conventionnel (la sculpture), ERRE a réussi, le
temps d’une installation, à activer les esprits par le pouvoir
évocateur d’une œuvre insérée dans un lieu équivoque. Car
« présenter l’œuvre -nous dit Paul Ardenne- ce n’est pas offrir au public un objet mort. Un tel geste équivaut plutôt à
enclencher et à actionner un mécanisme symbolique dont
les deux carburants seraient le moment, d’une part, et le lieu
d’autre part »10.
En demeurant dans le registre de l’allégorie, citons
le travail d’Alfredo Jaar réalisé dans le cadre de l’exposition
inSite 2000. ‘La nube/The cloud’ était composée d’un filet
retenant des milliers de ballons blancs suspendus dans les airs.
Ce monument éphémère, dressé en hommage aux émigrants
morts en essayant de traverser la frontière, a donné lieu à
un acte aux allures de cérémonie officielle. Plus de six cent
personnes se sont réunies sur l’ « Avenida Internacional » de
10
Paul Ardenne; Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de
participation; Editions Flammarion, Paris, 2002, p. 47.
137
Tijuana (qui longe la barrière qui sépare le Mexique des EtatsUnis) pendant qu’un quartet de musiciens américains interprétaient une partition d’Albinioni, en communication avec
d’autres qui jouaient du Bach de l’autre côté de la frontière.
La cérémonie s’est culminée par une minute de silence et le
lancer du nuage de ballons dans le ciel sous le regard indifférent ( ?) de la Border Patrol. Malgré son caractère passablement pathétique, ‘La nube/The cloud’ aura eu l’avantage de
faire couler beaucoup d’encre dans la presse locale, mexicaine
ou américaine et d’animer sous des angles nouveaux le débat
sur l’émigration, d’un côté comme de l’autre de la frontière.
Egalement dans le cadre d’inSite2000, souvenonsnous de l’œuvre de Valeska Soares, ‘Picturing Paradise’, qui
comprenait l’installation de deux grandes plaques réfléchissantes en acier inoxydable sur la palissade qui sépare le « Border Field State Park » (San Diego) des « Playas de Tijuana »
et qui constituait une critique voilée des rapports Nord-Sud.
Détail intéressant à relever, durant la pose des plaques réfléchissantes, des agents de la Border Patrol se sont approchés
pour observer le travail et après la lecture du fragment des
« Villes Invisibles » imprimés sur le métal, ont demandé que
soit inscrite sur l’abstract de l’œuvre l’inscription suivante:
« le texte inclus sur ‘Picturing Paradise’ a été choisi par l’artiste et ne reflète aucunement l’opinion de la Border Patrol et
du State Parks Service ». Ces agents ont donc donné, sans le
vouloir, la première appréciation critique de l’œuvre, signe de
l’impact possible de celle-ci sur le spectateur potentiel.
‘Picturing Paradise’ est le résultat d’une réalité fictionnée, qui aura arrêté le regard et le corps du témoin, pour
Alfredo Jaar, documentation de l’action ‘La nube/The cloud’, inSite 2000, Tijuana-San Diego, 2000.
138 139
lui donner la possibilité de prendre le temps de formuler ses
propres questions sur son rapport au territoire qu’il occupe et
sur son insertion personnelle au sein de la ville.
Une grande partie de la production artistique de
Valeska Soares est d’ailleurs axée sur les rapports entre installation et territoire, entre représentation et réalité. Dans la majorité de ses œuvres « in-situ » on retrouve le miroir comme
élément récurrent. Cet appareil optique, symbole de vanité,
est présent dans son travail et lui permet de créer des fictions,
des histoires « autres », des narrations qui dialoguent avec le
contexte et interrogent le spectateur.
Toutes les œuvres présentées dans ce point jouent
sur un registre similaire: l’artiste parasite ou occupe un espace
(souvent symbolique, équivoque ou connoté), en y introduisant une oeuvre au contenu critique et prend à parti l’observateur, sans lequel le potentiel dénonciateur ou interrogateur
de son action n’existe pas.
Mais l’artiste utilise également des registres similaires pour valoriser des lieux, des processus. La critique insérée
au tissu urbain peut donc être vue comme une critique positive ou du moins constructive. C’est le cas de la structure
habitable construite par Héctor Zamora et intitulée ‘Paracaidista, Av. Revolución 1608 bis’. Cette habitation temporaire a
« parasité » pendant quelques mois la façade du Musée Carrillo
Gil, l’un des plus grands centres d’art contemporain de la ville
de Mexico. Inspirée par l’esthétique des bidonvilles, l’œuvre,
sorte de métastase prolétaire, s’éloignait partiellement des discours rédempteurs et utilisait les failles du quotidien comme
moyens de production esthétique et de valorisation sociale.
Valeska Soares, documentation de l’installation ‘Picturing Paradise’, inSite 2000-2001, Tijuana-San
Diego, 2001.
140 141
La maison de Zamora, construite avec des matériaux de récupération, était une réélaboration des solutions
pratiques dérivées de la misère, une ode à l’improvisation, au
bricolage et au recyclage. Cette anti architecture se voulait un
concentré de sagesse sociale: une version esthétisée et agrandie
du « style » d’habitation auto-construites par la pauvreté.
Intensifier des potentiels.
Les artistes n’utilisent donc pas uniquement l’espace
comme lieu de dénonciation. Ils dépassent les imprécations
réquisitoires et les attitudes subversives, pour adopter une position en porte-à-faux : celle de transgresseurs à des fins positives. « Le texte que produit l’art contextuel n’est pas de nature
à radier l’état des choses mais plutôt de nature corrective, dans
le sens où il intègre ce qu’on a pu appeler en d’autres lieux un
meilleurisme »11.
Le 21 août 1994, jour des élections présidentielles au Mexique, Francis Alÿs a réalisé une critique
« architecturée » de la démagogie politique mexicaine. S’inspirant de l’image désormais célèbre de la jupe de Marilyn soulevée par le vent sortant d’une bouche d’aération de métro,
Alÿs a recyclé des banderoles imprimées issues de la propagande électorale de divers candidats et a créé un refuge temporel, soutenu uniquement par le vent sortant de la station
de métro « Zócalo». Le titre de l’action ‘Vivienda para todos’
(un logement pour tous) était lié à une des promesses les plus
récurrentes dans le discours politique des candidats. Bien que
fragile et éphémère, l’œuvre d’Alÿs semblait réelle et concrète
comparée aux promesses non tenues des politiciens. L’œuvre
Héctor Zamora, documentation de l’installation ‘Paracaidista, Av. Revolución 1608 bis’, Mexico DF,
2004.
11
Paul Ardenne; Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de
participation; Editions Flammarion, Paris, 2002, p. 33.
142 143
avait deux significations: d’une part un contenu critique évident (elle mettait en avant la vacuité du langage politique),
d’autre part, elle entrouvrait la possibilité de réaliser des rêves
trahis, avec les moyens du bord.
Dans cette même double logique action critique/
ouverture de possibilités, l’artiste Gustavo Artigas s’est interrogé sur les rapports conflictuels qui existent entre le Mexique
et les Etats-Unis. ‘Las reglas del juego’, œuvre constituée de
deux parties, a été réalisée pour l’édition 2000 d’inSite. La
première partie du projet était un « double jeu simultané »
réalisé dans le Gymnase d’une école secondaire entre, d’une
part deux équipes mexicaines de football et d’autre part deux
équipes américaines de basket. La finalité du projet était de
trouver la tolérance nécessaire pour partager cet espace commun. Avec ce premier opus, Artigas a créé un symbole de
confusion harmonieuse, qui suggère la possibilité politique
d’une fusion sans assimilation, sous l’égide de la tolérance des
différences.
Moins métaphorique et peut-être spatialement plus
intéressante, la deuxième partie du projet consistait en l’implantation d’un terrain de jeu à deux pas de la barrière de
sécurité. Ce nouveau terrain constitué de deux plans, l’un
horizontal, l’autre vertical, permettait de pratiquer plusieurs
sports en remaniant l’idée du « mur ». Making the wall bigger,
letting people play a été le mot d’ordre d’Artigas. Les habitants
du quartier se sont d’ailleurs tout de suite approprié l’installation en y ajoutant un panier de basket. La réutilisation d’un
symbole connoté négativement (le mur) pour le transformer
en élément de jeu et de loisir démontre la capacité de l’artiste
Francis Alÿs, documentation de l’action‘Vivienda para todos’ , Mexico DF, 1994.
