Redéfinitions
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Redéfinitions Rafaella Houlstan-Hasaerts. Redéfinitions Pour une propagation virale entre art contextuel et professions de l’urbain: Les Cas de Mexico city et Tijuana. I.S.A.C.F. La Cambre Année Académique 2006-20007. Sous la direction d’ Emilio Lopez-Menchero. A mes grands-parents. Envers et contre ceux qui oseraient prétendre que la curiosité est un vilain défaut. Mexico city. Une des plus grandes villes du monde. En plein milieu d’une journée quelconque, un homme se promène arme au poing, tout en guêtant les réactions des passants et des forces de l’ordre. Dans la même ville, un autre homme sollicite la participation d’un camionneur afin d’obstruer le trafic sur un axe extrêmement conconru, et ce en pleine heure de pointe. Tijuana... Autre ville, autres pratiques: une femme conçoit une ligne de baskets pour faciliter le passage de la frontière aux candidats à l’émigration clandestine. Ces hommes et ces femmes -des artistes en l’occurence- seraient-ils atteints d’une douce folie? Quels obscurs desseins poursuivent-ils en agissant de la sorte? Mais plus que tout, quel intérêt peuvent présenter ces démarches au sein de disciplines telles que l’architecture et l’urbanisme? Contenus. De la méthode. Du besoin de redéfinitions et des possibles contributions au débat. Les professionnels de l’urbain en crise identitaire. Psychanalyse d’un sujet. Pour une propagation virale entre art contextuel et professions de l’urbain. p.23 A la recherche d’imaginaires perdus. Mexico city et Tijuana: exhausteurs d’imaginaires. Avant de partir. p.19 Du discours. La ville générique. p.36 Où les masses quittent l’espace public et se retranchent au sein de modules capsulaires. La ville résistante. p.42 Où l’on s’aperçoit que les masses ne semblent pas si pressées de déserter le domaine public. Où l’occupation marginale transgresse les codes spatiaux préétablis. La ville écartelée. p.56 Où la ville affiche son lot quotidien de contradictions. La ville syncrétique. p.80 Où l’on réinvente des processus d’intégration. Séquences narratives. p.96 Ce que les cartes ne disent pas. Corps arpenteurs et dérives urbaines. Insertions. p.107 Mises à l’épreuve du réel. La ville comme support de sa propre critique. Interactions. p.151 Appels à participation. Interférences et contaminations: médiums croisés. Des tentatives de redéfinitions. Art contextuel et professions de l’urbain. p.185 Mises en parallèle. A propos de nos outils de compréhension de la ville. p.186 Pour une lecture de la ville à n dimensions. Entrer dans la ville. A propos de nos moyens de représentation de la ville. p.189 Pour des moyens de représentation plus diversifiés. A propos de nos possibilités d’intervention dans la ville. p.193 Le droit de se défaire de l’obligation du « faire ». Vers des démarches plus réflexives. Moins de matérialisation, plus d’expérimentation. A toutes les échelles, à tous les niveaux. Moins de technocratie, plus de participation. Une vision positive. « Si le monde était clair, l’art ne serait pas ». Albert Camus, Le mythe de Sisyphe. Du besoin de redéfinitions et des possibles contributions au débat. Les professionnels de l’urbain en crise identitaire. Psychanalyse d’un sujet. Jamais au cours de l’histoire, l’être humain n’avait vu sa faculté d’adaptation mise aussi rudement à l’épreuve. Au risque de rebattre certains sentiers, force est de constater que les processus de modernisation de nos sociétés, basés sur des idéaux de progrès et de développement, ont engendré en Occident des mutations significatives; mutations qui n’ont fait que s’intensifier au fil du temps et s’étendre inexorablement à l’ensemble des continents. De nos jours, même le Robinson le plus échoué sur l’île la plus prétendument déserte ne serait en condition d’ignorer que le XXème siècle constitue à lui seul, toutes choses confondues (mœurs, technologies, perceptions de l’espace-temps, rapports culturels, communicationnels, économiques, etc), une période d’intenses transformations sociétales. Mais s’il est devenu commun d’admettre le changement comme une condition sine qua non du processus de modernisation, nombreuses sont les conséquences de l’évolution du monde qui scandalisent les masses. La vérité est que la « modernité »1 ne s’accompagne plus, comme il y a quelques années, d’une confiance absolue en des lendemains radieux. En effet, l’image d’une modernisation porteuse de progrès et de développement est de nos jours fortement mâtinée de scepticisme et les idéologies totalisantes provenant d’un passé pourtant proche ne permettent plus de construire 1 Nous assistons depuis déjà une trentaine d’années à un changement des paradigmes qui ont caractérisé la « modernité » industrielle. Ce changement des paradigmes induit une nouvelle forme de vision du monde, qualifiée de post-moderne (voire de surmoderne). La post-modernité n’implique nullement la fin du processus de modernisation en tant que tel,- mais plutôt un nouveau mode de critique de celui-ci. 18 19 des discours d’avenir convaincants. Tout porte à croire que la psychologie collective contemporaine se caractérise « par un sentiment d’inquiétude, d’incertitude, de sensation diffuse et généralisée de risque, plutôt que par l’optimisme »2, ce qui n’aboutit que trop souvent à une attitude passive face à des constats parfois alarmants, ou pire, à une nostalgie stérile et idéalisante du passé. La ville, de tous temps en étroite corrélation avec la société qu’elle abrite, n’échappe pas à ces considérations. Pour preuve, beaucoup se retrouvent démunis face aux insupportables dissonances de la condition urbaine contemporaine et cela même lorsque ces dissonances sont dictées par une modernisation accrue de nos modes de vie3. Peut-être est-ce une certaine pérennité du cadre bâti, ainsi que l’apparente immuabilité de la ville et de la représentation que nous nous en faisons, qui rendent si malaisée, voire inacceptable, l’élaboration d’une nouvelle vision du cadre urbain. Cet embarras n’épargne nullement les prétendus spécialistes en la matière (urbanistes, architectes…), qui semblent éprouver de grandes difficultés, d’une part à comprendre les étonnantes mutations qu’ont subies les pôles urbains durant ces dernières décennies et d’autre part, à trouver les outils nécessaires pour les décrire et les gérer. En réalité, nous assistons à ce que l’on pourrait qualifier d’une crise identitaire des professions liées aux territoires urbains; crise dont le principal symptôme serait l’inadéquation de certains des instruments qui ont facilité la compréhension, la représentation et la gestion des villes du siècle passé. De façon générale, l’urbanisme du XXème siècle a été guidé par une idée prégnante: l’idée de planification4, elle-même sous-tendue par des critères qui lui sont propres, tels que l’ordre, la rationalité, la fonctionnalité, le progrès ou encore la prescription. Mais ces cadres de référence totalitaires et globalisants qui ont constitué l’imaginaire aménageur de la ville moderne sont aujourd’hui jugés insuffisants pour saisir la réalité des nouveaux territoires urbanisés. A quoi ressemble la réalité urbaine contemporaine? La ville semble partout, tant physiquement que dans les mentalités. La ville est devenue diffuse, elle ne possède plus de contours définis et ne s’appréhende plus dans son opposition avec la nature. Elle n’apparaît plus comme un organisme autogéré ou autosuffisant, elle bouge, grandit, mute au jour le jour, faisant fi de la fixité qu’on lui a de tous temps attribuée. D’où une certaine inadaptation de la notion de planification, de ses référents théoriques (ordre, rationalité, fonctionnalité, prescription), de ses outils de représentation (cartographie, statistiques) et de ses implications spatiales (zonage fonctionnel, grands ensembles,…) Au vu de ce constat, des redéfinitions s’imposent et les quelques voix sortant naguère d’outre-tombe sont de plus en plus nombreuses à s’élever pour tenter de revoir les fondements mêmes des professions liées au territoire et à l’urbanisme. Les efforts en cours se concentrent notamment sur la réévaluation même de la notion de « ville », à un niveau que l’on pourrait qualifier de sémantique. Face à la rupture, les plus hardis n’hésitent pas à clamer haut et fort que la ville telle qu’on la connaissait n’existe plus. Même les plus mitigés s’accordent à reconnaître que, malgré la capacité des Philippe Genestier ; Les conséquences urbanistiques du post-progressisme in L’imaginaire aménageur en mutation; Editions de l’Harmattan, Paris, 2004, p. 158. 3 Il est paradoxal de constater que les traductions spatiales et territoriales de nos modes de vie contemporains (zonings industriels, aires commerciales, parkings, « hubs » autoroutiers, banlieues à perte de vue) sont vécues par nombre d’entre nous comme autant d’affronts à la condition humaine, tant d’un point de vue social qu’esthétique. 4 2 André Corboz définit le concept de planification comme « la volonté de distribuer de manière optimale des personnes des biens et des services sur un territoire donné ; la réalisation de ces intentions passe ensuite par une phase concrète qui dispose dans ce même territoire des constructions et des espaces afin de les rendre opérantes ». Cette définition possède l’avantage d’être large tout en soulignant le caractère prescriptif et normatif du concept de planification. Voir André Corboz; L’urbanisme du XXème siècle in Le territoire comme palimpseste et autres essais; Editions de l’Imprimeur, Besançon, 2001, p. 200. 20 21 villes à sédimenter les différentes couches de leur histoire, la réalité urbaine contemporaine est bel et bien en train de vivre un tournant décisif. La fin du XXème siècle a donc vu surgir toute une série de concepts nouveaux (« ville émergente », « ville générique », « cité diffuse », « ville globale », « métapole », etc)5, jugés plus aptes à traduire les conditions urbaines naissantes. Parallèlement, les outils de représentation et d’intervention (pour ne pas dire de planification) évoluent pour laisser place à des diagrammes et des programmations plus ouverts, plus fluides ainsi qu’à des conceptions plus réflexives, plus participatives et plus flexibles de l’espace urbain. Les acteurs de la question urbaine sont d’ailleurs de plus en plus nombreux et leurs compétences de plus en plus décloisonnées, ce qui implique l’émergence « de savoir-faire nouveaux, transversaux, qui entrecroisent ou intègrent des approches différentes »6. Ces nouvelles perspectives, certes salutaires, interfèrent pourtant de façon ambigüe sur le rôle des urbanistes et des architectes « faiseurs de villes » qui ne sont pas sans ressentir le caractère équivoque de leur position. Equilibristes de fortune sur le terrain qui leur était autrefois réservé de façon exclusive, ils se doivent aujourd’hui de réévaluer leurs métiers, d’aller plus loin dans leurs pratiques, de modifier leurs attitudes et cela sans tomber dans l’abattement ou sans recourir à des discours passéistes inféconds. « Redéfinitions », sorte de remise en question, s’inscrit dans la recherche de nouvelles pistes de réflexion, de nouveaux champs de créativité et d’action pour les professionnels Ces vocables désignent les nouveaux territoires où se déploie la vie urbaine et s’emploient à indiquer le déclin d’une certaine ville (la ville du quartier, la ville du centre unique, la ville au contour net, la ville de l’harmonie classique, la ville minérale et dense, la ville de l’unité formelle) au profit d’une autre ville qui serait plus distendue, plus fragmentée, plus chaotique, plus polycentrique, plus indifférenciée… 6 Yves Chalas; L’imaginaire aménageur en mutation; Editions de l’Harmattan, Paris, 2004, p. 14. 5 de l’urbain, au sein d’un territoire à (ré)investir: la ville contemporaine. Pour une propagation virale entre art contextuel et professions de l’urbain. A la recherche d’imaginaires perdus. Comme nous l’avons déjà esquissé, il semblerait que la réévaluation des métiers de l’urbain ne puisse passer outre le dépassement de certains cadres de références, désormais jugés insuffisants. Et s’il ne s’agit nullement de jeter aux orties les enseignements antérieurs de la discipline urbanistique, il reste néanmoins intéressant d’opter pour une ouverture du débat. La réalité urbaine, dans sa complexité, avec ses nombreux paradoxes, ne peut plus être représentée uniquement avec les mots et les images du passé, car ils ne contiennent plus les mêmes significations. Une partie du problème réside dans le fait que –pour décrire le monde d’aujourd’hui, nous usons d’un langage qui fut établi pour le monde d’hier-7; et la ville du passé semble mieux répondre à notre nature, pour la seule raison qu’elle correspond à notre langage. Selon André Corboz, le constat est simple: nous manquons de métaphores pour lire le territoire. Or, l’urbanisme tel qu’il a été longtemps pratiqué depuis l’essor de la cartographie, de la géographie et des sciences humaines, s’est occupé d’objectiver le territoire, de le quantifier, de le découper, en n’insistant pas suffisamment sur les éléments d’interconnexion entre l’espace réel (fait de données « tangibles », mesurables) et l’espace imaginaire qui conditionne notre expérience des villes. Pour saisir le phénomène urbain dans toute son am7 Antoine de Saint-Exuspéry; Terre des Hommes; Editions Gallimard, Paris, 1939, p.58. 22 23 pleur, il serait intéressant de superposer à une cartographie physique de la ville (et à l’ensemble de facteurs qui la déterminent), une sorte de « cartographie psychique », qui reprendrait les données engendrées par le subconscient de ceux qui la vivent8. Car s’il est vrai que le territoire en général et la ville en particulier peuvent s’exprimer en termes statistiques, ceuxci ne sauraient en aucun cas se réduire au quantitatif : « il n’y a pas de territoire sans imaginaire du territoire »9. De même, malgré les données dites « objectives » qui la constituent, la réalité de la ville ne peut pas être appréhendée en toute impartialité, elle ne peut être qu’interprétée. En d’autres termes, « le réel doit être fictionné pour être pensé »10. En poussant la réflexion un peu plus avant, il paraît incongru (et ce tout particulièrement dans les disciplines qui s’attachent à comprendre et à modeler l’espace), de dissocier « action et imaginaire, pratiques et représentations »11: il n’y a pas d’intervention possible sur le territoire sans imaginaire du territoire ou encore, le réel doit être fictionné pour être façonné. Pas étonnant donc que les architectes, urbanistes et décideurs de la question publique fassent régulièrement appel aux récits, aux interprétations et aux fictions des habitants d’un quartier ou d’une ville, dans le but d’en comprendre les mécanismes intrinsèques, au-delà des statistiques. Dans le même ordre d’idées, il devient courant de solliciter la collaboration d’artistes, soit pour repérer, révéler, déceler, rendre visible les mille et une facettes cachées de la ville contemporaine, soit carrément pour (re)définir, qualifier ou fabriquer l’espace public. La complicité qui lie architectes, urbanistes, pouvoirs publics et artistes n’est pas innocente : elle relève de cette difficulté déjà mentionnée à (re)présenter la ville, à en pénétrer les interstices et à en décoder les fables. L’artiste, en n’étant pas toujours soumis aux exigences d’une description exclusivement réaliste, de l’analyse pure ou de l’intervention construite, peut se permettre une approche floue, singulière, syncrétique ou décalée de la ville, de l’espace. L’art se présente comme un territoire de possibles, de visibilité, de débats, comme un instrument, une caisse de résonance ou même comme le préambule d’actions extra artistiques et permet plus de souplesse dans l’interprétation et le façonnement de cet organisme en perpétuelle mutation qu’est la ville contemporaine. Ce rapport privilégié qui existe entre les artistes et le milieu urbain peut être expliqué par certains glissements qui se sont opérés au cours du XXème siècle dans le statut même de concepteur, dans la notion d’œuvre et dans son acception publique. Au niveau idéologique, une grande partie des courants artistiques contemporains se caractérise par la prééminence donnée au « contexte » (et à la position que le concepteur occupe dans celui-ci) par rapport au style, à la technique ou même à la forme d’expression artistique adoptés. Un peu comme si, malgré son caractère hautement hétérogène et protéiforme, une grande partie de la création contemporaine se chargeait de (re)lire, à sa manière, la réalité. L’art dit « contextuel »12 est d’ailleurs fortement conditionné par les « circonstances » de la vie quotidienne et par les moyens de décrypter ou de pénétrer ces circonstances. L’œuvre « contextuelle » nous permet donc de nouvelles Cette superposition a été définie par Guy Debord via la notion de « psychogéographie », terme qui se définit comme « l’action directe du milieu géographique sur l’affectivité ».Voir Guy-Ernest Debord; Internationale Situationiste; Librairie Arthème Fayard, Paris, 1997, p.13. 9 André Corboz; Le territoire comme palimpseste in Le territoire comme palimpseste et autres essais; Editions de l’Imprimeur, Besançon, 2001, p.222. 10 Jacques Rancière; Le partage du sensible. Esthétique et politique ; La Fabrique éditions, Paris, 2000, p. 61. 11 Yves Chalas; L’imaginaire aménageur en mutation; Editions de l’Harmattan, Paris, 2004, p. 16. 12 Les définitions d’un art dit « contextuel » restent fort vagues. Paul Ardenne, dans son essai sur le sujet, entend par art contextuel « l’ensemble des formes d’expression artistique qui diffèrent de l’œuvre d’art au sens traditionnel : art d’intervention et art engagé de caractère activiste (happenings en espace public, « manœuvres »), art investissant l’espace urbain ou le paysage (performance de rue, art paysager en situation), esthétiques dites participatives ou actives dans le champ de l’économie, des médias ou du spectacle…». Selon l’auteur, l’art contextuel met à bonne distance représentations (l’art classique), détournements (l’art duchampien), perspective autocritique où l’art se dissèque de façon tautologique (l’art conceptuel) et fait valoir le potentiel critique et esthétique de pratiques artistiques 8 24 25 formes de compréhension de notre milieu, et –pourquoi pasd’action sur celui-ci. D’un point de vue pratique, l’artiste contemporain semble d’ailleurs puiser les outils mêmes de sa conception dans son contexte environnant: -s’il s’agit d’un art lié à un contexte politique, l’artiste descend dans l’arène, il investit la rue, l’usine, le bureau. Un art en relation avec l’économie? L’artiste devient business man. Un art habité par un souci d’animation sociale? L’artiste devient alors producteur d’évènements-13. Il va sans dire que cette approche de la création convertit le milieu urbain, formidable concentré de la pluralité des contextes, en l’environnement le plus propice à la réunion d’une série de conjonctures qu’expérimentent nos sociétés, qu’elles soient politiques, économiques, sociales ou encore culturelles, médiatiques, écologiques, philosophiques, esthétiques, … Simultanément à cette nouvelle « contextualité » de l’art, on assiste à un nomadisme de l’artiste et de l’œuvre. En sortant du carcan de l’atelier, l’artiste découvre des terrains de jeux et de création autrement plus vastes, arpente des espaces jusque là inexplorés… L’œuvre d’art connaît également ce sort libérateur : en quittant l’espace sacro-saint du musée, la blanche froideur des galeries, l’œuvre est susceptible de se trouver partout. Autrement dit, tout lieu, quel qu’il soit, peut devenir le réceptacle de l’art. Dans cette nouvelle configuration artistique, que l’on pourrait qualifier de « cinétique », le milieu urbain est également un espace privilégié tant comme source d’inspiration que comme chantier artistique. -Se déplacer dans la ville, tel est donc l’un des nouveaux paris de l’artiste moderne-14. Sillonner physiquement le milieu urbain, en ouvrant l’œil (et le bon), et les oreilles également, afin de déceler les dimensions in-vues ou in-ouïes de la réalité, les incorporer à la démarche artistique, les digérer pour ensuite les restituer dans des œuvres qui sont peut-être des carnets de voyage mais qui peuvent prendre toutes les formes possibles et imaginables: de nouvelles générations d’artistes-piétons sortent de leurs ateliers pour expérimenter cet extraordinaire laboratoire qu’est la ville. Et ces déambulateurs sont prêts non seulement à représenter la ville mais également à s’y immiscer, à en pénétrer les espaces « infra minces », les flux et les pauses pour mieux les révéler. Voyageant à contre-courant, cartographiant les amnésies de la métropole, leur démarche va à l’encontre d’une quelconque maîtrise du territoire pour adopter «une heuristique de la fluidité »15. Et si de nombreux artistes ont fait de la ville leur terrain de prédilection, pourquoi ne pas profiter de leurs expérimentations et avancer dans cette quête d’imaginaires qui occupe les quelques professionnels du territoire soucieux de comprendre et façonner la ville autrement. L’heure n’est donc plus au vase clos, au travail en circuit fermé. L’extrême fin du XXème siècle se caractérise par une vision syncrétique des manifestations humaines, quelles qu’elles soient. A la solitude d’une interprétation unilatérale et autoréférentielle, nous préférerons l’hybridité d’un « échangisme interdisciplinaire ». Le pari consistera d’utiliser à dessein « la contamination comme aliment »16; dans le cas qui nous occupe, une propagation virale entre art contextuel et professions de l’urbain. plus portées à la présentation qu’à la représentation. Notre définition personnelle embrassera un champ plus large et comprendra toute pratique artistique dont le point de départ entretient une étroite relation au contexte environnant et plus particulièrement, au contexte urbain. 13 Paul Ardenne; Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation; Editions Flammarion, Paris, 2002, p.16. 14 Ibid, p. 95. 15 Thiery Davila; Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXème siècle; Editions du Regard, Paris, 2002, p. 150. 16 Paul Ardenne; Vers une culture de la prospérité virale in L’art dans son moment politique, écrits de circonstance; Collection Essais, Editions La Lettre Volée, Bruxelles, 1999, p.56. 26 27 Mexico city et Tijuana: exhausteurs d’imaginaires. Beaucoup de métropoles contemporaines auraient pu faire l’objet d’une étude plus poussée dans le but d’étayer les hypothèses émises au préalable. Cependant, le choix devait porter sur des villes qui possèdent non seulement un contexte urbain complexe, mais également une actualité artistique inspirée de celui-ci. Au-delà des considérations purement subjectives et éminemment personnelles qui ont orienté cette étude vers les villes de Mexico et Tijuana, il se fait que la scène artistique mexicaine des dix dernières années offre une kyrielle d’exemples de créateurs qui s’immiscent d’une manière ou d’une autre dans le tissu urbain. Serait-ce le fruit du hasard? Peut-être. Mais peut-être pas. La présence de ces artistes dans les contextes urbains de Mexico et Tijuana s’explique en partie par l’évolution des enjeux prônés par l’art mexicain. Si durant la majeure partie du XXème siècle, les artistes autochtones ont été motivés, voire conditionnés par la construction d’une identité « nationale »17, les années ’90 on vu apparaître des créateurs (de nationalités variées par ailleurs) qui, tout en restant captivés par un contexte local riche, affichent une attirance prononcée pour les sujets de la globalisation et tentent de comprendre les conséquences du passage de la modernité sur la ville contemporaine. De par leurs rapports ambigus face aux processus de modernisation, Mexico city et Tijuana constituent des cas d’études locaux liés de très près à des phénomènes globaux, entre paradigmes et particularismes. Mais plus que tout, cette profusion d’artistes « contextuels » est à mettre en parallèle avec l’obscure fascination 17 Voir notamment les courants artistiques du « Mexicanisme ». qu’exercent Mexico et Tijuana sur quiconque tente de les approcher: mélange d’incompréhension notoire et d’inéluctable magnétisme, d’horreur et de séduction outrageusement postmodernes, ces villes se situent aux limites les plus reculées du sens commun. « Bienvenue au Big Bang ! » scande dramatiquement l’écrivain Juan Villoro en référence à Mexico city « …en 1950, la ville de Mexico comptait 2,9 millions d’habitants, en 1970, 11,8 et après l’an 2000 sa population atteindra un nombre qui ressemble à un appel au secours avant l’apocalypse : 30 millions! La seule chose qui mitige l’horreur, c’est que les statistiques mexicaines sont aussi peu fiables que les balances des marchands ambulants. Nous ne saurons jamais combien nous sommes ; la ville est, au sens strict du terme, incalculable »18. Avec une superficie (estimée) à plus de 1500 km², la ville de Mexico doit à ses dimensions titanesques -de représenter à elle seule la ville de toutes les villes, de résumer et de radicaliser une pluralité de contextes et de situations urbaines actuelles-19. Elle est, par essence, le laboratoire idéal pour éveiller les sensibilités aux paradigmes de l’urbanité contemporaine, car elle rassemble en son énorme sein, le pire autant que le meilleur. Car si Mexico échappe à l’entendement, si la fracture sociale y est plus profonde que partout ailleurs, que les pics de pollution y menacent la race humaine, que la disparition du liquide vital hante les habitants et que la violence y fait rage, des millions de personnes continuent à y habiter et les nombreux dysfonctionnements de la ville n’empêchent nullement les nouveaux arrivants de s’y installer. Qui plus est, elle inspire une quantité honorable de créateurs (du terroir ou expatriés volontaires) qui se comJuan Villorro; La ciudad es el cielo del metro in México DF. Lecturas para paseantes (Une antologie sous la direction de Rubén Gallo); Editions Turner, Madrid, 2004, p. 137. 19 Thiery Davila; Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXème siècle; Editions du Regard, Paris, 2002, p. 84. 18 28 29 plaisent à parcourir ses rues, réactivant ainsi l’archétype du flâneur baudelairien, revisitant les dérives du Situationnisme ou inventant de nouvelles logiques d’intervention… Porte d’entrée et de sortie entre le Nord et le Sud, la légendaire Tijuana suscite également l’intérêt d’une pléthore de jeunes créateurs. Au sein même de la ville, collectifs et artistes solos s’interrogent inlassablement sur les conditions urbaines ou plutôt territoriales de cette zone transfrontalière. Tijuana ne semble d’ailleurs pas exister en tant que telle, ou plutôt, il existe autant de Tijuana que de points de vue différents. « Tijuana –dit Richard Rodríguez- c’est un parc industriel dans les périphéries de Minneapolis, c’est un quartier de Tokyo, c’est un marché taiwanais…Tijuana c’est Disney Land à Calcutta ». Si l’on en croit ses habitants, il existerait dans cette ville une nette propension à la « tijuanologie », dictée par l’incompréhension qui résulte de ses innombrables facettes… La vérité est que Tijuana et Mexico se soustraient souvent aux tentatives les plus sérieuses d’objectivation, de définition géographique et statistique. Elles sont, par définition, complexes, mutantes et incontrôlables. D’où la nécessité de les fictionner, de les imaginer, de les réinventer sans cesse. D’où leur intérêt dans le cadre de ce travail. Avant de partir… Ce travail est avant tout une recherche. Plus qu’un écrit à vocation théorique, il s’agit d’un carnet de notes, d’un « log book » fait d’allers-retours, d’hésitations, de longueurs, de répétitions voire même de contradictions. Cette recherche se veut une (modeste) contribution au débat qui argue le besoin de redéfinitions des conditions urbaines contemporaines et par là même, de notre rôle en tant que « professionnels de l’urbain ». L’angle de vue adopté est celui de la ville contemporaine non pas uniquement comme un ensemble de dispositifs matériels (même si ces dispositifs sont évidemment à prendre en considération) mais plutôt dans son rapport étroit avec l’idée de contemporanéité, de société contemporaine, d’imaginaire contemporain. Au vu des transformations sociétales, des changements de paradigmes, quelles nouvelles interactions se tissent entre urbain et société? De par son lien étroit au réel mais également à ses imaginaires et ses symboles, l’art contextuel peut-il nous aider à revoir nos outils de compréhension, nos moyens de représentation et nos possibilités d’intervention de et dans la ville ? Ce sont ces trois notions (compréhension, représentation et intervention) que nous garderons en mémoire durant ce parcours qui nous conduira vers une lecture tantôt du fond (du discours), tantôt de la forme (de la méthode) d’œuvres contextuelles ayant pour cadre Mexico city et Tijuana. 30 31 « Personne ne sait mieux que toi, sage Kublai, qu’il ne faut jamais confondre la ville avec le discours qui la décrit. Et pourtant, entre la ville et le discours, il y a toujours un rapport… » Italo Calvino, Les villes invisibles. 33 Du discours. Discourir sur la ville contemporaine c’est avant tout énoncer la volonté de la comprendre. Cette détermination peut sembler quelque peu utopique, voire arrogante et cela pour plusieurs raisons. On pourrait en isoler au moins deux. La première est que la notion de contemporanéité est en soi difficile à définir ou à dater et que les caractères intrinsèques des villes d’aujourd’hui ne sont pas sans rapports avec ceux des villes du passé. La deuxième est que dans ce vaste monde, l’urbanité contemporaine ne possède évidemment pas les mêmes caractères partout, les particularités locales étant, nous le verrons par la suite, de puissants moteurs de configuration. Cependant, la ville contemporaine propose des thèmes et des questions qui, selon diverses modalités, se retrouvent simultanément un peu partout et peuvent faire l’objet de réflexions plus générales. Le premier caractère commun que l’on pourrait mettre en avant est la sensation de confusion qui se dégage de l’urbanité nouvelle. Si la ville du passé (la ville moderne par exemple) bénéficiait d’un ordre plus spécifique, d’une espèce de protection contre l’imprévu, la ville contemporaine ne semble pas régie par des critères clairement identifiables (ce qui ne veut pas dire qu’elle en soit dépourvue mais plutôt qu’on ne les cerne pas vraiment). Cette indéfinition est à la base même de nos difficultés à décrire la ville et donc à la déchiffrer. « La ville contemporaine –nous dit Bernardo Secchi- semble opposer une fière résistance à la description surtout si elle se présente selon les formes codifiées de l’urba- 34 35 nisme moderne»1. A partir de la seconde moitié du XXème siècle, surtout dans ses dernières décennies, les productions artistiques (l’art contextuel en tête) ont cherché à décrire les signes de cette urbanité, dans ses dimensions spatiales, sociales, temporelles, etc. Quel est le résultat de ces descriptions? Que peuvent nous dire ces œuvres sur les résultats du passage de la contemporanéité sur les villes? Cette première partie ne cherche pas à établir un discours arrêté sur la ville contemporaine mais s’attache plutôt à discerner la pluralité des discours présente dans le travail de certains artistes. Loin de prôner une quelconque exhaustivité, il s’agit, au travers de lectures croisées, de tenter de comprendre le fond d’un échantillon d’œuvres triées sur le volet et de proposer quelques figures, de dévoiler certains visages de la ville contemporaine. La ville générique. Où les masses quittent la scène publique et se retranchent au sein de modules capsulaires. Dans sa série de photographies aériennes ‘Photos for Spiral City’, l’artiste Melanie Smith exhibe le magma sans fin d’une ville qui s’étend sous ses yeux à perte de vue… Au-delà de l’aspect spectaculaire qui émane de la reproduction argentique de cette gigantesque masse urbaine, deux constats s’imposent au spectateur: d’une part l’absence totale de présence humaine et d’autre part, la carence de points de repères, de ponctuations, de symboles forts d’urbanité. Un peu comme si la ville, cette ville, était constituée d’éléments presque identiques répétés à l’infini. 1 Bernardo Secchi; Première leçon d’urbanisme; Editions Paranthèses, Marseille, 2006, p.69. 36 37 Melanie Smith, de la série ‘Photos for Spiral City’, Mexico DF, 2000-2004. Mais quelle est cette ville? Où sommes-nous? Nous sommes à Mexico city mais nous pourrions fort bien être ailleurs… Cette sensation d’indifférenciation et de déshumanisation du cadre urbain atteint son paroxysme dans une série de toiles homonyme: ‘Paintings for Spiral City’. Dans celle-ci, la ville n’y est plus qu’abstraction, à peine un flou artistique réunissant taches, formes et couleurs. En réalité, Melanie Smith met en images les constats qui ont conduit Rem Koolhaas à rédiger un essai désormais célèbre intitulé « La ville générique ». « La ville générique –explique Koolhaas- est la ville libérée de la captivité du centre, du costume étroit de l’identité. Elle est assez grande pour tout le monde. Lorsqu’elle devient trop petite, elle s’agrandit. Lorsqu’elle devient trop vieille, elle s’autodétruit et se rénove. La ville générique est fractale, une répétition sans fin d’un même module structurel. Elle est pareillement intéressante (ou inintéressante) partout. La sensation qui y règne est un calme irréel, dû à l’évacuation de l’espace public, comme après un exercice d’alerte à l’incendie »2. Tout se passe comme si l’urbanité contemporaine favorisait la création d’espaces « inoffensifs, insignifiants et neutralisants »3, des espaces qui « dissipent la menace du contact ». Cet état de fait est symptomatique de nos sociétés où les individus ont peur de s’exposer à l’autre, de courir le risque de la rencontre. Les sources de cette « chute de l’homme public » sont à renvoyer à deux grandes transformations: d’abord le règne de l’urbanisme fonctionnaliste, ensuite l’évolution d’une société marquée par le repli sur les sphères du privé. Cette tendance à l’évacuation de l’espace public peut-être traduite par le terme d’encapsulation4, c’est-à-dire le retranchement de la société à l’intérieur d’une série de « capsules » isolées, délimitées, scellées. Le parangon de ce phénomène serait l’ « architecture capsulaire », favorisée notamment par une réduction du besoin de communication avec l’extérieur et par une exigence accrue d’évoluer dans des environnements protégés. Par conséquent, des lieux tels que les centres commerciaux, les parcs à thèmes, les hôtels ou les aéroports constituent les nouveaux atriums d’une société capsulaire, à la fois imperméables au monde extérieur et connectables entre eux. La ville générique est donc celle où les masses quittent la scène publique (la rue, la place), pour se retrouver au sein de modules capsulaires. Dans un mouvement analogue à cette désertion de l’« agora », on remarque également une nette propension à l’encapsulation au niveau de l’habitat individuel. A travers une autre série de photographies représentant Mexico city, (mais prises frontalement depuis la rue cette fois), Claudia Fernández nous fait croire à une ville constituée exclusivement de façades hermétiques. En mettant l’accent sur des éléments tels que des portes d’entrées et de garages fermées, des fenêtres closes aux rideaux tirés, des grillages, clôtures, barreaux et autres combos sécuritaires, l’artiste convertit de simples immeubles en tours imprenables, de banales résidences en bunkers fortifiés… Par esprit de contradiction, ces symboles de dissuasion nous incitent à sonder l’hermétisme des façades, dans l’espoir ingénu de déceler « la beauté occulte dans la propriété d’autrui ». Mais cette tentative de vision Rem Koolhaas; La ville générique in S,M,L,XL; 010 Publishers, Rotterdam, 1995, p.1250. Voir Richard Sennet; La ville à vue d’œil; Editions Plon, 1990. Note: les expressions entre guillemet qui suivent sont également extraites de cet ouvrage. 4 2 3 Voir Lieven De Cauter; The capsular civilization. On the city in the age of fear; NAI Publishers, Rotterdam, 2004. 38 39 échographique ne peut que rester sans succès, car l’essentiel de la vie se déroule à l’intérieur de la zone sécurisée; l’accès (même visuel) étant réservé aux personnes autorisées. L’habitat contemporain devient à la fois refuge et forteresse5, régi par un individualisme croissant, et, ce qui est bien pire, par une écologie de la peur. D’une certaine façon, on remarque que les vues frontales de Claudia Fernández font écho aux vues plongeantes de Melanie Smith: à l’instar des ‘Photos for Spiral city’, la série ‘La belleza oculta en la propiedad ajena’ nous propose une ambiance où règne un calme engourdissant, un cadre de rues désertes où l’homme semble absent… La ville contemporaine serait-elle donc résolument générique? Serait-elle vouée à l’impersonnalité, l’homogénéité, l’infinie croissance ainsi qu’à la privatisation et à l’évacuation du domaine public? Certaines zones de Mexico city semblent effectivement illustrer à merveille les théories de Koolhaas, tant en termes architecturaux qu’urbanistiques. En effet, des pans entiers de la ville ont été démolis pour faire place à de nouveaux quartiers, de nouveaux immeubles, qui à leur tour ont été détruits quelques années plus tard, effaçant ainsi une grande partie du caractère de la ville et de ses particularités historiques. De même, les ouvrages publics entamés durant le XXème siècle pour faire face à l’incroyable expansion de la ville et à une pression démographique croissante –infrastructures viaires, anneaux périphériques, réseau métropolitain- ont contraint Mexico au transport routier et contribué à la mort de la « rue comme espace public » et donc de la ville comme théâtre. Claudia Fernández, de la série ‘La belleza oculta en la propiedad ajena’, Mexico D.F., 1997-2000. Les nouvelles formes d’enclaves résidentielles, telles les « Gated Communities » constituent les archétypes d’une architecture capsulaire, dominée par un souci de conservation identitaire et à fortiori, par la peur de l’autre. 5 40 41 La ville résistante. Où l’on s’aperçoit que les masses ne semblent pas si pressées d’abandonner la scène publique. Pourtant, toute la ville de Mexico ne correspond pas au modèle décrit par Koolhaas et mis en images par Melanie Smith ou Claudia Fernández, loin s’en faut. Du reste, dans certains quartiers de Mexico, la notion d’abandon du domaine public ressemble plus à une mauvaise blague qu’à un destin inéluctable… L’exemple le plus marquant est certainement celui du Centre historique, confluent de tous les flux mais également lieu d’arrêt des masses. Et nous ne nous référons pas ici aux nouvelles masses6, celles qui envahissent les centres des villes anciennes, armées d’appareils photos; nous parlons des foules hétéroclites constituées de ces hommes et femmes qui habitent Mexico. Car si les touristes sont bel et bien présents dans le centre, ils ne sont sûrement pas les seuls à activer cet espace hypersaturé, impur et hétérogène, cette source inépuisable de sensations variées… Le « Centro histórico » constitue d’ailleurs le terrain de prédilection de l’artiste belge Francis Alÿs, qui arpente ses places et ses rues, répertoriant minutieusement une kyrielle de micro-situations urbaines. Dans une série de photographies intitulées ‘Zócalo’, Alÿs nous dévoile une pratique de l’espace public peu visible aux yeux de l’observateur lambda. Sur la place principale, un groupe de personnes s’arrête pour profiter de l’ombre que projette au sol l’imposant mât du drapeau mexicain. Si l’on dépasse le côté anecdotique des clichés qui assimilent comiquement la place à un cadran solaire humain, on remarque également que l’espace de l’ombre devient un Parallèlement à l’évacuation du domaine public (et donc à une dé-théâtralisation de la ville), Lieven De Cauter observe l’apparition de « nouvelles masses », qui, depuis quelques années, ont pris d’assaut les centres historiques. Ces « nouvelles masses », si elles rendent à la ville son statut de scène, sont cependant loin de reformuler les bases d’une nouvelle vie publique, de nouvelles formes de sociabilité. Le décor y est faux, recyclé, réévalué: il est en effet soumis aux diktats du divertissement commercial et du tourisme spectaculaire, qui n’est consommable qu’au travers de l’artifice. 6 43 lieu de rendez-vous, un temps de pause improvisé dans un parcours déterminé, un prétexte à se tailler une bavette avec le voisin de circonstance. Cette œuvre d’Alÿs révèle les possibilités non-exploitées des lieux de réunion communautaires, où se créent des occasions inédites de complicité et de prise de conscience de l’autre. Evidemment le Zócalo est et a toujours été un point de ralliement, un espace de rencontre. De tous temps, il a accueilli sittings et commerçants, foules oisives et destins personnels. Eminemment public et politique, il fait partie de ces lieux que l’expansion de la mégalopole réduit de jour en jour mais qui tardent cependant à être abandonnés par les masses. « Etre dans le Zócalo –nous dit Carlo Monsiváis- c’est se sentir heureux et fièrement d’ici, soit, à l’ère postmoderne, citoyen du monde en un sens nouveau. Dépôt de nostalgies, siège des protestations, fondement de (certains) pouvoirs, le Zócalo est l’espace auquel on ne saurait renoncer. Pour l’immense majorité des Mexicains, le travail et la vie quotidienne se déroulent loin du Zócalo, à la différence de leur vie symbolique. Le Zócalo est ce qui nous reste de la représentation concrète et mythique d’un Mexique antérieur à la mondialisation, avec son va-et-vient d’ambitions, de prouesses populaires, de demandes légitimes, d’excentricités, de tutoiement des hiérarchies, de querelles, de souvenirs, de duels, de victoires. Le Zócalo, grâce à son accessibilité, à la diversité de ses usages, à sa réactivation continue du grégarisme, est démocratique au sens le plus transparent du terme. Le Zócalo est ce qui, en admettant progressivement toutes les agitations réelles et allégoriques, n’exclut jamais aucun de ses spectateurs»7. page précédente:Francis Alÿs, ‘Zócalo’, Mexico DF, 1999. page actuelle: Francis Alÿs, de la série ‘El centro histórico de la Ciudad de México’, Mexico DF, 1990-2007. Carlos Monsiváis in Le centre historique de la ville de Mexico (Catalogue publié à l’occasion de l’exposition « Francis Alÿs. La cour des miracles » au Musée des Beaux-Arts de Nantes); Turner Publicaciones, Espagne, 2005, pp. 33-36. 7 44 45 Où l’occupation marginale transgresse les barrières de l’établi. Monsiváis nous livre-t-il un ultime sursaut lyrique à propos d’un cimetière de symboles, juste avant la disparition inéluctable de l’urbanité telle que nous la connaissons? Pas sûr. Car les espaces de nostalgie sont souvent le réceptacle d’occupations marginales et résiduelles, qui à leur tour transforment et rénovent les notions d’urbanité… Ce qui est sûr, en revanche, c’est que ces espaces contredisent une marche uniforme vers une modernité accrue, vers un état de contemporanéité absolu. Les processus de modernisation sont loin d’être homogènes et auraient plutôt tendance, selon le degré de « résistance » de chaque société, de chaque ville, à creuser des fossés entre d’une part, un courant dominant et, d’autre part ce qui subsiste du passé, ce qui résiste, ce qui se désiste. Certains récits photographiques d’Alÿs mettent en scène des animaux (poules, cochons,…) qui mènent une vie paisible au gré des rues du centre. Etonnant paradoxe que ce télescopage de cultures proprement rurales dans une réalité urbaine. En ce siècle où l’urbain semble partout, tant physiquement que dans les mentalités, quoi de plus étrange que de se retrouver confrontés à ces présences animales au sein d’une mégapole contemporaine. De façon pragmatique, ce phénomène peut être expliqué par un double mouvement. Le premier mouvement est l’exode rural qui a envahi Mexico durant la seconde moitié du XXème siècle, occasionnant une transposition de modes de vie paysans au sein même de la ville. Le second est celui de l’englobement de villages avoisinants par la mégapole, mouvement qui a engendré une difficulté palpable 47 pour d’anciens villageois « engloutis » de s’acclimater aux cultures urbaines. Mais Alÿs estime que ce lapsus « urbain-rural » témoigne moins d’une négation de modes de vie préjugés « urbains » que d’une liberté prise par tout un chacun par rapport à des carcans imposés… Il associe la tolérance vis-à-vis de la présence animale dans la ville à un des symptômes de la réserve de la mégapole à entrer dans le carcan imposé de la modernité. En effet, les villes européennes moyenâgeuses, tout urbaines qu’elles étaient, n’abritaient-elles pas une quantité incroyable d’animaux, avant que ceux-ci ne soient éradiqués de la cité moderne aux conceptions hygiénistes? Une autre présence animale récurrente dans l’œuvre d’Alÿs est celle des chiens errants. Dans une ville où 21 millions d’hommes partagent leur territoire avec près d’un million de chiens vagabonds, l’élément canin devient une redondance digne d’intérêt. A travers une série de photographies intitulée ‘Sleepers’, Alÿs dévoile des hommes et des chiens dormant à même le sol dans les rues du centre de la capitale. Humanisation de la bête ou « bestialisation » de l’homme? L’homme en marge de la société contemporaine serait-il relégué au rang de l’animal? Où d’une certaine façon en acquiertil la liberté? Sans tomber dans une immorale esthétisation de la précarité, cette confrontation entre l’homme errant et son alter ego canin ne met-elle pas en exergue un certain idéal de liberté: liberté d’errer sans but, de se poser, d’user de l’espace à sa guise? Ces photographies ne sont-elles pas le témoignage d’un refus silencieux de l’ordre civique? Quoi qu’il en soit, l’œuvre d’Alÿs révèle le centre Francis Alÿs, de la série ‘El centro histórico de la Ciudad de México’, Mexico DF, 1990-2007. 48 49 historique de Mexico comme un espace de possibles, à la fois anachronique et actuel, où les discrètes transgressions des uns rencontrent la voix collective d’une foule qui se refuse à quitter le navire… Mais les centres historiques, de par leur occupation traditionnelle en tant que scènes publiques, sontils les seuls à pouvoir accueillir en leur sein des vestiges d’urbanité voire d’en proposer d’autres? Les hubs autoroutiers, les parkings de supermarchés et autres « non-lieux » de la ville contemporaine peuvent-ils également inciter de nouvelles pratiques sociales et urbaines? En guise de réponse, tirons les enseignements de l’anecdote suivante. Une femme se promène sur les plages de Tijuana et en jetant un œil sur le paysage familier que lui inspire la barrière de sécurité qui sépare le Mexique des Etats-Unis, elle assiste au spectacle étrange d’un jeune couple s’embrassant goulûment à travers les pans métalliques de la clôture. Elle, la jeune fille, se tient debout du côté mexicain. Lui est aux Etats-Unis. Au-delà du gain de temps évident de ne pas traverser la frontière pour un « simple » baiser, l’observatrice s’interroge sur les termes dans lesquels ils ont fixé le lieu de cette rencontre. Se sont-ils donné rendezvous « à la barrière de sécurité » ou encore à « au trou dans la barrière de sécurité »? Comment une séparation physique et mentale d’aussi grande envergure peut-elle devenir un lieu de retrouvailles? Un lieu tout court? Plus que tout, se seraientils embrassés de la même manière s’ils s’étaient retrouvés du même côté de la frontière? Cette anecdote ainsi que les exemples précédents rejoignent d’une certaine façon la pensée de Michel de Certeau, qui estime que la foule sans qualité est loin d’être obéissante Francis Alÿs, de la série ‘Sleepers/Durmientes’, Mexico DF, 1997-2007. 