144 145
à convertir une attitude critique en démarche constructive.
De manière similaire, ‘Aguas Internacionales’, un
projet de Louis Hock, dénonçait la présence du mur pour
ensuite subvertir celui-ci dans une proposition à la fois métaphorique, poétique et fonctionnelle. En découpant une
œillère dans la barrière de sécurité et en installant une double
fontaine entre les Playas de Tijuana et le Border Field State
Park, Hock désirait avant tout concevoir un espace de convivialité entre les habitants d’un même côté et un lien visuel et
symbolique entre les communautés situées de part et d’autre
du mur.
La convivialité se trouvait également mise à l’honneur dans ‘Hospitality’, œuvre de Barbosa et Ricalde, qui
transforme un lieu de passage (le pont qui relie le poste frontalier à la zone commerciale et touristique de Tijuana) en un
espace d’hospitalité. S’inspirant des bracelets souvenirs brodés
de prénoms que l’on vend à cet endroit, le couple a sollicité
la participation de peintres « rotulistas » (corps de métier qui
peint les enseignes publicitaires) et d’étudiants en arts visuels,
pour les aider à réaliser un gigantesque tapis de bienvenue,
sur lequel étaient inscrits les prénoms des passants qui le désiraient. A travers ce travail, Barbosa et Ricalde ont voulu prendre le contre-pied des contrôles frontaliers, qui transforment
la simple déclinaison de l’identité en interrogatoire policier.
Indice du succès de l’opération, le pont n’a pas tardé à être
recouvert de prénoms, intrigant les passants qui s’arrêtaient
ça et là pour jeter un œil sur ces noms inconnus.
Loin de borner leurs discours à des considérations
négatives, les artistes intensifient des potentiels et convertisGustavo Artigas, documentation de l’installation ‘Las reglas del juego’ (deuxième volet), inSite 20002001, Tijuana, 2000.
146 147
148 149
Page précédente:Louis Hock, documentation de l’installation ‘Aguas Internacionales’, inSite 1997,
Tijuana-San Diego, 1997.
Page actuelle: Barbosa et Ricalde, documentation de l’action ‘Hospitality’, inSite 2005, Tijuana,
2005.
sent des lieux connotés en espaces autres, porteurs de possibilités nouvelles. De plus, la majorité de leurs œuvres font appel
à un dialogue avec la collectivité. L’artiste contextuel s’institue en connecteur plus qu’en créateur: il relie un contexte
avec ceux qui le vivent, dans un aller et retour entre espace et
public. Le spectateur devient donc collaborateur, volontaire
ou involontaire; il est en quelque sorte, pris à parti, appelé à
participer.
Interactions.
Appels à participation.
Ainsi que le dit Jan Swidzinski, « l’art a cessé de
constituer des modèles autoritaires de création pour l’autre. A
travers le contact avec l’autre, il nous informe sur la nécessité
de développer nos propres modèles. Etre artiste aujourd’hui,
c’est parler aux autres et les écouter en même temps. Ne pas
créer seul mais collectivement »12.
A l’occasion d’inSite 2000, l’artiste Mônica Nador
a vécu et travaillé durant deux mois dans l’implantation illégale de Moclavio Rojas, bidonville de la périphérie de Tijuana. C’est dans ce contexte qu’elle a commencé à interagir
avec plusieurs familles, en créant un atelier de décoration de
façades. Chaque famille s’est mise à créer des moules et des
pochoirs de motifs ornementaux afin de repeindre postérieurement les murs de leurs maisons.
Consciente du fait que ce genre d’action ne peut en
aucun cas résoudre les problèmes structurels d’un bidonville,
l’artiste désirait néanmoins éveiller un mouvement d’orgueil
chez les habitants d’un quartier dévalorisé, à l’identité fragile.
12
Jan Swidzinski; Freedom and limitation –The anatomy of postmodernism; Scartissue, Calgary, 1988,
p.5.
150 151
Via ce processus d’embellissement, Nador a tenté de fomenter
une vague de fierté et de dignité mais aussi de revitalisation
de l’identité culturelle de Moclavio Rojas. La proposition de
l’artiste s’effaçait devant celles de ses collaborateurs qui, plus
que des suiveurs, sont devenus des décideurs. Verónica, une
des participantes, s’est par exemple sentie stimulée par ce travail de décoration et a poursuivi l’action de façon autonome
en faisant construire un plancher en dur pour remplacer le
sien en terre battue. Le processus initié par Nador a donc dépassé la notion d’œuvre d’art pour se convertir en action extra
artistique.
Avec la notion de participation, nous retrouvons
l’idée de « meilleurisme », d’artistes impliqués dans les réalités sociales de la ville et de leur volonté d’apporter, sinon
des solutions toutes faites, au moins des pistes de réponses,
de nouvelles possibilités: pour certains d’entre eux, le fait de
contribuer à l’amélioration de la vie est la seule forme valide
d’art.
C’est ainsi que Krzysztof Wodiczko, artiste polonais s’est intéressé aux travaux de « Yeuani, » une organisation
s’occupant des droits du travail des femmes et du groupe «
FACTOR X », qui porte assistance aux ouvrières des « maquiladoras ». L’artiste a travaillé intensivement pendant plus
de deux ans avec six femmes ayant subi les affres de l’emploi
abusif: abus sexuels, problèmes de santé, désintégration familiale, alcoolisme et autres joyeusetés. Les témoignages de
ces femmes ont constitué le sujet central de l’œuvre finale:
leurs visages et leurs voix furent projetées devant 1500 personnes sur la surface ronde du CECUT (Centre Culturel de
Mônica Nador, documentation de l’action à ‘Moclavio Rojas’, inSite 2000-2001, Tijuana, 2000.
152 153
Tijuana). Dans la ville obscurcie, les projections en direct des
travailleuses effaçaient l’image héroïque diurne d’un bâtiment
moderne au caractère nationaliste et le convertissaient en un
confessionnal nocturne. A travers cette projection, Wodiczko
mettait en scène la ville vécue sur la ville physique et faisait
parvenir une image agrandie et déformée d’une réalité sousjacente. Sa volonté était d’offrir un espace de parole et de
visibilité aux travailleuses des maquiladoras, qui malgré leur
grand nombre, demeurent peu représentées dans l’espace public et politique de Tijuana.
« Ces six femmes -nous dit Wodiczko- ont tenté
de mettre des mots sur des évènements quotidiens, dans des
confessions qu’elles ne font que rarement dans leur cadre
personnel et social ou dans les médias. Pour les travailleuses,
ce travail de mise en parole s’est révélé un grand challenge
psychologique et éthique. Cet acte/discours, qui est passé
du témoignage privé à l’acte public de transformation a permis de jeter un pont en direction d’une capacité accrue pour
intervenir dans la vie réelle. La réponse du public, dont les
membres ont été en quelque sorte convertis en co-auteurs de
l’évènement, a constitué le deuxième pas de cette dynamique.
Le résultat escompté pour cette œuvre était d’aider la ville de
Tijuana à reconnaître pleinement ses habitants et leurs vies
quotidiennes»13.
Dans une logique similaire, la vidéaste Itzel Martínez del Cañizo s’efforce de construire des plateformes interactives avec divers groupes de la société tijuanienne. Après
avoir recueilli et filmé pendant quelques années les témoignages de jeunes femmes internées dans un programme de déKrzysztof Wodiczko, documentation de l’action ‘Proyección en Tijuana’ , inSite 2000-2001, Tijuana,
2000.
13
Krzysztok Wodiczko; Proyección en Tijuana in Fugitive Sites/Sitios fugivos (Catalogue récapitulatif
d’inSite 2000-2001 commissariat de Susan Buck-Morss, Ivo Mesquita , Osvaldo Sánchez et Sally
Yard); édité par Osvaldo Sánchez et Cecilia Garza, San Diego/Tijuana, 2002, p.77.