50 51 et passive, mais pratique sans cesse des écarts aux régimes dominants, que ce soit par plaisir ou nécessité. « La raison technicienne- dit-il- croit savoir comment organiser au mieux les choses et les gens, assignant à chacun une place, un rôle, des produits à consommer. Mais l’homme ordinaire se soustrait en silence à cette conformation. Il invente le quotidien grâce aux arts de faire, ruses subtiles, tactiques de résistance par lesquelles il détourne les objets et les codes, se réapproprie l’espace et l’usage à sa façon »8. D’ailleurs, les espaces transfrontaliers ne sont-ils pas par excellence les points d’intersection entre une série de macro et micro relations, à la fois les espaces de l’administration du pouvoir et des résistances à celui-ci? Le poste frontalier de San Ysidro, principale porte d’entrée et de sortie entre Tijuana et San Diego, est un lieu hautement formel, occupé par des mécanismes très stricts de vigilance, contrôle et sécurité. C’est aussi un lieu de gestion intense des flux de mobilité, où sont canalisées chaque jour plusieurs milliers de personnes et où le temps d’attente peut atteindre 50 minutes en journée et plus d’une heure et demie aux heures de pointe. Les différentes mobilités qui transitent à travers le Port d’entrée de San Ysidro sont séparées en bandes différenciées et se divisent en plusieurs sous-mobilités: piétons, automobilistes, cyclistes et transports publics. Cet endroit aux apparences hautement technocratiques a pourtant donné naissance à une économie souterraine, via la formation de micros entreprises, destinées à faciliter la mobilité. En 2000, un habitant de Tijuana plus entrepreneur que les autres a lancé un commerce de location de bicyclettes Voir Michel de Certeau; L’invention du quotidien. Tome I : Arts de faire; Editions Gallimard, Paris, 1990 (nouvelle édition, établie et présentée par Luce Giard). 8 au point frontière. En effet, la bande réservée aux cyclistes étant la plus rapide, ce mécanisme permet aux piétons qui le désirent de diminuer leur temps d’attente en louant un vélo. Ce vélo sera ensuite récupéré du côté américain et ramené à Tijuana par le biais d’un mécanisme identique. Les « maleteros » (porteurs), groupement important de commerçants informels, jouent également un rôle clé dans cette assistance à la mobilité: ils facilitent le flux circulaire de transport de biens de consommation et de bagages. En s’infiltrant dans le milieu des maleteros, l’artiste Mark Bradford a cartographié non pas d’évidentes trajectoires verticales entre Tijuana et San Diego, mais bien les interconnexions circulaires qui résultent des échanges économiques informels qui pénètrent et circulent autour de la frontière. Ces observations mettent en évidence l’ingéniosité et la nécessité de ces systèmes et ont donné lieu à un projet de collaboration entre l’artiste et des groupes de « maleteros », dont nous reparlerons par la suite. La série ‘Ambulantes’ de Francis Alÿs résulte également d’un intérêt particulier porté à un groupe faisant partie intégrante de l’économie informelle de la ville de Mexico: les vendeurs ambulants. ‘Ambulantes’ fait l’inventaire d’une série de structures mobiles, -voiturettes, conteneurs, chariots-, qui sont portés, poussés, tirés en rue sans nécessité d’un véhicule motorisé. Cette œuvre, ou plutôt cette séquence narrative, fait référence aux récits de l’économie souterraine et à leur présence significative dans les villes latino-américaines: le vendeur ambulant, en n’ayant pas accès aux chaînes de distribution, transport et commercialisation de l’économie formelle, 52 53 se doit de survivre aux marges de celle-ci, fabriquant ses propres infrastructures, au-delà de l’économie établie. Entendons-nous bien. Il ne s’agit nullement d’idéaliser sans retenue ces pratiques marginales, et ce malgré les possibilités d’inventivité subtiles qu’elles mettent en lumière. Car si les formes de résistances qui ont été exposées jusqu’à présent expriment de façon originale le simple refus d’occuper l’espace « comme convenu », elles ne sont que trop souvent liées à un état de pauvreté, qui pousse l’homme à trouver des solutions de survie… En réalité, il s’agit surtout de tenter de comprendre l’impact des processus de modernisation sur la ville contemporaine. De ce point de vue, le choix de Mexico city et Tijuana comme cas d’étude n’est pas innocent. Les villes du tiers-monde (et par conséquent les villes latinoaméricaines) ont ceci d’intéressant qu’elles révèlent avec plus de violence les failles du projet de « modernisation ». Ce qui ne veut nullement dire que ces failles (et donc ces résistances) n’existent pas ailleurs, dans les villes du premier monde par exemple. Elles y sont juste moins visibles. Proposer Mexico city et Tijuana comme cas d’étude relève donc d’une volonté de saisir les logiques globales de la ville contemporaine tout autant que ses dissonances locales. Cette volonté est à mettre en parallèle avec le principe de « micropolitique », énoncé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, principe qui souligne les rapports toujours plus intenses, au fur et à mesure que s’impose la modernité, entre le « molaire » d’un coté (le dur, l’établi, l’idéologie dominante) et le moléculaire de l’autre (l’impondérable, le contreprojet, ce qui résiste au niveau local)9. A travers leur pensée, Deleuze Francis Alÿs, de la série ‘Ambulantes’, Mexico DF, 1992-2007. 9 Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari; Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2; Editions de Minuit, Paris, 1980. 54 55 et Guattari mettent en évidence le rôle capital joué par les minorités et par tout ce qui relève du « mineur » dans le développement de nos sociétés. D’où l’intérêt de révéler les formes de résistance qui naissent au sein de la ville contemporaine, à l’heure où le globalitarisme social, culturel, économique et technologique semble induire un inévitable appauvrissement de la subjectivité individuelle et collective et par conséquent, de l’occupation spatiale. La ville écartelée. Où la ville affiche son lot quotidien de contradictions. Certes, la ville tend à devenir générique, indifférenciée, homogène et s’éparpille sur le territoire sous la forme de périphéries anonymes et sans caractère… Et pourtant, la ville contemporaine est également le lieu par excellence des sensations sans cesse renouvelées, où l’urbain est poussé à l’extrême de sa saturation spatiale et symbolique. Certes, on remarque une tendance à la désertion du domaine public et au retranchement des masses dans des cellules capsulaires… Et pourtant, certains espaces opposent à cette tendance une farouche résistance, affichant une densité élevée ainsi qu’une étonnante intensité et diversité d’utilisation. Certes, la globalisation égalise et homogénéise tout sur son passage, codifie les comportements et implique de sérieux risques d’appauvrissement de la diversité culturelle et spatiale. Et pourtant, s’il ouvre l’œil, le spectateur avisé peut recenser une pléthore d’occupations marginales et résiduelles au sein des espaces urbains. Cette tendance à la schizophrénie que semblent afficher les villes contemporaines, tant au niveau de leurs acteurs sociaux qu’en termes spatiaux, est à la base de cette troisième lecture qui continue sur la lancée de la confrontation. Quelle est l’incidence du paradoxe global-local sur les villes contemporaines en termes économiques, sociaux, culturels, spatiaux et temporels? Du point de vue économique, l’implacable intégration des villes contemporaines au capitalisme global, loin de se révéler homogénéisante, n’a fait qu’accentuer les inégalités sociales. L’histoire récente du Mexique s’est caractérisée par une volonté (au niveau politique du moins) d’accéder aux réseaux économiques mondiaux. Durant les années 80, le pays s’est efforcé de moderniser ses réseaux de production et de communication, ainsi que de favoriser l’investissement étranger. La signature de l’ALENA10 en 1994 constitue le point culminant de cette volonté de libéralisation des marchés… Malgré l’importante crise économique qui a suivi la signature de ce traité, l’entrée du Mexique dans l’économie planétaire a pourtant permis, entre autres, de placer Mexico city au rang de « ville globale »11. Toutefois, ce statut a également entraîné au sein de la capitale un coût social considérable: la tant désirée restructuration économique s’est accompagnée d’une accentuation notoire de la dualisation de la structure socioprofessionnelle de la population, de l’institutionnalisation du marché du travail informel, de l’accroissement corrélatif des inégalités sociales et, par conséquent, d’une polarisation socio-spatiale. Le contraste entre la haute noblesse d’entreprise vivant dans les quartiers huppés et le sous-prolétariat des bas quartiers déshérités s’est donc accru 10 L’ALÉNA ou Accord de libre-échange nord-américain (en anglais, NAFTA et TLCAN en espagnol) est un traité créant une zone de libre-échange entre les trois pays d’Amérique du Nord : le Mexique, les États-Unis et le Canada. 11 Voir Saskia Sassen; The global city: New York, London, Tokyo; Editions Descartes & Cie, Paris,1996. 56 57 de façon directement proportionnelle à l’entrée du Mexique dans le réseau global de l’économie marchande. Etonnant contraste que celui qui existe entre les anthropologies de la marginalité présentes dans certaines œuvres d’Alÿs et l’anthropologie de l’extrême richesse révélée par la série ‘Ricas y Famosas’ de Daniela Rossell. Dans ces photographies, l’artiste met en évidence le style de vie des millionnaires de la capitale mexicaine, en les montrant dans leurs espaces privés c’est-à-dire dans leurs énormes villas ou dans leurs penthouses surplombant la ville, vêtues d’habits griffés, entourées de leurs collections d’œuvres d’art, de meubles somptueux et autres objets baroques. Loin de centrer son regard ethnographique sur la vie quotidienne des moins nantis, sur la pauvreté urbaine ou sur des scènes populaires, l’artiste s’est focalisée sur les us et coutumes de femmes et de jeunes filles appartenant à la minorité la plus puissante du Mexique: les ultra-riches. La sortie du livre reprenant les photographies acidulées de ‘Ricas y Famosas’ a d’ailleurs causé un tollé généralisé parmi le public mexicain. Si certains critiques bien pensants ont surtout attaqué les qualités plastiques et esthétiques de l’œuvre, en la cataloguant de « summum du kitsch ou d’apologie du mauvais goût », le malaise semblait se situer ailleurs, c’est-à-dire, dans les sujets eux-mêmes. En effet, ces femmes n’étaient pas seulement riches et connues, comme le précise le titre. Elles étaient avant tout les épouses et les filles des principaux hommes politiques du PRI12, ainsi que des magnats des entreprises mexicaines. A savoir, précisément les individus tenus responsables de la crise économique qui a frappé le pays en 1994, ainsi que du maintien voire de l’accroissement des inégalités 12 Le PRI (Partido Revolucionario Institucional) est un des principaux partis mexicains, qui a conservé un pouvoir hégémonique pendant plus de 70 ans (de 1929 à 2000). 59 60 61 Daniela Rossell, de la série ‘Ricas y Famosas’, Mexico DF, 1991-2004. Francis Alÿs, de la série ‘Mendigos’, Mexico DF, 2002-2004. 62 63 Daniela Rossell, de la série ‘Ricas y Famosas’, Mexico DF, 1991-2004. Claudia Fernández, de la série ‘La belleza oculta en la propiedad ajena’, Mexico D.F., 1997-2000. sociales au Mexique. En montrant ces femmes insouciantes, oisives, vaines et superficielles dans un environnement hermétique aux réalités de la « rue », l’artiste ne pouvait qu’enflammer la critique. La publication de ce recueil de photographies, prise par certains comme une provocation ouverte et écoeurante, a mis en avant les tensions intenses qui existent au Mexique entre la classe dominante et le commun des mortels. Dans une ville où plus de 50% de la population vit de l’économie informelle, en dessous du seuil de pauvreté et au sein de quartiers défavorisés ou de bidonvilles, le spectacle offert par Daniela Rossell, au-delà de ces qualités plastiques, est un travail de divulgation dont on n’a que trop souvent ignoré la véritable teneur critique. Moins sulfurique mais tout aussi polémique s’est révélée l’installation ‘Century 21’, réalisée durant la deuxième version d’inSite13 par l’artiste Marcos Ramirez ERRE. ‘Century 21’, loin d’évoquer une quelconque merveille futuriste de science-fiction, montrait une baraque faite de tôles ondulées, de pneus et de planches, semblable à l’architecture précaire des bidonvilles. Le tout se trouvait en plein centre de Tijuana au sein d’un espace symbolique, au caractère moderniste et propret: l’esplanade du CECUT14, siège de la culture officielle. L’artiste, converti pour l’occasion en Cassandre, désirait réaliser une œuvre présageant un futur urbain fait, non pas de formidables progrès, mais d’insoutenables disparités. Originaire de la région, Marcos Ramirez ERRE a toujours été sensible aux paradoxes de sa ville natale, extrême et inégale. Théâtre de nombreuses contradictions, Tijuana constitue en quelque sorte une forme paradigmatique de la ville écartelée. 13 Le programme artistique binational inSite, organisé successivement en 1992, 1994, 1997, 2000, et 2005 travaille sur les logiques urbaines et frontalières tant dans ses conditions régionales que globales. En organisant des rencontres artistiques et des expositions collectives entre Tijuana et son pendant américain, San Diego, ils tentent d’interpréter la désorientation sémantique de ce territoire en donnant voix à une pléthore d’artistes qui à leur tour donnent sens et non sens au phénomènes urbains et frontaliers. 14 Centre Culturel de Tijuana. 64 65 Marcos Ramirez ERRE, documentation de l’installation ‘Century 21’, inSite94, Tijuana, 1994. Située au principal carrefour du continent américain, entre le premier et le tiers monde, elle se dessine dans l’imaginaire collectif tant comme l’icône du passage que de l’infranchissable barrière. L’identité de Tijuana –à la fois transitoire et insulaire- peut être expliquée par ce que Félix Guattari nomme « un double mouvement »15: c’est-à-dire d’une part « un nomadisme de travail et une pression des populations du tiersmonde vers les pays riches » assorti à « la fixation des populations dans les espaces nationaux causée par un contrôle renforcé aux frontières et aux aéroports et par une politique de limitation de l’immigration ». Tijuana est le fruit même de ce double mouvement. Ville de passage, elle demeure un point de prédilection des candidats à l’émigration clandestine et le lieu de transit de milliers de « commuters » qui, en toute légalité, traversent chaque jour « de l’autre côté », que ce soit pour travailler, se récréer ou simplement faire des courses. Mais Tijuana est également un territoire barricadé. Telle une énorme balafre dans le paysage urbain, le mur qui sépare le Mexique des EtatsUnis est une composante omniprésente dans la ville, tant de façon physique que symbolique. De plus, l’implémentation de l’opération « gatekeeper »16 et la présence renforcée de la Border Patrol » ont entraîné la sédentarisation forcée d’allochtones au sein de la ville. Des populations entières venues des quatre coins du Mexique et d’Amérique Centrale en quête de l’American Dream, se retrouvent ironiquement arrêtées aux portes mêmes du rêve. A ces populations viennent s’ajouter celles constituées par les déportés latino-américains expulsés des Etats-Unis et qui atterrissent majoritairement à Tijuana. Toutes ces personnes « de passage », même lorsqu’elles vivent dans l’attente de (re)passer la frontière, permettent à Tijuana de battre tous les records du continent américain en termes de taux d’accroissement de population. Selon Raúl Cardenas, fondateur du collectif multidisciplinaire Torolab, Tijuana est « la ville où le provisoire devient permanent ». Cette contradiction engendre un cruel manque de logements dans la ville: les gens de passage étant parfois contraints de prendre racine. Partant de cette problématique d’un espace à la fois transitoire et sédentaire, Torolab a développé une série de projet sous la dénomination ‘Arquitectura de emergencia’. L’un de ces projets ‘(SOS) Unidad de supervivencia 701’ est une unité d’habitation contenue dans un sac à dos démontable qui offre les conditions élémentaires de survivance. Une fois déployée, elle reproduit les dimensions d’un panneau publicitaire de façon à se fondre dans le paysage urbain. L’unité peut également être porteuse d’un message: le nomade a donc la possibilité de communiquer, pour trouver de l’emploi par exemple. Tijuana: espace poreux ou espace cloisonné? Tout semble indiquer qu’aujourd’hui, la mobilité constitue un des premiers facteurs de ségrégation. Le degré de mobilité distingue ceux qui sont en bas et ceux qui sont en haut de la société, c’est-à-dire la liberté de choisir l’endroit où ils veulent être. Ainsi s’opposent ceux qui peuvent voyager librement et ceux qui sont contraints d’abandonner leurs lieux de vie ou qui se retrouvent cloisonnés par l’impossibilité de se mouvoir. Zygmut Bauman rappelle qu’il y a des « différences profondes 15 Félix Guattari; Pratiques écosophiques et restauration de la cité subjective in Quaderns n° 238,Barcelone, juillet 2003, p.51. 16 En 1994, suite à la crise économique mexicaine, le gouvernement américain s’est vu dans la crainte d’un accroissement de l’émigration clandestine. Les U.S.A. ont donc lancé le programme « Gatekeeper », qui a pour mission de renforcer la surveillance des routes traditionnelles de migration afin de combattre le passage illégal de la frontière. Si le programme a obtenu des résultats probants, il a également fait augmenter de 500% le nombre de morts depuis son instauration. En effet, privés de leurs routes habituelles, les migrants entreprennent de passer « de l’autre côté » dans des zones peu surveillées (montagnes, déserts), aux conditions climatiques et topographiques peu hospitalières. 66 67 entre les deux mondes situés aux deux bords, supérieurs et inférieurs de la hiérarchie de la mobilité »17. « Pour les uns, l’espace n’est plus une contrainte, il peut être traversé que ce soit dans sa forme réelle ou virtuelle ». Pour les autres, « cloués à la localité, qui ne peuvent se déplacer », l’espace est bien réel et les enferme. Si pour une grande quantité de ses habitants, Tijuana peut être vécue comme une enclave, pour d’autres, capables de se mobiliser, la présence de la frontière constitue un attrait indéniable. Pour ces derniers, la ville s’étend dans une débauche spatiale autrement plus large que celle impliquée par ses frontières physiques et son territoire national. En effet, pour les commuters par exemple, Tijuana n’est pas une identité urbaine autonome mais un organisme bicéphale, qui ne peut être pensé sans son alter ego américain, San Diego. Ces deux villes frontalières font d’ailleurs à leur tour partie d’un territoire conceptuel qui dépasse largement leurs limites urbaines et s’étend du Sud au Nord, d’Ensenada à Los Angeles. Disparités évidentes donc entre ceux qui vivent dans une réduction de la contrainte spatiale et ceux qui y sont cantonnés. Si dans son film ‘From the Other Side’ Chantal Ackerman nous livre les images d’un adolescent cherchant désespérément à rejoindre les siens de l’autre côté mêlés à des travellings sans fin d’un mur infranchissable et surveillé à l’extrême, d’autres artistes en revanche s’intéressent à la frontière comme espace poreux, comme zone liminale: l’endroit même où les continents « respirent ». Le pantalon transfrontalier ‘Pantalones transfronterizos’, a été spécialement conçu par le collectif Torolab pour une population qui se déplace Torolab, ‘Arquitectura de emergencia’, Tijuana, 2002. Voir Zigmunt Bauman; Le coût humain de la mondialisation; Hachette, Paris, 1999. Note: les expressions entre guillemet qui suivent sont également extraites de cet ouvrage. 17 68 69 de façon continue entre deux pays dans un mouvement régional. Ce pantalon incorpore un certain nombre de poches de sécurité, intérieures et retournables, dont les dimensions s’adaptent à différents formats administratifs: dans le cas où le porteur est mexicain, elles peuvent contenir un passeport et un visa laser. Si ce dernier est américain, elles permettent de garder la carte de crédit ou d’identité. Par la suite, ces pantalons ont été utilisés dans un autre projet ‘La región de los pantalones transfronterizos’. Pour réaliser celui-ci, Torolab a sélectionné cinq personnes (de San Diego et Tijuana) en leur demandant de porter le pantalon transfrontalier, de se munir d’un téléphone portable avec GPS intégré et de vaquer à leurs activités habituelles. Le collectif a donc pu suivre les déplacements des participants au sein de la région, dans leurs itinérance d’un pays à l’autre, retraçant la piste de leurs mouvements et générant des patrons de vies quotidiennes. Postérieurement, ces suivis ont été mis sur support vidéo et reportés sur une maquette topographique, créant ainsi de nouvelles cartographies de mouvements transfrontaliers. Ces cartographies nous montrent à quel point l’espace se défait de la contrainte des périmètres politiques pour devenir perméable. Tijuana et San Diego sont d’ailleurs des villes conurbées: vingt-cinq minutes seulement séparent leurs centres respectifs. ‘You are aqui’, un « panneau publicitaire » installé par Arturo Cuenca au-dessus du « Puente México » situé entre Tijuana et San Diego nous montre via une image satellite la façon dont s’unissent ces deux villes en un seul et même continuum urbain. Chantal Ackerman, stills du documentaire ‘From the other side’, Aguas Prietas-San Diego, 2002. 70 71 73 74 75 Torolab, documentation de l’action ‘La región de los pantalones transfronterizos’, entre Ensaenada et Los Angeles, 2004-2005. Arturo Cuenca, documentation de l’installation ‘You Are Aqui’, inSite 2000, Tijuana, 2000. Selon Cuenca « le microcosme San Diego-Tijuana atteint une valeur iconique et symbolique du village global: la structure de ces deux viles contredit le discours politique de la frontière»18. Pourtant (et ceci pour continuer dans un esprit de contradiction), rarement dans l’histoire deux cultures, deux sociétés, deux économies si radicalement opposées n’avaient occupé un même territoire géographique. Dans ‘Traffic’, Steven Soderbergh met en évidence les dichotomies flagrantes qui existent entre ces deux villes. De part et d’autre de la frontière fleurissent notamment deux urbanismes totalement différents: celui de San Diego est un urbanisme traditionnel basé sur le contrôle, qui définit la forme de son accroissement. Celui de Tijuana, en revanche, se manifeste par des implantations nomades, irrégulières ou illégales qui envahissent sa périphérie. Tandis que San Diego se fait appeler « the best city in America », les mexicains voient Tijuana comme un hybride décadent, un monde transitoire séparé du reste du pays. Tandis qu’aux Etats-Unis, on perçoit San Diego comme une pittoresque ville du bord de mer, comme un site agréable pour s’octroyer une retraite bien méritée, Tijuana est vue comme un paysage transitoire, sans réelle identité… Proximité géographique mais éloignement sémantique donc… Même si leurs centres respectifs se trouvent à une vingtaine de minutes de distance, le contraste qu’il y a entre les deux villes en termes socioéconomiques et politiques rendent cette distance infinie. Dans ‘Picturing Paradise’, l’artiste Valeska Soares a installé deux grandes plaques réfléchissantes en acier inoxydable sur la palissade qui sépare le « Border Field 18 Arturo Cuenca, You Are Aquí in Fugitive sites/Sitios fugivos (Catalogue récapitulatif d’inSite 20002001 commissariat de Susan Buck-Morss, Ivo Mesquita , Osvaldo Sánchez et Sally Yard); édité par Osvaldo Sánchez et Cecilia Garza, San Diego/Tijuana, 2002, p.92. 76 77 Steven Soderbergh, stills du film ‘Traffic’, Tijuana-San Diego, 2004. State Park » (San Diego) des « Playas de Tijuana ». Les miroirs faussaient la vision de part et d’autre de la frontière, en donnant l’impression que l’espace d’un pays s’étendait sur l’autre. En s’approchant, le spectateur se retrouvait face à son reflet et à une citation tirée des Villes Invisibles d’Italo Calvino, annihilant ainsi l’illusion d’ouverture et de continuité. Car ce que l’on voit en réalité n’est que l’image du côté de la frontière où l’on se trouve, reflétée depuis un espace impossible d’accès. La ville Invisible de Calvino qui correspond au projet n’est autre que Valadre, construite sur un lac qui lui renvoie son image, son double, son alter ego. Le parallèle établi avec Valadre exprime de manière directe les rapports conflictuels entre San Diego et Tijuana. “Les deux Valadre vivent l’une pour l’autre, elles se regardent dans les yeux: mais elles ne s’aiment pas»19... Cependant, ces apparentes oppositions engendrent également des images de juxtapositions, comme celles qui apparaissent lorsque « les centres commerciaux et les maisons préfabriquées de San Diego commencent à occuper les coins de rue de Tijuana et quand, dans certaines zones de San Diego, commencent à apparaître des quartiers apparemment chaotiques. Il semble inévitable que les deux villes se contiennent l’une l’autre. Dans chaque ville du premier monde existe une ville du tiers-monde et chaque ville du tiers-monde est une réplique de la première »20: « il n’existe ou n’arrive rien dans l’une que l’autre Valadre ne répète, car la ville fut construite de telle manière qu’en tous ses points elle soit réfléchie par son miroir (…) le miroir, tantôt grandit la valeur des choses, tantôt la nie. Tout ce qui paraît avoir de la valeur au-dessus du miroir ne résiste pas à la réflexion »21. Italo Calvino; Les villes invisibles; Editions du Seuil, Paris, 1974, p.67. Teddy Cruz, Viajes de ida y vuelta: Crónicas desde el límite in inSite_05: Conversaciones. Zonas liminales, flujos en curso/Extranjeros, habitantes y cosmopólitas (Recueil de conversations à l’occasion d’inSite_05); édité par Sally Yard, San Diego/Tijuana, 2005, p. 30. 21 Italo Calvino; op.cit. pp. 66-67. 19 20 78 79 Valeska Soares, documentation de l’installation ‘Picturing Paradise’, inSite 2000-2001, Tijuana-San Diego, 2001. La ville syncrétique. Où l’on réinvente des processus d’intégration. On remarque qu’une lecture contradictoire de l’urbanité, si elle insiste à juste titre sur les antinomies de la ville contemporaine, ne peut se borner à un simple jeu rhétorique qui opposerait une réalité à son contraire, dans le but illusoire de rechercher la vérité. Il s’agirait plutôt d’une logique du « à la fois », car ces phénomènes antinomiques sont toujours concomitants (la ville contemporaine peut-être à la fois homogénéisante et diversifiée, à la fois ségrégationniste et accueillante, à la fois définie spatialement et déterritorialisée, etc). Qui plus est, entre chaque extrême, une myriade de phénomènes voit le jour. Ni unidimensionnelle ni dialectique, l’urbanité contemporaine serait plutôt syncrétique. Et même s’il ne faut pas exagérer les fantasmes intégrationnistes d’une hybridation sans chocs ni heurts (les frontières ainsi que les inégalités existent et apportent chaque jour leur lot de cruauté), il est évident que les images, les idées, les significations exilées provenant de certaines structures stables se rencontrent et s’ « infectent » les unes les autres. Par exemple, une des antinomies à revoir selon un point de vue syncrétique est celui qui oppose les villes du premier monde aux villes du tiers monde. Si entre dominants et dominés, les inégalités persistent, le manichéisme de ces oppositions peut être quelque peu nuancé. Dans un monde globalisé, les mouvements de pénétration sont loin d’être unilatéraux. Si infiltration du premier monde vers le tiers monde il y a, le contraire est tout aussi vrai. Lorsque Marcos Ramirez ERRE place à quelques pas de la frontière, un cheval de Troie 81 à double tête, l’une d’elles regardant vers le Mexique, l’autre vers les Etats-Unis, il évite le stéréotype de la pénétration unidirectionnelle du nord vers le sud (impérialisme et capitalisme barbare) ou du sud vers le nord (émigration illégale). « Nous savons déjà quelles sont leurs intentions à notre égard et eux connaissent les nôtres envers eux » affirme ERRE. L’infiltration des Etats-Unis en territoire mexicain se traduit notamment par l’implantation des industries « maquiladoras »22, par les produits de consommation vendus ainsi que par la présence des touristes américains (paradis des familles middle class en quête d’exotisme mais surtout des moins de 21 ans qui recherchent frénétiquement l’abandon éthylique). Il n’est d’ailleurs pas rare de voir à Tijuana des affiches publicitaires bilingues anglais-espagnol... De même, au fur et à mesure que les populations du sud voyagent vers le nord23 à la recherche de nouvelles opportunités, celles-ci commencent à altérer les schémas socioculturels de villes comme San Diego et Los Angeles. Dans une installation vidéo dénommée ‘Osmosis y exceso’, Aernout Mik nous montre un portrait de Tijuana définie par les flux transitoires et les interdépendances avec son voisin nord-américain. En mettant en évidence la récupération de voitures américaines dans la région de Tijuana et en confrontant ces images avec celles d’un « tourisme pharmaceutique »24 professé par les « gringos », Mik explore les routes d’échanges économiques et de circulation entre les deux pays et révèle la ville contemporaine comme un conduit de réseaux interconnectés localement, qui se rencontrant dans un système autrement plus vaste, appréhendable à l’échelle globale. page précédente:Marcos Ramirez ERRE, documentation de l’installation ‘Toy and Horse’, inSite 1997, Tijuana, 1997. page actuelle: Aernout Mik, stills de la vidéo ‘Osmosis y exceso’, inSite 2005, Tijuana, 2005. 22 Une maquiladora, ou son abréviation maquila, est l’équivalent latino-américain des zones de traitement pour l’exportation. Ce terme désigne une usine qui bénéficie d’une exonération des droits de douane pour pouvoir produire à un moindre coût des marchandises assemblées, transformées, réparées ou élaborées à partir de composants importés; la majeure partie de ces marchandises est ensuite exportée. Elles attirent les investisseurs pour main d’œuvre bon marché (la quasi totalité des employés sont des femmes sous-payées), le peu de régulation du travail les normes environnementales peu exigeantes et bien sûr la faible taxation dont elles bénéficient. 82 83 Dans le même ordre d’idées, l’artiste canadien Ken Lum a réalisé une série de photographies commentées qui met en évidence une double pénétration culturelle et économique. Un de ses diptyques montre d’une part une femme de San Diego en conversation téléphonique avec (?), qui s’adonne à la tâche de choisir un restaurant pour le repas du soir : mexicain ou chinois? D’autre part, il photographie à Tijuana un petit vendeur ambulant de l’économie informelle qui propose à ses clients des produits emblématiques de la consommation globale: Coca-cola, Marlboro, M&M’s… Reconfigurations culturelles et économiques donc, au fur et à mesure que les flux multidirectionnels opèrent dans la réalité de l’urbanité contemporaine. Ces reconfigurations sont également perceptibles dans les logiques spatiales de Tijuana et de San Diego. D’un côté de la frontière, à San Diego, la présence accentuée d’une population immigrée provenant des quatre coins du Mexique et d’Amérique Latine transforme sensiblement le tissu urbain. En effet, ces populations insèrent à l’urbanité leur propre sensibilité de l’espace et du paysage. Dans certains quartiers, des familles multi générationnelles façonnent leurs programmes et prennent le contrôle de leurs micro-économies pour maintenir le niveau de vie du foyer. Ces situations génèrent de nouvelles utilisations du sol: les rues sans issue, parkings, terrains vagues et autres espaces interstitiels commencent à être appropriés par la communauté pour des usages provisoires, hybrides et multiples. De l’autre côté de la frontière, à Tijuana, certains quartiers se sont construits en récupérant des maisons préfa23 Des études récentes prévoient que dans dix ans les latino-américains constitueront la majorité de la population de l’état de Californie. 24 Se procurer une voiture bon marché à Tijuana est une opération des plus aisées : des milliers de voitures américaines de seconde voire de troisième main sont vendues à bas prix dans la ville. D’un autre côté, les produits pharmaceutiques étant moitié moins chers au Mexique, les habitants de San Diego ont pris l’habitude de venir se fournir en médicaments à Tijuana. 84 85 Ken Lum, de la série ‘Tijuana-San Diego’, inSite 97, Tijuana -San Diego, 1997. briquées provenant de San Diego. Ces infrastructures traversent la frontière pour être ensuite déposées sur des portiques métalliques: une ville récupère les fragments de l’autre et les recombine pour créer de nouveaux scénarios, de nouvelles opportunités. Ce processus de recyclage convertit Tijuana en une espèce de home depot pour San Diego, rendant accessibles des matériaux et des systèmes aux mains créatives de ses habitants. Mais ce processus de récupération ne s’arrête pas là… ‘Ruido Blanco’, une installation vidéo du collectif Torolab, met à la lumière ce processus complexe où les déchets des uns deviennent les ressources des autres. Pneus de voitures réutilisés dans la construction de murs de contention, portes de garage reconverties en toitures, palettes où arrivent les matières premières des maquiladoras réadaptées en parois étanches: les habitants continuent à transformer et à améliorer des systèmes innovateurs de recyclage. L’identité culturelle de Tijuana est d’ailleurs marquée par ces logiques de reconfiguration. En son sein, de nombreux artistes « recyclent » les symboles de l’identity thinking global à la lumière des symboliques locales. C’est le cas notamment du collectif Nortec, phénomène musical qui réunit bien entendu des musiciens mais également des graphistes, vidéastes, artistes et même des architectes dans une recherche active de fusion des expressions les plus évidentes de la culture mexicaine avec celles de la culture mondiale. Hybridation étrange des rythmes syncopés de la musique Norteña25 avec une musique techno « internationale », le style nortec s’est imposé à Tijuana puis sur la scène internationale comme un des modes de fusion entre folklorique 25 Sous l’appellation « música norteña », « grupera » ou « de banda » se retrouvent des genres musicaux originaires du nord du Mexique, caractérisés par l’utilisation du tuba, de la trompette et de l’accordéon. 86 87 page actuelle: Torolab, stills de l’installation vidéo ‘Ruido Blanco’, Tijuana, 2002. pages suivantes:Colectivo Nortec, logotypes et documentation d’un concert, Tijuana, 2000-2007. et électronique. Mais ce qui est intéressant ce n’est pas tant de mettre en évidence l’originalité ou le caractère innovant du nortec comme genre musical mais de comprendre la façon dont il s’est constitué. Intéressés initialement par une musique électronique occidentale, pure et minimaliste, les premiers intégrants du collectif ont ensuite découvert d’autres sonorités, provenant également de l’Occident, mais qui fusionnaient musique électro et rythmes latinos, telle la bossa nova par exemple. D’un coup, la musique Norteña, jusque là ignorée par ces jeunes dj’s, s’est chargée d’un intérêt nouveau. Ces sonorités avec lesquelles ils avaient toujours vécu tout en les dénigrant ont refait surface dans leur univers musical. Aujourd’hui, le style nortec est revendiqué à Tijuana non seulement comme genre musical de référence mais également comme esthétique graphique voire même comme identité culturelle et urbaine. Dans une logique similaire, ce nouveau produit identitaire a ensuite été réexporté sur la scène musicale internationale de l’électronique, dont seul le futur sera en mesure de nous révéler comment et par qui il sera récupéré et remodelé. Quid du paradoxe global-local donc? Dans un monde où se redistribuent sans cesse les notions de proche et de lointain, d’endogène et d’exogène, il y a lieu de se demander si le local et le global posent des questions d’échelle (correspondant à une logique d’emboîtements du micro au macro) ou plutôt des questions de superpositions (corrélatives à une logique de reconfigurations mutuelles). Selon Elie During26, le local et le global ne fonctionnent nullement comme des poupées russes. Le tout (le global) n’englobe pas la partie (le local, le localisable) et en retour, ce 26 Voir Elie During; Invention du local, épuisement des lieux in Airs de Paris (Catalogue de l’exposition homonyme, commissariat de Christine Macel et Daniel Birnbaum), Editions du Centre Pompidou, Paris, 2007, p. 206-211. niveau intérieur ne se borne pas à résister au pouvoir global et à sa vocation homogénéisante en lui opposant une puissance de fragmentation et de dispersion infinie. Tout se passe comme si local et global se trouvaient sur le même plan… Dans cette vision, le global active le local tout autant que le contraire dans un syncrétisme qui pourrait être défini par un mot valise en vogue en ce moment: le « glocal ». Dans une logique « glocale », les formations spatiales, identitaires, sociales, économiques et culturelles de la ville ne s’organisent pas uniquement au plan mondial: elles s’affirment localement dans un monde globalisé. Le concept de «glocalisation» a donc le mérite de restituer à ces deux termes (global et local) leur réalité syncrétique: les processus globaux créent des pratiques locales, qui a leur tour sont récupérées par des logiques globalisantes et ainsi de suite. La contemporanéité produit donc une ville en éternelle redéfinition, qui se configure et se reconfigure à l’infini. 90 91 « La méthode réside pour l’essentiel dans l’ensemble de moyens que le problème exige du chercheur pour être résolu». André Corboz, La recherche: trois apologues. 93 De la méthode. Dans la première partie, nous avons parlé des discours colportés par l’art contextuel à Mexico et Tijuana pour tenter de proposer, de façon plus générale, certaines figures ou visages de la ville contemporaine… Contrairement à l’opinion communément admise, la ville contemporaine n’est pas une ville défigurée, mais bien une ville continuellement refigurée, voire même à refigurer. Refigurer la ville, à cet égard, présuppose que les outils soient redéfinis, de même que la méthode. Dans cette deuxième partie, nous décoderons plus en profondeur la forme que prennent ces démarches artistiques, qu’elles soient de l’ordre de la représentation, de la présentation, de l’intervention. En effet, nous le verrons, les démarches artistiques contextuelles utilisent des médiums extrêmement différenciés et agissent sur des registres pour le moins variés car l’étonnante complexité des territoires urbanisés semble nécessiter des approches multiples, recyclables, sans cesse renouvelées. Selon Thierry Davila, l’artiste contextuel « se défait de la logique de la transcription cartographique de la ville, de sa définition claire, distincte et exhaustive, au profit d’une approche brouillée et flottante, complexe et labile, éclectique et disponible, optique et tactique de l’espace, qui exprime toute la corporéité, toute la chair de celui-ci, c’est-à-dire sa capacité de mouvement, de mutation »1. C’est dans cette perspective que nous aborderons la question de la méthode ou plutôt de l’heuristique adoptée par les artistes contextuels, dans le but d’établir par la suite des parallèles avec les Thiery Davila; L’arpenteur comme photogéomètre et sismographe du territoire in Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXème siècle; Editions du Regard, Paris, 2002, p. 151. 1 94 95 méthodes des professions de l’urbain. Séquences narratives. Ce que les cartes ne disent pas. La cartographie est certainement l’outil le plus paradigmatique de représentation de la ville, tant en termes figuratifs que conceptuels. Mais si le formidable pouvoir d’abstraction de la carte est nécessaire à une certaine vision d’ensemble, il n’est nullement suffisant pour figurer ou concevoir l’espace. La limite de la carte se situe dans le fait qu’elle ne prend en compte que l’espace matériel et non l’espace perceptif, relatif, relationnel, occurrentiel ou imaginaire. La complexité de la ville contemporaine, telle que nous l’avons soulignée, ne peut nullement être réduite à sa plasticité apparente, et encore moins à une plasticité réduite à deux dimensions. Dans les séries photographiques de Francis Alÿs, par exemple, l’urbain est un espace occurrentiel2, c’est-à-dire, un lieu de possibles, éminemment social. Alÿs conçoit la ville selon sa capacité à inscrire des textes, des séquences narratives: en quelques mots, des actions quotidiennes. Il ne s’agit pas pour lui de décrire la ville uniquement comme la totalité des dispositifs matériels dont les plans et les cartes nous donnent une représentation, mais de la ville « textualisée » par l’appropriation. Alÿs nous livre des lectures de «la ville comme théâtre d’agencements miniaturisés ». Or, la logique de la carte est une logique totalisante, globalisante, qui n’a que faire des micro-récits, des observations minutieuses. Et si l’artiste se constitue en observateur minutieux de ce qui se passe dans la ville, il est loin d’adopter une attiPar espace « ocurrentiel », nous entendons l’espace où les choses se passent, où des faits se présentent, l’espace vécu en somme, support d’activités et de circonstances diverses. 2 tude passive. Car l’observation et la description ne peuvent être détachées d’une intention, d’un point de vue. Revenons un instant sur la série ‘Ricas y Famosas’ de Daniela Rossell et comparons-la aux séries des ‘Ambulantes’, des ‘Sleepers’ et des ‘Mendigos’ d’ Alÿs. Dans ‘Ricas y Famosas’, les sujets sont photographiés au sein d’espaces protégés et dans une position dominante par rapport à la ville. Dans ‘Ambulantes’, l’artiste est dans la rue et photographie perpendiculairement des sujets en action, à hauteur d’yeux, dans une relation d’égalité. Dans ‘Sleepers’’, l’artiste est également dans la rue mais il dépose sa caméra à même le sol, au niveau de sujets qui occupent le plancher des vaches. Dans ‘Mendigos’, Alÿs adopte une vue plongeante sur ses sujets qui semblent cette fois dominés par la ville. L’espace occurrentiel n’est donc nullement planaire comme le voudrait la logique cartographique, mais bien stratifié selon des dialectiques socio-spatiales. De plus, cet espace est loin d’être neutre. Des termes qui semblent désigner une simple structuration de l’espace physique (haut/bas, droite/ gauche, dedans/dehors) renferment en fait les différences et les oppositions sociales de l’espace occurrentiel. Entre les sujets sans feu ni lieux d’ Alÿs et les sujets occupant les hauts lieux de Rossell, tout semble indiquer que l’espace occurrentiel est constitué de strates, sortes de transcriptions au sol des hiérarchies sociales ou des activités humaines et que ces strates sont non seulement accolées mais aussi superposées, depuis les profondeurs souterraines des réseaux métropolitains jusqu’aux sommets des grattes-ciels. Diversifier les points de vue, c’est donc proposer des représentations plus en accord avec la complexité de l’original 96 97 (la ville). La notion de point de vue est également à mettre en parallèle avec la position du corps de l’artiste dans l’espace. Le corps d’ Alÿs, par exemple, est avant tout un corps arpenteur: il utilise la notion du déplacement comme la base même d’un art que l’on pourrait qualifier d’interstitiel, c’est-à-dire, qui occupe les intervalles, les espaces urbains inframinces. Nombre de ses œuvres peuvent être interprétées comme une occupation discrète de l’espace public, qui à la fois en détournent l’usage et servent de révélateurs. Rejetant en bloc les significations virtuelles de l’urbaniste cartographe pour rencontrer les significations ocurrentielles que livre la découverte de la ville par le parcours perceptif, Alÿs produit des œuvres qui sont le résultat de « flâneries » ou de « pèlerinages » à travers la mégapole… Corps arpenteurs et dérives urbaines. Le mouvement et la déambulation constituent donc une alternative pour produire des représentations qui défient la rigidité de la carte. Nombreux artistes contextuels mobilisent leur corps pour lire le territoire: « ce n’est pas la ville qui est texte; c’est le fait de la parcourir qui la constitue comme texte. Aucun texte urbain n’existe hors de sa lecture et il y a au moins deux attitudes à adopter en la matière: soit photographier du regard et transformer l’objet plastique en images instantanées, soit le parcourir des yeux et y inscrire un itinéraire»3. Les séries ‘Photos for Spiral City’ de Melanie Smith, ‘La belleza oculta en la propiedad ajena’ de Claudia Fernández ou encore ‘Mendigos’, ‘Sleepers’, ‘Centro’ ou ‘Zocalo’ de Francis Alÿs, nous montrent de quelle manière De haut en bas:Daniela Rossell, de la série ‘Ricas y Famosas’, Mexico DF, 1991-2004. Francis Alÿs, de la série ‘Ambulantes’, Mexico DF, 1992-2007. Francis Alÿs, de la série ‘Sleepers/Durmientes’, Mexico DF, 1997-2007. Francis Alÿs, de la série ‘Mendigos’, Mexico DF, 2002-2004. 3 Voir Alain Renier; Parcours et textualisation de l’espace in Espace et représenation; Editions de La Villette, Paris, 1988, p.22. 98 99 le corps arpenteur est nécessaire à la production de clichés qui s’instaurent en séquences narratives. Que l’artiste utilise la marche (Alÿs, Fernández) ou l’hélicoptère (Smith), c’est avant tout son déplacement qui permet l’œuvre. En poussant cette réflexion un peu plus avant, on ne saurait négliger un rapprochement de la notion de corps arpenteur avec le Situationnisme, et surtout avec les procédés de la dérive. La nature circonstancielle de la marche (ou de la mise en mouvement du corps en général) dans la dérive permet que chacun se laisse « aller aux sollicitations du terrain et aux rencontres qui y correspondent »4. Mais la dérive est avant tout un montage d’ambiances singulières liées à la diversité des décors urbains traversés, un assemblage producteur d’accélérations et de ruptures. Elle crée une psychocartographie de la ville, nettement plus en accord avec la perception de celui qui la vit. Dans une œuvre intitulée ‘dfm ep’, Natalia et Yvan Monroy revisitent les postulats de la dérive situationniste en la mixant aux techniques du “bootleg” (sorte de diffusion illégale qui ne demande pas de droits d’auteurs) pour offrir des cartes sonores de Mexico. Nous l’avons vu, Mexico city est quotidiennement envahie par une multitude de marchés ambulants. Durant plus d’un mois, le couple s’est donné la tâche de chercher chaque mercredi un marché différent et de les relier à travers des promenades sonores qui permettent de prêter l’oreille à des bruits dont on découvre qu’ils peuvent être des sons, des sons ready-made. Marcher devient le moyen privilégié pour écouter la ville, y prêter attention parce que se déplacer c’est aussi une façon de se mettre à entendre. De ces promenades sonores enregistrées 4 Guy-Ernest Debord; Internationale Situationiste; Librairie Arthème Fayard, Paris, 1997, p. 52. 