154 155
sintoxication à Tijuana (‘Que suene la calle’), l’artiste a poussé
plus loin la logique de la collaboration dans ‘Ciudad_Recuperación’. Pour ce projet, Itzel Martínez del Cañizo a travaillé
avec des hommes internés également dans un programme de
sevrage, en intervenant directement dans leur processus de
réhabilitation à travers le développement d’un jeu de fiction.
Les internes, caméra à la main, ont créé des narratives personnelles autour du sujet de leur idée de ville idéale: un espace
de dignité et d’intégration, une Tijuana possible, de taille à
satisfaire les désirs, les aspirations, les rêves et les idéaux de ses
habitants en phase de « récupération ».
Donner voix et visibilité aux autres, faire œuvrer le
pacte social, construire de nouvelles façons d’être ensemble,
s’investir dans des actions communes, tels sont les paris de
l’artiste contextuel qui de ce point de vue pourrait tout aussi
bien être qualifié d’artiste contactuel.
Mark Bradford, mieux connu pour ces œuvres picturales, nous livre avec ‘Maleteros’ un exercice destiné à octroyer un certain pouvoir et à rendre perceptible un labeur
communautaire. A travers un processus étendu de dialogue
et d’échange, Bradford a travaillé avec un groupe de porteurs
informels qui exercent leurs activités aux postes frontaliers entre le Mexique et les Etats-Unis. Ensemble ils ont co-créé une
identité visuelle du « maletero », se sont parés d’un matériel
adéquat (chariots, uniformes, etc) et ont délimité des aires de
travail pour des activités différenciées.
En formalisant et en organisant ces activités, Bradford désirait mettre en œuvre une plateforme où négocier la représentation sociale et la visibilité publique des
Itzel Martínez del Cañizo, documentation du tournage du film ‘Ciudad_Recuperación’, inSite 2005,
Tijuana, 2005.
156 157
159
Mark Bradford, documentation de l’action ‘Maleteros’, inSite 2005,Tijuana-San Diego, 2005.
« maleteros » pour ainsi faire valoir l’importance de ce corps
de métier dans les échanges complexes qui se déroulent au
sein de la frontière. Au terme du processus, certains « maleteros » ont repris le flambeau de Bradford et ont continué à
s’interroger sur des moyens alternatifs de continuer le projet,
afin d’assurer un niveau de solidarité qui leur permettrait de
défendre leur travail au sein de la frontière et, à terme, d’officialiser leur statut.
L’artiste contextuel, nous l’avons compris, fait bien
plus que représenter des situations urbaines: il interagit de
façon continue avec la réalité de la ville. En ce sens, ses gestes
sont parfois plus de l’ordre de l’action citoyenne que de l’action artistique à proprement parler. En investissant des espaces et en encourageant la participation, l’artiste accentue sa
volonté de faire partie du texte de la société et parfois même
intensifie son intention de critiquer ce texte, de le réécrire, de
le retranscrire, de le modifier. Il en va du repositionnement de
l’artiste au sein même de l’espace public et politique, qu’elle
que soit la forme qu’il prenne: la rue, et plus largement, l’espace urbain, mais aussi l’entreprise, les médias, Internet…
Tous les moyens sont bons pour participer au devenir de la
ville et de la société.
Interférences et contaminations: médiums croisés.
La question des espaces à investir et des moyens mis
en œuvre pour y parvenir est donc centrale dans les pratiques artistiques contemporaines. Nombreux concepteurs
optent pour l’utilisation des systèmes intrinsèques à nos sociétés (nouvelles technologies, publicité, marketing, etc) soit
160 161
pour les intégrer à leurs démarches, soit pour les subvertir
et les parasiter. Ils se servent en quelque sorte d’un « étant
donné » multiple et protéiforme, comme matrice de conception et d’insémination. « Les stratégies créatives –affirme Paul
Ardenne- se déterminent à présent d’abord en fonction d’un
capital culturel disponible, territoire de l’acquis que l’on rejoint en s’y agrégeant autant qu’en y puisant»14. Si les outils de
l’artiste du passé lui étaient propres, aujourd’hui en revanche,
ces outils se confondent avec ceux d’autres professions, d’autres
pratiques, voire avec les dispositifs de la vie quotidienne. Internet, GSM autant que modes de production industrielle,
merchandising ou manifestations politiques convertissent
l’artiste-créateur en artiste-économiste, artiste-businessman,
artiste-webmaster, artiste-publicitaire, artiste-politicien, artiste-militant, etc… Les médiums des artistes viennent à se
décloisonner, échangeant style, prérogatives et territoires avec
les médiums d’autres disciplines.
Antoni Abad, artiste vidéaste, s’est donné pour
mission de travailler avec un corps de métier déterminé: les
conducteurs de taxis de Mexico city. ‘*Sitio Taxi’, le projet
qui est ressorti de cette collaboration, est basé sur une communication audiovisuelle qui met sur le devant de la scène
un collectif qui ne possède pas une présence active dans les
médias. 17 taximen ont donc parcouru les espaces publics et
privés de la ville de Mexico pourvus de téléphones mobiles
avec caméras digitales intégrées. Grâce à l’envoi de messages
multimédias et de conversations téléphoniques, ils ont géré,
en collaboration avec l’artiste, la publication en temps réel
d’un site Internet. Ce site, extrêmement concouru, a donné
14
Paul Ardenne; Vers une culture de la prospérité virale in L’art dans son moment politique. Ecrits de
circonstance; Editions La Lettre Volée, Bruxelles, 1999, p.55.
la possibilité à tout un chacun de s’exprimer sur le projet, de
construire de nouvelles interfaces de sociabilité. Nous retrouvons donc dans le projet d’Abad la notion de participation à
tous les niveaux: participation de l’artiste au sein de la société,
interaction entre l’œuvre et le spectateur...
L’intérêt de ce projet est d’ailleurs multiple, et cela
pour plusieurs raisons. La première est de l’ordre de la représentation: à travers leurs images et leurs commentaires, les
taximen, arpenteurs privilégiés de l’urbain, nous livrent une
vision étendue de Mexico, un nombre incalculable de séquences narratives. Ce qui nous ramène bien entendu à l’idée de la
dérive comme mode de figuration de la ville.
La deuxième est du registre de la critique: en donnant voix et images au groupe, Antoni Abad a institué les
chauffeurs de taxi comme agents de leurs propres chroniques
urbaines. Ce groupe hautement stigmatisé par l’opinion publique assume ici un rôle protagoniste de dénonciation du
chaos urbain et de la corruption policière.
La troisième raison, celle qui nous intéresse à ce
niveau-ci, est de l’ordre du médiatique, de l’utilisation des
médias comme système d’interférence: l’emploi de nouvelles
technologies mobiles (gsm pourvus de systèmes WI-Fi capables de publier en temps réel des données audio, images et
vidéo sur Internet) et de plateformes interactives (la page Web
de ‘*Sitio Taxi’ ainsi que son forum) génèrent de nouveaux
réseaux d’espaces publics. A cette nouvelle nature qui défie
les limites de l’espace physique, l’œuvre conçue pour Internet
ajoute aussi une dimension supplémentaire à l’interactivité,
rendant possible sa modification par celui qui la consulte.
162 163
165
L’initiative ‘The Good Rumor’ de Mâns Wrange part
également de ces notions d’interactivité notamment en utilisant l’espace cybernétique pour tester des incidences réelles.
Dans ses prémisses, le projet tentait de comprendre un modèle
sociopolitique basé sur l’idée de la « rumeur », c’est-à-dire, ce
qui est pensé et dit par les uns sur les autres. D’après diverses
études scientifiques, les « rumeurs » aident à développer une
image positive du groupe social auquel on appartient, en attribuant des caractéristiques négatives (peu ou pas vérifiées) à
ceux qui n’en font pas partie. Ces « rumeurs » renforcent donc
les différences qui séparent des groupes nationaux, ethniques
ou socioéconomiques, situation qui se présente de façon particulièrement vive dans les zones frontalières entre le Mexique
et les Etats-Unis. En cherchant à inverser les effets négatifs de
la « rumeur », l’artiste et ses collaborateurs ont élaboré des
« rumeurs positives » sur Tijuana qui seraient ensuite colportées à San Diego et vice versa.