100 101 Natalia et Yvan Monroy, extraits d’un texte de la dérive sonore ‘dfm ep’, Mexico DF, 2005. dans divers points de Mexico city, Natalia Monroy réalise a posteriori des tracks musicaux qui représentent chacun des lieux parcourus accompagnés d’un texte d’Ivan qui se base sur son expérience personnelle des lieux. Chaque univers sonore est donc illustré par un vécu. Le résultat de ces œuvres entre le son et l’écrit télescope plusieurs niveaux de compréhension et de sensibilité. Les bruits de la mégapole (qui rythment la temporalité), les distances à parcourir (qui relient cette temporalité à l’espace), la conjoncture sociale (qui se cadre dans l’univers psycho-affectif de l’auteur) se traduisent en une succession de décors, en un enchaînement de visions et d’ambiances, en une sorte de collage urbain réalisé par le promeneur avec l’énergie de son corps, l’acuité de ses sens (vue, ouïe) et le pouvoir évocateur des lieux sur sa mémoire. La dérive permet également de confronter en une seule démarche un ensemble de réalités diverses, contradictoires ou syncrétiques. Elle est de ce point de vue là éminemment proche des procédés cinématographiques... Dans ‘Amores Perros’, premier long métrage du réalisateur mexicain Alejandro González Iñárritu, le spectateur est confronté à trois histoires qui s’entrelacent. Mexico D.F. en est le cadre principal et les personnages n’ont en commun que le fait hasardeux de se trouver au même endroit de cette ville, au même moment. D’ailleurs à l’instant même où l’histoire de l’un se « cogne » à l’histoire de l’autre, elle se poursuit dans l’oubli du spectateur pour laisser place à la suivante. Le film est donc une succession de d’histoires fluides et de ruptures spatio-temporelles (1. flux, 2. accident/rencontre, 3. flux, etc.). Le réalisateur inclut à la fois la matérialité de la ville, ses rues, ses flux, ses tempo- 102 103 Alejandro González Iñárritu, stills du film ‘Amores Perros’, Mexico DF, 2000. ralités, ses inégalités socio-spatiales ainsi que le vécu de ses habitants ponctué par la précarité économique, la corruption de la police et surtout la violence, brutale et douloureuse de la vie urbaine. Dans une esthétique similaire, Hans Fjellestad nous parachute dans l’univers de Tijuana avec un film on ne peut plus syncopé: ‘Frontier Live’. Le film révèle le kaléidoscope urbain de la ville et identifie les combinaisons et les contradictions qui la définissent, tisse des histoires de vénération de véhicules, de courses automobiles, de traitement des eaux usées, de vie nocturne rythmée par la musique électronique du groupe Nortec. Simultanément à ces chocs d’ambiance, il documente l’intéressant mélange d’une esthétique mexicaine sophistiquée avec le kitsch « Norteño », sous l’égide de la vie frontalière. Intéressé également par Tijuana en tant que zone frontalière, Glen Wilson nous livre des séquences qui constituent des regards fugaces sur les rythmes mesurés des individus qui vivent, travaillent et se meuvent entre les enchaînements temporels des paysages urbains et naturels de la région. ‘Intersticio 2001: El proyecto nómada’ consiste en une série de séquences filmées dans la région de Los Angeles/San Diego/Tijuana. A travers cette œuvre, l’artiste met en avant la pression nomadique et instaure l’idée d’un territoire conceptuel traversant, autrement plus vaste que celui délimité par les frontières nationales. « Ce projet –explique Wilson- part d’un processus ouvert et autogénérateur pour naviguer sur les frontières du nationalisme, du régionalisme, du localisme et du langage, afin d’essayer de suivre un corps nomade collectif 105 chargé de la polysémie de la région »5. Les films ont ensuite été projetés à Tijuana, San Diego et Los Angeles, insérant ces dérives supranationales dans un contexte local. Insertions. Mises à l’épreuve du réel. En se déplaçant, les artistes prennent la ville non pas comme décor déjà constitué et intouchable mais comme un terrain d’intrusion, un espace de circulation. Ils activent les espaces urbains, les mettent à l’épreuve. La question de l’insertion de l’œuvre au sein des processus de la ville part d’une volonté de réévaluer la notion de société, la vider de tout caractère abstrait. Plus qu’un façonnier de la forme, l’artiste se change en acteur: il s’agit donc moins d’imposer des formes que d’interagir avec le texte que constitue la ville, texte par nature inachevé et qui offre toujours matière à discussion. L’expérimentation « en live » devient donc une façon d’interagir avec l’histoire immédiate de la ville. En plein milieu de la crise économique et financière de 1994-1995, Francis Alÿs a remarqué que le troc était redevenu un mode de transaction privilégié. Face à la dévaluation de la monnaie nationale et à la période d’abstinence consumériste qui a suivi, les habitants de Mexico ont réagi de manières diverses: dans les annonces des journaux, il était possible de trouver des offres de troc des plus variées, comprenant notamment des échanges de travaux contre d’autres services. Ces indices de la réémergence d’économies « sans argent » ont attiré l’attention d’ Alÿs: la créativité du procédé avait de nombreuses implications au niveau collectif car l’opération du troc suppose des page précédente:Hans Fjellestad, stills du film ‘Frontier Live’, Tijuana, 2002. page actuelle: Glen Wilson, stills de l’installation vidéo ‘Intersticio 2001: El proyecto nómada’, inSite 2000-2001, région Los Angeles-San Diego-Tijuana, 2001. 5 Voir Glen Wilson; Intersticio 2001, El proyecto nómada in Fugitive sites/Sitios fugivos (Catalogue récapitulatif d’inSite 2000-2001 commissariat de Susan Buck-Morss, Ivo Mesquita , Osvaldo Sánchez et Sally Yard); édité par Osvaldo Sánchez et Cecilia Garza, San Diego/Tijuana, 2002, p.65. 106 107 valeurs partagées, c’est-à-dire, l’existence d’une communauté qui reconnaît un code intuitif d’équivalences. Dans ‘Trueque’, Alÿs a mis à l’épreuve la disponibilité de ces échanges. Armé d’un appareil photographique, il s’est dirigé vers la sortie d’une station de métro. Durant toute une journée, l’artiste s’est occupé d’échanger des objets successifs avec les usagers. Alÿs a d’abord commencé par proposer d’échanger ses propres lunettes de soleil et par la suite, de nombreux objets ont circulé entre ses mains: un jouet en forme de tapir, une cruche, une peluche, des sandales, un chapeau, une lampe de poche, un sandwich pour finir par un paquet de cacahouètes. Cette oeuvre présentée sous la forme d’un dépliant touristique a ceci d’intéressant qu’elle interroge une pratique existante, la teste, la pénètre. « Le rôle de l’artiste -commente Thierry Davila- n’est plus celui de l’omnipotens creator réputé capable de contrôler l’ensemble de la création qu’il domine: il se résume à un rôle d’orientation, de redistribution de la circulation, ou encore d’insertion délibérée dans le flux que l’action inventée déplacera. Ainsi ‘Trueque’ dévie un certain nombre de trajets, ceux des passants qui échangent les objets, déviation à partir de laquelle il propose une nouvelle pousse, un nouveau flux, ceux des objets échangés. De cette bifurcation, l’artiste aura été moins le créateur que l’initiateur: il aura été celui qui constate les effets de ce qu’il a déclenché »6. Cette double logique qui comprend d’une part l’émission d’une hypothèse et d’autre part sa vérification par l’action concrète, se retrouve dans une autre œuvre d’Alÿs intitulée ‘Los siete niveles de la basura’. D’après une légende Francis Alÿs, documentation de l’action‘Trueque’, Mexico DF, 1995. 6 Voir Thierry Davila ; Fables/Insertions in Francis Alÿs (Catalogue de l’exposition homonyme, commissariat de Thierry Davila et Maurice Fréruchet); Musée Picasso d’Antibes, éditions du Seuil, Paris, 2001, p. 43. 108 109 urbaine, les déchets de Mexico city passent par sept filtres entre le moment où ils sont jetés dans la rue jusqu’à arriver à leur destination finale: une décharge publique en dehors de la ville. Sept filtres, sept moments donc où ces déchets sont triés par un réseau complexe d’éboueurs qui tentent de découvrir tout objet susceptible d’avoir de la valeur. En voulant tester l’efficacité de ce système de recyclage informel, Alÿs a abandonné sept petites sculptures en bronze représentant des escargots et ceci dans des sacs poubelles de sept quartiers différents de Mexico. A partir de ce moment, l’artiste a parcouru des mois durant tous les marchés aux puces de la ville, dans le but illusoire de les retrouver. Cette opération insensée a cependant porté ses fruits: deux des objets ont émergé des entrailles du monde des déchets pour faire cure de jouvence au sein de marchés de seconde main. Alÿs pourrait être considéré comme un sismographe des processus cachés de la ville: cette action au résultat en apparence improbable, a permis contre toute attente de rendre visible des mécanismes peu perceptibles à l’oeil nu… Dans le même ordre d’idées, l’action dénommée ‘Visible’ de l’artiste Rubens Mano tentait de révéler ou de délimiter la nature des flux de la frontière Tijuana-San Diego. Son projet consistait en la création et l’insertion d’un signe à l’intérieur des courants de commuters (personnes qui traversent tous les jours d’un côté à l’autre de la frontière pour assister aux cours, au travail ou se rendre à leur domicile). ‘Visible’ comprenait la distribution gratuite de pins accompagnés d’une brève missive. Ces pins pouvaient ensuite être arborés, dissimulés ou Francis Alÿs, documentation de l’action‘Los siete niveles de la basura’, Mexico DF, 1995. 110 111 échangés, faisant de chaque personne qui la recevait ou la retransmettait un agent constitutif d’un réseau d’alliance. Selon Mano ce sont « les flux déterminés par les territoires géopolitiques du Mexique et des Etats-Unis, principalement ceux relatifs aux contacts entre structures culturelles différentes » qui ont constitué la base de sa proposition. « Les intentions du projet –ajoute l’artiste- étaient liés aux degrés de perméabilité qui existent entre ces flux et les territoires à l’intérieur desquels ils s’insèrent. Dénommé ‘Visible’ pour des raisons pratiques (le mot possède la même signification en espagnol et en anglais), le projet proposait la visualisation ou la construction d’un réseau d’agents capables de montrer la présence d’un éventuel flux social subliminal. Le but n’était pas de revendiquer ou de qualifier cette visibilité, ni de proposer une image à priori de ce réseau mais bien d’évoquer l’existence d’un champ de sociabilité ou d’appartenance non manifeste »7. L’action a ensuite été documentée sur un site Internet où les possesseurs des pins et les personnes intriguées par la présence de ces objets dans le territoire pouvaient relater leurs opinions. Les garanties du succès du processus étaient inconnues mais ce risque était pris en compte par les postulats de base de l’action. En effet, le résultat n’était pas escompté d’avance et d’ailleurs, si les pins ont eu une efficacité au niveau de l’utilisation et de la demande (une grande quantité de personnes se sont renseignées auprès des organisateurs de l’action sur la possibilité de les acquérir), le forum du site Internet n’a enregistré que très peu de commentaires. Les pins sont donc devenus un signe de reconnaissance, une marque silencieuse, Voir Rubens Mano; Propuesta in Farsites/Sitios distantes, inSite_05 (Catalogue de l’exposition homonyme, commissariat d’Adriano Pedrosa); San Diego Museum of Art, Centro Cultural Tijuana et inSite_05, édité par Adriano Pedrosa et Julie Dunn, San Diego/Tijuana, 2005, p.97. 7 112 113 Rubens Mano, documentation de l’action ‘Visible’, inSite 2005, région de Tijuana-San Diego, 2005. tacite et sous-entendue d’appartenance à un territoire transfrontalier, plus qu’un médium de discussion ou un vecteur de sociabilité. Tel un chimiste ajoutant un colorant à un fluide pour en connaître le parcours, l’artiste, en insérant ses pratiques au tissu urbain, dévoile des flux, des processus. Mais son rôle ne se borne nullement à éprouver les fonctionnements de la ville. Il en révèle également les dysfonctionnements, les failles et les brèches. Dès lors l’artiste devient une figure impliquée, une personnalité dont l’action est à la fois activiste et critique. Les oeuvres de Jonathan Hernández par exemple, offrent un commentaire ironique aux problèmes qu’expérimentent les habitants de Mexico city au quotidien. Dans la série de photographies ‘Credencial sordomudos’, l’artiste documente un des désastres urbains qui affecte profondément le fonctionnement de Mexico: la lourdeur de la bureaucratie. Se faisant passer pour un étudiant sourd-muet, Hernández s’est rendu aux bureaux administratifs de la UNAM (l’université autonome de Mexico) dans le but d’obtenir une carte d’étudiant. Muni d’une pancarte suspendue à son cou demandant la possibilité pour les étudiants sourds-muets de régulariser leur inscription, l’artiste a intégré les méandres de la bureaucratie de la plus grande université du monde. Le résultat de cette performance a été documenté à travers une série de polaroïds et de papiers sur lesquels les fonctionnaires expliquaient au faux sourd-muet la marche à suivre. La série montre l’artiste attrapé dans un labyrinthe administratif, payant des droits d’inscriptions, demandant des attestations, des tampons, 114 115 Jonathan Hernández, documentation de l’action ‘Credencial Sordomudos’, Mexico DF, 1995. 116 117 118 119 120 121 attendant son tour dans d’interminables files, armé d’une infinie patience. Les petits papiers explicatifs délivrés par les fonctionnaires, écrits dans un espagnol faisant parfois honte à la langue de Cervantès, truffés de fautes d’orthographe, témoignent également du caractère kafkaïen du dédale de la UNAM. Dans cette expérimentation non dénuée d’humour, Hernández nous présente une radiographie des problèmes colossaux qu’expérimente ce centre universitaire. Construit selon les idéaux de Le Corbusier et appelé à une fonctionnalité sans failles, la UNAM a cessé aujourd’hui d’être une grandiloquente utopie moderniste pour se convertir en un gigantesque cauchemar post-moderne… Nettement moins humoristique mais tout aussi révélatrice est la démarche de Teresa Margolles, artiste à la tête du groupe SEMEFO (acronyme de Servicio Médico Forense, le «Service de médecine légale»), qui travaille depuis une dizaine d’années au sein de la morgue principale de Mexico city. Cuauthémoc Medina, critique d’art mexicain, nous explique l’une des œuvres de Margolles -‘Lengua’- en ces termes: « Un jour du printemps 2000, le cadavre d’un jeune punk est arrivé à la morgue de Mexico: une autre victime de la guerre sans fin du trafic de la drogue et du gangstérisme qui sévit dans les bidonvilles de la plus grande mégapole de l’hémisphère occidental. Reposant paisiblement sur la table d’examen en inox de la morgue, le corps svelte de l’homme témoignait d’une histoire de privations et de mépris. Cet héroïnomane avait le corps couvert de tatouages et de piercings de toutes sortes. Malgré la mode de leur dissémination dans la société courante, ces deux formes de «défigurement ornemental» peuvent être perçues comme une «humiliation honorable» qui exprime le ressentiment d’une personne face à l’ordre social ou métaphysique. Nous savons tous que, quoiqu’en dise l’adage, la mort n’est pas égalitaire. Les taxonomies sociales sont réinscrites non seulement dans les causes de la mort, mais aussi dans le destin de nos restes, la qualité de nos rites et monuments funéraires, et la part d’attention publique consacrée à notre disparition. Ainsi, malgré le fait que le corps du punk ait été officiellement identifié et réclamé par sa famille, il risquait de subir l’ultime exclusion: être envoyé à la fosse commune, ou pire encore, finir comme spécimen dans l’amphithéâtre d’une faculté de médecine, pour être dépouillé (même) de ses propriétés charnelles. Non seulement le défunt n’avait pas eu droit à l’éducation, à l’aide sociale, à un emploi satisfaisant, ou à quelque forme d’avenir, mais encore ses restes étaient-ils condamnés à l’oubli bureaucratique parce que sa mère n’avait pas les moyens d’acheter même un modeste cercueil pour l’enterrement ou la crémation. Évidemment, ceci rendait encore plus absurde l’examen post-mortem de cet homme. Dans un pays où plus de quatre-vingt-dix pour cent des crimes ne sont jamais résolus à cause de l’inefficacité et de la corruption du système judiciaire, la plupart -et certainement cette mort-cirestent impunis. Par conséquent, pourquoi faire l’autopsie d’un cadavre si une telle enquête ne conduit pas à la poursuite des meurtriers, ou si elle n’est pas requise pour l’identification légale? La beauté inerte de cet homme et son cas désastreux 122 123 ont attiré l’attention de Teresa Margolles. Sans hésiter, Margolles a fait une troublante proposition. Elle était prête à offrir un cercueil à la mère pour lui permettre de rendre hommage à son fils, en échange d’une partie de son cadavre qu’elle exposerait comme readymade. L’artiste a même laissé entendre qu’elle aimerait acquérir la langue ou le pénis de l’homme, parce qu’ils avaient tous deux des piercings, et «parlaient» donc métaphoriquement de son mépris des normes sociales. Ces parties du corps allaient exprimer ses revendications de contemporanéité marginale et mondiale, en un mot, son identité sub-culturelle. Il serait certainement facile de suggérer que la langue et le pénis sont des organes sexuels échangeables et que, en les marchandant, Margolles attirait implicitement l’attention sur la castration symbolique que représentent le meurtre du jeune homme et le fait de le réduire au silence. Mais son offre n’a pas semblé offenser les parents et amis de l’homme qui acceptèrent d’échanger sa langue contre un cercueil en métal, poussés par les circonstances et leur conviction de commémorer le défunt, en quelque sorte. À vrai dire, il s’agissait d’une très bonne affaire pour Margolles: elle possédait déjà non pas un, mais deux cercueils, qu’elle avait achetés auparavant afin de récupérer discrètement de la morgue une série de moulages de corps pour une sculpture précédente. Ainsi, ironiquement, le cercueil qu’elle a échangé a fait deux voyages aller-retour au service médico-légal: d’abord, pour faire sortir clandestinement des « œuvres d’art » impliquant la violation des règles de l’institution, et plus tard, dans le contexte d’un troc gênant sur le plan éthique, qui fournissait un organe humain destiné à être exposé comme de l’art contemporain… 124 125 Teresa Margolles, ‘Lengua’, Mexico DF, 2000. Indécent? Tout bien réfléchi, l’élément le plus perturbateur de l’art mortuaire de Teresa Margolles ne réside nullement dans ses images ou ses objets mais bien dans les conditions institutionnelles qui permettent sa création. Une œuvre telle que ‘Lengua’ décrit ponctuellement la négligence avec laquelle sont traités les restes humains et par extension, la crise institutionnelle que vit le système judiciaire dans son ensemble. Qu’une artiste comme Margolles puisse fouiner dans les dépôts de la morgue et prendre des photographies, utiliser et déplacer des cadavres suggère l’existence d’une administration extrêmement tolérante. Sa pratique artistique doit son existence au laxisme des services policiers de Mexico. Ses œuvres exposent avec une énorme franchise la situation déplorable de cet appareil étatique. Si son art occupe un espace de tolérance, c’est grâce à la complicité et l’inefficacité institutionnelle »8. Car si l’art mortuaire peut sembler discutable d’un point de vue étique voire esthétique, les oeuvres de Margolles ont ceci de troublant qu’elles sont hyper signifiantes car hyper réelles. Le dégoût qu’elles inspirent est lié à une sensation de découverte de vérités crues et innommables. La ville de Mexico y apparaît comme le théâtre de rudes violences et le siège d’un inqualifiable laisser-fairisme étatique face à la barbarie. Alÿs, qui se plaît également à mettre le doigt sur les failles du système, n’a pas hésité à transgresser la loi afin de nous livrer une œuvre pour le moins surprenante: ‘Reenacment’. En novembre 2000, Francis Alÿs s’est rendu au marché noir dans le but avoué d’acheter une Berreta 9mm. Après l’avoir chargée en bonne et due forme, il est allé se promener Cuauhtémoc Medina; SEMEFO: La morgue in Mexico DF. Lecturas para paseantes (Une antologie sous la direction de Rubén Gallo); Editions Turner, Madrid, 2004, p. 341. 8 126 127 Francis Alÿs, documentation d’une action et de son remake (‘Reenacment’), Mexico DF, 2000. en plein centre de la ville de Mexico, arborant ostensiblement l’arme à sa main droite. Suivi de loin par le cinéaste Rafael Ortega qui filmait la scène, l’artiste armé a déambulé pendant plus d’une dizaine de minutes sans que personne ne s’en formalise, avant d’être intercepté par une patrouille de police. Il semblerait donc que le fait qu’une personne armée se promène en plein jour dans un des quartiers les plus densément peuplés de la ville ne constitue pas un motif suffisant pour altérer la vie des habitants de la mégapole… Par la suite Alÿs a répété la scène face caméra, avec les mêmes policiers qui l’avaient détenu, afin de comparer l’action réelle et sa répétition conceptuelle. Ce qui trouble dans l’œuvre d’Alÿs, c’est de constater qu’un homme armé (et par conséquent supposé dangereux) puisse se balader sous l’œil permissif des passants, réussisse à convaincre les policiers qui l’arrêtent de le laisser libre (alors qu’il se trouve illégalement en possession d’une arme à feu) et qui plus est, arrive à les persuader de l’aider à réaliser le remake de l’œuvre! A l’heure où le contrôle étatique et policier semble plus que jamais porter atteinte aux libertés individuelles, Alÿs démontre en un tournemain que ces systèmes de surveillance accrue sont loin d’être efficaces à tous les niveaux. Continuant sur la lancée de la radicalité, on pourrait également citer certaines œuvres de l’artiste espagnol Santiago Sierra, qui paraphrasent les problèmes de nature technocratique de la ville de Mexico, la décadence urbaine, les déplorables conditions de vie du prolétariat et le potentiel de violence des masses insatisfaites... En débarquant à Mexico city, Sierra s’est empressé de dialoguer avec les structures de l’anomie so- ciale en faisant référence à toute une série de tensions matérielles et de dysfonctionnements urbains. Dans ‘Piso impregnado con 50 kg de asfalto’, Sierra a convaincu un concierge mécontent de vandaliser avec cinquante kilos de goudron le bâtiment fraîchement construit qu’il était chargé de surveiller. Peu de temps après, dans ‘Puente Peatonal obstruido con cinta de embalaje’, l’artiste a bloqué l’accès à un pont piétonnier en utilisant du papier adhésif, pour occuper ensuite une rue avec d’énormes caisses en carton, altérant ainsi le parcours des piétons. A noter que les caisses de ‘15 hexaedros de 250 cm cada uno’, conçues initialement comme obstacles au passage, se sont immédiatement converties en refuges informels pour sans abris. Finalement, dans un mouvement encore plus spectaculaire, Sierra a fait bloquer le ring de Mexico city par un camion, provoquant de la sorte un épouvantable embouteillage (‘Obstrucción de una vía con un trailer’). En obstruant, perturbant, freinant et arrêtant les flux, Sierra fait référence aux courants de la contre-culture urbaine de Mexico city, où il n’est pas rare que des personnes bloquent des rues entières, pour manifester ou vendre des marchandises. Mais l’artiste met surtout à nu le caractère devenu normatif de la mobilité et s’insurge contre la primauté donnée à la circulation dans nos sociétés... Ces actions « terroristes » de sabotage et d’entrave montrent à quel point la ville n’est pas une réalité donnée mais un terrain malléable, un chantier où l’artiste installe une œuvre qui y prend rang d’outil visuel. L’œuvre ne se limite pas toujours à démontrer de façon abstraite des dysfonctionnements, elle peut être matériellement critique… 128 129 130 131 Santiago Sierra, documentation de l’action ‘Piso impregnado con 50 kg de asfalto’, Mexico DF, 1996. Santiago Sierra, documentation de l’action ‘Puente Peatonal obstruido con cinta de embalaje’, Mexico DF, 1996. 132 133 Santiago Sierra, documentation de l’installation ‘15 hexaedros de 250 cm cada uno’, Mexico DF, 1996. Santiago Sierra, documentation de l’action ‘Obstrucción de una vía con un trailer’, México DF, 1998. La ville comme support de sa propre critique. Remémorons-nous un instant l’installation ‘Century 21’ de Marcos Ramirez ERRE. Cette construction branlante rappelant les baraquements des bidonvilles des villes du tiers monde se trouvait érigée sur la place principale de Tijuana, reluisant monument moderniste. En télescopant ces deux types d’architectures diamétralement opposés, l’artiste forçait le spectateur à remettre en cause un lieu symbolique aux caractéristiques connues et à le confronter sans hypocrisie à une réalité toute autre. Le spectacle proposé n’était pas sans rapport avec ces images bien connues de Sao Paulo ou de Lagos, où des quartiers huppés jouxtent des favelas, séparés uniquement par des murs cache-misère. Paraphrasant les inégalités sociospatiales au sein des villes contemporaines, l’œuvre se servait du tissu urbain pour y insérer sa propre critique. En parasitant un espace symbolique (la place du CECUT), l’installation ‘Century 21’ introduisait un léger décalage de sens et forçait le passant à la réflexion. Si l’œuvre a mobilisé les esprits, c’est parce qu’elle agissait dans un environnement connu du spectateur mais transgressait l’évidence, l’usage et l’habitude. L’art rejoint donc d’autres disciplines (la politique, les savoirs) qui « construisent des fictions, c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce que l’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire »9. Avec ‘Toy and Horse’, anti-monument fragile et éphémère placé à quelques mètres du poste frontalier de San Ysidro, ERRE se réapproprie un symbole pour en reformuler Jacques Rancière; Le Partage du sensible. Esthétique et politique; La Fabrique éditions, Paris, 2000, p. 61. 9 134 135 De haut en bas:Marcos Ramirez ERRE, documentation de l’installation ‘Century 21’, inSite 94, Tijuana, 1994. Marcos Ramirez ERRE, documentation de l’installation ‘Toy and Horse’, inSite 97, Tijuana, 1997. le sens. Figure mythique, le cheval de Troie est l’emblème par excellence de l’intrusion unilatérale par l’artifice et la ruse. Or l’énorme sculpture de ERRE est, contre toute attente, translucide… De plus elle ne possède pas une mais bien deux têtes. Ces détournements sont les signes d’une pénétration bidirectionnelle entre le Nord et le Sud et la mise en évidence de la connaissance mutuelle des intentions des uns envers les autres. Implanté à un endroit stratégique et emblématique, ‘Toy and Horse’ a fortement intrigué les personnes qui traversent chaque jour la ligne de démarcation. Le cheval a également fomenté une quantité honorable de discussions au sein de la presse locale. Malgré l’utilisation d’un médium somme toute assez conventionnel (la sculpture), ERRE a réussi, le temps d’une installation, à activer les esprits par le pouvoir évocateur d’une œuvre insérée dans un lieu équivoque. Car « présenter l’œuvre -nous dit Paul Ardenne- ce n’est pas offrir au public un objet mort. Un tel geste équivaut plutôt à enclencher et à actionner un mécanisme symbolique dont les deux carburants seraient le moment, d’une part, et le lieu d’autre part »10. En demeurant dans le registre de l’allégorie, citons le travail d’Alfredo Jaar réalisé dans le cadre de l’exposition inSite 2000. ‘La nube/The cloud’ était composée d’un filet retenant des milliers de ballons blancs suspendus dans les airs. Ce monument éphémère, dressé en hommage aux émigrants morts en essayant de traverser la frontière, a donné lieu à un acte aux allures de cérémonie officielle. Plus de six cent personnes se sont réunies sur l’ « Avenida Internacional » de 10 Paul Ardenne; Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation; Editions Flammarion, Paris, 2002, p. 47. 137 Tijuana (qui longe la barrière qui sépare le Mexique des EtatsUnis) pendant qu’un quartet de musiciens américains interprétaient une partition d’Albinioni, en communication avec d’autres qui jouaient du Bach de l’autre côté de la frontière. La cérémonie s’est culminée par une minute de silence et le lancer du nuage de ballons dans le ciel sous le regard indifférent ( ?) de la Border Patrol. Malgré son caractère passablement pathétique, ‘La nube/The cloud’ aura eu l’avantage de faire couler beaucoup d’encre dans la presse locale, mexicaine ou américaine et d’animer sous des angles nouveaux le débat sur l’émigration, d’un côté comme de l’autre de la frontière. Egalement dans le cadre d’inSite2000, souvenonsnous de l’œuvre de Valeska Soares, ‘Picturing Paradise’, qui comprenait l’installation de deux grandes plaques réfléchissantes en acier inoxydable sur la palissade qui sépare le « Border Field State Park » (San Diego) des « Playas de Tijuana » et qui constituait une critique voilée des rapports Nord-Sud. Détail intéressant à relever, durant la pose des plaques réfléchissantes, des agents de la Border Patrol se sont approchés pour observer le travail et après la lecture du fragment des « Villes Invisibles » imprimés sur le métal, ont demandé que soit inscrite sur l’abstract de l’œuvre l’inscription suivante: « le texte inclus sur ‘Picturing Paradise’ a été choisi par l’artiste et ne reflète aucunement l’opinion de la Border Patrol et du State Parks Service ». Ces agents ont donc donné, sans le vouloir, la première appréciation critique de l’œuvre, signe de l’impact possible de celle-ci sur le spectateur potentiel. ‘Picturing Paradise’ est le résultat d’une réalité fictionnée, qui aura arrêté le regard et le corps du témoin, pour Alfredo Jaar, documentation de l’action ‘La nube/The cloud’, inSite 2000, Tijuana-San Diego, 2000. 138 139 lui donner la possibilité de prendre le temps de formuler ses propres questions sur son rapport au territoire qu’il occupe et sur son insertion personnelle au sein de la ville. Une grande partie de la production artistique de Valeska Soares est d’ailleurs axée sur les rapports entre installation et territoire, entre représentation et réalité. Dans la majorité de ses œuvres « in-situ » on retrouve le miroir comme élément récurrent. Cet appareil optique, symbole de vanité, est présent dans son travail et lui permet de créer des fictions, des histoires « autres », des narrations qui dialoguent avec le contexte et interrogent le spectateur. Toutes les œuvres présentées dans ce point jouent sur un registre similaire: l’artiste parasite ou occupe un espace (souvent symbolique, équivoque ou connoté), en y introduisant une oeuvre au contenu critique et prend à parti l’observateur, sans lequel le potentiel dénonciateur ou interrogateur de son action n’existe pas. Mais l’artiste utilise également des registres similaires pour valoriser des lieux, des processus. La critique insérée au tissu urbain peut donc être vue comme une critique positive ou du moins constructive. C’est le cas de la structure habitable construite par Héctor Zamora et intitulée ‘Paracaidista, Av. Revolución 1608 bis’. Cette habitation temporaire a « parasité » pendant quelques mois la façade du Musée Carrillo Gil, l’un des plus grands centres d’art contemporain de la ville de Mexico. Inspirée par l’esthétique des bidonvilles, l’œuvre, sorte de métastase prolétaire, s’éloignait partiellement des discours rédempteurs et utilisait les failles du quotidien comme moyens de production esthétique et de valorisation sociale. Valeska Soares, documentation de l’installation ‘Picturing Paradise’, inSite 2000-2001, Tijuana-San Diego, 2001. 140 141 La maison de Zamora, construite avec des matériaux de récupération, était une réélaboration des solutions pratiques dérivées de la misère, une ode à l’improvisation, au bricolage et au recyclage. Cette anti architecture se voulait un concentré de sagesse sociale: une version esthétisée et agrandie du « style » d’habitation auto-construites par la pauvreté. Intensifier des potentiels. Les artistes n’utilisent donc pas uniquement l’espace comme lieu de dénonciation. Ils dépassent les imprécations réquisitoires et les attitudes subversives, pour adopter une position en porte-à-faux : celle de transgresseurs à des fins positives. « Le texte que produit l’art contextuel n’est pas de nature à radier l’état des choses mais plutôt de nature corrective, dans le sens où il intègre ce qu’on a pu appeler en d’autres lieux un meilleurisme »11. Le 21 août 1994, jour des élections présidentielles au Mexique, Francis Alÿs a réalisé une critique « architecturée » de la démagogie politique mexicaine. S’inspirant de l’image désormais célèbre de la jupe de Marilyn soulevée par le vent sortant d’une bouche d’aération de métro, Alÿs a recyclé des banderoles imprimées issues de la propagande électorale de divers candidats et a créé un refuge temporel, soutenu uniquement par le vent sortant de la station de métro « Zócalo». Le titre de l’action ‘Vivienda para todos’ (un logement pour tous) était lié à une des promesses les plus récurrentes dans le discours politique des candidats. Bien que fragile et éphémère, l’œuvre d’Alÿs semblait réelle et concrète comparée aux promesses non tenues des politiciens. L’œuvre Héctor Zamora, documentation de l’installation ‘Paracaidista, Av. Revolución 1608 bis’, Mexico DF, 2004. 11 Paul Ardenne; Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation; Editions Flammarion, Paris, 2002, p. 33. 142 143 avait deux significations: d’une part un contenu critique évident (elle mettait en avant la vacuité du langage politique), d’autre part, elle entrouvrait la possibilité de réaliser des rêves trahis, avec les moyens du bord. Dans cette même double logique action critique/ ouverture de possibilités, l’artiste Gustavo Artigas s’est interrogé sur les rapports conflictuels qui existent entre le Mexique et les Etats-Unis. ‘Las reglas del juego’, œuvre constituée de deux parties, a été réalisée pour l’édition 2000 d’inSite. La première partie du projet était un « double jeu simultané » réalisé dans le Gymnase d’une école secondaire entre, d’une part deux équipes mexicaines de football et d’autre part deux équipes américaines de basket. La finalité du projet était de trouver la tolérance nécessaire pour partager cet espace commun. Avec ce premier opus, Artigas a créé un symbole de confusion harmonieuse, qui suggère la possibilité politique d’une fusion sans assimilation, sous l’égide de la tolérance des différences. Moins métaphorique et peut-être spatialement plus intéressante, la deuxième partie du projet consistait en l’implantation d’un terrain de jeu à deux pas de la barrière de sécurité. Ce nouveau terrain constitué de deux plans, l’un horizontal, l’autre vertical, permettait de pratiquer plusieurs sports en remaniant l’idée du « mur ». Making the wall bigger, letting people play a été le mot d’ordre d’Artigas. Les habitants du quartier se sont d’ailleurs tout de suite approprié l’installation en y ajoutant un panier de basket. La réutilisation d’un symbole connoté négativement (le mur) pour le transformer en élément de jeu et de loisir démontre la capacité de l’artiste Francis Alÿs, documentation de l’action‘Vivienda para todos’ , Mexico DF, 1994. 144 145 à convertir une attitude critique en démarche constructive. De manière similaire, ‘Aguas Internacionales’, un projet de Louis Hock, dénonçait la présence du mur pour ensuite subvertir celui-ci dans une proposition à la fois métaphorique, poétique et fonctionnelle. En découpant une œillère dans la barrière de sécurité et en installant une double fontaine entre les Playas de Tijuana et le Border Field State Park, Hock désirait avant tout concevoir un espace de convivialité entre les habitants d’un même côté et un lien visuel et symbolique entre les communautés situées de part et d’autre du mur. La convivialité se trouvait également mise à l’honneur dans ‘Hospitality’, œuvre de Barbosa et Ricalde, qui transforme un lieu de passage (le pont qui relie le poste frontalier à la zone commerciale et touristique de Tijuana) en un espace d’hospitalité. S’inspirant des bracelets souvenirs brodés de prénoms que l’on vend à cet endroit, le couple a sollicité la participation de peintres « rotulistas » (corps de métier qui peint les enseignes publicitaires) et d’étudiants en arts visuels, pour les aider à réaliser un gigantesque tapis de bienvenue, sur lequel étaient inscrits les prénoms des passants qui le désiraient. A travers ce travail, Barbosa et Ricalde ont voulu prendre le contre-pied des contrôles frontaliers, qui transforment la simple déclinaison de l’identité en interrogatoire policier. Indice du succès de l’opération, le pont n’a pas tardé à être recouvert de prénoms, intrigant les passants qui s’arrêtaient ça et là pour jeter un œil sur ces noms inconnus. Loin de borner leurs discours à des considérations négatives, les artistes intensifient des potentiels et convertisGustavo Artigas, documentation de l’installation ‘Las reglas del juego’ (deuxième volet), inSite 20002001, Tijuana, 2000. 146 147 148 149 Page précédente:Louis Hock, documentation de l’installation ‘Aguas Internacionales’, inSite 1997, Tijuana-San Diego, 1997. Page actuelle: Barbosa et Ricalde, documentation de l’action ‘Hospitality’, inSite 2005, Tijuana, 2005. sent des lieux connotés en espaces autres, porteurs de possibilités nouvelles. De plus, la majorité de leurs œuvres font appel à un dialogue avec la collectivité. L’artiste contextuel s’institue en connecteur plus qu’en créateur: il relie un contexte avec ceux qui le vivent, dans un aller et retour entre espace et public. Le spectateur devient donc collaborateur, volontaire ou involontaire; il est en quelque sorte, pris à parti, appelé à participer. Interactions. Appels à participation. Ainsi que le dit Jan Swidzinski, « l’art a cessé de constituer des modèles autoritaires de création pour l’autre. A travers le contact avec l’autre, il nous informe sur la nécessité de développer nos propres modèles. Etre artiste aujourd’hui, c’est parler aux autres et les écouter en même temps. Ne pas créer seul mais collectivement »12. A l’occasion d’inSite 2000, l’artiste Mônica Nador a vécu et travaillé durant deux mois dans l’implantation illégale de Moclavio Rojas, bidonville de la périphérie de Tijuana. C’est dans ce contexte qu’elle a commencé à interagir avec plusieurs familles, en créant un atelier de décoration de façades. Chaque famille s’est mise à créer des moules et des pochoirs de motifs ornementaux afin de repeindre postérieurement les murs de leurs maisons. Consciente du fait que ce genre d’action ne peut en aucun cas résoudre les problèmes structurels d’un bidonville, l’artiste désirait néanmoins éveiller un mouvement d’orgueil chez les habitants d’un quartier dévalorisé, à l’identité fragile. 12 Jan Swidzinski; Freedom and limitation –The anatomy of postmodernism; Scartissue, Calgary, 1988, p.5. 150 151 Via ce processus d’embellissement, Nador a tenté de fomenter une vague de fierté et de dignité mais aussi de revitalisation de l’identité culturelle de Moclavio Rojas. La proposition de l’artiste s’effaçait devant celles de ses collaborateurs qui, plus que des suiveurs, sont devenus des décideurs. Verónica, une des participantes, s’est par exemple sentie stimulée par ce travail de décoration et a poursuivi l’action de façon autonome en faisant construire un plancher en dur pour remplacer le sien en terre battue. Le processus initié par Nador a donc dépassé la notion d’œuvre d’art pour se convertir en action extra artistique. Avec la notion de participation, nous retrouvons l’idée de « meilleurisme », d’artistes impliqués dans les réalités sociales de la ville et de leur volonté d’apporter, sinon des solutions toutes faites, au moins des pistes de réponses, de nouvelles possibilités: pour certains d’entre eux, le fait de contribuer à l’amélioration de la vie est la seule forme valide d’art. C’est ainsi que Krzysztof Wodiczko, artiste polonais s’est intéressé aux travaux de « Yeuani, » une organisation s’occupant des droits du travail des femmes et du groupe « FACTOR X », qui porte assistance aux ouvrières des « maquiladoras ». L’artiste a travaillé intensivement pendant plus de deux ans avec six femmes ayant subi les affres de l’emploi abusif: abus sexuels, problèmes de santé, désintégration familiale, alcoolisme et autres joyeusetés. Les témoignages de ces femmes ont constitué le sujet central de l’œuvre finale: leurs visages et leurs voix furent projetées devant 1500 personnes sur la surface ronde du CECUT (Centre Culturel de Mônica Nador, documentation de l’action à ‘Moclavio Rojas’, inSite 2000-2001, Tijuana, 2000. 152 153 Tijuana). Dans la ville obscurcie, les projections en direct des travailleuses effaçaient l’image héroïque diurne d’un bâtiment moderne au caractère nationaliste et le convertissaient en un confessionnal nocturne. A travers cette projection, Wodiczko mettait en scène la ville vécue sur la ville physique et faisait parvenir une image agrandie et déformée d’une réalité sousjacente. Sa volonté était d’offrir un espace de parole et de visibilité aux travailleuses des maquiladoras, qui malgré leur grand nombre, demeurent peu représentées dans l’espace public et politique de Tijuana. « Ces six femmes -nous dit Wodiczko- ont tenté de mettre des mots sur des évènements quotidiens, dans des confessions qu’elles ne font que rarement dans leur cadre personnel et social ou dans les médias. Pour les travailleuses, ce travail de mise en parole s’est révélé un grand challenge psychologique et éthique. Cet acte/discours, qui est passé du témoignage privé à l’acte public de transformation a permis de jeter un pont en direction d’une capacité accrue pour intervenir dans la vie réelle. La réponse du public, dont les membres ont été en quelque sorte convertis en co-auteurs de l’évènement, a constitué le deuxième pas de cette dynamique. Le résultat escompté pour cette œuvre était d’aider la ville de Tijuana à reconnaître pleinement ses habitants et leurs vies quotidiennes»13. Dans une logique similaire, la vidéaste Itzel Martínez del Cañizo s’efforce de construire des plateformes interactives avec divers groupes de la société tijuanienne. Après avoir recueilli et filmé pendant quelques années les témoignages de jeunes femmes internées dans un programme de déKrzysztof Wodiczko, documentation de l’action ‘Proyección en Tijuana’ , inSite 2000-2001, Tijuana, 2000. 13 Krzysztok Wodiczko; Proyección en Tijuana in Fugitive Sites/Sitios fugivos (Catalogue récapitulatif d’inSite 2000-2001 commissariat de Susan Buck-Morss, Ivo Mesquita , Osvaldo Sánchez et Sally Yard); édité par Osvaldo Sánchez et Cecilia Garza, San Diego/Tijuana, 2002, p.77. 154 155 sintoxication à Tijuana (‘Que suene la calle’), l’artiste a poussé plus loin la logique de la collaboration dans ‘Ciudad_Recuperación’. Pour ce projet, Itzel Martínez del Cañizo a travaillé avec des hommes internés également dans un programme de sevrage, en intervenant directement dans leur processus de réhabilitation à travers le développement d’un jeu de fiction. Les internes, caméra à la main, ont créé des narratives personnelles autour du sujet de leur idée de ville idéale: un espace de dignité et d’intégration, une Tijuana possible, de taille à satisfaire les désirs, les aspirations, les rêves et les idéaux de ses habitants en phase de « récupération ». Donner voix et visibilité aux autres, faire œuvrer le pacte social, construire de nouvelles façons d’être ensemble, s’investir dans des actions communes, tels sont les paris de l’artiste contextuel qui de ce point de vue pourrait tout aussi bien être qualifié d’artiste contactuel. Mark Bradford, mieux connu pour ces œuvres picturales, nous livre avec ‘Maleteros’ un exercice destiné à octroyer un certain pouvoir et à rendre perceptible un labeur communautaire. A travers un processus étendu de dialogue et d’échange, Bradford a travaillé avec un groupe de porteurs informels qui exercent leurs activités aux postes frontaliers entre le Mexique et les Etats-Unis. Ensemble ils ont co-créé une identité visuelle du « maletero », se sont parés d’un matériel adéquat (chariots, uniformes, etc) et ont délimité des aires de travail pour des activités différenciées. En formalisant et en organisant ces activités, Bradford désirait mettre en œuvre une plateforme où négocier la représentation sociale et la visibilité publique des Itzel Martínez del Cañizo, documentation du tournage du film ‘Ciudad_Recuperación’, inSite 2005, Tijuana, 2005. 156 157 159 Mark Bradford, documentation de l’action ‘Maleteros’, inSite 2005,Tijuana-San Diego, 2005. « maleteros » pour ainsi faire valoir l’importance de ce corps de métier dans les échanges complexes qui se déroulent au sein de la frontière. Au terme du processus, certains « maleteros » ont repris le flambeau de Bradford et ont continué à s’interroger sur des moyens alternatifs de continuer le projet, afin d’assurer un niveau de solidarité qui leur permettrait de défendre leur travail au sein de la frontière et, à terme, d’officialiser leur statut. L’artiste contextuel, nous l’avons compris, fait bien plus que représenter des situations urbaines: il interagit de façon continue avec la réalité de la ville. En ce sens, ses gestes sont parfois plus de l’ordre de l’action citoyenne que de l’action artistique à proprement parler. En investissant des espaces et en encourageant la participation, l’artiste accentue sa volonté de faire partie du texte de la société et parfois même intensifie son intention de critiquer ce texte, de le réécrire, de le retranscrire, de le modifier. Il en va du repositionnement de l’artiste au sein même de l’espace public et politique, qu’elle que soit la forme qu’il prenne: la rue, et plus largement, l’espace urbain, mais aussi l’entreprise, les médias, Internet… Tous les moyens sont bons pour participer au devenir de la ville et de la société. Interférences et contaminations: médiums croisés. La question des espaces à investir et des moyens mis en œuvre pour y parvenir est donc centrale dans les pratiques artistiques contemporaines. Nombreux concepteurs optent pour l’utilisation des systèmes intrinsèques à nos sociétés (nouvelles technologies, publicité, marketing, etc) soit 160 161 pour les intégrer à leurs démarches, soit pour les subvertir et les parasiter. Ils se servent en quelque sorte d’un « étant donné » multiple et protéiforme, comme matrice de conception et d’insémination. « Les stratégies créatives –affirme Paul Ardenne- se déterminent à présent d’abord en fonction d’un capital culturel disponible, territoire de l’acquis que l’on rejoint en s’y agrégeant autant qu’en y puisant»14. Si les outils de l’artiste du passé lui étaient propres, aujourd’hui en revanche, ces outils se confondent avec ceux d’autres professions, d’autres pratiques, voire avec les dispositifs de la vie quotidienne. Internet, GSM autant que modes de production industrielle, merchandising ou manifestations politiques convertissent l’artiste-créateur en artiste-économiste, artiste-businessman, artiste-webmaster, artiste-publicitaire, artiste-politicien, artiste-militant, etc… Les médiums des artistes viennent à se décloisonner, échangeant style, prérogatives et territoires avec les médiums d’autres disciplines. Antoni Abad, artiste vidéaste, s’est donné pour mission de travailler avec un corps de métier déterminé: les conducteurs de taxis de Mexico city. ‘*Sitio Taxi’, le projet qui est ressorti de cette collaboration, est basé sur une communication audiovisuelle qui met sur le devant de la scène un collectif qui ne possède pas une présence active dans les médias. 