A la différence des rumeurs traditionnelles formulées par un groupe à propos d’un autre, ces rumeurs positives
ont été créés grâce à un dialogue entre des habitants de Tijuana et d’autres de San Diego. Elles ont ensuite été disséminées via une stratégie variée, qui combinait des techniques
publicitaires (message subliminal et bouche à oreille) avec des
structures empruntées à la théorie de la « rumeur » et des
recherches récentes à propos des micro-réseaux et des analyses
des relations de groupe. Quelques personnes de San Diego et
Tijuana ont été recrutées en qualité de « nœuds » pour répandre ces rumeurs dont l’évolution a été suivie au moyen d’un
site Internet interactif. Durant plusieurs mois, les rumeurs
Antoni Abad, extraits du site Internet du projet ‘*Sitio Taxi’, Mexico DF, 2004.
166 167
se sont étendues de façon exponentielle sur le blog du site et
sont même apparues dans des revues et programmes radiodiffusés. Cependant, avec le temps, il est devenu de plus en
plus difficile de suivre leur évolution, au fur et à mesure que
celles-ci étaient réabsorbées par les narratives frontalières. En
prenant appui sur le réseau cybernétique et en y insérant ces
fictions narratives, l’artiste dévoile incidemment l’existence
d’un potentiel politique pour les citoyens désireux de créer de
nouvelles formes de polis à travers des actes de communication.
Ce projet, de nature métastasique, injecte donc une
malignité salutaire qui vient corrompre l’unité de ce corps
normé que représente la zone frontalière. Il agit sur le mode
de la contamination, de la propagation mais aussi sur l’inversion des tendances. En s’appropriant de stratégies publicitaires Wrange retourne et subvertit un modèle capitaliste pour
promouvoir une attitude positive de confiance et camaraderie.
« Femme d’affaire » aguerrie, Minerva Cuervas,
fondatrice de la compagnie ‘Mejor Vida Corp.’, connaît également ces stratégies de détournement. ‘MVC, sorte de fiction économique, interagit avec les valeurs politiques de
l’espoir. Dans ses bureaux implantés au 14ème étage de la
Torre Latinoamericana à Mexico city, la « compagnie » propose, via un site Internet, des « produits », des « services » et
des « campagnes » qui ont pour objectif d’alléger les pressions
sociales et économiques de l’homme urbanisé. Le catalogue
de ‘MVC’ est une compilation de rêves et d’antidotes contre
la frustration, une série d’objets et de gestes octroyés aux
Mâns Wrange, extraits du site Internet du projet ‘The Good Rumor’, inSite 2005, Tijuana-San Diego,
2005.
168 169
« clients » à titre gratuit.
Les objets et services proposés par la compagnie
jouent sur plusieurs registres tels que la paupérisation, la mobilité, la sécurité, la propreté etc. Afin de soulager un manque de ressources économiques des habitants de la capitale,
la compagnie offre des billets de loterie gratuits (‘Lotería nos
urge la lana’ –la loterie de l’argent urgent-), des faux codes
barres pour obtenir des réductions dans les grandes surfaces
de Mexico (‘Etiquetas de código barra’), des cartes d’étudiant
falsifiées (‘Credencial de estudiante’), des lettres de recommandation pour les demandeurs d’emploi (‘Cartas de recomendación’). Elle s’attache également à pallier à l’exclusion sociale
liée à la difficulté de se mobiliser dans la mégalopole en offrant
des tickets de métro gratuits (‘Boletos de metro’), à apaiser des
craintes sécuritaires en proposant des bonbonnes de gaz lacrymogène (‘Gas Lacrimógeno’) et à contribuer à un environnement plus agréable en nettoyant périodiquement les quais de
certaines stations de métro de la ville de Mexico (‘Servicio de
Limpieza STC’). La compagnie a également réalisé plusieurs
campagnes de sensibilisation, notamment pour une prise en
compte des sans domicile fixe dans les recensements de population (‘Por un conteo justo’), pour une meilleure gestion des
fonds générés par la loterie nationale, sensée assumer un rôle
d’assistance publique (‘Melate’), et pour bien d’autres causes
encore.
Egalement intéressée par ces actes de micro-terrorisme, citons l’œuvre de Judi Werthein, ‘Brinco’, qui consistait en la création et le lancement d’une nouvelle marque de
baskets. Dans le cadre d’inSite 2005, l’artiste a designé un
170 171
Minerva Cuevas, extraits du site Internet de ‘Mejor Vida Corp’, Mexico, 1999-2007.
objet pour le moins paradoxal, qui présente une critique complexe et sophistiquée des contradictions contenues dans les
modèles économiques globaux de circulation et d’échange.
Les baskets de Werthein incorporaient des motifs qui se référaient d’une part aux efforts des aspirants à l’émigration
et d’autre part, facilitaient potentiellement la traversée de
la frontière mexico-américaine. De même, la manufacture
de ces chaussures (made in china et non made in mexico)
traduisaient les résultats de la compétition économique globale et donc les tensions générées par le déclin de la production et de l’emploi des maquiladoras mexicaines au profit de
l’industrie chinoise. Entre les mois d’août et de novembre
2005, Werthein a distribué ces « baskets pour traverser la
frontière » (qui incluent une languette pourvue d’une boussole, d’une lampe de poche –on passe la frontière de nuit– et
d’ anti-inflammatoires ainsi qu’une carte imprimée sur les semelles qui montre les itinéraires illégaux les plus prisés entre
Tijuana et San Diego) dans des centres d’aide aux migrants
de Tijuana ainsi qu’à des personnes se trouvant le long de
la barrière de sécurité dans le but avouée de la traverser. En
contraste avec leur utilité potentielle, les baskets du parfait
migrant ont également été vendues comme œuvres d’art dans
une boutique de luxe de San Diego. Peu de temps après cette
double action, l’Associated Press a publié un article à propos
du projet, qui a enclenché une avalanche d’intérêt de la part
des médias et du public. Werthein est apparue sur CNN et
sur Fox News ainsi que dans de nombreuses revues, provocant
le débat autour des lois d’immigration et des paradoxes que
recèlent les tendances économiques et politiques qui encouMinerva Cuevas, descriptifs des produits de ‘Mejor Vida Corp’, Mexico DF, 1999-2000.
172 173
175
ragent volontiers les échanges frontaliers de biens, services et
capitaux tout en freinant le flux de personnes.
Qualifié par certains de « politiquement incorrecte »
et d’« outrancière incitation à l’illégalité », ‘Brinco’ est avant
tout une critique économique qui aura converti un objet iconique du consumérisme en thermomètre social et idéologique
et qui sait, en aide circonstancielle à quelques centaines de
migrants.
Continuant dans le registre de la mode, le collectif
multidisciplinaire Torolab a donné naissance à une ligne vestimentaire qui représente une expérimentation sur l’identité
de la frontière. « Vendus » en tant que « produits de consommation », ces vêtements ont cependant une vocation toute
autre: dans ce projet, l’idée de frontière se pose comme une
métaphore à la création d’un espace flottant, matérialisée
dans le déplacement des individus qui portent ces vêtements
en instituant un réseau mouvant. ‘Torovestimenta’, (une ligne de t-shirts) établit un système capable d’instaurer de nouveaux modes d’identification (des sigles et des logos urbains
mettant en scène la précarité ou l’inventivité du commun des
mortels) qui peuvent se démarquer d’une identité culturelle
hégémonique. Le fait d’avoir choisi le t-shirt comme le principal mode d’infiltration représente un stratagème qui pose
implicitement l’individu comme support et transmetteur
d’un message, sachant qu’il s’agit là du vêtement qui symbolise le mieux les transformations socio-économiques du
XXème siècle ainsi que les comportements quotidiens qui en
sont issus. ‘Torovestimenta’ renouvelle une approche du corps
où celui-ci apparaît comme emblème de résistance à l’identity
Judi Werthein, documentation du projet ‘Brinco’, inSite 2005, Tijuana-San Diego, 2005.
176 177
thinking caractéristique des forces culturelles qui opposent les
régions de Tijuana et San Diego.
Dans la gamme de vêtements et accessoires de Torolab, souvenons-nous également des pantalons transfrontaliers
‘Pantalones transfonterizos’, spécialement conçus pour une
population qui se déplace de façon continue entre le Mexique et les Etats-Unis dans un mouvement régional (qui leur
ont permis de réaliser les cartographies en mouvement de ‘La
región de los panatalones transfronterizos’) ainsi que du sacà-dos contenant un module habitable de survie ‘Unidad de
Supervivencia 701’, élaboré pour les population nomades en
transit dans Tijuana.
Les activités de Torolab ne se bornent donc pas à
l’élaboration de vêtements stricto sensu. Plateforme de travail
qui incorpore artistes, designers, musiciens, sociologues et architectes, le collectif n’hésite pas à mêler les disciplines pour
créer des projets au service d’une utopie : « établir le sublime
dans la vie quotidienne, créer une atmosphère d’humanisme
chaleureux et obtenir ainsi une meilleure qualité de la vie, retrouver une sorte d’ADN du confort ».
De la méthode donc. Mais de l’attitude surtout.
Qu’il s’agisse de raconter la ville, d’explorer ses narrations,
d’en imaginer de nouvelles, d’élaborer des représentations qui
mobilisent l’acuité du regard et la position du corps, de pénétrer des flux, de s’introduire dans ce texte inachevé qu’est
l’urbain, de le mettre à l’épreuve entre actions et fictions, de le
critiquer mais aussi de tenter de l’améliorer par des actes qui
peuvent sembler microscopiques et pourtant éminemment
tangibles, de l’investir dans la participation avec autrui, d’éla-
179
borer de nouveaux espaces de vie et de parole, l’artiste prend
toujours attitude pour « donner sens » ou « faire sens » selon
les registres matériels de la ville, ses implications sociales et
son espace politique. Et c’est peut-être ce sens qui semble faire
défaut, tant pour ceux qui vivent la ville que pour ceux qui la
façonnent.
180 181
Page précédente:Torolab, extraits du catalogue de ‘Torovestimenta’, Tijuana, 2000-2007.
Page actuelle: Torolab, intérieur et extérieur de ‘Unidad de supervivencia 701’ (sac-à-dos déployé),
Tijuana, 2002.
« La manière dont on imagine est souvent plus intéressante que
ce qu’on imagine.»
Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu.
183
Des tentatives de redéfinitions.
Art contextuel et professions de l’urbain.
Mises en parallèle.
Suite à ces deux points principaux où nous avons décodé certains discours et méthodes de l’art contextuel au sein
des milieux urbains de Mexico city et Tijuana, le temps est
venu d’aborder le vif du sujet, dont l’enthousiasme nous a probablement éloignés. Mais, comme le souligne André Corboz,
tel est l’intérêt de la recherche et son point fort également: « il
faut y aller par quatre chemins, il faut courir plusieurs lièvres
simultanément, car nos curiosités s’entraident »1. De ce point
de vue, une mise en parallèle entre les pratiques artistiques et
nos propres pratiques de la ville est-elle viable? S’il ne s’agit
nullement de calquer notre démarche sur la démarche artistique, de couper des langues de cadavres ou de se promener
dans la ville un 9mm à la main, il reste néanmoins intéressant
de questionner nos attitudes et cela depuis le point de vue de
l’art contextuel. Il s’agit, tel que le prône Nathalie Heinich
« de sortir de notre domaine de spécialisation, non pour
l’abandonner, mais au contraire, pour le désenclaver, pour
l’arracher au prestigieux mais tout petit ghetto en lequel il
est confiné»2. Les tentatives de redéfinitions auxquelles nous
nous attachons débutent donc par une proposition de décloisonnement des domaines de compétences, du moins en ce qui
concerne l’urbain.
Quelles potentialités nouvelles offre l’art contextuel
quant aux redéfinitions de nos professions? En guise de conclusion, ce dernier point s’attache à tirer certains enseignements de ce qui a pu être dit précédemment3, à la lumière de
André Corboz; La recherche: trois apologues in Le territoire comme palimpseste et autres essais;
Editions de l’Imprimeur, Besançon, 2001, p.27.
Nathalie Heinich; Ce que l’art fait à la sociologie; Editions de Minuit, Paris, 1998, p.8-9.
3
Les rapports mis en évidence concernent parfois l’art contextuel en général, parfois plus particulièrement certaines œuvres ou certaines démarches.
1
2
184 185
trois questions fondamentales et concomitantes qui occupent
les professionnels de l’urbain: celle de la production de connaissances sur la ville (nos outils de compréhension), celle de
l’inscription et la communication de ces connaissances et sur
leur capacité à engendrer des projets (nos moyens de représentation) et enfin, celle des possibilités d’intrusion au sein de la
ville contemporaine (nos possibilités d’intervention).
A propos de nos outils de compréhension de la ville.
Pour une lecture de la ville à n dimensions.
La ville contemporaine, nous l’avons vu, n’a rien
d’homogène. Elle est fluctuante, incertaine, vague, en continuelle reconfiguration. Les facteurs qui la déterminent sont
d’ordres différents, parfois complémentaires, souvent adverses, toujours complexes. De plus, elle est traversée, vécue, rêvée jour après jour par ses habitants et par conséquent, sans
cesse imaginée, sans cesse réinventée. Ses définitions se doivent donc d’être aussi souples et variées que ses acceptions
sont larges. Georges Perec, dans « Espèces d’espaces » préconise à juste titre de « ne pas essayer de trouver trop vite une
définition de la ville, c’est trop gros, on a toutes les chances de
se tromper ».
La présentation de cet herbier d’œuvres contextuelles part donc d’une volonté, non pas d’exhaustivité à toute
épreuve ou encore moins de rigueur scientifique, mais de
prise en compte d’aspects divers et hétéroclites des territoires urbanisés. Il s’agit donc, tant que faire se peut, de tendre
vers des connaissances de l’urbain qui intègrent ses multiples
facettes, ses réseaux de tensions entre géométrie, matérialité,
flux, temporalités et enchevêtrement de vies humaines, mais
également d’abandonner la prétention d’un savoir définitif à
propos de la ville. Il s’agit de réhabiliter la fonction narrative,
l’outil de description, de revenir à une sorte de b.a.-ba de la
connaissance qui n’admet pas de réalité unique a priori mais
bien des réalités plurielles. La légitimité ne peut plus résider
uniquement dans les grands récits, mais bien dans la superposition des idées générales aux idées particulières, à tout ce qui
se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le
quotidien, I’évident, le commun, l’ordinaire, l’infraordinaire,
le microscopique, le bruit de fond, I’habituel… A cet égard,
la position du professionnel de l’urbain pourrait s’assimiler à
celle de l’artiste contextuel: c’est-à-dire une position de celui
qui observe les faits et écoute les bruits, une position d’observateur minutieux qui place son regard en haut, en bas, à gauche, à droite, d’auditeur attentif qui entend la panoplie des
sons du grave à l’aigu, voire même les registres de l’inaudible.
Dispersions, fragmentations, juxtapositions, côtoiements paratactiques et anachroniques d’objets, de sujets et
de leurs activités, syncrétismes sociaux, spatiaux et culturels,
proliférations de symboliques, de temporalités et de mouvements, ne peuvent donc être abordés avec le même degré de
définition, ni depuis la même position. Loin des tentatives
universalistes et totalisantes qui ont caractérisé la modernité et
ses pendants architecturaux et urbanistiques, le professionnel
du territoire se doit d’affiner sa sensibilité aux différences, à
tout se qui se situe entre l’incommensurablement grand et
l’infiniment petit, des registres les plus matériels à ceux de
l’imaginaire le plus débridé, du réel le plus abject à la poésie
186 187
la plus émouvante. Et s’il ne s’agit pas de dire que tout s’équivaut, de faire feu de tout bois, de se lancer dans un inventaire
maniaque des n dimensions de la ville contemporaine, il reste
néanmoins intéressant de réfléchir cette dernière dans le sens
où tout vaut, même si les valeurs de chaque chose, de chaque
dimension peuvent varier.