17 taximen ont donc parcouru les espaces publics et privés de la ville de Mexico pourvus de téléphones mobiles avec caméras digitales intégrées. Grâce à l’envoi de messages multimédias et de conversations téléphoniques, ils ont géré, en collaboration avec l’artiste, la publication en temps réel d’un site Internet. Ce site, extrêmement concouru, a donné 14 Paul Ardenne; Vers une culture de la prospérité virale in L’art dans son moment politique. Ecrits de circonstance; Editions La Lettre Volée, Bruxelles, 1999, p.55. la possibilité à tout un chacun de s’exprimer sur le projet, de construire de nouvelles interfaces de sociabilité. Nous retrouvons donc dans le projet d’Abad la notion de participation à tous les niveaux: participation de l’artiste au sein de la société, interaction entre l’œuvre et le spectateur... L’intérêt de ce projet est d’ailleurs multiple, et cela pour plusieurs raisons. La première est de l’ordre de la représentation: à travers leurs images et leurs commentaires, les taximen, arpenteurs privilégiés de l’urbain, nous livrent une vision étendue de Mexico, un nombre incalculable de séquences narratives. Ce qui nous ramène bien entendu à l’idée de la dérive comme mode de figuration de la ville. La deuxième est du registre de la critique: en donnant voix et images au groupe, Antoni Abad a institué les chauffeurs de taxi comme agents de leurs propres chroniques urbaines. Ce groupe hautement stigmatisé par l’opinion publique assume ici un rôle protagoniste de dénonciation du chaos urbain et de la corruption policière. La troisième raison, celle qui nous intéresse à ce niveau-ci, est de l’ordre du médiatique, de l’utilisation des médias comme système d’interférence: l’emploi de nouvelles technologies mobiles (gsm pourvus de systèmes WI-Fi capables de publier en temps réel des données audio, images et vidéo sur Internet) et de plateformes interactives (la page Web de ‘*Sitio Taxi’ ainsi que son forum) génèrent de nouveaux réseaux d’espaces publics. A cette nouvelle nature qui défie les limites de l’espace physique, l’œuvre conçue pour Internet ajoute aussi une dimension supplémentaire à l’interactivité, rendant possible sa modification par celui qui la consulte. 162 163 165 L’initiative ‘The Good Rumor’ de Mâns Wrange part également de ces notions d’interactivité notamment en utilisant l’espace cybernétique pour tester des incidences réelles. Dans ses prémisses, le projet tentait de comprendre un modèle sociopolitique basé sur l’idée de la « rumeur », c’est-à-dire, ce qui est pensé et dit par les uns sur les autres. D’après diverses études scientifiques, les « rumeurs » aident à développer une image positive du groupe social auquel on appartient, en attribuant des caractéristiques négatives (peu ou pas vérifiées) à ceux qui n’en font pas partie. Ces « rumeurs » renforcent donc les différences qui séparent des groupes nationaux, ethniques ou socioéconomiques, situation qui se présente de façon particulièrement vive dans les zones frontalières entre le Mexique et les Etats-Unis. En cherchant à inverser les effets négatifs de la « rumeur », l’artiste et ses collaborateurs ont élaboré des « rumeurs positives » sur Tijuana qui seraient ensuite colportées à San Diego et vice versa. A la différence des rumeurs traditionnelles formulées par un groupe à propos d’un autre, ces rumeurs positives ont été créés grâce à un dialogue entre des habitants de Tijuana et d’autres de San Diego. Elles ont ensuite été disséminées via une stratégie variée, qui combinait des techniques publicitaires (message subliminal et bouche à oreille) avec des structures empruntées à la théorie de la « rumeur » et des recherches récentes à propos des micro-réseaux et des analyses des relations de groupe. Quelques personnes de San Diego et Tijuana ont été recrutées en qualité de « nœuds » pour répandre ces rumeurs dont l’évolution a été suivie au moyen d’un site Internet interactif. Durant plusieurs mois, les rumeurs Antoni Abad, extraits du site Internet du projet ‘*Sitio Taxi’, Mexico DF, 2004. 166 167 se sont étendues de façon exponentielle sur le blog du site et sont même apparues dans des revues et programmes radiodiffusés. Cependant, avec le temps, il est devenu de plus en plus difficile de suivre leur évolution, au fur et à mesure que celles-ci étaient réabsorbées par les narratives frontalières. En prenant appui sur le réseau cybernétique et en y insérant ces fictions narratives, l’artiste dévoile incidemment l’existence d’un potentiel politique pour les citoyens désireux de créer de nouvelles formes de polis à travers des actes de communication. Ce projet, de nature métastasique, injecte donc une malignité salutaire qui vient corrompre l’unité de ce corps normé que représente la zone frontalière. Il agit sur le mode de la contamination, de la propagation mais aussi sur l’inversion des tendances. En s’appropriant de stratégies publicitaires Wrange retourne et subvertit un modèle capitaliste pour promouvoir une attitude positive de confiance et camaraderie. « Femme d’affaire » aguerrie, Minerva Cuervas, fondatrice de la compagnie ‘Mejor Vida Corp.’, connaît également ces stratégies de détournement. ‘MVC, sorte de fiction économique, interagit avec les valeurs politiques de l’espoir. Dans ses bureaux implantés au 14ème étage de la Torre Latinoamericana à Mexico city, la « compagnie » propose, via un site Internet, des « produits », des « services » et des « campagnes » qui ont pour objectif d’alléger les pressions sociales et économiques de l’homme urbanisé. Le catalogue de ‘MVC’ est une compilation de rêves et d’antidotes contre la frustration, une série d’objets et de gestes octroyés aux Mâns Wrange, extraits du site Internet du projet ‘The Good Rumor’, inSite 2005, Tijuana-San Diego, 2005. 168 169 « clients » à titre gratuit. Les objets et services proposés par la compagnie jouent sur plusieurs registres tels que la paupérisation, la mobilité, la sécurité, la propreté etc. Afin de soulager un manque de ressources économiques des habitants de la capitale, la compagnie offre des billets de loterie gratuits (‘Lotería nos urge la lana’ –la loterie de l’argent urgent-), des faux codes barres pour obtenir des réductions dans les grandes surfaces de Mexico (‘Etiquetas de código barra’), des cartes d’étudiant falsifiées (‘Credencial de estudiante’), des lettres de recommandation pour les demandeurs d’emploi (‘Cartas de recomendación’). Elle s’attache également à pallier à l’exclusion sociale liée à la difficulté de se mobiliser dans la mégalopole en offrant des tickets de métro gratuits (‘Boletos de metro’), à apaiser des craintes sécuritaires en proposant des bonbonnes de gaz lacrymogène (‘Gas Lacrimógeno’) et à contribuer à un environnement plus agréable en nettoyant périodiquement les quais de certaines stations de métro de la ville de Mexico (‘Servicio de Limpieza STC’). La compagnie a également réalisé plusieurs campagnes de sensibilisation, notamment pour une prise en compte des sans domicile fixe dans les recensements de population (‘Por un conteo justo’), pour une meilleure gestion des fonds générés par la loterie nationale, sensée assumer un rôle d’assistance publique (‘Melate’), et pour bien d’autres causes encore. Egalement intéressée par ces actes de micro-terrorisme, citons l’œuvre de Judi Werthein, ‘Brinco’, qui consistait en la création et le lancement d’une nouvelle marque de baskets. Dans le cadre d’inSite 2005, l’artiste a designé un 170 171 Minerva Cuevas, extraits du site Internet de ‘Mejor Vida Corp’, Mexico, 1999-2007. objet pour le moins paradoxal, qui présente une critique complexe et sophistiquée des contradictions contenues dans les modèles économiques globaux de circulation et d’échange. Les baskets de Werthein incorporaient des motifs qui se référaient d’une part aux efforts des aspirants à l’émigration et d’autre part, facilitaient potentiellement la traversée de la frontière mexico-américaine. De même, la manufacture de ces chaussures (made in china et non made in mexico) traduisaient les résultats de la compétition économique globale et donc les tensions générées par le déclin de la production et de l’emploi des maquiladoras mexicaines au profit de l’industrie chinoise. Entre les mois d’août et de novembre 2005, Werthein a distribué ces « baskets pour traverser la frontière » (qui incluent une languette pourvue d’une boussole, d’une lampe de poche –on passe la frontière de nuit– et d’ anti-inflammatoires ainsi qu’une carte imprimée sur les semelles qui montre les itinéraires illégaux les plus prisés entre Tijuana et San Diego) dans des centres d’aide aux migrants de Tijuana ainsi qu’à des personnes se trouvant le long de la barrière de sécurité dans le but avouée de la traverser. En contraste avec leur utilité potentielle, les baskets du parfait migrant ont également été vendues comme œuvres d’art dans une boutique de luxe de San Diego. Peu de temps après cette double action, l’Associated Press a publié un article à propos du projet, qui a enclenché une avalanche d’intérêt de la part des médias et du public. Werthein est apparue sur CNN et sur Fox News ainsi que dans de nombreuses revues, provocant le débat autour des lois d’immigration et des paradoxes que recèlent les tendances économiques et politiques qui encouMinerva Cuevas, descriptifs des produits de ‘Mejor Vida Corp’, Mexico DF, 1999-2000. 172 173 175 ragent volontiers les échanges frontaliers de biens, services et capitaux tout en freinant le flux de personnes. Qualifié par certains de « politiquement incorrecte » et d’« outrancière incitation à l’illégalité », ‘Brinco’ est avant tout une critique économique qui aura converti un objet iconique du consumérisme en thermomètre social et idéologique et qui sait, en aide circonstancielle à quelques centaines de migrants. Continuant dans le registre de la mode, le collectif multidisciplinaire Torolab a donné naissance à une ligne vestimentaire qui représente une expérimentation sur l’identité de la frontière. « Vendus » en tant que « produits de consommation », ces vêtements ont cependant une vocation toute autre: dans ce projet, l’idée de frontière se pose comme une métaphore à la création d’un espace flottant, matérialisée dans le déplacement des individus qui portent ces vêtements en instituant un réseau mouvant. ‘Torovestimenta’, (une ligne de t-shirts) établit un système capable d’instaurer de nouveaux modes d’identification (des sigles et des logos urbains mettant en scène la précarité ou l’inventivité du commun des mortels) qui peuvent se démarquer d’une identité culturelle hégémonique. Le fait d’avoir choisi le t-shirt comme le principal mode d’infiltration représente un stratagème qui pose implicitement l’individu comme support et transmetteur d’un message, sachant qu’il s’agit là du vêtement qui symbolise le mieux les transformations socio-économiques du XXème siècle ainsi que les comportements quotidiens qui en sont issus. ‘Torovestimenta’ renouvelle une approche du corps où celui-ci apparaît comme emblème de résistance à l’identity Judi Werthein, documentation du projet ‘Brinco’, inSite 2005, Tijuana-San Diego, 2005. 176 177 thinking caractéristique des forces culturelles qui opposent les régions de Tijuana et San Diego. Dans la gamme de vêtements et accessoires de Torolab, souvenons-nous également des pantalons transfrontaliers ‘Pantalones transfonterizos’, spécialement conçus pour une population qui se déplace de façon continue entre le Mexique et les Etats-Unis dans un mouvement régional (qui leur ont permis de réaliser les cartographies en mouvement de ‘La región de los panatalones transfronterizos’) ainsi que du sacà-dos contenant un module habitable de survie ‘Unidad de Supervivencia 701’, élaboré pour les population nomades en transit dans Tijuana. Les activités de Torolab ne se bornent donc pas à l’élaboration de vêtements stricto sensu. Plateforme de travail qui incorpore artistes, designers, musiciens, sociologues et architectes, le collectif n’hésite pas à mêler les disciplines pour créer des projets au service d’une utopie : « établir le sublime dans la vie quotidienne, créer une atmosphère d’humanisme chaleureux et obtenir ainsi une meilleure qualité de la vie, retrouver une sorte d’ADN du confort ». De la méthode donc. Mais de l’attitude surtout. Qu’il s’agisse de raconter la ville, d’explorer ses narrations, d’en imaginer de nouvelles, d’élaborer des représentations qui mobilisent l’acuité du regard et la position du corps, de pénétrer des flux, de s’introduire dans ce texte inachevé qu’est l’urbain, de le mettre à l’épreuve entre actions et fictions, de le critiquer mais aussi de tenter de l’améliorer par des actes qui peuvent sembler microscopiques et pourtant éminemment tangibles, de l’investir dans la participation avec autrui, d’éla- 179 borer de nouveaux espaces de vie et de parole, l’artiste prend toujours attitude pour « donner sens » ou « faire sens » selon les registres matériels de la ville, ses implications sociales et son espace politique. Et c’est peut-être ce sens qui semble faire défaut, tant pour ceux qui vivent la ville que pour ceux qui la façonnent. 180 181 Page précédente:Torolab, extraits du catalogue de ‘Torovestimenta’, Tijuana, 2000-2007. Page actuelle: Torolab, intérieur et extérieur de ‘Unidad de supervivencia 701’ (sac-à-dos déployé), Tijuana, 2002. « La manière dont on imagine est souvent plus intéressante que ce qu’on imagine.» Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu. 183 Des tentatives de redéfinitions. Art contextuel et professions de l’urbain. Mises en parallèle. Suite à ces deux points principaux où nous avons décodé certains discours et méthodes de l’art contextuel au sein des milieux urbains de Mexico city et Tijuana, le temps est venu d’aborder le vif du sujet, dont l’enthousiasme nous a probablement éloignés. Mais, comme le souligne André Corboz, tel est l’intérêt de la recherche et son point fort également: « il faut y aller par quatre chemins, il faut courir plusieurs lièvres simultanément, car nos curiosités s’entraident »1. De ce point de vue, une mise en parallèle entre les pratiques artistiques et nos propres pratiques de la ville est-elle viable? S’il ne s’agit nullement de calquer notre démarche sur la démarche artistique, de couper des langues de cadavres ou de se promener dans la ville un 9mm à la main, il reste néanmoins intéressant de questionner nos attitudes et cela depuis le point de vue de l’art contextuel. Il s’agit, tel que le prône Nathalie Heinich « de sortir de notre domaine de spécialisation, non pour l’abandonner, mais au contraire, pour le désenclaver, pour l’arracher au prestigieux mais tout petit ghetto en lequel il est confiné»2. Les tentatives de redéfinitions auxquelles nous nous attachons débutent donc par une proposition de décloisonnement des domaines de compétences, du moins en ce qui concerne l’urbain. Quelles potentialités nouvelles offre l’art contextuel quant aux redéfinitions de nos professions? En guise de conclusion, ce dernier point s’attache à tirer certains enseignements de ce qui a pu être dit précédemment3, à la lumière de André Corboz; La recherche: trois apologues in Le territoire comme palimpseste et autres essais; Editions de l’Imprimeur, Besançon, 2001, p.27. Nathalie Heinich; Ce que l’art fait à la sociologie; Editions de Minuit, Paris, 1998, p.8-9. 3 Les rapports mis en évidence concernent parfois l’art contextuel en général, parfois plus particulièrement certaines œuvres ou certaines démarches. 1 2 184 185 trois questions fondamentales et concomitantes qui occupent les professionnels de l’urbain: celle de la production de connaissances sur la ville (nos outils de compréhension), celle de l’inscription et la communication de ces connaissances et sur leur capacité à engendrer des projets (nos moyens de représentation) et enfin, celle des possibilités d’intrusion au sein de la ville contemporaine (nos possibilités d’intervention). A propos de nos outils de compréhension de la ville. Pour une lecture de la ville à n dimensions. La ville contemporaine, nous l’avons vu, n’a rien d’homogène. Elle est fluctuante, incertaine, vague, en continuelle reconfiguration. Les facteurs qui la déterminent sont d’ordres différents, parfois complémentaires, souvent adverses, toujours complexes. De plus, elle est traversée, vécue, rêvée jour après jour par ses habitants et par conséquent, sans cesse imaginée, sans cesse réinventée. Ses définitions se doivent donc d’être aussi souples et variées que ses acceptions sont larges. Georges Perec, dans « Espèces d’espaces » préconise à juste titre de « ne pas essayer de trouver trop vite une définition de la ville, c’est trop gros, on a toutes les chances de se tromper ». La présentation de cet herbier d’œuvres contextuelles part donc d’une volonté, non pas d’exhaustivité à toute épreuve ou encore moins de rigueur scientifique, mais de prise en compte d’aspects divers et hétéroclites des territoires urbanisés. Il s’agit donc, tant que faire se peut, de tendre vers des connaissances de l’urbain qui intègrent ses multiples facettes, ses réseaux de tensions entre géométrie, matérialité, flux, temporalités et enchevêtrement de vies humaines, mais également d’abandonner la prétention d’un savoir définitif à propos de la ville. Il s’agit de réhabiliter la fonction narrative, l’outil de description, de revenir à une sorte de b.a.-ba de la connaissance qui n’admet pas de réalité unique a priori mais bien des réalités plurielles. La légitimité ne peut plus résider uniquement dans les grands récits, mais bien dans la superposition des idées générales aux idées particulières, à tout ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, I’évident, le commun, l’ordinaire, l’infraordinaire, le microscopique, le bruit de fond, I’habituel… A cet égard, la position du professionnel de l’urbain pourrait s’assimiler à celle de l’artiste contextuel: c’est-à-dire une position de celui qui observe les faits et écoute les bruits, une position d’observateur minutieux qui place son regard en haut, en bas, à gauche, à droite, d’auditeur attentif qui entend la panoplie des sons du grave à l’aigu, voire même les registres de l’inaudible. Dispersions, fragmentations, juxtapositions, côtoiements paratactiques et anachroniques d’objets, de sujets et de leurs activités, syncrétismes sociaux, spatiaux et culturels, proliférations de symboliques, de temporalités et de mouvements, ne peuvent donc être abordés avec le même degré de définition, ni depuis la même position. Loin des tentatives universalistes et totalisantes qui ont caractérisé la modernité et ses pendants architecturaux et urbanistiques, le professionnel du territoire se doit d’affiner sa sensibilité aux différences, à tout se qui se situe entre l’incommensurablement grand et l’infiniment petit, des registres les plus matériels à ceux de l’imaginaire le plus débridé, du réel le plus abject à la poésie 186 187 la plus émouvante. Et s’il ne s’agit pas de dire que tout s’équivaut, de faire feu de tout bois, de se lancer dans un inventaire maniaque des n dimensions de la ville contemporaine, il reste néanmoins intéressant de réfléchir cette dernière dans le sens où tout vaut, même si les valeurs de chaque chose, de chaque dimension peuvent varier. Entrer dans la ville. Pour saisir les n dimensions de la ville contemporaine, les outils de compréhension des urbanistes et architectes pourraient tendre, par exemple, vers les démarches du voyageur (le vrai, non pas le touriste) ou encore vers celles du flâneur. Cela veut dire, pour les professionnels de l’urbain, entrer dans la ville, la parcourir et en récolter des fragments. Une fois de plus, le parallèle avec l’art contextuel semble évident: que fait l’artiste sinon s’introduire dans le texte de la ville? Il y a ceux qui marchent pour intercepter les narrations de l’espace public (Alÿs, Natalia et Ivan Monroy), d’autres, en revanche, déambulent le regard posé sur l’hermétisme des espaces privés (Claudia Fernández). Il y a également ceux qui sollicitent l’apport de taximen pour élaborer des montages sophistiqués d’ambiances diversifiées (Antoni Abad), ceux qui prennent l’hélicoptère pour observer l’urbain de haut dans son étendue matérielle et physique (Melanie Smith), ou encore ceux qui pénètrent les espaces intérieurs pour saisir leurs innommables vérités (Daniela Rossell, Jonathan Hernández, Teresa Margolles)… Mais entrer dans la ville n’est pas seulement un acte physique, c’est aussi une recherche, la recherche d’un dialo- gue. Et c’est ce dialogue avec l’urbanité que tentent d’instaurer, entre autres, les artistes contextuels. Entrer dans la ville, c’est la parcourir effectivement et mentalement, parler à ses habitants, étudier les relations entre le monde des objets et celui des sujets, entre le vécu et le perçu, entre le social et le politique: car l’espace n’est pas une chose en soi, c’est une infinité de rapports. Entrer dans la ville, c’est donc franchir un seuil. Et ce seuil n’a rien à voir avec une simple limite qui ferait passer d’une sorte de no man’s land à l’espace urbain: c’est le seuil métaphorique qui sépare une vision abstraite et idéalisante de la ville d’une position du dedans, d’observateur attentif, éminemment curieux. A propos de nos moyens de représentation dans la ville. Pour des moyens de représentation plus diversifiés. Tout au long de l’histoire des disciplines liées à l’urbain, la question de la représentation est certainement l’une de celles qui ressurgissent avec le plus de récurrence. Ce constat n’a rien d’étrange si l’on considère que l’outil représentation permet non seulement de « figurer » la ville mais aussi d’y « concevoir » des projets et par conséquent de les « communiquer ». On peut y voir l’essence même de la pratique: de l’invention du papier à celle des technologies électroniques, les outils de représentation et de quantification ont la plupart du temps déterminé ce qui allait être dessiné, mesuré et donc en fin de compte bâti ou du moins planifié. Dans une vision technique de l’évolution des outils de représentation de la ville, ceux-ci semblent d’ailleurs intrinsèquement liés aux apports des découvertes technologiques et scientifiques ainsi 188 189 qu’au développement des sciences humaines. Ainsi, dans le domaine de la représentation, les disciplines de l’urbain sont redevables, entre autres, à l’invention du langage, des mathématiques, de la géométrie, du papier, de l’encre, de la lunette, de la boussole, du compas, de l’équerre, du goniomètre, de la géographie, de la sociologie, de la topographie, de la photographie, du cinéma, de l’économie, de l’hélicoptère, de l’avion, du satellite, de l’ordinateur, et plus récemment, des programmes de simulation en trois dimensions et de gestion de données. L’urbanisme et l’architecture doivent à toutes ces découvertes leur attirail contemporain d’outils de représentation, leurs codes, leurs signes, leur langage graphique et conceptuel: planimétrie, cartographie, statistiques, schémas, photographies aériennes, images de synthèse, etc. Mais ces moyens de représentation ne rendent compte bien souvent que de visions matérielles, agrégées, objectivées, ou abstraites