Entrer dans la ville.
Pour saisir les n dimensions de la ville contemporaine, les outils de compréhension des urbanistes et architectes
pourraient tendre, par exemple, vers les démarches du voyageur (le vrai, non pas le touriste) ou encore vers celles du flâneur. Cela veut dire, pour les professionnels de l’urbain, entrer
dans la ville, la parcourir et en récolter des fragments.
Une fois de plus, le parallèle avec l’art contextuel
semble évident: que fait l’artiste sinon s’introduire dans le
texte de la ville? Il y a ceux qui marchent pour intercepter les
narrations de l’espace public (Alÿs, Natalia et Ivan Monroy),
d’autres, en revanche, déambulent le regard posé sur l’hermétisme des espaces privés (Claudia Fernández). Il y a également ceux qui sollicitent l’apport de taximen pour élaborer
des montages sophistiqués d’ambiances diversifiées (Antoni
Abad), ceux qui prennent l’hélicoptère pour observer l’urbain
de haut dans son étendue matérielle et physique (Melanie
Smith), ou encore ceux qui pénètrent les espaces intérieurs
pour saisir leurs innommables vérités (Daniela Rossell, Jonathan Hernández, Teresa Margolles)…
Mais entrer dans la ville n’est pas seulement un acte
physique, c’est aussi une recherche, la recherche d’un dialo-
gue. Et c’est ce dialogue avec l’urbanité que tentent d’instaurer, entre autres, les artistes contextuels. Entrer dans la ville,
c’est la parcourir effectivement et mentalement, parler à ses
habitants, étudier les relations entre le monde des objets et
celui des sujets, entre le vécu et le perçu, entre le social et le
politique: car l’espace n’est pas une chose en soi, c’est une
infinité de rapports. Entrer dans la ville, c’est donc franchir
un seuil. Et ce seuil n’a rien à voir avec une simple limite qui
ferait passer d’une sorte de no man’s land à l’espace urbain:
c’est le seuil métaphorique qui sépare une vision abstraite et
idéalisante de la ville d’une position du dedans, d’observateur
attentif, éminemment curieux.
A propos de nos moyens de représentation dans la ville.
Pour des moyens de représentation plus diversifiés.
Tout au long de l’histoire des disciplines liées à l’urbain, la question de la représentation est certainement l’une
de celles qui ressurgissent avec le plus de récurrence. Ce constat n’a rien d’étrange si l’on considère que l’outil représentation
permet non seulement de « figurer » la ville mais aussi d’y «
concevoir » des projets et par conséquent de les « communiquer ». On peut y voir l’essence même de la pratique: de
l’invention du papier à celle des technologies électroniques,
les outils de représentation et de quantification ont la plupart du temps déterminé ce qui allait être dessiné, mesuré et
donc en fin de compte bâti ou du moins planifié. Dans une
vision technique de l’évolution des outils de représentation de
la ville, ceux-ci semblent d’ailleurs intrinsèquement liés aux
apports des découvertes technologiques et scientifiques ainsi
188 189
qu’au développement des sciences humaines. Ainsi, dans le
domaine de la représentation, les disciplines de l’urbain sont
redevables, entre autres, à l’invention du langage, des mathématiques, de la géométrie, du papier, de l’encre, de la lunette, de la boussole, du compas, de l’équerre, du goniomètre,
de la géographie, de la sociologie, de la topographie, de la
photographie, du cinéma, de l’économie, de l’hélicoptère, de
l’avion, du satellite, de l’ordinateur, et plus récemment, des
programmes de simulation en trois dimensions et de gestion
de données. L’urbanisme et l’architecture doivent à toutes
ces découvertes leur attirail contemporain d’outils de représentation, leurs codes, leurs signes, leur langage graphique et
conceptuel: planimétrie, cartographie, statistiques, schémas,
photographies aériennes, images de synthèse, etc.
Mais ces moyens de représentation ne rendent
compte bien souvent que de visions matérielles, agrégées, objectivées, ou abstraites de la ville, niant parfois les dimensions
culturelles, sensibles, occultant les échelles des espaces vécus,
leur imbrication, leur superposition, démentant toute réalité
sociale ou la restituant de manière normative.
Comment rendre compte des n dimensions de la ville? Comment adapter nos moyens de représentation aux réalités nouvelles de l’urbanité contemporaine? Loin de vouloir
jeter le bébé avec l’eau du bain et prétendre que les mutations
de la ville en appellent à des moyens de représentation radicalement opposés à ceux de nos prédécesseurs, rien n’empêche
d’imaginer de les diversifier. Car au-delà de l’espace matériel
représenté par la carte, la maquette, les images de synthèse
ou encore par les plans, coupes et élévations, au-delà même
de sa représentation chiffrée, numérique ou statistique, les dimensions intrinsèques à l’espace perceptif, relatif, relationnel,
occurrentiel ou imaginaire méritent également leur place dans
les représentations des professionnels de l’urbain. En effet, si
notre rôle est de façonner de la forme ou d’organiser des espaces, ce rôle n’est pas exclusif: il intègre également la responsabilité somme toute naturelle de faire part des différents savoirs
sur la ville et d’y insérer, via le projet urbanistique ou architectural, des données parfois immatérielles, des créations non
physiques, telles que le bien-être, le confort, la mixité sociale
(même s’il s’agit peut-être là d’un vœu pieux), la rencontre, la
vitalité, la protection, la confusion, etc.
Il convient donc de distinguer deux modes de représentation qui peuvent néanmoins être fusionnés: d’une part
ceux qui rendent compte de connaissances à propos de la ville
et d’autre part, ceux qui permettent d’y réaliser des projets,
matériels ou spirituels. A première vue, il semblerait que les
modes de figuration produits par l’art contextuel soient plus
portés sur la possibilité de rendre compte que sur celle d’élaborer des outils de conception à proprement parler. Encore
que… Les instruments, même descriptifs, mis en place par
certains artistes (principalement les séquences narratives, les
dérives, les mises à l’épreuve du réel et les critiques de ce réel)
cherchent de nouvelles ouvertures vers des modes de figuration qui intègrent divers aspects de la ville, trop souvent laissés
pour compte au sein de nos propres disciplines. En entrant
dans la ville par exemple, les artistes contextuels favorisent
une exploration du réel qui se traduit par un sentiment de possession concrète, à l’échelle du corps, défi à l’abstraction que
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représente la carte ainsi qu’à la déshumanisation de l’espace
matériel pétrifié dans ses éléments concrets. Tout ceci favorise
l’élaboration de documents et de projections qui permettent
de repérer les interactions immédiates et quotidiennes entre
l’individu et son environnement. Ces documents et descriptions peuvent par la suite servir de support ou d’accompagnement et contribuer à concevoir des projets sur « plan » ou sur
« carte » qui intègrent la prise en compte d’aspects immatériels
ou afonctionnels de la ville contemporaine.
Nous avions d’ailleurs déjà mis en exergue précédemment l’exemple de la carte4 et de son incapacité à représenter la ville « textualisée » par l’appropriation ainsi que la
problématique de sa bidimentionnalité lorsqu’il s’agit de figurer les diverses strates de l’espace ocurrentiel. A cela s’ajoute
le fait que la carte apporte une description du territoire uniquement en termes de surfaces et non de réseaux. Inutile de
préciser que cette conception est devenue dans certains cas
obsolète, les territoires urbanisés ne possédant parfois plus de
finitude évidente, de délimitations claires. A l’heure du multicuralisme, du transnationalisme et de la mobilité, la nécessité
de décrire le territoire selon ses diverses connexions s’impose
comme une évidence, ce qui suppose qu’une bonne part de
nos instruments descriptifs et conceptuels doit être inventée
ex novo, ceux dont nous disposons ayant été conçus pour des
problématiques de surface5. L’art contextuel s’attache justement à traduire voire même à concevoir ces réseaux: souvenons-nous par exemple des cartographies en mouvement inventées par le collectif Torolab (‘La región de los pantalones
transfronterizos’) qui montrent Tijuana comme faisant parPour rappel: voir le point Ce que les cartes ne disent pas, p. 96.
André Corboz, La description: entre lecture et écriture in Le territoire comme palimpseste et autres
essais; Editions de l’Imprimeur, Besançon, 2001, p.254.
4
5
tie d’un espace traversant, d’une débauche spatiale autrement
plus large que celle impliquée par ses frontières physiques et
son territoire national. Dans le même ordre d’idées, rappelons
la pertinence de projets tels que ‘Visible’ de Rubens Mano
ou ‘The good rumor’ de Mâns Wrange qui représentent ou
recréent des réseaux et des interconnexions sociales au sein de
ce même territoire traversant… Lorsque l’horizon se courbe
ou se démultiplie et que se redistribuent les notions de proche
et de lointain, il paraît envisageable de concevoir des projets
qui intègrent des figures inédites des lieux comme parcours,
comme relations, au-delà des coordonnées familières de l’espace-temps urbain.
Ainsi, l’art contextuel apporte des pistes de réflexions
tant sur des possibilités inédites d’inscriptions de connaissances à propos de la ville que sur des modes de figuration induisant de nouvelles potentialités de création d’espaces, réels ou
immatériels, fixes ou en mouvement.
A propos de nos possibilités d’intervention dans la ville.
Le droit de se défaire de l’obligation du « faire ».
Il est une idée communément admise qui oppose
l’artiste (contextuel ou autre) au professionnel de l’urbain en
ces termes: si la prétention de l’artiste peut se limiter à révéler
des situations, l’architecte (ou l’urbaniste) se doit d’agir sur
celles-ci. Il est vrai que dans certaines situations, bâtir, construire, planifier et structurer apparaissent comme le devoir
même des professionnels du territoire… Mais nous le savons,
leur rôle est au moins double: il comprend le discernement
tout autant que l’acte de faire. Il existe d’ailleurs des contextes
192 193
qui ne demandent pas d’action ou de modification, tout simplement parce qu’ils fonctionnent en tant que tels. D’autres,
trop complexes, en appellent au temps de la réflexion. Patience et longueur de temps font parfois bien plus que force
ni que rage. Loin de prôner l’immobilisme, nous voudrions
insister sur la revendication d’un droit de ne pas « faire » ou
du moins de retarder cet impératif et de lui apposer une liberté (qui est à priori celle de l’artiste ou du philosophe) de
« comprendre », de « dire », de « révéler », de « divulguer »,
d’« analyser », d’ « interpréter », de «regarder», voire de s’abstenir de tout commentaire, de tout jugement. Il s’agit en quelque sorte d’abandonner l’à priori du faire, du construire, du
bâtir et s’adonner à la question: est-il nécessaire de faire? Et si
oui par quels moyens?
Vers des démarches plus réflexives.
Au-delà donc de cette revendication au droit de ne
pas « faire », la question des moyens mis en œuvre pour agir
dans le contexte urbain demeure centrale dans la démarche
des façonniers de la ville. Mais les solutions toutes faites, «
prêtes à l’emploi » dirons-nous, n’ont plus cours dans une ville
complexe, en constante reconfiguration. « Il ne s’agit plus simplement de mobiliser des connaissances préalables à certaines
actions, mais d’examiner en permanence les choix possibles
et les réexaminer en fonction de ce qu’ils ont commencé à
produire (…) car il est plus rare que les acteurs puissent recourir à une expérience directe passée, à un savoir opératoire
déjà constitué pour faire face à une situation, car celle-ci a de
moins en moins de chances statistiquement d’avoir déjà eu
lieu ou de se reproduire. L’action nécessite donc plus souvent
une réflexion spécifique qui permet d’élaborer une réponse et
non d’en choisir une dans une panoplie existante»6.
Lorsque nous abordions précédemment la question
de la mise à l’épreuve du réel pratiquée par certains artistes
contextuels, nous mettions en avant cette double logique qui
comprend d’une part l’émission d’hypothèses et d’autre part
leur vérification systématique par l’action concrète, vérification dont l’acteur ne présuppose pas du résultat. Ces démarches, qui visent moins à imposer des formes que d’interagir
avec le texte que constitue la ville, ne trouvent pas leur raison
d’être dans la statique de l’expertise, ni dans le déterminisme
de la démonstration, encore moins dans la frénésie de la construction mais bien plus dans les processus mouvants de l’expérimentation incrémentale. Car au moment même où nous
tentons de cristalliser une connaissance sur un objet pour agir
sur celui-ci, cette connaissance se révèle obsolète par la force
mouvante des choses et mérite donc révision. Tout se passe
comme si l’objet (en l’occurrence la ville contemporaine) possédait en quelque sorte une vie propre, qui force le sujet qui
opère à rester en constante écoute. En d’autres termes, l’objet
sur lequel porte la connaissance et l’action s’avère lui aussi
« capable d’initiative »7 et opère, au même titre que le sujet, ce
qui oblige ce dernier à se laisser faire. L’expérience vécue prend
alors tout son sens, non pas pour démontrer ce qu’est cet objet
de connaissance et d’action mais plutôt pour montrer ce qui
s’y passe et y insérer des processus.
Les pratiques contextuelles mises en avant dans ce
travail font d’ailleurs souvent appel à l’expérience vécue en diFrançois Asher; Les nouveaux principes de l’urbanisme; Editions de l’Aube, Paris, 2005, p. 24-25.
André Corboz, La recherche : trois apologues in Le territoire comme palimpseste et autres essais;
Editions de l’Imprimeur, Besançon, 2001, p.24.
6
7
194 195
rect, avec une particularité cependant: cette expérience vécue
se double, de manière plus ou moins décomplexée, d’une expérience esthétique. Or, l’esthétique et par conséquent le jugement de goût ne semblent plus être invités depuis longtemps
aux débats architecturaux et urbanistiques (les goûts et les
couleurs, ça ne se discute pas !). L’expérience esthétique en
tant qu’outil de connaissance, en tant que démarche réflexive,
en tant que processus peut-elle (doit-elle) être réhabilitée dans
les démarches architecturales et urbanistiques? La question
reste ouverte.
Moins de matérialisation, plus d’expérimentation.
Quoi qu’il en soit, favoriser les processus au-delà de
la matérialisation, au-delà des recettes, c’est admettre le doute
et l’incertitude comme des moteurs de créativité. Pratiquer le
doute systématique mène à l’expérimentation et l’expérimentation peut induire des trouvailles inattendues. L’architecture
comme objet fini s’efface devant l’architecture en cours, appréhendée comme situation. De même, l’urbanisme planificateur s’efface devant l’urbanisme en cours, appréhendé comme
moyen. Il ne s’agit plus, comme l’ont prôné l’urbanisme et
l’architecture modernes, de soumettre la ville, le territoire à
des schémas directeurs, sensés maîtriser le futur et réduire l’incertitude, ni de cloisonner l’homme dans des machines à habiter universelles. Il s’agit au contraire de nouer avec d’autres
types de créativité, d’inventer des espaces face aux circonstances. Plus que jamais, la notion de « projet » prend son sens en
termes d’expérimentation. Tout comme pour les arts, la dynamique expérimentale reste la meilleure garantie de la conti-
nuité des professions du territoire car expérimenter, c’est ajouter du neuf (ce qui est mis à jour) mais aussi du possible (du
non-advenu, encore à naître). Dans la ville contemporaine où
l’on déplore sans discontinuer (à tort où à raison) la perte de
sens, la mort de l’espace public et l’homogénéisation du bâti,
la tâche des façonniers de l’urbain devient un travail voué à
la fabrication de nouvelles potentialités spatiales, sociales et
politiques, mais aussi l’élaboration de nouvelles poétiques, de
nouveaux étonnements, de nouvelles pratiques.
…A toutes les échelles, à tous les niveaux.