de la ville, niant parfois les dimensions culturelles, sensibles, occultant les échelles des espaces vécus, leur imbrication, leur superposition, démentant toute réalité sociale ou la restituant de manière normative. Comment rendre compte des n dimensions de la ville? Comment adapter nos moyens de représentation aux réalités nouvelles de l’urbanité contemporaine? Loin de vouloir jeter le bébé avec l’eau du bain et prétendre que les mutations de la ville en appellent à des moyens de représentation radicalement opposés à ceux de nos prédécesseurs, rien n’empêche d’imaginer de les diversifier. Car au-delà de l’espace matériel représenté par la carte, la maquette, les images de synthèse ou encore par les plans, coupes et élévations, au-delà même de sa représentation chiffrée, numérique ou statistique, les dimensions intrinsèques à l’espace perceptif, relatif, relationnel, occurrentiel ou imaginaire méritent également leur place dans les représentations des professionnels de l’urbain. En effet, si notre rôle est de façonner de la forme ou d’organiser des espaces, ce rôle n’est pas exclusif: il intègre également la responsabilité somme toute naturelle de faire part des différents savoirs sur la ville et d’y insérer, via le projet urbanistique ou architectural, des données parfois immatérielles, des créations non physiques, telles que le bien-être, le confort, la mixité sociale (même s’il s’agit peut-être là d’un vœu pieux), la rencontre, la vitalité, la protection, la confusion, etc. Il convient donc de distinguer deux modes de représentation qui peuvent néanmoins être fusionnés: d’une part ceux qui rendent compte de connaissances à propos de la ville et d’autre part, ceux qui permettent d’y réaliser des projets, matériels ou spirituels. A première vue, il semblerait que les modes de figuration produits par l’art contextuel soient plus portés sur la possibilité de rendre compte que sur celle d’élaborer des outils de conception à proprement parler. Encore que… Les instruments, même descriptifs, mis en place par certains artistes (principalement les séquences narratives, les dérives, les mises à l’épreuve du réel et les critiques de ce réel) cherchent de nouvelles ouvertures vers des modes de figuration qui intègrent divers aspects de la ville, trop souvent laissés pour compte au sein de nos propres disciplines. En entrant dans la ville par exemple, les artistes contextuels favorisent une exploration du réel qui se traduit par un sentiment de possession concrète, à l’échelle du corps, défi à l’abstraction que 190 191 représente la carte ainsi qu’à la déshumanisation de l’espace matériel pétrifié dans ses éléments concrets. Tout ceci favorise l’élaboration de documents et de projections qui permettent de repérer les interactions immédiates et quotidiennes entre l’individu et son environnement. Ces documents et descriptions peuvent par la suite servir de support ou d’accompagnement et contribuer à concevoir des projets sur « plan » ou sur « carte » qui intègrent la prise en compte d’aspects immatériels ou afonctionnels de la ville contemporaine. Nous avions d’ailleurs déjà mis en exergue précédemment l’exemple de la carte4 et de son incapacité à représenter la ville « textualisée » par l’appropriation ainsi que la problématique de sa bidimentionnalité lorsqu’il s’agit de figurer les diverses strates de l’espace ocurrentiel. A cela s’ajoute le fait que la carte apporte une description du territoire uniquement en termes de surfaces et non de réseaux. Inutile de préciser que cette conception est devenue dans certains cas obsolète, les territoires urbanisés ne possédant parfois plus de finitude évidente, de délimitations claires. A l’heure du multicuralisme, du transnationalisme et de la mobilité, la nécessité de décrire le territoire selon ses diverses connexions s’impose comme une évidence, ce qui suppose qu’une bonne part de nos instruments descriptifs et conceptuels doit être inventée ex novo, ceux dont nous disposons ayant été conçus pour des problématiques de surface5. L’art contextuel s’attache justement à traduire voire même à concevoir ces réseaux: souvenons-nous par exemple des cartographies en mouvement inventées par le collectif Torolab (‘La región de los pantalones transfronterizos’) qui montrent Tijuana comme faisant parPour rappel: voir le point Ce que les cartes ne disent pas, p. 96. André Corboz, La description: entre lecture et écriture in Le territoire comme palimpseste et autres essais; Editions de l’Imprimeur, Besançon, 2001, p.254. 4 5 tie d’un espace traversant, d’une débauche spatiale autrement plus large que celle impliquée par ses frontières physiques et son territoire national. Dans le même ordre d’idées, rappelons la pertinence de projets tels que ‘Visible’ de Rubens Mano ou ‘The good rumor’ de Mâns Wrange qui représentent ou recréent des réseaux et des interconnexions sociales au sein de ce même territoire traversant… Lorsque l’horizon se courbe ou se démultiplie et que se redistribuent les notions de proche et de lointain, il paraît envisageable de concevoir des projets qui intègrent des figures inédites des lieux comme parcours, comme relations, au-delà des coordonnées familières de l’espace-temps urbain. Ainsi, l’art contextuel apporte des pistes de réflexions tant sur des possibilités inédites d’inscriptions de connaissances à propos de la ville que sur des modes de figuration induisant de nouvelles potentialités de création d’espaces, réels ou immatériels, fixes ou en mouvement. A propos de nos possibilités d’intervention dans la ville. Le droit de se défaire de l’obligation du « faire ». Il est une idée communément admise qui oppose l’artiste (contextuel ou autre) au professionnel de l’urbain en ces termes: si la prétention de l’artiste peut se limiter à révéler des situations, l’architecte (ou l’urbaniste) se doit d’agir sur celles-ci. Il est vrai que dans certaines situations, bâtir, construire, planifier et structurer apparaissent comme le devoir même des professionnels du territoire… Mais nous le savons, leur rôle est au moins double: il comprend le discernement tout autant que l’acte de faire. Il existe d’ailleurs des contextes 192 193 qui ne demandent pas d’action ou de modification, tout simplement parce qu’ils fonctionnent en tant que tels. D’autres, trop complexes, en appellent au temps de la réflexion. Patience et longueur de temps font parfois bien plus que force ni que rage. Loin de prôner l’immobilisme, nous voudrions insister sur la revendication d’un droit de ne pas « faire » ou du moins de retarder cet impératif et de lui apposer une liberté (qui est à priori celle de l’artiste ou du philosophe) de « comprendre », de « dire », de « révéler », de « divulguer », d’« analyser », d’ « interpréter », de «regarder», voire de s’abstenir de tout commentaire, de tout jugement. Il s’agit en quelque sorte d’abandonner l’à priori du faire, du construire, du bâtir et s’adonner à la question: est-il nécessaire de faire? Et si oui par quels moyens? Vers des démarches plus réflexives. Au-delà donc de cette revendication au droit de ne pas « faire », la question des moyens mis en œuvre pour agir dans le contexte urbain demeure centrale dans la démarche des façonniers de la ville. Mais les solutions toutes faites, « prêtes à l’emploi » dirons-nous, n’ont plus cours dans une ville complexe, en constante reconfiguration. « Il ne s’agit plus simplement de mobiliser des connaissances préalables à certaines actions, mais d’examiner en permanence les choix possibles et les réexaminer en fonction de ce qu’ils ont commencé à produire (…) car il est plus rare que les acteurs puissent recourir à une expérience directe passée, à un savoir opératoire déjà constitué pour faire face à une situation, car celle-ci a de moins en moins de chances statistiquement d’avoir déjà eu lieu ou de se reproduire. L’action nécessite donc plus souvent une réflexion spécifique qui permet d’élaborer une réponse et non d’en choisir une dans une panoplie existante»6. Lorsque nous abordions précédemment la question de la mise à l’épreuve du réel pratiquée par certains artistes contextuels, nous mettions en avant cette double logique qui comprend d’une part l’émission d’hypothèses et d’autre part leur vérification systématique par l’action concrète, vérification dont l’acteur ne présuppose pas du résultat. Ces démarches, qui visent moins à imposer des formes que d’interagir avec le texte que constitue la ville, ne trouvent pas leur raison d’être dans la statique de l’expertise, ni dans le déterminisme de la démonstration, encore moins dans la frénésie de la construction mais bien plus dans les processus mouvants de l’expérimentation incrémentale. Car au moment même où nous tentons de cristalliser une connaissance sur un objet pour agir sur celui-ci, cette connaissance se révèle obsolète par la force mouvante des choses et mérite donc révision. Tout se passe comme si l’objet (en l’occurrence la ville contemporaine) possédait en quelque sorte une vie propre, qui force le sujet qui opère à rester en constante écoute. En d’autres termes, l’objet sur lequel porte la connaissance et l’action s’avère lui aussi « capable d’initiative »7 et opère, au même titre que le sujet, ce qui oblige ce dernier à se laisser faire. L’expérience vécue prend alors tout son sens, non pas pour démontrer ce qu’est cet objet de connaissance et d’action mais plutôt pour montrer ce qui s’y passe et y insérer des processus. Les pratiques contextuelles mises en avant dans ce travail font d’ailleurs souvent appel à l’expérience vécue en diFrançois Asher; Les nouveaux principes de l’urbanisme; Editions de l’Aube, Paris, 2005, p. 24-25. André Corboz, La recherche : trois apologues in Le territoire comme palimpseste et autres essais; Editions de l’Imprimeur, Besançon, 2001, p.24. 6 7 194 195 rect, avec une particularité cependant: cette expérience vécue se double, de manière plus ou moins décomplexée, d’une expérience esthétique. Or, l’esthétique et par conséquent le jugement de goût ne semblent plus être invités depuis longtemps aux débats architecturaux et urbanistiques (les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas !). L’expérience esthétique en tant qu’outil de connaissance, en tant que démarche réflexive, en tant que processus peut-elle (doit-elle) être réhabilitée dans les démarches architecturales et urbanistiques? La question reste ouverte. Moins de matérialisation, plus d’expérimentation. Quoi qu’il en soit, favoriser les processus au-delà de la matérialisation, au-delà des recettes, c’est admettre le doute et l’incertitude comme des moteurs de créativité. Pratiquer le doute systématique mène à l’expérimentation et l’expérimentation peut induire des trouvailles inattendues. L’architecture comme objet fini s’efface devant l’architecture en cours, appréhendée comme situation. De même, l’urbanisme planificateur s’efface devant l’urbanisme en cours, appréhendé comme moyen. Il ne s’agit plus, comme l’ont prôné l’urbanisme et l’architecture modernes, de soumettre la ville, le territoire à des schémas directeurs, sensés maîtriser le futur et réduire l’incertitude, ni de cloisonner l’homme dans des machines à habiter universelles. Il s’agit au contraire de nouer avec d’autres types de créativité, d’inventer des espaces face aux circonstances. Plus que jamais, la notion de « projet » prend son sens en termes d’expérimentation. Tout comme pour les arts, la dynamique expérimentale reste la meilleure garantie de la conti- nuité des professions du territoire car expérimenter, c’est ajouter du neuf (ce qui est mis à jour) mais aussi du possible (du non-advenu, encore à naître). Dans la ville contemporaine où l’on déplore sans discontinuer (à tort où à raison) la perte de sens, la mort de l’espace public et l’homogénéisation du bâti, la tâche des façonniers de l’urbain devient un travail voué à la fabrication de nouvelles potentialités spatiales, sociales et politiques, mais aussi l’élaboration de nouvelles poétiques, de nouveaux étonnements, de nouvelles pratiques. …A toutes les échelles, à tous les niveaux. Quels espaces créer? Pour quels besoins? Il est évident que les nouveaux programmes de la contemporanéité méritent plus que jamais notre attention: hubs routiers, aires de stationnement, gares TGV, aéroports, hôtels, sièges sociaux d’entreprises, centres commerciaux, parcs à thèmes, centres culturels et multimédia, autant d’espaces qui doivent être pensés et réfléchis à la lumière des exigences de l’urbanité actuelle. Mais les demandes à l’égard de la ville transcendent ces programmes. Sans nier la force structurante de ces derniers, acceptons l’idée que la matière vivante de la ville est formée par des citadins qui l’habitent, y travaillent, y déambulent, en aiment certains coins, places, carrefours, « certaines lumières, quelques ponts, des terrasses de café »8. Plus que jamais, une réflexion sur l’espace habité s’impose: une réflexion qui va de la bouche de métro aux immeubles où nous vivons, du parc public au jardinet, du trottoir à l’auvent qui protège par jour de pluie… Sous les couverts d’un désenchantement face à l’urbanité contemporaine (qui prône un immobilisme désa8 Georges Perec; Espèces d’espaces; Editions Galilée, Paris 1974 (réédition 2000), p. 124. 196 197 busé), ou à contrario, d’un excès (cynique ?) d’enthousiasme face à l’ « après-ville » (qui prêche la tabula rasa et un accélérisme des formes et fonctions contemporaines), architectes et urbanistes délaissent bien souvent la création de ces « petits » espaces, habités ou traversés, qui représentent certainement autant de potentialités de création et d’inventivité que les « grands » programmes. Lorsque Gustavo Artigas, en permettant le jeu, réhabilite le potentiel ludique du mur (‘Las Reglas del Juego’), que Louis Hock conçoit un espace de rencontre grâce à l’implémentation d’une fontaine (‘Aguas Internacionales’), que Barbosa et Ricalde créent un parcours de convivialité sur un pont en questionnant la notion d’hospitalité, que Mônica Nador parcourt les possibilités de la décoration pour fomenter une vague de fierté, de dignité et de revitalisation de l’identité culturelle d’un quartier défavorisé (‘Acción en Moclavio Rojas’), que le collectif Torolab s’interroge sur l’habitat et tente d’établir le sublime dans la vie quotidienne, de retrouver une sorte d’ADN du confort, il n’est question que de cela, de poser des actes minimums, de réhabiliter un ordinaire prosaïque, tout en l’intensifiant. Moins de technocratie, plus de participation. L’observation des pratiques habitantes nous montre bien souvent que là où l’urbain semble n’être que disparités, dévastation et régulation, les individus s’arrangent et parviennent à bricoler du sens ou des stratégies de survie. Les besoins quotidiens -en matière de logement, de culture, de sociabilité, de moyens de communication et de diffusion par exemplesont pris en charge de manière autonome par la population. L’urgence d’élaborer au jour le jour différentes stratégies donne lieu à tous types d’associations, de manœuvres et d’improvisations. Ces nouvelles formes d’initiatives privées -comprises ici comme l’ensemble des impulsions individuelles qui alimentent les machines spatiales, sociales, économiques, politiques et culturelles- opèrent en s’infiltrant dans les failles et fractures du système qui les abrite. Pas étonnant donc que l’inventivité de ces tactiques habitantes intrigue si puissamment les artistes contextuels. Mais s’il ne faut pas exagérer démesurément les potentiels d’action des usagers et encore moins prôner une gouvernance exclusivement habitante (qui pourrait à terme mener à l’anarchie ou à la foire d’empoigne), les professionnels de l’urbain pourraient s’instituer en connecteurs et ainsi relier un contexte avec ceux qui le vivent, dans un aller et retour entre espace et usagers, et ce tout particulièrement dans l’action publique. « Si hier l’action publique pouvait se faire sans ou même contre les habitants, ou à la rigueur avec les habitants, dans une sorte de concession arrachée au pouvoir ou généreusement consentie par celui-ci, il en va tout autrement aujourd’hui: l’action publique ne peut plus se faire sans les habitants »9. Dans cette vision consensuelle de la production spatiale, sociale et culturelle de la ville, l’habitant, principal protagoniste de l’urbain, devient décideur de la question publique au même titre que d’autres « experts » et supposés « spécialistes » en la matière. Cette conception participative du pouvoir décisionnel a le mérite de délégitimer (partiellement du moins) un dogmatisme technocratique pratiqué jusqu’à présent, ce qui ne peut être que positif car « ignorer 9 Yves Chalas; La gouvernance ouverte au débat public ou la pensée faible comme refondation de l’action publique in L’imaginaire aménageur en mutation; Editions de l’Harmattan, Paris, 2004, p. 330. 198 199 les protagonistes est par définition ignorer une composante essentielle d’une potentielle solution »10. Il va sans dire que dans ces démarches participatives, en plus des habitants et des professionnels de l’urbain, c’est l’ensemble des acteurs de la question urbaine (sociologues, philosophes, juristes, pouvoirs publics, artistes, écrivains, etc) qui est appelé à prendre part à cette table ronde métaphorique qui traiterait non pas de ce qui reste de ville dans nos vies mais bien des nouvelles formes de ville à apporter à nos vies. Une vision positive. Loin des discours passéistes qui prônent un retour aux formes de la ville ancienne, loin également des propos alarmistes annonçant la fin de la ville, il en revient aux professionnels de l’urbain de lutter contre ce que Weber appelle le « désenchantement du monde ». Nul besoin pour cela de revenir en arrière en calquant nos aspirations sur celles d’un passé somme toute indéfinissable et révolu. Et s’il est vrai que les récits totalitaires, les grandes actions rédemptrices n’ont plus cours dans un monde extrêmement diversifié et inégal, rien n’empêche de réhabiliter le recours à l’enthousiasme ; un enthousiasme nécessaire à des professions de l’urbain qui demandent somme toute plus de savoir, plus d’expérimentation, plus d’inventivité, plus de participation ainsi que des compétences variées, hétérogènes et protéiformes… Il ne s’agit donc pas d’un reflux des grandes utopies mais plutôt de l’implémentation d’un ensemble de microfictions constructives, comme celles produites par Minerva Cuevas au sein de ‘Mejor Vida Corp’ pour une interface hu10 Stefan Bendiks; Dépasser la route in N4 Vers une infrastructure vivante!; A16, Bruxelles, 2007, p.230. maine ou encore celles crées par Mâns Wrange qui élabore des projets tels que ‘The Good Rumor’ dans le cadre d’un institut imaginaire: the Institute for improving society. Si comme l’affirment certains, contribuer à l’amélioration de la vie est la seule forme valide d’art, ce postulat est d’autant plus pertinent en architecture et en urbanisme. Car, pour conclure cette brève mise en parallèle entre art contextuel et professions de l’urbain, ce qui nous intéresse, c’est moins le potentiel critique de certaines œuvres et démarches présentées tout au long de cet écrit, mais bien le dépassement de la critique par des attitudes et des actions certes engagées, mais néanmoins tournées vers une volonté de meilleurisme… 200 201 Principales références. Ouvrages et essais généraux. Théories de l’art. ARDENNE, Paul; L’art dans son moment politique. Ecrits de circonstance; Editions La Lettre Volée, Bruxelles, 1999. ARDENNE, Paul; Un art Contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation; Editions Flammarion, Paris, 2002. DAVILA, Thiery; Marcher, créer. 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Le centre historique de la ville de Mexico (Catalogue publié à l’occasion de l’exposition « Francis Alÿs. La cour des miracles » au Musée des Beaux-Arts de Nantes, textes de Carlos Monsivais et photos de Francis Alÿs); Turner Publicaciones, Madrid, 2005. Francis Alÿs, The Prophet and the Fly (Catalogue de l’exposition “Francis Alÿs: obra pictórica, 1992-2002”, textes de Catherine Lampert”); Turner Publicaciones, Madrid, 2003. Francis Alÿs: Walking Distance from de Studio (Catalogue de l’exposition homonyme, commissariat d’Annelie Lütgens); Kunstmuseum Wolfsburg, Wolfsburg, 2004. Fugitive sites/Sitios fugivos (Catalogue récapitulatif d’inSite 2000-2001 commissariat de Susan Buck-Morss, Ivo Mesquita, Osvaldo Sánchez et Sally Yard); édité par Osvaldo Sánchez et Cecilia Garza, San Diego/Tijuana, 2002. inSite_05 : Conversaciones. Zonas liminales, flujos en curso/Extranjeros, habitantes y cosmopólitas (Recueil de conversations à l’occasion d’inSite_05), édité par Sally Yard, San Diego/Tijuana, 2005. inSite97 : Private time in public space/Tiempo privado en espacio público (Catalogue récapitulatif d’inSite 97; commissariat de Jessica Bradley, Olivier Debroise, Ivo Mesquita et Sallly Yard); édité par Sally Yard, San Diego/Tijuana, 1998. [Situational] Public/Público Situacional (Catalogue d’inSite_ 05 qui documente le programme Interventions et scénarios, commissariat d’Osvaldo Sánchez, Tania Ragasol et Donna Conwell); édité par Osvaldo Sánchez et Donna Conwell, San Diego/Tijuana, 2005. Tijuana Sessions (Catalogue de l’exposition homonyme pour la “Feria Internacional de Arte Contemporáneo ARCO’05”, commissariat de Priamo Lozada et Taiyana Pimentel); Turner Publicaciones, Madrid, 2005. Articles, périodiques. ARRIOLA Magali et Mario García; Torolab: Interventions collectives dans un nouvel ordre économique; Parachute n°110, Paris, avril-mai-juin 2003, p. 67-79. ESTEVEZ, Ruth; InSite Tijuana-San Diego. Al resguardo de lo artístico; Curare n°26, Mexico DF, janvier-juin 2006, p. 40-53. GUATTARI, Félix; Pratiques écosophiques et restauration de la cité subjective; Quaderns n° 238, Barcelone, juillet 2003, p. 48-55. MEDINA, Cuauhtémoc; Notas para una estética del modernizado/Notes for an Aesthetics of the Modernized; Eco: Arte contemporáneo Mexicano, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía-CONACULTA, Madrid, 2005, p. 13-18. MEDINA, Cuauhtémoc; Recent political forms: Radical pursuits in Mexico/Formas políticas recientes: búsquedas radicales en México/Santiago Sierra. Francis Alÿs, Minerva Cuevas; Trans n°8, New York/Sao Paulo, 2000, p. 146-163. REYES PALMA, Francisco; De redes, enjambres y conglomerados.*Sitio Taxi; Curare n° 23, Mexico DF, janvierjuillet 2004, p. 77-89. 206 207 Sites Web. http://www.irational.org/mvc/ http://www.santiago-sierra.com/ http://www.thegoodrumor.com/ http://www.torolab.org/ http://www.zexe.net/MEXICODF/taxi/intro.php 209 Et comme on ne fait jamais rien seul, je tiens particulièrement à remercier: A Mexico Meli et sa famille, pour leur accueil; La Galerie OMR et le Museo Carrillo Gil, pour m’avoir permis d’accéder à leurs bases de données. A Tijuana et San Diego Maryann Moore de l’équipe d’inSite, pour ses précieuses informations. A Bruxelles et ailleurs Emilio Lopez-Menchero, pour son érudition sur les sujets de l’art; Jean-Didier Bergilez, pour sa disponibilité, son soutien intellectuel et de manière générale, pour sa pédagogie au sein de l’atelier U28; Nathalie, pour ces années de discussions, futiles ou fructueuses; Laura, pour ses relectures attentives; Ben, pour ce regard particulier qu’il pose sur toutes choses; Laurie, pour avoir rendu ce parcours cambrien tellement plus trépidant; Arnaud, pour les ‘jeudis vodka’; Emilie, pour m’avoir soutenue dans cette quête d’imaginaires; David, évidemment! Eric et Christine, pour leur appui inconditionnel; Mes grands-parents, pour leur intérêt et leur curiosité; And last but not least, mes parents, pour m’avoir accompagnée physiquement ou en pensées dans ce périple mexicain.