Quels espaces créer? Pour quels besoins? Il est évident que les nouveaux programmes de la contemporanéité
méritent plus que jamais notre attention: hubs routiers, aires
de stationnement, gares TGV, aéroports, hôtels, sièges sociaux
d’entreprises, centres commerciaux, parcs à thèmes, centres
culturels et multimédia, autant d’espaces qui doivent être
pensés et réfléchis à la lumière des exigences de l’urbanité actuelle. Mais les demandes à l’égard de la ville transcendent ces
programmes. Sans nier la force structurante de ces derniers,
acceptons l’idée que la matière vivante de la ville est formée
par des citadins qui l’habitent, y travaillent, y déambulent,
en aiment certains coins, places, carrefours, « certaines lumières, quelques ponts, des terrasses de café »8. Plus que jamais,
une réflexion sur l’espace habité s’impose: une réflexion qui
va de la bouche de métro aux immeubles où nous vivons, du
parc public au jardinet, du trottoir à l’auvent qui protège par
jour de pluie… Sous les couverts d’un désenchantement face
à l’urbanité contemporaine (qui prône un immobilisme désa8
Georges Perec; Espèces d’espaces; Editions Galilée, Paris 1974 (réédition 2000), p. 124.
196 197
busé), ou à contrario, d’un excès (cynique ?) d’enthousiasme
face à l’ « après-ville » (qui prêche la tabula rasa et un accélérisme des formes et fonctions contemporaines), architectes et
urbanistes délaissent bien souvent la création de ces « petits »
espaces, habités ou traversés, qui représentent certainement
autant de potentialités de création et d’inventivité que les «
grands » programmes. Lorsque Gustavo Artigas, en permettant le jeu, réhabilite le potentiel ludique du mur (‘Las Reglas
del Juego’), que Louis Hock conçoit un espace de rencontre
grâce à l’implémentation d’une fontaine (‘Aguas Internacionales’), que Barbosa et Ricalde créent un parcours de convivialité sur un pont en questionnant la notion d’hospitalité,
que Mônica Nador parcourt les possibilités de la décoration
pour fomenter une vague de fierté, de dignité et de revitalisation de l’identité culturelle d’un quartier défavorisé (‘Acción
en Moclavio Rojas’), que le collectif Torolab s’interroge sur
l’habitat et tente d’établir le sublime dans la vie quotidienne,
de retrouver une sorte d’ADN du confort, il n’est question
que de cela, de poser des actes minimums, de réhabiliter un
ordinaire prosaïque, tout en l’intensifiant.
Moins de technocratie, plus de participation.
L’observation des pratiques habitantes nous montre
bien souvent que là où l’urbain semble n’être que disparités,
dévastation et régulation, les individus s’arrangent et parviennent à bricoler du sens ou des stratégies de survie. Les besoins
quotidiens -en matière de logement, de culture, de sociabilité,
de moyens de communication et de diffusion par exemplesont pris en charge de manière autonome par la population.
L’urgence d’élaborer au jour le jour différentes stratégies donne
lieu à tous types d’associations, de manœuvres et d’improvisations. Ces nouvelles formes d’initiatives privées -comprises ici
comme l’ensemble des impulsions individuelles qui alimentent les machines spatiales, sociales, économiques, politiques
et culturelles- opèrent en s’infiltrant dans les failles et fractures
du système qui les abrite. Pas étonnant donc que l’inventivité
de ces tactiques habitantes intrigue si puissamment les artistes
contextuels. Mais s’il ne faut pas exagérer démesurément les
potentiels d’action des usagers et encore moins prôner une
gouvernance exclusivement habitante (qui pourrait à terme
mener à l’anarchie ou à la foire d’empoigne), les professionnels de l’urbain pourraient s’instituer en connecteurs et ainsi
relier un contexte avec ceux qui le vivent, dans un aller et
retour entre espace et usagers, et ce tout particulièrement dans
l’action publique.
« Si hier l’action publique pouvait se faire sans ou
même contre les habitants, ou à la rigueur avec les habitants,
dans une sorte de concession arrachée au pouvoir ou généreusement consentie par celui-ci, il en va tout autrement
aujourd’hui: l’action publique ne peut plus se faire sans les
habitants »9. Dans cette vision consensuelle de la production
spatiale, sociale et culturelle de la ville, l’habitant, principal
protagoniste de l’urbain, devient décideur de la question
publique au même titre que d’autres « experts » et supposés
« spécialistes » en la matière. Cette conception participative
du pouvoir décisionnel a le mérite de délégitimer (partiellement du moins) un dogmatisme technocratique pratiqué
jusqu’à présent, ce qui ne peut être que positif car « ignorer
9
Yves Chalas; La gouvernance ouverte au débat public ou la pensée faible comme refondation de l’action publique in L’imaginaire aménageur en mutation; Editions de l’Harmattan, Paris, 2004, p. 330.
198 199
les protagonistes est par définition ignorer une composante
essentielle d’une potentielle solution »10.
Il va sans dire que dans ces démarches participatives,
en plus des habitants et des professionnels de l’urbain, c’est
l’ensemble des acteurs de la question urbaine (sociologues,
philosophes, juristes, pouvoirs publics, artistes, écrivains, etc)
qui est appelé à prendre part à cette table ronde métaphorique
qui traiterait non pas de ce qui reste de ville dans nos vies mais
bien des nouvelles formes de ville à apporter à nos vies.
Une vision positive.
Loin des discours passéistes qui prônent un retour
aux formes de la ville ancienne, loin également des propos
alarmistes annonçant la fin de la ville, il en revient aux professionnels de l’urbain de lutter contre ce que Weber appelle
le « désenchantement du monde ». Nul besoin pour cela de
revenir en arrière en calquant nos aspirations sur celles d’un
passé somme toute indéfinissable et révolu. Et s’il est vrai que
les récits totalitaires, les grandes actions rédemptrices n’ont
plus cours dans un monde extrêmement diversifié et inégal,
rien n’empêche de réhabiliter le recours à l’enthousiasme ; un
enthousiasme nécessaire à des professions de l’urbain qui demandent somme toute plus de savoir, plus d’expérimentation,
plus d’inventivité, plus de participation ainsi que des compétences variées, hétérogènes et protéiformes…
Il ne s’agit donc pas d’un reflux des grandes utopies
mais plutôt de l’implémentation d’un ensemble de microfictions constructives, comme celles produites par Minerva
Cuevas au sein de ‘Mejor Vida Corp’ pour une interface hu10
Stefan Bendiks; Dépasser la route in N4 Vers une infrastructure vivante!; A16, Bruxelles, 2007,
p.230.
maine ou encore celles crées par Mâns Wrange qui élabore des
projets tels que ‘The Good Rumor’ dans le cadre d’un institut
imaginaire: the Institute for improving society.
Si comme l’affirment certains, contribuer à l’amélioration de la vie est la seule forme valide d’art, ce postulat
est d’autant plus pertinent en architecture et en urbanisme.
Car, pour conclure cette brève mise en parallèle entre art contextuel et professions de l’urbain, ce qui nous intéresse, c’est
moins le potentiel critique de certaines œuvres et démarches
présentées tout au long de cet écrit, mais bien le dépassement
de la critique par des attitudes et des actions certes engagées,
mais néanmoins tournées vers une volonté de meilleurisme…
200 201
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http://www.zexe.net/MEXICODF/taxi/intro.php
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Et comme on ne fait jamais rien seul, je tiens particulièrement à remercier:
A Mexico
Meli et sa famille, pour leur accueil;
La Galerie OMR et le Museo Carrillo Gil, pour m’avoir permis d’accéder à
leurs bases de données.
A Tijuana et San Diego
Maryann Moore de l’équipe d’inSite, pour ses précieuses informations.
A Bruxelles et ailleurs
Emilio Lopez-Menchero, pour son érudition sur les sujets de l’art;
Jean-Didier Bergilez, pour sa disponibilité, son soutien intellectuel et de
manière générale, pour sa pédagogie au sein de l’atelier U28;
Nathalie, pour ces années de discussions, futiles ou fructueuses;
Laura, pour ses relectures attentives;
Ben, pour ce regard particulier qu’il pose sur toutes choses;
Laurie, pour avoir rendu ce parcours cambrien tellement plus trépidant;
Arnaud, pour les ‘jeudis vodka’;
Emilie, pour m’avoir soutenue dans cette quête d’imaginaires;
David, évidemment!
Eric et Christine, pour leur appui inconditionnel;
Mes grands-parents, pour leur intérêt et leur curiosité;
And last but not least, mes parents, pour m’avoir accompagnée physiquement
ou en pensées dans ce périple mexicain.

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